Karine Tuil, romancière : « Les réseaux sociaux révèlent le pire de nous-mêmes » Le journal du dimanche - Dimanche 2 décembre 2018 Déconnexion : L’auteure de « L’Invention de nos vies » a cessé toute activité sur Facebook, Twitter et Instagram. Elle en donne les raisons pour la première fois. […] Avez-vous arrêté ou suspendu toutes activités sur les réseaux sociaux ? J’ai fermé définitivement mon compte Instagram et ma page Facebook. Mon compte Twitter est désormais inactif. J’ai eu un premier déclic il y a deux ans, à la mort de mon père. […] Tout me paraissait factice et vain. L’injonction au bonheur sur Instagram m’était devenue insupportable : je me sentais hors-jeu. Je souffrais, j’avais besoin de vraies interactions, d’affections véritables. Par la suite, j’avais été marquée par le lynchage de la journaliste Nadia Daam, insultée, menacée parce qu’elle avait consacré une chronique radio aux utilisateurs d’un site Internet de jeux vidéo. Je sentais confusément que Twitter devenait un espace d’invectives et d’indignation permanentes où les principes les plus élémentaires qui fondent une démocratie n’étaient plus respectés : la parole y est libre mais elle devient vite incontrôlable et dérape. Sur Twitter, vous êtes incité à donner immédiatement votre avis sur tout, si possible avec autorité ou agressivité, et ceux qui ne sont pas d’accord avec vous n’hésitent pas à vous insulter. […] Quels sont les bons et les mauvais côtés des réseaux sociaux ? Le bon côté, c’est une forme de socialisation, la possibilité de faire une pause et d’avoir des interactions, de partager des contenus de qualité, notamment dans la presse étrangère. Certains abonnés sont une vraie source d’information. […] Le mauvais côté, c’est la perte de concentration. Vous êtes sollicité des dizaines, voire des centaines de fois par jour. Pour un écrivain, intellectuellement, c’est un désastre. L’autre mauvais côté, c’est la tentation de l’autocélébration. Comment ne pas tomber dans la vanité et le narcissisme ? Est-ce qu’un auteur doit remercier publiquement un critique qui a dit du bien de son livre ? […] Retweeter en continu le bien que d’autres écrivent sur lui ? Il y a également le risque de l’entre-soi et de la flatterie, le système social y fonctionne avec les mêmes règles. Votre cote est proportionnelle à votre nombre d’abonnés. Les réseaux sociaux sont la face sombre d’une société qui glorifie la performance. Chacun y vante ses chiffres d’audiences, de ventes. On valorise ses succès, on se met en scène, on montre ses engagements humanitaires, on porte un masque social très soigné. Un jour, ce masque, j’ai eu envie de l’arracher. Et puis, je me méfiais aussi de cette nouvelle forme de délation qui consiste à aller chercher dans le fil Twitter d’une personne des tweets compromettants pour la faire tomber. Les réseaux sociaux révèlent le pire de nous-mêmes. On y perd une forme de vitalité. […] On s’inscrit sur les réseaux pour avoir des échanges et on finit par assister à la destruction du lien social. D’ailleurs, l’expérience est édifiante : du jour où vous quittez les réseaux, les personnes qui interagissaient avec vous ne cherchent pas à vous contacter : hors du réseau, vous n’existez plus. Ne perd-on pas, sur les réseaux sociaux, toute distinction entre vie privée et vie publique ? Aujourd’hui, on peut tout connaître d’un être via ses réseaux : ses opinions politiques, son lieu d’habitation, de vacances, ses goûts. À un moment, je me suis demandé pourquoi je diffusais des informations personnelles alors que j’aime la discrétion, la réserve ; j’ai le goût du secret quand les réseaux réclament de nous l’exhibition de toute intimité. Avez-vous déjà été prise dans une polémique sur les réseaux sociaux ? Une fois, j’ai eu le malheur de faire une remarque sur Jean-Luc Mélenchon, j’ai été lynchée. Votre participation aux réseaux sociaux a-t‑elle eu une influence sur votre écriture ? Sur les réseaux, les gens se révèlent malgré eux : on trouve les généreux, les narcissiques, les impudiques, les opportunistes, les timides, les exhibitionnistes, les ambitieux – une galerie de portraits qui nourrit la fiction. Qu’est-ce qui pourrait vous faire encore écrire une longue lettre manuscrite ? Une déclaration d’amour. Le téléphone, qui a envahi l’espace public et privé, a totalement transformé les rapports amoureux. Quand je vois deux personnes en couple, les yeux rivés sur leur téléphone au lieu de se parler et de s’embrasser, deux amis prendre en photo leur repas pour le poster sur les réseaux ou consulter toutes les deux minutes leur téléphone comme si la personne qu’ils avaient en face d’eux n’existait pas, je me dis que quelque chose a été irrémédiablement détruit dans les rapports humains. Propos recueillis par Marie-Laure Delorme