Collection Sociolinguistique dirigée par Henri Boyer professeur á ľ universitě Montpellier 3 La Collection Sociolinguistique se veut un lieu exigeant d'expiession et de confrontation des diverses recbercbes en sciences du langage ou dans les champs disciplinaires connexes qui, en France et ailleurs, contribuent ä ľ intelligence de ľ exercice des langues en société: qu'elles traitent de la variation ou de la pluralite linguistiques et done des mécanismes de valorisation et de Stigmatisation des formes linguistiques et des idiomes en presence (dans les faits et dans les imaginaires collectifs), qu'elles analysent des interventions glottopolitiques ou encore qu'elles interrogent la dimension sociopragmatique de ľactivité de langage, orale ou scripturale, ordinaire, médiatique ou méme «littéraire». Done une collection largement ouverte ä la diversité des terrains, des objet-s, des methodologies. Et, bien entendu, des sensibilités. Déjä parus P. Gardy , Ľécriture occitane contemporaine. Une quite des mots. H. Boyer (dir.), Plurilinguisme : «contact» ou «conflit» de langues ? R. Lafont, 40 ans de sociolinguistique ä la périphérie. Groupe S aint-Cloiid, Ľ image candidate ä ľ election présidentielles de 1995. P. DuMONT, Ľenquéte sociolinguistique, 1999. L. Fernandez, ĽEspagne á la Une du Monde (1969-1985). A paraitre C. Moise, Minorite et identités : les Franco-ontariens au Canada. S. Amedegnato, S. Sramski, Parlez-vous «petit-négre»? Enquete sur une representation sociolinguistique. X. Lamuela, Langues subordonnées et langues établies. Sociolinguistique etpolitiques linguistiques. M-C. Alen, Le texte propagandiste occitan de la periodě révolutionnaire. Une approche sociopragmatique du corpus toulousain. © UHarmattan, 1999 ISBN: 2-7384-7779-8 « Sociolinguistique » Collection dirigée par Henri Boyer PAROLES ET MUSIQUES A MARSEILLE Les voix ďune ville Dirigé par Médéric Gasquet-Cyrus, Guillaume Kosmicki et Cecile Van den Avenne ĽHarmattan ĽHarmattan Inc. 5-7, rue de l'Ecole Polytechnique 55, rue Saint-Jacques 75005 Paris - FRANCE Montreal (Qc) - CANADA H2Y 1K9 PAROLES ET MUSIQUES A MARSEILLE Les voix ďune ville Ont participé á cet ouvrage : Christelle Assef Doctorante, Universitě de Provence (Aix-Marseille ľ) Claude Barsotti Journaliste et écrivain Louis-Jean Calvet Professeur, Universitě René Descartes (Paris V) Florence Casolari A.F.L., Universitě de Provence (Aix-Marseille I) Médéric Gasquet-Cyrus Doctorant, Universitě de Provence (Aix-Marseille I) Jean-Marie Jacono Maitre de conferences, Universitě de Provence (Aix-Marseille ľ) Guillaume Kosmická Charge de cours, Universitě de Provence (Aix-Marseille I) Nicole Koulayan Maitre de conference, Universitě Toulouse - Le Mirail Yvonne Touchard IUFM Marseille Cecile Van den Avenne Chargée de cours, Universitě de Provence (Aix-Marseille ľ) Nous tenons ä remercier chaleureusement Fleur-Alexandrine Ramette pour sa participation active á I'elaboration de cet ouvrage, et, surtout, pour ses multiples, lonpues et toujours judicieuses relectures. I PREFACE Louis-Jean Calvet Universitě René Descartes (Paris V) « Marseille, les voix ďune ville » est plus qu'une association : un projet. Un projet né de la volonte de trois linguistes, Daniel Baggioni, Robert Chaudenson, et le signataire de ces quelques lignes, et qui a pu se réaliser grace au travail de jeunes chercheurs qui s'y sont consacrés avec passion. Nous sommes ainsi partis ä la rencontre d'une ville, de ses habitants venus d'horizons divers, avec leurs cultures et leurs langues, nous nous sommes mis ä ľécoute de leurs discours, de leur expression. Issus dans leur grande majorite de l'Université de Provence, les auteurs de ces textes sur le rap continuent en effet leurs recherches. D'autres se sont penchés sur les problěmes de scolarisation des enfants du Panier, ou sur les adolescents des quartiers Nord, ou se pencheront sur les mots de la ville : « Marseille, les voix d'une ville » est plus qu'une association : un mouvement. J'ai dit que Daniel Baggioni en était l'un des initiateurs. II nous a quittés, victime d'un stupide accident de la route. Ce livre lui est dédié, méme si nous savons que ce geste dérisoire ne saurait faire oublier le poids de son absence. Cest dans les années 1990 que le rap francais a été consacré par une reconnaissance médiatique ä ľéchelle nationale et une augmentation sensible des ventes de disques, et done des recettes commerciales. Et l'on peut dire que le « rap du Sud »' ne rut pas étranger ä cette dynamique, puisque ľénorme succěs du « Mia » de IAM en 1993 peut ä juste titre étre considéré comme l'un des événements musicaux importants de cette derniěre décennie en France, et un événement essentiel pour la jeune histoire du rap francais. En placant leurs productions dans une perspective identitaire et culturelle centrée sur Marseille, les rappeurs de IAM ont entrainé avec eux toute une série de groupes de rappeurs ou de raggas dont les succěs se font sentir pleinement aujourďhui, puisque ľunivers musical marseillais est actuellement trěs en vogue (La Fonky Family, Le Troisiěme (Eil, Venin...). IAM a été recompense aux Victoires de la Musique en 1998. Toutefois, il ne faudrait pas croire que le mouvement musical contemporain soit né soudainement, ex nihilo. Comme l'illustre trěs bien ľarticle de Claude Barsotti, il existe depuis fort longtemps une tradition de la chanson marseillaise, dans la dynamique de laquelle il conviendrait done de replacer les tendances rap-ragga actuelles. De méme, le succěs médiatique du « Mia » ne constituait pas un coup d'essai pour IAM, dont le premier album {...de la Planete Mars, 1991) avait déjä été precede d'une cassette {Concept, 1990) réalisée sous le label Rôker Promodon (créé en partie par le Massilia Sound System). Par ailleurs, les musiciens et chanteurs qui exercent aujourďhui ont pour la plupart assisté et participé ä ľarrivée 1 Olivier Cachin, Ľoffensive rap, Gallimard, coll. Découvertes, 1996, p.79. INTRODUCTION Médéric GASQUET-CYRUS & GuiUaume KOSMICKI Université de Provence (Aix-Marseille I) > 14 et au développement du rap en France au debut des années 1980, notamment en « vivant» la naissance et ľessor des « radios libres » (1982-1983). Toutefois, les productions locales dépassent de loin la simple occurrence de ľobjet disque et de ľaudition des textes et de la musique : il y a une continuité dans la diffusion de ces productions vers de nombreuses directions. Ainsi, le succěs de certaines chansons entraine ľémergence dans les mémoires collectives de refrains (c'est une des caractéristiques de la chanson populaire) ou d'expressions, comme ce fut le cas avec le «Mia»: dans des conversations courantes comme dans des situations plus formelles, on peut entendre certaines phrases de la chanson de IAM reprises en citation ; ä Marseille, le terme mia, qui correspond á une realite locale, un type sociolinguistique de «minet» local, (décrit tout récemment de maniere comique par Jean Jaque, Les Cäcous - cäcou est un autre nom local du mia -, Aubéron, 1997) est revenu á la mode. D'autres expressions (« oh cousine tu danses ou je ťexplose », « oh comment tu paries ä ma soeur ? », «je vais te fumer derriěre les cypres », « avec la moquette!») font désormais partie du patrimoine linguistique et référentiel de nombreux jeunes et moins jeunes de Marseille (essentiellement) et d'ailleurs. De méme, certaines expressions entendues dans les chansons de Massilia Sound System peuvent étre rencontrées au détour de propos souvent sans rapport direct avec la musique, comme «boulěgue» (connu, employe, mais connote et renforcé par Massilia Sound System), « aioli» (comme interjection ou cri de ralliement), «pas d'arrangement», etc. Mais cette reprise ďénoncés concerne aussi les paroles de chansons ďartistes non marseillais, comme MC Solaar (« Bouge de lä »), par exemple. En resume, tout comme les chansons de varieté, et á ľinstar de ce qui se passe avec le cinéma ou certains sketches, la diffusion et le succěs des titres de rap et de raggamuffin font (re)passer dans l'usage public, des énoncés ou expressions dotés ďune nouvelle connotation, ďune nouvelle « vie », ďun nouvel usage social (reference musicale-citation, reference identitaire, détournement du sens dans un but ludique et expressif...), ďune nouvelle circulation. Et comme ľécrit Louis-Jean Calvet, «la chanson est ä la fois matrice et véhicule de néologismes». Une partie de ľexplication de ce fait pourrait reposer dans ľaspect «dramatique» - théátral - de nombreuses parties dialoguées qui émaillent les chansons. 15 La diffusion des «messages» et des formes de la chanson marseillaise se situe ä deux niveaux. A Marseille, la production musicale est constituée en une sorte de « réseau » : les groupes sont plus ou moins «allies» (des membres d'une méme famille se répartissent dans des groupes différents, par exemple : Geoffroy de IAM dont le frere faisait partie du Soul Swing - aujourd'hui dissout), et le centre culturel de La Eriche ä La Belle-de-Mai est un peu le centre d'oú partent les nombreuses ramifications sur un plan moins local. C'est la que repetent ou répétaient les deux grands groupes, IAM et Massilia Sound System, c'est lä également que repetent d'autres groupes qui n'ont pas encore sorti de disques, c'est lä enfin que se trouvent les « labels » sous lesquels se produisent les groupes. Par ailleurs, la diffusion est assurée par l'existence de fanzines locaux, comme Vé quiy'a, fanzine du « Massilia Chourmo », qui se refuse á étre le fan club de Massilia Sound System, mais qui est néanmoins co-écrit par les membres du groupe et qui est adressé en priorite aux abonnés ä la « Chourmo », une association parrainée par le groupe. Ce journal «bimestriel» contient des lettres d'abonnés, des informations sur la vie culturelle et musicale locale, et de petits articles sur des sujets du quotidien. Massilia Sound System est de toute facon un groupe de « proximité » : ä ľoccasion de la sortie du dernier album Aiollywood, le quartier de La Plaine rut investi par les fans du groupe qui venaient assister ä un mini-concert dans un bar décoré aux couleurs de la « Chourmo ». L'effervescence qui a régné dans le quartier cette nuit-la va au-delä de la simple audition de musique... De son côté, IAM favorise la naissance de nouveaux groupes en créant des écoles de scratch ou en soutenant les jeunes artistes dans la composition de leurs morceaux ou dans leurs diverses demarches. A un niveau national, le succěs de groupes musicaux suscite des reportages, des interviews, des «dossiers» dans la presse écrite (magazines et hebdomadaires), radiophonique ou télévisée, en méme temps que (pour certains) la diffusion de clips sur les chaines spécialisées (M6, MCM) ou dans certaines emissions. Les discours produits sur et paries artistes sont á la fois oraux et écrits. Notons aussi que les productions musicales des groupes de reference ont été insérées dans d'autres formes artistiques, ä travers d'autres modes de representation : Massilia Sound System a compose la musique de la version « avant-gardiste » de la piece de theatre Romeo 16 et Juliette (avec Romane Bohringer entre autres), jouée ä La Criée de Marseille, tandis que IAM fournissait la bande-son ďun film produit par Luc Besson et tourné á Marseille, Taxi. II est également étonnant de voir certains morceaux ďlAM (surtout) repris tels quels ou légěrement détournés et modifies (sous le mode de la parodie par cxemple) dans un spectacle théátral local: telle troupe a donne une version medievale du «Ma», telle autre a inséré la chanson «Le Feu » dans une piece apparemment sans rapport avec le sujet (Classe Terminale, de René de Obaldia, mise en scene de Laurence Briata, joué au Gymnase du 19 au 21 mars 1998). Signaions aussi que les deux grands groupes marseillais figurent dans le repertoire des chants des supporters de l'OM (dont ils se revendiquent plus ou moins directement), « Le Feu » pour IAM (« Ce soir on vous met le feu », chant repris dans touš les autres Stades de France, et dont le succěs a véritablement été lancé par IAM), et « La chanson du Moussu » pour Massilia Sound System (elle-méme tirée de ĽArlésienne de Bizet). Cette presence des groupes marseillais au niveau local et national est encore accrue par les «messages» plus ou moins politiques assumes par chacun : Massilia Sound System milite, avec quelques autres intellectuels et « notables» de la ville ou du Sud en general, pour l'existence et la reconnaissance de «ľOccitanie», ce qu'analysent en detail Yvonne Touchard et Cécile Van den Avenne dans leur article. A la rentrée scolaire 1998-1999 s'ouvrait ä Marseille une « calandrette », école bilingue francais / occitan, dont le projet a été soutenu par Massilia Sound System. D'un autre côté, lors de récentes elections, les membres de IAM ont pris la parole au cours de leurs nombreuses interventions dans les médias ou sur scene pour inciter les jeunes á utiliser leur droit de vote pour lutter contre les «programmes» du Front National. Dans ce combat contre ľextrémisme se retrouvent unis sans exception touš les groupes rap et ragga de la ville, méme si ce sont les membres de LAM et de Massilia Sound System, en raison de leur prestige médiatique il est vrai, qui profěrent ä son encontre les propos les plus vigoureux. La production musicale marseillaise entraine done au-dela de l'analyse textuelle que ľon pourrait faire des chansons (ce que nous avons fait ici), car la multiplication de discours par les artistes ou énoncés sur les artistes s'insérent á la fois dans les problématiques sociales contemporaines (locales et nationales), comme dans de nombreux espaces de parole. On pourrait imaginer d'autres & approches, comme l'analyse sémiologique de ľiconographie véhiculée par les groupes (affiches, tracts, places de concerts, pochettes de disques...). Au vu de l'ampleur du phénoměne social qui aecompagne le corpus musical que nous avons choisi d'analyser dans cette revue, on peut se demander pourquoi justement nous limiter ä ce méme corpus. L'objet de la recherche serait alors multiple, et e'est bien ce que nous venons de voir, ou serait tout au moins particuliěrement vaste, un «fait social total» comme le définirait Mauss. Tellement vaste, justement, que cette simple parution ne pourrait seulement amorcer que quelques facettes de cet objet. Cette constatation ne doit pourtant pas se teinter de trop de pessimisme. En effet, eile nous montre que le choix résolu de ľinterdisciplinarité pour lequel nous avons opté est le bon pour ľétude d'un tel corpus. Le lecteur trouvera ainsi des approches sociolinguistiques et musicologiques de ce corpus. Qu'il ne voie aucunement la une porte fermée ä d'autres disciplines qui pourraient se révéler trěs pertinentes dans l'analyse de ce dernier. Nous nous situons plutôt par nos analyses dans le domaine de Yexpliquer, táche préliminaire au comprendre2. Nous nous attachons done dans un premier temps ä déchiffrer des formes, des structures, des points de repěre, des grammaires — chacun dans sa špecialite — dont ľintégralité du sens ne pourra étre obtenue que par la mise en situation «reelle» des objets auxquels nous avons affaire. Ricceur parle d'un « are herméneutique » entre une sémiotique d'une part, qui explique, et une herméneutique d'autre part, qui interprete et comprend3. Dans la premiére étape, le processus global que met en jeu l'objet est, certes, fortement appauvri. Ainsi, nous nous révélons étre les seuls récepteurs des productions analysées : nous les avons volontairement isolées pour limiter au mieux les incidences subjectives sur elles, dont nous portons alors toute la responsabilité4. C'est lä que ľon peut d'ailleurs constater une certaine ironie du sort. Si les réseaux de sociabilité qui engendrent ou environnent notre corpus ne sont pas ou peu étudiés dans cette revue, de méme que ceux qui pourraient apparaitre sous son influence, il faut aussi noter 2 Voir ä ce sujet Paul Ricoeur, « Expliquer et comprendre », in Du texte ä faction. Essais ďherméneutique, II, Paris, Seuil, 1986, pp.161-182. 3 Paul Ricoeur,« Qu'est-ce qu'un texte ? » in op. cit., p. 155. 4 Nous táchons de nous poser comme seuls sujets face ä notre objet. 18 que ce méme corpus nous y renvoie sans cesse. Ainsi, nous sommes immanquablement poussés ä la bordure de notre méthodologie par ľobjet de la recherche lui-méme, qui nous montre le Hen inviolable qu'il convient ďétablir entre une production humaine et son contexte anthropologique, entre Vexpliquerct le comprendn. A ce titre, Particle de Jean-Marie Jacono est exemplaire, établissant un lien entre les diverskés géographiques, sociales et culturelles de Marseüle et la composition des albums et des chansons du groupe IAM. Souvent, et particuliěrement dans ľanalyse de musiques populaires, on a choisi une optique inverse á la nôtre : se limiter par exemple á ľanalyse de ces réseaux de sociabilité qui s'établissent dans « les mondes de ľart» (Becker^, ou analyser en detail ľimportance sine qua non des divers «médiateurs» (Hennion)« qui interviennent dans la production de ľobjet musical et sa diffusion. II semble alors qu'il soit inversement plus facile de se passer ďune analyse interne de ľobjet (musicale ou linguistique) puisqu'aucun des deux auteurs cités ne s'y attarde. Cela reste pour nous une erreur méťhodologique7. Tout, dans le phénoméne, a son intérét, et c'est bien ce « tout» qu'il fa'ut prendre en consideration, de méme que le rap ou le raggamuffin sont loin d'etre des objets purement linguistdques, ou musicaux... Alors précisons encore que ce travail, méme essentiel, n'est que préliminaire. Pourquoi avons-nous choisi de travailler sur la musique populaire marseillaise ? La musique est ä la fois objet, outil, produit, reflet, développement et source d'une culture. Etant tout cela ä la fois, eile ne peut non plus répondre ä une seule et unique de ces definitions. Alors, on commence ä cerner ľintérét d'un tel choix de corpus au sein de notre projet global « Marseille : les voix d'une ville ». Le but est la recherche de l'existence d'une identite marseiUaise, une analyse des spécificités sociales de cette ville, ľétablissement d'une sociologie 5 Howard S. Becker, Les mondes de ľart, Paris, Flammarion, 1988. ' Antoine Hennion, La passion musicale. Une sociologie de'la méäation, Paris, Métailié, 7 Voir á ce propos Jean-Marie Jacono, « Le rap, un défi á la musicologie ? », in Paroles Et Pratiques Sociales Emergences: Hip-hop, techno et autres formes culturelles, Paris Paroles Et Pratiques Sociales, 56/57, 1998, p.69-73 19 urbaine de la ville de Marseille, au sens large8. Ľobjet musical se révěle done étre un parfait exemple de corpus pour commencer ä approcher l'objectif fixe. II peut étre facilement černé, délimité et présente d'innombrables facettes de son environnement culturel et social. Reste ľintérét pour le populaire. Nous ne nous étendrons pas la-dessus : il est evident que nous ne cherchons pas dans notre projet ä travailler sur un art académique — ou pas uniquement — mais que nous cherchons des caractéristiques communes, des exemples proches de nous, proches d'une realite, et non pas d'une esthétique imposée. En elle-méme, ľexpression «musique populaire» est d'ailleurs problématique, et surtout aujourd'hui. Ainsi, dans le corpus étudié, le lecteur trouvera aussi bien des groupes marseillais dont on peut aussi définir la musique de musique de « grande diffusion » — comme IAM — puisqu'elle dépasse non seulement les limites de la ville pour se répandre dans toute la France mais encore dans d'autres pays ; que des groupes ä la gloire trěs locale — comme Massilia Sound System. Nous avons choisi de ne pas prendre en compte cette dichotomie qui ne nous a pas génés dans nos analyses, du moins pour l'instant: cela pourrait dans d'autres etudes se presenter comme un paradigme important. Le lecteur aura compris la difficulté d'une definition du « populaire » ä travers ces deux exemples opposes. La grande diffusion peut aussi imposer des normes, des obligations, qui peuvent eloigner ľobjet de son ancrage dans une realite anthropologique particuliěre, pour lui en imposer un autre, dans un systéme culturel plus general, plus commun, mais pas forcément plus pauvre. Par ailleurs, et cela rejoint ce dernier probléme, le rap n'est pas francais, et encore moins marseillais. Pourtant, nous ľetudions ici comme objet de culture issu de la ville de Marseille et chargé de sens ä ce niveau. Nous le savons et nos analyses le démontrent. Cela prouve que la špecifické d'une manifestation culturelle propre ne s'écroule pas face ä un element commun, méme flagrant, avec une autre culture. Le rap d'IAM n'est pas américain, méme si le rap vient des Etats-Unis, le raggamuffin des Massilia Sound System n'est pas représentatif de la Jamaique, méme si l'une de ses origines s'y trouve. La specifické provient justement d'une « conjonction de réalités », réalkés comme la ville de Marseille, qui n'est pas des moindres, alors 8 Nous entendons par la ne se limitant pas á la discipline seule de la sociologie, mais touchant aussi la linguistique, ľanalyse de ľart, la géographie, ľurbanisme... 20 que « chercher des spédficités et des ressemblances [...] conduit ä créer également des differences », c'est un « faux probléme »9. Nous ne cherchons done pas uniquement dans cet ouvrage á trouver la «marseillanité» qui se cache dans notre corpus, mais avant tout ľintérét de cette manifestation, les moyens qu'elle met en oeuvre, et nous approchons aussi le sens qu'elle pose. De plus, rap et raggamuffin étant des langages internationaux, ils permettront une comparaison plus aisée et done une analyse plus riche des propriétés marseillaises du phénoměne qui leur est périphérique. Ces musiques offrent en outre une inter-textualité fort interessante, entre texte poétique, texte poétique chanté (ce qui n'est pas du tout la méme chose) et musique. Chaque événement fait sens á sa maniere, et le sens final n'est accessible que par une analyse de la dialectique qui s'opére entre eux. Cela pour justifier encore notre choix de ľinterdisciplinarité. Pour clore cette reflexion, ajoutons que nous ne perdons pas de vue les risques qu'a exposes Bachmann á propos de ľétude des cultures populaires: « osciller entre le misérabilisme, qui met ľaccent sur les relations ä la culture legitime et qui disqualifie le peuple au nom de ses manques, et le populisme, qui prophétise et voit en lui les germes d'un monde nouveau »,0. Propose ä l'origine par le groupe de recherches en sociolinguistique « Marseille, les voix d'une ville », ce travail devait étre realise dans ľinterdisciplinarité « exigeante » entre des linguistes, des musicologues et des sociologues. Mais ä l'heure des bilans, il est désolant de constater que ces derniers manquent cruellement ä l'appel. Sans doute aurait-il été trěs enrichissant de rendre compte des aspects sociologiques du mouvement musical ä Marseille (et du « phénoméne rap » en particulier). Gardons-nous néanmoins de touš regrets puisque des etudes futures sont ä envisager, et que la collaboration inédite entre linguistes et musicologues semble avoir été 9 Etienne Racine in La techno : d'un mouvement musical á un phénoméne de societě. Lů musique techno : appmehe artistique et dimension creative, vol. 2, Maine de Poitiers, Le Confort Moderne, Le conservatoire National de region, Poitiers, 1998, p.52. 10 Christian Bachmann, «Jeunes et banlieues » in Gilles Férréol (dir.), Integration et exclusion dans la société franfoise contemporaine, Lille, Presses Universitäres de Lille, 1992, p. 128-154. 21 féconde11 ; en effet, les idées développées dans les pages de cet ouvrage ont été discutées et sans cesse remises en question par une reflexion commune, chacun s'efforcant de tenir compte des entěres d'analyse employes par l'autre. Le contrat de depart proposait ä chacun d'analyser tous ou une partie des elements d'un corpus d'une dÍ2aine ďalbums, consume en commun. Mais chacun a pu se rendre compte que les productions musicales ne pouvaient pas étre envisagées « en elles-mémes et pour elles-mémes »: de nombreux eritěres extérieurs sont ä prendre en compte pour qui veut parier convenablement du rap, de son esse* fulgurant au cours de ces demieres années, des spécificites marseillaises favorables (ou non) au développement du mouvement, enfin de ses enjeux socioculturels et sociolinguistiques. L'une des premieres täches consiste ä se défaire des idées reeues qui traversent tous les discours habituels, aussi bien ceux des « gens » que ceux des articles ä sensation de la presse ou encore les emissions télévisées opportunistes. Cela n'est pas chose aisée, tant le terrain est « piégé » par les acteurs eux-mémes, qui ne disent pas tout (et c'est bien comprehensible) de leurs origines, par exemple. En effet, qui | sont les rappeurs'2 ? Trop souvent l'on croit que ce sont de jeunes gens au sortir de ľadolescence, issus des « banlieues » et venant de milieux sociaux et familiaux « difficües ». Sans doute, la majorite des artistes sont jeunes et aueun ne revendique une ongine bourgeoise ou «aristoeratique». Mais Ü n'en faut pas pour autant céder a un misérabilisme trop facüe. Une majorite de situations sociales et familiales peuvent étre qualifiées de « difficües » ä ľheure actuelle. II faut faire attention aux mots que ľon emploie. En ce qui concerne ľäge des musiciens, lá encore Ü faut se méfier: les membres du Massüia Sound System sont assez proches de la trentaine, voire de la quarantine pour ne pas étre qualifies de «jeunes raggas». La remarque est valable pour les membres d'IAM. Mais ü est vrai que ceux-lä font partie des groupes les plus anciens de Marseüle (sans compter Quartiers Nord : le groupe féte ses vingt ans ďexistence !). A n Méme si Louis-Jean Calvet avait déjá corrélé les approches sociolinguistiques et musicologiques, notamment dans ses ouvrages Langue, corps et societě, Pans, Payot, 1979, et Chanson et societě, Paris, Payot, 1981. „AW c , c • n 12 Par commodité, ce terme designera ici aussi bien les rappeurs (IAM, Soul Swing) que les raggas (Massilia Sound System). 22 ľheure actuelle, les elements des groupes naissants sont bien plus jeunes (Fonky Family, par exemple), et merne trés jeunes, ce dont a pu se rendre compte Christelle Assef en enquétant auprés de «la reléve » des groupes de rap. Quoi qu'il en soit, ces artistes ne peuvent plus étre considérés sommairement comme des jeunes en mal de vivre qui auraient décidé soudainement ďexprimer leur colére ou leurs espoirs. Eux-mémes produisent des stereotypes, des sociotypes ou des «contre-sociotypes», ce que ľapproche pragmatique de Florence Casolari permet de déceler dans ľanalyse des discours. Les groupes de rap et de ragga marseillais font désormais partie ďun univers musical francais qui a trouvé ses points de repěre et ä partir desquels des categorisations sont effectuées. Ainsi NTM représente le rap « hardcore » alors que MC Solaar, dont on retient les textes poétiques, est le symbole incontesté ďun rap « cool» : Jean-Marie Jacono, dans l'introduction qui suit, a bien su distinguer les différentes tendances du rap francais. Symboles, representations : ces mots ne sont pas employes au hasard. Cessant d'etre de simples associations d'individualités, les groupes deviennent des agents au sens oú Bourdieu l'entend en parlant des scientifiques impliqués forcément dans les objets de leurs descriptions : les agents détiennent un pouvoir proportionné á leur capital symbolique, c'est-ä-dire á la reconnaissance qu'ils recoivent d'un groupe : ľautorité qui fonde ľefficacité performative du discours est un percipi, un étre connu et reconnu, qui permet d'imposer un percipere, ou, mieux, de s'imposer comme imposant officiellement, c'est-ä-dire ä la face de tous et au nom de tous, le consensus sur le sens du monde social qui fonde le sens commun.13 Ces mots pourraient s'appliquer ä merveille au statut des rappeurs, qui détiennent ä present un role dans les systěmes de representations de et sur la ville de Marseille. Qu'ils le veuillent ou non, il leur faut se situer par rapport aux stereotypes qui traversent ľidentité et les discours de la ville, et, le cas échéant, les retravailler, afin de (re)construire ľidentité marseillaise. C'est pourquoi les recherches sociolinguistiques different dans leurs orientations, afin de mieux 13 Pierre Bourdieu, Ce que parier veut dire, Fayard, 1982, p.101. 23 cerner ľobjet d'étude : si Louis-Jean Calvet étudie la variation lexicale d'un groupe ä ľautre, Médéric Gasquet-Cyrus, Yvonne Touchard et Cécile Van den Avenne ont préféré aborder les representations véhiculées par les textes. De méme, Claude Barsotti, dans un veritable travail de sociolinguistique historique, retrace en diachronie Involution de la chanson occitane ä Marseille, alors que ľenquéte de Christelle Assef présente les nouveaux groupes de rap dans une perspective synchronique. Les approches énonciatives, pragmatiques et thématiques de Florence Casolari et de Nicole Koulayan complětent le versant «linguistique » de ce travail, en témoignant aussi de la richesse du corpus qui se préte ä de multiples regards sociolinguistiques. Méme constat pour les travaux musicologiques : si les articles de Jean-Marie Jacono et de Guillaume Kosmicki se consacrent tous deux ä ľétude thématique des chansons et des albums du groupe IAM, ils se complětent en examinant le probléme sous des angles différents : Jean-Marie Jacono étudie la composition interne des disques, alors que Guillaume Kosmicki interroge l'ensemble du corpus dans la coherence de sa dynamique musicale et thématique; le premier s'attache aux « details » - fondamentaux ! - pour fonder sa reflexion sémiologique et sociologique, le second considěre la production dans son ensemble - du point de vue de ľanalyse musicale dans les deux cas. Musicologie, sociolinguistique, pragmatique, sémiologie, histoire : les nombreux domaines ou instruments théoriques qui permettent de saisir la production musicale marseillaise sont ä la mesure de la complexité de cette ville. Nous avons essayé ďexptiquer les structures et les enjeux de ce corpus : le chemin est encore long jusqu'au comprendre, mais le premier pas est fait. D'autres suivront. LERAP: UNE INTRODUCTION Jean-Marie JACONO Universitě de Provence (Aix-Marseille I) Le rap apparait ä New York au milieu des années 1970. Cest 1'expression musicale ďune culture noire urbaine, le hip-hop. Celle-ci regroupe aussi des arts graphiques (le tag), la danse {break dance) et utilise des codes d'expression specifiques (langue, vetements, etat ďesprit). Le terme hip-hop a déjä un sens rythmique, hip désignant le parier des ghettos noirs et to hop signifiant « danser ». Cette musique est fondée sur la declamation d'un texte rythmé ; to rap, en américain, signifie «bavarder». Ce texte est scandé sur un fond musical constitué maintenant d'emprunts ä des disques grace ä un appareil nommé échantillonneur, ou sampler. La reference ä la base rythmique et aux themes d'une musique jamaicaine, le reggae, permet de distinguer un autre genre musical dans le hip-hop, le raggamuffin ou « ragga ». La manipulation par des D.J. (Disc-Jockey) en concert ou en studio de disques 33 tours diffuses sur des platines produit un son caractéristique du rap, le scratch. Au debut simple musique de féte, en 1979, avec le groupe Sugarhill Gang, le rap se radicalise děs 1982 avec la chanson « The Message» du rappeur Grand Master Flash, qui dénonce les conditions de vie d'un Noir des ghettos. La mise en cause des injustices de la société américaine est děs lors l'un des themes majeurs du rap. La lutte contre la violence, la drogue et la délinquance qui frappent avant tout les Noirs aux Etats-Unis est également un aspect fundamental. Ce genre musical touche cependant aussi des jeunes blancs. Le rap représente aujourd'hui 6,4 % des ventes de disques sur le marché américain (contre 4,1 % pour la musique classique). II comprend plusieurs courants. Le Gangsta-Rap provocateur implanté surtout ä l'Ouest (Californie, Texas), oú les rappeurs font l'apologie KÍ) 28 de la violence et sont parfois inculpés dans des affaires de droit commun, fait l'objet de scandales et de polémiques. Les rappeurs Ice T., Ice Cube, Dr. Dre, Snoop Doggy Dog et le groupe « hardcore » (outrancier) Public Enemy, auteur de la musique du film de Spike Lee, Do the Right Thing (1989) ont été plusieurs fois mis en cause. De nombreux groupes se consacrent pourtant essentiellement ä des recherches musicales (Arrested Development, Me Phi Me, Guru) et ont měme créé des styles de vétements (Wu Tang Clan, ľun des meüleurs groupes de rap américain). En France, les premiers rappeurs apparaissent en 1983, aprěs une tournée de musiciens américains. Ce sont souvent des jeunes issus de ľimmigration qui sont les plus sensibles á cette musique en raison de la arise sociale qui frappe les banlieues. Les premiers rappeurs utilisent l'anglais. Cest le temps du smurf, danse de rue spectaculaire qui intéresse un temps la television (1984-1985 - emission Hip-Hop de TF1). Le rap connait ensuite une traversée du desert. Des radios indépendantes (Radio Nova, Radio 7) et une discotheque, le Globo, sont les seuls relais á Paris pour les pionniers qui utilisent le francais et enregistrent trěs peu (Dee Nasty, Lionel D., Litde MC). La presence des samplers permet cependant ä de nombreux groupes de créer leurs musiques ä partir d'autres disques. Une compilation réalisée par une petite maison indépendante, Rapattitude, marque en 1990 la renaissance du rap francais. Son succěs ainsi que celui des concerts de rap chez les jeunes des banlieues va attirer les grandes compagnies de disques. Des rappeurs publient leur premier album important en 1991 (IAM, MC Solaar, Supreme NTM). Les chanteurs de raggamuffin conquiěrent eux aussi leur audience (Tonton David, Daddy Yod, Massilia Sound System). En 1993 le succěs du groupe IAM («Je danse le mia ») et en 1994 de MC Solaar (l'album Prose Combat) touchent un public plus large, compose surtout de jeunes issus de toutes les couches sociales. Le rap est aujourd'hui devenu un courant ä part entiěre de la chanson francaise. On peut y distinguer plusieurs tendances qui sont loin de résumer tout le rap francais : - un rap « cool» aux textes poétiques élaborés sur un fond musical peu agressif dont la téte d'affiche est MC Solaar; - un rap ou la rythmique de la danse prédomine (Alliance Ethnik). 29 - un rap « hardcore » qui dénonce violemment les injustices de la societě francaise avec des moyens musicaux denses (Supreme NTM, Assassin, Ministěre Amer) ; - un rap mélant francais et occitan sur une rythmique inventive (The Fabulous Trobadors) ; - un rap aux themes divers et aux musiques trěs développées (IAM); Des dizaines de groupes existent cependant dans les grandes villes et n'ont pas encore enregistré. Consumes en groupes fraternels (les posse - prononcer «possi») ayant conscience d'appartenir a un mouvement structure en réseaux, les rappeurs debutants bénéficient souvent de ľaide des plus anciens. Ľannée 1995 voit la montée ďune nouvelle vague qui regarde avec méfiance les médias et fait appel ä ľauto-production pour sauvegarder les valeurs du rap (La Cliqua). Le succěs du film La Haine de Mathieu Kassovitz consacre la puissance des aspects sociaux du rap. En 1996, le groupe NTM est condamné par le tribunal de Toulon pour injures envers les forces de ľordre : sa peine sera réduite en appel ä une peine de prison avec sursis et ä une forte amende ľannée suivante. Ministěre Amer sera condamné lui aussi en novembre 1997 ä une amende pour des propos violents tenus contre la police. Cest cependant en 1997 que sont révélés de nouveaux talents qui marquent le développement du rap francais : Passi, Stomy Bugsy et Doc Gynéco, tous trois issus du Ministěre Amer ä SarceUes (95), Busta Flex (93), Bambi Cruz (94), La Fonky Family et le Troisiěme (Eil (Marseille). Les grands groupes continuent de leur côté sur leur lancée avec des albums majeurs (IAM, Ľécole du micrv d'argent; NTM, NTM). Le rap touche le cinema (Taxi de Gerard Pirěs, Ma 6T va craquer de Jean-Francois Richet) et ľopéra (Hip hop opera de la compagnie de danse Accrorap au theatre de Cháteauvallon en juillet 1997). Cette expression artistique a done quitté la rue pour la scene en prenant de plus en plus d'ampleur en France. Měme si les rappeurs restent en contact avec la réalité sociale, on peut s'attendre ä des realisations artistiques encore plus importantes dans les années ä venir. UN SIĚCLE DE CHANSONS MARSEILLAISES D'EXPRESSION OCCITANE* Claude BARSOTTI Ce texte est la version presque integrale de ľarticle paru dans la revue Marseille, 145, octobre 1986, que Claude Barsotti a trěs gentiment accepté de voir reproduit ici, afin de participer ä cette série d'études. Qu'il en soit vivement remercié, ainsi que M. Pierre Echinard, qui a volontiers donné son autorisation au nom de la revue Marseille. [Ndlr] Au debut du XIXe siěcle, la langue normale de communication sociale en Occitanie, et par consequent ä Marseille, est ľoccitan. Cest celie dont toutes les classes usent dans leurs rapports quotidiens. Cependant, en ce qui concerne ce que ľon designe sous le terme de langue de culture, le francais est omnipresent. Cette situation remonte en Provence au XVIe siěcle, lorsque le pouvoir politique a été detenu par le prince de Paris, le roi de France. Au fur et ä mesure que l'on a avancé dans le temps, le francais s'est plus profondément impose. La centralisation progressive et l'obligation fake depuis l'ordonnance de Villers-Cotterets de rédiger les actes publics en francais ont consacre ľhégémonie de cette langue non seulement dans les actes aclministratifs, mais également dans la vie intellectuelle. De plus, ľenseignement n'a plus pris en compte la langue occitane et s'est effectué soit en latin, soit en francais, soit dans les deux langues. Bnfin, la Revolution de 1789 qui a vu la formation de la nation francaise et ďun marché national a encore pese sur cet état de fait. Mais dans une société encore largement analphaběte oú, au témoignage de Vietor Gelu1, jusqu'aux environs de 1830 il n'était pas nécessaire de savoir lire et écrire pour devenir un riche armateur, ľessentiel étant de savoir compter, le francais demeurait la langue des «elites» ou prétendues telies. Cependant, méme ces derniěres devaient connaitre le provencal afin de comprendre et de se faire comprendre. Cest seulement sous la Restauration que ľon assistera ä une attaque de la fraction « moderniste » des « elites » contre ľoccitan, car pour elles, la modernité était désormais portée par le francais. Ce Victor Gelu, CEuvres completes, t.I, note p.377. 34 qui ďailleurs ne les empéchera pas, plus tard, de revenir sur la condamnation lorsque 1'occitan sera mis en representation ďune certaine société2. Ľoccitan se trouvait en position de langue dominée par rapport au francais. La société provencale était diglossique puisqu'elle réduisait le champ d'utilisation de sa langue ä des usages de plus en plus étroits. Pour résumer, disons que la langue dominante, le francais, servait ä tout. Ľoccitan, langue dominée, était réduit ä la poésie et ä n'exprimer dans ľécriture que certains sentiments et certaines notions. Mais dans ľécriture seulement. Car, dans ľexpression parlée quotidienne qui était celie de toutes les couches de la société, le provencal demeurait la langue de la vie. Dans le pire des cas, la jeune bourgeoisie « éclairée» utilisait le francitan, c'est-ä-dire un langage ä base francaise mais comportant un accent, des expressions et une syntaxe occitanes3. Děs que ces intellectuels passaient ä ľexpression écrite, leur francais devenait trěs chätié, académique. De lá les oeuvres des Méry, Barthélémy, Gaston de Flotte ou Joseph Autran. Deux cultures Deux cultures se superposaient. D'une part celie venue de France4, essentiellement aristocratique et bourgeoise car véhiculée par des écrivains ou des artistes qui étaient soit ďorigine francaise, soit ďorigine occitane mais utilisaient le francais, langue de la culture dominante. D'autre part, la culture dominée, qui comportait elle-méme deux aspects. D'abord celui que dans ľécriture, alors trěs minoritaire, dispensait une partie de la bourgeoisie. Puis, celui qui était le fait de chansonniers populaires, le plus souvent illettrés. Mais 2 René Merle, « Usage politique du provencal (1814-1840), Lengas, 18, 1985, Actes du colloque de Montpellier (8-10 novembre 1984), « La question linguistique au Sud au moment de la Revolution francaise », t.II. René Merle, «Victor Gelu: "Chansons provencales et francaises", 1840 - La parabole de l'Enfant prodigue, ou du Realisme marseillais», Cahiers critiques du patrimoine, 1,1986. 3 Voir les travaux realises par le groupe de recherches en linguistique de l'Université Paul Valéry á Montpellier, et notamment la revue Lengas et les Cahiers de Linguistique Soäale. 4 Jusqu'á la fin du XVIIIe siěcle, lorsque ľon se rendait d'Occitanie ä Paris ou en France du Nord, on allait« en France ». 35 nitre ces deux cultures existaient des «ponts», comme d'ailleurs cntre les deux aspects de la culture dominée. En effet, la culture francaise parachutée dans le peuple le touchait j travers une certaine littérature qui lui était destinée, une littérature romantique qui debute vers 1830 et se développera sous le Second Empire. Surtout, la chanson était lä. Songeons ä la popularite que connut Béranger. Tout n'était certes pas compris, mais on s'y faisait. Et il y avait ce theatre qui lui aussi était loin d'etre bien compris - voir I'cxemple du theatre dit des « Cuirassiers » ! -, mais qui faisait vibrer les foules... Tout cela pénétrait la culture occitane populaire: par ľintermédiaire d'auteurs issus de la bourgeoisie qui ne se posaient pas ile questions, tel Pierre Bellot, ou par la mise en representation de i-ctte culture par d'autres auteurs, comme Fortune Chailan ou Gustave Bénédit. Gelu, quant ä lui, se voulait le peintre fiděle de la société marseillaise. Enfin, des chansonniers populaires dont nous n'avons conserve pour la plupart ni le nom, ni les oeuvres, car elles ne lurent jamais écrites, composaient des chansons dans lesquelles passait l'influence de chansonniers francais. II subsiste encore parfois quelques bribes de ces textes qui ont été recueillis par des journalistes. Les lieux ou l'on chantait Beaucoup plus que de nos jours, malgré les apparences que suscitent les médias, la chanson était répandue. Ou plus précisément, chacun participait ä la chanson alors qu'actuellement celle-ci est surtout consommée. Ainsi, Mazuy nous apprend qua la Tourette, se déroulaient sous la Restauration des assauts de cants5, chaque samedi, ä la belle saison. Lä s'affrontaient les romanciers et les chansonniers. Ľoccitan côtoyait des textes francais généralement empruntés ä des auteurs connus et notamment ä Béranger. Ces assauts de cants qui se déroulaient aussi dans des salles privées, des orphéons, voire certaines scenes, s'y réfugiěrent définitivement lorsque ceux de la Tourette furent interdits sous la Monarchie de Juillet. Sous le Second Empire, ä la Joliette, les Concerts^ Faveta réunissaient les travailleurs des quais, des négociants et merne des % Assauts de chants. C U 5 36 nerviŕ. Moyennant cinq sous, chacun pouvait interpreter quelque chose, generalement dans le tumulte car les autres assistants étaient inpatients de chanter ä leur tour ! Lorsqu'enfin nos chanteurs étaient lasses, ce qui ne se produisait guére avant minuit, ils achevaient la seance en mangeant quelques paquets et des reboletas\ Pour chanter ou déclamer, toutes les occasions étaient bonnes ■ baptemes, manages, banquets. Les salles étaient nombreuses et les orpheons en particulier permirent ä partir de 1835 ďéchapper ä la censure. H y avait aussi les patronages. Cest ďailleurs de celui de la me Nau qu'en 1844 partira la Pastorale, genre qui devait ensuite servir de tremplin a de trěs nombreux chanteurs occitans. J'y reviendrai H y avait également ces personnages de rues qui interprétaient leurs compositions ou celieš ďautres chansonmers. Ainsi Louis 1 arroseur public, dont le souvenir s'est conserve trěs longtemps Le chanteur et acteur Dray, né en 1820, organise son Teátre Proyencau, dít Teátre Chichoäs, qui se déplace dans toutes les locaktes de Basse Provence en attendant de s'installer ä Toulon et Marseille, puis de reprendre ses peregrinations. Theatre véritablement de la camera (de la rue), puisque les spectacles étaient donnés en plein air devant une toile qui servait de décor. Soulignons ä ce propos le role du theatre, tant depression francaise qu'occitane. Le public evidemment, ne disposait pas du cinema et encore morns de la television. Aussi, il n'hésitait pas ä se déplacer en foule pour venir assister a des spectacles dont la qualité n'était pas toujours evidente üt comme les pieces étaient souvent truffées ďariettes, les meilleurs talents, tout en poursuivant une carněre de comédiens, passaient ä la chanson. Blen que le tarif des grandes salles telies que le Grand Iheatre ou le Gymnase tut assez élevé, le poulailler en était fréquenté par le petit peuple qui acceptait de faire des sacrifices pour assister á un spectacle qu'il appréciait. Et sans doute plus que chez les bourgeois, il y avait lá des connaisseurs qui savaient apprécier le bei canto. Les theatres de quartier, moins coüteux, sont beaucoup plus irequentes, et la musicassa dau chinaport fait les délices de ceux qui ne goutent pas aux finesses des ténors. Les basses, nous apprend Victor 6 Voyous insolents. 7 Gras doubles. deMvÍtqorVbTyanÍe dT leS CUÍVreS %h grOSSe CÍUSSe SOnt * la base- V- la Sanson de Victor Gelu, « Lo chinapom », in (Euvres completes, t.I, p.58 et suivantes. 37 Gelu, étaient fort appréciées des amateurs, ce que confirme Guillaume Luc dans sa chanson « L'amator dei bassas ». Les banquets entire amis, au cabanon ou en famille, sont l'occasion d'une débauche de chansons et de declamations. Généralement au dessert, l'un des convives se dressait, et sous les applaudissements de I'assistance, entonnait une chanson ou déclamait un conte ou un poéme généralement déjá connu. Cest ainsi que se sont révélés certains chanteurs. Encourage par ses amis qui devenaient ses plus fiděles supporters, le héros était poussé dans cette voie qui pouvait le mener jusque sur des scenes publiques. II y a toutefois, malgré ce comportement trěs répandu, une difference entire la haute ou moyenne bourgeoisie et le peuple. Car il est rare qu'un bourgeois ou quelqu'un en voie ďintégration dans cette classe sociale soit devenu chanteur professionnel. Méme si ses qualités étaient grandes, celui-ci se contentait de chanter pour les amis. Cest de la petite bourgeoisie et du peuple que sortiront ceux qui passeront sur les scenes, exception faite pour les acteurs, car jouer dans un piece parait aller de pair avec une certaine dignité. Et puis il y a les cafés chantants qui ont une importante clientele ďhabitués, qu'ils conserveront en grande partie, méme lorsqu'aprés 1850 le theatre chantant fera son apparition. En fait, la méme clientele hantera les deux lieux. Une ordonnance de 1824 sur le théátre ne permettait la presentation dans les cabarets et les cafés que de la romance ou de la chansonnette soutenues par un orchestre comportant au plus douze musiciens ne disposant pas ďinstruments bruyants. Les pieces, les opéras, les choeurs ainsi que la mise en scéne étaient interdits. Ces (restriction^ n'empéchaient pas les cafés chantants de connaitre la faveur du public. Assez strictement respectées jusqu'ä la Revolution de 1848, ces prescriptions tombérent ensuite en desuetude, ďautant plus que sous le Second Empire, les autorités préféraient voir les ouvriers et le peuple ä des spectacles de ce type plutôt qu'ä la politique. Par consequent, seules les chansons d'opposition, qui avaient ďailleurs été préalablement interdites par la censure, ne pouvaient passer la rampe. Avec ľabandon de ľordonnance de 1824, il devient possible de concevoir une nouvelle forme de spectacle beaucoup plus élaborée. Ce sera le theatre chantant dont le premier ouvrira ses portes en 1856. II s'agit du Casino, situé en plein cceur de la ville, ä ľangle de la rue Noailles, 38 actuelle Canebiěre, et de la rue de l'Arbre, actuelle rue Vincent Scotto. Plus tard, il sera rebaptisé Theatre des Variétés-Casino, ou Theatre des Varietes. En novembre 1857 s'ouvrait un theatre chantant qui, par la qualité de ses spectacles, devait rapidement acquérir une celebrité universelle: ľAlcazar. C'était une vaste salle comportant des tables oú l'on pouvait consommer en suivant le spectacle qui se déroulait sur une large scene agrémentée de rideaux, de rampes lumineuses, de décors, avec ä ľavant un orchestre qui rassemblait jusqu'á quarante musiciens jouant de touš les instruments. Les exemples du Casino et de ľAlcazar devaient étre rapidement suivis par de nombreux theatres chantants dont certains jouirent d'un large succěs avant, lorsque triompha le cinéma, soit de disparaitre, soit d'etre transformés en salles obscures. Citons au hasarď ľAlhambra, le Palais de Cristal, l'Eldorado (ďabord ä la Plaine, puis á la place Castellane), le Ba Ta Clan (ou Folies Bergěres), le Theatre Müsset, les Folies Provencales, le Casino de la Plage. Les sociétés mutualistes et les cercles se développěrent surtout aprěs 1879, en rapport avec les idées républicaines et socialistes; lis venaient conforter une tradition associative dans laquelle la chanson tenait un grand role, et les succěs qui passaient dans les theatres chantants étaient ä ľhonneur auprěs des amateurs. II ne faudrait pas oublier les concerts de quartier, les « concerts de Marseille », parfois donnés sur une place, ainsi que les trinŕ qui se déroulaient dans chaque quartier ou banlieue. Les lieux possibles pour l'expression chantée n'ont que peu varié entire la Restauration et 1940-1950, si ce n'est ce passage progressif au theatre chantant et aux cercles. Mais pour autant, les autres lieux n'ont pas disparu. On n'a pas plus chanté qu'autrefois, mais les implantations se sont multipliées, en rapport d'ailleurs avec le développement urbain. Les choses changeront avec ľarrivée du show-business, du 33 tours et de la television. 9 Fétes patronales. 39 Place de la chanson occitane La chanson occitane, si eile est trěs probablement majoritaire dans la bouche des Marseillais au debut du XIXe siěcle, l'est surtout dans Ics milieux populaires. Non que la bourgeoisie d'affaires ne la connaisse pas - eile n'échappe pas ä la vie - , mais pour eile la modernitě passe par le francais et done par les chansons dans cette langue. Les choses évolueront ä partir de 1840, mais la diglossie sera alors parfaitement installée dans les consciences bourgeoises et chaque langue aura sa place dans les themes des chansons et des declamations. II n'en sera pas de méme dans les consciences populaires, méme si, et cela est normal en raison de la place que le francais tient dans lecrit, l'occitan tendra ä étre cantonné dans des domaines bien dermis. Mieux, malgré que la diglossie devienne de plus en plus contraignante, l'occitan tiendra dans la chanson une place qui ira en s'élargissant au fur et ä mesure que l'on s'approchera du XXe siěcle. Cest que la double conjonction du goůt du realisme et de l'existence de createurs sortis de milieux populaires qui utilisent une langue demeurée en usage normal měnera cette forme de littérature qu'est la chanson ä tendre ä peindre le mode de vie marseillais. A cela viendra s 'adjoindre la politisation de la vie, avec l'extension du capitalisme qui inodifie les rapports de production. Du « biais de viure » ä la folklorisation II y aura alors un choc entre ces nouvelles conditions et les formes anciennes de la vie, pas aussi idylliques que certains le prétendront plus tard, mais qui toutefois avaient permis l'instauration d'un certain équilibre. Ces formes de vie, idéalisées, passeront dans des themes qui deviendront traditionnels. Ainsi le cabanon, rendu célěbre par la chanson d'Etienne Bibal, qui correspondait ä un fait social qui s'est prolongé jusqu'á nos jours avec, en Occitanie méditerranéenne, le phénoměne de la « residence secondaire», trěs different de celui existant dans d'autres regions. Cette pratique, avec ses variantes linguistiques : maset dans le Gard, bastida dans le Var, granja dans le Vaucluse, cabana du côté de Sete, correspond ä un mode de vie et de sociabilité qui ne peut se développer que dans des contrées oú le climat permet de vivre au grand air. La chanson «Lo cabanon »,10 done, est le récit d'une journée passée au cabanon. II y a le depart, ä l'aube, et le retour, tard dans la soiree, avec la description de tout ce qui se faisait une fois sur place : repas, jeux de boules, péche, bal, les jeunes gens qui « se parlent»... Le succěs fut immense et en 1840, la premiere edition, tirée ä six mule exemplaires, fut épuisée en un mois. C'est sur l'air du «cabanon» qu'en 1848, ä Aurillac (Cantal), Dupuy-Grandval écrit une chanson révolutionnaire, ce qui montre ľextension de la diffusion des chansons occitanes dans 1'ensemble du pays d'Oc. Les imitations ou les chansons s'inspirant du «cabanon», généralement liées ä la cuisine ďailleurs, se multipliěrent. Parmi ces derniěres, je me contenterai de citer « Les Paquets de la Poma »u, de Barthélémy Brossard, qui est encore connue de nos jours dans la vallée de l'Huveaune, tant sous sa version francaise qu'occitane. Les chansons ä boire, avec tout ce qu'elles ont de parodique, tiennent une large place. Certaines, comme « Aqueu oc, que paria ! ô lei dos soflas mosts »12 et «Lo cepon de taverna »13, de Joseph Arnaud, ont eu un immense succěs. Si le cabanon est un type idealise mais non folklorisé d'un biais de viureu, ä son côté, des types sont en train de se folkloriser et deviendront par la suite des moděles du Marseillais. Ceci est la marque d'une culture en voie de repliement. Cette folklorisation apparait avec le nervi popularise par Fortune Chailan et surtout par Gustave Bénédit. Gelu en fera une figure bien plus realisté que ce dernier. Et pourtant c'est le nervi de Bénédit qui passera ! La fortune sera longue de ces textes dont le nervi marseillais est le héros. Un nervi qui ne doit par ailleurs pas étre confondu avec le quecoxb, mauvais garcon par excellence. Les metiers traditionnels, surtout féminins, sont également en voie de folklorisation. II en est ainsi des marchandes d'oursins, de cacia16 ou de brousses, des poissonniěres, des portairits*1. Et ces 10 « Le cabanon ». Version integrale publiée dans ľouvrage Le music-hall marseillais, 1815-1950, Claude Barsotti, Editions Mesclum, 1984, p.28-30. 11 « Les Paquets de la Pomme ». 12 « Celui-la oui, il parle ! ou les deux ivrognes ». 13 « Le pilier de taverně ». 14 Maniere de vivre. 15 Diminutif génois de Francesco, synonyme de « voleur », pour les Marseillais. Voir Gelu, CEuvres completes, ti, p.329. 16 Fleur de ľacacia, que les jeunes marseillaises portaient ä la bouche. 17 Porteuse, femme portefaix. Ce travail était généralement effectué par des Gěnoises. 41 femmes sont dotées de toutes les qualités possibles et imaginables malgré une langue acérée ! Amour et galéjade L'amour est un thěme éternel, comme les chansons d'amour qui lombent souvent dans le romantisme et ľélégie. Evidemment, liés ä l'amour, il y a les cocus, autre thěme éternel. Parmi les dizaines, je me contenterai de citer «La marche dei banuts »18, de Jean-Baptiste Bonnefoux, chansonnier républicain et anticlerical, dans laquelle Saint-Joseph tient la place d'honneur. La galéjade pure, destinée ä amuser un public qui en est friand, est illustrée par presque touš les chansonniers. Ceux-ci s'inspirent ľréquemment ďévénements ou de personnages de la vie quotidienne. (Pertains utilisent la repetition, comme Rodolphe Serre dans la scene comique «A! qué siäs urós! »19, oú il crée le personnage de (-acalocho, qui est passé dans la memoire populaire marseillaise20. On connait l'histoire : Cacalocho est un garcon auquel arrivent toutes sortes de petits malheurs. Un macon tombe-t-il une planche ? Cacalocho passe á ce moment sous ľéchafaudage et la recoit sur lepaule. Un ami lui dit: « A ! qué siäs urós ! T'aguesse tombat sus la testa, eras môrt! ä21. Et tout est ä l'avenant avec de temps en temps introduction du francitan suivant qui est le protagonisté. Beaucoup de textes dont l'intention est sérieuse sont traités sur le mode de la galéjade. Les chansons sur les femmes comportent des variétés. II y a les chansons anti-féministes, voire « macho », comme nous dirions aujourd'hui. Puis il y a celles, satiriques, dans lesquelles sont évoquées les prostituées. La moralitě peut apparaitre lorsque i-'cst ä la suite de la misěre que des filles ont suivi cette mauvaise voie. (;hansons aussi sur les filles qui ont fait « Pascas avans Rampaus yP-. 18 « La marche de ceux qui portent les cornes ». " « Ah ! que tu as de la chance ! » ■'" En 1904, á la foire Saint-Lazare, qui avait Heu chaque année en aoůt et en septembre, ľévénement est constitué par le theatre Pujol qui donne « Les Aventures de Cacalouche », scéne de mceurs locales qui se déroule dans le quartier de Saint-Jean. I ,'auteur en est Joseph Carlo Laurier, chansonnier marseillais dont on connait plusieurs chansons occitanes. •'' « Ah ! que tu as de la chance ! T'eut-elle tombé sur la téte, tu étais mort! » A noter IVmploi du plus-que-parfait du subjonetif, normal en occitan. ■'•' « Päques avant les Rameaux ». 42 Les chansons dites « cochonnes » sont beaucoup moins répandues que ce qu une legende tenace ľa prétendu. S'il est vrai qu'elles ne sont pas absentes du repertoire marseülais, dies demeurent bien moms ľaľrhreUS" en ""'"i, qU'en fran?ais" Quant aux chansons rranchement grossleres, dies sont rares. Du social... J'en arrive ä la chanson sociale qui touche plus ou moins directement a la politique. Cest au moment de la Restauration qu apparaissent des textes politiques en faveur du pouvoir en place On ne connait pas de chansons d'opposition, mais il est probable qu d en existait. Seulement, elles n'ont jamais du étre transcribes. Sous la Monarchie de Juillet, c'est sous forme d'allusions que transparait la politique. L on peut dire qu'en dehors du folklore contestataire la naissance de la chanson politique occitane moderne date de 1848 Brise sous 1 Empire autontaire, un nouvel dan se manifested dans les annees 70, comme on le verra. Toujours est-il que sous des regimes ou la censure était severe meme pour les textes en occitan, car les censeurs connaissaiem parfaitement le provencal et en saisissaient les nuances, un moyen de la tourner consistait a donner la parole aux Marseilles. C'est la methode qu'utilise Gelu)dont l'engagement est d'ailleurs beaucoup plus humanisté que franchement politique. Et aprěs lui, d'autres Chansonniers, parfois plus engages, utiliseront le měme procédé. C'est ainsi que des scenes et des chansons sur la rnisere des classes populates passent sur la scene de l'Alcazar ou du Casino. L'un des ľubHant H plUS,CéIěbreS dU SeCOnd EmP™> & * ffBPé sa vie en pubh nt des chansons, est Jules Lejourdan, qui écrit des textes ternbles sur la misere des travailleurs marseülais. Mais il n'est pas le seul, et a coté de lui ou aprěs lui, on peut citer Laurent Farcy, Joseph Sarraire, Stanislas Mallard, André Guieu, Michel Capoduro ou Michel Galseran. Dans ces textes, on rencontre d'ailleurs souvent un idealisme et un moralisme faciles. Ainsi, les malheurs de la conscription sont évoqués dans «Lo consent de Menpenti >V de Guillaume Luc. Et dans « Lo reservista »24, Michel Capoduro explique « Le conscrit de Menpenti». « Le réserviste ». 43 que pour celui qui doit quitter son travail afin d'accomplir sa periodě inilitaire de 28 jours, la situation devient tragique s'il est marié et a des infants. Ce n'est pas la méme chose pour le bourgeois. Autres chansons sociales, edles qui évoquent les injustices des impôts, ľaugmentation des denrées de base, ou, en 1910, les retraites ouvriěres ďun montant infime, votées aprěs que les deputes se soient alloués une indemnité de quinze mille francs par an ! La mutualité n'est pas oubliée, et Antonie Maurel, l'auteur de la célěbre pastorale, mutualiste chrétien convaineu, a écrit la chanson « Lei societats de secors »25. Les immigrés sont souvent presents dans les textes sodaux., sous deux aspects : ďabord, étant donné leurs conditions d'existence miserables, ils inspirent la pitie ä certains chansonniers. Et par immigrés, j'entends également les gavots venus des Alpes de Provence. Cela donne lieu ä ľutilisation de leur maniere de parier, avec le maintien general des consonnes finales, afin ďaccentuer ľeffet comique. Ensuite, les immigrés sont considérés comme un obstacle, car ils acceptent des conditions de travail difficiles pour des salaires inférieurs ä ceux des Marseillais. De lá les allusions racistes, en particulier ä ľégard des bachins, terme de mépris désignant les Génois, auquel succědera dans les années 1880 celui de babis26. La speculation immobiliěre permettra aux chansonniers de faire passer un message d'opposition. Cela est evident sous le Second Empire avec le percement de la Rue Imperiale, future Rue de la République. Parmi divers textes, le plus interessant demeure celui de Marius Ricard, «Le propriétaire et le locataire». Le propriétaire expulse le locataire afin de faire bátir un immeuble neuf. II lui explique que cela est pour son bien car cet immeuble disposera de conditions sanitaires meilleures et que, de toute facon, il sera mieux logé ä l'Estaque ou ä Saint-Henri. Le locataire rétorque que le nouvel immeuble ne lui est pas destine, qu'il aura perdu ses amis, son quartier, et qu'il sera loin de son travail. La diglossie liée á la condition sociale est mise en evidence ďune facon éblouissante : le propriétaire parle en frangais, cependant que le locataire répond en occitan.27 Cette situation diglossique apparait dans de nombreuses chansons et declamations sous le Second Empire. Certes, ce n'est pas une 25 « Les sociétés de secours ». 26 En Provence, ce terme designe le babouin ou le crapaud. 27 Publication integrale in Le music-hall marseillais, op.cit., p.68-69. 44 nouveauté, mais avec la transformation économique et sociale, eile tend ä se généraliser. Touš ceux qui tiennent une position sociale haute ou aspirent ä y parvenir, tous ceux qui représentent ľautorité, utilisent le francais ou le francitan. Et les trobaires qui sont les témoins de cette vie marseillaise, montrent comment ľoccitan est menace par ce desk de promotion sociale qui passe par le francais, langue de la modernitě et du pouvoir. ... á la politique Le social nous introduit tout naturellement ä la politique, á des textes ouvertement politiques. C'est le cas avec une chanson de Guillaume Luc sur les elections de 1869. C'est aussi celui de chansons sur la Commune de Marseille. Avec l'apres-Commune et l'Ordre Moral, les chansonniers doivent mettre de ľeau dans leur vin. lis repartent de plus belle avec le coup d'etat de Mac Mahon du 16 mai 1877, la Campagne électorale qui suivit, et la victoire républicaine aux elections d'octobre suivant. Les chansons politiques revétent parfois un aspect personnel, et l'on assiste á des attaques directes contre certaines personnalités. C'est le cas avec Napoleon III aprěs sa déchéance, du comte de Chambord, prétendant au tróne de France, du préfet Lutaud qui, au debut du siěcle, fut mute á la suite d'une violente Campagne menée contre lui, ou de Tony Révillon, candidat socialiste parachute dans la circonscription d'Aix en 1897, qui se heurta ä ľopposition des membres de son parti. Aux chansons politiques se rattachent des chansons anticléricales, car en dehors de quelques exceptions, la hierarchie catholique soutint les légitimistes et les bonapartistes contre les républicains. C'est sur la base de cet anticléricalisme que se forma ce parti républicain qui unira la bourgeoisie modérée, les radicaux et les socialistes. La bataille sera ä son apogée ä deux moments : en 1880, lorsque la République est en train de gagner la partie, et vers 1900, lors des lois de separation de l'Eglise et de l'Etat. On assiste alors ä un déferlement de chansons anticléricales dont certaines sont d'une violence inouie et ne peuvent se comprendre qu'en se replacant dans le contexte qui les a engendrées. La satire est courante, avec la morale populiste et ses vérités soi-disant evidentes. Cette morale tient parfois une justification, mais eile 45 peut aussi parfois corresponds simplement ä des préjugés. En tout cas, ľhypocrisie de la société bourgeoise est dénoncée, et les chansonniers se placent systématiquement du côté des victimes. Ľactualité II y a les innombrables chansons sur ľactualité quotidienne de Marseille. Cela va des soldats de la nouvelle caserne construite ä la Belle-de-Mai ä la viande de cheval avec la premiére boucherie hippophagique installée dans la ville, en passant par les vélos et les tramways, nouvelles formes de locomotion, ou plus simplement, sans intention politique evidente, la bienvenue au nouveau maire Félix Baret, et ä ľépidémie de cholera de 1884-1885. La mode n'est pas oubliée. Sous le Second Empire, la crinoline ou les raglans sont ä ľhonneur. Plus tard, on aura «Lei faus cuôus ä28 de Joseph Carlo I Kurier, ou « Lei coifuras a la móda y*29, de Joseph Mandine. On doit encore ajouter d'autres themes : les chansons contre la guerre, les chansons patriotiques, surtout aprěs 1870-1871, celles sur la dignité du pays et de la langue occitane, évidemment réduite au parier marseillais, sur les défauts physiques des individus, les textes (•cologiques, philosophiques... Cette brěve enumeration, qui mériterait évidemment ä étre précisée quant ä ľknportance quantitative de chaque thěme, a le mérke de montrer que la chanson marseillaise couvre ľensemble du registre. Merne ľopéra n'est pas oublié, puisque le grand ak de la calomnie du Barbier de Seville était réguliěrement chanté sur les scenes. Ce n'est done pas ä ce niveau que se situe la diglossie, mais plutôt dans le fait que le francitan tend ä se generalised. «9Á *tfJ >>**<^* Francitan et marché national de la chanson Mais cela doit étre nuance. En effet, si sous le Second Empire les phrases en francitan et les francismes sont nombreux et apparaissent surtout dans les textes, il y a une evolution rapide vers un sentiment •'" « I.es faux culs ». •"' « Les coiffures ä la mode ». » Cf. Claude Barsotti, « Lei canconiers provencaus urbans, testimônis de temps », , ommunication presentee au Colloque Victor Gelu, Marseille au XIXe tack, 25-27 OCtobte 1985, paru dans les actes de ce colloque. 46 de dignitě qui poussera les chansonniers á utiliser une l9„o«. «1 die ou'ľn mľľ T W™ss"t PÄédemment Mieox, on peut . a' chl oľ' f™;"50" """"" eSt PlUS m'°"™' «Wvi a certalnernent ,ou« dan, cette evolution S " ' possedan, on taIent ,*£* ^„^ľdetn íí conditions, les artistes occitans á ľexcenri™ A breUX" Dans ces le franatan Ľocatan ľlľp f"50"5 °U décl*™ti°ns. Ou 47 bien plus loin, jusqu'en Gascogne. Ainsi, un chanteur comme Brossard obtiendra un succěs triomphal ä Toulouse et Valence. La plupart de ces artistes done, auront une langue différente en fonetion du public devant lequel ils seront appelés ä se produire. Et ľéventail pourra aller d'un monolinguisme occitan jusqu'ä un repertoire ne comprenant qu'un texte occitan, en passant par toutes les situations intermédiaires. Victor Gelu j Né ä Marseille le 12 septembre 1806, dans un immeuble situé dans la rue du Bon-Pasteur, pres de la place d'Aix, actuelle place Jules Guesde, Victor Gelu est mort le 2 avril 1885, dans son domicile de la rue Jardin-des-Plantes. Victor Gelu, dont le pere était boulanger, était d'origine petite bourgeoise. II accomplit de solides etudes qu'il doit interrompre ä la mort de son pere. II voyage un peu partout en France, ä Bordeaux, Paris, Lyon, ou il est clerc de notaire, mais aussi en Suisse et en Italic De retour ä Marseille, il s'essaie dans diverses activités, notamment la minoterie. Mais, peu doué pour les affaires, il se retire définitivement en 1855, se consacrant ä ľéducation de son fils et vivant du produit du travail de son épouse, couturiěre. II a déjä écrit un certain nombre de chansons francaises lorsqu'il se met ä la chanson provencale, par hasard nous dit-il, en 1838. II obtient un triomphal succěs avec « Fenhant e gromand »31. Et durant quinze ans, il sera considéré comme le chantre de Marseille, ľintermédiaire de sa ville natale. La population marseillaise se reconnaitra en lui. Dans ses chansons, Gelu présente ľethnotype de ľoccitan avec son temperament violent porté par une parole qui fera son succěs de chansonnier lorsqu'il se produira dans les banquets. Car e'est la seulement qu'il chantera, et non sur les scenes des cafes ou des theatres chantants. Pour lui, la chanson est un moyen de communication sociale. II y dénonce tout, il crie la revolte de ľindividu devant la société. Cependant, ce sont les autres qu'il fait parier, et ainsi, il fait la jonction entire la culture populaire et la culture officielle. Par son talent, il donne la parole aux muets de I'histoire, ä 31 « Faineant et gourmand ». 48 ceux qui ne parlent pas la langue du pouvoir et qui sont exclus de I avenrr. Dans l'univers de Gelu, c'est la civilisation urbaine qui est presentee mais une civilisation dans laquelle il n'y a aucune rupture entre la ville et la Campagne. II y a complémentarité, et ce n'est pas un hasard si son román Nové Granen a pour héros un paysan de Vitrolles, localité qui est vers ľouest á ľextrémité de la mouvance marseillaise, comme vers ľouest le sont Aubagne et Roquevaire Homme de contradiction en raison de son extraction sociale Gelu a voulu etre un intellects ä un moment oú cela ne payait pas Par ses chansons, qui étaient connues de touš les Marseilles et qui sont passees dans une sorte de legende, ü a été le modele certes inaccessible, mais le modele tout de merne auquel se sont référés les Chansonniers marseillais33. Etienne Bibal Etienne Bibal est né le 29 octobre 1808, au numero 44 du Grand-Chemin-d'Aix, aujourďhui avenue Camille-Pelletan. II grandit dans ce quartier qui était aussi celui de Vietor Gelu, dont il est le contemporain. Apres quelques années ďécole oú Ü appnt á lire écrire et compter, Ü exerca le metier de vermicelier. II adorait la nature et parait-il, il etait aux anges lorsqu'il pouvait quitter la fabrique pour" aller au bord de mer... au cabanon ! Aprés son mariage avec Marie-Madeleine Imbert, il alia vivre dans la rue des Grands-Carmes oú il monta une boutique de comestibles et de legumes. Piqué par le démon de la poésie, il a compose de nombreuses chansons, romances, építres, contes, satires en provencal, dont la plupart sont perdus. Quelques-uns ont été sauvés par son neveu Marius Bibal (1848-1939), également auteur de chansons, dont l'une «Salut a l'Estaca»34, flgurait dans les années 3Q dang k ^^ ^ 1 Union Musicale de l'Estaque-Plage, « Vengue de pies »35 i2NoélGranet. Marseille (1806-1885), Centre Regmnal d'Etudes Occitanes, Marseille 1985 140 141a aqUe>>- PublÍée ^f^ment in Le mustc-hall marseillais, 1815-1950 35 « Que nous viennent des sous ». 49 C'est en 1840 que vint la celebrité avec la célěbre chanson «Lo i-abanon », dont j'ai précédemment développé le thěme. Etienne Bibal était membre de 1'Athénée Ouvrier. Ses refrains étaient trěs populaires ä Marseille; ils étaient chantés dans les theatres et les concerts par son ami Cantonelli, que l'on appelait plus familierement Cantos. Bibal devait périr tragiquement. A la fin de 1853, pris dans un incendie, il eut un tel effroi qu'il devint fou et dut étre enfermé ä l'asile du boulevard Bailie, oú il mourut le 23 octobre 1854, ä peine ggé de 46 ans. II demeure le type d'un chansonnier populaire qui a été sauvé de l'oubli par une seule oeuvre, image d'un certain mode de vie commun ä ľensemble ďune population. Rodolphe Serre Né ä Marseille en juin 1823, Rodolphe Serre y est décédé en décembre 1894. II était cuisinier de son metier et tenait un restaurant sur la place du Grand-Théátre. Est-ce lá qu'il prit le goút de la musique ? C'est possible, mais en tout cas, il composait lui-méme la musique de ses chansons, scenes comiques et declamations mélées d'ariettes qui connurent un succěs triomphal sous le Second Empire. Ses interprětes favoris étaient Gaitte, Brossard, Reboul et Génin. Certaines de ses romances ont connu une longue popularite qui a atteint 1914. A cette époque, « Soven-ti n'en »3Ô ou « Ma brunetta »37 étaient encore sur les lěvres de vieilles Marseillaises. Cette derniěre romance, qui a été reprise aujourd'hui par Jaume Lombard, se chante sur une musique trěs agréable qui ne date pas, preuve des qualités de musicien de Rodolphe Serre. Par ailleurs, nous ľavons vu, celui-ci est le créateur du personnage de Cacalocho. Dans la scene « Lo marchand de gaveús »38, également reprise par Jaume Lombard, il y a une satire sociale qui valut ä son auteur la suppression de certains passages de la part de la censure lors de sa presentation ä l'Alcazar et au Casino. C'est que Rodolphe Serre était républicain et socialiste. II fut d'ailleurs l'un des collaborateurs du Journal de Clovis Hugues, Lajeune République, devenu en 1880 Le Petit 36 « Souviens-t'en ». 37 « Ma brunette ». Publiée intégralement in Le music-hall marseillais, 1815-1850, p.73- 74. 38 « Le marchand de javelles ». 50 Provencal. Membre de ľAthénée Ouvrier, il en était la ressource dans les grandes occasions. Ainsi, lors de la reception d'Alexandre Dumas, de passage á Marseille, c'est lui qui rédigea le compliment de circonstance. Je rappelle que Louis Foucard, pour son « Teátre de Titěas »39, a tiré un certain nombre de scenes de ľceuvre de Rodolphe Serre. Au Vallon des Auffes se trouve une voie dénommée rue Serre. C'est lá que Rodolphe Serre venait philosopher. II était connu de tous, et son expression «Siás uros, Cacalocho!» est demeurée proverbiale.40 La Comedia Provengala En 1878 était fondée par Felix Galseran, qui avait recu l'aide de deux autres chansonniers trěs connus, Joseph Mandine et Jean-Baptiste Bonnefoux, La Comedia ProvenfalcŕK Cette association s'était donnée pour táche «de diffuser la langueproven falepar le moyen ďécrits, de concerts et de representations faites dans toute la Provence ». Elle réunissait des trobaires et des chansonniers dont la plupart se retrouvent d'ailleurs dans une autre association de but plus littéraire, Lo Gai Saber7- fondée en 1880. Félix Galseran (Marseille 1851-1918) était le quatrieme enfant ďune vieille famille marseillaise de tonneliers, et il fut tonnelier lui-méme, comme d'ailleurs ses trois frěres. II fréquenta ľécole des Frěres du Panier, oú il habitait, rue de 1'Abadié. Trěs intelligent, il dut toutefois se mettre au travail á l'äge de douze ans, mais il continua ä frequenter, le soir, les cours des pěres jésuites des environs de la gare. II vint vers 1875 á ľexpression occitane, et en 1880, il écrivit une pastorale, Ľan Un, accueilĽe favorablement et qui fut jouée au théätre de la rue Caisserie. Ľévolution de ses idées politiques vers le socialisme et un anticléricalisme farouche est attestée par son dráme 39 « Théátre de Poupées ». 40 Pour les portraits de Marius Revertegat, David Gaitte, Barthélémy Brossard, Marius Berger, Michel Capoduro, Joseph Arnaud, Guillaume Luc, Marius Angles^ Stanislas Mallard, Jeanne Conty, Louis Foucard et Georges Villard, on se reportéra á l'article complet de la revue Marseitle, dans lequel figurent egalement des illustrations ainsi que de nombreux textes de chansons [ndlr]. 41 La Comédie Provetifale. 42 L« Gai S avoir. 51 en quatre actes, Ľhéritage ou le jesuite au moulin, qui en dépit de son litre francais est presque entiěrement rédigé en provencal. II écrivit deux autres pieces, Lo caractera de mise Bernau, comédie en deux actes et en vers créée au theatre de Saint-Henri en 1881, et Lo pompier enflamaŕ4, vaudeville en un acte et en vers, créé en 1891 et joué dans les divers theatres marseillais. En outre, excellent chansonnier, il est le parolier d'un grand nombre de chansons dont la musique était souvent empruntée ä des chansons francaises ä la mode. La Comedia Provenfala exerca son activité dans le domaine du spectacle, négligeant ľaspect littéraire qui fut pris en charge par Lo Gai Saber, et plus tard par Lei Trobaires Marselhes45, outre les publications comme La Sartatŕ6, L'Armanac Marselher1, Lo Sant janenc , ouLaVelhadd*. , W ' ,UaU "•*«*< L'association joua un role trěs efficace ďimprésario, dans la mesure ou il suffisait de s'adresser ä eile pour obtenir les artistes nécessaires á ľorganisation d'un spectacle. Et c'est ainsi que seront membres de La Comedia Provenfala des hommes tels que Guillaume Luc, Marius Berger, ainsi que de nombreux autres chansonniers marseillais dont le repertoire était sinon exclusivement, du moins majoritairement d'expression occitane. La Comedia Provenfala organisa des concours. Le premier se déroula en 1884, sur le theme impose Lei soflas mosts; il fut remporté par Joseph Mandine. Le second, en 1894, qui consistait ä écrire une chanson sur le theme « N'a pron »49, eut deux gagnants ex-asquo, Guillaume Luc et Prosper Portal, un artiste connu pour son role de Canison dans la pastorale de Louis Foucard, et qui s'essayait aussi dans la chanson. En 1896, nouveau concours sur le theme « Es sa fauta»50. Dernier concours en 1898 sur le theme «Vôli pas que mi lagan lume »51, gagné par le chansonnier Victor Valentin, qui était clans la vie vendeur de journaux. '' Le caractere de Dame Bernard. 11 Le pompier enflammé. IS Les Trobaires Marseillais. "' La Poéle. 47 L'Almanach Marseillais. '« La Veillée. '"' « II y en a assez ». 1,0 « C'est sa faute ». •' « ) e ne veux pas qu'on m'explique ». 52 Les chanteurs de ľassociation tournaient un peu partout, aussi bien dans des reunions privées, des fétes famüiales ou des banquets, que dans les salles de Marseille et de la banlieue. A titre d'illustration,' je menüonnerai qu'en 1896, ä ľoccasion de la premiere sortie orgamsée au printemps par ľassociation, au café Fleury, boulevard Oddo, rut donné un concert qui rassembla les artistes suivants : Jean-Baptiste Bonnefoux, Marius Angles, Guillaume Luc, Felix Galseran, Aymard, Barthélémy et Marius Berger. Une quinzaine de jours aprěs,' le 3 mai, se déroula un concert au profit de Marius Berger, qui devait étre dans la géne. D'une maniere generale, les chansonniers de La Comédia Prvpenfa/a étaient socialisants,, ou tout au moins, ďopinion républicaine. Le contenu des chansons données dans les spectacles était souvent engage, et par ailleurs, les textes « osés » n'étaient pas absents du repertoire, méme s'ils voisinaient avec d'autres qui étaient plus moraux. Georges Villard De son vrai nom Georges Lacombe, Georges Villard est né ä Marseille le 21 avril 1879. II est décédé ä Paris le 5 février 1927 ; il avait alors perdu la raison. II appartient ä une nouvelle generation : celle des Marseillais pour lesquels le francais, ou plus exactement le francitan, est devenu une langue normale. En effet, c'est ä partir de la fin du Second Empire et des debuts de la Troisiěme République que le francais est generalise grace ä la fréquentation reguliere de ľécole, mais aussi ľapparition d'une presse ä bon marché qui pénétre dans ľensemble de la population. Et si, par consequent, ľemploi de ľoccitan pouvait constituer une facilité pour les chansonniers des generations antérieures, cela n'est plus vrai pour ceux qui sont nés postérieurement ä 1860. Ainsi, lorsqu'il s'exprimera en occitan, Georges Villard fera un choix délibéré, certainement difficile car ľon sait la difference qui existe entre ľexpression écrite et ľexpression parlée. Peut-étre est-ce le résultat de la poussée de ľinconscient collectif du public qui prend plaisir ä écouter Foucard et les chansonniers de La Comedia Prvve/ifafo. Car Georges Villard a acquis trés vite une renommée Internationale. II est le parolier de « II navigátore », premiére version 53 tle « La petite Tonkinoise », de « La Valse brune » et des « Chevaliers de la puree », chansons qui obtinrent toutes le succěs qu'on sait. En (>utre, il était un excellent compositeur. A la limite, rien ne le poussait ä utiliser ľoccitan. Et pourtant il ľintroduira dans ses textes. Ainsi dans « Lo doquer »52, « Mon paure pichon »53 ou « La coa de la sartan »54. Bien qu'ayant chanté ä Paris, sa carriěre a été surtout marseillaise, mais cela n'explique pas complětement, je le répěte, un choix culturel cpi ne s'imposait plus en ce debut de XXe siěcle et qui se retrouvera i hez de nombreux chansonniers jusqu'en 1940, et méme plus tard. Occitan, fiancitan, francais Si le francitan se répand, ľoccitan demeurera encore longtemps une langue socialisée. Une langue qui, toutefois, deviendra de plus en plus celle d'un certain plaisir ludique qui rattache ľindividu ä un pays, •i certaines formes de vie, ä des souvenirs... Cela est evident dans les revues qui, ä côté du francitan, omettent rarement ďinsérer le provencal. Et ce aussi bien dans le titre de la revue elle-méme ou de certains tableaux, que dans les textes paries et (hantés. C'est que la plupart des artistes sont d'origine locale et sont capables de s'exprimer en occitan. lis disposent d'un large registre qui leur permet de s'adapter ä des situations trés diversifiées : utilisation du francais ou du francitan sur les scenes parisiennes et de la France du Nord; méme chose en Occitanie, avec en supplement ľoccitan qui assure la connivence du public. II y a simplement generalisation d'un phénoměne qui existait depuis longtemps - songeons ä ces banquets auxquels participait Gelu, oú le provencal avait droit de cite ä côté des chansons francaises « nationales » - , mais qui avec ľinstauration du marché national du spectacle devient une nécessité lorsque l'on a choisi d'etre artiste professionnel. Cela ne touche pas que la revue, mais également directement la chanson. Ainsi Darbon a grave sur des 78 tours un certain nombre de chansons occitanes comme «A l'aiga sau lei Hmacons »55 ou « Lo parassoú »M, et Andrée Turcy, chanteuse dont la S2 « Le docker ». 13 « Mon pauvre petit ». M « La queue de la poéle ». M « A "l'aiga sau" les Hmacons ». 54 renommee fut internationale, ne dédaignait pas de chanter en Provencal. Elle a ďailleurs enregistré eile aussi sur disques un certain nombre de textes. Quant aux revues de quartier, elles font une large place a 1 ocatan. Ainsi dans « Vengue de pies », déjá citée, les parties en provencal sont nombreuses. Mais il est evident que de plus en plus 1'occitan est relégué dans ces « reserves » de quartier, merne s'il apparaít encore sur les grandes scenes parce que le public qui les reclame vient de ces quarners Le francitan tend ä le remplacer. Et cela est normal, car le provencal ne dispose d aucun soutien dans le meilleur des cas, cependant que dans e pire, il est combattu dans les écoles. Lentement, mais sürement la langue recule. ' Et puis, les conditions sociales, économiques, politiques évoluent Dans une France affaiblie, le « Midi», dont la saignée démographique due a la guerre n'a pu étre compensée en raison ďune dénatalité qui ici a debute děs le milieu du XVIIIe siěcle, recule relativement par rapport a la population globale de la France. Ľémigration Interieure se poursuit vers le Nord avec le fonctionnanat. Economiquement la regression est evidente. Malgré les efforts de la Chambre de Commerce de Marseille qui étend le port vers l'Etang de Berre c'est seulement en 1938 que celui-ci retrouvera ses chiffres de 1913 Énfin ú y a poumssement politique ; on connait suffisamment la reputation de Marseille-Chicago... Ainsi, Marseille et 1'Occitanie deviennent les boucs émissaires de la decadence de l'Etat national francais. Comment cela ne pourrait-il pas avoir de consequence sur ce music-hall qui est le reflet d'une culture populaire ? De la revue á ľoperette : une perversion Et ca en a! Ainsi, ľoperette dite «marseillaise» nait dans les annees 1930. Elle remplace la revue qui s'adressait ä un public local «entendu». r ' Ľoperette utilise le provencal seulement en representation avec quelques expressions stéréotypées, qui peuvent étre comprises partout et par tous. Le francitan, un certain francitan standardise « Le parasol». 55 avec un vocabulaire épuré, et dans lequel l'accent tend á devenir l'unique marque de reconnaissance, constitue sa base exotique. Ľoperette marseillaise est destinée ä ľexportation, au public parisien de boulevard. Et cela marche trěs bien. Car apres tout, ces « Marseillais » sont sympathiques : ils ne travaillent pas et ils font rire. lít cela marche aussi ä Marseille, en Occitanie. Car tout n'est pas faux dans cette opérette qui, au fond, reprend des themes qu'ont déjä exploité dans leurs scenes locales les artistes sous le Second Empire, et plus pres de nous, un Louis Foucard. Seulement, lorsque les Marseillais vont voir une opérette « marseillaise », c'est pour s'amuser, se distraire. Ils savent que le lendemain, le travail les attend. Un travail souvent trěs dur, avec de longues journées. Ainsi, dans ľoperette marseillaise, tout le monde trouve son compte. De lä son succěs. Mais c'est un spectacle ambigu qui véhicule en réalité une ideologie dans laquelle les Occitans servent de faire-valoir aux Francais du Nord. Et ďailleurs, les histoires de « Marius et Olive » ne sont-elles pas contemporaines de la naissance de ľoperette marseillaise ? Pourtant, les chansons demeurent souvent géographiquement localisées, ce qui assure un rapport avec le public local cependant que l'exotisme est assure pour le public parisien. Ainsi, des noms precis apparaissent encore : La Belle-de-Mai, Cucuron, Les Camoins, le boulevard Bailie, etc. Et il en est de méme dans la chanson francaise qui généralement évoque Paris, avec des lieux trěs precis. Du marché international au créneau Cependant, dans les années 1930 également, se généralisent le cinéma parlant, la radio, le disque (dont les succěs de Tino Rossi sont ľéclatante illustration), et il y a ľarrivée du micro. Malgré les apparences, le music-hall entre en crise. La guerre sera lä pour ľachever, malgré une brěve et illusoire reprise dans ľimmédiate aprěs-guerre. Par ailleurs, on entre dans un marché international du spectacle oú ľanglais est désormais la langue de la modernité. Ce qui n'exclut pas que le francais puisse étre porteur d'un certain classicisme. Mais, pour ce qui est de la vente du disque, c'est le chiffre qui compte seul, avec 56 a. travers, les benefices; et comme aurait dit David Gaitte, lá les productions anglo-saxonnes tiennent le galkardef>~>'. L'occitan, le francitan constituent actuellement des créneaux qui peuvent permettre ä des artistes de s'exprimer, de vivre, s'ils sont d'un bon niveau qualitatif, mais certainement pas de parvenir á une large audience internationale qui de toute facon tendra de plus en plus ä passer par l'anglais. Et, si cette notoriété internationale est atteinte, il sera alors preferable d'utiliser l'occitan plutôt que le francitan qui sera considéré comme francais par un public qui ne sera pas sensible ä la difference d'accent et de vocabulaire. De toute facon, tant la chanson occitane que la chanson francitane actuelles n'ont que peu de rapport avec ce qui a pu exister jusqu'aux années 1930. Mais cela n'a que peu d'importance, car sinon, ou serait la creation ? ie qui serf á porter le cerceau oú sont suspendus les prix pour les j. ĽENDOGÉNE, ĽEXOGÉNE ETLANÉOLOGIE: LE LEXIQUE MARSEILLAIS Louis-Jean CALVET Universitě René Descartes (Paris V) « Ai la cap que me dou, que de mots siau gavat Faudria mai d'un mes per poder lei comptar Ai de mots de pertot, bodi que pastaga Arabi, provencau, frances e bambara » (Massilia Sound System, « Canon es canon ») (j'ai mal ä la téte car je suis gave de mots il faudrait plus d'un mois pour pouvoir les compter j'ai des mots de partout, bon dieu quel pastiš arabe, provencal, francais et bambara) Dans Bye Bye, film de Karim Dridi, deux cousins, tous deux d'origine tunisienne, l'un vivant ä Marseille et l'autre arrivant de Paris, se retrouvent dans le quartier du Panier. Le Marseillais porte un T-shirt proclamant «Je danse le MIA ». Le « Parisien » lance : « IAM c'est un true pourri, faut écouter NTM ». Ainsi deux groupes de rap dessinent une opposition centrale entire Marseille et Paris, entire l'un et l'autre, et participent ä la definition de ľidentité. Le fait d'interroger le lexique du rap et, dans une moindre mesure, du rock marseillais ne surprendra personne. Par sa diffusion large et populaire, la chanson peut en effet lancer des mots ou des expressions que, selon les cas, eile remet ä la mode ou crée de toutes pieces. C'est ainsi qu'une chanson de Louis Bousquet interprétée pour la premiere fois par Bach en 1913, « Avec Bidasse », a donne au francais un mot que le dictionnaire Robert date de 1938 et qui est 60 maintenant blen intégré dans la langue. Tout le monde connait ces « Avec ľami Bidasse On se quitte jamais Attendu qu'on est Touš deux natifs d'Arras Chef-lieu du Pas-de-Calais » Mais qui sait que bidasse est un nom propre devenu commun ? De haľoľ ľľot V?"1 lanCe en "* «** » STdW chanson, le mot scoukdou qui devient le nom d'un petit obiet I plasnque tressé, trěs ä la mode pendant quelques mois En 1978 cW Renaud qui, avec « Laisse béton », remetl vllan a ľtntľ,et pľu pres de nous> Afoque f h fc congoI^g Une partie de mon propos est done ďinterroger le lexique du ran terme T*"^' * *****' dans ^eUe ^sur ľutihse 2 ermes specifiquement marseülais et dans quelle mesure i Tie du lis dans une demarche identitaire ? T'utiliserai ici íST ľ „n,ľ, u"e,fO"ne InguBtlque o» une lang« ,,,„3 k J„ , «gaulois», avec ľaccene paráot etcl n, „ » .j P 61 Nord , ceux qui parlent pointu, et des Marseülais qui les imitent et << renient» ainsi leurs origines. Les connotations véhiculées par les (lioix linguistiques sont done ä la fois géographiques (nous sommes iniirseillais) et sociales (nous ne sommes pas des « fiôlis »), et un mot, ou la facon de prononcer un mot, peut avoir une trěs forte charge identitaire. Celui qui dit par exemple « on boulégue » plutôt que « on sc dépéche » émet le merne message, mais il indique en merne temps ;mtre chose qui peut étre plus important que le message lui-méme. Avec ľutilisation du fonds lexical local, nous sommes done face ä la i evendication d'un we code, ä ľaffirmation ďune identite marseillaise (c'est ä ľévidence le cas de Massilia Sound System). Par exemple, lorsqu'on lit dans le lexique que le groupe Quartiers Nord donne dans son disque, « Embouligue : infractus (en francais : infarctus) », on a la manifestation de l'opposition entre me et they code, pas seulement dans ľutilisation ď embouligue, mais dans le couple oppositif infractus, immédiatement traduit «en francais : infarctus». La specifické ici ;iffichée repose bien sůr sur un mot d'origine provencale, embouligue. Mais la métathěse {infractus) influencée par la forme fracture qui est souvent attestée en francais populaire et n'est done pas specifiquement marseillaise constitue en méme temps un clin d'ceil appuyé ä Marcel Pagnol, un double marquage identitaire en quelque sorte : Yembouligue (le nombril) passe par Yembolie pour en arriver ä Yinfractus /infarctus.... Mon hypothěse est done que, derriěre les choix lexicaux de nos groupes, apparait une facon de se situer dans une configuration sociale et géographique. La premiere question qui se pose ä nous est d'ordre méthodologique : Comment extraire de notre corpus le lexique dont je vais traiter ici ? J'ai utilise un certain nombre de filtres successifs. Le premier est le dictionnaire et, de facon arbitraire, j'ai utilise le Petit Robert. Ce premier filtrage nous donne ce que j'appellerai un vocabulaire non-standard: les termes utilises dans nos ceuvres et qui ne figurent pas dans le Robert. Dans cet ensemble, il convient maintenant de distinguer entre le lexique non-standard de diffusion nationale, e'est-a-dire le francais populaire et argotique, et le lexique non-standard spécifiquement marseülais. Le second filtre sera done un dictionnaire d'argot, et j'ai utilise de facon tout aussi arbitraire celui de Jean-Paul Colin, qui n'est pas le plus recent mais qui est ä mes yeux le meüleur. 62 Ce deuxiěme filtrage nous donne done le lexique non-standard et non national utilise dans notre corpus. Dans cet ensemble, il faut alors distinguer entre d'une part les items repris de la tradition locale, des mots marseillais, provencaux, connus de la population, et d'autre part les items venus d'ailleurs ou inventés par les auteurs. Nous avons done trois possibilités, un vocabulaire endogene, exogene ou néologique, et e'est par rapport ä ces trois categories que je vais tenter de classer les groupes qui constituent notre corpus. Voici un exemple qui illustre bien deux termes de cette distinction. Jean-Claude Izzo a emprunté le titre de ses deux romans policiers, Total khéops et Chourmo, ä deux groupes marseillais, LAM et Massilia Sound System. Or, dans le premier cas, ľexpression est une pure invention d'lAM, nous sommes du côté de la néologie, et dans le second cas il s'agit d'une reprise directe d'un mot provencal, soulignée par la reproduction sur la pochette du disque de Particle du dictionnaire de Mistral, nous sommes du côté de Y endogene. 1. Du côté de ľendogene : Quartiers Nord et Massilia II y a dans le livret de basilic instinct, l'album du groupe Quartiers Nord, un « petit lexique » qui donne dix-neuf mots : Américanades: saloperies yankees Cagnard: disque lumineux qui inonde de chaleur le midi de la France Basilic Instinct: voir definition ci-dessus Castapiane: maladie honteuse Chichifregi: littéralement« vier frit ». Beignet frit dans l'huile Chichinette : casse-couille de premiere Embouligue : infractus (en francais: infarctus) Empourade: emmerde Ffy : espěce de liquide jaunátre qui se trouble au contact de ľeau Lejarret: jadis petit ruisseau, aujourďhui périphérique Niasqué: torché, bourré, plein comme une huitre Panísses : délicieuses spécialités culinaires ä base de farine de maís Piades (se dit aussi « piadons ») : belins, francus, raviolis Raillave-chourave-bouillave : eri de guerre des tribus morfales Régaä : haut lieu de culture rabelaisienne Stockefishe : gringalet, gisclet, esquinade, demi-portion Timinikes : maniěres, frime, bouche Aygalades, St André, Estaque, Menpenti, Mourepiane, Belle-de-Mai: quartiers de Marseille. 63 Mais on trouve dans leurs textes d'autres termes qui n'apparaissent pas dans ce lexique : moulard, moularder (sur mollard ?, de mol, « mou », ce qui renforcerait ľétymologie), pastaga, peuchere, esquicher, et un passage en provencal mätiné ďitalien et de francais {as ben mangea \/igouroux, mais aspaga niente). Cette double liste (les mots glosés dans \c lexique et ceux qui ne le sont pas) postule deux categories lexicales, celle des termes qu'il faut expliquer et celie des termes que ľon (onsidére comme connus, ce qui ne va pas sans incoherence : cagnard par exemple, present dans le lexique, est depuis longtemps passé dans 11- francais populaire tandis qu'esquiche, qui n'est pas dans le lexique, n'est guěre compris hors de la Provence. Mais il demeure qu'il y a la manifestation d'une conscience de la specifické linguistique de Marseille (ou des Quartiers Nord), specifické qui s'avére d'autant plus que le groupe crée quelques néologismes, je veux dke des mots que ne donne aueun dictionnake des spécifickés marseillaises ou provencales {américanades, visiblement inventé), et utilise parfois l'argot national: « quand je vire fraca / et choure une Kawa » (« Gourou des Aygalades »). Si Quartiers Nord marque sa spécificité marseillaise par son řocabulake, Massilia Sound System pratique pour sa part ľalternance . i idique, d'un titre ä ľautre ou ä ľintérieur d'un méme titre. Ainsi, sur le premier disque, ?aria patois (1991), s'enchainaient «Lo oai» (deux Miuplets en provencal, le reste en francais), «Joyeux voyous » (en h.mcais), «Canon es canon» (en provencal), «A la rasbalha» m;i|orkakement en francais, avec la repetition incessante d'un ■ viiiagme a la rasbalha), «Violent» (en francais avec au mikeu un |>.issage en provencal), « Reggae fadoli » (en francais), « Parla patois » (en provencal, sauf quelques mots ä la fin :« Si e'est pas toi e'est done i. m frěre »), « Connais-tu ces mecs » (en francais), « Fai pas lo morre » ft Inq couplets en francais, un en provencal), «Stop the cônô » (en fftneais), «P.I.I.M. Part. 2» (en francais), « Canti, As, A», (en provencal). Six titres en francais done, trois en provencal, trois I liilingues », le morceau éponyme, « Lo oai», étant caractéristique de cette alternance. Avec Chourmo (1993), ľalternance est essentiellement d'un titre á i mi it-: « Disem-Fasem » (en provencal), « Vetz T. » (en francais), Kus de nuk» (en francais), «Lo trobar reven » (en provencal), 64 « Tafanari» (en francais), « A la comedia provencala » (en francais), «Electronaria» (en francais), «Trobador» (en provencal), «La chanson du moussu » (en francais), « Qu'elle est bleue » (en francais), « Ara que per riddim charra la cortesia » (en provencal), « Le son des raggas» (en francais), «Lyrics a verse» (en francais), la seule exception étant le morceau éponyme, «Chourmo» (alternance provencal/ francais). Avec Commando fada (1995), le we code commence děs la pochette du disque : emballage cartonné qui évoque ľétiquette d'une bouteille de pastiš (avec les indications « 100 % Trobar, Pur Oai, fabriqué ä Marseille»), puis photo d'un coiffeur en plein air, sur le cours Belzunce, devant ľAlcazar de Marseille, fermé et en ruine. Le groupe mixe huit chansons en francais («Des metallos», «On danse le parpanhás », « Mise en examen », « Remue », « Degun ni personne », « Quand le sound est bon », « Refusez la pression » et « Marseillais »), quatre en provencal (« M'en foti», « Le reggae es mon companh » , «Jompa vo » et « Solelhadis » ) et deux bilingues (« Commando fada » et « Occitan : leicon N°l »). Si nous comparons les trois disques, nous voyons que la proportion de francais et de provencal reste la méme (deux fois plus de francais) et que ľon a systématiquement une alternance : 1991 F/P F P F F/P F P F F/P F F P 1993 PFFPFFFPFFPFFF/P 1995 F/P F P F/P F F P F P F F P F F Les choses sont en fait un peu plus complexes car un titre « en francais » peut porter entiěrement sur un mot provencal (c'est le cas de «Tafanari» ou de «On danse le parpanhás»), utiliser du vocabulaire local (pébron, fada, dans « Reggae fadoli », morre dans « Fai pas lo morre», etc). En outre, ľaccent est parfois utilise comme marqueur identitaire, de facon oppositive, par des collages d'accent pointu. Ainsi trouve-t-on dans « Vetz T. » le passage suivant: « Par pitie Moussu T, aidez-moi je vous en prie Donnez-moi des tuyaux pour prendre la mairie (...) II me tend un cigare et me dit grand merci Appelez moi Bernard, entre nous pas de chichi» 65 dans lequel on reconnait d'autant plus aisément une reference ä llcrnard Tapie que ces phrases sont prononcées avec un accent |Kirisien. Et ce collage phonétique fonctionne de la méme facon que le lexique, sur le modele de ľopposition entre we code et they code. Nous trouvons done chez Quartiers Nord et Massilia Sound System une grande majorite de termes endogenes, sous forme de mots marseillais ou de textes en provencal, alors que le lexique qui apparait dans les disques d'IAM est essentiellement compose de creations. 2. Du côté de la néologie et de ľexogene : IAM jj^ Dans le livret aecompagnant le CD de la Planéte [Mars)(\99V), IAM donnait un «dictionnaire parallele traduit des híéroglyphes» qui i (imprenait une cinquantaine d'entrées : un blob = Personne qui vous coUe au cul aäer — Revolver La MOB =La Mafia = Marseille ou Brooklyn = Faction armée du Côté Obscur Le côté obscur de Mars - Côté de Marseille que ľEtat francais refuse de voir Un café pour mon colľegue - Radoter. Grand-měre sait faire un bon café, tout radoteur plonge pour grand-mérisme. Malheureusement Imhotep est souvent incarcéré. Les je veux étre = Ceux qui veulent étre mais qui ne sont pas Total khéops - Bordel immense Se bongier - Etre laissé pour compte Mout^e = Organe sexuel de la femme Bosgo = Laid = Fifre = mia... Mwais = Cri inhumain de satisfaction Ouais ouais = Bonne moutze dans les parages Sang = Boisson gazeuse Duguesclin - Détenteur de la coupe de cheveux proche de celie des chevaliers du Moyen Age Martiens = Habitants de Marseille ou propriétaires d'une R 12, R 14, Rl 6 ou R 18 ayant plus de deux phares á l'avant. Etre opérationnel - Personne ayant pété un cable La déchirure - Personne trěs opérationnelle Lancer un scud - Action violente de chier Bombardement chimique = Chier ä n'en plus finir Echelle de Richter = Lorsque vous atteignez 9, votre maison est un total Khéops Manpower - Dormir trěs longtemps dans la position du dessin de léonard de Vinci 66 Le Ko Kux Klan = Assemblée de personnes chanceuses ou cocues La matson - Brooklyn Les deux títes = Les Ray bans = les flics Tminikologie = Science de la connerie Racaittejaune - Pieces de 5, 10 et 20 centimes Etatpnorr= Déshydratation avancée Etre moins qu'une merde = Etre fatigué Scrubbier = Art ďaligner des mots sans aucun lien, mentir Jackpot - retirer des ronds ä un distributee de billets Travailler dur = ne rien foutre Larve = Personne restant trěs tard au lit Satelite = Moutze gravitant autour de la planete Pharaon Figure d'angoisse = Personne dont la simple vision vous met ľango.sse Cnmtnoacal = Qui tue avec la musique Biochimiste = Soudeur de moutzes = Metier créé par IAM Archtecte musical'et alphabetize = Nouveaux metiers créés par IAM Legrandpatron = ľANPE PAO = Bouclier de cuir servant á travailler les coups de pieds Ky-lm - Animal composite appartenant á la philosophic du Tao, gardien de la perle qui le symbolise Mushin = Etat de non pensée, vide total de ľesprit Cbang-ti = Symbole des regions septemtrionales, de ľétoile polaire Inwncale - Inimitié inimitable Re-borakhtiaton = Le disque solaire, dieu unique Un « rémi bricard» = Personne qui se vante de savoir tout faire ä la fois. Si nous comparons ce lexique ä celui de Quartiers Nord nous sommes frappés par le fait qu'une grande majorite des termes ou d expressions sont ici inventés par le groupe, que la part de tradition marseillaise est faible, sinon nulle. Deux termes seulement échappent en effet a la neologie IAMienne : moutze et tmimk, dont ľétymologie nest pas claire. Parallělement, on trouve dans les textes du groupe quelques mots d'argot national, parfois un peu vieülots, commc conde's, polos, spltf... En quoi le groupe est-il, linguistiquement, marseillais ? 1 our tenter de repondre á cette question, nous allons analyser deux couples oppositifs, « Le mia » et« L'ultra mia » d'une part, « Attentat» et «Attentat 2 »d'autre part. H y a en effet deux versions du titre le plus connu d'lAM • «Te danse le mia », sur l'album Ombre est lumiere (1993), et « L'ultra mia » sur un « maxi» (1994), la seconde étant la version plus « marseiUaise » du succes national. Void en parallele le debut de ces deux versions 67 «Je danse le MIA » « L'ultra MIA » Sii i lébut des années 80 je me souviens Au debut des années 80 je me souviens ucti soirees des soirees fada i in I'ambiance était chaude et les mecs D'entrées embrouillées coup de boule 11 ntraient ä Ceux qui tchatchaient i n i Smith au pied et le regard froid J'avais de méchantes Stan Smith un H i rutaient la salle, le 3/4 en cuir survetement et un 3/4 en cuir á .....lé autour du bras 600 000 flambant l(.iy Ban sur la téte, survétement Des Ray Bans, des Vuamet, des Filas l.iichini. Pour les plus classes des Tacchinis I. mocassins Nebuloni Et les mocassins qui vont bien (des I Its qu'ils passaient caméo midnight star dangereux) Nebuloni '.I »S band delegation ou Shalamar Tu vois sur les terables funk Shalamar I "i il le monde se levait, les cercles Kool et gang, Delegation, Midnight star ' l{ irmaient J'te sortais les passes, wahed la racine I ic, concours de danse un peu partout Touš les mecs de Montreal á l'amende iinprovisaient devant leurs copines II ic propose un voyage dans le temps 2 ou 3 tminiks, 1 demi-t-écart, 1 vrille i i.i Planéte Marseille, je danse le MIA Huah cousin, je dansais le mia Si nous poursuivons la comparaison nous trouvons, du côté de « L'ultra mia » la liste suivante : on a fait ahla dans la boite, je les ai lumés, ma voiture c'était taha l'Amérique, j'avais une méchante permanente á la ouanesguesne, les autres gadjos, je crains degun, Travolta i est un khob^on ä côté de moi. Et cette accumulation de formes marquees fait, par contraste, ressortir deux choses : 1) De fa5on un peu paradoxale, malgré son titre, «Je danse le mia » n'est pas, du point de vue lexical, spécialement marseillais. 2) Pour « marseillaniser» le texte, IAM procěde dans «L'ultra mia » par accumulation de mots «locaux », soulignant du méme coup I'importance qu'il accorde au lexique. Mais ces mots « marseillais » i nit, il faut le souligner, trěs peu endogenes : ä côté du trěs provencal ilcgun, on trouve en effet des mots d'origine arabe {ahla, wahed, taha, khob^on, tminiß), une forme d'origine anglaise {puanesguene, de once iitain), une autre gitane (gadjo), tout cela montrant combien le parier marseillais est composite, pluriel. Lautre couple, constitué par deux titres qui se font echo, « Attentat» (1991) et « Attentat 2 » (1993), propose une vision sociale et linguistique du territoire marseillais. II s'agit dans les deux cas d'une excursion vers un point identifié, dont la population est caractérisée, afin d'y commettre un «attentat». Le parallélisme entire les deux textes est frappant: 68 « Attentat» (1991) « Attentat 2 » (1993) Le point de depart le Vieux Port la maison « On était touš les six cool au vieux port « putain on sonne ä ma porte » Quand Imhotep a dit j'ai un pian ce soir je sors » Le but « Station de metro Périer « direction la frontiěre Cest lá que Du Guesclin organise ses soirees » pour aller á Aix » La population visitée « de petits bourges au portefeuille épais « nous arrivons á Aix qui passent dans la rue et qui ne pensent oú ľon parle pointu qu'ä nous mépriser » oú les jeunes sont vex » Le résultat « attentat violent au boulevard Michelet « c'est un attentat Les sandwiches ont voltigé, aucun rescapé » un attentat devant les deux pieds dans le plat» Conclusion : « DAix á Périer les concentres de laids voient qu'un jour ou deux ans aprěs IAM fait toujours des attentats » (1993). On voit done dans ce mouvement de balance qu'IAM se situe ä égale distance (distance géographique et distance sociale) des quartiers sud, les beaux quartiers marseillais (le metro Périer se trouve au Prado) et d'Aix-en-Provence, « oú ľon parle pointu », oú ľon ne rencontre que mépris ou vexations. En particulier le parallélisme entire distance sociale (les bourges) et distance linguistique (parier pointu) est nettement souligné. Mais, encore une fois, le lexique n'est pas spécialement marseillais. IAM s'attaque aux bourges, alors que ce sont les, pébrons qui sont vises par Massilia Sound System : « Discute avec les pébrons et si jamais tu les convaines Alors lá c'est pour de bon que ton commando marque un point» (Massilia Sound System, « Commando fada ») Et ľutilisation de cette francisation du provencal pébroun, « piment», en face du terme bourge, caractérise bien deux rapports différents ä la langue. Le groupe se situe done, lexicalement, du côté de la néologie. Nous avons vu que dans le livret du disque de la Planete Mars on 69 irouve un «lexique», «dictionnaire parallele traduit des liiéroglyphes ». On trouve un autre lexique dans ľouvrage consacré au l-roupe, paru en 1996. Dans les deux cas, le lexique est cssentiellement compose de néologismes et de jeux de mots : 51 addict, anis elbow, «maladie tendineuse qui touche le coude des 51 .iddicts ». IAM forge du vocabulaire sur un fonds marseillais plus qu'il n'utilise un parier local. \. Le cas de Soul swing (Le retour de ľäme soul, disque Night and Day 1996) Le groupe Soul Swing a ceci de particulier que, si ľon trouve des references ä Marseille, évoquée dans deux ou trois morceaux (« Fais lourner que je fasse ma tune», «Question de survie »), ses textes sont, linguistiquement, plutôt anerés dans ľargot national et dans ľanglais. On note en outre une tendance ä placer ľaccent tonique sur la pénultiěme, que ľon pourrait interpreter comme une marque ulentitaire si eile portait sur des mots d'origine provencale (comme fioli, pati, aoili...) mais qui ici évoquent plutôt la pronunciation des li;inlieues parisiennes : - Ainsi dans « Question de survie » on trouve en měme temps une .iriiculation trěs parisienne, beur, et cet accent sur la pénultiěme: •< (ľest une question de survie ». - De la méme facon, dans «Je bouge avec ma faction», .ipparaissent cette prononciation et cette accentuation : «le rouge de table, ca me fait gerber, Ca ne saurait tarder... J'en ai trop chié... Je Kur botte le cul Je bouge avec ma faction ». Le lexique utilise parfois ľargot national: Le disque est dédié « ä lous les potos du hip-hop ä Marseille, en France et ä ľetranger », et ce leime,poto, revient dans plusieurs morceaux. Dans « Fais tourner que |c fasse ma tune », ďailleurs transformé ä un moment du texte en » fais tourner que je fasse mon blé », on trouve done deux mots <ľargot national, tune et blé. Notons aussi «La rage dans le mic » (prononcé maike, ä ľanglaise), ou encore « ouais je suis défoncé, frěre » (« Karim le roi»). 70 4. Intertextualité/intermusicalité II n'y a done pas unite lexicale des groupes marseillais dont nous venons ďanalyser les textes. Mais leur unite linguistique se situe peut-étre ailleurs. La base de cette musique sans instrument que constitue le rap, la citation mise en boucle, que l'on a le plus souvent du mal ä reconnaitre et qu'on appelle le «sampling» ou, en francais toubonnesque, ľéchantillonnage, peut étre analysée comme ce que j'appellerai de Yintermusicalité, equivalent mélodique et/ou rythmique de ľintertextualité. Les groupes que nous avons ici évoqués pratiquent, bien súr, ce sampling qui masque le plus souvent I'origine de la citation ou de l'emprunt. Une exception notable, qui illustre ä la fois Yintermusicalité du rap et Yintertextualité est constituée par « Harley Davidson » (LAM) dont le refrain est une reprise explicite, repérable, d'une ligne mélodique de Gainsbourg et dont le texte comporte en outre une citation approximative de Renaud (« Faut pas faire chier Bébert quand il répare sa pétrolette ») eile aussi aisément repérable. De facon plus large, nous pouvons considérer, ä côté de cette intermusicalité constitutive du rap, ľutilisation de ľargot national ou des formes locales comme de Yintertextualité, le choix de l'un ou l'autre des paradigmes constituant alors une facon de se situer dans le couple we code/they code. De ce point de vue, nous pouvons classer les groupes étudiés en deux grands groupes tendanciels. Ceux qui revendiquent le we code d'une part, essentiellement Massilia Sound System et Quartiers Nord, ceux qui investissent le they code d'autre part, Soul Swing. Restent IAM et Akhinaton qui constituent des categories intermédiaires, jouant ä la fois sur l'exogene et la néologie. L'analyse du lexique de nos groupes nous montre done l'existence de deux pôles antithétiques: la construction du we code se fait essentiellement par ľutilisation ďéléments exogenes et de néologismes chez IAM, alors qu'elle passe par ľutilisation ďéléments endogenes chez Massilia Sound System. Mais touš les groupes se retrouvent sur un point, dans ľinsistance mise sur Yaccent qu'ils revendiquent et qui les réunit. II y a dans un román policier de Philippe Carrese un passage qui constitue une interessante notation linguistique : « Pour reconnaitre un fioli ou un jambon, c'est pas compliqué... Quand ils mangent ľaioli les fiolis (ou jambons) mettent ľaccent sur la derniere syllabe. Les 71 .mtres (les gens comme toi et moi), mettent ľaccent sur le O du milieu. C'est tout simple mais c'est imparable o1. A partir de deux tcnnes marseillais, ľun désignant une classe sociale particuliére (la 11< airgeoisie) et l'autre une facon particuliěre de preparer la morue, ľ;iuteur donne en effet ä entendre d'une part la marque de la migration sur le parier local et d'autre part un indice linguistique Mgnalant ľappartenance de classe. Ainsi les fiolis (de ľitalien figliolo, pluriel figlioli, « enfants»), aprés avoir designe ceux qui allaient ä la messe (les enfants de Dieu ou ceux que le prétre appelait «mes enfants»), désignent aujourd'hui les bourgeois, les gens de droite, usage qui n'est pas sans rappeler le hidalgo espagnol, ä I'origine hijo de alto, «his de quelqu'un», «bien né». Mais la chose la plus interessante est ici l'indice linguistique propose par l'auteur, la facon de prononcer le mot aioli, accentué á la francaise, sur la derniere .yllabe, ou ä la provencale, sur la pénultiěme. Nous avons ici une li|>ne de partage clairement marquee entire ceux qui revendiquent leur accent (et, derriěre lui, leur identite) et ceux qui le masquent ou veulent s'en débarrasser. Or, si comme nous ľavons vu les groupes musicaux évoqués ici se différencient nettement par leur lexique, ils sont tous marseillais par leur pronunciation (marseillais et non pas provencaux : n'oublions pas que, comme le chante IAM, on « parle pointu » děs Aix-en-Provence...). Cet accent est ä ce point revendiqué qu'on peut se demander s'il ne constitue pas la reprise d'un stereotype, venu du Nord, d'une representation linguistique que l'on icnvoie, comme dans un miroir, ä ceux qui ľont créée : rien ne rcssemble plus ä un accent revendiqué comme la marque identitaire d'un groupe que l'imitation que d'autres peuvent faire de cet accent, ľaradoxalement, étre soi-méme impliquerait alors que l'on soit comme nous voient les autres : la fonction identitaire de ľaccent implique un double consensus, celui des membres du groupe (ici les Marseillais), grace auquel on se reconnait, et celui des autres, grace auquel on est reconnu, designe. 1 Philippe Carrese, Troisjours d'engatse, Paris, Fleuve Noir, 1995. r w CONSTRUCTIONS STEREOTYPIQUES DANS LE RAP MARSEILLAIS Florence CASOLARI A.F.L. - Universitě de Provence (Aix-Marseille I) Cherchant ä caractériser les spécificités du rap marseillais, je me suis dans un premier temps plus particuliěrement intéressée aux «sociotypes» ou representations, portraits, images valorisées et dévalorisées de soi et de ľautre (Bres 1993) qui y emergent. Pour Charaudeau (1984), chaque situation de communication est en grande partie prédéfinie par un contrat de parole qui lui est propre. Si on peut supposer que celui du rappeur est de dénoncer et revendiquer dans un role de porte-parole un certain nombre de faits, il dispose cependant d'une marge de manoeuvre et peut exprimer sa špecifické dans les strategies qu'il utilise pour parvenir á ses fins, le recours ou pas ä certaines activités discursives. Si ces activités sont souvent surdéterminées par le contrat de parole, comme le récit par exemple, rien n'empéche le rappeur d'investir celui-ci dans des mises en scene qui peuvent étre trěs différentes. Cest pour cela qu'il m'a paru important de me pencher dans un second temps sur les mises en scene énonciatives (Vion 1994) qui se déploient dans les raps marseillais, soit la facon dont les différents groupes investissent les sociotypes véhiculés par le genre, sur la maniere dont ils les habitent et leur donnent du sens, sur la facon qu'ils ont de se positionner par rapport ä eux. Cela m'a paru d'autant plus pertinent que les sociotypes se construisent interactivement dans une pluralite de voix dont on se dištancie plus ou moins, qui ne manquent pas d'etre mises en scene de facon spécifique dans les textes des rappeurs, notamment par le recours ä de nombreuses occurrences de dialogues ou discours rapportés antagonistes comme ici Akhenaton (« Eclater un type des Assedic »,1996): 76 - bonjour je viens vous voir parce que j'ai envoyé mon dossier Ü y a trois mois et) ai toujours pas été payé (...) AHAH !aVeZ PaS k Íambe 8aUChe bleUe ('° VOUS n'aveZ Pas ľdrolt AH Cest done ľaspect discursif dynamique de ces chansons que nous aliens voir, a travers ľobservation des modalités et modalisations que les divers groupes font subir á quelques sociotypes que j'ai selectionnes pour leur recurrence. Ces mises en scene qui peuvent etre de cinq types pour Vion (1994) permettent d'aller du ludique au serieux, du general au particular, du polyphonique ou «Heu commun» de groupe ä l'opinion personnels Le chanteur peut paraitre seul dans ses assertions (1. uniate), faire fusion avec les voix quil cite dans un phénoměne de parallélisme (2), faire preuve de dualite (3) en jouant sur les double-sens, ľhumour, s'effacer dans une sorte d enonciation abstraite (4), ou s'y opposer (5) de facon plus ou moms nette comme e'est le cas pour l'exemple precedent servant de base a la chanson d'Akhenaton. Cependant, ces mises en scene ne sont pas figees et dies se modifient au cours d'une chanson comme Qcurel (1996: 9) a pu le noter dans le cas de la salle de classe propice a un certain type ď «instability énonciative ». La description du «glissando énonciatif» typique aux raps retenus fera done egalement mon objet. J'identifierai les voix qui s'y confrontent de facon plus ou moins directe, en diaphonie (de l'interlocuteur) ou polyphome, en relevant les eventuelles modifications d'attitudes du chanteur par rapport au contenu de son propre discours. Cela renvoie aux phenomenes de modulations relevés par Vion (1992) Ce sont des mouvements interactifs caracténsés par deux phases, celie de la tension et celie de la modulation ou attenuation, comme dans la chanson dAkhenaton («Eclater un type des Assedic» 1996) emergeant apres de nombreuses assertions virulentes contre les' ronctionnaires : que les exceptions dans ces professions m'excusent mais c'était un devoir de parier de ceux qui abuse«, il fat un temps, j'étais diplomate et passif je suis agressif avec les écorchés vifs Cette demarche paraít ďautant plus justifiée que ľon peut émettre lhypothese que e'est justement dans ces différentes «mises en scene» et les enchaínements que leur font subir les artistes que 77 devraient pouvoir se déceler les spécificités les plus saillantes du rap marseillais, les sociotypes les plus évidents retenus étant de toute hcon, comme nous allons le voir, nettement plus «internationaux » ii Iraversant tout le courant ďune maniěre generale . Dans un premier temps ce sont done les strategies de presentation de sociotypes récurrents dans le rap en question que j'ai cherché ä degager, comme Bres l'avait fait dans les récits de mineurs et i < »ntremaítres pendant une grěve. Selon lui, les contremaitres véhiculaient une image du mineur tire-au-flanc et peu instruit, tandis que les mineurs développaient de nombreux récits oú ils déclaraient avoir « cloué le bee » au contremaitre en donnant une image d'eux-iněmes valorisante en s'opposant au sociotype de ce dernier et en cssayant ďaméliorer leur image par une argumentation explicite. Face á un stereotype généralement négatif d'un autre groupe dominant, il a ilógagé trois strategies possibles : 1. On peut développer une image negative de l'interlocuteur en le iltsqualifiant egalement, ce qui bloque généralement ľéchange. 2. On peut essayer ďaméliorer son image en contre-argumentant. 3. On peut accepter l'image negative du dominant, ce qui aměne j'énéralement ä la soumission et ľinhibition. Les exemples de rap marseillais observes se caractérisent par le fait qu'aucun ne correspond au dernier schéma et que plusieurs sociotypes chapeautés par le theme de l'exclusion par un etat dominant corrompu et des institutions partiales emergent de facon centrale. I. Les sociotypes du tap marseillais A. Le sociotype ou ľidentité sociale du rappeur marseillais II est souvent fait reference ä un sociotype produit par le non-rappeur qui est celui d'un «voyou» d'extraction populaire, mal éduqué, vulgaire et dangereux, généralement chômeur, done paresseux au minimum et organise dans la plupart des cas. II est négativement connote pour les non-rappeurs, voire anti-rappeurs, mais survalorisé par certains rappeurs ä travers le mythe du « bad boy », bien que cette etiquette puisse se décliner de facon plus ou 78 moins « cool». Les rappeurs peuvent en effet adopter différentes positions par rapport ä cette image. On peut la prendre au premier degré en criant haut et fort sa fierté d'etre un « gangster ». Dans ce cas, le gangster, hors systéme, est suppose ne faire aucune concession et vivre dans ľillégalité, le luxe, la surenchére, la violence étant de mise et le trait «impitoyable » étant grossi. Le sociotype du dominant est accepté et une image negative du non « bad-boy » est déployée, la Suprematie du « rappeur hard » qui ne s'en laisse pas compter étant revendiquée et figeant tout échange avec les potentiels autres interlocuteurs. On peut aussi remodeler, travailler et s'amuser de ce sociotype avec plus ou moins ďhumour, comme dans le cas de la Fonky Family (« Bad Boys de Marseille », 1996), en ľentérinant et le revendiquant sans cependant déboucher sur l'inhibition : Tranquille au bar et popo dans le pétard tu reconnais bien lá le style des Bad boys de Marseille (...) Gus soi-disant ma ville pue en plus Dieu t'a-t-il fait avec un anus au lieu des sinus ? (...) fen ai marre de les voir flipper y'a pas que le mauvais côté, le Rat te le dira, la vie est faite pour s'amuser, capte le concept des mecs qui s'en battent les couilles, le bon délire est lá,' ťinquiěte on se débrouille (...) la rage est dans mon áme pour le dráme du Front National Mais des contre-sociotypes plus pointus peuvent aussi se déployer comme dans le cas du groupe LAM qui fait souvent reference au « mythe » du bad-boy tout en adoptant une position particuliěre ä cet égard et en jouant un role « éducatif» et « préventif» auprés de son public. Ceci n'est guěre surprenant si l'on souligne que ce groupe se declare ouvertement en « guerre contre les stereotypes » {«mon but sur terre c'est faire la guerre aux stereotypes», «L'enfer» 1997), en se positionnant ainsi dans un role de « guide rebelle ». Cette fonction est plus marquee et constitue d'ailleurs une des spécificités du groupe IAM par rapport ä d'autres groupes. Ces rappeurs construisent un fort contre-sociotype qui contribue d'ailleurs certainement ä leur popularite internationale, le groupe étant le plus connu hors de Marseille. Ici, si le sociotype n'est pas nié, on essaye ďaméliorer l'image du « dur » et de la modifier en soulignant le role predominant et les intéréts d'instances dominantes á le faire perdurer. Le rappeur « hard » est présenté de fait comme une victime du systéme, qui ne fait que se mettre elle-méme, avec ses pairs, en danger. Le discours vise ä faire comprendre aux jeunes, dans une visée pédagogique, que , ,1a n'est que de la poudre aux yeux tout comme un piege permettant Z puissants de faire «leur beurre » en toute quietude, en faisant .„.rter aux autres «le chapeau». Le veritable destinataire de ce „ussage représente done un public plus large que dans le premier cas , , peut étre le non-rappeur «moyen», ou le rappeur potentiel, tartout trěs jeune, attiré par les cloches ou le glas du «hard». Le toupe déploie deux grandes strategies discursives pour arnver a ses fins. 1 II peut simplement dénoncer et décrire un etat de fait, en durcissant le caractěre dramatique du «tableau», comme dans ce premier exemple (« Demain c'est loin », IAM 1997) : Ic. le réve des jeunes c'est la Golf GTI, survět Tacchini tomber les femmes ä l'aise comme many sur Scmface, je suis comme tout le monde ,e délire bien, dieu mera, j'ai grancU, je suis plus malm, lw d ctěve a la fin ( ) les plombs certains chanceux en ont dans la cervelle d au res se les envoient pour une po,gnée de biftons, guerre fraternelle, les armes poussent comme la mauvaise herbe, l'image du gangster se propage comme la gangrene sěme ses grames (...) grame de deunquant qu'espériez-vous? tous jeunes on leur apprend que flenne fart un homme ä part les francs (...) arrété, poisseux au depart, chanceux a la sortie on prend trois mois, le bruit court, la reputation grand« (...) dealer du haschich, c'est sage si tu veux sortir la femme (...) ici t es )uge a la reputation forte, manque-toi et tous les jours les bougres p.ssent sur ta porte (...) dans les constructions élevées, incomprehens.on bandes de losses soi-d,sant mal élevés, frictions, excitations, patroudle de Civds, trouüle inutile, legendes et mythes debües (...) «es tot c est de,a la farmlle dehors, la bande ä Kader, va niquer ta mere, la merde au cul, lis parlent déjä de travers Dans ce cas, on pourrait penser que c'est l'image negative du dominant qui est donnée, mais le texte n'engage m ä la soumission m ä l'inhibition, consistant plutôt en une harangue dénonciatnce dun etat de fait tragique qui n'a que trop perduré. Le trait est accentue, noirci grossi dans une sombre surenchére qui passe par le recours a des discours rapportés cms ou lieux communs du potenüel auditorat: « je suis plus matin que many dans Scarface », « dealer du haschte c est sage st tí veux sortir la femme», et d'un jeu inclusif-exclusif du groupe avec celui-ci. Ceci se relěve notamment dans les interpellations plus directes : «qu'espérieZ-vous ?» et des pronoms exclusifs exe uant le chanteur du groupe dont ü parle et auquel d s adresse 80 potentiellement: «peut-étre aiment-ils vivre le purgatoire au quotidien», «ils parknt deja de travers». On peut done relever une fonction de porte-parole vis-a-vis d'un large public et un role de rebelle en guerre contre un etat de fait figé ne laissant que peu d'alternatives aux plus démunis au benefice des puissants. Mais, alors que pour Marcoccia (1993) la fonction discursive du porte-parole est de parier « au nom de » dans une strategie ďénonciation particuliěre, la force argumentative de son discours n'est pas lei fondée sur l'utüisation massive du pronom « nous » qui, mis pour «je » est un pluriel de majesté ou modestie á son avantage. Les textes de IAM correspondent plus ä un type particular de porte-parole dégagé par Marcoccia (1993) celui de larchetype-moděle. Ce dernier est un modele ideal de ceux qu'il represente, qui en synthétise ľimage et on peut le distinguer du representant-reflet, présentant simplement des similitudes avec le represente dont il partage les preoccupations dans une rhétorique de 1 identification. ^ 2. La deuxiéme stratégie possible est d'expliquer et justifíer cet etat de fait en ameliorant ainsi le sociotype, en narrant la spirále de precansation et marginalisation qui pousse au trafic de drogue Elle est mise en place par des instances économiques supérieures et ce theme est recurrent, tant che2 IAM que che2 Soul Swmg (« Question de survie », 1996): Aurais-je pensé un jour me trouver divisé entre mon job et 1 We de «nes deux fill« qui m'attendent le sok (...) ou commence mon role de pere a dire oui a mon patron quoi qu'il me dise pour etre sür de garder ma place dans 1 entreprise, si je m'endormais sur mon salaire d'ouvrier non , echouerais (...) certe nuit comme souvent j'arrondis les fins du mois en prenant parti au jeu dangereux de livrer dans la discretion un paquet pour une somme raisonnable d'argent (...) faut bien comprendre que j'ai pas tellement le choxx ou moi et ma famílie on s'en sort pas si j'ai un job de nuit cest une question de survie (....) (voiture de police) que cherchent-ils ? une bombe ou des Arabes a coffrer (...) e'est la misěre qui m a pousse a passer de ľautre côté (...) e'est ma vie e'est une question de survie L image identitaire ainsi construite des petits délinquants ou dealers est celle de personnes en souffrance qui ne s'adonnent au trahc que pour survivre, les véntables responsables, bien places n ayant nen á craindre. On est ici dans le cas de sociotypes oú l'on 81 link- ďaméliorer son image dans le cadre de strategies justificatives et < Hplicatives ä visée par ailleurs didactique pour les plus jeunes qui Mint mis en alerte sur les risques de cette fausse alternative, presentee .i cnx comme un moyen de s'en sortir, qualifiée par IAM de « mythes ill-biles ». H I ,es sociotypes construits par les rappeurs marseillais Outre l'image du rappeur, d'autres representations stéréotypées de (icrsonnages ou sociotypes emergent des textes marseillais : 1. Le politicien véreux Le premier est celui de l'Etat corrompu et des politiciens véreux (KU ont l'avantage dans le rapport de force. On disqualifie ce dernier en le stigmatisant comme «l'ennemi numero 1», comme dans IVxemple qui suit («Non soumis ä l'Etat», IAM, 1991), en se positionnant dans une image identitaire de rebelle sans perspective lu-ureuse (suicide, manque d'espoir pour les jeunes), la seule solution semblant étre de « virer de lä » : Servile le peuple vit pour un gouvernement avide et ceux qui ľapprennent trěs bientôt se suicident (...) la loi de la jungle n'est pas oú ľon croit les réels prédateurs ne trainent pas dans les rues ils fréquentent les clubs et les cercles bourgeois ignorant ce que c'est d'avoir les flics au cul ceux-lä sont tranquilles on ne les traquera pas car ils sont protégés par la police et l'Etat / ce sont des PDG ils siěgent ä l'Assemblée peut-étre méme que pour eux vous avez voté (...) un jour vous mangerez matin et soir du pain et des oignons / eux ils auront des indigestions de pognon, vous laisserez vos enfants dans une telle merde que fa m'étonnerait qu'ils fétent le tricentenaire (...) je vous rappeile encore avant de virer de lä qu'on ne me traitera pas de soumis á ce putain d'Etat On reconnait ce stereotype, moins approfondi, chez Massilia Sound System dans « Connais-tu ces mecs » (1991) ou la these de la recuperation et de ľinutilité du vote est également soulignée, cette position semblant s'étre modifiée quelques années plus tard : la stratégie de communication se déplace vers une interpellation plus directe des instances politiques et la recherche d'un dialogue plus direct avec celles-ci (voir plus loin : « Bus de nuit», 1993) : 82 Connais-tu ces mecs qui tchatchent: blablabla / des discours infinis, des discours en bois / lis parlent pour régner mais ne te calculent pas / pour eux tu peux crever tu n'existes pas (...) j'oppose ma musique au discours electoral / je suis en 91 un délinquant musical (...) messieurs les deputes vous pleurez pour la jeunesse / vous venez dans nos cites nous faire des promesses politiques : ca me fait gerber (...) ne les écoute pas - raggamuffin fais gaffe ! ce qu'ils veulent c'est ta voix et qu'ensuite tu dégages! oppose ta musique au discours electoral et sois en 91 un délinquant musical Ici, il est fait appel ä une certaine passivité électorale, la solution proposée étant ľalternative de la musique pour s'exprimer plus que de faire le «jeu » des politiciens par le vote. Massilia se positionne en leader avec un style injonctif outre qui le caractérise et s'adresse exclusivement ici ä son public. 2. Le fonctionnaire recalcitrant Le deuxiéme sociotype est lie au premier et se decline toujours sur le theme de la précarisation; il met en scene les fonctionnaires partiaux, incompréhensifs et irrespectueux, jouant du rapport de force pour se décharger et exclure leur interlocuteur sans appel, lui compHquer la vie (bus, poste, Assedic) et le pousser ä la marginalisation. On le retrouve dans Akhenaton (exemple cite ici, « Eclater un type des Assedic », 1996), Quartiers Nord (« Chômeur ä plein temps») mettant en scene un autre portrait recurrent, celui de ľassistante sociale : Je réve ďédater un type des Assedic, oui éclater un type des Assedic, un bien con, borné, qui veut pas lácher mon fric (...) Selon lui, si je suis'ici, je suis forcément un clochard, un qui me parle mal et qui m'envoie chier (...) j'habite au premier, est-ce trop fatigant? je trouve un avis de passage, motif: absent, mon colis est parti, plus vite qu'avec Prost et moi comme un pigeon , je fais une heure de queue ä la poste (...) plus tard je prends le bus plus ou moins á l'heure, essaie de me calmer aprěs le regard du Chauffeur, un vieux maghrébin fait un signe pour montér, cet áne bäté s'arréte quinze metres aprěs ľarrét (...) le haut de ľétat me ramene á la raison, les plus grands voleurs ne sont pas toujours en prison (...) un sourire ? non ce serait trop beau, ils sont regies et nous parlent comme ä des robots (...) II est également present chez Massilia Sound System (« Bus de nuit», 1993) oú la finakté est encore de renvoyer une image negative de ces instances, mais on peut noter diverses facons d'y parvenir et 83 des modalités d'interpellation trěs diverses. Massilia Sound System propose notamment de demander directement aux élus des bus de nuit permanents et totalement gratuits dans une « porte au nez » (Joule & Beauvois 1987) oú ľon demande le plus pour obtenir le moins : Je viens dans la danse pour vous parier des bus de nuit / souriez pas non ca n'est pas drôle c'est trěs sérieux je vous le dis / je m'adresse ici ä ceux qui vivent la nuit / ä ceux qui sont sans véhicule á ceux qui n'ont pas le permis/ ä celui qui sort le soir et rentre tard aprěs minuit / qui voudrait prendre le temps de dire au revoir ä ses amis / sans se prendre la téte, sans faire tomber son ai'oli / bien cool et bien détendu tout en se jetant dans son lit (...) du centre ville, des quartiere nord et des quartiers est aussi / demandons ä Vigouroux et aux élus de la mairie / que les bus roulent, roulent, roulent, roulent toute la nuit (...) huit francs pour un ticket seulement je le dis c'est trop eher payé / c'est du racket, c'est du vol qualifié / Poupa Jali dans la danse revient revendiquer/ pour touš les bus et pour touš les métros / Poupa Jali reclame la gratuité non ce n'est pas trop II. Modes d'investissements et mises en scene énonciatives Une fois dégagés ces grands sociotypes qui parcourent tout le rap (soit : «l'Etat corrompu», «la marginalisation et précarisation organisée», ainsi que «le fonctionnaire collaborateur recalcitrant»), ľobservation de la facon dont les différents groupes les investissent est certainement plus éclairante en ce qui concerne l'attitude marseillaise. Si ľon se réfěre aux cinq mises en scene ou procédés énonciatifs dégagés par Vion (ä la suite de Ducrot, pour qui toute énonciation convoque une pluralite de voix que ľon peut distinguer en isolant le locuteur - responsable de ľénonciation - ďun ou plusieurs énonciateurs présentant des opinions autres, comme dans le discours rapporté, par exemple), on peut noter que la dominante dans les cas du rap marseillais est majoritairement et unanimement un melange ďunicité, de parallélisme et de dualite, LAM étant plus marqué dans ľopposition. Pour ľunicité, le chanteur semble parier seul, il est totalement impliqué dans ce qu'il dit avec des marques explicites telies que «je pense que » ou plus implicites comme dans le cas de jugement du 84 type : «leprobléme c'est qu'ily a trop de series B », ce qui constitue une evaluation, ce procédé indirect étant préféré de facon generale. La dualite qui concerne les doubles-sens, ľhumour, les gloses ou les commentaires sur les mots employes est ä ľhonneur chez touš les groupes, que ce soit de facon ponctuelle (IAM, «Le mia») ou permanente (Massilia Sound System, Quartiers Nord). Si le jeu sur les mots est par ailleurs une des spécificités du genre, le fait est que la distance humoristique se retrouve dans quasiment touš les groupes. Le cynisme domine chez IAM et Soul Swing, deux énonciateurs émergeant, accompagnés ďun jugement du locuteur qui souligne ainsi sa presence. Ce jugement peut étre uniquement marqué de facon non verbale, comme dans le cas d'un refrain de style « soul» un peu langoureux et précieux : «encore une tombe áfleurir». II en est de merne pour le discours humoristique qui se déploie de facon centrale, id dans une surenchěre de certains traits locaux, comme le célébre « aioli» de Massilia. Si Quartiers Nord ne fait pas du rap il n'échappe pas á cette caractéristique, tout en développant les mémes thěmes (« Chômeur ä plein temps ») sur fond « bluesy exacerbé » de chomäge et trafic de drogue, prenant ainsi une certaine distance vis-ä-vis du probléme : J'ai appris ca ce matin ä la tournée d'dix heures moins vingt, ďune missive un peu brutale signée par ľassistante sociale : « monsieur, en fonction de votre contrat d'insertion nous n'pourrons donner suite á vos allocations veuillez recevoir ľexpression de nos meilleures salutations ». qu'est-ce qu'y m'arrive les amis, ils m'ont sucré le RMI, c'est pas possible, je suis maudit, Us m'ont sucré le RMI, je suis chômeur ä plein temps, une main derriěre, une main devant, j'existe plus on m'a radié merne du banc des assistés, mon salut c'est de dealer comme touš ceux de mon quartier. J'ai beau racier mon écuelle y'a plus l'ombre d'un vermicelle, j'ai beau secouer mon escarcelle ce qu'y me reste c'est les poubelles (....) ils me l'ont mis jusqu'au trognon j'ai plus qu'ä braquer les mémés dans les halls de supermarchés, y'a pas vraiment de sot metier pour un rebut d'la société Le parallélisme oú le chanteur fait fusion avec les voix qu'il cite en se présentant comme porte-parole ou locuteur collectif (Baggioni 1980) est également trěs present. II peut étre diaphonique (faire reference au discours de ľauditeur), exophonique (faire reference ä des discours extérieurs aux interlocuteurs : ľenfer c'est les autres) ou polyphonique dans le cas de Heu commun partagé, de formes 85 proverbiales. Ce parallélisme peut étre marqué par certains pronoms de ľinstance de la délocution (Charaudeau 1992 : 127), comme le « on » indéterminé pouvant renvoyer ä un tiers collectif, les gens de la rumeur publique ou des gens, avec ľeffet de generalisation que ľon irouve dans les maximes, dictons, proverbes et toute phraséologie ä valeur de vérité generale. Le locuteur peut par ailleurs s'en démarquer plus ou moins, comme le fait IAM, en manipulant le parallélisme et ľopposition polyphonique contre des énonciateurs qu'il ne fait pas (lirectement parier : «apres fa on peut präner une guerre comme on n'en a lamais vu contre la drogue dans la rue». Dans ce dernier exemple, ľopposition du chanteur aux voix qu'il cite est aussi marquee par un ton ironique, mais le groupe, qui inanipule bien cette mise en scene, peut aussi le faire avec des discours rapportés oú emerge une evaluation negative parfois uniquement intonative, comme c'est également le cas pour la voix de ľassistante sociale dans Quartiers Nord. La mise en scéne la moins representee au sein du corpus inarseülais est l'effacement qui se caractérise par une énonciation abstraite « dépersonnalisée», relevant du constat, ä ľexception de IAM, qui est sans doute le groupe utilisant la palette la plus large de raises en scéne, comme ce court exemple le démontre («Ľenfer », 1997): vaincus par ľoisiveté ou las d'aller pointer, pour rien certains iront dealer devant les plus jeunes émerveillés par tant de billets (...) déjá résignés á suivre le chemin qui leur est trace, ils ne pensent méme pas ä lutter, la vie est un film (...) le probléme, c'est qu'il y a trop de série B, trop de seconds rôles croulant sous le poids du premier (...) peut-étre aiment-ils vivre le purgatoire au quotidien, d'un regard extérieur il se dit, c'est pas de leur faute, cette fois, il a raison, ľenfer c'est les autres Selon les groupes concernés des dominantes se développent done plus ou moins et se déclinent selon des modalités plus ou moins marquees. Pour Akhenaton et Quartiers Nord, ľunicité et la dualite, avec des récits ä la premiére personne, incluant des dialogues, dominent, ľopposition étant plus marquee chez le premier. Massilia se caractérise plus par le style injonctif et le parallélisme diaphonique, souvent polyphonique chez Soul Swing, faisant reference ä des lieux communs. 86 Ces observations peuvent avoir des applications interessantes si l'on se réfěre aux remarques de Vargas (1995), soulignant qu'il est essentiel de sensibiliser les apprenants aux différentes possibilités énonciatives de la langue - notamment au discours scientifique, moins impliqué personnellement - , plus difficilement accessibles en dehors de ce cadre. L'observation des mises en scene énonciatives propres au rap, qui peuvent, comme nous ľavons vu, proposer une palette des plus riches, peut en effet étre appréhendée, au sein ďateliers ďécriture, comme un oufcil de travail et de reflexion des plus intéressants, alors que se pose de facon de plus en plus saillante la question de la violence et de ľexclusion ä ľécole. Les mises en scene énonciatives sont par ailleurs reliées á des recherches de positionnement des artistes que ľon peut déduire de leur observation. Si ľon se réfěre ä ľespace interactif (Vion 1992), au jeu de rapports de place (pouvant étre symétriques ou complémentaires) que ces chansons déploient, et qui sont également pour Vion (1995) de cinq types, on peut faire un certain nombre de remarques. En ce qui concerne les places institutionnelles (1), qui proviennent de positions sociales extérieures, les chanteurs se situent comme appartenant ä un groupe exclu, et ľon peut noter dans tous les textes de nombreux pronoms personnels marquant le parallélisme avec le public («nous», «on» inclusifs). Cependant les mises en scéne énonciatives ne se présentent pas toujours de la merne maniere. Ľinterlocuteur n'est jamais directement nommé chez IAM contrairement ä Quartiers Nord {«mes amis») et Massilia Sound System (« raggamuffin »), qui tutoient et marquent une relation de proximité plus étroite avec leur public (« connais-tu ces mecs qui tchatchent», «je vous le dis») qu'ils invectivent et interpellent plus directement, notamment avec un style injonctif. IAM a plus souvent recours ä des strategies indirectes, ä ľeffacement, au récit historique, ä l'utüisation de discours rapportés de son potentiel public («je suis plus malin que many de Scarface ») qu'il interpelle de facon plus générique : «unjour vous mangere^ matin et soir du pain et des oignons ». Le groupe se singularise aussi par de nombreuses occurrences de «ils » d'accusation avec passage au pluriel par démultiplication, rendant le tiers abstrait (l'Etat) ou indéterminé (les autres: « ils nousparlent comme á des robots ») dans une mise en scéne ďopposition marquee. Cela renforce une impression de rumeur et le 87 ř>roupe utilise également des «ils» plus abstraits, substitués ;m ľhanteur ou ä son public, qui lui donnent une certaine importance (« d'un regard extérieur il se dit, c 'est pas de leur f aute, cette fois, U a raison, ľenfer c'est les autres »). Au niveau des places modulaires (2), une des spéciŕicités des raps marseillais semble étre le recours quasi systématique ä des dialogu« qui modifient le rapport de place initial de la chanson, qui se préseuic comme une narration (done complémentaire), et qui visent ä établu un rapport de proximité de type symétrique avec ľauditeur pat identification ä des situations rapportées (oú généralement le chain cm se trouve face ä un discours antagoniste). Au niveau des places diseursives (3), des sequences de riVil, organisées autour ďune méme fonetionnalité, appuient souveni ľargumentation d'une these centrale du groupe, comme ici, dans cti exemple desservant la these centrale de IAM développée plus haul (« Sachet blane », 1994), soit ľitinéraire d'un petit dealer vendant des doses d'héroine pour assouvir sa dépendance : Une patrouille ľembarqua, il ne revit plus sa ville qu'ä travers áti barreaux et mourut seul avec sa derniěre dose d'héro, il n'y cut pc-isminc lors de ľenterreraent (...) une rue sombre une Limousine s'y engage, en face d'elle une Cadillac attend sous la pluie, on sort la marchandise ( ) sous les gabardines grises (...) les gars qui sont lá n'ont plus neu I prouver dans le style enfoirés ils se sont affirmés, la cons, une. tranquille, ils peuvent rentrer ä la maison súrs et certains de ne )•<<>>■>' finir en prison / normal, ils n'arpentent pas les trottoirs et n'ont am mi. idee de ce qu'est le désespoir, pour eux tout n'est qu'affaire de moiin.in et qu'importe le prix ils n'auront pas ä le payer. II neige sur ma villi- del flocons d'héroine, le style de poudreuse qui vous plonge dans ľaliinic pendant que certains se frottent les mains pensant ä l'argent qu'ils vonl amasser le lendemain. Aprěs ca on peut prôner une guerre coinim .mi n'en a jamais vu contre la drogue dans la rue, que d'affabulalions, que d'extrapolations, sachant que le poison est á ľintérieur du bastion, el DUÍ le probléme ce n'est pas les dealers, tuer le mal ä sa source se lenil '»»» ■ > meilleur, car vendre de la blanche e'est sür e'est interdit, sauf si Hi H UM villa sur la Côte d'Azur que tu ne te trimballes qu'en Limousine el qui H femme porte un manteau en zibeline, si tu n'as pas tout ca, U\ nc »il DU longtemps et le sachet blanc compte un mort de plus dans i H I Iflgl I I Si ce récit dessert le sociotype du rappeur porte parole model«, il est marqué par le fait qu'il n'y a pas d'utilisation de « nous », m.uI uni mise en scéne jouant sur ľeffacement, ľénonciation « bJítOtiqU« », qui 4 88 lui donne une autorite certaine de par son caractěre quasi objectif par moment et poétique ä ďautres. Au niveau des places subjectives (5) qui correspondent aux images mises en circulation et négociées par les interactants, c'est plus celle de militant et de porte parole de revendications qui se dégage. On contourne généralement ľimage du «bad boy» avec le contre-sociotype du « délinquant musical» pour Massilia Sound System, qui est repris par d'autres. Aux combats de rue, on préfěre la guerre des mots, ľagressivité verbale qui permet de se libérer en s'exprimant. Celle-ci prend souvent des formes de «joutes verbales » (Labov 1978) dans les dialogues sélectionnés. Le rappeur est done plus qu'un simple énonciateur délégué, il est aussi un porte-parole dont le discours-source n'existe pas forcément en tant que tel, mais qui cherche ä étre entériné par ľinstance au nom de laquelle il parle. Si la place énonciative de ce porte-parole particulier correspond bien á un role ou « modele d'action préétabli réutilisable », un schéma d'action (Bange 1992), comme le souligne Marcoccia (1993), qui renvoie directement ä la notion d'autorité, il peut cependant le faire par le recours ä des strategies langagiéres et des mises en scéne énonciatives plus ou moins variées, avec une palette plus ou moins colorée et nuancée. Conclusion C'est surtout sur une dominante de parallélisme et de porte-parole que se déploient les raps marseillais que nous avons observes. La spécificité la plus marquante de ces chansons est cependant de ne pas avoir recours au « nous » de majesté-modestie généralement reconnu comme stratégie d'énonciation typique du role de porte-parole. La raison en est certainement que le role de porte-parole qui se déploie ici n'est pas celui du simple representant efface derriěre le discours-source, mais celui du porte-parole modele, synthétisant un certain ideal, surtout en ce qui concerne IAM, qui se présente comme un leader ä la source d'un discours qui cherche ä étre entériné par un large public. La coloration regionale de ces raps passe surtout par le recours ä une certaine dualite ou des techniques de la porte au nez visant ä obtenir satisfaction dans le cas de requéte directe, soit une certaine exagération ou surenchěre, déjá relevée comme specifické de certains 89 récits de jeunes issus des quartiers (Casolari & Giacomi 1997). Elle se retrouve dans certains passages des raps marseillais qui dessinent et retracent les divers sociotypes mis en circulation tout en permettant de s'en distancier. Nos observations des mises en scéne énonciatives semblent cependant en partie corroborer certaines etudes qui ont souligné que certains jeunes de quartiers dits «difficiles» avaient du mal a manipuler l'effacement énonciatif propre au discours scientifique et a ľobjectivité en ce qui concerne le sociotype du « gangster ». Celui-ci semble plus se préter, hormis dans le cas de IAM, ä des mises en scene de type humoristique, si les chanteurs ne sont pas par ailleurs toujours des jeunes de ces quartiers-la. Le rap marseillais déploie une palette complete de mises en scene énonciatives dont l'observation pourrait permettre ä de jeunes rappeurs ou ä des apprenants leur acquisition, ä travers la creation de textes de rap, se révélant ici comme puissamment expressifs et largement ludiques, ce qui n'en est que didactiquement plus stimulant. 90 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES BAGGIONI D., 1980 : «Le discours syndical étudiant (1962- 1967)» in Gardin, Baroni & Guespin (éd.), Pratiques linguistiques, pratiques soäales, PUF, Paris, 61-146 BANGE P., 1992 : Analyse conversationnelle et théorie de Faction, Crédif- Hatier, Paris. BRES J., 1993 : «Le jeu des ethno-sociotypes » in Plantin (dir.) & al: Ueux communs: topoi, stereotypes, cliches, Editions Kimé, Paris, 152-161. BRES J., 1994 : La narrativité, Editions Duculot, coll. Champs Linguistiques, Louvain-La-Neuve, Belgique. 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A c CI égard, leur dernier album, Ľéco/e du micro d'argent (1997), surprend plus particuliěrement au premier abord par la cassure qu'il opere avec les deux precedents {Ombre est lumiere, vol. 1 et 2, 1993), cassure .ibordée děs Météque et mat (1995), album solo d'Akhenaton, ľun des ilcux chanteurs du groupe, que nous avons choisi de prendre aussi Comme objet de cette étude au méme titre que les autres albums i ľ! AM. Le but de cet article est de savoir si ces changements successifs dans le style ďlAM au fil de leurs disques sont clfectivement synonymes de changements soudains de voie, comme il lembie, ou proviennent au contraire d'une evolution logique < ohérente sur ľensemble de leur production. Dans le cadre de cette approche, ľévolution thématique des paroles sera mise en parallele avec revolution musicale du groupe. II ne s'agira pas de réaliser d'analyses internes des chansons, certes essentielles, mais d'examiner ľensemble de leur production, en vue ]ustement de cerner un sens potentiel des rapports textes-musiques non pas au niveau particulier, mais au niveau de la production entiěre d'IAM. A ce sujet, le lecteur pourra s'étonner de la presence de l'album solo dAkhenaton au sein du corpus étudié. Le choix se justifie par des references et des citations de ce disque dans les 1 De la plánke Mars (1991) ; Ombre est lumiére, vol. 1 & Ombre est lumiere, vol. 2 (1993) ; / Jécole du micro d'argent (1997). 96 paroles du dernier album d'lAM2, qui aměnent á penser qu'on peut aisément ľinscrire dans la production du groupe ä part entiěre, en tout cas pour ľétude qui nous concerne. D'autre part, les résultats de cette étude ont confirmé cette hypothěse. 1. Un ciblage progressif des themes 1.1. Evolution des themes au cours des albums 1. 1. 1. Presentation Trouver le theme particulier d'une chanson n'est pas toujours chose aisée, principalement lorsque, comme dans le cas du groupe IAM, les textes font l'objet d'un travail enorme et sont riches de sens. De plus, la comparaison devant se faire sur toute la production du groupe, il fallait nécessairement que les intitules des themes choisis soient assez généraux, afin que nous puissions nous y appuyer dans notre étude de touš les albums, pour permettre justement cette comparaison. Aprěs une analyse préliminaire, nous avons classé les thěmes trouvés en trois grandes categories : 1) « Le groupe IAM », regroupant les sous-thěmes de la musique, des destins individuels tragiques, du groupe (c'est-ä-dire de revocation des membres individuels et de la communauté qu'ils forment), du style de vie et de la spiritualite; 2) La critique sociale et politique ; 3) enfin, une catégorie nommée « autres thěmes » qui comprend revocation des jeunes de quartiers dits « difficiles », les insertions droles et brěves et les thěmes singuliers propres ä une seule chanson sur ľensemble du repertoire d'IAM. La notoriété nationale du groupe, qui s'est déclarée avec le tube «Je danse le Mia»3, ľa défini comme un groupe typiquement marseillais. D'autre part, les musiciens eux-mémes, notamment par le titre de leur premier disque (« Mars» étant ici « Marseille »), ľont aussi longtemps affirmé comme tel, pratiquement sous la forme d'une revendication. II semblait done logique ďajouter ä cette étude le thěme de revocation de Marseille. Les tableaux qui 2 Notamment dans la chanson «Dangereux», qui fait reference á la chanson « Eclater un type des Assedic » (« [...] j'étais devenu l'ennemi public des Assedic»). Ces deux chansons ont de surcroit les mémes emprunts á un jeu video de combat (Street Fighter) dans les samples (échantillons) que l'on entend ä la fin de chacune d'entre elles. 3 De l'album Ombre est lumiere, vol. 1 (1993). 100 Akhenaton. Méíeq ieetmat, 1996. La Destin musique indivi-duel tragiqut Chill Styled vie 1 Spiritu alité Critique sociale et politique Autres themes Evoca- Inser- Thěme tkm des tions singu-jeunes drôles et liers des bréves inclas- Evocation de Marseille cosca X x (histoire calme comme essence X suis pas ä plaindre X (non tragiquej de réve X Métěque est mat X Assedic : 3 h. du matin X Eclater un type des Assedic X fond d'une contrée.. X x face B Polipo x Ľamé-ricano X x lettres hiron-delles x 14 Dirigé vers 1'est X SUIS peut-étre Boys de Marseille X X +++ métriée X brin de haine x combats avec mes demons X X 1 101 .'II H.B .Ir Mar--,1i,' u x X X +++ IAM, L'e'coü du mieru d'arsertt, 199" Le groupe IAM Criti- Autres themes Evoca- La musique Destin indivi- Le groupe Style de vie Spiritualite que sociale Evocation des Insertions Thěmes singu- tion de Mar- duel tragique et politique jeunes des quartiers droles et breves liers inclas-sables seille 1 1 'école X micro ■ ,1(!ent 2 X X 1 hinge- \ Nés X X riíťme m.ile 1 1 j X X X ,.,,,., ', Petit X X licre 1, Kile X iliinne son i orps .ivant |0n [iom 7 X X 1 impirc ,lu enté ,,l«cur 8 Rmarde X l.'rnfer X 10 Quflnd X m uliati 1 1 Chez Ir Mac X l2Un X X In in son lii-nt pour les Imi.IIkIs 13 X X X X 11, mger l.i tete II Un X 111 court dans la nuit 15 1 ibére X X inon imagi- nation 16 1 Vmain, X X , 'est loin | 1 III 98 99 IAM, Ombn est himien, volume 1 1993 Le group« IAM Critique sociale Autre« themes La musique Destin indivi-duel tragique Le groupe Style de vie Spiritualite Evocation des Insertions Themes singu- tion de Mar- et politique jeunes des quartiere drôles et breves liers incias- seille 1 Le feu X X 2 Cosmos X dieux X ont les mains sales 4La méthode X + + Marsimil J'aurais X pu croire 6 Contrat X de con- science 7Le soldát X 8Le rétor de X + Málek Sultan 9 Un jour tu X pleures un )our tu ns lOLe X sept 11 Harley David- X +++ son 12 La mousse X ä Riton 13 Le shit X X squad femme X seuie 15je danse le X ++ + Mia 16 Alone X tout seul forever 17 Fugitif X L'aimant X contre X + + + attaque Rappel X !AM, Ombre tst hirniin, volume 2, 1993. Le groupe 1AM Criti- Autres thémes La musique Des tin indivi-duel tragique Le groupe Style de vie Spiritualite que sociale et politique Evocation des jeunes des quartiers Insertions dróles et breves Themes singu-liers inclas-sables tion de Marseille .!,,,,„, X Aiinifat M x x í U, je mix x + 1 ■,,li.in-lillon X d Mljire X ; i,-rapos t'eitla X II li.nr- X X X X ++ l Miez nous J.nwr X X III llallski-Bh... X Ill,' dinner mpe-ic-iir X X 12 je 1.« he la llrlllĽ x X X 11 \i hevez X 11 \, hevez les x 1'iOů «nur les 11 ises inlro x K.OÚ lont les 1 i ''.CS X iliistoirc) 1 : Hing bane IK ran x 19 Sachet blane x 20 ľluraon ii'vient x í: í 75 102 1. 1. 2. Resultats On s'apercoit clairement, ä la lecture de ces tableaux, que les themes des chansons, s'ils couvraient toutes les categories dans les trois premiers albums, se recentrent considérablement dans les deux derniers sur la musique et sur la critique sociale et politique. Ces deux themes étaient aussi, certes, trěs presents dans les autres albums du groupe, mais ils étaient contrebalancés par ľimportance du theme du groupe. D'autre part, cette importance des deux themes est encore accentuée dans le dernier disque par la disparition plus ou moins progressive de nombreuses autres categories, comme les insertions drôles et brěves (depuis ľalbum Méíéque et mat), ou le style de vie (sur le dernier album). Les destins individuels tragiques, en revanche, n'apparaissent qu'ä partir du deuxiěme album pour rester jusqu'au dernier. Quant ä Invocation de la ville de Marseille, eile va en s'amenuisant jusqu'ä disparaitre sur le dernier album. Enfin, c'est sur les volumes 1 et 2 d'Ombre est lumiere que les themes abordés sont les plus nombreux et le mieux distribués. 1. 2. Interpretation : la musique comme revendication et comme solution Toujours sans nous arréter sur le sens particulier d'une chanson, táchons maintenant de discerner quelles peuvent étre les causes de ces changements dans la thématique des différents disques. En premier lieu, le fait que revocation de Marseille ait totalement disparu du dernier album ne peut étre que trěs signifiant ďaprěs ce qui est dit plus haut4. Nous pouvons d'ores et déjä en conclure qu'IAM ne tient plus ä limiter sa parole ä la seule ville de Marseille, et que ses textes se veulent probablement d'une portée plus universelle. Bien entendu, nous n'affirmons aucunement que revocation de Marseille réduise la portée d'une chanson ä cette ville seule, et ľavénement du tube «Je danse le Mia » le prouve bien, mais ce theme qui était eher au groupe et qui faisait méme partie de ses premieres revendications5 a été considéré comme obsolete dans son dernier disque. C'est done ailleurs qu'il faut chercher une logique á cette evolution des themes. 4 II subsiste tout de méme cä et lä quelques evocations trěs succinctes, notamment dans la premiere chanson (« L'école du micro d'argent»):«... vaillant praticien des arts martiens », mais trop rares pour étre réellement prises en compte. 5 cf. la chanson «Je viens de Marseille » sur l'album De la planete Mars (1991). 103 An vu de ľimportance accordée par IAM aux themes de la musique et 11« la critique sociale et politique, sur leur dernier album, notre inicrprétation est qu'IAM affirme que la musique est un outil'privilege de /,/ critique sociale et politique, voire qu'une solution auxproblemes exposes dans . •■ dernier theme se trouve dans la musique. Bien d'autres elements de notre analyse démontrent cette 11 >nclusion. En effet, si IAM met aussi ces themes en avant dans son premier disque, c'est en parallele avec la forte evocation de ce qu'on pent nommer « I'ego trip » commun á de trěs nombreux rappeurs, et ce depuis les debuts de ce genre musical: le theme du groupe lui-méme, . 111 i se met en valeur et s'affirme. Or, ce dernier theme, dans les trois premiers albums, n'a jamais la portée qu'il présente dans L'e'cole du micro d'argent. II est certes associé parfois ä la spiritualite du groupe, ä I» critique sociale et politique, mais aussi exposé de facon gratuite, I x >ur une simple mise en valeur du groupe, sans revendication autre6. ( * n'est que dans le dernier album que ľon voit véritablement la I miction constructrice qu'a jouée le groupe pour chaeun de ses membres. « La saga » en est l'exemple le plus flagrant. Mais l'album •.< >lo d'Akhenaton annonce aussi fortement ce choix, avec la chanson .< Je suis peut-étre... », oú 1'interprěte énuměre ses défauts (reels ou I ictifs) pour affirmer ensuite qu'il « tue sur le micro », c'est-ä-dire que la musique ľaide ä assumer toutes ces tares qui pourraient le miner. La chanson de L'e'cole du micro d'argent« Liběre mon imagination », qui répond pleinement ä «Jazz » et «Tam-tam de l'Afrique» du premier album prouve encore cette interpretation : si les esclaves i lont parle IAM dans le premier album sont promis ä un sort atroce, on sent déjä dans cette premiere version un espoir de se libérer par la musique (et le jazz). Or «Liběre mon imagination» développe pleinement cet espoir. Le tempo ou la musique revetent ici un aspect totalement salvateur. De plus, au milieu exact du dernier album (chansons 7 ä 10), les deux themes sont traités de facon symétrique : deux chansons traitant de la musique (« L'empire du côté obscur » et « Quand tu allais ») en encadrent deux autres sur la critique sociale et politique (« Regarde » et « L'enfer »), montrant vraiment la correlation des deux themes et la réponse de ľun ä ľautre, de la musique ä la critique dans la pensée 6 Notamment dans ľinsertion humoristique «Crécelle», qui critique le mauvais rappeur en définissant IAM comme de bons rappeurs. 104 d'lAM. On trouve encore une symetrie significative entre la quatriěme chanson de ľalbum « La saga » et la quatriěme avant la fin « Bouger la téte », qui correspondent exactement aux mémes themes et mettent l'importance de la musique pour les membres du groupe trěs en avant. Le dernier album est done axé presque entiěrement sur l'importance de la musique pour le groupe. Son titre et les illustrations du livret qui l'accompagne ne font qu'affirmer cette conclusion. On y voit le pouvoir qu'accorde le groupe aux paroles de leurs chansons. L'evocation de la vie des jeunes de certains quartiers dits « difficiles », souvent exposée dans les premiers disques et qui présentait alors peu d'espoir, est ici remplacée par le pouvoir que préte IAM ä la musique, qui contrebalance entiěrement toute leur critique sociale et politique. Toutefois, le groupe n'affirme aucunement cette hypothese comme solution reelle. II s'agit principalement d'un espoir et non d'une veritable fin en soi. II expose la solution qui s'est présentée ä lui, mais pas comme une solution universelle. La derniěre chanson « Demain, e'est loin » montre qu'il n'a pas abandonné sa critique sociale : eile évoque ä nouveau la vie de certains jeunes et présente en effet trěs peu d'espoir7. 2. Un resserrement des moyens musieaux La musique du dernier album d'IAM, nous le disions, présente une forte cassure avec leurs anciennes productions, ä ľinstar de ľalbum solo d'Akhenaton qui ľa précédé. La rythmique ainsi que les timbres utilises (principalement échantillonnés) sont beaucoup plus épurés que lors des deux volumes de Ombre est lumiere, qui ont marqué semble-t-il une apogée de la richesse du traitement musical d'IAM -comme de celui des themes, par ailleurs, nous ľavons vu - et qu'on pouvait définir comme « un rap aux dimensions symphoniques »8. En effet, des principes qui avaient été expérimentés děs le premier album 7 On notera ä ce propos qu'il s'agit de la seule chanson qui brise la symetrie presque parfaite des themes des chansons que nous avons commence d'esquisser. Elle ne répond aucunement á «Ľécole du micro d'argent», alors que toutes les autres chansons se correspondent en miroir au niveau thématique vis-ä-vis des quatre chansons centrales de ľalbum. 8 JACONO, Jean-Marie, 1994. «IAM, une planete musicale» in Taktik, 285, Marseille : Watt News. 105 ci développés dans ce dernier, comme la superposition de différents t fakements du temps, les brisures de rythmes, une orchestration trěs I mement travaillée et des insertions multiples entre les chansons Comme en leur sein ont été abandonnés, ou fortement amoindris dans le dernier disque du groupe. En revanche, les relais entre les deux rappeurs (Akhenaton et Shuriken) ont été conserves. lis sont (t-rtes moins frequents qu'auparavant, mais une chanson comme « Elle donne son corps avant son nom » ou le refrain de « Liběre mon imagination » montrent leur utilisation ainsi que celie de l'insertion du langage parle dans le chant (notamment avec l'utilisation d'interjections). La diction semble quant ä eile l'objet d'un travail plus poussé sur ce dernier album. Ce phénoměne est particuliěrement clair sur « L'empire du côté obscur », mais aussi et surtout sur « Demain, ('est loin». L'orchestration, si eile ne présente plus autant d'insertions d'emprunts ä des bandes sonores de films, d'aecumulations de c ouches empruntées ä d'autres rythmiques que le funk, le disco et la soul (généralement utilisées dans le rap) n'en est pas moins trěs originale par rapport ä ce que l'on pourrait définir comme un rap « classique ». On retrouve encore ces anciens principes notamment sur « La saga », « Petit frěre », « L'empire du côté obscur » (qui fait l'objet d'une attention toute particuliěre sur les timbres et les insertions), «Quand tu allais», «Un cri court dans la nuit» (particuliěrement riche par le relais supplémentaire avec Daddy Nuttea, qui chante le refrain en style raggamuffin', et l'utilisation des scratches9) et « Liběre mon imagination » (avec l'utilisation notable d'un refrain en forme d'ostinato et des emprunts du son d'un Didgeridoo, instrument australien). Ľalbum d'Akhenaton présente (»énéralement les mémes caractéristiques, quoiqu'il se rapproche plus du traitement musical de Ombre est lumiere. Le meilleur exemple en est l'orchestration impressionnante de «La cosca», dont la musique présente des échantillons trěs riches de musiques a priori trěs ŕloignées du rap et des insertions de bruits (comme des coups de feu) d divers traitements de brisures de rythmes qui suivent l'action narrée • «Le scratch provient de la manipulation de disques en vinyle défilant le plus souvent sur deux platines. Le DJ. bloque le déroulement du disque avec ses mains et (rée un erissement caractéristique qu'il peut sans cesse améliorer jusqu'ä le rendre mclodique. (...)»: JACONO, Jean-Marie, 1996. «Le rap francais: inventions musicales et enjeux sociaux d'une creation populaire» in ha musique depuis 1945 Matériou, esthétique et perception, Liege : Pierre Mardaga, p. 53. 106 par Akhenaton, ou qui favorisent ľattention sur certaines phrases (comme «les clandestins de Sicile réclamaient des pécadilles pour tuer» ou « ...50 ans d'emprise totale de la Mafia sur ľltalie »). Au terme de cette rapide analyse, on voit que le traitement musical, qui s'étendait au debut de la production d'IAM sur de nombreux principes dont certains étaient trés nouveaux dans le rap, se concentre principalement dans leur dernier album sur le travail de ľorchestration, basée principalement sur ľutilisation du sampler (échantillonneur), et sur une attention toute particuliěre sur la diction, par ailleurs beaucoup plus proche ďune tradition du chant rap. Ľinterprétation que l'on peut en tirer est qu'IAM a choisi de se concentrer sur les principes fondateurs du rap. En effet, les rythmiques des deux derniers albums (si ľon compte celui dAkhenaton) sont beaucoup plus simples et épurées, favorisant avant tout la comprehension des paroles «rappées ». De plus, les chanteurs se concentrent plus particuliěrement sur la diction des paroles, laissant plus de côté les insertions de langage parle et les refrains chantés (malgré quelques exceptions): c'est bien le rap « originel» qui est encore mis en avant, avec le sens littéral du verbe to rap (« bavarder, raconter n'importe quoi, "jacter" »10), c'est-a-dire que la parole et la maniere dont eile est mise en musique (rythmée et chantée ä la facon caractéristique du rap) est remise en avant par rapport au traitement de ľaccompagnement de cette parole11. Le traitement des timbres, plus sobre que dans les albums precedents, reste base avant tout sur l'utilisation des samples et des scratches. Or, il s'agit lá encore d'un des principes fondateurs de la musique rap, dont on ne pourrait se passer dans une definition generale de ce couraní musical (méme si certains rappeurs ont par la suite utilise aussi des instruments au sens traditionnel du terme). Dans les deux derniers albums, la musique met done l'accent sur son propre style, le rap. II n'était possible de remarquer ce phénoměne que par ľétude comparative que nous avons menée. M> LAPASSADE, Georges, et ROUSSELOT, Philippe, 1990. U rab ou lafureur de dire, rééd. revue, corrigée, augmentée 1996. Paris : Loris Talmart, p. 9. 11 Le terme ďaccompagnement ne se veut pas réducteur de l'importance du traitement de la musique, qui apporte selon nous autant de sens que les paroles elles-mémes. Nous ne ľemployons ici que par commodité. 107 3. Une evolution sensée de la musique et des textes : la musique rap comme solution ä la critique Des deux points que nous avons traités ci-dessus, evolution musicale et evolution thématique, nous pouvons tirer le schéma synthétique qui suit. Prorédés musicaux et themes du groupe IAM et de Akhenaton au coiirs des albums (diversité des moyens) (concentration des moyens) I stations I insures de rythmes Orchestration............................................................... Orchestration Diction........................................................................DICTION Relais entre rappeurs.........................................................(principe moins utilise) Insertions 4*" album (Akhenaton), Le groupe IAM : Desrins individuels tragiques Spiritualite Style de vie Le groupe.................Le groupe La musique................................. ............................Critique sociale et politique........... Marseille (+++)....... Marseille (+) Autre« themes : Evocation des jeunes des quartiere Insertions drôles et brěves Themes singuliers inclassables ..La musique On voit clairement le traitement strictement parallele de la reduction des themes et du ciblage des procédés musicaux utilises au cours des différents albums. II s'agit d'un resserrement considerable des moyens qui caractérisaient les precedents albums d'IAM, mais aucunement d'un appauvrissement du sens des productions du 108 groupe. Au contraire, cette evolution suit une logique parfaite et apporte son propre message. Le groupe montre par la comment il a réussi par la musique á trouver un équilibre, en méme temps qu'il exprime ľidée qu'on peut opposer á toutes les injustices et les aberrations sociales et politiques qu'il dénonce, la musique, et plus particuliěrement le rap (c'est Involution des procédés musicaux qui apporte cette precision). II justifie le fondement pratique de sa critique par l'utilisation de ce style, sans toutefois l'arreter comme unique solution. Le dernier album, nous I'avons vu, ne finit pas sur une note optimiste pas plus qu'il ne finit sur une reference directe á la musique. Plus que jamais, la portée du groupe vise, certes, Marseille, mais va aussi bien au delá. On voit lá aussi la coherence intrinsěque ä l'evolution de la production d'IAM, dont les albums portent un sens au delá ďeux-mémes : l'un par rapport á ľautre. Les diverses critiques et parodies du rock et de la techno dans les différents disques d'IAM ainsi que le single d'Akhenaton «J'ai pas de face» (1997) tendent á confirmer ce résultat. Le rap est clairement mis en avant. Dans ce dernier exemple, le chanteur critique tour á tour les phénoměnes des chanteuses de varieté ä la mode, des boys bands et des rockers, sans s'arréter sur le rap. A tort, certainement, car de nombr'euses productions de rap aujourd'hui peuvent entrer aisément dans le type de critique qu'il adresse. LES DIMENSIONS MUSICALES DES CHANSONS D'IAM, ELEMENTS D'UN RAP MEDITERRANEAN Jean-Marie Jacono Universite de Provence (Aix-Marseille I) Le succěs constant remporté par IAM tient en grande partie ä la richesse ďun travail musical qui donne énormément de force ä chacun des titres du groupe de rap marseillais. Seule formation en France ä disposer d'un concepteur (l'architecte musical Imhotep) en plus ďun D.J. (Khéops), IAM fait naítre au sein de ses chansons des dimensions musicales dans la declamation, l'utilisation du rythme, le choix et ľ orchestration des échantillons mélodiques ainsi que dans la structure des albums. La musique est en effet trěs présente děs ľécriture des textes rédigés par les rappeurs sur un premier etat sonore fourni par Imhotep. Elle ne cesse d'etre perfectionnée ensuite, méme si eile n'a pas de dimension autonome car le rap méle le rythme ä ľécriture. Décrivons quelques-unes de ces dimensions musicales généralement méconnues. Nous ferons ľhypothese qu'on peut y voir une relation avec la ville de Marseille mais aussi que le jeu des contrastes et des ruptures presents chez IAM définit un style de rap méditerranéen sans equivalent dans le rap francais. Nous partirons d'un corpus représente essentiellement par les trois albums d'lAM et des productions individuelles des membres du groupe. Méme si le rap semble rejeter en apparence la notion ďobjet fini sur le plan artistique en donnant lieu sans cesse ä de nouvelles versions ďune chanson, le CD représente une reference incontoumable en raison du soin mis ä son elaboration. En faire ľanalyse en revient á considérer que le rap est une expression artistique qui représente bien autre chose que la manifestation de la crise des banlieues ä laquelle il est souvent réduit, une expression artistique qui sort du champ strict de la sociologie. 112 Le lythme de la structure Le tythme est omnipresent dans le rap. Mais ce rythme n'apparait pas seulement dans la declamation ou dans le fond musical. II concerne aussi la structure d'un album qui n'est pas due au hasard, meme si la forme se dessine parfois au dernier moment dans le studio d'enregistrement1. Un album de rap est fonde sur deux types de litres, les chansons et des fragments tires courts, les inserts (ou insertions en francais). Ces demiers sont presents dans les deux premiers CD ďlAM, De la planete Mars (1991) et Ombre est lumiere (1993) ou ils jouent un important role rythmique. Souvent drôle, ľinsert contraste avec les themes des chansons qui ľentourent Sa presence marque une pause mais crée aussi un phénoměne de relance dans la mesure ou sa briěveté ne peut que préluder ä ďautres développements. On aboutit ainsi ä un rythme dans la forme qui est parallele au rythme de la declamation et ä ľimpulsion donnée par la base sonore. Cette dimension rythmique est déjä trěs présente dans De la planete Mars oú ľon trouve dans les vingt-trois litres sept inserts (I) et trois parties musicales (Mus.) au sein des chansons (C). On peut les regrouper en quatre parties : 1 I C C T f! TT r r If T I ^rn »... r-^ I f Mus.CI CCICI CI CC iď 'CC Mus. CC1 ' IC Mus ' 1 23 45678 9 10 1112 13 14 15 16 17 18 19 20 2122 23' noyau noyau central central La structure d'ensemble est trěs riche. La premiere et la derniěre parties sont ľinverse ľune de ľautre. Au centre les deux autres sont organisées autour de deux blocs répétés autour d'un noyau central qui comprennent les titres suivants : «Le nouveau president» (9) et « IAM Bercy » (10) puis le fabuleux «Khéops appartient á ľhorizon » (18) ou la voix n'est pas déclamée sur une rythmique de rap mais placee sur des scratches ahurissants. Cest cependant la structure du premier volume $ Ombre est lumiere qui s'avere encore plus interessante. On peut regrouper en six themes • Le dernier CD du groupe NTM (1998) a été consciemment organise en trois parties (introduction, corps central et coda), comme nous ľa indiqué le manager du groupe. 113 les chansons d'LAM : le groupe lui-méme, la spiritualite, la critique sociale et politique, la critique des snobs, les destins individuels iragiques et ľévocation des jeunes des cites2. Nous pouvons les représenter par ordre successif d'apparition, de gauche ä droite, puis de haut en bas au fur et ä mesure du déroulement de ľalbum. 2 Cette expression sera employee ici par commodité, mais nous sommes conscients des nombreux problěmes terminologiques lies ä la description de certaines situations concernant des jeunes de quartiers (et cites) dits « difficiles ». 114 Legroupe Spiritualite Critique IAM Sociale Inserts drôles etbrefs Critique des snobs Destins tragiques Jeunes des cites Le feu 1 Cosmos 2 La méthode Marsimil 4 Vos dieux ont les mains sales — 3 J'aurais pu croire 5 Contrat de conscience 6 Le soldát Le rétor __ 7 de Matek Sultan Le7 10 La mousse äRiton 12 Fugitif 17 Alone tout seulforever 16 Mars contre-attaque 19 Harley Davidson 11 Un jour tu pleures, un jour tu ris Femme seule 13 Le shit squad 14 Je danse le Mia —15 L'aimant 18 Structure du premier volume á'Ombre est lumi'ere, d'lAM (1993). Comme on peut ľobserver, les inserts séparent des blocs de chansons graves (1 ä 3, 5 ä 7) ou plus varices (9 ä 11, 13 á 15, 17 á 19). Ľemplacement des quatre inserts donne lieu ä une structure 115 reguliere qui peut étre representee ainsi (en utilisant les lettres C pour ( Hanson et I pour insert). CCCI CCCI CCCI CCCI CCC 1234 5678 9 101112 13 1415 16 17 18 19 Ľemplacement regulier des inserts, excepté ä la fin, crée une ponctuation rythmique qui assure ä ľalbum une grande souplesse sur le pian temporel. Mais ľinsert fonctionne aussi comme un moyen de passer entire deux espaces en reliant des domaines varies sur le plan des thěmes et des composantes musicales. On peut alors voir dans ľalbum une métaphore inconsciente de la ville de Marseille ou des quartiers contrastés et éloignés les uns des autres sont mis en relation par des voies de traverse. Bien entendu, cette correspondance séduisante ne peut dépasser le simple état ďhypothěse. En tout etat de cause, c'est le jeu des contrastés des correspondances et des oppositions qui marque un album place plutôt sous le signe d'un film dont les chansons constitueraient les sequences3. Cette forte presence des contrastés se retrouve ä ďautres niveaux dans ľceuvre d'IAM, comme si ľalternance de ľombre et de la lumiěre de la Méditerranée avait influence la creation du groupe, comme si également les oppositions géographiques et sociales présentes dans la ville de Marseille elle-méme avaient pris corps dans le matériau musical. La ville se manifeste alors de maniere indirecte dans ces differences méme si les thěmes des chansons n'évoquent pas la cite phocéenne. Nous devons cependant noter que la structure n'est jamais identique d'un album ä ľautre. Celle du second volume á'Ombre est lumiere est moins reguliere tandis que les inserts sont concus comme une introduction ä certains titres dans ľalbum solo Méteque et mat d'Akhenaton (1995), le chanteur leader du groupe. II n'y a aucun insert dans L'e'cole du micro d'argent (1997) oú les oppositions entire les titres restent cependant tires fortes. Certaines chansons jouent alors le role d'un insert dans ľalbum comme « Elle donne son corps avant son nom ». Malgré tout, la presence de ces fragments courts est ä peu pres constante dans les productions de raggamuffin et de rap ä 3 L'emploi d'une musique de film digne d'un péplum en introduction du litre qui clôt Ombre est lumi'ere (Pharaon reviens, 2° album) est ďailleurs cohérente avec cette dynamique visuelle. 116 Marseille, comme le montrent le CD de la Fonky family Si Dieu k veut (1997) et ľalbum collectif Chroniqms de Mars (1998) oú interviennent les groupes les plus représentatifs de la ville. Une declamation á plusieurs voix On trouve une nouvelle presence des contrastes dans l'organisation de la declamation. Ce ne sont pas les relais entire Chill («Akhenaton») et Jo («Shuriken») qui expliquent seulement sa diversité. La force d'lAM est de faire place ä des fragments de phrase non déclamés au sein ďun texte scandé. C'est dans «Je danse le mia » qu'on trouve ľexemple le plus connu de ce décalage avec la declamation, lorsqu'un des protagonistes s'écrie «Oh comment tu paries á ma sceur ?». Cette réplique issue du langage de la vie quotidienne est organisée strictement sur la méme durée qu'un vers déclamé, c'est-ä-dire une mesure ä 4 temps, ce qui la rend cohérente. Un autre titre á'Ombre est lumiére, « Ľaimant», fait place ä un échange tires bref qui produit un enjambement entire deux vers déclamés ; nous pouvons le représenter ainsi en tenant compte de maniere indicative de la mesure ä 4 temps et de la declamation. 12 3 4 * * * * J'ai commen-/ cé ä vivre ma vie dans les poubelles dans un quartier de/ camés oú les blattes craquent sous tes semelles Salut/ salut 9a va - les mecs observent ta voiture neuve/ (...) Ce rappel du langage quotidien contraste avec la realisation ďune voix pleine d'imaginaire, celie de la bande-son ďune musique de film. C'est dans ľintroduction de « Cosmos », de « Pharaon revient» ainsi que dans « Ľempire du côté obscur » (L'école du micro ď argent) qu'on trouve ce type de voix intemporelle déjá présente dans «Khéops appartient ä ľhorizon » et évoquant presque ä chaque fois un monde égyptien disparu et ressuscité par LAM. On retirouve d'autres contrastes dans « Attentat II» oú LAM se met en scene dans un vernissage d'art contemporain qui a lieu ä Aix-en-Provence (CD Ombre est lumiere). Chill et Jo y mettent en scene avec talent plusieurs personnages tires snobs. Limitation de leurs 117 reflexions et de leurs accents placent alors le titre sur un autre registre. C'est une veritable scene de theatre qui se déroule devant nos yeux dans un titre qui déploie plusieurs registres littéraires : le récit, le discours et le dialogue. Comment ne pas voir dans cette mise en scene l'empreinte d'une forme méditerranéenne populaire créée ä Naples, ľopéra bouffe ? Le rap devient une declamation en action et rcjoint alors totalement ľopéra. Cette empreinte de ľopéra se trouve ä d'autres niveaux chez LAM, comme la presence du Finak avec « Demain c'est loin » (9 minutes) ä la fin de L'école du micro ďargent. II y aurait beaucoup ä dire encore sur l'utilisation des choeurs, sur la sonorité de la voix et sur le travail de I'accentuation. Dans le rap, les syllabes du texte placées sur les deuxiěme et quatriěme temps sont ľii general accentuées car elles correspondent au temps mis en valeur par le rythme dans la mesure ä 4/4, mesure qui est toujours utilisée dans le rap sauf exception. Ľétude de quelques titires montire que I'accentuation n'est pas la méme chez Chill et chez Jo, les rappeurs cl'IAM. Jo a tendance ä respecter I'accentuation sur les deuxiěme et quatriěme temps alors que Chill s'en détache au profit d'une articulation plus variée qui peut se produire sur les premier et Iroisiěme temps. Cette declamation en mouvement met alors en valeur des differences qui apparaissent děs ľécriture. Les textes d'IAM sont en general composes de vers libres. On trouve cependant trěs curieusement deux alexandrins lorsqu'IAM évoque la jeunesse branchée d'Aix-en-Provence dans « Attentat II » : « Trente minutes aprěs, nous arrivons ä Aix Oú l'on parle pointu, oú les jeunes sont vex'4 » L'utilisation des vers employes dans la tragédie classique connote alors le caractěre conservateur de ces jeunes bourgeois qui vont étire ridiculisés par LAM dans la suite de la chanson. Les couleurs de l'orchestration On retirouve bien entendu dans le choix et la mise en ceuvre des échantillons sonores (samples) d'autres contrastes. Le rap est généralement fonde sur des samples de disques de funk. La grande originalite d'IAM repose sur la diversité des sources musicales 1 vex': abreviation de vexant. 118 employees. Les musiques traditionnelles orientales (« T'aurais ou croire»), italiennes (l'air de mandoline de «OÚ sont les roses») marquent aussi Ombre est lumiere tout comme la solennelle musique de film de «Pharaon revient». On les trouve généralement dans des introductions trěs élaborées. D'autres sources musicales sont presencesnotamment le jazz, Gainsbourg («Harley Davidson») Georges Benson («Je danse le Mia»), les sons naturels (la mer dans' << Le repos c'est la santé »), les bruits de guerre (« Le soldát»). Malgré le parti pm minimaliste de faire moins d'effets musicaux, Uécolľd« mm dargent^ témoigne de cette diversité présente aussi chez Akhenaton {Météque et mat, 1995) et Khéops {Sad hill, 1997) Le travail musical d'lAM ne s'arréte pas au choix des samples. Chaque tito beneficie dun traitement particuHer du son qui concerne aussi le timbre de la voix des rappeurs. Les süences («J'aurais pu croire» «L empire du côté obscur») créent de leur côté des phénoměnes' d interruption qui relancent ľimpulsion musicale et le rythme de la declamation. Le jeu des symétries et des dissymétries dans ľalternance du couplet et du refrain de «je danse le Mia » est une autre facette du travail du groupe marseillais. Mors que toute la chanson semble promise a un rythme de danse regulier et á une structure traditionnelle, IAM suppnme tout á coup le retour du refrain accelere la declamation et aboutit ä ce passage inattendu de lá discotheque qui precede une declamation hachée («Pas - de pacotille »...). La perturbation du rythme initial permet alors de passer dans la musique de la presence de la danse á la nostalgie du temps passe, qui est le veritable objet de ce tito. Le travail musical d'lAM est done fonde sur une grande diversité de moyens mais aussi sur la volonte de créer sans cesse des ruptures au sein de la continuité rythmique et mélodique, comme si le groupe mettait en peril tout univers homogene. Cette presence generale des contrastes dans les dimensions sonores ne se retrouve pas dans les autres formations du rap francais. II faut alors ľexpliquer, lá aussi par a relation entotenue par IAM avec Marseille. La diversité offerte par le monde mediterranéen se retrouve chez IAM dans un travail musical fonde sur les contrastes, ä ľimage de la ville de Marseille qui concentre les oppositions dans ses paysages, ses modes ďhabitation ses quartiers et ses groupes humains. N'oublions pas que le «oupé IAM lui-meme est compose de six personnes trěs representatives de la diversité de la ville : Marseillais ďorigine italienne (Chill), espagnole 119 (Khéops), pied-noir (Imhotep), algérienne (Málek), sénégalaise (Kephren), malgache et réunionnaise (Jo). Cette diversité ne saurait certes expliquer la production du groupe ä eile seule mais doit étre notée, sans plus de commentaires sur ľimportance de ľorigine c'thnique. Marseille rassemble en effet au delä des cultures d'origine. «IAM est un groupe de rap marseillais (...). On ne pourrait pas faire la méme chose ailleurs. Tu prends IAM, tu le mets ä Paris, ca ne marche plus »5. La grande diversité qu'offre Paris ne se retrouve effectivement pas dans les productions d'un groupe de rap d'une capitale opposée á sa banlieue, ä la difference de la cite phocéenne. La musique dans le rap ne procěde done pas du hasard. La richesse d'lAM, c'est d'etre sur ce plan la aussi en relation avec le monde de contrastes offert par Marseille, cette ville ďexilés venus de la Méditerranée et d'ailleurs dont les differences produisent la richesse. Que le style musical d'lAM s'en imprěgne et s'ouvre ä son tour aux contrastes de la Méditerranée ouvre un champ de recherche passionnant. 5 Imhotep cite par F. Guilledoux et at. in IAM, le awe, Soleil productions plein sud, Toulon, 1996, p. 30 LES INSERTS DANS LE RAP ET LE RAGGAMUFFIN MARSEILLAIS Médéric GASQUET-CYRUS Universitě de Provence (Aix-Marseille I) INTRODUCTION Les discours sur le rap, essentiellement « journalistiques », entrent bien souvent dans le cadre plus general des lieux communs énoncés sur «la banlieue », «les jeunes », ou encore «la culture de la rue », c'est-a-dire qu'ils mettent en avant la dimension « sociale » associée au ínouvement et les « problěmes » soulevés par les textes, sous-jacents au simple fait musical. On néglige cependant de se pencher sur la spécificité des compositions artistiques, préférant asse2 souvent caricaturer le rappeur comme un « jeune rebelie » affublé ďun bonnet ou ďune casquette (ä ľenvers de preference) qui débite avec enthousiasme, mais sans recul, de jolies rimes sur la situation des banlieues ou des cites (Florence Casolari mentionne bien ces representations stéréotypiques produites par les non-rappeurs). A la limite, les discours sur le rap se focalisent sur le contenu des textes, en oubliant parfois qu'ils font partie d'une production complexe, d'une veritable composition. Le groupe IAM de Marseille est connu ä ľéchelle nationale ; mais il existe un autre groupe, qui, sans lui faire concurrence, s'impose néanmoins comme le deuxiěme representant de la production musicale locale, avec quatre albums sortis ä ce jour. Or, Massilia Sound System, dont il s'agit, ne fait pas du rap, mais du ragamuffin, style musical osculant entire rap et reggae. Autour de ces deux poles gravitent des formations de moindre renommée, notamment Soul Swing, tires proche d'lAM, ou plus récemment, La Fonky Family et Le 3ěme (Eil; et du côté de Massilia Sound System : Hypnotik Gang, Double Embrouille, Clair et Precis, etc., formations que l'on retrouve 124 dans une compilation, Ragga baletí, articulée autour de Massilia Sound System. Lorsqu'on regarde les livrets des albums, on se rend compte que les paroles des chansons représentent un poids considerable, beaucoup plus lourd que dans la chanson dite de varieté ou la techno1. Mais ce n'est pas tout: d'autres paroles audibles ä ľécoute ne sont pas retranscrites dans les livrets. Pourtant, si ľon veut tenir compte de la totalite de ces productions, on doit bien considérer ces inserts comme faisant partie intégrante du projet global de ľceuvre. Cest ainsi que se définit le matériau de cette étude: les inserts sont toutes les paroles (ou les bruitages, ou les musiques de fond) généralement non imprimées dans le livret accompagnant le disque, insérées entre deux titres, voire au cceur ďune chanson, et qui ne font pas partie de ce que ľon entend traditionnellement par « chanson » (i.e. : des couplets, des refrains). Pourquoi s'intéresser ä ces « marges » des disques de rap ? Tout simplement parce qu'ils représentent une masse textuelle conséquente (la «transcription des inserts des dix albums concernés occupe une trentaine de pages), une production verbale signifiante supplémentaire, done du sens ä consumer. Par ailleurs, certains inserts sont notes dans le livret ou possědent, sur des supports CD, leur propre numero de plage. D'autres, enfin, s'inscrivent dans une certaine thématique qui peut aller d'un bout ä ľautre du disque (les « Como parlar ai dônas » de Massilia Sound System), ou d'un album á ľautre (« Radio Africa Sport» pour Massilia Sound System, la série des « Malek Sultan » pour IAM). Cette étude se propose de relever les deux aspects essentiels de ces inserts. D'une part, en envisageant la diversité énonciative mise en scéne dans les inserts, ses fonetions, sa structure. D'autre part, en établissant dans quelle mesure les inserts permettent de construire, reconstruire une identite marseillaise, ainsi que la maniere de la 1 « ...nous assistons avec le rap ä un retour au texte: si le rap est le degré zero de la melodie, si le rythme (« échantillonné », done) y est roi, il partage la vedette avec les mots. D'un côté le corps, la pulsion, de ľautre le texte. Paradoxalement, nous assistons ä la renaissance de ce qu'on appelait dans les années soixante la « chanson engagée », la chanson ä texte. Le rap dit des choses. », Louis-Jean Calvet, Us voix de la ville - Introduction ä la sodolinguistique urbaine, Payot, Essais, 1994, p.276. 125 picsenter, de la « dire ». Et de facon plus generale, cette approche par m inserts pourra relever les differences fondamentales qui existent (litre les deux formations principals de Marseille, IAM et Massilia .'.oiind System. CORPUS Le corpus est consume de trois albums d'IAM ( ...de la Planete Mars, Ombre est lumiere (vol.1), L'Ecole du micro ďargenl), de ľalbum solo il'Akhenaton, le chanteur d'IAM {Météque et mat), de ľalbum de Soul Swing (Le retour de l'äme soul). Ces albums constituent le côté rap / toul du corpus. Les autres albums étudiés sont les trois premiers de M;issilia Sound System (Pariapatois, Chourmo !, Commando Fadd), et la i ompilation Ragga baletí, pour le côté raggamuffin. Enfin, nous avons .iiissi intégré dans le corpus ľalbum rock (?) de Quartiers Nord (un Houpe marseillais qui a fété ses vingt ans d'existence), Basilic Instinct, |>arce que la structure du disque se rapproche considérablement plus d'un disque de rap que d'un disque de rock, essentiellement par la presence d'inserts. On pourra se demander ä ce propos si la in hnique des inserts est une špecifické marseillaise. CORPUS Albums Artistes Année Abréviation . de la Planéte Mars IAM 1991 IAM I < t/nbre est lumiére (vol 1) IAM 1993 IAM II 1 7 Icolc du micro d'argent IAM 1997 IAM III Météque et Mat Akhenaton 1995 AKH í r retour de ľäme soul Soul Swing 1996 SSw Parlapatois Massilia Sound System 1991 MSSI Chourmo ! Massilia Sound System 1993 MSSII Commando fada Massilia Sound System 1995 MSS III Ragga baléti Divers 1995 RB Basilic Instinct Quartiers Nord 1996 QN 126 PREMIERE PARTIE : LA POLYPHONIE 1. Nature des inserts II n'y a quasiment aucune unite dans les inserts. Les differences entre chaque insert peuvent étre formelles, thématiques, énonciatives, fonctionnelles, temporelles (inserts plus ou moins longs)... Pour les besoins de ľétude, j'ai arbitrairement classé les inserts dans quatre grandes categories : Les dédicaces Elles sont spécifiques au rap et au raggamuffin. Ces mouvements musicaux sont liés aux fonctions de DJ (Disc Jockey) et de MC (Maitre de Ceremonie, Master of Ceremony), qui annoncent ä ľassistance que telle chanson est adressée, « dédicacée » ä telle ou telle personne, ä tel groupe social. La dédicace ressortit du domaine de la scene — eile varie done au fil des concerts —, mais eile peut étre enregistrée sur ľalbum, et, en se « figeant» ainsi, eile pourra s'adresser ä un auditoire plus large. Les chanteurs d'lAM, en scene, dédicacent souvent leurs chansons aux autres groupes affiliés (La Fonky Family, Le 3ěme CEil, Soul Swing...), mais on ne trouvera pas de dédicaces dans les albums (ä ľexception des «Bad Boys de Marseille» avec la Fonky Family, AKH). Chez les Massilia Sound System (Massilia dorénavant), on aime adresser la chanson á « touš les Marseillais », aux « raggas », et les chansons des albums de Massilia et Celles de la compilation Ragga baletí commencent fréquemment par une « dédicace ». Les enregistrements «indirects » Par le procédé du sample, certaines phrases sont répétées, parfois ad libitum, dans les chansons. D'autres fois, ce sont des bruits ou des bruitages que l'on entend en fond sonore, pour illustrer la chanson (moteur de bus dans « Bus de nuit», MSS II; moteur de voiture, SSw; moteur de moto dans «Harley Davidson», IAM II...). La «chanson» est done une construction complexe, composée de plusieurs lignes (ďoú la notion de «polyphonie»...) musicales, sonores et verbales. 127 Au moyen de « collages» sur la bande-son, de la méme maniere (|u'avec le sample, la chanson peut étre agrémentée de passages de lilms (films de Pagnol pour MSS I et II, film Star Wars pour IAM III, Scarface pour AKH), ďémissions radiophoniques ou télévisées (MSS I, II, III; IAM I, AKH; QN), bref, d'enregistrements «indirects », ( est-a-dire des énoncés non produits ou enregistrés directement par le groupe lui-méme. T ,ps enregistrements « directs » II s'agit des enregistrements effectués par le groupe lui-méme, ou empruntés ä ľentourage immédiat. Cest essentiellement Massilia qui ľutilise. Au cours ďune entrevue, Lux B., ľun des membres, m'expliquait qu'il ne se séparait jamais de son dictaphone, pour enregistrer ce qu'il « sentait». Ce « collectage », comme il le nomme lui-méme, ne différe pas beaucoup des méthodes de collecte de torpus pratiquées par tous les chercheurs en (socio)linguistique ; la difference se joue au niveau de ľemploi de ces données (analyse pour k- linguiste ; insertion dans un objet artistique pour le musicien). On y inclura aussi la série d'enregistrements sur répondeur léléphonique caractéristique de ľalbum MSS III. Sur le livret du disque precedent figurait un numero de telephone grace auquel on pouvait laisser des messages dont certains ont été sélectionnés et se retrouvent insérés dans ľalbum (ce procédé a été garde pour le dernier album paru au cours de cette etude, Atollywood). Mini-sketches ; mises en scéne Les rappeurs développent tout un jeu de scéne assez théátral, que ľon retrouve parfois mis en ceuvre dans les albums grace ä des échanges verbaux (IAM II : dialogue entre Akhenaton et Shurik'n dans « Le Feu » ; Massilia : dialogue humoristique entre les chanteurs dans « Electronaria », MSS II). Les deux seuls inserts de Soul Swing sont prononcés par des artistes du groupe. Dans le premier, un homme adresse ses derniéres recommandations ä sa fille avant de partir dans les rues, la nuit (« Survie, prelude ») ; dans le second, deux jeunes garcons, dans une voiture, se demandent ce qu'ils vont faire dans la soirée (« Faction, prelude »). 128 Chez Quartiers Nord, seuls les artistes prennent la parole dans les inserts, dans des mini-sketches, comme dans « Ripaille » (mise ä sac ďun supermarché). 2. Fonctions a) La presence de ľauditeur Les dédicaces font appel ä ľauditeur, chez les raggas, chez Massilia en particulier, avec ľemploi frequent de ľimpératif « écoute », avec des variantes : «escota me ragamuffin » (« Violent», MSS I), « Dédicace á tous les anticentralistes » (« P.I.I.M. Part 2 », MSS I), « écoute moi collegue » (« La chanson du Moussu», MSS II) ; chez ďautres «raggas » aussi : «dédicace ä tous mes fréres» (Wadada, « II est temps d'etre conscient», RB), «écoute p» (Marcus P., «Toutes les Juliettes », RB). Ľauditeur est ainsi invité ä ľaudition d'un message, mais aussi ä la construction de son sens, car ľon requiert sa cooperation. De plus, les artistes ont ľhabitude de parier ou de chanter en méme temps (notamment IAM en concert), ce qui oblige ľauditeur á « tendre ľoreille» s'il veut decomposer les multiples chevauchements de parole en énoncés singuliers, s'il veut extraire de ces multiples énoncés un énoncé particulier et significatif. Ľécoute d'un disque de rap nécessite done souvent une operation de « décryptage », un décodage assorti ďune inference obligatoire pour donner du sens et de la coherence ä toutes ces paroles confuses. C'est ainsi qu'est mis en mouvement l'esprit de ľauditeur, s'il decide de conférer une certaine «pertinence w2 aux propos entendus - la musique, le rythme se chargeant d'inciter son corps ä bouger. Ľécoute de certains albums s'affirme done comme une quite de sens, un recoupement paradigmatique, méme si souvent le seul « sens » des énoncés est de faire rire ľauditeur, comme dans la série des « Radio Africa Sport» (Massilia) qui se suit sur trois albums. II s'agit du commentaire comique d'un match de football (imaginaire) se déroulant dans un village africain ; ľauditeur peut recomposer la partie en liant les trois fragments épars sur les trois disques... Autre 2 «Nous appelons principe de pertinence ľidée fondamentale selon laquelle une information communiquée est assortie d'une garantie de pertinence », Dan Sperber et Deirdre Wilson, La Pertinence, Minuit, tr. it. 1989, p.7. 129 exemple, á la fin de ľinsert « Jah Muroni» (MSS I), il faut bien tendre ľoreille pour entendre un garcon dire «Oh demain il est fermé, trop dégoäté», á propos de son boulanger, ce qui peut eventuellement préter ä sourire, sinon ä rire... b) Enonciation Lune des principales raisons d'etre des inserts est de céder la parole ä des énonciateurs autres que les artistes ; ou bien, si ce sont les artistes eux-mémes qui parlent dans ľinsert, de changer de mode ďénonciation, et de quitter entre deux chansons le mode tľénonciation primaire. Loin de monopoliser le micro, les artistes délěguent volontiers la parole ä qui veut bien la prendre, pratique qui ponctue assez souvent la fin des concerts : de nombreux jeunes rappeurs ou raggas amateurs montent alors sur la scene pour prendre le micro, et, ľespace de quelques secondes, tentent de faire bouger le public au rythme de leurs trouvailles et de leurs « phrases ». Ceci est la vraie raison d'etre et la fonetion originale des « sound-systems ». On retrouve ce partage de la parole dans les albums. II n'est pas rare que les groupes affiliés trouvent une place sur quelque chanson du groupe leader : Clair et Precis chez Massilia, Soul Swing chez IAM, La Fonky Family sur ľalbum d'Akhenaton... Le milieu musical marseillais fonctionne un peu en réseau. Le centre culturel de La I'riche á La Belle de Mai est un lieu oú travaillent ä la fois IAM, Massilia, Soul Swing, et de nombreux autres groupes. La plupart des variables prises en compte par la sociologie et la sociolinguistique sont mises en valeur dans les prises de parole : — sexe : on entend des femmes (presque uniquement chez Massilia) et des hommes, — age : des enfants (« Kebdany », MSS I ; une petite fille qui recite la fable « Le Corbeau et le Renard » de La Fontaine, AKH), et des personnes ágées (»á par les artistes, la relation avec ľauditeur est modifiée, puisque celui-ci ne se trouve plus dans ľécoute d'un message axiologique, mais ä ľécoute d'une interaction, comme s'il était un témoin direct de ľinteraction. En laissant leur statut ďartistes / chanteurs / danseurs, les rappeurs et les raggas deviennent, ľespace d'une interaction, des acteurs sociaux, plus proches ainsi du public... Les inserts ont done pour fonction essentielle de moduler ľénonciation primaire pour lui substituer une série de modes ďénonciation varies. Pour Robert Vion, «les modulations caractérisent [...] touš les processus de distanciation visant á diminuer la part de subjectivité, et done de risque, que chacun peut prendre dans 3 Nous renvoyons á notre memoire de Maitrise de Lettres modernes, Marseille, ks mix de ľunité, sous la direction de Daniel Baggioni, Universitě de Provence, 1997, troisiěme partie notamment : «La communauté sociolinguistique marseillaise est cette communauté socialement heterogene qui possěde des representations fantasmées ďunité, des discours convergents, et qui trouve son identite dans les discours identitaires, actualisés dans un fonds commun, et les enjeux sociaux qu'üs traduisent. », p. 131. 131 ľinteraction»4. Or, en devenant de simples participants á une interaction, les artistes quittent justement ce statut pour devenir de simples «sujets parlants». II s'agit done bien d'une modulation, |»uisque le ton axiologique de la chanson est délaissé au profit d'une cnonciation « ordinaire », voulue « naturelle ». Cest pourquoi nous pouvons parier avec Florence Casolari de «richesse» des strategies énonciatives, ou «d'investissements cnonciatifs »... Si chez IAM ces investissements énonciatifs prennent |>lace dans le corps du texte de la chanson, pour Massilia, ce sont les inserts qui sont le lieu privilégié de ce genre de positionnement. c) Significations de la polyphonie La multiplication des instances ďénonciation permet done ďatténuer le statut traditionnel de « ľartiste ». Les rappeurs et raggas irancais en general, et marseillais en particulier, sont assez « accessibles », et se comportent différemment des « stars » des Etats-Unis, qui gagnent des millions de dollars et se donnent des airs ď «íntouchables »... Les inserts permettent dans le méme temps une (lédramatisation, une désaeralisation de la chanson. Par ailleurs, cette delegation de la parole correspond ä la volonte de faire parier les vérités plurielles contenues dans les paroles et le liingage de chacun. Ainsi peut s'expliquer ľune des raisons de la popularite du rap et du raggamuffin ; Massilia realise ses programmes en confiant réellement la parole ä des anonymes issus de la population marseillaise dans tout ce qu'elle a ďhétérogěne (et « ďhétéroclite»). IAM est moins « direct», et use essentiellement d'une stratégie polyphonique ä ľintérieur des chansons. Les deux groupes majeurs sont done ceux qui effectuent un investissement maximal dans les strategies discursives et énonciatives. Dans les inserts, les valeurs souvent citées par les groupes eux-mémes se retrouvent mises en oeuvre : le partage, la tolerance, le melange. Cette unité á travers la pluralite est caractéristique de ľidentité marseillaise, du moins dans ses realisations en discours. En vantant les metrites de chacun, mais en précisant que l'on est 1 Robert Vion, « La construction du sens », in D» Sens. Tours, detours et retours du sens dans les Sciences Humaines d'aujourd'hui, Daniel Baggioni et Pierre Larcher (éds), Presses íle l'Université de Provence, 1995, p. 168. 132 Marseillais avant tout, on fait de Marseille un «salad-bowl» ä ľaméricaine, oú chaque «ingredient» garderait sa « saveur »5. C'est ainsi que les inserts fonctionnent en reprenant les lignes de force et les schemes de la construction de ľidentité marseillaise. Pour souligner de nouvelles differences, disons que IAM tend ä étre plus «formel» que Massilia, cette tendance est verifiable d'ailleurs dans revolution du style du groupe, notamment dans le «resserrement des moyens musicaux» (voir ľarticle de Guillaume Kosmicki). Cette « sophistication » se retrouve dans les inserts, qui sont plus «indirects » que « directs », avec notamment une grande utilisation d'extraits de films (Star Wars, IAM III; Scarface, AKH...), des bruitages d'un jeu video célěbre, Street Fighter (AKH et IAM III), au detriment d'enregistrements «localises » : IAM ne pratique pas la collecte de « corpus» de maniere informelle. Massilia se veut plus « populaire », proche de toutes les couches de la société (les «papys », les «mamys», les «fillettes» comme le disent les chansons), c'est un groupe de « proximité », beaucoup plus accessible qu'IAM. D'ailleurs, si IAM vend 500.000 albums, Massilia n'en vend que 30.000 (chiffres communiques par Lux B. de Massilia) : les moyens utilises déterminent en partie le succěs extra-local des groupes ; les references «internationales » comme les films américains auront plus de chance d'etre recues que des fragments de films de Marcel Pagnol ou des propos tenus en occitan, langue évidemment moins entendue, dans les deux sens du terme, que l'anglais. La polyphonie assume done sa structure comme faisant partie intégrante de sa fonetion. Sartre écrivait ä propos de la littérature: «une technique romanesque renvoie toujours ä la métaphysique du romander m Sans parier ici de métaphysique, on pourrait néanmoins affirmer que, dans les cas étudiés ci-dessus, une technique musicale (agencement de l'album, gestion des inserts) renvoie toujours aux revendications et aux valeurs défendues par les artistes. 5 Pour une critique de ces termes, voir Louis-Jean Calvet, op. cit., p.292 sq.. 6 Jean-Paul Sartre, Critiques littéraires (Situations I), Folio «Essais», Gallimard, 1947, p.66. 133 DEUXIEME PARTIE : LTDENTITE MARSEILLAISE Ľétude d'un corpus « marseillais » se propose bien súr de relever les traits de marseillanité, c'est-ä-dire les elements spécifiques ä Marseille que ľon trouve che2 les groupes observes, et, pour celui qui s'intéresse ä la sociolinguistique urbaine, ľinfiuence effective de la ville sur les faits linguistiques. C'est la raison pour laquelle, ä partir de i nes précédentes recherches sur les representations de la ville (les images produites par les discours endogenes et exogenes), j'étudierai la maniere dont la specifické marseillaise est «dite» au travers des inserts. I. Connotation et eneyelopédie Pour étudier les enjeux identitaires contenus dans la langue, il ■ii-mble nécessaire, en plus de ce que les mots dénotent, de s'intéresser ,i ce qu'ils connotenf dans ľesprit des locuteurs qui les manipulent et ä qui ils sont adressés. Les pratiques individuelles, uniques et Mibjectives des locuteurs s'inserent dans un ensemble plus vaste de pratiques et de representations collectives, et c'est une competence aicyclopédique propre ä chaeun mais dépendante de l'univers « culturel» .imbiant qui permet d'actualiser le(s) sens connoté(s) des énoncés : Si la competence linguistique permet ďextraire les informations intra-énoncives (contenues dans le texte et le cotexte), la competence encyclopédique se présente comme un vaste reservoir d'informations extra-énoncives portant sur le contexte ; ensemble de savoirs et de croyances, systéme de representations, interpretations et evaluations de l'univers référentiel... 8 C'est ainsi que l'emploi d'un mot ou d'une expression est Misceptible ďévoquer tout un univers de reference en plus de la chose c Iŕnotée par le mot. Dans son etude sur Le franfais de Marseille, le linguiste Auguste Brun avait bien conscience des Limites des i in entendra par connotation «l'ensemble des valeurs affectives d'un signe, de ľeffet nun dénotatif qu'il produit sur ľinterlocuteur ou le lecteur», Georges Mounin, / 'n/ionnaire de ta linguistique, PUF, 1974, deuxiěme edition « Quadrige », mars 1995, ,, 19. " (Catherine Kerbrat-Orecchioni, Uimphcite, Armand Colin, coll. «Linguistique», IViiis, 1986,p.l62. 134 definitions et de la nomenclature, lui qui songeait ä une «linguistique affective» (p.6) qui tiendrait compte des «variations de la sensibilité» (p.6): Dans la pratique d'une langue, il y a des considerations de valeur, de milieu, de moment, dont on ne saurait rendre compte par des exemples et des definitions. Passe encore pour les noms d'objets... Mais comment fixer la nuance pejorative impliquée dans le mot fioli, babi, ou la qualité sentimentale des expressions buai,pechért,je l'ai craintf a) Evocation de lieux Si ľon trouve dans les chansons des references ä la ville de Marseille, c'est dans les inserts que l'espace urbain se trouve le mieux défini. Le Vieux-Port, par exemple, est actualisé děs ľintroduction de MSS II, avec la «recitation» en plusieurs langues et par diverses personnes (hommes, femmes, fillettes) — polyphonie symbolique — du texte (légěrement modifié) grave sur une plaque au milieu du quai du port, veritable centre symbolique de la ville10 : ICI VERS ĽAN 600 AVANTj.-C. DES MARINS GRECS ONT ABORDE VENANT DE PHOCEE CITE GRECQUE DE ĽASIE MINEURE ILS FONDERENT MARSEILLE D'OU RAYONNA EN OCCIDENT LA CIVILISATION Ce texte méle la memoire historique ä la legende, il rappelle les origines métissées de Marseille, en continuité avec la situation actuelle de la ville. Preuve de son importance symbolique : ce texte figure (légěrement modifié) au dos de la pochette du disque Chroniques de Mars, compilation de chansons de groupes de rap marseillais (autour d'lAM) sortie en 1998. Toujours dans Chourmo !, le Vieux-Port sera de nouveau mentionne implicitement dans un extrait d'un film de Pagnol. 9 Auguste Brun, Le franfois de Marseille, Institut Historique de Provence, Marseille, 1931,p.l43. 10 Et Barthes disait : «toute ville possěde un centre », un « noyau solide », 1967, « Sémiologie et urbanisme », in UAventure semiohffaue, Points Seuil, 1985, p.267. 135 Cest «la rue » en general qui transparait ä ľécoute des inserts, < 'est-ä-dire les cites (Kebdany, MSS II), le centre-ville (SSw), la ville nocturne (« Bus de nuit», MSS II; SSw ; « Disco-club », LAM I), le milieu du football (ambiance de vestiaires, RB — on retrouvera cette ambiance reprise dans le dernier album de Massilia, Aiollywood —; discussion enflammée autour des déboires de ľOM en Coupe d'Europe dans MSS II)... Le refrain de la chanson « Castapiane ä Mourepiane» (QN) fait rimer les noms de quartiers avec des expressions du champ sémantique de la bagarre, de « ľembrouille », mais tout le texte de la chanson n'estpas retranserit: ľécoute est nécessaire pour découvrir de nouvelles «plaisantes » associations : «Coup de chetron ä Montfuron / Méchante embrouille au Frioul / [...J / Embouteillage ä ľrado-Plage / he syndrome du Velodrome / Elevage de minets á Pe'rier / [...] / On te met au trou ä Morgiou / Prise de téte aux Baumettes... » (Au vu de ce passage, ďailleurs, une étude de ľintertextualité entire les différents gtoupes de Marseille se révělerait interessante11). De plus, les lieux ďenregistrement de certains inserts de Massilia sont notes sur les livrets des albums, ce qui permet de nouveaux repérages propres ä susciter la connivence de celui qui connait les lieux (la Canebiěre, la Caillole, Aubagne...), qui se retrouve en presence (auditive, et représentationnellé) d'un univers de reference connu, d'une géographie commune. b) Les referents communs Parmi les points communs qui permettent de constituer un debut de coherence ä l'ensemble heterogene des inserts, on peut citer les referents communs, ce que ľon pourrait appeler tires prudemment les « marqueurs identitaires ». II s'agit des elements considérés comme identitaires actualisés dans un faisceau large ; parmi ces elements, deux sont actualisés de preference dans nos inserts : le pastiš (ľalcool) et ľaioli. 1' Par exemple, les references au stade Vélodrome, les «minets» ou «jeunes branches ringards » du quartier Périer (IAM, « Attentat»), la prison des Baumettes (Massilia, Commando Fada)... Ľarticle de Florence Casolari mentionne les constructions sociotypiques communes aux groupes marseillais. 136 L'aioli, cette mayonnaise ä ľail et á ľhuile ďolive, devient unc sorte de cri de ralliement des Massilia12. Le mot est en effet scandé lors des concerts, aussi bien par les raggas que par les fans. Le thěme de l'aioli s'inscrit dans un veritable paradigme au fil des albums : da MSS I, un homme explique ce dont il s'agit: L'aioli c'est... une transition... euh... des aliments de... marseillais... eh ? Et... au point de... ca plait, 9a doit plaire á tout le monde, voyez ? Celt tellement... remarquez qu'aprés y vous faut... manger des pastilles á la menthe eh parce que... lá... vous... vous sortez quelque chose de It bouche... A la fin de l'album, un insert laisse entendre des jeunes filles qui débattent du méme sujet: « [tires] l'aioli... [la moutarde ?], non l'aioli c'est une sauce, c'est une sauce, c'est pas une sauce l'aioli ?» ; voir aussi MSS III (Répondeur : «Alio ? he Commando Fada ? Aioli!... »; « La preguiera de la chormeta »,3: «Que l'aioli tombe en gouttekttes grasses sur tous les valables du monde entier / afin que d'huile d'olive et d'ail nous sqyons tous patfumés... »); RB (reprise raccourcie du premier insert mentionné ci-dessus de MSS I ; dialogue entire deux hommes : «— D'ailleurs [je lisais ?] I'autre fois un article sur le journal... euh... i parlaient de... i parlaient de... I — De l'aioli / — De l'aioli ouais... »), Quartiers Nord (cri: «Aioli!» ä la fin de « Castapiane ä Mourepiane »). Mais une fois de plus, les referents ne concernent ni IAM, ni Akhenaton, ni Soul Swing. On se dirige done vers une bipartition des groupes autour de Massilia (groupes «amis» de Ragga baliti; Quartiers Nord) et d'IAM (l'album solo dAkhenaton reste dans la lignée d'IAM; Soul Swing: on connaít les affiliations entire les groupes). Le groupe « ragga » se distingue du groupe « rap » par le nombre beaucoup plus consequent d'inserts employes, et les evocations plus caractéristiques de Marseille, de la Provence (de ľOccitanie), et des spécificités locales. Louis-Jean Calvet a de son côté souligné l'importance du lexique d'origine provencale chez Massilia par rapport au langage plus « national» (argot passe dans le langage ordinaire) d'IAM (voir article ici méme). 12 Cf. Armogathe, Daniel & Kasbarian, Jean-Michel, Dim marseillais, Jeanne Laffitte, 1998. 13 Cette indication figure dans le livret. « La priěre de la chourmette »; il s'agit de la «chourmette» n° 99, c'est-á-dire une jeune fille abonnée á la Chourmo (voir ['introduction de l'ouvrage), dont le numero ďabonnée est 99. 137 I ,e paradigme du pastiš recoupe les mémes albums et respecte la m. me partition : aucune evocation chez les rappeurs, de nombreuses mentions chez les raggas et chez Quartiers Nord. r) T ,ps particularités linguistiques Cest peut-étre en observant la maniere dont les inserts gérent IV vocation des «particularités linguistiques » de Marseille que ľon 1, íussit ä établir des Hens plus étroits entire les différents albums. Ľaccent Les inserts du groupe «ragga» proposeraient done une plus pande marseillanité que les inserts plus «indirects » du groupe « rap ». Dans sa «gestion» de ľaccent marseillais, Massilia insére volontiers des extraits de films de Marcel Pagnol, dans lesquels les personnages ont évidemment «ľaccent», mais les inserts «directs» aussi, peut-nre sans aucune stratégie préalable des membres du groupe, mettent en scéne des personnes généralement remarquables par un accent tires l„(,noncé: « Le pere de Jeanŕne », MSS I, par exemple, «Original Baticop style » , « Bus de nuit», « Philippe Ultras Marseille », MSS II, multiples énoncés du répondeur téléphonique, MSS III... Les artistes mx-mémes possédent - pour la plupart - un accent caracteristique (parfois exagéré ?) de Marseille, de méme que les artistes de Quartiers Nord dans leurs interventions dialoguées facétieuses (simulation ďun . ;isse dans un supermarché dans « Ripaille »). On pourrait s'attendre ä une reaction contraire du groupe « rap », I n usque dans la chanson «Mars Contire Attaque» (IAM II) ľaccent est designe comme étant le point de Stigmatisation par l'Autre de l'identite marseillaise : Le temps du Provencal rigolo est révolu Marius, Panisse, M. Brun et Escartefigue Tenvoient une tarte pendant la partie de cartes I-] A cause de ľaccent on nous croyait incultes et naits Pendant qu'aux quatre coins de la France on nique les benefices 138 Pourtant, loin de nier le langage marseillais et ses particularités, Ic groupe IAM joue avec ľaccent dans ľinsert au titre évocateur « Lft méthode Marsimil» (IAM II) : Ecoutons done un ingénieur du son américain fraíchement débarquč ilc son pays natal en France : - [Then ?] I wish I would [could ?] speak some french Aprěs deux mois de travail acharné avec le groupe IAM ä Marseille voyons ce que ca donne : - Mon vier ! C'ťenculé ! Chtebeu ! Dégage ! On s'en bat les couilles I Et il est reste que deux mois eh... Ici, on rit parce que ľingénieur du son américain se met soudain i» employer le langage marseillais avec un accent moitié anglais / moitié marseillais14, avec, en plus, des expressions grossiěres ou des insultcs, comme si les rudiments de la langue proposes par cette « Methode Marsimil» faisait de ľapprentissage des insultes une priorite (et e'est connu, on cherche effectivement ďabord ä apprendre les «gros mots » d'une langue étrangěre, avant toute chose !). Dans l'album d'Akhenaton, un enfant récite avec difficulté I* poesie « Le Corbeau et le Renard » de La Fontaine, lorsqu'une fernme (la maman ?) possédant un fort accent marseillais (sur la nasale de «singe» surtout) le reprend, mais l'on n'entend qu'un énoncé incomplet: «... recitation comme ilfaut sans faire le singe ?». Les groupes sont dans l'ensemble d'accord pour se plaindre des stigmatisations dues ä ľaccent, mais ľaccent existe, et il ne sert ä rien de le nier : done on le retrouve dans les inserts, parce qu'il est plaisant, et qu'il fait partie des « fiertés » des Marseillais dans la Constitution de leur identite. Cependant, il ne faut pas qu'il devienne une caricature, et l'on entend bien se prévenir de tout dénigrement de l'individu et de son identite ä cause de ľaccent. Les groupes évitent en fait les contradictions, et jouent sur le paradoxe. La langue appartient aux locuteurs, et les discours épilinguistiques des «Autres » sont plutôt mal acceptés. A l'occasion d'une enquéte par questionnaire15 (soumis ä 300 personnes), ä la question « si vous avez / si vous aviez H p£ Médénc Gasquet-Cyrus, Pour une étude soáolinguistique du comique ä Marseille, memoire de DEA «Langage et Parole», sous la direction de Louis-Jean Calvet, Universitě de Provence, 1998. 15 Médéric Gasquet-Cyrus, 1997, op. dt.. 139 I ľaccent» marseillais, aimeriez-vous le perdre ? », 61% des interrogés mil répondu non (en renforcant parfois les réponses de II immentaires : « surtout pas », « pas du tout », « hors de question »), .ilors que seulement 7% des interrogés émettaient le désir de le perdre. La fonetion démarcative et identitaire de ľaccent est mise en avant de facon flagrante et comique dans ľinsert d'un dialogue issu ďun Iilm de Marcel Pagnol (MSSI) : - C'n'est pas tout ä fait ma faute si j'n'ai plus tout ä fait ľaccent marseillais - Plus tout ä fait ? Mais tu ľas plus du tout! Si 5a continue comme ca bientôt il te faudra un interprete. Je comprends pas la moitié de ta conversation. Ici, il faudrait transcrire dans ľalphabet phonétique les énoncés des deux locuteurs pour noter leurs differences d'accent. Le premier N )cuteur opere la distinction entre les syllabes ouvertes et les syllabes lermées. II dit [tutafe], alors que le second locuteur (Raimu ?) dit |(utafe] ; il ne prononce pas le « e » muet, ľautre le prononce dans « comme 9a » ; le premier locuteur se situe plus pres de la norme en cinployant la negation « ne... plus », tandis que ľautre ne prononce pas le « ne »... Mais pour un auditeur marseillais, nul doute que la norme reconnue sera celle du Marseillais, et que l'on rira de la prononciation « guindée» considérée comme caractéristique du nord de la France (le nord de la France commencant bien tôt pour de nombreux Marseillais !), ľaccent « pointu » de Paris dont se moquent c crtains Marseillais. Mots et expressions Lorsque l'on demande aux Marseillais s'il existe, ä leur avis, une « langue marseillaise », ils répondent plutôt « des expressions », e'est-ä-dire un reservoir de formes et de locutions plus ou moins figées, des constantes du parier quotidien, qui, lorsqu'elles sont employees, sont considérées comme marseillaises. Massilia emploie frequemment les interjections « cbnb » ou «fada »;«A fond », inséré dans la chanson « Rasbalha Dub », met en avant ľexpression « ä fond » qui existe dans le langage marseillais. On entend dans l'introduction ä Park patois un 140 court insert, mélé ä d'autres, qui laisse entendre une jeune fille dirc « Oh Jan de... ». Les inserts présentent ainsi des fragments d'interaction, del énoncés implicitement représentatifs d'une certaine facon de parier proprement marseillaise (une «sensibilité» écrirait Brun), mettant lei auditeurs dans la connivence de pratiques partagées ou reconnues, entendues. L'auditeur peut ainsi reconnaitre la (les) norme(s) en usage dans un groupe dont il fait ou non partie. Les inserts, ftnalement, décrivent implicitement un ensemble de normes unguistiques, normes du groupe de reference. Les énoncés spécifiquement marseillais impliquent une norme in abstentiau (le francais «standard») de laquelle les locuteurs se détournent, pour pratiquer le langage du groupe de reference. Un autocollant pour la promotion de ľalbum Basilic Instinct se réduisait ä ce message : « Ecoute Marseille en V.O. », qui voulait souligner le côté « authentique » (« version originale ») de la representation de Marseille, mais aussi sans doute du langage employe ä la representation de cette authenticité. Certaines expressions entendues dans les albums sont effectivement employees couramment dans le langage quotidien actuel {«ä fond», «oh tu vas ťarriter dis», « va tejeter aux Goudes», par exemple)... Enfin, les inserts mélangent les langues, comme pour souligner symboliquement la «mosaique» linguistique de Marseille. Massilia donne la parole ä des langues ou ä des dialectes minores dans la série des « Como parlar ai donas », MSS III (« franco-alsacien », dialecte du nord de la France, francique17, le tamazigh). LAM, on ľa vu, crée la «méthode Marsimil». Dans ľalbum d'Akhenaton, on entend la diffusion brouillée ďémissions de radio en italien. Lin traduction de Basilic Instinct reprend avec une evidente distanciation facétieuse l'expression arabe [naXdin...] et ľinsulte italienne « va fanculo »... 16 Pour cette notion, cf. Jean Emelina, Le Comique. Essai ďinterprétation generale SEDES 1991,p.95et^.. 17 Avec cette note : « Lo francique o platt esparlatper 350.000 persona* en Franca e mm en Europa ». 141 • C< unique et humour La plupart des inserts fonctionnent sur un mode comique ou humoristique, comme on a pu s'en rendre compte avec la plupart des . , n .ples observes jusqu'ä present. En effet, les interactions entendues mettent volontiers en scene des Marseillais (des I'M.vcncaux) dans des discussions joviales, enjouées, dans des dialogues contenant des traits d'humour ou des expressions qui pretent ä sourire. Sans pouvoir affirmer ici qu'il existe un « humour marseillais», on peut dire que le point de rencontre de touš les llbums se sitae au niveau de ľutilisation comique des inserts. On rit de la victoire remportée par l'artiste / le Marseillais dans sa confrontation avec l'ordre (l'assistante sociale de LAM; «Coups et lilcssures » de Massilia : un homme énuměre une série de délits, avec ipparemment un sourire admiratif: «Euh... coups et blessures ä agent, rebellion a force publique, degradation de... materiel administratis Et puis quoi incore ?... Ouais et outrage, ouais outrage au ministře de... de ľlntérieur... Quatre tbifs ďinculpation... Cest la classe eh?»; on peut rire de ľattitude pri »vocatrice dans Basilic Instinct: « Et moi, moi la sécuritéje ľencule»), on ,ii du ridicule de ľAutre (« Disco-Club » ďlAM, oú le discours ďun disc-jockey « ringard » - avec accent « pointa » - est interrompu par line menace implicite {« Oh tu vas ťarriter dis !»), une rafale de balles .le fusil mitrailleur, et un ordre catégorique final, lancé par Geoffroy, ,lu groupe IAM : «Tagueule !»). Et les artistes placent ainsi les rieurs (les auditeurs) de leur côté. Cest également le côté « bibleur », « fanfaron », viril d'un certain lype de Marseillais, toujours préts ä en découdre et ä défendre leur lionneur ou leur integrite, qui est mis en scene dans les inserts : les jeunes gens qui dédramatisent la situation dans les bus de nuit de Marseille {«fapas ďembrouille» disent-ils), mais qui précisent quand merne que «tout le monde est chaud»; le «combat verbal» entire «Vulgus» et «Prostrus» ä la fin de Commando Fada, agrémenté d'insultes et de menaces, mais dont la bagarre finale prévue est toujours retardée par une nouvelle menace et une nouvelle insulte plaisante18; un énoncé isolé dans une confusion ä la fin de « Ecoute i» On pourrait analyser ce «combat verbal» de la merne maniere que Labov envisageait les insultes rituelles des jeunes des « gangs » américains, William Labov U Parier ordinaire, Minuit, 1978 (trad.fr.), chapitre 8: «Les Insultes rituelles ». Cf. 142 le son » (Ragga ba/e ti); «Eh déconne% pas k gars. Y'a embrouilk ? Y'a embrouille ? Si y'a embrouillej'a moi eh... »...19 Dans le méme état ďesprit, le côté « frondeur » et « rebelle » des Marseillais va valoriser (mais toujours avec une distanáation ludique indispensable au comique) ce qui est ďordinaire décrié et sanctionné par la société: ľalcool (introduction ä Hasilic Instinct, avec une disjunction entire un chant lyrique «Aaaah...», terminé de facon comique et soudaine par un «Im tienne !», suivi ďun bruit de glacons et ďeau...; «Du fly, du fly je le crois pas I», « Ripaille »); le haschich (chanson dans Ragga baletí: «Je grimperais aux arbres / Si j'avais du chichon I Je peterais les plombs / Si j'avais du chichon »). Ainsi, les inserts proposent une sorte de contre-norme, une attitude rebelie positivée, un particularisme marseillais et des Marseillais, qui refuseraient la civilité, le respect des lois et des autorités. Le comique nait aussi de la fameuse « exagération » prétée aux Marseillais (mais qui est aussi l'un des ressorts du comique en general, sans étre ľapanage exclusif des Marseillais), comme dans cet insert ou un homme explique : «Nous on... on s'éclate en plus parce que... on les comprendä 100 %, méme ä 120 % les Massilia, tu vols, dans c'qu'i disent on se reconnatt á fond», hyperbole d'autant plus comique qu'elle est prononcée avec un ton tout ce qu'il y a de plus sérieux. Cest Massilia qui joue le plus avec le comique, en utilisant le mode de la parodie — transformation ludique d'un «texte » (au sens large) A en un texte B — pour raconter ľenlévement d'une bouteille de Ricard par «une ramification secrete des Commandos pastagas », une lecon d'occitan («Messieurs... vous sorte^ vos affaires... cahiers d'occitan... interrogation surprise »), ou une série de matchs de football dans la série des « Radio Africa Sport», tandis quAkhenaton met en scene un réve notamment p. 288 : « le maintien d'une distance symbolique permet d'isoler ľéchange des consequences qu'il pourrait avoir ». 19 Pour Jean Delume, la colěre excessive peut étre comique, « car c'est bien souvent l'outrance qui est source de ridicule - et la colěre est par sa nature méme outranciěre », « Comique et colěre : ľinvective spectaculaire », in Les alliages du comique et de ses contraires, Cahier Comique Communication, 3, Universitě des Sciences Sociales de Grenoble II, 1985, p.l28. 143 dans lequel ü est confronté ä un fonctionnaire recalcitrant des Assedic, comme dans ľalbum Ombre est lumiere avec une assistante sociale ;'mais ici, le comique a été renforcé puisqu'on apprend ä la fin de ľinsert, lorsque le réveil sonne, qu'il ne s'agissait que d'un réve ! On pourrait se demander dans quelle mesure ces inserts (du moins ceux du groupe « ragga », et plus parüculierement chez Massilia) ne louent pas le jeu des stereotypes, puisqu'ils présentent effectivement des Marseillais « avec ľaccent», qui boivent ou affirment boire du pastiš, qui mangent de l'aioli, qui sont volontiers « häbleurs » ou « fanfarons », qui semblent amplifier, grossir certains faits ; bref, des personnages présentant touš les attributs du stereotype traditionnel du Marseillais, avec en fond sonore des cigales ou des répliques extraites des films de Pagnol... Finalement, avec ses allures de micro-récit, ľinsert n'est il pas un avatar moderne de la fameuse galejade ? ^ Dans un article essayant de dresser « ľarchéologie d'un cliche », Pierre Echinard explique que les succés des chansonniers et poětes populaires des années 1840 (Victor Gelu, Etienne Bibal, Gustave Bénédit, tous écrivant dans le « dialecte » marseillais, le provencal de Marseille) reposait sur le « typiquement marseillais » - percu comme tel par le public francais, malgré le contenu « sérieux » de certains textes - , dont voici les elements : le soleil, la mer, lefarniente, la cuisine locale, ľestrambord des gens dans leur vie quotidienne : l'ampleur des gestes, l'abondance et la sononté des paroles, accompagnées de leur cortege de blagues et d'expressions imagées.20 Or, il semble que ce «typiquement marseillais » se retrouve en grande partie dans les textes et surtout dans les inserts des groupes contemporains, qui, contrairement ä Pagnol, n'ont encore jamais été accuses de diffuser un stereotype avilissant. Si ces inserts ne peuvent étre considérés comme des actes de «trahison» envers ľidentité locale, c'est que la position du rieur est primordiale dans l'appreciation de ce genre de stereotypes. Le stereotype peut étre percu par les Marseillais comme un portrait volontairement humoristique de la « mentalite » marseillaise, prétant ä sourire, par la 20 Pierre Echinard, «La mauvaise reputation», in Marseille - Histoires de famílie, Autrement, 36,1989, p.147. 144 contemplation amusée de ľimage du groupe de reference (car touš les groupes produisent des stereotypes - sur les membres du groupe lui-méme - intégrés ä I'ensemble des representations collectives). C'est ce qu'a bien compris Pierre Echinard lorsqu'il explique que le stereotype qui fera rire ä ľéchelon national n'est que le pendant ridicule d'un genre que les Marseillais eux-mémes sont au měme moment en train d'inventer pour eux-mémes, dans leur langue et dans un cadre de convivialité qui permet une caricature acceptée avec complicité, humour et tendresse, et dans laquelle ils se reconnaissent.21 Mais si le rieur se situe « de ľautre côté », le comique deviendra ridicule, et la stéréotypisation sera généralement percue comme pejorative et stigmatisante22. II existe ainsi une sorte de legitimite de la facétie qui n'est pas accordée ä tous. Les productions comiques ou humoristiques des groupes marseillais, méme si elles mettent en scene des stereotypes locaux, s'attirent ďavance des préjugés favorables, parce que les énonciateurs sont reconnus en tant que membres de la communauté23. 21 Itó,p.l46. 22 On a pu s'en rendre compte ä ľoccasion de la diffusion sur TF1 ďune bande-annonce pour le match de football France-Norvěge se déroulant ä Marseille le 25.02.98, dans laquelle un énonciateur visiblement non-Marseillais essayait ďemployer ľaccent marseillais. Des observations assez systématiques et des discussions dans mon entourage ont confirmé le refus catégorique de ce court énoncé percu comme trés stigmatisant (quelqu'un ľa trouvé «pathétique») par la plupart des gens. Voir ä ce sujet les analyses de la representation sociolinguistique du parier et des stereotypes méridionaux dans les publicités télévisées, par H. Boyer (1991a : 45-46), (1991b : 180-184), (1996 : 64-67). 23 «... humour appreciation varies inversely with the favourableness of the disposition toward the agent or entity being disparaged, and varies direcdy with the favourableness of the disposition toward the agent or entity disparaging it. Appreciation should be maximal when our friends humiliate our enemies, and minimal when our enemies manage to get the upper hand over our friends.», Dolf Zillmann et Joanne R. Cantor, « A Disposition Theory of Humour and Mirth », in Humour and laughter: theory, research, and applications, Chapman & Foot, Wiley, Chichester, 1976, p.100-101. > 145 CONCLUSION Les inserts provoquent une rupture avec la structure classique de l;i chanson et introduisent de nouvelles modalités. Les inserts sont lurtout des points ďancrage privilégiés de ľidentité locale, investis tlifféremment selon les groupes. Si IAM tend ä « universaliser » ses messages en réduisant au minimum les inserts facétieux et les references directes ä la ville, Massilia inserit au contraire son repertoire dans une realite spatiale et langagiěre bien définie, car la lonction principále de ľinsert est de créer et ďentretenir une i onnivence avec ľauditeur, essentiellement en actualisant un univers de reference : espace, langage et, peut-étre, humour local... A ce titre, lY-tude des inserts (et des albums dans leur totalite) est aussi une elude des representations véhiculées par les groupes : representations de la ville, du langage, de soi, de la communauté, de l'Autre... La polyphonie des inserts met ä la disposition de ľauditeur un pand nombre ďéléments susceptibles d'etre actualisés. Dans cette elude, c'est ľidentité marseillaise que j'ai choisi de mettre en avant, mais d'autres approches sont possibles. Chacun choisit sa i (composition personnelle, chacun reconstruit le ou les message(s) epars dans les albums sous forme ďinserts. Chaque écoute est ilitlérente de la precedente, et les inserts sont sans cesse soumis ä la leinterprétation. 146 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES BARTHES, Roland (1967), «Sémiologie et urbanisme», in ĽAventure sémiologique, Points, Seuil, 1985. BOYER, Henri (1991a), Elements de soäolinguistique, Paris, Dunod, 1991. - , (1991b), Langues en conflit. Etudes soäolinguistiques, Paris, L'Harmattan, « Logiques sociales ». - , (sous la direction de), (1996), Soäolinguistique. Territoire et objets, Delachaux et Niestlé. BRUN, Auguste (1931), Lefran^ais de Marseille, Institut Historique de Provence, Marseille. CALVET, Louis-Jean (1994), Les voix de la ville - Introduction á la soäolinguistique urbaine, Payot, Essais. 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LANGUE, DISCOURS ET IDENTITE DANS LES CHANSONS DE MASSILIA SOUND SYSTEM Yvonne Touchard & Cecile Van den Avenne IUFM Marseille et Université de Provence (Aix-Marseille I) Dans cet article, nous nous intéresserons ä la construction ďune « identite marseillaise» ä travers les textes du groupe marseillais Massilia Sound System. Ce groupe affiche dans son nom, « Massilia Sound System » sa double reference culturelle : ďune part des references ä la musique jamaicaine et une connotation linguistique anglo-américaine et, d'autre part, Marseille, designee par son nom d'origine, Massilia. Marseille est done la ville ou s'enracine le discours de Massilia Sound System (désormais MSS). Ce discours est véhiculé dans les formes du raggamuffin, forme musicale internationale et contemporaine, particuliěrement accueillante ä ceux qui veulent parier, «tchatcher ». Car si le projet des musiciens est (avant tout ?) d'offrir aux auditeurs/spectateurs une musique propice ä la fete « sans trop se prendre la téte », il s'agit aussi de « dire », de prendre la parole pour les autres et de s'adresser ä eux. Cest ce discours tenu dans les chansons que nous interrogerons ici, écartant de facon délibérée tout ľaspect musical des productions et aussi tout ľaspect « événementiel» des concerts. Le corpus que nous étudions est constitué des textes des trois albums : ~Paria patois (1993), Chourmo ! (1993) et Commandofada (1995) . Notre hypothěse est que ce discours dessine une «identite marseillaise » qui se construit dans la connivence et le jeu et que, réactivant et assumant les cliches les plus usuels sur la ville, tout en les dépassant ou les déplacant, il propose un parcours identitaire qui mene de la simple identite locale bien reelle, bien que reconstruite en 152 partie, ä une veritable ouvertuře multiculturelle via ľutopie occitaniste, revisitée dans le cadre de l'Europe des regions. Pour ce faire, il utilise, nous allons le voir, outre le francais dans ses variétés standard et regionale, le «patois» local, c'est-ä-dire ľoccitan (graphié dans sa graphie « occitaniste »), langue rendue á son prestige ä cause de son passe de langue littéraire des troubadours. 1. Des cliches au discours militant: une identite marseillaise Les textes multiplient les signes que nous qualifierons de « marseillais », signes qui installent une connivence plus ou moins immediate avec le public des fiděles qui ne peut que s'y reconnaítre, les MSS devenant en quelque sorte leurs porte-parole (conformément ä leur vocation de « rappeurs »). Notre question se precise done : quelle image de Marseille la juxtaposition de ces différents signes, leur mise en réseau, révělent-elles ? Et, au-delä, comment le discours des MSS construit-il un discours identitaire marseillais ? Pour presenter notre analyse, nous partirons du contexte ďénonciation des textes : il s'agit d'une parole « en action ». Si on a present ä l'esprit ce qui a été dit ci-dessus du genre musical choisi par le groupe, on comprendra que le contexte du sound system favorise ľutilisation de signes de reconnaissance immediate entire touš les participants venus faire la fete et, en méme temps, délěgue au chanteur une fonction de porte-parole. Le mot d'ordre répété, martelé, est de « bouléguer », c'est-ä-dire de « remuer », de « se remuer », avec les jambes bien súr : Le rub a dub est scientifiquement étudié pour créer automatíquement un mouvement de tes pieds sur le rythme du reggae, mais, dans ces mots, on peut entendre, au-delä, une injunction ä remuer les choses autour de soi. II s'agit aussi de reconnaítre ensemble qui on est, de dire ä quoi on se reconnait et, pour le chanteur du groupe, utilisant la fonction de tchatcheur qui lui est conferee, de suggérer - de facon tout ä fait militante - que cette culture reconnue et immédiatement commune que nous dénommerons ľ « étemel marseillais » peut devenir la base d'un nouveau mode de vie — marseillais et un peu plus que marseillais -, plus contemporain, plus «métissé» : e'est une fraternitě des 153 cultures dans le cadre de la culture commune marseillaise que propose le groupe. I 1 p0^;r.c^rprnnnaisSanced')ine cite: ľ« étemel marseillais» Nous regrouperons ces signes en plusieurs rubriques que nous | voquerons l'une aprěs l'autre. Ces signes sont d'abord les noms de l.eux qui parlent de Marseille et qui, en quelque sorte attestent que le discours de MSS s'enracine dans un espace precis. Ce sont ensuite, dans un mouvement plus complexe, les signes qui renvoient a une focon de vivre « marseillaise », mode de vie ä la fois fortement aihrme contre d'autres modes de vie (ceux qui pourraient par exemple etre proposes par l'Etat centralisateur) et en méme temps « montre » dans la derision puisque e'est dans ce domaine que MSS joue le plus avec los stereotypes et cliches qui circulent sur Marseille, puis un ensemble de signes renvoyant ä l'opposition de Marseille (et plus largement de la Provence) au centralisme, opposition qu'on peut qualifier ici de « primaire » et immediate mais que MSS retravaille, et enfin - ce qui était au depart de cette étude - des signes d'une facon de pader marseillaise. . Les plus immédiatement perceptibles «linguistiquement » sont les noms propres, noms de lieux essentiellement. 1 1 1 Les quartiers et la mer : géographie d'une ville Une géographie de Marseille, « une ville qui se dit la capital* du Midi » fa Bus de nuit»), s'esquisse au fil des chansons, une géographie des « quartiers » (quartiers Nord / quartiers Est), le mot« banheue » etant mconnu ä Marseille qui ne connaít guěre que des « quartiers »et des « cités ». A vrai dire, les « beaux quartiers » sont peu nommes ; les quartiers populates dominent: la Rose, Saint-Mauront: je viens de Saint-Mauront, troisiěme quartier de Marseille (« Connais-tu ces mecs ? ») Marseille est lä, de la Canebiěre ä la Montée des Accoules, de la Sauvagěre ä Callelongue, des Catalans au Frioul... Le Marsedle des MSS est populaire. Le quartier, revendiqué et reconnu, a une fonction identitaire : ce qu'on a en commun, e'est Marseille mais on est (d'abord ?) d'un quartier et on connait le quartier de chaeun, 154 ľ « autre »est d'un autre quartier : «pébrvn de la Vilktte» dit (pour jouer) celui de Saint-Mauront ä son interlocuteur ^ Et puis ä Marseille il y a la mer. Marseille est un port ďoú ľon nart en ****** m bout [de Marseille]» et oú on reviendra en ramenant « unboutdallžeurs» (« Qu'elle est bleue »). Une ville pleme ďhistoires de recits de voyages, une ville oú ľon aime revenir aussi ltieaSttÍhLeníaUXl reVÍennent tOU'°Urs á MarseiUe> c'«t lá qu'üs ont prévient« A la Comedia provencala ». La mer est un peu á tous : [...] ľété on y prend le bain Tous les gens des quartiers, de toutes les communautés Sur un bout de rocher ou sur le sable surchauffé Sans facon, sans maniere et sans arriere-pensee Viennent ensemble partager le soleü et ses bienfaits comme on le dit dans « Qu'elle est bleue » qui se termine par: Ici e'est pas la Riviera ou la Costa Brava Marseille n'est pas une ville de villegiatuře... 1- 1.2. Une maniere d'etre tex^V^S"? á T m0de Vie l0Cal SOnt nombreuses dans les texte de MSS. Les chansons renvoient ľimage dune vie simple et populaire ou se retrouvent les cliches sur Marseille, popularises depuis pres d un siécle par ľopérette et le cinéma (ce que le groupe renforce dans la mise en scéne de ses concerts) ; MSS s'empare^e ce cliches et les offre - dans la bonne humeur et le clin d'ceil en partage a son public. Cest ainsi, par exemple, que le groupe se designe lui-meme comme une bande de fadas : Ds arrivent de Marseille, de tous les quartiers (. ) us sont fadas, fadas, et gentils á la fois, dit « La Chanson du Moussu » dans ľalbum Chourmo L Ces fadas ne manquent pas de qualités car outre leur talent de tchatcheurs, us sont 155 ■« beaux » («tous les Provenfaux sont beaux», vive la rime !) et savent y I aire avec les filles. «Meß, si tu úens ä ta copine l» prévient le chanteur de «A la < lomedia provencala », filles qui, sous le « soleilde Marseille» (nouvelle rime !) apparaissent encore plus belles (« Qu'elle est bleue !»). Air Connu... A Marseille, on mange l'aioli le vendredi, on va ä la péche, on boit le pastiš, on aime le ballon, ce qu'atteste « la Chanson du Moussu » : Excuse-moi si je tchatche comme 5a J'ai perdu ma voix contre le PSG et puis on fait la fete et avec MSS, en musique, on fait montér l'aioli, expression dont le nombre d'occurrences nous invite ä penser qu'il s'agit ďune expression-elé dans Faction du groupe. Le mot aio£ est d'ailleurs un mot promu au rang de signe de ralliement par les MSS, choix qui en dit long, si besoin était, sur l'attitude de derision et de jeu adopté par le groupe. A ces signes de reconnaissance immediate s'ajoute ce qui cimente sans doute le plus la culture marseillaise : la méfiance historique, commune, face ä ceux de Paris, ceux « du Nord » ou plutôt face ä l'Etat centralisateur : Les cliches sur ľopposition Marseillais / Parisiens ne manquent pas : les mots qui désignent ceux qui s'opposent ä « nous ». Ici il ne s'agit plus seulement de se reconnaitre dans des habitudes partagées, mais contre d'autres. Ce qui pourrait facilement dévier vers un repli identitaire plus ou moins folklorique. Ľabsence totale de chauvinisme cependant et les valeurs défendues par MSS font - nous le verrons ci-dessous — que ce fort marqueur identitaire historique qu'est ľopposition au centralisme constitue un levier important pour des propositions nouvelles. 1.1.3. Une facon de parier Mais le signe de reconnaissance le plus súr, e'est une certaine facon de parier. Nous n'aborderons pas ici le probléme de ľutilisation de l'occitan que nous traiterons en deuxiěme partie. Si certaines chansons sont entiěrement en provencal, la plupart des chansons sont majoritairement en francais (souvent en francais avec des passages en provencal) et nous voulons seulement esquisser 156 quelques particularités du francais utilise par MSS qui contribuent aussi ä cet «effet» ďidentité marseillaise que nous essayons de cemer. Ce qui est remarquable dans ces textes de raggamuffin émanant d'une culture «urbaine» et populaire et ciblant (sans racisme toutefois) essentiellement un public jeune, c'est que n'y apparait pratiquement ni argot, ni vedan. Pas de signes - ou trěs peu - d'une « langue de jeunes », ou alors il s'agit de mots déjá bien acclimates ou generalises (« calculer » par exemple), ni d'une soi-disant « langue des banlieues». Pas non plus d'insultes et peu de violence dans les invectives. Nous reviendrons sur cette question dans la deuxiěme partie quand nous parlerons du role dévolu ä ľoccitan, ä son role cryptique et identitaire dans les textes de MSS. L'effet « marseillais » tient ici ä la presence ďéléments de franfais regional ou plutôt de mots et expressions trěs usuels á Marseille et immédiatement identifies comme tels. Mais un balayage, méme assez rapide, de l'ensemble des textes montre que ces mots ne sont pas trěs nombreux, qu'on est souvent devant une langue assez standardisée et que les effets « méridionaux » tiennent massivement ä l'introduction du provencal, sur quoi nous reviendrons ci-dessous. Les mots marseillais presents sont d'usage courant qu'il s'agisse d'interjections ponctuant le discours (« měfi ! » « boudi ! », « vé » !, « bonne mere » !) ou de lexemes se démarquant du francais standard, comme « minot», « papet», « collěgue », par exemple. A vrai dire, ils sont peu nombreux méme si certains portés par un discours répétitif reviennent réguliěrement. Cest le cas de « pébron » et« cono » : Laisse les conos et les pébrons deměre Pas de mouligasses , que des boulegants qui sautent en ľair ! mots bien identifiables et assez forts pour un Marseillais désignant aussi bien les ennemis « politiques » que les empécheurs de danser en rond, mais partageant ce privilege avec d'autres mots plus « nationaux » comme « fachos » (selon le contexte) ou le mot « mec », non marqué, lui, dans son sémantisme, mais qu'on trouve tout au long d'une chanson dans la structure ces mecs qui... oú le déictique ces marque la distance énonciative (« Connais-tu ces mecs ? ») Quant ä « mouligasse », mot lui aussi bien connu des locuteurs marseillais, il doit sa frequence, semble-t-il, ä sa correlation avec 157 « bouléguer ». II renvoie ä ce qu'on ne doit pas étre : il s'agit de se remuer, ce ä quoi la musique et le MC s'emploient: Leur effet est foudroyant, á peine rentrés dans ľoreille tu boulěgues sur le champ (d'ailleurs, le MC refuse de «tchatcher devant des gens assis »). En fait, ä part quelques mots trěs frequents et devenus de ce fait emblématiques (les mots ci-dessus en sont des exemples), il y a assez peu de mots « marseillais » dans la partie « francaise » des textes des MSS. Evidemment, il y a, au moment ou ces textes sont dits ou chantés, l'accent, ce que ľécrit ne fait pas entendre, et qui est un signe identitaire puissant, d'autant plus que les parties parlées sont nombreuses, les parties chantées sur le rythme reggae effacant davantage cet accent. Cette presence relativement faible des mots « marseillais » peut faire réfléchir. II est probable que cet etat de choses est á mettre en correlation avec le choix de ľoccitan comme autre langue d'expression ä réapprendre {« réapprends ton patois»). Un peu comme si le franfais regional - probablement utilise «naturellement» - était surtout une sorte de marchepied vers ľoccitan. Bien qu'il ne nous paraisse pas possible de postuler un continuum francais-occitan via le franfais regional, il est sur qu'on passe facilement de « bouléguer » (FR) á «boulegants», déjä provencalisé, de la méme facon qu'il est relativement facile ďidentifier les mots «brancat» et «cablat» calqués sur le francais «branché». Et on comprend qu'il soit important que certains « passages » aient ľair simples et naturels dans ľoptique d'un apprentissage qui doit étre montré comme facile et laisable. Nous y reviendrons. Une chanson cependant fait exception, c'est « Violent» de l'album Park patois, chanson bilingue dans laquelle Jali, dans la partie iVancaise, explique trěs pédagogiquement le sens des mots « violent» cť« méchant» ä Marseille : A Marseille, ces adjectifs sont employes tout le temps Pour designer quelque chose de fort et d'important Boire un perroquet padant á ľldéal, c'est méchant, Manger l'aioli le vendredi en famille, c'est violent 158 prévenant en somme ľauditeur non marseillais qu'il y a une facon de parier particuliěre á certe ville, ce que ľinterlocuteur ne peut manquer de savoír. Ici le groupe revendique certe parucularité comme sienne. La plupart du temps cependant, ľeffet «couleur locale» du langage qui résulte des emplois lexieaux régionaux - méme s'il participe ä la construction ďune identite marseillaise - ne semble pas particuliérement travaillé. L'usage du francais paraít conforme á ľorigine géographique du groupe mais ne semble pas « forcée ». En somme, si Marseille est bien le coeur, ou plutôt la base - dans tous les sens du terme - d'une identite reconstruite et proposée par le travail des MSS, ce n'est pas d'une identite repliée sur des valeurs vaguement folkloriques, dont les marqueurs seraient ces signes autour desquels on se retrouve « spontanément», c'est de quelque chose de plus complexe qui, tout en s'appropriant tous ces elements de reconnaissance immediate, les dépasse largement. 1. 2. Une identite nouvelle : Marseille, ville multiculturelle en crise 1.2. 1. Une ville en crise En effet, si MSS s'en tenait ä ces « signes marseillais », on pourrait trouver ses textes plaisants mais de peu de consequence. II n'en est rien et danser n'empéche pas de penser ni ďaffronter la realite d'une Marseille moins riante, moins facile á vivre et touchée par la crise. C'est ainsi que le groupe entend bien prendre parti dans la gestion de la cite. En 1993, dans 1'album Cbourmo!, il ne se prive pas d'apostropher le maire d'un moment pour lui demander des bus qui roulent la nuit (« Bus de nuit») : Demandons á Vigouroux et aux élus de la mairie Que les bus roulent, roulent, roulent, roulent toute la nuit se faisant le porte-parole de ceux qui avec un minimum d'argent veulent bouger toutes les nuits 159 et ironisant sur cette ville « qui se dit étre un lieu preponderant, la capitals du Midi » mais oú, aprěs onze heures, plus aucun bus ne roule et oú, de route facon, le ticket est ä huit francs, ce qui est « du racket, du vol qualifié». L'image de Marseille se complique. La ville est en crise comme la region immediate dans laquelle eile est insérée. Une culture est en perdition : la culture ouvriěre. C'est ainsi que le groupe deplore la disparition des métallos des chantiers navals de La Ciotat dans une de ses chansons les plus pereutantes, dont le refrain : «Ilfaut des métallos, moins de pédalos » n'est pas seulement facétieux. Les métallos, « ily en ovát plein la dik / quand ily avait du boulot» (« Metallo », Commando [add). Ou encore : Qu'ont-ils fait á ma ville ?(...) C'était un coin tranquille / un paradis au bord de ľeau Tout parait immobile / plus de grues / plus de bateaux Le «ils» qui renvoie ä «ces mecs», aux politiciens désignés comme notoirement incompetents dans de nombreuses chansons, va trouver ici un referent un peu plus précis et élargi: A Toulon, á La Seyne, ä Marseille, c'est aussi le méme topo Dans la foire européenne, on tient le stand des rigolos Tout est dit, semble-t-il d'un combat « nord-sud », d'une situation géopolitique precise qui vient bien étayer la position anticentraliste plus traditionnelle : H parait que notre richesse, c'est avant tout la météo On savait bien que « soleil » et « Marseille » rimaient mais ici la musique est plus aměre. Si ľavenir qui s'ouvre ä « nos minots », c'est d'etre «plagstes ou de bosser che% Mc Do », peut-étre faudra-t-il aller dans le nord oú il y a du boulot... Emigrer ? Marseille, une ville du Tiers-Monde ? Quels que soient les bémols que nous puissions introduire dans une analyse politique un peu sommaire, les politiciens, les « ils », les « ceux qui», etc., apparaissent toujours comme des magouilleurs, des crapules ou des incompetents dont le projet est destiné ä tromper et 160 on peut dire que ľimage de Marseille (et sa region) qui se dessine pe ä peu est plus complexe que ce qui a été dit jusqu'alors. 1. 2. 2. Une identite multiculturelle Un autre element fundamental doit encore étre ajouté ä ľensemble de certe construction : le caractěre multiculturel de Marseille. La prise en compte de certe diversité revendiquée et assumée donne leur sens global aux textes. Poupa Jali ľannonce dans « Violent» : Je tchatche pour les Francais, je tchatche pour les Occitans Les Africains, les Antillais et ceux du Moyen-Orient Pas ďidentité étroite comme le confirme ľinjonction : Boulěgue-toi mou collěgue Boulěgue-toi mon collěgue, Marcel, Luigi, Youssef, Oleg Impossible de penser qu'Oleg n'est lä que pour la rime méme si... De toute facon l'importance de la diversité est un des postulats de MSS: La cultura la troberas dins una mescla de diversitats Certe revendication dune identite mélangée se conjugue parfaitement bien pour MSS avec le refus centralisateur et le boycott des politiques censées en general défendre l'Etat. Ainsi les « gens du nord » (assimilés ?) ne comprennent rien lis se la jouent libérée / ils parlent racisme et puis fratemité / Et viennent te demander : « Comment faites-vous pour supporter Une équipe oú il y tant de joueurs étrangers » ? et, d'autre part, touš tiennent des discours/piěges qui - c'est la these de MSS - augmentent les difficultés intercommunautaires au lieu de les apaiser. Impossible de croire aux promesses politiques : Qu'on nous foute la paix, c'est tout La chanson « Connais-tu ces mecs ? » écrite en 1991 témoigne bien de ce tressage qui s'effectue dans le discours de MSS entre un 161 discours marseillais « traditionnel » anticentralisateur, dirigé contre un etat qui ignore le Sud La France est un pays megalomane Ct une analyse politique violente des hommes au pouvoir ne faisant lien pour la jeunesse ni pour ses immigrés et s'en mettant plein les poches Le vote des immigrés / deuxiěme generation Joker pour faire gagner ľElysée ou Matignon Se dessine done peu ä peu une identite nouvelle prenant racine dans la culture locale et unissant tous ceux qui se trouvent la : Es la cultura terradorenca qui fa si semblar lei gens Reste ä trouver une arme politique pour bouléguer tout le monde : ce sera la langue occitane. Si les chansons de MSS affirment une identite marseillaise, elles inscrivent Marseille dans un ensemble plus vaste : l'Occitanie. 1/affirmation identitaire marseillaise passait par la réactivation-iictualisation de stereotypes dans lesquels l'auditeur marseillais peut se reconnaitre de facon immediate. Pour ce qui est de ľidentité occitane nous avons affaire ä un processus de (reconstruction qui ne s'appuie pas sur une réalité contemporaine immediate mais qui est programmatique. II s'agit de proposer une identite. Certe identite passe d'abord par I'utilisation dune langue : I'occitan. Mais I'utilisation de certe langue n'allant pas de soi (on ne parle pas occitan ä Marseille), la construction identitaire nécessite tout un processus de justification qui se fonde sur un ancrage historique et politique. Les instruments rhétoriques mis en ceuvre sont á la fois la citation, la reference (arguments d'autorité) ainsi que la mise en pratique (demonstration). Programmatique, l'entreprise de MSS se veut pédagogique puisqu'il s'agit d'inciter l'auditeur ä faire sienne certe identite proposée. 162 2. Reggae et Occitanie - Invention d'un nouveau genre : le trobamuffin Le genre musical dans lequel s'inscrit MSS est le raggamuffin, prosodie rap sur un rythme reggae, et dont le lieu d'origine est la Jamai'que. MSS investit ce genre pour faire du raggamuffin un instrument identitaire occitan. La reference jamaicaine est présenté : Cette folie pour nous a commence U y a des années / En écoutant le type qu'on appelait Bob Madey / (...) C'est en Jamaique que cette musique est née (« Tafanari », Chourmo !) Mais est suggérée également une origine autochtone du ragga : Nos ancétres qui n'avaient froid ni aux yeux ni aux pieds, /Pour bouléguer n'ont pas attendu le reggae / Molon de styles, de facons en heritage, ils ont laissé. / La ragga tradition c'est le chainon qui nous manquait. (« On danse le parpanhäs », Commando Fada) La mystique rastafarienne propre au reggae et reprise par le ragga est evacuee mais on trouve des traces d'une mystique occitane cathare : je suis le dernier des patarins / C'est vrai qu'avec moi Dieu ne fait pas le malin / Bogomile, Bogo 2000, je ťexpliquerai tout ca demain (« Vetz T. », Chourmo !)1 méme si eile reste cryptée (et serait ä expliquer). Si la forme ragga est importée, eile est remotivée comme véhicule d'un discours identitaire occitan (avec pour modele littéraire et musical ľart des troubadours), oú le «tchatcheur» se revendique comme « troubadour » sur le modele du MC (voir « Troubadour Jaä » dans « Quand le sound est bon », Commando Fada). Cette remotivation donne naissance ä un nouveau genre : le « trobamuffin » : Mescla de trobador e de raggamuffin / Dedins la placa arriva le trobamuffin (« Lo trobar reven », Chourmo !) « Patarins » et« Bogomiles » : nom des caťhares d'ltalie et de Bulgarie. 163 La langue choisie est l'occitan, et la forme ragga acquiert en quelque sorte une fonction pédagogique : Le terroir c'est aussi des sonorités / Ton patois la langue que tu viens parier / Ma facon pour te l'expliquer c'est le reggae (« Quand le sound est bon », Commando Fada) Faire du raggamuffin est une maniere de faire passer une langue qui ne va pas de soi. 2. 1. Le choix de l'occitan comme langue identitaire Les chansons de MSS sont écrites environ pour un tiers uniquement en francais, pour un tiers uniquement en occitan, et pour un tiers en francais et occitan alternés. Le choix de l'occitan ne correspond pas ä une realite linguistique locale mais ä un choix. Une interview de Tatou (ĽAffiche, n°17) éclaire bien cette prise de position : Toi et moi on pade francais mais on ne sait pas pourquoi. C'est juste parce qu'on est nés ici. On n'a aucune raison de parier occitan : méme ä Marseille, mon crémier parle francais ! Done si je parle occitan, c'est par vouloir, c'est obligatoirement une recherche. Je decide de parier occitan. Quand on n'a plus que des langues d'Etat, des langues conventionnées, on est oblige de les détruire. C'est pour 9a que les gens du Nord ont été forces de pader vedan, pour ne plus se servir du francais. Sinon au bout d'un moment tu te dis « c'est pas ma langue ! C'est pas possible que ma langue soit la méme que celie de Pasqua ! » Deux solutions alors : soit on a une autre culture sous la main - comme j'ai la chance de ľavoir avec l'Occitanie - et on s'y retranche ; soit pour x raisons historiques, on n'a pas cette chance et on casse la langue, en utilisant le vedan ou l'argot. (je souliffie) Le choix de l'occitan se fait en reaction contre le francais, langue de I'Etat centraliste. II est présenté par MSS comme une langue ä la fois identitaire et véhiculaire. Identitaire parce que l'occitan pour les MSS a la méme fonction identitaire que le verlan pour les rappeurs du nord de la France. II a de plus une fonction cryptique comme cela apparaít dans la 1 lianson « Parla patois » : 164 Paria patois que Babilona entendra pas /(...)/ Dedins Marsilha pada patois/ E per Tolosa parla patois/ De Nissa á Lemotges taraben parla patois / e mem a Paris ragga te fau parlar patois II s'agit de parier patois (nous discuterons plus loin de ces termes pour designer la langue) pour ne pas se faire comprendre de Paris, et pour se faire comprendre au sein de ses pairs occitans. Par ailleurs, ľoccitan est concu - ä la difference du francais -comme une langue intercommunautaire, une sorte d'esperanto, une langue utopique pourrait-on dire. En France une langue unique nous est imposée / 5a empéche les gens ďélargir leurs idées / Daller communiquer avec leur voisin de palier / De se mettre á la portée des autres communautés («Trobador», Chourmo !) Mais ä partir du moment ou le public, en fait, ne comprend pas ľoccitan, une stratégie est mise en place pour que la creation «prenne». Stratégie en deux temps : un temps pour justifier l'Occitanie et lui dormer des garants (c'est une demarche d'intellectuel ideologue) et un temps pour prouver que cette culture correspond á la realite du public marseillais (une demarche pour populariser l'Occitanie). 2. 2. L'Occitanie : des troubadours aux Fabulous Troubadours -caution Cette identite occitane proposée se constant en reference á deux poles : un pôle-origine prestigieux (la tradition des troubadours) et un pole contemporain (le courant néo-occitan) qui s'apparente a. un courant internationaliste (internationale occitane) qui permet de faire poids (selon le principe : « ľunion fait la force ») face au centralisme étatique représenté par Paris. Le premier morceau du premier album s'intitule « Ara lo trobar es dins la dansa» («Maintenant l'art des troubadours est dans la danse »). En épigraphe au deuxiěme album se trouve un poěme d'Arnaud de Maruelh écrit en occitan et la chanson-titre « Commando Fada » affirme : « on veut des dames et du trobar». Dans le troisiěme album on trouve la chanson-programme : « Lo trobar reven ». MSS affirme done clairement participer á la renaissance du 165 trobar, l'art des troubadours. Cette affirmation s'accompagne d'une mise en pratique. Tout d'abord par le choix d'une graphie occitane plus proche de celie des troubadours et non de la graphie provencale (celie de Mistral). Le poěme en épigraphe au deuxiěme album sert done á la fois de modele et de garant auquel on peut confronter les chansons de MSS écrites en occitan. Ensuite dans les thěmes abordés. Les poěmes des troubadours étaient de deux sortes : les chansons ďamour (canfon) et les poěmes polémiques ou satiriques (sirventes). Cette thématique double est affirmée par MSS (dans les chansons programmatiques) et mise en pratique. En effet, les chansons de MSS se partagent entre les chansons légěres dans la tradition de la canpn et les chansons politiques dans la tradition du sirventes, et ceci aussi bien pour les chansons en francais que pour les chansons en occitan. Par ailleurs, certaines chansons en occitan de MSS s'inscrivent dans la tradition de la ampm par leur thématique mais également par leur éeriture formelle. En effet, on y retrouve en strophe finale un envoi qui s'apparente á la tornáda de la cannon des troubadours, e'est-a-dire une adresse au destinataire de la chanson : ami, femme aimée, ou la chanson elle-méme. La chanson « Solelhadis » dans Commando Fada est particuliěrement representative de cette reprise formelle : Vai, Reggae, vola ! Vola coma una abilha ! Vai trobar ma dona, rintra dins son aurilha ! Li dire que le soleu es aqui á ľesperar, E que, per ela, lo Mossu totjom cantarä. Egalement dans « Lo reggae es mon companh » : M'enamant au Port Viělh, ľai facha, A ma dona trista, pensant Per que sabi que lo reggae marcha Portant lei caressas de son amant. S'inscrivant dans la continuité d'une pratique littéraire troubadour, le MSS se fait pedagogue. Ainsi la chanson « Lo trobar reven » dans l'album Chourmo I est un cours de poésie troubadour ou sont présentés les thěmes et les genres (canfon, sirventes) du trobar. Sirventes per cridar o cancon per calinhar 166 Sur la pochette, un lexique explique les termes techniques. Enfin, cette mise en pratique passe également par la musique. On trouve des emprunts ä de la musique traditionnelle provencale ou occitane ä ľintérieur de morceau (« Ara lo trobar es dins la dansa », « Violent»), entre deux morceaux (á la fin de Paria patois) ou en introduction comme dans « Canon es Canon » oú ľon entend les tambourinaires de Gemenos. La chanson «Jompa vó» est pour sa part adaptée d'un rythme gascon. Maniere d'affirmer et de pratiquer une communauté de culture occitane. Par ailleurs, MSS s'inscrit dans le couraní contemporain néo- occitan La grande reference, citée plusieurs fois dans les trois albums, et a qui le premier est dédié, est ľidéologue occitan Felix Marcel Castan. Puis viennent Claude Sicre et les Fabulous Troubadours (groupe ragga de Toulouse), cites plusieurs fois dans les deux premiers albums. Enfin sont cites un certain nombre de groupes de la meme zone géographique occitane (voir « Violent»). Par la, les MSS s'inscrivent dans le courant de la «ligne Imaginot» (cite dans « Trobador », Chourmo), concept mis en place par Claude Sicre des Fabulous Troubadours, qui dessine une zone géographique grosso modo de Bordeaux ä Turin et qui se veut un creuset culturel en resistance contre le centralisme. 2. 3. Popularisation de. la langue occitane On trouve trois termes pour designer la langue occitane : ocätan, proven fal et patois. Leprovenfal comme nom de langue est assez peu utilise, il n'y a que deux occurrences sur l'ensemble des trois albums. « Provencal » est avant tout utilise comme ethnonyme et surtout pour la rime : les Provencaux sont beaux (« A la comedia provencala », Chourmo !) C'est le terme occitan plutôt que celui de provenfal qui est utilise pour designer la langue car provenfal connote le régionalisme (qui s'apparente pour MSS ä un nationalisme), alors que Yoccitan, comme nous ľavons montré précédemment, est une langue internationale. 167 La dialectique occitan-patois est interessante. On ne trouve le terme ocätan que deux fois dans des textes francais : ca se tchatche en anglais, occitan ou francais («Reggae fadoli», Porta onÍur pade occitan / Elles ttouvent ca trěs érotique (« Marseillais », Commando Fada) La premiere occurrence place la langue en position de «grande langue » internationale au merne titre que le francais ou 1 anglais ; ů s'agit de dépasser ľidée de l'occitan comme langue regionale. Dans la seconde occurrence, c'est la seule fois oú est donne un qualificatif ä la langue occitane : « érotique », dans la meme hgnee que « ks Provencaux sont beaux» (et chauds). Une maniere de populariser la laneue occitane. Les autres occurrences du terme «occitan» sont dans les textes écrits en occitan, ainsi que dans le texte bilingue «Occitan leicon n°l » (Commando fada) oú ľon trouve ä la fois les termes occitan et patois. Dans touš les autres textes en francais, on trouve le terme patois. . T-.,__. On peut dire plusieurs choses sur ce terme « patois ». D une part, si peu de gens parlent occitan, personne ne dit parier occitan, si on dit parier quelque chose, c'est «le patois». D'autre part, ce terme «patois » est péjoratif et designe une varieté de langue minoree^ Ce jeu dialectique entre les deux termes « patois » et « occitan » vise deux buts D'une part, faire prendre conscience que le patois, c est de l'occitan, c'est-ä-dire une « vraie » langue ; et d'autre part, legitimer le terme « patois » pour designer cette langue. II ne s'agit pas d imposer un true bizarre fabnqué par des intellectuels mais tout supplement de parier sa langue, son patois. Designer ľ « occitan » par « patois » permet de le populariser. La chanson « Occitan leicon n°l » úlustte particuliěrement bien cette entreprise de popularisation. En effet, s il s'agit d'une lecon d'occitan (et ľon retrouve ici 1 entreprise pédagogique de MSS), ľinjonction est «réapprends ton patois». «Réapprends», ce qui suppose que c'est quelque chose de de,a connu, « ton patois » ou le possessif insists sur le fait que cette angue est déiä celie de l'interlocuteur, eile fait partie de lui, eile est langue .dentitaire, ü ne s'agit plus en fait que ďoser ľutiliser. MSS ne dit pas : « apprends l'occitan ». 168 Par ailleurs cette chanson permet ďétudier ľimage de l'occitan telle qu'elle est presentee par MSS. L'occitan y est présenté comme la langue du quotidien ä ľopposé du francais (non nommé), langue de ľécole (á laquelle font reference les termes « tableau noir », « bon point», « mettre en rang ») et des « discours gonflants ». L'occitan c'est la langue sociale pour ŕumer un joint, danser, sortir, draguer, aller ä un match de foot, boire et manger. Dans cette chanson est aussi suggérée la simplicitě formelle de la langue, avec des traductions comme : Ultras c'est Ultras, Fanatics Fanatics Les Winners, lei Winners2, tu vois c'est trěs pratique. (...) Rotge c'est rouge, le blanc c'est lo blanc L'occitan done, c'est du patois, et 9a n'est pas difficile ä parier. Mais la méthode pédagogique de MSS vise aussi á modifier le francais en ľinséminant avec des mots occitans. On peut supposer que le public ne comprend pas les paroles des chansons écrites entiěrement en occitan. Une facon de populariser la langue occitane est ďintroduire des mots ou des passages en occitan dans les chansons en francais en pratiquant ľaltemance codique. Merne si cette pratique reste minoritaire, on trouve quand méme quelques exemples significatifs. Plusieurs procédés sont utilises : on veut des dames et du trobar (« Commando Fada ») Ce mot trobar, qu'on trouve massivement dans les textes occitans, est ici utilise tel quel sans explication ni traduction dans un texte en francais, ce qui suppose qu'il est immédiatement comprehensible. ne fais pas le morre L'introduction de la chanson est en occitan : fai pas lo morre puis la chanson démarre avec reprise de la méme phrase selon une syntaxe francaise (negation disjointe) mais en gardant le mot occitan mom « Ultras » et « Winners » sont les noms des deux plus grands groupes de supporters du club de football local, l'Olympique de Marseille (OM). 169 non traduit. Cette phrase, étant le refrain, permet la memorisation du terme. A la rasbalha / Ragga il faut te bouléguer car nous jetons maintenant les mots ä la volee Ici l'expression occitane a la rasbalha est traduite quasiment tout de suite aprěs par ä la volée. Répétée tout au long du morceau, eile est facilement mémorisable. Canti, cantas, canta, cantam (« Canti, as, a », Park patoiš) Faut-il voir ici un paradigme de conjugaison ou comment apprendre ses conjugaisons occitanes en chantant MSS (sur le modele latin de « rosa, rosa, rosam, etc. ») ? Les chansons de MSS sont des chansons identitaires qui fonetionnent sur la connivence marseillaise et sur la proposition ďune identite utopique (sans lieu propre) au sein ďune société plurielle occitane. Cependant, il faut prendre garde ä ne pas trop voir ces chansons comme des textes militants, c'est-ä-dire s'appesantir sur le discours. Nous n'avons en effet considéré que les textes mais il y a en ceuvre dans les chansons un travail artistique de tissage entre le texte et la musique, oú les inserts de toutes sortes (voix chantées ou parlées, emprunts musieaux) fonetionnent comme autant de marqueurs identitaires qui ne sont plus de ľordre du discours. II faut aussi replacer cela dans le contexte du sound system oú ľinjonction ä bouger permet une appropriation par le corps des chansons (texte et musique) et oú ľinjonction ä parier permet ä chacun pármi le public ďinserire sa voix au sein des autres. La construction identitaire se fait done essentiellement par la participation. RENCONTRE LE RAP MARSEILLAIS : NOUVELLE GENERATION Christelle Assef Université de Provence (Aix-Matseille I) Nous rendons compte ici d'une rencontre avec trois jeunes groupes de rap marseillais, pour tenter de repérer de nouvelles tendances de ce style musical rattaché ä cette ville. La reference dans ce domaine étant IAM, nous avons essayé de cerner quels rapports entretiennent ces jeunes avec leurs ainés : en quoi ce rap de la nouvelle generation se rapproche-t-il, au niveau thématique, rythmique et discursif, de celui d'lAM ? Les trois groupes que nous présentons ici, « Rapas », « Puissance Nord » et « Prodige Namor », ont des histoires différentes, rendent compte de tendances diverses. Le premier est une formation nouvelle, le second existe depuis huit ans et le troisiěme a sorti son premier maxi (45 tours vinyle de longue durée) cette année. lis ont done des degrés d'implication divers dans la musique selon qu'ils commencent ou qu'ils ont déjä accompli un certain parcours. Pour chaque groupe, nous avons choisi un texte (le dernier morceau sorti au moment de ľenquéte), qui servira chaque fois ä illustrer notre propos. Observe-t-on le traitement de themes habituellement chers au rap comme la violence urbaine ou le « bad boy » de Marseille, ou ä l'inverse, traite-t-on de themes nouveaux ? Quelles sont les marques linguistiques récurrentes et representatives de chaque groupe, comment se mettent-ils en scene dans leur discours ? Est-ce que le parier marseillais est fréquemment employe ? Peut-on envisager cet emploi comme un sentiment fort ďappartenance á la ville ? 174 Les Rapas : sur les traces d'IAM Le groupe Cest le groupe le plus jeune de ľétude, la moyenne ďäge est de 14 ans. II est compose de Momo (12 ans, alias « Double mot», d'origine tunisienne), de Nasser (13 ans, alias «Mercenaire», d'origine algérienne) et de Said (15 ans, alias «Komodo», d'origine comorienne). Trois danseurs (d'origine comorienne, tunisienne et algérienne) assurent la partie scénique. Le groupe est globalement du quartier du Panier, dans le premier arrondissement de Marseille. La jeunesse du groupe peut se laisser entendre dans le jeu formel autour de la phonie et de la graphie de son nom : rapace / as du rap. Les trois jeunes ont commence á rapper il y a 4 ans et travaillent ensemble depuis 5 mois. Dans leurs textes, ils écrivent ce qu'ils vivent au quotidien, et chantent scrupuleusement la partie qu'ils écrivent. Ils se situent socialement comme des médiateurs : ils viennent d'un milieu social moyen. Comme dit Komodo : «les riches ne voient pas les pauvres, les pauvres ne voient pas les riches. Nous, on est entire les deux, on observe ». Ils se réunissent réguliěrement ä la Maison de quartier du Panier (le mercredi apres ľécole et le samedi) et travaillent avec un animateur qui fait office de manager et qui a eu ľidée de grouper ces trois talents. II les aide ä ľécriture mais n'écrit pas lui-méme. Seul Momo fait ca pour le plaisir, les autres espěrent faire carriěre. Komodo a déjá un « posse » d'une dizaine de personnes. Les jeunes s'inspirent du groupe « NTM » ainsi que de la Fonky Family, du Troisiěme Oeil et d'Uptown, les trois derniers groupes cités étant des groupes de rap de Marseille. lis portent un intérét á la New Jack, un courant musical dérivé du rap mais plus « chanté ». IAM est également čité mais leur musique n'est pas utilisée comme toile de fond aux morceaux. La raison invoquée est qu'IAM s'inspire déjá de rap américain. S'inspirer d'IAM serait done se mettre en retard. Sil' on examine le lexique des textes, il n'y a pas beaucoup de mots arabes (un seul répertorié) et quelques emplois de parier marseillais. 175 Les textes Nous avons lu deux textes. Le premier, «J'deale du son» (voir ľannexe n°l), est ľune des premieres compositions du groupe. Le texte est court. Nous pouvons noter l'emploi de quelques mots de parier marseillais : «trompette» (beau parleur), «mythonné» (construit sur « mythomane »). A noter également un emploi de vieil argot francais (« condés »), dont ľusage ne reste vivace qu'ä Marseille. Ces mots connotent, pour un Marseillais, l'origine marseillaise. Si l'on s'attache au message véhiculé par le texte, on constate une attitude de contestation par rapport aux représentants de ľordre, assortie d'un comportement revendicatif «anti flics» et un côté « mauvais garcon marseillais » : «je ne suis pas ľ ami des képis, je n'aime pas les condés ». Par ailleurs, on note aussi un fort sentiment d'appartenance au quartier du Panier et ä Marseille (« ľévéché » renvoie au commissariat central situé au Panier, ce qui est parfaitement intelligible pour un Marseillais mais pas pour tout le monde). Dans « L'échec » (annexe n°2), le dernier texte écrit ä ľépoque de ľenquéte, une evolution est remarquable au niveau de la forme : il est plus long et travaillé que «J'deale du son ». Pour ce qui est du fond, on sent une influence importante de l'album solo d'Akhenaton (Météque et Mai), l'un des leaders d'IAM. Dans ce texte, les Rapas parlent encore de l'opposition flics-délinquants. Le message envoyé est positif. Toujours entire ceux qui subissent le malaise et ceux qui le sanetionnent («les condés »), le groupe s'inscrit dans une dynamique ambitieuse : « donner la contre-peur ». Le texte joue avec les mots, jeu sémantique avec une déclinaison de termes de couleurs, jeu phonique de type paronymique (mat/mater) et homonymique (rapas/rappasse). Ces jeux attestent d'une maitrise du code linguistique. Cest aussi la premiére fois qu'apparait un mot arabe dans l'expression « faire la hass » qui signifie « faire du zěle » et qui fonetionne comme un marquage identitaire. On trouve un mot de parier marseillais « canard » (« suiveur passif »). L'emprunt fait ä LAM par le biais du phrasé (le découpage « solution » ressemble au phrase de Shurik'n dans «Concept» tiré du premier album d'IAM De la planete Mars), des themes et des textes est 176 important che2 les Rapas, qui considered ce groupe comme une reference incontournable. Puissance Nord : le « gangsta rap » á Marseille Le groupe Le groupe, qui est originate des Oliviers, existe depuis 1989 Depuis, Ü a subi quelques modifications. II est compose á ľheure actuelle de cinq membres : le leader est Fahar, alias « Crazy Maze » («le labynnthe fou»), Hassad, Aladin, Atemix et Ibrahim La moyenne d'age, plus élevée que celle des Rapas, est de 17 ans et demi lis ont sorü leur premier Maxi en automne 1997 et ont déjä participé a une compilation de rap en 1993. Les textes s'orientent autour de ce que Fahar appelle «1 underground» (musique de rue authentique) et autour du « bizness ». Leur rap est dit« hardcore ». Les racines de leur rap restent le funk et ils s'inspirent de rap amencain avec des groupes tels que Mobdeep et OJC. Pour ce qui est du domaine francais, les groupes cites sont Solaar, Namor, Lunatik, et les Xmen. IAM est reconnu comme une valeur súre meme' si Puissance Nord opte pour un rap totalement nouveau et plus agressif Les rappeurs travaillent dans une structure professionelle, á la Fnche, ont un manager ä plein temps, Victor Mendy, le frěre du manager de la Fonky family. Le groupe est trěs impliqué dans le rap, Fahar estime « avoir un message a faire passer », ce qui rappelle sensiblement « The message » du Grandmaster Flash and the Furious Five, un retour aux sources meme du rap, comme le message d'un malaise social. Par ailleurs Fahar est arnvé ä Marseille ä ľáge de 3 ans (il est comonen) et ses' textes ont ľambition de « représenter Marseille ». Ľécriture se fait spontanément, sans impératif particulier ä la Fnche ou ailleurs, et touš les membres du groupe écrivent Le spectacle est axé sur eux, Ü ny a pas de danseurs. Leur rap s'oppose ä celui qui est commercial (Réciprok ou Ménélik). Le rap parisien est generalement mal percu, sauf celui d'Assassin qui apparait authentique. Ils ont un posse d'une dizaine de groupes (le Troisieme (Eil...). 177 I ,es textes « La vie en rouge » (annexe n°3) est un texte long, ä caractěre apocalyptique ( /■./».. , vibrer mon identite. __Che^moi, la porte est ouverte pour tous et je sun l'.i.ifni. n 2 La question posée était:« Avez-vous en Ji . |.........|i U |i«H i pour utiliser un langage "poliriquiiiiriii.......i" " .' 194 Ainsi, contrairement á ce que les oreilles distraites de certains croient entendre chez la plupart de ces groupes marseillais, il n'y a pas d'appel ä « Revolution ». Certes, la violence se retrouve dans le theme de la délinquance (police, voyous, voleurs, racket, mafia, drogue...) mais eile est racontée et non pas exacerbée. Beaucoup des sentiments exprimés tournent autour de ľamour, de ľamitié, de l'honneur et du respect méme si certaines des histoires de vie3 sont dures. II n'en demeure pas moins que la paix, la sérénité et la sécurité ponctuent réguliěrement les textes, en particulier ceux ďlAM et d'Akhenaton. Finalement Je voulais en venir ä la question qui agitait ma curiosité depuis le debut de notre entretien, á savoir : - Si je devak résumer les textes ďlAM qui m'ont servi d'exemples, je dirais que le "Je, c'est aussi vous", c'est-á-dire que moi, je chante pour moi, pour raconter ma vie. C'est vraiment le reflet de ľindividuel sur le collecrif, je ne chante pas parce que je suis un romantique attardé... ou que je suis un Don Quichotte. II n'y a pas de "don quichottisme" dans les textes, mais cela aurait pu ľétre ? - Out, cela aurait pu ľétre. [cette réponse, trop courte, me laisse insatisfaite, et je reposerai la question un peu plus tard] - Done, le "je", c'est moi qui suis en quelque sorte votre parole... Vos textes reflětent ce que vous pensez communiquer dans vos chansons. -Jepense que toute forme de discours, qu'il soit éerit ou pas, c'est pareilpour les textes, bien que je ne sache pas comment cela fonctionne. Mais pareil pour la musique: si tu as une grille de sons bien conpte, fa marche. Pour les themes, on a vu que c'étaient des themes bien precis comme tu les as relevés. Imhotep ne m'éclaire que trěs peu dans sa réponse et si j'essaie de mieux comprendre, j'en déduis que « si les thěmes fonetionnent c'est qu'ils sont bien coneus », autrement dit, qu'ils répondent ä une certaine vérité...(?). Cherchant ďautres precisions, je poursuis : 3 Se reporter au document annexe pour des exemples. 195 — Dans votre ecriture, tu m'as dit que "c'était la phrase musicale qui orientmi la phrase textuelle", mais ces themes, ce n'est pas pour rien qu'ils iont la r1 Par exemple, pourquoi parier de la ville de Marseille?... Ou dc mythologie et de mystique4 ? — ... Ca ressort toujours dans les interviews d'accorder le reel avec I'humour. 7 u pax toujours mettre de I'humour dans la reäffon par exemple, c'est pas forcément incompatible... Parce que pour 1AM, c'est important de parier de mysticisme. Je ne sais pas si c'est important pour le public parce qu'en Prance, on ne joue quasiment jamais de morceaux mystiques au sens strict du terme. Íly a des morceaux mystico mythologiques... Comme ľart du rap et ľart du combat. En effet, dans la majorite du corpus mais surtout pour Laote du micro d'argent et pour Météque et Mat, les grandes religions monothéisics (exceptée judaique) sont mentionnées dans leurs references general« (ä Dieu, Satan, au Paradis, au Purgatoire...), avec, en parallele, la mythologie classique (Prométhee, l'Illiade) et celle plus récente sous forme de contes de Tolkien. Suite ä ce commentaire, il est facile de deviner ce que j'allais demander: — C'est parce que le rap est un combat ? — Oui si tu veux, lefait de parier au micro tuprends un certain pouvoir et la mamhr dont tu utilises le micro, tupeux I'apparenter tout ä fait ä des techniques de ivmbiit Pour tels buts tu combats avec telle technique, disons que ce serait par analorir ii L'école du micro d'argent. Ici, Imhotep renoue le lien avec son engagement pacifisté qu'il avait mentionné plus haut et que j'avais aussi note dans mon relcvr ;i propos des thématiques/references sur les sentiments et sur la violence. Le micro (texte et son) se revendiquerait comme un instrument ďinformation et de reflexion, il serait done invcsti ä centre d'une mission didactique auprěs des jeunes generations qui doivent se battre avec leur téte et leurs mots et non pas avec des armes. Cela s'apprend dans certaines écoles comme celle du mum d'argent. On ne s'étonne plus que cet album ait été élu « Album de ľannée 97-98 »5 et que depuis sa sortie en 1997 son succcs n'aii fail qu'augmenter. Sans doute parce qu'il « colle »6 bien ä la ré;ilitŕ telle que se la représentent les jeunes generations de nos grandes vilW-s 4 Idem 5 Au MIDEM de 1998. 6 Nous retrouvons ici ľidée de sampling. 196 Dans ce sens, la popularite du rai peut aussi s'expliquer de la méme fafon. A ce niveau, des spécialistes de la question seraient plus ä méme ďanalyser ces phénoměnes qui puisent leur origine bien au delá du simple univers musical. Je reviens une derniěre fois sur ľidée qui retient particuliěrement mon attention et au sujet de laquelle je souhaitais connaitre ľavis d'Imhotep : — Est-ce que le fait de dire que le "je, c'est aussi vous" te semble plutôt juste ou pas ? — Disons qu'en terme d'identification, c'est-a-dire quand lapersonne qui est sur seine raconte quelque chose qu'on a de/á experimente ou quelque chose che% quelqu'un, U y a forcément une identification et que lui U parle pour le public et qu'il se positionne par rapport á fa. Realite et identification sont les deux paramětres majeurs de ces textes de rap. Marseille en est une illustration des plus significatives avec ses quartiers, son parier, ses monuments oú toutes les communautés se reconnaissent. De méme que pour la vie économique qui n'aborde dans les textes que le plus «connu» généralement par le grand public du rap: les classes socioprofessionnelles (exception faite des professions liberales et rurales) et celieš concernées par le chômage, le RMI, les assedic, etc. avec bien ďautres exemples ä ľappui7. Ces paramětres, Imhotep les a aussi mentionnés ďune maniere ou ďune autre. Pour résumer, je reformule une derniěre fois ma pensée : — Par exemple, pour un chanteur comme Cabrel, on a ľimpression que le "je", c'est vraiment lui, c'est son histoire qui n'appartient qu'á lui... C'est la difference avec le rap pour lequel justement il y a un pouvoir d'identification trěs fort: cela peut-étre mon histoire, ton histoire, notre histoire. — Oui, et c'est ce qu'on fait et pas seulement dans le rap mais aussi pour toutes les personnes qui veulent, c'est aussi leur histoire. Que dire en conclusion ? Que j'ai voulu laisser ä Imhotep la liberté de répondre comme il ľentendait ä mes questions (non préparées d'avance) pour garder la Voir les annexes ci-jointes. 197 porte ouverte á nos deux spontanéités, ďautant plus qu'il n'avait pas été averti qu'autour du pastiš, la conversation serait ďordre sémantico-linguistique. Le reste tourne sur des constations de premiére approche : — confirmation des prémices de depart sur la forte configuration sociale de ce corpus. — que ce fameux «Je» (que j'ai aussi appelé « méga » en pensant au lexique de jeunes generations) s'avere étre aussi ce vous—sodal qui nous concerne tous dans cette description de la société civile de cette fin de siěcle. Ainsi, vous, les rappeurs marseillais, vous seriez ceux qui essaient de mettre une forme et un contenu ä cette nouvelle identite urbaine, multiculturelle, multilingue, attentifs ä la politique et ä ľéconomie sous tous leurs aspects tout en restant attaches ä vos croyances, ä la musique d'ici et ďailleurs. Vous n'avez pas peur de parier de la violence pour revendiquer la paix et la fraternitě, l'ensemble en dédicace permanente ä cette ville que vous comprenez sans doute mieux depuis que le rap est venu la scander pour le plus grand plaisir de tous. ... Mais c'est l'histoire de Marseille toujours tournée vers la mer... Comme par hasard ä Marseille, c'est la que le rap est arrive le plus vite, avant, il n'y avait personne en France... » Un grand merci ä Corinne et Franck grace auxquels j'ai pu chez eux rencontrer Imhotep. Merci ä Imhotep qui, ce dimanche la, par un grand soleil marseillais, a quand méme pris le temps de lire mon papier et de répondre ä mes questions. 198 ANNEXE 1 BASE COMMUNE THEMATIQUE ET REFERENTIELLE DES TEXTES DU CORPUS RAP MARSEILLAIS Quinze litres de themes génériques se regroupent dans certe base commune: la politique, la délinquance, les minorités et les communautés culturelles, les mythologies, l'espace urbain, Marseille, la musique, la vie économique, les médias, les religions, les continents, les pays, les regions et les villes, les sentiments, les langues regionales ou étrangěres, l'autobiographie (Je), l'auto-citation du groupe. Tous sont declines en sous-thěmes et references sauf pour les deux derniěres. En voici le detail et ľintégralité (les albums sont notes entre parentheses de 1 á 6) : Auto-citation du groupe Quartiers Nord (1) ; Akhenaton (5) ; IAM (6) ; Massilia Sound System (2, 3, 4) Autobiographie/je Je (1,2, 3, 4, 5, 6) Politique Politique generale (4, 2, 3); Politique internationale (1, 5, 6); Politique nationale (2,4, 5); Politique de la ville (1, 2,4, 6); Parti politique (5) Délinquance Voleur (2, 5); Police (6); Prison (5); Voyou (3, 6); Racket (2); Mafia (5) ; Vendetta (5) ; Prostitution (6) ; Drogue (2, 5) ; Shit (6); Haschich (3); Pétard (2,3); Dealer (2) Minorités/communautés culturelles Multicommunautés (2, 5); Minorités culturelles (5,2); Cultures locales (4) ; Identite (2, 4, 5) ; Integration (2) ; Immigration (2, 5) ; Métěque (5) ; Visage pále (5); Arabes (5); Blacks (2) Mythologie Prométhee (5); Graal (2, 5); Illiade (5); Tolkien (5); Contes (6) Espace urbain Ville (1,2, 5, 6); Banlieue (3); Quartiers (2,3, 5, 6); Cite (1, 2, 4, 5, 6) Marseille Marseille (1, 2, 3, 2) ; Quartiers de Marseille (1, 2, 4) ; Culture marseillaise (2, 4, 5); Marseillais (2, 4); OM (2); Port de Marseille (4, 5) Musique Musique (2, 3, 4, 5) ; Rap (2, 3, 4, 5) ; Reggae (2, 3, 4) ; Blues (6); DJ (3, 5); Show-biz (1, 5) Vie économique Vie économique (3, 6); Classes sociales (1); Ressources industrielles (2); Patrons (2) ; Ouvriers (4, 3) ; Métallos (2) ; Bourgeois (4); Chômage (1,4); Paysans (4); Riches (2) ; Argent (4, 6) ; Pauvres (2, 5) ; Prolos (4) ; RMI (1) ; Assédic (2); Immigrés (3) Médias Ciné (6); Radio (2, 3); TV (4) Religion Religion (1); Dieu (2, 5); Satan (6); Diable (5); Démon (5); Chretien (3) ; Bible (5) ; Ange (2, 6) ; Paradis (3) ; Purgatoire (5) ; Athée (3) ; Enfer (5) ; Musulman (3) ; Coran (3) ; Islam (5) ; Asie (1, 6) ; Mystique (1, 6) Continents/pays/régions/villes Europe (4); Afrique (2, 3, 6) ; Orient (6); Asie (6); Algérie (1) ; Itálie - Naples, Sicile, Calabre (5); Espagne (5); Moyen-Orient (3) ; Mer Méditerranée (3) ; France (2) ; Maroc (5) ; Japon (6) ; Jamai'que (3) ; Provence (3); Vitrolles (2, 3); Toulon (3); Antilles (3); La Ciotat (4) ; Ibiza (2); Rio (2) ; New York (5) ; Occitanie (2, 4, 5) Sentiments Amour (1, 2, 4, 5, 6) ; Respect (3) ; Fierté (2, 3) ; Honneur (2, 5) ; Amitié (5) ; Violence (3) ; Revolte (4) Langues régionales/étrangěres Provencal (1, 2, 3,4); Marseillais (1, 3,4, 6); Italien (1, 3, 5); Anglais (2, 6) ; Espagnol (6); Arabe (3, 5); Bambara (3) ; Portugals (3) 200 ANNEXE 2 DES EXEMPLES D'ENONCES DANS LES ALBUMS Polit^íqUe Album 4/ «Mise en examen»: «Quand un élu est magouilleur que tu sois depute ou bien sénateur make » Album 5/ « La Cosca » : « Puis les fascistes sont arrives au pouvoir » Album 1/ «Les américanades»:« Car ľoncle Sam n'est qu'une ordure » Vie é ^onomique Album 1/ « Chómeur ä plein temps » : « lis m'ont sucré le RMI. » Album 4/ « Refusez la pression » : « Plus de ressources industrielles, hier la France était cruelle avec nous mais c'est fini» Album 4/ « Des métallos ! »: « C'est tout pour les patrons jamais pour les prolos » « Plus d'un milker ďouvriers jour et nuit... » Album 3/ « Connais-tu ces mecs » : « Le vote des emigres deuxiéme generation » Délix»^UanCe Album 2/ « Bus de nuit» : « C'est du racket, du vol qualifié... » Album 5/ « Lettre aux hirondelles » : « A la raison pour laquelle mes mains sont sur des barreaux » Album 5/ « Eclater un type des Assedic » : «Je suis agressif... » Album 6/ « Demain, c'est loin » : « L'image du gangster se propage comme la gangrene sěme ses graines » Album 6/ « Un bon son brut pour les truands » : « celui qui nique ma zic, votre shit, les sales flics » Multi^ ommunautés et minorités culturelles Album 5/ « Métěque et mat » : «Je suis 100% métěque importe d'un pays sec » Album 4/ « Remue » : « Pour faire bouger les communautés » Marse* Jle Album 4/ « Refusez la pression » : « A fond pour ma ville De longue je me boulěgue » Album 4/ « Remue » : « Tous les Marseillais ont la méme identite » 201 Musique Album 1/ « Elle vendait des panisses »: « Pres de l'Estaque plage » Album 1 / « Le petit bal de la Belle-de-Mai» : « A Marseille - que merveille » Album 4/ « Commando fada » : « Les Marseillais sont supers » Album 4/ « Mise en examen » : « C'est le show-biz qui te fait c'est le show-biz qui te défait» Album 6/ « Liběre mon imagination » : « Me rappelle que ma musique est née dans un champ de coton » Album 4/ « Marseillais » : « Pour le rap, le cine, le basket» Album 4/ « Quand le sound est bon » « Ma facon de te l'expliquer C'est le reggae la version » Album 3/ « Le oai » « culturellement notre arme c'est la musique » Sentiments . Album 4/ « Quand le sound est bon » « Mais aujourd hm les gens veulent retrouver leur fierté, fiers d'etre d'ou ils sont, de ne plus étre complexes » Album 2/ « Trobador » : « Chante la joie, l'amour et dénonce les vilenies » Album 3/ « Violent» : « C'est pourquoi l'homme est condamné á souffrir trěs longtemps » Album 5/ « Au fin fond ďune contrée... » « Oů ľamitié était le ciment... L'amour ľagrément, la joie » Album 6/ « Bouger la tete » : « J'entre et je tombe sur la télé » Album 5/ « La face B » : « I.A.I range ta panoplie de DJ.. .alors fuck le CD » Album 1/ « Ripaille » : « Le Bon Dieu nous a fait canaille » Album 3/ « Violent» : «Je ne suis pas chrétien, je ne suis pas athée, je ne suis pas musulman, mes idées je ne vais pas les chercher dans la bible ou le Coran » Album 5/ « Dirigé vers ľest» : « Que les pouvoirs de Dieu se manifestent» Album 6/ « Demain, c'est loin » : « musulmans respectueux, pěres de famille humbles » Continents, regions, pays, villes Album 3/ « Violent» : « Les Africains les Antillais et ceux du Moyen-Orient» Album 2/ « Qu'elle est bleue » : « Ils s'en vont pour l'Afrique... l'Asie» Médias Religion 202 Mythologie Album 6/ « Un cri court dans la nuit» : « Blanche-Neige a croqué le fruit amer sans amertume » Langues regionales et étrangěres Album 2/ « Bus de nuit» : « Et je suis aioli tout le temps » Album 3/ « Reggae fadoli» : « ca se tchatche en anglais, occitan ou francais » Album 1 / « Topo di faunia (rosso) »: « Quando ti alzi la mattina » GLOSSAIRE B. Boy : amateur de rap et/ou personne trěs active dans un domaine de la culture hip-hop. Le B. Boy (abreviation de « black boy » ou de « break boy ») se reconnaít le plus souvent grace ä ses vétements (casquette en arriěre, tee-shirts, baskets...). DJ.: abreviation de Disc-Jockey. Personnage central dans la musique rap. On emploie le terme depuis les années 1950, pour designer ä ľorigine ľanimateur d'une station radio qui passait les disques et incluait des commentaires entee deux morceaux. Cest principalement en Jamaique que s'est développé son role, et oú il a commence ä intervenir sur les disques et sur leur matiěre děs la fin des années 1960 (chant et mixage). Cest avec la musique disco (apparue en 1976) qu'il a commence ä devenir un acteur musical important car il déterminait ľambiance musicale de toute une soiree dans les clubs. Aujourďhui, dans la musique rap, la renommée ďun D.J. peut determiner celle de son groupe (comme celle de Terminator-X pour le groupe américain Public Enemy). Hip-hop : terme générique pour designer une culture jeune issue de la communauté noire des Etats-Unis au milieu des années 1970. Selon Hugues Bažin, le « hip » est un parier propre aux ghettos des Noirs américains derive de hep qui signifie dans l'argot de rue «etee affranchi». To hop signifie « danser ». Le terme hip-hop designe la manifestation d'une expression culturelle aujourďhui universelle qui comprend trois domaines ďactivités : la musique avec le rap, la danse {break-dance - danse au sol, hype - danse debout, double dutch - danse avec cordes ä sauter) et les activités graphiques (tag - signature en inscription murale - et graffes - graffitis). M.C. : maitre de ceremonie (master of ceremony en anglais). Titec que prennent les rappeurs les plus expérimentés aprěs avoir démoni re leur virtuósité dans la declamation. Raggamuffin : selon Philippe Rousselot, ce terme renvoie d'abord aux premieres formes de reggae, reggae étant lui-méme ľabréviation 204 de raggamuffin qui signifie par ailleurs «vaurien» dans IWot amencain courant. Dans le rap, le raggamuffin désiL Te expression déclamée sur une base rythrnfue et melodie Z rep^end les rythmes caracténstiques du reggae. Le raggamuffin peut deboucher sur de ventables melodies dans les reframs contrairement au rap Rap . Terme provenant du verbe to rap qui en améncain signifie « bavarder » ou plus exactement « baratiner ». Le rap est le ccTant musical de la culture hip-hop. II apparait au milieu des années 1970 dans le ghetto noir de New York, le Bronx, avant de s'étendre progressivement au monde blane améncain et aux autres pays au müieu des annees 1980. On rappe aujourd'hui dans toutes les ľa/gU sur tousles continents. Le rap est fonde sur un texte scandé sufune base ry hmique qui s'est enrichie de mixages d'extraits de disques (les echantülons ou samples) et de multiples sources sonores. ( Sample : en francais « échantillon ». Son enregistré et numénsé au moyen ďun sampler (ou échantillonneur) a partir de n'importe queSe source sonore. Le sampler ne posséde done pas de son prop! I permet en outre ďattribuer différentes hauteurs et différentes vitesses a un sample mals auss. sdon le moděk utí]iséj toutes sortes ttaitements au niveau du timbre (travail sur la frequence, ľenveloppe 1 reverberation, etc.). Par la suite, le sample peut étre joué sur un ctZanT T P °té P" Un SeqUenCer <*»*** P£« de comm nder des instruments numériques comme les synthétiseurs). Du fait de sa diversite, le sample peut étre utilise musicalement de nombteu.es maniéres : comme insert, comme rythmique de base comme effet de timbre, etc. 4 ' Scratch : technique de manipulation de disques en vinyle generalement sur deux platines, trés utilisée dans le rap. Le d7 bloque la rotation du disque, opere des va-et-vient qui produisent des umbres et des rythmes caracténstiques. Ces manipulations peulen aller jusqu a instaurer une rythmique réguHěre pour qu'un rappeůr ľwent^ er SeS ľ"1"' OU Créer de -tables mélodiS^ui s ajoutent a un autre disque qui passe en continu. Le scratch se fait generalement sur les faces B de disques de rap, qui presented dľs fonds musicaux sans paroles. 4 presentent des REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES BARSOTTI, Claude, 1984. Le music-hall marseillais, 1815-1950, Mesclum. BAZIN, Hugues, 1995. La culture hip-hop, Desclée de Brouwer, Paris. BOUCHER, Manuel, 1999. Rap, expressions des lascars. Significations et enjeux, L'Harmattan, Paris. 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Uart ä ľ** # Seuil, Paris TABLE DES MATIĚRES Louis-Jean CALVET Preface............................................................. 7 Médéric GASQUET-CYRUS &Guillaume KOSMICKI Introduction...................................................... 11 Jean-Marie JACONO Le rap : une introduction....................................... 25 Claude BARSOTTI Un siěcle de chansons marseillaises d'expression occitane ... 31 Louis-Jean CALVET Ľ endogene, l'exogene et la néologie : le lexique marseillais ... 57 Florence CASOLARI Constructions stéréotypiques dans le rap marseillais.......... 73 Guillaume KOSMICKI Ľévolution du groupe IAM: un parcours thematique et musical sense......................................................... 93 Jean-Marie JACONO Les dimensions musicales des chansons d'IAM, elements d'un rap méditerranéen.............................................. 109 Médéric GASQUET-CYRUS Les inserts dans le rap et le raggamuffin marseillais.......... 121 Yvonne TOUCHARD & Cécile VAN DEN AVENNE Langue, discours et identite dans les chansons de Massilia Sound System......................................................... 149 Christelle ASSEF Rencontre - Le rap marseillais : nouvelle generation......... 171 208 Nicole KOULAYAN Petite tentative de sampling textuel de rap marseillais............ 189 GLOSSAIRE......................................................... 203 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES......................... 205 TABLE DES MATIĚRES.......................................... 207 Achevé d'imprimer en avril 1999 sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery - 58500 Clamecy Depot legal : avril 1999 Numero d'impression : 904011 Imprimé en France i JUUUy Paroles et musiques á Marseille Les vo/x cf'une ville ■ Vouloir étre marseillais » : cette affirmation Identítaire passe aussi, et de plus en plus, par la musique. Les chansons que ľon chantait hier ä ľ Alcazar, que ľon chante aujourd'hui ä la Plaine, ä la Belle de Mai, dans le Panier ou les virages du Stade Velodrome, participent de cette volonte et de ce plaisir. Etre marseillais c'est aussi chanter marseillais. Ľopérette naguěre, le rock ou le rap aujourd'hui: les formes ont change mais le lien entre les musiques et la ville demeure, un lien fort, qui consume une « tradition musicale marseillaise » en constante recreation. Les textes rassemblés ici proposent des analyses linguis-tiques, sociologiques, musicologiques : un parcours dans la ville en suivant ses musiques. Les auteurs, pour la plupart membres de ľassociation « Marseille, les voix d'une ville », sont universitaires (Louis-Jean Calvet, Jean-Marie Jacono, Nicole Koulayan, Yvonne Touchard), journaliste (Claude Barsotti) ou étudiants en these (Christelle Assef, Florence Casolari, Médéric Gasquet-Cyius, Guillaume Kosmicki, Cecile Van Den Avenne). 9 [SBN : 1 7384 77i; H W •5 d) m (A 0 D m! ~ 'C i .2Í >« M*«l*rl» Om«m**«»i «yii- ItulIlHuma Kosmicki 1 .ŕ s Pen «»!«»■ m* mu%iqucs a M«..«oill. i ., -i. i«, vílfo fT 11 M f M t! II.IU.III 9782738477798