Ce sacré Hal Françoise Giroud – L’express No.900 – du 7 au 13 octobre 1968 Il répond au prénom de Hal. Il parle avec une belle voix flexible. Il est très fort aux échecs. Il perçoit et signale la moindre défaillance d'une machine avant même qu'elle se produise, la moindre fêlure dans le moral d'un homme responsable d'une mission. Il ne manque pas de conversation. Hal est l'indispensable compagnon de voyage de tout équipage qui navigue dans un vaisseau interplanétaire. C'est un ordinateur. Un ordinateur tel qu'il n'en existe pas encore d'aussi raffiné, mais tel qu'il en existera, selon toute vraisemblance, en l'an 2001, époque à laquelle Stanley Kubrick situe sa fabuleuse « Odyssée de l'espace ». En donnant à Hal la vedette de ce film qui déploie ses fastes à travers les étoiles, déplaçant dans le cosmos les voyageurs du futur en route vers Jupiter, Kubrick anticipe sur le présent, mais non sur le prévisible : Hal et ses frères d'âge en feront encore bien d'autres. Hal, l'ordinateur vedette du film de Stanley Kubrick, « 2001, l'Odyssée de l'espace ». Là où l'histoire se gâte, c'est lorsque Stanley Kubrick dote sa vedette de cette petite faculté dérisoire pour un être humain, et à vrai dire, plutôt encombrante : la faculté d'éprouver des sentiments, d'avoir des états d'âme et d'y ajuster sa conduite. Parce qu'il a commis une erreur, Hal s'inquiète. Il craint d'être déconnecté, comme on craint de perdre son emploi à la suite d'une faute professionnelle. Dès lors, il devient sournois, ferme les portes qu'on lui demande d'ouvrir, précipite un cosmonaute dans le vide, tente d'en assassiner un autre... Bref, il se comporte comme un imbécile, c'est-à-dire comme un homme. Des scientifiques auraient, nous assure-t-on, contribué à cette affabulation. On a peine à le croire. Il est vrai que la fréquentation prolongée des ordinateurs rend parfois fous ceux qui s'en servent, au point qu'ils se mettent à entretenir avec ces machines des relations passionnelles et à leur prêter une âme. On a même vu des femmes devenir jalouses de ces rivales et déclarer : « Mon mari ne pense plus qu'à Mélanie », Mélanie étant l'une de ces grandes boîtes froides qui abritent le réseau complexe de câbles et de ferrites dont on fait les ordinateurs. Mais la passion reste du côté des humains. Les ordinateurs, eux, y sont insensibles. Ils ne folâtrent pas. Ils n'imaginent pas. Ils ne souffrent pas. Ils exécutent, bêtement. Les artistes ont tous les droits, y compris celui de divaguer. Si les ordinateurs terrorisent Stanley Kubrick, il est bien libre d'exprimer cette terreur comme il l'entend. L'ennui est qu'il trouvera la plus vaste audience, et que, projeté en couleur et sur écran large, avec un grand luxe de détails techniques excitants pour l'esprit, ce délirant poème futuriste nourrira et contribuera à enraciner une stupide mythologie : celle du robot se retournant contre son maître. Il s'agit là d'une mythologie vieille comme la machine. Mais avec l'ordinateur, elle s'est fortifiée de tous les pouvoirs de ce prodigieux instrument. Ceux que possède réellement l'ordinateur, et qu'il est apte à posséder dans l'avenir, sont bien assez nombreux, troublants, propres à s'accroître au point de bouleverser radicalement modes de travail, de pensée, de vie, pour que l'on se garde d'y ajouter. Seuls les hommes sont, et demeureront, dangereux. Les ordinateurs, c'est de la quincaillerie, comme disent les Américains, rien d'autre que de la quincaillerie. Peut-être les verra-t-on, dans un avenir lointain, se réparer eux-mêmes, se construire eux-mêmes, créer d'autres machines. Peut-être les verra-t-on se substituer aux hommes dans toutes leurs tâches, remplacer les comptables et les aviateurs, les cuisinières et les facteurs. Il semble cependant que, pour un temps fort long, les jardiniers et les coiffeurs ne soient pas menacés : l'ordinateur a la main lourde. Peut-être une génération future composera-t-elle des symphonies, rédigera-t-elle des articles. Rien de tout cela n'est totalement exclu. Peut-être, enfin, la machine à penser sera-t-elle capable, un jour, de prendre toute une série d'initiatives. Imaginons un ordinateur recevant mission de conduire une voiture de Paris à Nice. Il détermine l'itinéraire le plus court, pilote la voiture, l'arrête au feu rouge, change d'itinéraire si un obstacle obstrue son chemin. Un frein lui paraît douteux : il trouve dans sa mémoire l'adresse du garagiste le plus proche. Le garagiste, soudoyé par une firme concurrente, cherche à saboter la réparation : l'ordinateur s'en aperçoit et dit : « Monsieur le garagiste, réparez-moi convenablement, ou il va vous arriver un malheur. » Le garagiste est sourd et n'entend pas l'avertissement : l'ordinateur le matraque gentiment, dépose à côté de lui un mot où il est écrit : « N'accuser personne. Il dort et se réveillera dans une heure. » Signé : l'Ordinateur. Il mène la voiture chez le second garagiste, dont il a le nom en mémoire, etc. En combinant les éléments qui lui auront été fournis, il emploiera tous les moyens pour que la voiture arrive à Nice. La seule chose qu'il ne fera pas, c'est de la conduire à Rouen parce qu'il préférerait la Normandie. En d'autres termes, le plus sophistiqué des ordinateurs ne saurait concevoir, même en l'an 2001, le but de son action. Or c'est exactement ce que fait ce sacré Hal. C'est pourquoi, mis à part le lyrisme, la beauté plastique, l'humour parfois, et les intentions philosophico-métaphysiques de l'auteur, « L'Odyssée de l'espace » est, scientifiquement, ce qu'il faut bien appeler de la foutaise. L'ordinateur est, et demeurera, un esclave asservi à un objectif donné du dehors, donné par cette chose grossière, lente, fragile et capable de tout qu'est un homme. Au fur et à mesure que les machines à penser se développeront, on s'apercevra que la plus grande part de cette activité que nous nommons improprement « pensée » est, en fait, une activité mécanique et subalterne. Que les machines sont donc appelées à accomplir tout ce qui se situe entre la conception du but et sa réalisation. Mais concevoir ce but et le désigner à la machine : sur ce point précis — et sur ce point seulement — le cerveau humain demeurera irremplaçable. Le terrain finira, certes, par être étroit, mais c'est le nôtre, et il est imprenable. C'est là que se situe le noyau dur et mystérieux d'humanité qui distingue l'individu le plus borné de l'ordinateur le plus subtil. Que Hal et ses frères en arrivent à asservir tous les hommes à quelques-uns, c'est une autre affaire. En tout cas, une affaire qui se réglera entre hommes. Mais il n'est pas convenable d'alimenter cette peur obscure qu'éprouvent les êtres humains d'être un jour dépassés par leurs créatures, dieux contestés et déchus d'un univers de machines.