Télévision, smartphone, tablette… Les parents à cran Libération du mercredi 29 janvier 2020 Entre les études qui pointent les risques d’une trop longue exposition des enfants aux écrans et la pression d’une société de plus en plus connectée, les jeunes parents tâtonnent. «On a des copains jeunes parents qui sont à fond sur l’alimentation. Nous, notre cheval de bataille, c’est les écrans», sourit Edouard, professeur d’éducation physique installé à Nantes (Loire-Atlantique). A 35 ans, ce père d’un garçon de 15 mois a commencé à se questionner sur la place des écrans dans son foyer avant même la naissance de son fils : «J’ai l’impression que ça peut créer une addiction encore plus forte que celle au sucre. On a lu pas mal de choses là-dessus avec ma femme, et on est persuadés que cela peut créer des troubles du langage ou du comportement. » Tous deux ont décidé de s’en remettre à la «règle des 3-6-9-12» mise en place par le psychiatre Serge Tisseron : pas d’écran avant 3 ans, pas de console portable avant 6 ans, pas d’Internet avant 9 ans, Internet avec prudence à partir de 12 ans. En début d’année, Edouard et sa femme ont également décidé de se débarrasser de leur télé : «Ça faisait dix ans qu’on ne la regardait plus. C’est aussi un moyen de lui montrer que la télé n’est pas importante », argue Edouard, pour qui il s’agit d’un «outil commercial aliénant». «Quand j’étais gamin, on avait une télé dans chaque pièce, des chambres à la cuisine. Je prenais mon petit déj devant les dessins animés. Ça me divertissait, mais aujourd’hui, qu’est-ce qu’il me reste de tout cela ?» s’interroge-t-il. Comme Edouard, nombre de jeunes parents se posent des questions sur l’usage des écrans, de plus en plus présents dans les foyers. Selon une récente enquête du département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture (1), 4 % des enfants de 2 ans sont quotidiennement exposés à trois ou quatre écrans (télé, ordinateur, tablette, smartphone ou jeux vidéo), le plus usité étant la télévision : 68 % des petits de 2 ans la regardent quotidiennement. Selon ces mêmes travaux, basés sur l’étude d’une cohorte de 18 000 enfants nés en 2011 et venus de tout l’Hexagone, la majorité d’entre eux commencent à regarder la télévision dès 15 mois. Assez logiquement, la place grandissante de ces nouveaux outils fait l’objet de pléthore d’études, qui laissent souvent les parents un peu paumés. Pour les accompagner, Laure Deschamps, journaliste et formatrice, autrice de les Enfants et les Ecrans : dialogue avec les parents (2), a mis sur pied des conférences et ateliers pour accompagner parents et professionnels de l’enfance dans leurs usages du numérique. «Entre sur- diabolisation, terminologie inquiétante et discours contradictoires, les parents sont souvent complètement perdus, dépassés. Et sur ces questions, il est difficile de se référer à ce qu’ils connaissaient dans leur enfance : le flux n’était pas du tout le même. On essaie simplement de leur délivrer des conseils de bon sens, et de les aider à déterminer leurs propres valeurs éducatives sur ce sujet, explique-t-elle. Ils demandent parfois des réponses tranchées, chiffrées, précises sur le temps d’écran à autoriser. Or la parentalité est une matière humaine, pas scientifique. » Pour autant, des recommandations scientifiques existent : en avril, dans un texte commun, les académies des sciences, de médecine et des technologies publiaient un avis très modéré, rappelant qu’une «surexposition majeure » des moins de 3 ans pourrait «affecter leur développement cérébral», et qu’une «utilisation excessive» des jeux vidéo et des réseaux sociaux par les ados pouvait «conduire à des anomalies du comportement, des troubles du sommeil et de l’attention». Le texte appelait familles et enseignants à mettre en œuvre «des mesures d’accompagnement ». Laure Deschamps, elle, encourage les adultes à se questionner sur leur propre utilisation de ces outils et, surtout, à s’interroger sur les contenus, martelant que «l’écran en soi n’a aucun pouvoir de destruction massive». Il peut même servir de support pédagogique. C’est la position de Camille, professeure d’anglais de 36 ans, installée à Dole (Jura). Cette mère de deux enfants de 2 et 5 ans prône un usage raisonné de la télé et de la tablette familiale : «Je préfère leur apprendre à gérer les choses potentiellement addictives. Ça a été abordé dès les réunions de rentrée à l’école, mais souvent pour diaboliser. Pour moi, leur interdire tout usage, c’est aussi un peu leur mettre des bâtons dans les roues. C’est leur avenir.» L’aînée de Camille apprend par exemple les langues étrangères grâce à des jeux sur tablette. «On ne va pas se mentir : les dessins animés à la télé nous servent aussi parfois de nounou», plaisante-t-elle. Clotilde, préparatrice en pharmacie de Haute-Saône, ruse elle aussi de temps à autre avec sa petite dernière de 4 ans en lui tendant son portable, «pour la calmer», quand rien n’y fait : en cas de caprice au supermarché, par exemple. «Mais quand il s’agit de lui reprendre, elle change complètement de caractère, fait des colères… A se demander si ça ne crée pas une sorte d’addiction quand même. Je me suis aussi déjà demandé si ça ne pouvait pas être néfaste pour sa vue», explique la trentenaire, qui poursuit : «Chacun fait comme il peut, mais il m’est arrivé de voir des parents aller chez des amis, où la télé est allumée, et carrément tourner le bébé dans l’autre sens… Ça me paraît un peu excessif !» rit-elle. Quentin, chef de projet francilien de 42 ans, père de trois enfants de 3, 7 et 9 ans, a lui aussi eu recours au subterfuge télévisuel par le passé, les samedis et dimanches matins pour occuper les enfants, tandis que l’un des deux parents pouvait «vaquer à ses occupations» et l’autre faire la grasse matinée. «Après environ deux ans, on a complètement arrêté : le choix du dessin animé était devenu une source d’excitation autant que de conflit, et du coup le bénéfice de la tranquillité avait disparu.» Désormais, la famille ne regarde plus que ponctuellement un programme choisi ensemble. Pour le reste, Quentin espère limiter au maximum l’utilisation des écrans chez lui, par crainte d’un impact sur la «persévérance, l’attention immédiate des enfants, voire sur leur activité cérébrale». Récemment, il a rejoint un groupe Facebook de militants contre l’usage des smartphones avant 15 ans, et espère «inverser cette pression sociale monstrueuse». «J’ai inscrit ma fille aux scouts, j’essaie de faire en sorte qu’on privilégie les activités de plein air ou les jeux de société», détaille-t-il. Mais le quadragénaire en est conscient : «Quoi que je fasse, ils seront abreuvés. D’ailleurs, chez leurs grands-parents, la télé est allumée toute la journée… Et je ne peux pas éduquer mes beaux-parents.» Virginie Ballet (1) Enfants et écrans de 0 à 2 ans, Nathalie Berthomier, Sylvie Octobre, septembre 2019. (2) Ed. la Souris grise, janvier 2020.