Uns FiU-e BiSPAfiAIT Marion Poirson une fille disparait Montpellier, 1453. Dans le cadre des festivites de Noel, une compagnie de comediens vient jouer une piece de theatre. Mais ie danger röde. Alis, la plus jeune ülle du couple, disparaft sans laisser de traces... S'est-elle noyee dans le Lez ? A-t-elle et§ enlevee par des traüquants d'enfants ? Töujours aussi curieuse et intrepide, Maguelone se lance, au peril de sa vie, sur la piste des ravisseurs. Ce troisieme volume des aventures de Maguelone confronte la jeune heroine ä diverses menaces, en particulier une bände d'adolescents qui veut se venger, et permet au lecteur de decouvrir le monde un peu meconnu du theatre medieval. Illustration et maquette de couverture : Laurent Andre 7,50 €- 10/2013 ISBN : 979-10-92001-02-0 Roman - Jeune detective 9791092001020 La collection Poivre est dirigee par Georges Foveau Une fille disparait Á mon pere, Pierre Dechonne, dont les livres m'ont initiés á la littérature medievale. M.P Roman Marion Poirson © Editions ROUGE SAFRAN X/2013 www.editions-rougesafran.fr "Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinces a la ieunesse" ISBN : 979-10-92001-02-0 - ISSN : 1624-2122 Depot legal a parution Montpellier, decembre 1453 1 Avec une violence inoui'e, les garcons s'acharnaient sur une forme brune. Iis la harcelaient, lui tiraient les cheveux, lui crachaient au visage en criant des insultes. Maguelone surprit la scene. De facon irreflechie, eile fonca. Elle etait rouge de colere. Les assaillants la depassaient d'une bonne tete. Le plus äge devait avoir quinze ans. Une barbe naissante couvrait ses joues. Maguelone les reconnut. C'etait des apprentis. En ce jour chöme, ils s'ennuyaient. L'oisivete les rendait agressifs. Iis n'avaient den trou-ve de mieux que de tourmenter Clarmonda, une pauvresse. - Laissez-la, cria Maguelone. La victime la fixa d'un air hebete. Stupefaits, ses tourmenteurs la lacherent et reporterent leur attention sur Maguelone. Le plus vieux lui lanca, gogue-nard : - De quoi te meles-tu, morveuse ? - De ce qui me regarde, riposta Maguelone. Vous attaquer ä une pauvre femme ! Et ä trois ! Vous eres des couards ! Le garcon blemit sous l'insulte. II poussa un rugis-sement. - Ce n'est pas plus gros qu'un moucheron, et 9a nous traite de laches ? Vous entendez, les gars ? - Sus ä la morveuse ! - Tai'aut! Iis avaient delaisse leur proie et encerclaient Ma-guelone. Desormais en mauvaise posture, eile ne se demonta pas et affronta vaillamment ses adversaires. - Cela confirme ce que je viens de dire. Des laches. Des couards. Elle ajouta, meprisante. - Des pleutres. Des cris d'indignation fuserent. - Elle insiste, la morveuse ! - Tss, tss, attaque ! - Elle va regretter d'etre venue. - Et appeler sa maman ! Maguelone essaya de repousser le mur vivant qui lui barrait le passage. En vain. L'un des garcons lui fit un croc-en-jambe. Elle chuta, s'etala de tout son long sur le pave, etouffa un cri de douleur. Le contact avait ete rude. Son panier plein de cepes, cueillis dans la garrigue, se renversa. Les champignons roulerent dans le caniveau. Certains devalerent la pente. - Elle a pense ä notre diner. Que c'est gentil! lis la persiflaient, ä present. Maguelone detestait se faire brocarder, surtout par des garcons stupides. Elle etait un peu susceptible. L'echo de leurs voix agacait ses oreilles. Elle les avait croises ä plusieurs reprises. En dehors de leur travail, ils se montraient insupportables. Toujours prets ä jouer de mauvais tours. Iis repan-daient des cendres sur du linge fraichement lave, re-cueillaient des poux dans un cornet pour les deverser sur la tete des dames en pleine messe, se gaussaient des faibles ou des inflrmes. Clarmonda, leur victime, etait une pauvre insen-see. Surnommee La Folie et privee de defenses. Passive, eile assistait ä la scene sans reagir. Elle se balancait d'avant en arriere en fredonnant un petit air. Soum soum soum Lafleur de coquelicot Une noix pour tout berceau Soum soum soum Dors vite mon enfancon Anges et fees te veilleront Soum soum soum - Qu'est-ce qu'elle chante ? demanda un des gar-50ns, qui detourna son attention de Maguelone. - Des niaiseries. Elle glane les chansons comme le ble ou les raisins. Profitant de cette diversion, la fille du docteur Calcombe tenta de forcer le barrage. C'etait compter sans la vigilance de ses tortionnaires. - La morveuse s'echappe ! - Sus ä la morveuse ! - Tenez-la ferme ! La pression se resserra. Maguelone sentit son coeur s'accelerer. L'affolement la gagna. Elle commencait ä regretter de s'etre fourree dans ce guepier. La folle observait les garcons d'un ceil absent. Elle paraissait plongee dans son monde. Soum soum soum Quand le jour va se lever J'entendrai le coq chanter Sa voix monocorde irritait Tun des garcons. Gros-sierement, il lui intima de se taire. Maguelone decida de resister, coüte que coüte. Elle releva la tete, attentive ä ne pas manifester sa peur. Sa voix se fit arrogante. - C'est l'aveu de votre faiblesse. En depit de votre taille, vous n'etes que des enfants. - Elle nous cherche ! fit Tun des agresseurs, indi-gne. - Elle va nous trouver ! - Je le pense aussi, intervint une voix tonitruante, tandis qu'une poigne puissante s'abattait sur le gar-con. II fremit, parut se rapetisser. Maguelone poussa un cri de joie. - Agulin ! Jamais eile n'avait eprouve autant de plaisir ä voir le forgeron. Agulin etait un colosse. Brun de poil et de peau, la figure noircie de fumee, lourd, charpente, imposant, il dominait le groupe de sa stature. Sa masse menacait de s'abattre sur les garcons. Son ombre se deployait au sol, gigantesque. Il avait l'air d'un ogre. - Decampez, bande de vauriens ! Que je ne vous reprenne pas a maltraiter les damoiselles ! Sa voix etait aussi profonde qu'un hennissement. lis detalerent sans demander leur reste. - Des lapins de garenne, commenta Maguelone en s'esclaffant! - La prochaine fois que je vous prends au collet, je vous donne la correction que vous meritez, gronda le forgeron. Puis il se tourna vers Maguelone. Son ton se fit plus doux. - Comment ca va, pitchounette ? Rien de casse ? - Tres bien. - Evite de les provoquer. Ca t'attirera des ennuis. - Je ne faisais que defendre Clarmonda. lis l'avaient prise pour cible. - Pauvre creature. Si pitoyable. Ce nest pas sa faute. - Pourquoi est-elle ainsi ? - Je n'en sais rien. Tu as le cceur genereux. Mais mefie-toi. Tu t'attaques a forte partie. Ces chenapans sont dangereux. Ramasse tes cepes. Je te reconduis. - Et Clarmonda ? - Je l'escorte jusqu'a chez elle. Comme une dame de qualite. N'aie crainte. C'est bien de defendre la veuve et l'orphelin, mais tu n'es pas un chevalier. Juste une petite fille. Ne 1'oublie pas. Un jour, tu risques d'y laisser des plumes. Ton pere ne t'a pas avertie ? -Si. - Ces trois lä sont malfaisants. Et vindicatifs. Evite de croiser leur chemin. Je ne serai pas toujours la. pour te secourir, pitchoune. Maguelone en avait conscience. Elle esperait ne plus revoir les garnements. Que se passerait-il, si l'occasion s'en presentait ? Elle les avait gravement humilies. L'intervention du forge-ron n'avait fait qu'empirer les choses. Trois ennemis laches dans la nature. De surcroit, eile avait ete te-moin de leur fuite. lis ne le lui pardonneraient pas. II lui faudrait mobiliser des tresors d'ingeniosite pour modifier ses itineraires favoris. - Tu veux des cepes, Agulin ? - Ce n'est pas de refus. C^a me fera le diner. II contempla les champignons avec un plaisir manifeste. - Frais eclos apres la pluie. Et charnus, comme je les aime. Avec un peu d'ail et de persil, mmmm. Clarmonda suivait leur conversation. Ses yeux ternes semblaient denues de pensee. Maguelone eprouva un vif sentiment de tristesse. La folle n avait pas d'age. Son visage lezarde de rides etait encadre de cheveux dores. Elle avait du etre belle. Ses mains etreignaient le vide. 2 - Explique-moi la folie, dit Maguelone a son pere. Pour une fois, ce dernier etait rentre dejeuner. II avait devore avec satisfaction le pate en croute, parse-me d'eclats de pistache, une part de veau roti au four et de petits oignons cuits sous la cendre. Le tout ac-compagne d'un vin clairet de ses vignes. Beat, repu, il pretait une oreille complaisante a sa fille. Dans la cheminee, le feu crepitait. Une douce chaleur ema- nait de l'atre. Apres le repas, il avait sorti ses naibis. De petites cartes a jouer, decorees de motifs divers. Des coupes et des massues, objets d'ivrognes ou de fous, selon l'Eglise. Des epees, des deniers aussi. Le jeu venait d'ltalie. Il lui avait ete offert par un confrere de Sa-lerne. Maguelone aimait bien les parties de cartes avec son pere. Elle adorait gagner. Et s'y efforcait. - Que veux-tu savoir ? - Tout. - Mais encore ? Le medecin considera sa fille avec tendresse. Je suppose que tu attends un avis medical. C'est bien cela ? - Oui. (Maguelone fit mine de reflechir.) Mais pas seulement. Pourquoi s'attaque-t-on aux fous ? Pour-quoi leur inflige-t-on de mauvais traitements ? - Tu es bien serieuse, fillette. Cela te preoccupe tant ? - Je n'aime pas qu'on s'en prenne a quelqu'un incapable de se defendre. Les fous sont des innocents, n'est-ce pas ? - Tu as entierement raison. Le docteur plongea son regard dans celui de sa fille. - Les fols, vois-tu, ne sont pas responsables de leurs actes. Meme le pape les protege. Pourquoi certains d'entre eux ont-ils pris le nom d'Innocent ? Parce que 1'innocence est sacree, aux yeux de 1'Eglise, qui lui a meme consacre une fete. Dans certaines regions, on la celebre d'une maniere tres libre, en elisant un eveque des Fous. Le carnaval en consti-tue une autre manifestation. II permet de montrer le vide qu'on a dans la tete. II l'exprime par des jeux grossiers, comme les Petengueules. L'Eglise recommande la charite envers les faibles d'esprit ; elle a meme des saints specialises dans leur guerison : Saint Guy, pour les tremblements, Saint Valentin, pour les convulsions, Saint Leonard, pour I'epilepsie, Saint Aventin, pour les vertiges. - C'est efficace ? - Bienheureux ceux qui croient. La foi constitue la majeure partie du traitement. On organise meme des pělerinages spéciaux, pour la guérison des fols. Maguelone frémit á cette evocation. - Mais la definition de la folie est trěs vaste. Pour certains, il s'agit de cas de possession ou ďhérésie. On considěre comme fous ceux qui ne craignent pas l'Enfer. Notre monde est en train de changer. Main-tenant que le spectre de la lěpre s'eloigne, on commence a redouter la folie. Une peur chasse l'autre. - Tu crois vraiment que tous les fous sont possédés par le démon ? - Je ne le pense pas. Certaines substances peuvent produire des troubles. Le mal des ardents, par exemple, qui ressemble beaucoup á un empoison-nement alimentaire. L'alcool, bien sůr. Certaines ivresses sont considérées comme des manifestations de folie. Les passions de 1'áme peuvent aussi y conduire. Le fol est celui qui commet des exces, qui ne se conforme pas aux regies établies. L'exageration des privations peut y conduire. - Trop de veilles et de jeunes ? - Exactement. Pour certains, le fou se rend proche de I'animal. II se rase le crane, ou laisse pousser ses cheveux sans les couper. - La barbe aussi ? - Bien sůr; il n'a pas ďhygiěne. II se coupe du monde. Il va nu.. .11 est pres de la nature. Trop pres. - Vraiment ? - C'est le contraire du chevalier. On le représente avec une massue. II dispute son os au chien et affec-tionne les pois piles. II se nourrit de fromage. Pour certains, c'est l'aliment malsain par excellence. - Pourquoi ? - A cause de sa puanteur. Maguelone rit malgre elle. - Tu sais d'ou vient le mot ? Folis. Un soufflet, un sac, une outre vide, pleine de vent. Ou de vents. Certains prescrivent de l'evacuer par les voies inferieures. - Comment cela ? - En flatulant. On croit que le diable sort du corps par cet orifice. Mais ce sont la fantaisies. Rien de se-rieux, crois-moi. Tu sais que la cornemuse, instrument a vent, est un des emblemes du fou ? Maguelone rit de bon coeur. - En Flandre, certains charlatans pretendent gue-rir la folie. lis attribuent son origine a un insecte, taon, mouche, coleoptere, araignee, qui serait entre par une oreille en profitant d'une sieste. Ceci par analogie avec le vertigo, cette maladie qui affecte les chevaux. L'insecte se petriflerait dans le cerveau. Ces faux chirurgiens feignent de trepaner le patient en pratiquant une incision pres de l'oreille. Puis ils ex-hibent une pierre et disent quils Font 6 tie du crane. Billevesees ! On devrait les jeter en prison. Mais ils amusent les badauds. Le patient est complice. Ils de-troussent ainsi les na'ifs. - II n'y a rien de plus fiable sur la question ? - Bien sur que si. Mais nous en parlerons une autre fois. Je dois aller travailler, Maguelone. Le docteur se leva. Sans mot dire, la fillette empila les cartes dans un petit coffret en bois sculpté. - Et n'oublie pas, lanca son pere. Tu me dois une revanche ! - Je te plumerai encore, fit Maguelone avec assurance. L'eclat de rire du docteur résonna dans Tescalier. Maguelone soupira. Elle aurait tant aimé parler á son pere du cas de Clarmonda. L'expression égarée de la pauvre femme la poursuivait. Mais devait-elle se charger des soucis d'autrui ? Elle avait prévu de rejoindre ses amis, qui jouissaient d'un peu de liberie, en cette periodě festive. Elle embrassa sa grand-mere et sortit á son tour. En bas de la rue, le tintement d'une clochette attira. Une voix profonde, propre a ebranler les murailles, resonnait. C'etait celle de Blasi, le crieur public. « Oyez, oyez bonnes gens ! Une nouveaute dans votre ville ! Un spectacle qui ravira petits et grands ! Des farces pour vous egayer ! Des mysteres pour vous elever l'esprit ! De la liesse, du rire, des pleurs ! Les Baladins de la Belle Etoile se produiront devant vous avant vepres. Pour quelques blancs, vous verrez ce que quiconque n'a vu en ces murs. A bon entendeur, salut! » Avec interet, Maguelone considerait 1'attroupe-ment autour de Blasi. A l'approche de Noel, toute distraction s'averait bienvenue. Les jours raccour-cissaient. Le froid et l'humidite annoncaient l'hiver. L'odeur des marrons grilles et des feux de bois rem-placait celle des vendanges. Les gens s'emmitou-flaient. Une petite main se glissa dans la sienne. - Maguelone, tu viens avec nous ? - Ou done ? - Voir le spectacle. Maman a donne quelques sols, ajouta l'enfant triomphalement. II faut s'y rendre. Tu as entendu ? Ce sera extraordinaire. La petite Mailis, sceur de son ami Geli, etait rose d'excitation. Maguelone et ses amis n'avaient pas souvent I'oc-casion de se rendre au theatre. Les representations etaient rares. Des comediens itinerants profitaient des fetes pour se produire. Plusieurs compagnies etaient arrivees en ville, pour Foccasion. - Je crois que j'ai apercu un de leurs chariots. Brinquebalant, et tout peinturlure. Traine par une jument borgne. Cette troupe-la etait peu reluisante, a en croire son aspect exterieur. - Avec des images en couleurs, confirma Mailis. C'est bien eux. II y a meme des enfants qui jouent dans le spectacle. J'ai hate d'y etre. Tu viendras ? Comment resister a cela ? Apres 1'episode eprou-vant de midi, Maguelone avait grand besoin de se changer les idees. - II faut que je demande a mon pere. Elle remonta precipitamment Pescalier. Question de pure forme. Le docteur encourageait toujours sa fille a s'amuser. II jugeait que, privee de mere, elle avait besoin de distractions. En bon mede-cin, il estimait le rire benefique. II le croyait capable de guerir bien des maux. Ceux de Tame comme ceux du corps. Ii deplorait la mort de la mere de la fillette. Tou-jours pris par son travail, il doutait parfois de l'elever correctement. Maguelone jouissait d'une liberte inu-sitee. Elle paraissait heureuse de vivre. II fallait evi-ter quelle ne devienne une sauvageonne. Ses courses dans la garrigue et ses jeux de garcon inquietaient son pere. Le temps passait vite. Ce serait bientot une jeune fille. le spectacle l'obligerait ä se tenir tranquille, comme Aubrea, la soeur de Geli. La fillette etait sage et raisonnable. Tout le contraire de Maguelone. Ennuyeuse aussi, il fallait bien le reconnaitre. Le portrait de la jeune fille accomplie. Maguelone, en revanche... Le docteur sourit. Au fond, il etait fier de sa fille. II ne desirait pas quelle change. Elle avait de la per-sonnalite. Et de l'esprit. Elle le secondait dejä dans son travail. - Va. Et voici de quoi offrir des friandises ä tes amis. N'abusez pas des bonnes choses. Maguelone sauta au cou de son pere. Pendant l'Avent, camelots, vendeurs de drogues, arracheurs de dents, montreurs de betes sauvages, acrobates, comediens et jongleurs faisaient irruption dans la cite. La veille de Noel etait marquee par un defile de prophetes annoncant la venue du Sauveur. Maguelone adorait toutes ces festivites. C'etait pour elle l'occasion de revétir une jolie robe, de se gaver de friandises et de spectacles. Les enfants devaient se retrouver sur le lieu méme de la representation. II y avait lá Gěli, Jaufré, Aubréa, Mailis, et quelques petits. Aubréa avait calé le plus jeune sur sa hanche. II reniflait, mouchait, et paraissait s'ennuyer ferme. Les plus grands, pour leur part, appréciaient le spectacle. Leurs rires et leurs exclamations l'attestaient. lis se déplacaient d'une mansion á l'autre, oil se jouaient en continu les différentes say-nětes. Comiques ou religieuses, les pieces égayaient 1'entrée dans l'hiver. Laction principále se déroulait entre l'estrade qui figurait l'enfer et celle qui repré-sentait le paradis. Le programme se composait aussi de farces. Les personnages étaient ridicules ou stupides. On trou-vait souvent un trompeur et un trompe. Le sujet s'averait simple. Les scenes étaient ponctuées de coups de baton, de coups de pieds aux fesses et d'in-jures. La foule riait. Intervenait, parfois. On en avait méme vu qui montaient sur scene. Le spectacle se jouait parfois dans le public. La deuxiěme partie, en revanche se révélait plus sérieuse. En pleine periodě de Noel, il fallait aborder des sujets religieux. Á cause des artifices de la scene, cétait celle que les enfants préféraient. L'invention dont faisaient preuve les comediens les ravissait. Le récit se déroulait á plusieurs niveaux, en hauteur et en profondeur. Suspendus ä des cordes, des anges volaient dans le del. Des demons surgissaient de trappes. Maguelone et ses amis adoraient cette agitation. Des fumees obscurcissaient la vue. Le fracas des instruments evoquait des sonorites infernales. Les enfants en etaient envoütes. - Je me demande comment ils font, fit Maguelone, reveuse. Elle aurait bien aime monter un petit spectacle de ce genre. Et sa curiosite etait piquee. - Charbon, salpetre et soufre, prononca Geli d'un ton docte. - Comment cela ? - C'est le principe de la poudre ä canon. Le chef des archers nous l'a explique tantot. « Une invention venue de la lointaine Chine », cita-t-il fierement. Aujourd'hui, l'homme est capable d'imiter la foudre. Tu n'as jamais vu d'arquebuse ? Ou de bombarde ? Pour une fois, Geli avait 1'avantage. - C'est pour cela que ca sent aussi mauvais. L'odeur du soufre ressemble ä celle des ceufs pourris. - C'est pire sur un champ de bataille. Imagine. Le bruit, la fumee, la poussiere. Le bruit des armes et le sang. On dirait vraiment l'Apocalypse. - Ou les Hammes de l'Enfer. La fin du monde, qu'ils avaient vue representee sur des fresques, et la damnation avaient beaucoup de choses en commun. Comme la guerre. Ils buvaient le spectacle des yeux. Soudain, Aubrea tira la manche de l'aine de ses freres. - Regarde. U se passe quelque chose. - Laisse moi, je regarde, fit Geli, agace. II etait assez satisfait d'avoir ecrase Maguelone. D'habitude, c'etait elle qui etalait son savoir. II ne tenait pas a ce que sa sceur le detrone. - Elle est en travail. Elle vient de perdre les eaux, insista Aubrea. - Penses-tu, c'est dans le spectacle. Geli arborait un petit air superieur. Celui du connaisseur. - Elle porte un coussin. Dans un moment, on verra une poupee sortir. C'est du theatre. - Tu te trompes, je te dis. Je m'y connais, crois-moi. L'actrice principale etait enceinte. Presque a terme. Son ventre gonfle n'avait pas echappe a Aubrea. En digne fille de sage-femme, elle calculait les mois de grossesse. Le visage de la comedienne se convulsait. Son expression douloureuse finit par frapper Geli. Les autres spectateurs, captives par l'histoire, ne rea-gissaient pas. - Va chercher maman, intima Geli a sa sceur. - J'allais le faire. - AJors file. Elle ne se fit pas prier, et revint vite avec Isop*. * : Esope. C'esc le nom d'un fabuliste. C'etait le surnom de la sage-femme, qui se nommait Isabella. Heureusement, elle se trouvait chez elle. - Le spectacle est fini, fit-elle avec autorite. - Remboursez, c'est un scandale ! crierent des spectateurs mecontents. - II n'y a rien de plus beau que la venue d'un enfant au monde, gronda severement Isop. Allez vaquer a vos activites. Laissez-nous. Les spectateurs se disperserent. Les comediens, enfants et adultes, etaient descendus. Quelques spectateurs, mus par la curiosite, etaient restes. Ils avaient paye apres tout. Elle glissa sa main sous les jupes de la femme, pour evaluer la situation. - II arrive, constata Isop. On voit la tete. II est bien presse, le bougre ! - II voulait assister au spectacle ! cria une voix mo-queuse. - Quelle precocite ! Lazzis et commentaires fusaient. L'accouchement ne dura pas longtemps. La sage femme extirpa un poupon rougeaud, fripe et tout ride. Elle coupa le cordon, lui assena une tape sur les fesses. Un cri aigu s'eleva. - C'est un garcon, il est vivant ! La fierte transpa-raissait dans sa voix. Comme si elle avait ete l'auteur de la merveille. Le bebe vagissait. Isop Fenveloppa dans des linges quelle avait apportes. - Amenons-le au chaud. Ce qui fut fait. On installa la jeune femme sur un lit. Les enfants se grouperent autour de leur mere pour examiner le bebe. Elle le leur presenta. Puis elle les embrassa. Elle paraissait epuisee mais heureuse. Mais sa joie fut de courte duree. Ses yeux, du bleu des fleurs de lin, s'agrandirent d'inquietude. - Alis, oil est Alis ? - Pas bien loin, je suppose. - Mais non. Je les ai comptes. Elle nest pas la. - Elle joue peut-etre a l'exterieur. - Que se passe-t-il ? interrogea la sage-femme. - Alis, ma benjamine. Elle n est pas la. - Elle n a pas du aller bien loin. Dormez un peu. Quand vous rouvrirez les yeux, vous la verrez. Je vais vous preparer le breuvage que je reserve aux accou-chees. Cela les revigore. - Je veux ma fille. Les yeux de la jeune femme s'etaient emplis de larmes. - On va la retrouver, votre petite. Quel age a-t-elle ? - Trois ans aux cerises. Un des gamins revint essouffle. - Elle n'est pas dans la rue. La jeune mere blemit. Ses narines se pincerent. - Elle fait un malaise, s'exclama Isop. Aubrea, rap-porte-moi un cordial. Et vous, dit-elle en s'adressant au mari, aidez moi ä l'installer confortablement. - Ces tout-petits, ca parcourt des distances, fit une vieille. Elle hocha la tete d'un air sagace. L'affolement de la mere gagnait les spectateurs. - On va la retrouver, ne vous inquietez pas. Une mignonne comme ca. Aubrea revint avec le cordial. - C'est fort, geignit la jeune femme. - Mais souverain. Allons, buvez. Vous devez refaire des forces pour vos enfants. L'argument porta. La comedienne obeit. Elle but, en faisant une vilaine grimace. Ses traits emacies ex-primaient l'accablement. Maguelone, qui n'avait rien perdu de la scene, proposa de participer aux recherches. - II n'en est pas question, trancha la mere d'Au-brea. Dans une heure, la nuit tombe. Geli, veille ä ce que Maguelone et les enfants rentrent. Je compte sur toi. - Ii n'y a pas assez de monde. - Tu n'es qu'une fillette. Laisse faire les adultes. Isop etait autoritaire. Aubrea, son ainee, avait he- rite de ce trait de caractere. Maguelone bougonna. - Je t'ai entendue, jeune fille. Parier dans ta barbe ne sert ä rien. Obeis, ou je dirai ä ton pere des choses qui ne lui plairont pas. Aubrea avait du rapporter. C eta.it son genre. Mais quand Isop prenait ce ton, mieux valait filer doux. Maguelone obtempera. - Bien, repondit-elle d'un ton soumis. Elle ne tenait pas a ce que son pere lui interdi-se toute sortie. Mis au courant de ses aventures, le docteur avait menace de restreindre sa liberte. Se morfondre entre quatre murs ? Maguelone ne l'envi-sageait meme pas. Il fallait reconnaitre quelle avait le don de se fourrer dans des situations impossibles. Jusque la, la chance lui avait souri. Elle ne desirait pas inquieter son pere. - On ne tente pas le diable, Maguelone. Elle aurait bien aime aider la jeune femme. Son air d'angoisse serrait le cceur. Maguelone espera que les hommes partis a sa recherche retrouveraient l'enfant. Ye - La petite fille, on l'a retrouvee ? Maguelone, ä peine eveillee, son singe juche sur l'epaule, interrogeait son pere. Elle avait l'air ensom-meille. Ses cheveux bruns, quelle avait neglige de coifFer, pendaient sur sa robe en tiretaine brune, mal ajustee. Son corps avait l'odeur de l'enfance. Et du som-meil. - Avant de te preoccuper des affaires du monde, tu devrais faire un brin de toilette, jeune fille, constata le docteur. Pour repondre ä ta question, elle reste in-trouvable. Des hommes font cherchee toute la nuit, avec des torches et des flambeaux. Sans resultat. Avec l'obscurite, on ne pouvait sonder ni le Lez, ni les douves. - C'est incroyable ! - Pas autant que tu crois. Des enfants disparaissent tous les jours. Des orphelins, pour la plupart, dont personne ne se soucie. - Qu'a-t-il pu arriver ? - On ne sait pas. On ne peut rien exclure. Elle a pu se perdre, avoir un accident, tomber d'un mur. Elle est si petite ! - Mais encore ? Le docteur fremit legerement. Hesita. - Tu peux me le dire. Je ne suis plus un bebe. - II y a des gens malavises qui se livrent au trafic d'enfants. lis les enlevent et les vendent a des adultes qui les obligent a travailler, ou a mendier. Certains les estropient volontairement. Et d'autant mieux quand ils sont tres jeunes. Un petit infirme rapporte plus qu un enfant sain. La pitie qu'il suscite assure d'appreciates revenus. - C'est horrible ! Maguelone fut traversee d'une onde d'indigna-tion. - Le monde est ainsi. Dur et cruel. Tu renacles quand je t'incite a la prudence. Les enfants courent plus de risques que les adultes. Ne l'oublie pas. - Mais c'est ...tellement monstrueux. Elle avait du mal a trouver les mots. Elle avala sa salive. Le docteur se tut. Une ombre passa devant ses yeux. II avait vu des dizaines d'enfants affame, battus, maltraites. Dans certains quartiers, la malnutrition et la maladie sevissaient sans relache. Les deux fleaux etaient lies. Et s'accompagnaient d'un cortege de mi-seres, ivrognerie, violence, coups. Le docteur s'efFor-cait de soulager certains maux, mais c'etait comme un puits sans fond. Sa fille l'apprendrait tot ou tard. Maguelone reflechissait. - Tu as ta lecon de grec, lui rappela le docteur. - Bien sür. C'est juste que... - Quoi done ? - Rien. Mieux valait que son pere ne sache pas ce quelle avait en rite. Ce dernier l'enveloppa d'un regard soupconneux. Que mijotait la fillette ? Le regard grave de Maguelone l'alertait. - Comment etait Alis ? - Comme les petites filles de cet äge. Blonde aux yeux bleus, potelee comme les bebes, avec des poi-gnets grassouillets et des jambes courtes. Les petites filles blondes etaient rares dans le quartier. On devait la reperer aisement. Maguelone avait pris sa decision. Apres sa lecon, eile s'efforcerait de mobiliser ses amis. Certes, Geli avait son entrainement d'archer. Et Jaufre secondait son pere ä la boulangerie. Mais ils grappilleraient quelques heures pour aider aux re-cherches. Elle n'en doutait pas. Elle avait son plan. Clair, tout trace dans sa tete. D'une evidence parfaite. Elle retrouverait Alis, eile s'y engageait. Elle n'en doutait guere. Oü les adultes avaient echoue, eile reussirait. - Partir a la recherche d'Alis ? Tu reves, Maguelone. - Bien sur que non, protesta Maguelone, agacee. - Reviens a la realiti. Les adultes ont deploye des moyens considerables pour la retrouver. En vain. Et toi, tu pretends mieux faire qu'eux ? - Et pourquoi pas ? Rouge et herissee comme un petit coq de combat, Maguelone, faisait face a son ami Geli. - Pas la peine de te dresser sur tes ergots. Je sais que tu te lances dans des entreprises perilleuses. C'est ta speciality. Mais sois un peu raisonnable. - Elle ne s'est tout de meme pas volatilisee ! - Qu'en dit ton pere ? - Que c'est l'ceuvre de trafiquants d'enfants. - Et tu comptes t'attaquer a eux ? Avec quelles armes ? Tes poings ? - Je trouverai bien, repliqua Maguelone avec ente-tement. - Crois-tu que les archers t'aideront encore ? Notre derniere intervention en ta faveur nous a valu une punition collective. Tu l'as oublie ? - C'etait pour disculper un innocent! - Je ne mets pas en doute le bien fonde de ta cause, mais tout de meme, laisse pour une fois les adultes s'en occuper. - Si vous ne m'aidez pas, je me debrouillerai toute seule ! - Je te souhaite bien du plaisir, riposta Geli, ap-prouve par Aubrea sa sceur. Cette derniere, qui jalousaic Maguelone, ne per-dait jamais une occasion de la contrer. Elle se rejouis-sait que son frere se desolidarise d'elle. Elle n avait que ce quelle meritait ! Toujours a imaginer des coups pendables ! Elle entrainait les garcons dans ses aventures, et ces nigauds la suivaient tete baissee ! Pour une fois, Geli manifestait un peu de bon sens, preuve que l'influence sur lui de Maguelone decli-nait. Tant mieux ! Aubrea, qui devait s'occuper de ses freres et sceurs, enrageait. Elle avait toujours envie la liberte de la fille du medecin. Depuis la mort de sa mere, son pere la gatait trop. Mailis ne dit rien, mais elle glissa sa petite main dans celle de Maguelone. - Si tu veux, je t'aiderai, promit-elle avec ferveur. - Surement pas ! gronda Aubrea, mecontente. Mailis, tu n'avais pas une broderie a finir ? - Ca peut attendre, protesta l'enfant, mais Aubrea la saisit d'une poigne ferme et l'emmena. Meme le jovial Jaufre semblait se desinteresser de la question. La trahison n'etait pas loin. Partage en-tre Geli et Maguelone, il avait visiblement choisi son camp. Maguelone se sentit decue. La defection de ses amis l'affectait profondement. lis avaient partage tant de choses ensemble ! Des jeux, des plaisirs, mais aussi des dangers. Que leur arrivait-il ? - Toi, Pytheas, tu pourrais m'aider, murmura-t-elle au petit singe, qui se blottit contre sa poitrine. L'animal la fixa de ses petits yeux noirs. Leur expression semblait presque humaine. II emit un leger gemissement. II semblait comprendre son desarroi. // faut dresser des plans, songea Maguelone. Imaginer I'itineraire de l'enfant. Les possibilites n'etaient pas innombrables. Mais avant, il fallait quelle s'assure d'une chose. Pour cela, elle avait besoin du concours d'Habiba, la servante. Elle entra dans la cuisine oil la jeune femme s'affai-rait. Elle etait en train de couper en menu morceaux des pommes, poires, des abricots sees, des pruneaux, des amandes et des noisettes, pour accompagner le poulet quelle avait decoupe. - Mmm, un brouet sarrasin, s'extasia Maguelone, qui avait reconnu les preparatifs. Il n'y a que toi pour le reussir aussi bien. Sa voix s'etait faite enjoleuse. - Le docteur aime ma cuisine, dit Habiba, flattee. - Ii n'a pas tout fini hier ? s'enquit Maguelone, un peu inquiete. Tu as bien quelques restes de la veille ? - Tu as faim ? - Pas exactement, mais... - Toi, tu mijotes quelque chose, fit Habiba d'un ton mefiant. Je peux savoir ce dont il s'agit ? - Juste une action charitable, pretexta Maguelone. C'est bientot Noel et... - Laquelle ? - Rendre visite ä une accouchee. Je pensais lui apporter un peu de bouillon, et de quoi reprendre des forces. Habiba se radoucit. - Je vois. Tu veux parier de cette va-nu-pieds qui a perdu sa petite fille. Le ton etait grondeur, mais les yeux souriaient. - Ce n'est pas une va-nu-pieds. Juste une comedienne. - Quelle difference ? Ces gens-lä vivent de mendi-cite. Us n'ont pas de toit et parcourent les routes. Iis dorment Dieu sait oü. - Les pelerins aussi, s'indigna Maguelone. - Tsst, tsst. Ne fais pas la raisonneuse, mademoiselle j'ai-reponse-ä-tout. Je sais ce que je dis. Les pelerins cherchent Dieu. Ces gens-lä sont des vagabonds. Iis feraient mieux de travailler et de veiller sur leurs enfants. - Iis exercent leur art et divertissent les gens. - Quel art ? Ä-t-on besoin des prouesses de sal-timbanques ? Iis ne vivent pas convenablement. A chacun selon ses merites. - Mais eile vient juste d'accoucher. Ne sois pas si cruelle, Habiba. La servante la toisa avec severite. - Tu m'implores, ä present ! C'est bien parce que je ne veux pas qu'on m'accuse de manquer ä la cha-rite ! Avec ta grand-mere aveugle, il faut bien que quelqu'un tienne ici les cordons de la bourse. Je n'aime pas qu'on gaspille les biens du docteur. Que deviendra cette maison si tu te montres aussi pro-digue ? Ii est grand temps pour toi d'apprendre l'eco-nomie domestique ! - Tu as raison, fit Maguelone, en signe d'apaise- ment. En maugreant, Habiba sortit du garde-manger un plat de terre vernissee brun, ocre et vert. - Tiens, voici quelques restes. Iis n'auront qu'ä les rechauffer. S'ils ont du feu, ajouta-t-elle avec hauteur. De penser ä tous ces enfants affames me fait peine. - Je le savais, exulta Maguelone en l'embrassa. Habiba se degagea de l'etreinte. - Mais je te previens, jeune fille, c'est la derniere fois ! Jusqu'ä laprochaine, songea Maguelone en s'eclip-sant. 6 La jeune femme allongee dans le chariot etait pale comme la mon. Le sang avait quitte ses joues. Ses yeux refletaient I'anxiete. Ses mains s'agitaient convulsivement. Deux papillons egares. Pose contre sa poitrine, le nourrisson tetait gou-lument. L'angoisse de sa mere ne semblait pas l'af-fecter. - Je vous ai apporte des vivres, dit Maguelone avec douceur. II faut manger. - Je sais. - Ou sont passes votre mari et vos autres enfants ? - lis preparent la prochaine representation. Le spectacle continue, ajouta-t-elle d'un ton amer. Mais pas la vie. D'un geste brusque, elle essuya une larme. - La vie aussi, dit Maguelone. Ne desesperez pas. On la retro uvera. - Quand ? Chaque heure qui passe est un supplice ! Une si mignonne petite fille ! Qui voudrait lui faire du mal ? Un monstre, assurement. Elle est innocente. - Parlez-moi d'elle. Vous voulez bien ? - Elle ne pleure jamais. Un vrai rayon de soleil. Je brossais ses cheveux tous les jours, pour qu'ils brillent dans la lumiere. Elle avait des boucles soyeuses, douces au toucher. C'etait ma preferee. J'ai honte de le dire. J'en ai ete punie. - Ne le croyez pas. C'est parce quelle est calme et jolie qu'un ravisseur l'a enlevee. Vous n'y etes pour nen. - Parfois, je deteste ce bebe. S'il n'etait pas venu si tot! - II a besoin de vous. Prenez en soin. La jeune femme esquissa un faible sourire. - C'est vrai, pauvre creature. Merci d'etre venue, et d'avoir apporte tout 9a. Ce soir, mes enfants pourront manger a leur faim. J'ai toujours peur que la misere les empörte. Si Alis pouvait m'etre rendue pour Noel, je serais si heureuse ! Je ne me plaindrais plus de rien. - Elle sera la avant. - Tu crois ? - J'en fais le serment. Je la chercherai dans toute la ville. Promis. Elle najouta pas quelle detruirait une par une ses murailles. Cela eut semble un peu excessif. La jeune femme parut rasserenee. Le bebe avait finit de titer. Elle le tint leve, pour qui! fasse son rot. II eructa bruyamment. - Tu veux le porter un instant, pendant que je re-lace mon corsage ? - Avec plaisir. Maguelone tint le bebe un instant. II ne pesait rien. - Vous n'avez repere personne, dans la foule ? - J'etais concentree sur mon texte. Et ces maudites contractions. Je n'ai rien vu de special. - Et les enfants ? - Je leur ai pose la question. C'etait difficile, avec les fumees, pour ceux qui jouaient les demons. Mais les anges n'ont rien remarque. Alis etait sur scene, avec eux. Les plus grands se sont precipites pour me voir, en l'oubliant. Ils ne se souviennent pas du reste. Avec la confusion qui a suivi, beaucoup de choses ont pu se passer. Quelqu'un l'a detachee de son har-nais, et l'a emportee. - Elle ne pouvait pas le faire seule ? - Elle n'a que deux ans. Ses petits doigts sont mal-habiles. Nous veillons a ce quelle ne puisse le defaire. Question de securite. - Je comprends. - Mon mari a retrouve le harnais. Le ravisseur l'avait laisse. - Comment un enfant vetu en ange n'a-t-il pas attire l'attention ? - Je l'ignore. II faisait sombre. Peut-etre etaient-ils plusieurs. Ils avaient peut-etre une cachette a proxi-mite. - Ils n'ont pas pu sortir de la ville. Les gardes ont ete avertis. - Pas quand elle a disparu. Un long moment s'est ecoule. Elle est si petite. On peut la dissimuler dans un sac. C'etait plausible. Maguelone reflechit. Pour l'instant, elle ne disposal d'aucune piste. Certes, une enfant ne se volatilise pas ainsi. II n'y avait la aucune magie. On ne partait pas sans laisser de traces. Avec un peu de chance, eile retrouverait des te-moins. On la connaissait, en ville. Beaucoup de gens faisaient confiance ä son pere. Le docteur Calcombe etait unanimement respecte. II se rendait meme chez des patients tres pauvres. Non seulement, il n'exigeait pas de paiement, mais laissait parfois des remedes ou des provisions. Ne s'etait-elle pas montree imprudente, en pro-mettant le retour de l'enfant ? Elle detestait les fan-faronnades. Elle avait voulu apaiser les craintes de la jeune mere. Ne disait-on pas que lespoir fait vivre ? Si quelqu'un en avait besoin, c'etait bien la comedienne. Le bebe dormait. Sa respiration reguliere etait apaisante. - Ne t'inquiete pas, je te rarnenerai ta soeur, fit-elle en l'embrassant. Le bonnet, sur le sommet du crane, etait elime et presque gris d'usure. Elle se pro-mit d'apporter quelques vetements. La jeune mere la suivit du regard. Son expression serra le cceur de Maguelone Coute que coute, die devait tenir sa promesse. - Avez-vous vu une petite fille blonde ? Pas plus haute que ca ? - Quand ? - Hier soir, a la tombee de la nuit, ou plus tard. - Hier soir, il faisait froid. Je suis reste assis au coin du feu. - Hier soir, je me suis depechee de me mettre au chaud. Les reponses variaient peu. Maguelone sentait l'inquietude monter. La tache quelle avait entreprise lui paraissait tout a coup impossible. Que s'etait-elle imagine ? Si des adultes n'avaient rien trouve, pourquoi reussirait-elle ? Peut-etre s'etait-elle montree trop orgueilleuse. Ou trop confiante. Trouver un enfant disparu n'avait rien de facile. A present, elle mesurait son impuissance. Si un ravisseur avait enleve Alis, il se trouvait deja loin. A Mende, Marseille, ou a Toulouse. Des trafiquants d'enfants n'auraient pas couru le risque de demeurer en ville. Avec l'approche des fetes, le nombre de colporteurs, marchand et saltimbanques s'etait multiplié. Noel constituait une periodě privi-légiée pour les affaires. Aussi le guet redoublait-il de vigilance. Dans ce cas, on ne reverrait jamais Alis. Les en-fants grandissent vite. Dans un an, elle serait mé-connaissable. Trop jeune pour se souvenir, elle aurait oublié sa famille et son nom. On pourrait méme la faire passer pour un garcon. Ce n'etait pas la fille d'un seigneur. La police ne ferait pas beaucoup d'efforts pour une enfant de saltimbanques. Ces families-la n'avaient pas d'attaches. Elles se déplacaient au gré du vent. Qui pleurerait Alis, hormis les siens ? Maguelone espérait que du nouveau se produirait. Elle ne devait pas renoncer. Mais sa determination s'etait provisoirement eřfritée. Elle se sentait décou-ragée. Quels mauvais traitements certains individus infligeaient-ils á une enfant de deux ans ? Elle essaya de repousser l'image des sévices, des coups et de la faim, mais en vain. La vision d'une petite fille ter-rorisée et aífamée passait devant ses yeux. On Tavait jetée dans une espěce de cachot sans fenétres. Un vrai cul de basse fosse. La paille humide sentait l'urine et le moisi. Effrayée, elle levait un bras devant son visage pour se protéger. Maguelone avait toujours eu beaucoup d'imagina-tion. Les récits d'Habiba, contes arabes, histoires de caravanes et de marchands d'esclaves, avaient contri-bué á la développer. La servantě était une conteuse nee. Avec une bribe d'histoire, elle etait capable de construire une epopee. Elle possedait l'art de broder et d'enjoliver. Maguelone adorait cela. Mais ce jour-lä, elle n'avait pas de quoi se rejouir. Apres une journee de recherches infructueuses, elle prit le parti de rejoindre ses amis. Us trainaient souvent ä la Grande Canourgue. Peut-etre se resou-draient-ils ä l'aider dans sa quete. Helas, ils ne se montrerent guere encourageants. Sauf Mailis. Aubrea l'accueillit d'un meprisant : « Je te l'avais bien dit ». Geli resta silencieux. Ii paraissait fache. Le jovial Jaufre se contentait d'engloutir gaufre sur gaufre. Maguelone, qui pourtant l'aimait bien, en eprouva une vive colere. - Comment peux-tu t'empiffrer, apres ce qui s'est passe hier ? lui jeta-t-elle, impatientee. - Eh bien quoi ? Que je me laisse mourir de faim, qu'est-ce que ca changerait ? On ne la retrouverait pas plus vite. Ses parents peuvent toujours faire un voeu. Maguelone allait repondre vertement. Geli la de-vanca. - Tu sais tres bien qu'il n'y est pour rien, Maguelone. Pourquoi t'en prendre ä lui ? Toi aussi, tu me trabis, faillit repondre Maguelone. Elle ravala le terme Judas ! qui lui venait spontane-nient aux levres. Comment avaient-ils pu en arriver la, eux qui ne se disputaient jamais ? lis étaient amis depuis leur plus tendre enfance. lis avaient partagé les jeux, les chagrins et les peines. Iis s'épaulaient mutuellement. Que leur arrivait-il ? - Ne te fache pas, Maguelone, intervint Mailis en levant sur son amie un regard plein d'innocence. L'intervention de la petite ľapaisa. Elle se sentit soudain plus épuisée qu'irritable. Apres sa lecon de grec (le professeur lui avait reproché sa distraction, et l'avait punie de quelques coups de férule), elle avait passé la journée ä battre le pavé. A poser des questions restées sans réponse. Tous ses efforts étaient demeurés vains. Alis restait introuvable. - Tu en veux ? fit Jaufré, décidément peu rancu-nier. II tendit ä Maguelone un généreux morceau de gaufre. Elle mordit dedans avidement, et s'apercut quelle mourait de faim. Rien ďétonnant ä cela. - Ä force de rôder comme un chat de gouttiere, tu vas finir par dépérir, remarqua Jaufrě. Dans la bande, il avait toujours manifeste un grand sens pratique. - Merci de te soucier de ma santé. Avait-elle employe un ton sarcastique ? Le visage de Jaufrě adopta une expression froissée. En silence, il continua ä mastiquer sa gaufre. - Tu prends les choses trop ä cceur, Maguelone. Tu ne devrais pas. Geli, comme ä son habitude, entendait faire office de mediateur. - Pourquoi ? Vous prefereriez que le malheur des autres me laisse indifferente ? - Ne te charge pas d'un fardeau trop lourd. - Mes epaules le supportent tres bien. Pur mensonge. - Tu es toute päle, remarqua Aubrea. Cette diablesse ne perdait jamais une occasion de se taire. Maguelone haissait son ton sentencieux. Une donneuse de lecons qui se prenait pour une adulte. Voilä ce quelle etait! - Je n'ai pas besoin de tes appreciations. Et, laissant ses amis un peu desempares, Maguelone s'eloigna d'un pas vif. - Quelle mouche l'a piquee ? s'exclama Jaufre, surpris. Sa figure rebondie exprimait l'etonnement le plus total. - Elle est inquiete, voilä tout. Geli, mieux que quiconque, connaissait Maguelone, ses humeurs, ses foucades. Dans le groupe, c'etait sa preferee. Mais sur ce point, il trouvait quelle exa-gerait. - Cela lui passera, conclut-il. - Pour une fois quelle se soucte de quelqu'un d'autre que sa petite personne, fit Aubrea, mepri-sante. Dans sa voix percait la malveillance. Le ton fielleux n'echappa pas aux garcons. lis connaissaient trop bien les sentiments de celle-ci. - Tu es injuste, remarqua posement Geli. Maguelone a du caractere, mais un cceur genereux. - Tu la defends, maintenant ? Aubrea sentit qu'elle se crispait. - Quand c'est necessaire, oui. - Voyez le preux chevalier ! ironisa Aubrea. Geli ne repondit pas. Le frere et la soeur s'affron-terent du regard. Ce fut elle qui baissa les yeux la premiere. - Tres bien, jeta-t-elle, depitee. Continue a jouer les paladins. Tu n'es qu'un bouffon. Ta precieuse Maguelone se joue de toi. Elle enrageait. Elle savait bien, dans son for interieur, que la fille du docteur avait encore gagne. 8 Le lendemain, Maguelone se sentit bien mieux. Vive et pleine d'energie. Peut-etre etak-ce du au soleil radieux, qui s'etait decide a percer la couche de nuages. Il y avait encore de beaux jours en de-cembre, meme s'ils raccourcissaient ineluctablement. Apres le solstice, viendraient les signes annoncia-teurs du printemps. II faudrait patienter encore un peu. Mais Maguelone avait hate de voir les aman-diers en fleurs. Des roses de Noel commencaient a fleurir dans son jardin, corarae un heureux presage. L'ellebore avait la propriete de guerir la folie. Peut-etre le docteur en prescrirait-il a Clarmonda. Pour l'instant, elle avait pris une grave decision. Elle etait determinee a continuer son enquete. Certes, elle avait interroge divers temoins sans succes, et quadrille le quartier. Mais elle n avait pas tout epuise. Elle recommencerait a parcourir les rues, en quete du moindre indice. Tot le matin, Pytheas juche sur son epaule, elle avait rejoint le chariot des comediens. lis s'entas-saient tous ensemble sous une grande bache delavee par les intemperies. Le pere etait parti chercher des provisions. La mere, son dernier-né suspendu au sein, paraissait dolente. Les autres enfants dormaient encore téte-béche. Seul un garcon, juste levé, s'amusa avec le petit singe. Maguelone avait apporte quelques restes. Une bouillie d'avoine et un peu de páté en croute qu'elle avait chapardés ä l'insu d'Habiba, dont la générosité s'averait ponctuelle. La servantě craignait de nuire aux intéréts du docteur. Mais Maguelone, moins scrupuleuse, se montrait d'un autre avis. Cette fa-mille éprouvée avait besoin d'etre nourrie, et conso-lée. Elle avait aussi fait un ballot de ses vétements d'enfant, que tante Barbe n'avait pas réquisitionnés pour ses oeuvres de charité. - Auriez-vous un objet ayant appartenu ä Alis ? La jeune femme secoua négativement la téte. - Nous sommes trěs pauvres. Tout ce qu'elle pos-sěde, elle l'avait sur le dos. Les petits se passent les vétements de Tun ä l'autre. Je les ravaude, jusqu'ä ce qu'ils soient complětement uses. Le don de Maguelone tombait bien. - Pas de poupée, pas de jouer ? - Non. Je n'ai méme pas assez de lait, ajouta la jeune mere, d'un ton de regret. Comme si ce dernier detail accentuait sa préca-rité. Qu'avait espéré Maguelone ? Qu'un miracle lui ferait retrouver l'enfant ? Un peu desappoint.ee, elle quitta la jeune femme et son bebe. Elle devait reconstituer le trajet em-prunte par Alis. Le soleil baignait les rues d'une vive lumiere, mettant a nu chaque detail. II revelait ce que l'absence de clarte des jours precedents avait dis-simule. C'est ainsi qu'elle apercut le fragment. Un mor-ceau de tissu brillant. II s'etait enroule a une grille en fer forge. En passant, l'enfant avait du accrocher une de ses ailes. Un fragment s'etait detache. La veille, la lumiere etait trop faible. Mais aujourd'hui, le soleil le faisait etin-celer. Le cceur de Maguelone bondit dans sa poitrine. Enfin, elle avait un indice. Son enthousiasme s'evapora tres vite. Alis etait passee par la. Elle etait probablement vivante, mais ensuite ? Le morceau etait situe trop haut. Son emplacement ne correspondait pas a la taille d'une fillette de deux ans, ce qui signifiait que son ravisseur avait du la porter. Etait-il seul ? Avait-il des complices ? L'etoffe usee jusqu'a la trame avait cede. Comme Maguelone reflechissait, elle vit la folle s avancer a sa rencontre. Elle espera que cette fois, les garnements ne la pourchassaient pas. Son inquietude s avera de courte duree. Elle n avait rien a craindre. La journee netam pas chomee, les apprentis travail- laient. Leurs patrons ne donnaient pas facilement congé. A moins que ce dernier ne ŕut définitif. Pour cause de paresse, incompetence, vol ou ivrognerie. Elle scruta attentivement la rue. Rien. Pourtant, le comportement de Pythéas s'avérait moins paisible qua ľaccoutumée. Elle supposa que son agitation venait de la presence de Clarmonda. Les animaux agissaient de facon instinctive. lis percevaient le dé-séquilibre des humains. Cela les perturbait. La folle dodelinait de la tete. Ses longs cheveux emmélés étaient couronnés de ŕeuilles et de fíeurs sauvages, dans une tentative de coquetterie dérisoi-re. Son corsage délacé laissait entrevoir une poitrine maigre et osseuse. Une veine bleutée palpitait ä sa tempe. Elle chantonnait, de sa voix aigre de fausset. Soum soum soum Lafleur de coquelicot La colchique et le pavot Ses mains décharnées agrippérent celieš de Ma-guelone. Elle approcha son visage du sien et susurra, en confidence - Je vais te dire un secret. Tu ne le répéteras pas ? Maguelone essaya de se dégager de ľemprise de Clarmonda. Mais celle-ci faisait montre ďune energie insoupconnée. - Le diable a mis sa culotte ä ľenvers. Elle éclata ďun rire étrange, qui s'acheva dans une toux. Maigre toute la pitie qu'elle eprouvait pour elle, Maguelone se souciait peu de ses propos incohe-rents. Elle avait mieux ä faire. Quel temoignage Clarmonde aurait-telle pu lui fournir ? A supposer qu'elle ait vu quelque chose, elle etait incapable d'un discours raison ne. - Laissez-moi passer. La folle la devisagea avec une expression affolee. - C'est bientot l'arc-en-ciel. Les sorcieres se peignent. Sais-tu que les anges ont chante ä mon manage, fillette ? Et que les cloches ont sonne trois fois ? Visiblement, elle deraisonnait. - Ding dong, ding dong. Ä present, Clarmonda balancait la tete d'avant en arriere, en imitant le bruit dun carillon. - Felicitations, fit Maguelone poliment. La femme la lächa. Les yeux mi-clos, un sourire d'extase sur les levres, elle se remit ä chantonner : Soum soum soum La nacelle et le vaisseau Se sont endormis sur I'eau Maguelone en profita pour s'echapper. 9 D oü viens-tu ? fit severement Habiba. Ta grand-mere est fort mecontente. Maguelone esquissa un geste vague. - Ce n'est guere convenable, pour une damoiselle, de roder dans les rues. En compagnie d'un singe, de surcroit. Que doivent penser les gens ? Tu te fais grandelette, ä present. Et ta jupe est toute crottee. Maguelone jeta machinalement les yeux sur l'our-let. Une bände de boue le decorait grossierement. - Tu ne te soucies guere des lessives que tu me donnes. II faudra que tu viennes un jour au lavoir. Tu te montreras peut-etre plus soigneuse. - Desolee, fit Maguelone. Elle n'entendait pas peiner Habiba. La servante lui avait quasiment servi de mere. Elle l'avait dorlo-tee, quand eile etait malade, baignee et nourrie toute son enfance. Elle lui cuisinait les douceurs quelle aimait. Avec ses bonnes joues, ses mains calleuses, sa silhouette dodue, eile incarnait la chaleur du foyer. Ce n'etait pas pour rien que son nom signifiait cherie. - Et tu as distribue les restes sans ma permission, je me trompe ? - Oui, fit Maguelone, qui baissa la tete dans un semblant de contrition. Elle etait repassee voir les comediens, pour leur rnontrer le fragment de tissu. Quand elle parvint au chariot, des eclats de voix l'assaillirent. L'homme et la femme se disputaient. La voix de la jeune mere etait plaintive. Celle de l'homme exprimait une vive irritation. - Tu aurais du les surveiller. C'est de ta faute. Et maintenant tu veux qu'on parte d'ici. Je ne m'en irai pas avant d'avoir retrouve Alis. - Et que faire de plus ? repondait l'homme. Nous avions prevu de passer ä Aigues Mortes. Nous de-vrions y etre, ä present, si tu n'avais pas accouche prematurement. - Tu sais tres bien que je ne suis pas en etat de voyager! - Ni de jouer, je presume. Billevesees ! Ce bebe aurait pu attendre. Il nous fait perdre beaucoup d'argent. - A qui la faute ? Le voyage a precipite les choses. Avec tous ces cahots ! La voix de l'homme se radoucit, preuve qu'il se sentait coupable. L'agressivite fit place ä la justification. - Je te laisse encore deux jours, avant de remonter sur scene. - Avec un nourrisson ? fir la femme, incredule. - Tu seras parfaite pour jouer la Vierge. Les gens se montreront genereux. Maguelone crut entendre des pleurs d'enfant. Elle s'approcha du chariot. - Que viens-tu faire ici ? questionna l'homme ru-dement. - Laisse-la. Elle a promis de retrouver Alis. L'homme examina Maguelone d'un ceil gogue- nard. Celui du maquignon auquel on presente une rosse borgne et boiteuse, sans meme l'avoir ma-quillee. - Cette demi-portion ? Laisse-moi rire ! - Justement, intervint Maguelone avec aplomb. Vbus reconnaissez ceci ? Elle presenta ä la jeune femme le fragment de tissu brillant. Le sang reflua du visage de l'accouchee. Elle parut bouleversee. - C'est un morceau de l'aile de son costume d'ange. - C'est bien ce que je pensais. Une expression satisfaite se peignit sur le visage de Maguelone. - Oil l'as-tu trouve ? - En ville, pas tres loin d'ici. - Tu crois pouvoir nous la ramener ? fit l'homme, d'un ton grondeur. La decouverte ne semblait pas le ravir. Un soupcon effleura Maguelone. Se pouvait-il qu'il fut pour quelque chose dans cette disparition ? II ne semblait pas tres desireux de la revoir. Avec le bebe, la famille comptait une bou-che de plus. La venue d'un nourrisson constituait un fleau. Ii y avait si peu ä partager. Et si c'etait la le mobile ? Peut-etre avait-il des complices, qui s'etaient charges de la faire disparaitre. Ä moins qu'il ne 1'ait vendue ? Combien pouvait se negocier une jolie petite fille, aux boucles blondes et aux yeux bleus ? Fort eher, probablement. Les comediens, avec leur nombreuse famille, ne pouvaient meme pas s'offrir le luxe d'une auberge, si fruste soit-elle. lis s'entassaient dans ce chariot miserable. Lair passait par les interstices, les exposant au froid glacial de l'hiver. II fallait que les enfants fus-sent solides pour resister. Le visage emacie de la jeune femme semblait temoigner d'une faim permanente. Elle manquait de lait, ce qui expliquait les pleurs du bebe. II n'etait pas rare que des parents louent leurs enfants pour de menus travaux. Les grossesses multiples renforcaienr la misere. Mais que pouvait-on faire d une fillette d'un age aussi tendre qu'Alis ? Ses doigts menus etaient encore trop malhabiles pour tisser des tapis. La faire mendier, peut-etre ? Une enfant aussi jolie quelle attendrirait les passants. ^54 Maguelone repoussa les pensees qui lui avaient traverse l'esprit. Et pourtant, l'homme ne lui ins-pirait pas confiance. Elle n'aimait pas la facon dont il rudoyait sa femme. Une accouchee meritait des egards. Hirsute, mal rase, il avait plus Fair d'un bandit de grand chemin que d'un artiste. Juste bon a detrousser les voyageurs. La disparition de sa fille ne semblait guere l'affecter. Meme s'il n'etait pas coupable, peut-etre esperait-il ne pas la retrouver. Cette disparition representait peut-etre un soulagement, apres la naissance du dernier. Alis devait etre sevree. Le nourrisson ne coutait, pour l'instant, que le lait de sa mere. Autant dire, rien. L'absence de sentiments paternels n'etonnait guere Maguelone. Dans certains milieux, on ne s'at-tachait pas aux enfancons. II en mourrait beaucoup. A quoi bon aimer ce qu'on risquait de perdre ? Un enfant etait parfois moins considere qu'un chien, un cheval ou une vache. Maguelone en etait consciente. - Tu m'as entendu ? Decampe, reprit l'homme ferocement. - Laisse-la, protesta faiblement la femme. Ses doigts etreignaient le morceau de tissu. Maguelone en eut pitie. - Mele-toi de tes affaires, ajouta l'homme, sarcas-tique. Nous ne sommes pas tes pauvres, Dieu nous garde. J'ai encore un peu de dignite. Et pas de temps a perdre avec de faux espoirs. Pour ponctuer sa declaration, il cracha au sol. Dans la main de la jeune femme, le fragment brillant evoquait une poupee de chiffon. Elle le res-pirait, cherchant a inhaler I'odeur du corps d'Alis. Le bebe se mit a hurler, pour capter l'attention de sa mere. - Hors d'ici, reprit l'homme. Avec brutalite, il empoigna Maguelone, et, malgre ses protestations, la deposa un peu plus loin. 55^ 10 - Ii va y avoir un autre spectacle, fit Mailis, tout excitee. - Tu crois cela ? intervint Aubrea, meprisante. - Je ne crois pas, je sais. Le crieur public l'a annon-ce tan tot. Aubrea esquissa une moue meprisante. - Comment peut-on etre aussi insensible ? lis ont perdu une petite fille. - lis doivent manger, intervint Geli. - Tu as vu comment ils vivent ? Les comediens occupaient une place ä part dans la societe, un peu au-dessus de la caste des mendiants. Aubrea n'echappait pas aux prejuges. Qu'importe ? Iis fascinaient Maguelone. Le spectacle I'avait eblouie. Elle s'emerveillait des images, du mouvement, des efFets d'illusion. Les voleries et les apparitions, surtout, la ravissaient. Elle avait la tete farcie de couleurs, de danses et de chants. - J'ai trouve un indice, annonca-t-elle fierement. La moue d'Aubrea s'accentua. - Je pensais que tu avais renonce ä chercher. - Tu me connais mal. - Montre le nous, demanda Jaufré, intéressé. - Je Tai fait voir ä la mere d'AIis, et je n'ai pas eu le cceur de le lui reprendre. Elle le bercait comme un poupon. - Tu mens, fit Aubrea, meprisante. - Bien sůr que non. - Menteuse, menteuse ! La voix d'Aubrea vira dangereusement vers 1'aigu. Maguelone se jeta sur elle, toutes griffes dehors. Les garcons durent s'interposer pour les séparer. - Assez, les filles ! Maguelone, comment veux-tu qu'on te croie, si tu n'as pas de preuves ? - J'ai découvert un fragment d'aile d'ange. - Ou cela ? - Dans la rue. - Et c'est tout ? - La mere d'AIis l'a identifié. C'est elle qui coud les costumes. Elle l'aurait reconnu entre mille. - Les recherches ont été officiellement interrom-pues, annonca Jaufrě. On pense qu'elle s'est noyée dans le Lez, ou le Verdanson. - C'est bien loin, objecta Aubréa. - Les enfants marchent énormément. En dépit de leurs petites jambes, ils galopaient. - Elle n'avait que deux ans. - Que comptes-tu faire ? interrogea Geli. - Tu me crois, maintenant ? - Ai-je le choix ? Face au regard rieur de Geli, Maguelone oublia leurs differends. - Continuer a chercher. Je suis sure quelle est vi-vante. J'ai bien l'intention de la retrouver. - L'espoir fait vivre, commentant doctement Aubrea. Un sourire narquois flotta sur ses levres. - Et si vous goutiez aux galettes d epeautre, que j'ai apportees ? proposa Jaufre. Elles sont excellentes avec un peu de creme fraiche. Sous les yeux ebahis de ses amis, il deballa le contenu de son panier. 11 Le docteur était rentré plus tot. Il fit hon-neur au repas prepare par Habiba, des cailles farcies de foies de volaille, de mie de pain trempée dans du lait et d'herbes aromatiques. Puis il enveloppa Maguelone d'un ceil attendri. - Tu te fais grandelette. C'est fou ce que tu res-sembles ä ta mere. - Comment était-elle ? - Vive et trěs jolie. De beaux yeux noirs, une bouche rouge incarnat, un teint de fleur. C'etait la plus jolie fille de Montpellier. Elle avait le monde ä ses pieds. Elle m'a choisi, moi. J'en suis tombé amou-reux au premier regard. Elle faisait tout ä ravir. Elle chantait et dansait comme les anges du paradis. Elle avait un temperament de feu, tout comme toi. Une vraie petite flambée, quand elle se mettait en colěre. Ensuite, eile s'apaisait et redevenait douce et tendre. La nostalgie vibrait dans sa voix. II reporta son regard sur sa fille, sourit. - Je pourrais peut-étre suivre la suggestion de ta tante. Elle veut parfaire ton education. Qu'en penses- tu, ma petite pouliche sauvage ? - Sürement pas ! s'exclama Maguelone, indignee. Sa redoutable tante Barbe etait la superieure du couvent. Elle avait, sur l'education des filles, des idees radicalement opposees ä Celles du medecin. Heureusement, Guilhem Calcombe ne s'etait pas laisse persuader du bien fonde de sa methode. II se montrait tres fier de sa fille. Maguelone s'averait plus intelligente que la plupart d'entre elles. En depit de son cote rebelle, elle raisonnait juste. La lueur de la chandelle faiblit legerement. Ha-biba en apporta une autre. - Je vous ai prepare une compote de coings aux epices. Le docteur sourit d'un air gourmand. - Toujours aussi fine cuisiniere, Habiba. La servante eut l'air flatte. Elle aimait qu'on ap-precie sa cuisine, et adorait les compliments. Azalai's, la grand-mere de Maguelone ne dinait pas avec eux. Elle se couchait tot, et se levait ä l'aube. Ce soir-la, elle s'etait assoupie devant l'ätre. Elle somnolait de plus en plus. - Ta grand-mere m'inquiete, constata le docteur. J'espere quelle passera bien l'hiver. Elle avait une vilaine toux, ces jours derniers. Je lui ai prescrit une tisane de coquelicot et un remede ä base d'escargot. Une image s'insinua dans l'esprit de Maguelone. - A propos de coquelicot... - Quoi done ? - Clarmonda chantait une bien etrange chanson. Je ne l'avais jamais entendue auparavant. - Sans doute un air de sa composition. Elle est un peu fantasque. - Les paroles aussi etaient bizarres. - II se peut quelle les invente au fur et a mesure. Vois-tu, la folie fait tenir des propos qui semblent etranges aux gens sains d'esprit. Elles ont probable-ment du sens pour ceux qui les proferent. - Elle avait fair exaltee. Ses yeux brillaient de fievre. Elle avait tresse des feuilles et des fleurs dans ses cheveux. - Ne savais-tu pas que e'est Tun des symptomes de la folie ? - Non. Tu devais d'ailleurs continuer ta lecon. - C'est vrai. Ou en etions-nous ? - Aux choses serieuses. - Les Grecs et les Arabes ont ecrit sur la folie. Un medecin de Bagdad, Rhazes, prescrivait de les trai-ter par la parole et le jeu d'echecs. II etait disciple d'Avicenne, qui a formule des conseils pour tous les cas. Comment faire manger quelqu'un qui refuse de s'alimenter. Comment persuader celui qui se prend pour un chien de cesser d'aboyer. C'est assez amüsant. Mais il conseillait egaiement les menaces, ou les verges. C'est absurde. Arnaud de Villeneuve a redige deux traites, De parte operativa et De amove heroico. II conseillait une therapie fondee sur la confiance du malade en-vers le medecin. II utilisait la persuasion et la suggestion. Ceci dit, lui aussi preconisait la trepanation. Parce que, disait-il, la matiere morbifique* s'evacue vers I'exterieur. Les vapeurs nocives et les demons aussi. - C'est ton opinion ? - Je reste sceptique. D'ailleurs, il existe plusieurs sortes de fols. A chacun son remede. II y a les enrages, les simples d'esprit, les fous d'amour. Les lunatiques : car les astres, comme Saturne ou la lune, exercent aussi une influence. Les energumenes, dont le nom signifie, en grec... - Sous l'emprise de... - Tres bien. Ce sont les possedes. Un fonction-naire tres apprecie du pape Jean XX, a la cour d'Avi-gnon, a laisse des manuscrits etranges. II s'appelait Opicius de Canistris. II se prenait a la fois pour Dieu et le Saint Esprit. II interpellait les prophetes. II avait ete victime d'une maladie grave, qui lui a laisse des sequelles. - Et les bouffons ? - Les fous a gages ? Ceux-la sont differents. Ce sont des comediens qui feignent la folie. lis jouissent d'une grande liberte de parole et conseillent les rois. Us les confrontent a leur humanite : le fou, c'est 1'homme a letat de nature. Ainsi, tout comme les * : Du latin morbus, maladie. ** : Traites pour apprendre l'art de gouverner. fyliroirs des princes**, ils leur evitent de devenir des tyrans. Mais si tu veux un avis medical, je dirai que la folie depend des humeurs. - Je sais, recapitula Maguelone. La bile noire, la melancolie. La bile jaune, ou la colere. On trouve aussi le flegme et le sang. Les quatre fluides du corps. - Exactement. Mais leur equilibre peut etre rom-pu. - Et c'est la qu'apparait la folie, completa Maguelone. - Decidement, ma fille est brillante, s'emerveilla le docteur. Il considera Maguelone avec affection. - Une alimentation saine permet de retablir l'equi-libre. En toutes choses, il faut eviter l'exces. On classe la folie en deux types: affections froides, la melancolie et la lethargic Affections chaudes : frenesie, folie furieuse. La frenesie provient d'un melange de sang et de bile qui va jusqu'au cerveau et enflamme les meninges. - Comment la reconnait-on ? - A ses nombreux symptomes. Une forte fievre, qui dure. Un pouls altere. Une decoloration des urines, une rougeur du visage et des yeux. La frenesie cause des maux de rite, des insomnies, de l'agitation, de l'agressivite, des hallucinations. Des delires, par-fois. On appelle frenesie froide ou lethargie le flegme qui monte au cerveau. Le malade tremble de fievre. II est abattu, souffre de délire et ďamnésie. La mánie résulte de ľassociation de la bile noire et de la bile jaune. II n'y a pas de fiěvre. Les patients sont euphoriques, parfois violents. Ils tiennent des propos incohérents, hurlent, sont sujets ä ľhyperac-tivité. La mélancolie vient du dérěglement de la bile noire. Un exces de secretions infecte le cerveau. Le patient est triste et craintif. II se sent coupable et sou-haite mourir. Ces fols la demeurent prostřeš. Certains se tuent. J'ai connu un homme qui se croyait sans téte. II a fallu lui prescrire de porter un capuchon de plomb pour qu'il prenne conscience de la sienne. Un autre se prenait pour un chat. Un autre pour un roi. Et celui qui était persuade de porter le monde sur ses épaules...Un bien étrange cas... J'oubliais la mélancolie amoureuse, produite par la perte de letre aimé. La guérison consiste ä rééquilibrer les fluides, par des remědes, et une diěte. De temperament froid et sec, le mélancolique se voit prescrire des aliments chauds et humides. II doit vivre dans un cadre chaud et lumineux. De caractěre sec et chaud, le frénétique est soumis ä un regime froid et humide. II se trouve contraint de vivre au calme et dans ľobscurité. - Comment les soigne-t-on ? - Dans les cas les plus graves, on les attache et on leur rase la téte, pour leur éviter de s'arracher les cheveux. On leur donne des decoctions sedatives. Platearius conseillait de delayer de l'opium dans du lait de femme, d'ajouter de la poudre de mandra-gore, d'en oindre le front et les tempes du patient. On utilise l'ellebore pour faire vomir les malades, mais aussi l'asaret et la noix vomique. On les purge avec du sene, de la coloquinte, de l'ellebore noir et de la casse. On prescrit aussi des saignees dans les cas de frenesie. Elles varient selon le lieu, la saison, l'age du malade et la veine utilisee. Pour les lethargiques et les melancoliques, ce sont les bains, chauds, froids ou tiedes. On conseille enfin des regimes : viandes jeunes, poissons, fruits murs, arroses d'un vin clair et parfume. La chirurgie, assez rare, est reservee aux cas desesperes. - C'est passionnant, dit Maguelone avec ferveur. Tu as toi-meme soigne des fols ? - Je me limite aux blessures du corps. Je peux juste soulager l'angoisse. Souviens-toi des sceurs Amiel. Elles netaient pas folles. Avec quelques tisanes, j'ai calme leurs insomnies. Mais pour certains malheu-reux, je ne peux rien. Dans certains cas, l'Eglise voit tres mal qu'on se substitue a elle. Maguelone soupira. - Tu ne peux done rien pour Clarmonda ? Elle a tenu des propos si etranges... - Ne t'en soucie pas. Elle est malade depuis long-temps. Personne n'y prete attention. C'est la particu-larite des innocents. Elle demeure inoffensive. N'aie crainte. Si j'entends dire quelle déraisonne trop, je lui rendrai visitě. Une potion calmante, et tout ren-trera dans l'ordre. - Depuis quand se conduit-elle ainsi ? - Tu étais trěs petite, tu ne peux te souvenir. Pendant une année entiěre, eile a hurlé ä sa fenétre. - Pour quelle raison ? - Une histoire terrible. Ii y a eu une epidemie en ville. L'eau des puits s'est trouvée contaminée. La maladie a décimé sa famille. Elle seule a survécu. Son mari est mort, puis sa petite fille. Maguelone dressa l'oreille. - Une petite fille ? De quel áge ? - Trois ans, je crois. J'ai oublié. J'ai soigné telle-ment d'enfants ! Elle était ravissante. Une fée aux boucles blondes. - Blonde ? Un soupcon commencait ä germer dans l'esprit de Maguelone. A toute vitesse, eile additionnait les elements. - Elle a beaucoup souffert de sa mort ? - Enormément. En devenant folle, eile a sombré dans l'oubli. La maladie est parfois miséricordieuse. Un désespoir trop fort. L'esprit humain mobilise toutes ses ressources, pour se protéger de la souf-france. Ceci dit, ne va pas croire quelle a enlevé Alis. C'est absurde. Elle ne ferait pas de mal ä une mouche. Autant accuser un nouveau-né. - Alis ressemble peut-etre a sa fille. - Voyons, Maguelone, tu vas trop loin. - Ou habite-t-elle ? - A cote de 1'eglise Saint Paul. Au cul de sac Saint Come, pour etre plus precis. Mais je te defends de l'ennuyer. - C'est la que j'ai trouve le morceau de costume. Le docteur considera sa fille avec severite. - II s'agit probablement d'une coincidence. Ton imagination a fait le reste. Je t'interdis d'accuser cette malheureuse. Elle a suffisamment souffert. Tes soup-cons aggraveraient son cas. Les gens sont mechants. Us se dechaineraient contre elle. - Cela s'est deja produit, constata tristement Maguelone. Elle raconta a son pere les brimades dont Clar-monda avait ete victime. Le docteur soupira. - Tu vois ! II faut rester prudent. Les consequences peuvent s'averer tres nefastes. II posa une main sur le front de sa fille. - Toi-meme, tu brules de fievre. Prends une decoction de saule avec un peu de miel, et oublie tout cela. Ensuite, couche-toi. Le petit singe s'accrocha a son cou. - Pytheas est de mon avis. Maguelone obeit. Elle se sentait lasse. Au milieu de la nuit, elle se reveilla. 12 Le petit singe s'agitait dans son sommeil. Peut-etre revait-il. Etait-ce lui qui reveilla Maguelone ? Ou les sou-cis qui la rongeaient ? Sa discussion avec son pere la laissait insatisfaite. Pourquoi tout le monde lui demandait-il de renoncer ? Elle trouvait les adultes bien legers. Les hommes qui avaient patrouille toute la nuit etaient revenus bredouilles. Sans conviction, d'autres avaient repris les recherches. On aurait dit que le sort de l'enfant ne les preoccupait guere. Ou qu'ils s'etaient resignes ä un destin tragique. L'hypo-these de la noyade semblait privilegiee. Si j'etais ä leur place, songeait Maguelone, j'or-donnerais qu'on fouille toutes les maisons. Je remue-rais ciel et terre. Je n'exclurais aucune possibilite, pour decouvrir qui l'a enlevee. Elle parvenait toujours ä la meme conclusion. Sa determination s'etait renforcee. II fallait quelle intervienne. Elle demeurait consciente des failles des adultes. Ces derniers n'etaient pas parfaits, comme eile l'avait cru quand eile etait petite. lis avaient besoin qu'on les aide. Maguelone connaissait le pouvoir de la tenacite. Elle ne renoncait pas facilement. Et savait que lorsqu'on poursuit un but, il fallait s'y tenir. L'insomnie la tint eveillee un long moment. La lune se decoupait dans le ciel, blanche et lisse comme un os ronge. Sa vive clarte illuminait la chambre, 1'empechant de se rendormir. La pleine lune rendait nerveux, insomniaque. Le fait etait avere. On la soupconnait de susciter les loups garous, de declencher les crises de folie et les accouchements. Maguelone croyait volontiers aux deux dernieres consequences. Mais eile emettait des doutes sur l'existence des loups-garous. Des contes de la campagne, pour effrayer les enfants. Personne nen avait jamais croise. Elle medita longuement sur ce point, propice ä la reflexion, avant de se rendormir. Quand eile s'eveilla ä nouveau, le jour etait leve. La nuit lui avait porte conseil. Elle avait pris sa decision. Et muri un plan dans sa tete. - Debout, paresseuse, fit la voix enjouee d'Habi-ba. Depuis longtemps dejä le coq a fini de chanter. Elle obeit sans recriminer. Elle avait trop envie de passer ä faction. 13 Elle avait resolu de ne rien dire ä ses amis. D'ailleurs, ils n'etaient pas libres. Geh avait son entrainement chez les archers. Jau-fre, son travail ä la boutique. Quant ä Aubrea, eile etait toujours escortee de quelques marmots qui ac-caparaient son attention. Ii y avait Mailis. Maguelone l'aurait volontiers mise dans la confidence, mais la fillette etait bien jeune. S'il lui arrivait quelque chose, son frere ne le lui pardonnerait pas. La disparition d'Alis suffisait. En depit de la gentillesse et du devouement de Mailis ä sa cause, Maguelone preferait ne pas compter sur eile. De surcroit, Mailis manquait d'initiative. Prompte a obeir, mais depourvue d'esprit d'entre-prise. L'autorite de sa sceur ainee la bridait. Maguelone, pour sa part, avait des idees ä revendre. Dans ce cas precis, son sens de 1'improvisation serait capital. Son plan s'averait un peu sommaire, mais il fonc-tionnerait. Maguelone avait repere 1'emplacement de la maison de Clarmonda. Elle l'attirerait ä l'exterieur sous un faux pretexte, puis tenterait de s'introduire ä 1'interieur. Les voisins n'avaient probablement rien remarque de suspect, sans quoi ils l'auraient denon-cee. En depit de la proximite des maisons, l'epais-seur des murs etouffait les cris. Et puis, ils devaient etre habitues ä ceux de Clarmonda. Les fous criaient pour exprimer leur souffrance. Maguelone espera que l'enfant etait bien traitee. Läge de la fillette rendait sa situation critique. Etait-elle sevree ? Elle risquait de mourir, faute de soins. Pourvu qu'on ne l'ait pas sequestree dans une cave humide. Maguelone imaginait le pire. Alis, chevilles et poignets entraves par une corde grossiere, un baillon sur la bouche, trempe de salive et de larmes. L'imagination de Maguelone excellait dans la representation de scenes dramatiques. Elle voyait les yeux d'Alis, agrandis par la terreur, ses petites mains suppliantes, tendues vers eile. La folle pensait-elle ä la nourrir ? Ä lui donner a boire ? Ä la couvrir suffi-samment. Peut-etre Alis grelottait-elle de froid, dans une piece sans lumiere et sans feu ? Cette idee terri-fiait Maguelone. Elle doutait des capacites de la folle ä s'occuper d'un enfant, grand ou petit. Si seulement Alis avait ete plus ägee ! Moins vulnerable, et plus capable de se defendre. Elle aurait pu appeler ä l'aide, ou tenter de se sauver. Deux ans etait un age trop tendre. Peut-etre, en toute innocence, avait-elle suivi sa ravisseuse. Clamonda avait pu la tenter avec un jouet, une friandise. L'enfant, qui ne possedait rien, avait ete emerveillee par une babiole. On appätait si aisement les tout-petits avec des sucreries et des mots doux. lis ne distinguaient pas le bien du mal et faisaient confiance aux adultes. Comment Alis aurait-elle pu identifier la folie ? Elle ne parlait peut-etre pas encore. Beaucoup d'enfants de son age se contentaient de gazouiller. II semblait surprenant que personne n'ait rien re-marque. Mais tous avaient eu les yeux rives sur le spectacle. La venue inopinee du bebe l'avait prolongs, et concentre toute l'attention. En pensee, Maguelone revit le visage emacie de la jeune mere. Puis celui, fievreux, de Clarmonda. Elle avait toujours un air un peu egare. Sauf la derniere fois que Maguelone l'avait croisee. Maguelone se souvint du sourire extatique quelle arborait. Etait-ce la presence de l'enfant chez elle, qui avait provoque ce changement d'expression ? Et que disait sa chanson ? En depit des paroles decousues, il y avait ce refrain, Soum soum soum, qui revenait de facon obsedante. Comment n'y avait-elle pas prete attention plus tot ? C'etait pourtant evident. Bien sür, l'air etait fan-taisiste. Le texte, egalement. Maguelone n'avait pas prete attention aux indices en sa possession. Tout s'eclairait, ä present! Soum, soum soum. Le mot designait le sommeil. La chanson etait une berceuse ! La preoccupation majeure de Clarmonda eclatait au grand jour. Cette chanson, elle la chantait ä sa petite fille, emportee par une epidemic Maguelone eu froid dans le dos. Et eprouva une intense pitie. Elle se souvint que Clarmonda chantait deja cet air, le jour ou les trois garnements l'avaient attaquee. Peut-etre avait-elle apercu Alis, pendant le spectacle des comediens, voire pendant la parade. Son esprit brouille par la douleur lui avait fait croire qu'il s'agissait de sa petite fille decedee. Un projet avait du germer dans sa pauvre tete. La folie donne de 1'audace. Elle n'avait pas reflechi aux risques. Ni suppose que l'enfant pouvait crier. Elle avait du la voir desemparee. Elle l'avait prise par la main et s etait eloignee. Les choses s'etaient passees tres simplement. Elle avait mis la fillette en confiance. Guilhem Calcombe disait que les fous etaient ruses. Maguelone le croyait aussi. De la ruse et de l'incons-cience avaient permis a Clarmonda de contourner les embuches. Sa tentative avait reussi. Les gens etaient si habitues a la voir qu'ils n'avaient meme pas remarque sa presence. Elle faisait partie du paysage urbain. Que disait la chanson, deja ? Maguelone fit un effort de memoire. Soum soum soum Lafleur de coquelicot Une noixpour tout berceau Soum soum soum Dors vite mon enfancon Anges et fees te veilleront Ce n'etait ni decousu, ni illogique. Clarmonda chantait une berceuse. L'emotion suscitee par l'agres-sion des garnements avait efface les autres souvenirs de Maguelone. Iis revenaient ä present. Maguelone n'avait pas su interpreter des signes pourtant clairs. D'autres avaient du l'entendre sans reagir. II fallait faire vite. Maguelone s'habilla prestement. Devait-elle emmener Pytheas ? Elle hesita. L'entreprise pouvait se reveler risquee. Le singe pouvait le gener. Ignorant son regard suppliant, elle se precipita au-dehors. Ou vas-tu ? cria Habiba. Maguelone negligea de repondre. Sa mission n'attendait pas. 14 Mais la servantě ne l'entendait pas de cette oreille. Avec une agilité insoupconnée, elle se rua dans l'es-calier, dévala les marches, s'elanca, et rattrapa Maguelone au moment ou elle tournait au coin de la rue. - II n'en est pas question, ma belle ! Tu as chapardé de la nourriture pour donner a. ces va-nu-pieds. Hier, tu es rentrée plus crottée qu'un barbet! Tu as besoin d'une lecon ! - Láche-moi, cria Maguelone. Elle se débattit, mais Habiba la tenait d'une poi-gne ferme. Des passants s'attroupaient et commen-caient ä ricaner. Maguelone détestait se donner en spectacle. - C'est bon, je viens. Tu peux me lácher, bougon-na-t-elle, vexée. Habiba ne desserra pas son étreinte. Elle la traína, comme un malappris, jusqu'ä la maison. Les joues de Maguelone brülaient de honte. Elle tenta de se plaindre ä sa grand-měre, mais celle-ci ne voulut rien entendre. - Tu n'ecoutes rien. Tu n'en fais qua ta téte. Habiba a raison. Tu l'accompagneras au lavoir. Le froid te remettra les idees en place. - Mais j'ai ä faire, protesta Maguelone. Une petite fille a disparu. - Le guet s'en occupe. Aujourd'hui, tu aideras Habiba. Ca t'incitera a prendre soin de tes habits. -Je... - Tu preferes trois jours chez tante Barbe ? C'etait l'argument supreme. Maguelone baissa la tete, domptee. La journee fut plus rude quelle ne l'aurait cru. Tout d'abord, il leur fallut transporter de lourds ballots de linge. Une fois mouilles, ils lui semblerent encore plus pesants. Maguelone dut subir les railleries des femmes du lavoir. Des matrones robustes, avec la langue bien pendue. Les moqueries fusaient, suscitees par la maladresse de Maguelone. Elle dut frotter les taches avec energie. Habiba ne lui epar-gna pas les critiques. L'eau etait glaciale, et bleuie par le savon. Les bras nus des lavandieres rougissaient. Leur respiration se condensait en formant une legere buee. Elles soufflaient sous l'effort. Maguelone n'imaginait pas que cela pouvait etre aussi dur. Elles mangerent sur place un quignon de pain avec un peu de hareng fume, et une pomme. Puis elles retournerent ä leur täche. En plus des vetements, il y avait des draps de lin, epais et reches. Maguelone eprouva une certaine satisfaction en voyant la crasse disparaitre. Ils redevinrent d'un blanc immacule. Quand elles quitterent le lavoir, il leur fallut encore marcher. Les bras de Maguelone etaient tout courba-tures. Ses epaules la brulaient. Son corps lui paraissait de plomb. Tous ses muscles etaient douloureux. Elle avait oublie le froid. Elle se sentait epuisee. - Ce nest pas fini, dit Habiba severement. Avec Habiba, Maguelone monta sur la terrasse pour etendre le linge. - Il faudra le retirer avant la nuit, expliqua Habiba. Le gel le dechirerait. Nous le remettrons demain matin. Ce sera sans mot, songea Maguelone, en faisant la grimace. Desormais, elle comprenait mieux le sens du mot corvee. Si elle voulait poursuivre son enquete, elle de-vrait se lever tot, avant que ne s'eveille la maisonnee. Elle se faufilerait, a pas de loup, et commencerait sa mission d'espionnage. Elle devait eviter d'eveiller les soupcons. - Tu ne manges pas, s'etonna le docteur ? Je pen-sais qu'une journee en plein air te creuserait 1'appetit. - Je n'ai pas faim, fit Maguelone. Juste sommeil. Et c'etait vrai. Le repas acheve, elle souhaita une bonne nuit a son pere et sa grand-mere et s'en alia dormir. 15 Maguelone etait essoufflee. Elle avait couru aussi vite que ne peut un oiseau voler. Ses jambes ne la portaient plus. Sa rate lui fai-sait mal. Dans sa precipitation, eile n'avait pas pris le temps de s'arreter. Elle avait un point de cote. Son coeur battait la chamade et ses poumons brulaient. Les mains en coupe, elle se pencha un instant pour boire ä une fontaine. L'eau fraiche la remit d'aplomb. Elle devait se häter. La survie de l'enfant n'etait peut-etre quune question d'heures. La maison de Clarmonda se profila enfin devant elle. Sa determination la deserta. Elle hesitait sur la facon de proceder. Fallait-il toquer ä la porte, pour attirer Clarmonda ä l'exterieur, ou attendre patiem-ment qu'elle sorte ? Elle balanca un moment puis prit sa decision. La seconde solution lui parut la meilleure. Elle eveille-rait moins la mefiance de la folle. Maguelone regretta de n'avoit rien pris pour s'oc-cuper. Une simple corde ä sauter aurait fait l'affaire, meme si elle etait un peu grande pour cela. Ou un jeu d'osselets. Une enfant qui joue n'attire pas 1'attention. Elle fait partie du decor. Les boutiques commencaient ä ouvrir. On remar-querait sa presence, s'etonnerait peut-etre. Quel pre-texte inventer si on l'interrogeait ? Devait-elle dire la verite ? Meme son propre pere, qui connaissait l'his-toire tragique de Clarmonda, refutait ses hypotheses. La rue commencait ä s'animer. Des charrettes passaient, en depit de l'etroitesse du lieu. Maguelone dut se coller au mur pour en eviter une. Le charretier I'invectiva. - Tu bloques le passage, morveuse ! Vexee, Maguelone s'abstint de repondre. Peu ä peu, l'activite s'apaisa. Les cloches sonnerent midi. La folle ne s'etait toujours pas montree. Elle restait terree chez elle. A pouponner ? Probablement. L'estomac de Maguelone commencait ä gargouil-ler. Elle avait saute le petit dejeuner, dans sa hate d'enqueter. Elle desirait tant ramener Alis ä sa mere ! Elle imaginait le regard emerveille de celle-ci, et ses remerciements. Puis, tout ä coup, la chance lui sourit. Clarmonda venait d'apparaitre dans l'embrasure de la porte, une enorme cruche sur l'epaule. Elle se dirigeait vers la fontaine. Elle n'avait pas ferme sa porte ä clef. C'etait l'occasion. Elle allait la saisir. Mais il fallait se depecher. Le remplissage de la cruche lui laissait peu de temps Elle ne tenait pas ä ce que la folle la surprenne. Qu'adviendrait-il ensuite ? Elle n'etait pas de taille ä lutter. Clarmonda recelait une force insoupconnee. Elle s'engouffrait dans 1'entree, quand une poigne s'abattit sur son epaule. Une main la baillonna. - Comme on se retrouve ! fit une voix narquoise. Sans meme se retourner, Maguelone comprit de qui il s'agissait. 16 - Xu as voulu faire la maligne, persifla la voix. - Et cette fois, le forgeron ne te defendra pas, ajou-ta une seconde. Il est bien au chaud dans sa forge. - Comme le diable en enfer. Qu'il y rotisse ! Maguelone etait cernee. Sans aucune possibility d'ouvrir une breche. Iis l'entouraient, menacants. Apeuree, eile queta de l'aide du regard. Mais la rue s'etait videe. Et qu'aurait vu un passant ? lis la cachaient aux yeux de tous. Elle aurait voulu se hausser sur la pointe des pieds, mais ils la maintenaient clouee au sol. A trois contre une, c'etait facile. Surtout, ne pas supplier. Elle ne s'abaisserait pas ä leur faire ce plaisir. Agulin n'interviendrait pas cette fois pour la sauver. La chance avait tourne. Visant le tibia le plus proche, elle decocha un violent coup de pied. Elle se debattit, mais ils etaient trop nombreux. Et brutaux. La reaction de Maguelone les excita. Iis eclaterent de rire. - Elle se defend, la bougresse ! - Je sais comment mater cette espece. - Un peu de frais la calmera. lis la maintinrent d'une poigne energique. Maguelone rua. Elle tenta de crier. Une main lui blo-qua la bouche. Elle etouffait. Elle essaya de mordre, n'y parvint pas. Elle etait a leur merci. A la maniere d'une vague, l'angoisse l'envahit. Que faire ? Elle avait epuise ses ressources. Les gar-nements ricanaient. lis se rejouissaient de sa defaite. Des larmes ameres lui monterent aux yeux. Rageuse, elle les refoula. Elle sentit qu'ils l'entrainaient jusqu'a un lieu in-connu. lis franchirent une porte cochere, puis pe-netrerent dans une cour. Maguelone ne pouvait ni respirer, ni se debattre. lis la serraient avec fermete. Une porte s'ouvrit. On la poussa brutalement a l'interieur. Elle entendit un braiement. On l'avait conduite a. une grange ! Avec violence, ils la projeterent au sol. La porte se referma. 17 Ainsi, les trois garnements étaient revenus ä l'attaque. Iis avaient attendu l'occasion favorable. Peut-étre la suivaient-ils. Profitant d'un moment d'inatten-tion, ils lui étaient tombés dessus. A trois, signe de leur lácheté proverbiale. Qui pourrait lui venir en aide ? Elle examina l'endroit. Un jour chiche filtrait par un ceil de boeuf poussiéreux. Elle était captive, ä present. Sans espoir de venir en aide ä Alis. La solution était si proche ! Elle enrageait. Des larmes, de frustration cette fois, perlěrent ä ses pau-piěres. De colěre, aussi, contre elle-méme. Elle mau-dit sa stupiditě. Comment avait-elle pu oublier les trois agresseurs ? Elle leur en voulait. Mais, par-des-sus tout, eile s'en voulait. Iis devaient surveiller le lo-gis de Clarmonda, préts ä la tourmenter. Ou le sien. Iis avaient eu envie de se venger. Elle aurait dů faire preuve de prudence, comme tous le lui conseillaient. Comment avait-elle pu penser que les trois apprentis la laisseraient tran-quille ? Iis avaient endormi sa méfiance, et attendu le moment propice. Que comptaient-ils faire ďelle ? 83 La maltraiter ? La torturer ? La tuer ? Le pire etait envisageable. Ces petites brutes sem-blaient capables de tout. Juste au moment ou elle s'appretait a resoudre l'enigme de la disparition d'Alix ! Elle s' etait trop concentree sur son enquete, en oubliant le reste. Elle restait persuadee que Clarmonda etait l'auteur du rapt. Tout coincidait. L'exaltation, le rose aux joues, et cette berceuse, repetee de facon compulsive. Certes, la folie etait a plaindre, mais que dire de l'enfant ? Dans quel etat se trouvait-elle, a present ? Maguelone aurait aime le savoir. Au lieu de cela, elle s'etait jetee dans la gueule du loup. Enfin, pas tout a fait. Elle entendit, venant de la gauche, un braiement puissant, tourna la tete. Une chiche lueur filtrait d'une lucarne. Trop haute et trop petite pour que Maguelone puisse l'atteindre. Et s'y faufiler. Elle essaya pourtant de grimper, en s'aidant des asperites du mur. Mais elle perdit l'equilibre, et chu-ta. Heureusement, une botte de paille l'accueillit, amortissant le choc. La chute avait ete douloureuse, mais non mortelle. Alors quelle tentait de se relever, une Iangue rapeuse lui chatouilla le visage. Elle ecarquilla les yeux. Elle ne revait pas. Dans une stalle, un ane l'observait. Un troisiěme braiement confirma sa vision. Elle avait bien un compagnon de captivité. Un bourri-cot. - Toi aussi, tu es prisonnier ? compatit Maguelone. Láne répondit par un autre braiement. II la fixa de ses yeux doux. Maguelone se releva, caressa le pelage un peu réche. Láne parut apprécier. Maguelone aimait les animaux. Elle s'etait atta-chée ä son singe. Son oncle n'avait pas eu le cceur de le reprendre. Le docteur avait autorisé l'adoption de Pythéas. Mais il refusait que sa fille transforme leur maison en basse-cour. Habiba et sa grand-mere toléraient mal la presence de Pythéas. Elles auraient préféré des oiseaux. Leur chant les distrayait. Azalaís avait méme montré ä Maguelone comment les attra-per. Mais Guilhem Calcombe ne voulait pas les voir en cage. - Les oiseaux sont faits pour vivre en liberté. Maguelone avait fini par partager son point de vue. Mais autrefois, elle avait révé d'une voliere, pleine de creatures emplumées. On racontait que le bon roi René avait un pare avec toutes sortes d'animaux. Ils s'y ébattaient joyeusement, comme au jardin d'Eden. Maguelone aurait bien aimé s'y rendre. Ä present, elle se réjouissait de la presence de ce compagnon de cellule. Lane aussi paraissait heureux de sa compagnie. Bien sur, comme réconfort, e'etait un peu maigre. Le soutien psychologique d'un bour- ricot n'etait d'aucun secours. Son aide materielle, encore moins. Elle espera que l'animal avait un pro-prietaire, et qu'il prendrait en consideration les tra-cas de Maguelone. Mais sans doute s'agissait-il d'un complice des garnements. Restait Agulin. II avait assiste a l'altercation de Maguelone et des garcons. Pourrait-il relier les faits a la disparition de Maguelone ? Et comment sau-rait-il qu'elle se trouvait captive dans une grange ? Personne n'etait au courant. L'enlevement n'avait pas eu de temoins. Les trois garcons avaient bien calcule leur coup. Quant a leurs intentions ? Voulaient-ils juste lui donner une lecon, ou la garder eternellement ? En-visageaient-ils de la laisser mourir de faim et de soif dans ce trou ? lis savaient bien qu'une fois sortie, elle s'empresserait de les denoncer. Ou esperaient-ils que trop affaiblie par la peur et les privations, elle renon-cerait a porter plainte ? Mais peut-etre leur capacite de reflexion n'allait pas aussi loin. Peut-etre, en la voyant seule, avaient-ils juste saisi l'occasion. Toutes ces interrogations ne lui disaient pas a quelle sauce ils comptaient la manger. C'etait, il fal-lait l'avouer, plutot facheux. Et Maguelone ne don-nait pas cher de sa vie. Ses inquietudes pour Alis s'en trouvaient renforcees. Allait-elle mourir, si Maguelone n'intervenait pas a temps ? Elle reflechit longtemps. Puis la faim et le manque de sommeil eurent raison d'elle. Elle s'assoupit. Quand elle s'éveilla, il lui sembla que le jour avait decline. Cela faisait done quelques heures qu'elle était prisonniére. Elle n'avait pas le cceur de prendre son mal en patience. Elle pensa au chagrin des siens. Iis s'inquiéteraient, forcément. Elle n'était pas rentrée pour le repas de midi. Sa grand-mére et Habiba de-vaient étre aux abois. Avaient-elles fait prévenir son pere. Des gens s'étaient-ils mis ä sa recherche ? Maguelone espéra que oui. En merne temps, le fait qu'ils n'aient pas retrouvé Alis augurait mal pour la suite. Le clocher égrena son carillon. II était cinq heures du soir. Et personne n'était venu. Maguelone s'ennuyait ferme. Le temps lui parut trés long. Pour échapper un peu aux pensées qui la rongeaient, elle décida de s'occuper de ľane. Elle aimait trop agir. Elle enrageait de se retrouver réduite ä ľimpuissance. Dans la grange, il commencait ä faire froid. Heu-reusement, ľanimal dégageait une chaleur assez ré-confortante, si ľon oubliait ľodeur ďurine ranče de sa litiére. Elle rappela ä Maguelone une experience de tonte des brebis, a laquelle elle avait assisté. Ľopé-ration s'était déroulée dans une bergerie. Son pere l'avait emmenée passer la journée chez des amis qui possédaient un vaste troupeau. II régnait dans la piece une chaleur suffocante. Ľodeur de suint, com-binée ä celie de la paille imbibée d'urine, lui avait fait éprouver un malaise. Elle avait du sortir respirer un peu d'air frais. Elle reconnaissait cette désagréable sensation. Elle aurait tout donne pour se retrouver ä l'air libre. Rejoindre ses amis. Elle regrettait leurs moments d'insouciance, leurs jeux dans la garrigue. Meme Aubrea lui manquait. Sa mesquinerie n'etait qu'un lointain souvenir. - Si je sors d'ici, je m'efforcerai de me montrer plus aimable avec elle, promit-elle. Elle regretta de s'etre disputee la veille avec Geli. Son ami avait toujours manifeste du devouement et de la loyaute ä son egard. Plus d'une fois, il avait risque sa vie pour lui venir en aide. Et elle l'avait rejete. Si elle avait fait preuve de patience et de discerne-ment, peut-etre auraient-ils pu trouver ensemble une solution. Elle etouffa un sanglot, et se moucha avec sa manche. Je ne dois pas pleurer. L'äne l'examina d'un ceil compatissant. - Martin, dit-elle (tous les änes de sa connais-sance s'appelaient Martin, sans quelle en süt la raison) j'aimerais pouvoir te rendre la liberte, mais je suis prisonniere comme toi. Si nous sortons d'ici, je te promets la plus grosse ration d'avoine qu'un äne peut esperer. Lane poussa un braiement. Il avait une bonne tete. De grands yeux doux, un museau baveux et de longues oreilles velues. II posa sa tete tout pres de celle de Maguelone. Elle le caressa. - Tu es gentil. En l'examinant de plus prés, elle constata qu'il avait quelque chose ä la patte. Elle l'examina plus attentivement. C'était une plaie ä vif. II avait du s'écorcher. Le sang avait séché. La plaie présentait un vilain aspect. Elle ne tarderait pas ä s'infecter. Si seulement Maguelone avait eu ä sa disposition un peu du materiel de son pere ! Elle aurait pu net-toyer la blessure. Elle détestait voir souffrir les betes. L'instinct de soigner reprenait le dessus. Il lui faisait oublier sa captivité. - Ton maitre ne te soigne pas bien. Un nouveau braiement lui répondit. Voilä quelle parlait ä un animal. Maguelone prit conscience de son infortune. Qu'adviendrait-il d'elle ? Peut-etre la solitude la rendrait-elle folie, comme cette pauvre Clarmonda. Quand on la découvrirait, ä moitié morte de faim et de soif, elle fixerait ses sau-veteurs d'un air hébété. Elle tiendrait des propos sans queue ni tete. Jamais, pensa-t-elle, horrifiée. Elle caressa ľéchine de ľane. - Ne crains rien, dit-elle doucement. Quand nous sortirons ďici, toi et moi, je te promets de bien te soigner. Je ťapporterai de ľherbe fraíche et des pommes. L'äne poussa un cri de contentement. Ou du moins le supposa-t-elle. La presence de ľanimal la consola un peu. Mais les sombres pensées revinrent. Quand cesserait sa captivite ? Quelles etaient les intentions de ses ravisseurs ? En attendant, le temps passait. La petite Alis etait toujours en danger. Quel traitement lui infligeait Clarmonda ? Allait-on la retrouver a demi-morte de faim et de soif ? Maguelone l'imaginait, pale et mai-gre, trop faible pour bouger. Sa tete retombait sur sa poitrine. Ses grands yeux bleus l'imploraient. Maguelone se raisonna. Clarmonda, en depit de son air egare, retrouverait les gestes d'antan. Elle avait soigne une petite fille. Cela pouvait-il s'oublier ? Peut-etre conservait-elle un eclair de lucidite. Maguelone l'esperait de tout cceur. Elle s'en voulut de n'avoir rien confie a Geli. Si le docteur la faisait chercher, se souviendrait-il des soupcons de Maguelone ? Interviendrait-on a temps, pour sauver Alis ? Mais qui penserait a deli-vrer Maguelone ? Une cloche sonna. Deux heures deja quelle etait enfermee. Elle s'assit, bien decidee a prendre son mal en patience. Quelqu'un finirait bien par venir. 18 La journee s'etait ecoulee. Personne n'etait entre. Le clocher de Saint Paul avait sonne six heures. Maguelone, impuissante, avait suivi l'ecoulement de la journee. Longue, vide, ennuyeuse. Elle avait tente de se distraire en s'occupant de Fane. Rien n'etait pire que l'inaction. Elle enrageait de se voir reduite a l'oisivete. Elle aimait trop agir. Elle commencait a avoir froid. Heureusement, le souffle chaud de Pane la rechauffait un peu. Mais l'odeur de sa litiere l'incommodait de plus en plus. Sa dispute avec Geli la chagrinait encore. Elle se promit de se reconcilier avec lui. Si elle sortait. L'ab-sence de son ami lui pesait. II s'etait toujours montre loyal et devoue. II avait deja risque sa vie pour elle. II aurait pu l'aider a trouver une solution. Elle etouffa un sanglot. C'est alors que la porte s'ouvrit. 19 Ii faisait nuit noire. Les jours avaient tendance ä raccourcir, en décembre. Quelqu'un entrait. Ami ou ennemi ? Maguelone craignit que ce ne füt un de ses tortionnaires. Ne voulant pas prendre de risques, elle se tapit dans ľombre. La silhouette s'approcha de ľane. - Martin, comment vas-tu ? La voix était pleine de tendresse. - Comme tu m'as manqué ! Ľintuition de Maguelone était juste, quant au nom. Mais ľheure n'était pas au triomphe. Elle de-vait saisir sa chance, et vite ! Elle se faufila ä pas de loup en direction de la porte. Mais sa tentative échoua. Une poigne ľintercepta. Une violente bourrade la projeta au sol. - Oü comptais-tu aller, morveuse ? - Oü bon me semble, rétorqua Maguelone avec effronterie. - Tu ne sais toujours pas tenir ta langue! - Et ca n'est pas prés d'arriver. Du regard, elle le défiait. - Tu es bien téméraire, pour une ŕille ! - Et toi bien stupide, pour un garcon. L'äne se mit ä braire. Peut étre cherchait-il ä s'in-viter dans la conversation ? - Occupe-toi plutôt de Martin. Tu n'as pas vu qu'il souffrait ? C'est indigne de laisser une bete sans soins ! Si on ne fait rien, la plaie s'infectera, puis ce sera la gangrene. - Que connais-tu aux ánes ? Tu es juste la fille du docteur. - Détrompe-toi. J'ai appris ä panser les blessures. Un áne blessé n'est pas trés different d'un humain. Le ton du garcon changea. II la considéra avec une expression nouvelle. Du respect ? - Tu pourrais faire quelque chose pour lui ? - Si tu m'apportes le materiel nécessaire, bien sur. Je sais nettoyer les sanies, recoudre les tissus déchirés, faire un pansement. - Que te faut-il ? Maguelone réŕléchit. Puis elle dressa une liste. - Tu ťen souviendras ? - Bien súr. Ecoute, je te fais une promesse. Mes copains ne viendront pas aujourd'hui. Le patron les a retenus car ils s'étaient montrés paresseux. Si tu sauves Martin, je te libérerai. - Je ferai mon possible, assura Maguelone. Cette fois, son attente ne dura pas. Le garcon ne tarda pas ä revenir. - Tout y est ? Maguelone fit l'inventaire. Tous les ingredients de la liste y figuraient. En silence, elle s'activa. Le garcon se tenait tout pres d'elle. II l'eclairait avec une chandelle, en pre-nant bien soin de ne pas enflammer la paille. Les douces mains de Maguelone débriděrent la plaie pour en évacuer le pus. Ensuite, elle la nettoya avec délicatesse. Láne ne bougeait pas. Il se laissait faire. II la contemplait avec reconnaissance. Quand elle eut fini, le garcon prit la parole. Il avait observe la scene en silence. Il avait suivi avec attention tous les gestes de Maguelone. - Tu as bien soigné mon äne. Moi aussi, je tiendrai ma promesse. Je te raccompagne jusqu'ä chez toi. - Mais... Maguelone hésitait. Il était trop tard pour délivrer la petite. Et son pere devait étre fou ďinquiétude. Les volets de la folie demeuraient hermétique-ment clos. Elle avait laissé passer l'occasion. - D'accord. 20 Quand Maguelone rentra chez elle, ce fut pour affronter forage. Jamais elle n'avait vu son pere entrer dans une telle colěre. - Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Maguelone ne pipa mot. - Ta grand-mere et Habiba étaient dévastées par l'angoisse ! Quant ä moi... Sa voix se radoucit. - Je n'ai jamais eu aussi peur de te perdre ! Ou étais-tu allée röder ? - Je suis désolée, se justina Maguelone. J'ai été victime d'un traquenard. Elle commenca son récit, en insistant sur la cruau-té des garcons envers Clarmonda. - Tu as bien fait de défendre cette infortunée, mais tu t'es mise en danger. II ne faut jamais s attaquer ä plus fort que soi. Iis étaient trois, de surcroit. On ne gagne jamais. Ne sous-estime pas l'adversaire. Tu as eu beaucoup de chance, aujourd'hui. II la dévisagea avec une expression mi-tendre, mi-railleuse. - Ce que je t'enseigne n'est pas totalement inutile, on dirait. Tu soignes méme les bétes. Je croyais que tu cherchais cette petite. Et que tu ťétais égarée. - On Ta retrouvée ? - Pas encore. Plus les jours passent, plus les chances diminuent. - Je pense quelle est chez Clarmonda. - Que ťai-je dit ? Tu es plus tétue qu'une mule ! Oublie cette idée ! A chaque jour suffit sa peine. Et demain, interdiction de sortir. Je n'ai pas envie qu'ils te rattrapent. - Bien, pere. Le ton soumis de Maguelone ne trompa pas le médecin. - J'ai donné consigne ä Habiba de te surveiller. Elle y mettra tout son cceur. Je nen dontepas, songea Maguelone, trop épuisée pour protester. Elle dévora le contenu de l'assietce qu'Habiba avait posée devant eile, calina un peu son singe, et se co ucha. Le lendemain, eile se trouvait dans le méme état ďesprit. Déterminée ä piéger Clarmonda. Une enfant était toujours en danger. Le temps pressait. Mais les choses ne se passěrent pas comme eile 1'avait espéré. Habiba veillait comme un dragon. Son air peu aměne dissuada Maguelone de s'enfuir. Si on abusait de sa patience, eile ne tarderait pas ä cracher du feu. Maguelone l'imagina, vivante Tarasque. D'habitude, c'était sa taňte quelle voyait ainsi. Leeil mauvais et soufflant des flammes. La religieuse était fort severe. Son pere s'etait levé tot. On 1'avait appelé au che-vet ďun patient ä l'agonie. II n'était pas encore ren-tré. Azala'is somnolait devant I'ätre. La tisane pour la toux avait des effets soporifiques. La journée s'annoncait aussi vide que celle de la veille. - Tu t'ennuies ? fit Habiba, moqueuse. Je vais te trouver de l'occupation, moi! Elle posa devant Maguelone un grand plat de len-tilles. - II faut les épierrer, dit Habiba. Fais-le scrupu-leusement. Je ne voudrais pas que le docteur se casse une dent. Ta grand-mere n'y voit pas, et moi, j'ai de l'ouvrage. Piégée ! On I'avait piégée ! Maguelone s'appretait ä regimber mais une étin-celle dans l'oeil d'Habiba l'en dissuada. Elle appli-querait ä la lettre les consignes du docteur. Elle avait horreur de trier les lentilles. Enlever une ä une les pierres, quel travail sans intérét ! Et devoir les manger, de surcroít ! Elle soupconna Habiba d'avoir choisi le menu ä dessein. Voulait-elle se ven-ger de la peur que Maguelone lui avait causée ? Elle l'avait élevée et l'aimait comme sa propre fille. Les lentilles triées, la servantě lui confia des oignons ä éplucher. Les yeux de Maguelone pleu-raient. Ensuite, Habiba l'obligea ä les couper en morceaux minuscules. - Tu fais des tranches trop grosses. lis ne fondront jamais. Qui aime le goüt de l'oignon roussi ? Apres les oignons, Maguelone dut aider a ecailler et vi der les poissons qu'un pecheur avait livres. Elle fremit de degout. - Tu fais moins la mijauree en pansant des plaies, railla Habiba. - Ce nest pas pareil. - Ou est la difference ? Dis-moi. Elle etait habituee ä la vue du sang. Mais la täche lui deplaisait. Elle brülait d'envie de s'echapper. II lui semblait etre un personnage de conte, contraint de subir des epreuves. La plupart sont infaisables, mais le heros persiste et gagne. II terrasse les forces du mal. Peut-etre que si eile venait ä bout de celles-ci, par-viendrait-elle ä delivrer la princesse ? En l'occurrence, la petite Alis. Habiba l'observait attentivement. Elle semblait deviner son impatience. Ä cet instant Azalai's fut prise d'une toux rauque. - Ii lui faut une tisane, suggera Maguelone. Habiba ouvrit le pot qui contenait un melange de fleurs de coquelicot sechees. - Ii est vide, constata-t-elle. - Je vais chez l'apothicaire. - Non. J'y vais. Toi tu restes ici. Le ton d'Habiba etait peremptoire. Maguelone n'osa pas la contrarier. Peut-etre pourrait-elle profiter de l'absence d'Habiba pour s'enfuir. - N'essaie pas de te sauver, dit la servante. J'ai la cle. Pleine d'impuissance et de rage, Maguelone en-tendit celle-ci tourner dans la serrure. Elle etait de nouveau enfermee ! Les pas d'Habiba decrurent. SI Maguelone avait entendu la servante s'eloigner. Elle savait que son absence serait breve. L'echoppe de 1'apothicaire se situait un peu plus haut, rue de l'Amandier. A supposer qu'il y ait des clients dans la boutique, elle serait retardee. Pas tres longtemps. Cela laissait peu de temps pour improviser. Maguelone reflechit. Son pere avait toujours une cle sur lui. Sa grand-mere detenait l'autre. Elle ne pouvait tout de meme pas s'evader par la fenetre en nouant des draps. II existait une autre solution, ä peine moins risquee. S'emparer de la cle que sa grand-mere portait autour du cou, sans l'eveiller. Apres sa quinte de toux, I'aTeuIe s'etait assoupie. Son souffle etait rauque. Elle semblait souffrir dans son sommeil. Maguelone eprouva une pointe de compassion. Elle n'aimait pas ce quelle allait faire. C'etait pourtant necessaire. A la guerre comme a la guerre. Elle s'approcha avec precaution, retint sa respiration. Delicatement, elle souleva le chile qui couvrait la gorge de sa grand-mere. La cle reposait sur la poitrine d'Azalais, bien calee entre ses seins. Maguelone l'observa, fascinee. Elle tendit la main, s'arreta. Sa grand-mere ouvrit un ceil, le referma. Elle pa-raissait tres lasse. Sa main, aux veines noueuses, pal-pitait. Maintenant. II fallait agir vite. Habiba ne tarderait pas. Elle devait detacher le fermoir de la chaine, et prendre la cle sans reveiller la dormeuse. En depit des tisanes, Azalai's avait le sommeil leger. Un inconvenient du grand age. Maguelone songea a. un vieux chien. Eux aussi ne dormaient que d'un ceil. Et se reprocha cette pen-see. Vas-y. L'image de la mere d'Alis, superposee a celle de l'enfant, l'encouragea. Elle devait accomplir sa mission. Cette fois. Etait ce des pas qu'on entendait dans l'escalier ? Maguelone suspendit son geste et retint sa respiration. Mais non. Le bruit venait de la rue. Fausse alerte. Delicatement, elle toucha le fermoir. Elle espera qu'il s'ouvrirait sans difficulte. Un tressaillement d'Azalais faillit la faire sursauter. Mais il ne dura qu'un instant. Enfin, la cle se trouvait en sa possession. Elle referma la chaine avec delicatesse. Azalai's dormait toujours. Tendrement, Maguelone remit le chále qu'elle avait fait glisser sur les épaules de sa grand-měre. Habiba ne remarquerait peut-étre pas son evasion. Elle pourrait la croire sur la terrasse, en train de jouer. Avec un peu de chance, Maguelone liběrerait Alis et la raměnerait, sans qu'on se rende compte de son absence. La chance ne l'avait-elle pas souvent favorisée ? Aux cartes, en particulier. Bien sur, elle l'aidait un peu. Elle avait compris comment tricher. Le docteur semblait ne rien remarquer. Peut-étre voulait-il la laisser gagner ? Cette fois, elle avait confiance. La compagnie de theatre se nommait Les baladins de la belle étoile. Cétait peut-étre un signe. Pour sa part, Maguelone croyait ä sa bonne étoile. En cette periodě de Noel, une étoile n'avait-elle pas joué un röle crucial ? 22 Une fois dans la rue, Maguelone fila comme une rieche. Elle n'avait aucune envie de croiser Habi-ba. La servante s'était montrée capable de la battre ä la course. Elle la rattraperait, la tancerait sévérement. Son pere ľenverrait peut-étre au couvent. Mais pour ľinstant, elle était libre de ses mouvements. Et en dépit de ľinjonction du médecin, bien résolue ä poursuivre ses investigations. Mais, cette fois, elle prendrait ses precautions. Elle descendit la rue de l'Oye de May, et s'en alia toquer ä la porte de Géli. II était déjä parti ä ľentraí-nement. Aubréa ouvrit la porte. Elle la toisa d'un air soupconneux. - Encore toi ? - Je venais prendre des nouvelles de ľaccouchée, prétexta Maguelone. Aubréa ne fut pas dupe. - Tu n'as qu'ä ťy rendre directement. D'habitude, ca ne te géne pas, de fouiner chez les autres. Allez, ouste ! J'ai du travail avec les petits. Ľacidité percait dans sa voix. Elle exprimait des années de jalousie. Maguelone avait toujours déploré ľanimosité que lui vouait Aubréa. Cela ne la rendait guere sympathique. - Tres bien, fit-elle. - Bon vent, s'exclama Aubrea. Elle avait toujours son air d'oiseau de mauvais augure. Elle claqua ostensiblement la porte. Geli indisponible, restait ä convaincre Jaufre. Le gros garcon devorait la moitie d'une miche de pain aux olives quand elle arriva. - Tu en veux ? lui offrit-il joyeusement. Son articulation n'etait pas tres distincte. Maguelone declina l'offre. - J'ai besoin de ton aide. - Maintenant ? - C'est une question de vie ou de mort. Je crois que j'ai decouvert le lieu oü Alis est sequestree. Les yeux de Jaufre brillaient d'excitation. II ne pouvait pas rivaliser avec Geli, mais il adorait que Maguelone le sollicite. - Tu en es sure ? - J'aurais aime le concours de Geli et des archers, mais ils s'exercent dans la garrigue. II en parlait 1'autre jour. - J'espere qu'aucun mouton n'en fera les frais, souligna ironiquement Jaufre. - Iis sont ä la bergerie. Treve de plaisanterie, Jaufre. II n'y a vraiment que toi qui puisses m'aider. Brievement, elle conta l'agression de la veille. Secretement flatte, Jaufre bomba le torse. II se voyait bien dans le role du preux chevalier. Mettre en fuite des assaillants lui plaisait. - A votre service, gente damoiselle. Qu'attendez-vous de moi ? - Que tu penetres chez la folle. A son insu, de preference. - Elle lui expliqua son projet. Attentif, Jaufre l'ecouta. - Je suis l'homme de la situation. II attrapa une enorme corbeille. II la remplit de pains de diverses formes, de brioches de fougasses et de craquelins. - Tu t'encombres inutilement. - Attends de voir. II lui fit un clin d'ceil. - J'ai un plan. Une technique infaillible pour de-busquer le gibier. - Dis toujours. - Tu verras bien. Iis trottinerent jusqu'au Cul de sac Saint Come, oü se trouvait la maison de Clarmonda. Comme la veille, les fenetres demeuraient hermetiquement closes. Jaufre, qui avait une voix profonde, se posta au centre de la rue et s'epoumona. Son boniment etait bien rode. - Messieurs, mesdames, approchez ! Aujourd'hui, on mange gratis ! Brioches, craquelins, pains d'epices! Venez goüter ä mes delices ! Toutes fraiches etparfumées ! Du velours pour le palais ! Grands etpetits vont apprécier ! Comme par magie, la ruelle vide s'emplit de mon- de. - Des qu'elle sort, profites-en pour te glisser chez elle. - Ton pere ne dira rien ? questionna Maguelone, stupéfaite de son audace. Nouveau clin d'ceil. - Penses-tu ! il est sera bien trop fier de moi. Je le fais pour la gloire. Les comédiens sont trop pauvres. Cette bonne action me sera comptée plus tard. II murmura : - Ce sont les restes de la veille. D'habitude, ils servent ä nourrir les poules. Aujourd'hui, elles se contenteront de pain rassis. II plaqua sur ses lévres un sourire commercial. D'un air fureteur, une vieille inspectait sa marchan-dise. - Madame, voulez-vous goüter ? La vieille ne se fit pas prier. Maguelone guettait la maison de Clarmonda avec angoisse. Les clients affluaient, pourtant les volets restaient clos. La gratuité attire. Mais rien ne se pro-duisit. Elle reporta son attention sur la corbeille aux trois quarts vide. Les gens s'étaient jetés sur les gáteaux avec une avidité stupéfiante. II restait quelques brioches, et un amas de craquelins. Certains s'étaient brisés ou émiettés. Et puis, miracle, une fenétre s'ouvrit. C'était celie de Clarmonda. La folle s'encadra sous le linteau de bois. Maguelone se plaqua contre le mur. L'ombre l'engloutit. - Voulez-vous goüter, madame ? fit Jaufré d'un ton engageant. - De quoi s'agit-il ? Elle n'avait plus son air égaré. Son regard paraissait plus assure. Un peu de rose colorait ses joues haves. Jaufré la considéra avec l'attention d'un charmeur de serpents qui s'appréte ä jouer de la flute pour ama-douer ľ animal. - Descendez, goütez ä tout. C'est la maison qui paie. - Pourquoi faites-vous cela ? demanda une femme. - Le cure a promis une indulgence. II a dit: « don-nez ä manger aux pauvres », improvisa-t-il. - Quel cure ? - Quelle importance ? La folle parlementa avec Jaufré. Elle semblait avoir retrouvé une certaine logique. Elle posa des questions sur la qualité des ingredients, le mode de fabrication, puis s'enquit du prix. Quelques secondes passérent. Puis Clarmonda se décida ; - Je descends. - Je peux montér, proposa aimablement Jaufré. - Inutile. II - Je voulais vous epargner de la peine. - C'est inutile. Des que Clarmonda apparut, Jaufre esquissa un signe de connivence en direction de Maguelone. C'etait le signal. Febrile, la fillette se glissa dans l'en-tree, et emprunta l'escalier en colimacon qui menait ä l'etage. II etait si etroit qu'il permettait ä un adulte de passer, ä condition de n'etre pas trop gras. Maguelone avala les marches. Essoufflee, le cceur battant, eile poussa la porte. 23 Pendant ce temps, Jaufre tendait ä Clarmonda une brioche poisseuse. - Goütez-moi ca. C'est exquis. Elle porta le gäteau ä sa bouche. - Qu'en pensez-vous ? - Je ne sais pas. Elle avait l'air indecise. Autour d'elle, des femmes se pressaient. - Et moi, et moi ? - Servez-vous, les invita Jaufre. Ce serait peche de refuser. II ne quittait pas Clarmonda des yeux. Le principe meme du charmeur de serpents. L'entreprise de Maguelone serait-elle couronnee de succes ? Son cceur s'emballa. II fallait qu'il retien-ne cette femme le plus longtemps possible. - Croyez-vous que l'enfant aimera ? Jaufre manqua crier de stupefaction. Voilä quelle lui fournissait un indice ! Maguelone ne s'etait pas fourvoyee. En depit des denegations de son pere et de ses amis, eile avait tenu bon. - J'en suis certain. Tous les enfants raffolent des brioches et des craquelins. II n'y a qu'ä voir leurs yeux ! D'un geste mecanique, Clarmonda remplit son tablier de gäteaux. - He, vous, laissez-en un peu pour les autres, s'in-digna une voix courroucee. Une grosse femme s'interposa entre Clarmonda et la corbeille. Stupefait, Jaufre reconnut Chilo, la riche merciere. Mains sur les hanches, bien campee sur ses jambes courtaudes, et engoncee dans une somptueuse robe en velours vert, elle apostrophait la malheureuse. Elle ne manquait pas de toupet ! Elle portait sur le dos une tenue qui valait au bas mot six mois de nourriture, et revendiquait le pain des pauvres ! Jaufre allait la tancer, mais il comprit quelle faisait diversion. Interloquee, Clarmonda contemplait Chilo. Elle semblait ne pas comprendre la raison de sa colere. - C'est bon, Chilo, finit par dire Jaufre. Vous avez les moyens de payer. - Comment osez-vous ? Petit insolent ? Elle s'etoufFait de fureur, trouvait ä peine ses mots. Son buste corpulent semblait avoir gonfle. Rouge comme une crete de coq, elle arborait une expression belliqueuse. Jaufre n'insista pas. - Prenez ce que vous voulez, dit-il ä Clarmonda. La folle obeit. Ses mains tremblaient convulsive- ment. Elle avait des yeux d'un bleu tres doux, presque fane. Iis avaient du etre d'une couleur plus vive. Jaufre songea qu'ils devaient avoir la teinte exacte des aphyl-lantes, qui parsement la garrigue au printemps. Son visage et ses mains semblaient uses par le travail et les soucis. Sa robe etait elimee. Ses chaussures, grossie-rement ravaudees. Quelle que fut la faute de cette femme, elle etait a plaindre. Sa corbeille presque vide, Jaufre songea a Mague-lone. Pourvu quelle arrive a ses fins ! 24 La porte poussee par Maguelone donnait sur une piece d'une austerite monacale, et d'une rigou-reuse proprete. Aucun tapis ne couvrait le sol dalle. L'ameublement se reduisait au strict minimum, un coffre, une table et deux bancs ; les murs etaient nus. Seul, un vase d'eglantines sechees, pretes ä tomber en poussiere, apportait une touche de delicatesse au cceur du denuement. Maguelone entendit un fremissement. Au fond de la piece se trouvait une alcove. Des ri-deaux d'indienne violine la fermaient. Maguelone se precipita, ouvrit. Sur un grand lit gisait une enfant. Blonde et potelee, eile etait etendue sur une cour-tepointe matelassee de la couleur des rideaux. Son visage etait barbouille de larmes et de morve sechee. Ses yeux fixerem Maguelone avec effroi. -Alis ? La fillette resta muette. - Ne crains rien. Je te ramene ä tes parents. La fillette se recroquevilla. Elle semblait ne pas avoir compris. - Tu viens avec moi. Avec precaution, Maguelone souleva l'enfant. Spontanement, Alis mit ses bras autour de son cou. - Tiens-toi bien. C'est bientot fini. Alis acquiesca d'un sourire, puis ferma les yeux. A present, elle devait quitter la maison au plus vite. - Cramponne-toi, intima-t-elle a l'enfant. Comme sa mere serait heuteuse ! Le souvenir d'un visage emacie flotta devant ses yeux. Mais elle n'eut pas le temps de s'attarder sur cette evocation. Son expression se figea. Des pas resonnaient dans l'escalier. Jaufre trepignait. La corbeille etait vide. Descends, Maguelone. Tu n'as que trop tarde. Leur butin amasse, les femmes s'etaient eparpil-lees. En vain, il avait essaye de retenir Clarmonda. A present, toutes etaient pressees de rentrer. Clarmonda se dirigea vers la maison. Ii l'entendit chanter d'une voix assuree, haute et claire. Soum soum soum La fleur de coquelicot Une noix pour tout berceau Soum soum soum L'enfantelet va dormir Les etoiles vont sourire Soum soum soum La voix decrut. - Madame ! cria Jaufre. Ii s'elanca, mais, sans se retourner, eile franchit le seuil. Ii aurait pu la plaquer au sol. L'y maintenir jusqu'ä la sortie de Maguelone. Mais la violence lui repu-gnait. II ne s'imaginait pas attaquer une femme. Et il restait quelques personnes sur la place. II etait trop lourd, trop corpulent. Meme son esprit manquait de vivacite. Par sa faute, Maguelone allait se trouver en danger. II n'y avait pas a tergiverser. Jaufre se precipita sur les talons de la folle. II espera quelle n'avait pas ferme la porte. 26 Une fraction de seconde, Maguelone hesita. Quelle decision prendre ? Rester sur place pour affronter l'adversaire ? Ou avancer ? Elle croiserait forcement Clarmonda dans l'esca-lier. Elle espera qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre, mais c'etait peu probable. Redescendre s'averait risque. Elle pouvait lächer la fillette. Et si Alis devalait 1'escalier ? Elle se blesserait. Cette attente lui fut fatale. La poignee tourna doucement. La porte s'ouvrit. Clarmonda s'avanca vers eile. De saisissement, eile lächa les bords de son tablier, qui s'ouvrit. Brioches et craquelins roulerent sur le sol dalle. Elle les fixa d'un air hebete. Maguelone n'avait pas bouge. Elle toisa la folle. Clarmonda hurla. Un cri strident. Et terrifiant. - Mon bebe ! Elle vole mon bebe ! Elle allait ameuter tout le quartier. Si ses cris pou-vaient amener des renforts! Jaufre avait du l'entendre. Alis se blottit contre Maguelone. Elle etait presque aussi legere que Pytheas. Mais sa peau exhalait un doux parfum d'enfance. Clarmonda l'avait lavee ä l'eau de rose. Une legere fragrance emanait encore de son corps. C'est alors qu'une clameur retentit dans 1'escalier. - Maguelone, je suis coince ! 27 II était libre ! - Vite, vite ! - Attention, Maguelone. - N'aie crainte. Ensemble, ils se ruěrent ä ľextérieur de la mai- son. En d'autres circonstances, Maguelone aurait ri. La situation virait au comique. Mais lä, c'etait different. Alis se trouvait encore en Mais leurs tracas n'etaient pas termines. Iis venaient de tomber dans un guet-apens encore plus redoutable. danger. Et que ferait Clarmonda ? Les fous ont un comportement imprevisible. Elle pouvait se dechai-ner. User de violence envers eile ou l'enfant. II fallait eviter cela. Instantanement, Maguelone evalua ses chances. Jaufre, qui grossissait de jour en jour, s'etait trouve pris au piege. En venant ä la rescousse de Maguelone, il n'avait fait que compliquer ses plans. Revigoree, eile prit sa decision. Tenant fermement Alis, eile bouscula Clarmonda, qui tomba lourde-ment ä la renverse. II n'y avait pas de temps ä perdre. Elle se precipita et devala les marches jusqu'au premier palier. - Jaufre, je t'en prie, essaies de te degager ! - Tu as la petite ? - Oui, mais sors de lä. Tu bloques le passage ! L'angoisse de Maguelone, plus que son ton im- peratif, aiguillonna Jaufre. II essaya de bouger lege-rement, puis donna un grand coup d'epaule pour se mettre en travers. 28 Trois garcons leur faisaient face. Les trois apprentis, qui l'avaient agressee. lis etalent revenus, pour se venger ! - La demoiselle s'est echappee, railla le plus age. Et elle a enfante. On va vite en besogne, ic i. - C'est le miracle de Noel, ironisa le second. L'en-fantelet est deja grand. II a meme ses dents de kit. Determine, Jaufre affronta l'adversaire. - N'y touchez pas ! - Voici le chevalier servant. C'est toi Le pere ? Felicitations a la Sainte Famille ! Tu as pense aux dragees ? Les trois garcons eclaterent d'un rire mauvais. En groupe, le liberateur de Maguelone redevenait different. II suivait le chef sans broncher. II avait du ex-pliquer tant bien que mal 1'evasion de la fillette. Et rendre des comptes. Pour toute reponse, Jaufre fonca dans le tas. Tel un taureau furieux, il decocha tin coup de poing au garcon le plus proche. Maguelone lui aurait volon-tiers prete main forte, mais c'etait impossible. - Sauve-toi, lui intima Jaufre. Cours chercher du secours. Mais avant quelle fasse le moindre pas, un des garcons lui barra la route. Le maitre de Martin contemplait la scene. Maguelone nota son expression impuissante. A present, il avait presque l'air desole. Restait a souhaiter que la folle ne surgisse pas. Pro-fitant de la confusion, elle recupererait Alis et la cloi-trerait. Comment neutraliser le piege qui se refermait sur eux ? En gagnant du temps ? La ruse supplee la force. Et denoue des situations jugees inextricables. Peut-etre pouvait-elle essayer la provocation. En tablant sur la vanite de l'adversaire, elle pouvait le diviser. Elle cherchait par quelle phrase mettre le feu aux poudres, quand une voix tonna : - Jaufre, je vais te tirer l'oreille ! Est-ce vrai que les pauvres font bombance grace a toi ? Le boulanger, fair furibond, venait d'apparaitre au coin de la rue. - Je t'expliquerai, pere, fit Jaufre, confus. Mais d'abord, sors-nous de ce guepier. C'etait la premiere fois qu'il se sentait presque heureux de se faire morigener. Les apprentis conside-raient 1'arrivant avec stupeur. L'homme etait trapu et muscle. Son fils lui res-semblait, en moins compact. Les bras du boulanger, habitues a petrir la pate, faisaient saillir des muscles impressionnants. Lexpression menacante de son visage donnait a reflechir. La lecon du forgeron avait porte. - Sauve qui peut! hurla le chef. Comme une volee de moineaux, ils decamperent. Maguelone respira. - Ä nous deux, maintenant, fit le boulanger d'un air menacant. Allons nous expliquer 29 Maguelone se rejouissait de reentendre les Noels en langue d'oc qui avaient marque son enfance. Des musiciens, avec leurs instruments traditionnels, accompagnaient les chanteurs. Les jours precedents, le carillon de l'eglise avait joue un nadalet*. Lair etait reste grave dans la tete de Maguelone. Elle le fre-donna, en attendant. Apres la messe, on mangerait. Lestomac de Maguelone commencait a crier famine. Elle aurait bien preleve un acompte sur les innombrables plats qu'Habiba avait prepares. Mais la servante avait tout enferme dans le garde-manger, et confie la cle ä la maitresse de maison. Qui avait refuse de se laisser attendrir. - Noel, c'est Noel, objecta-t-elle. Ii faut respecter le jeüne. Que diraient les gens ? - Iis n'en sauront rien. Les deux femmes resterent inflexibles. - Tu as fait assez de betises comme ca. Avec envie, Maguelone guigna les prunes confites, et les abricots sees ä la päte d'amandes. Elle en avait derobe quelques-uns quand Habiba les pre-parait. Elle y aurait bien goüte ä nouveau. Elle les * : Chant de Noel, en occitan. méritait. Avec les emotions de ces derniers jours, et les souffrances quelle avait endurées ! Mais les adultes voyaient les choses ďun autre oeil. La mere ďAlis avait pleuré de joie en retrouvant sa fille. - Cest le miracle de Noel. Son mari, lui, n'avait rien dit. Les lěvres pincées, il observait la scene. II ne paraissait pas le moins du monde attendri. Maguelone aurait jure que ce retour ne le réjouissait guěre. Sachant la pauvreté des comédiens, le docteur leur avait fait porter des provisions. - Une accouchée doit reprendre des forces, avait-il declare. II faut que son lait soit abondant pour le bébé. De la viande et du hareng fumé, un boisseau de lentilles, un autre de pois sees, un panier de pommes, de la farine et des gäteaux au miel, špecialite d'Ha-biba. Ce devait étre Noel pour tous, avait-il ajouté. Le pere de Jaufrě avait donne un pain de quatre livres, et un sac de brioches. En entendant l'expli-cation de son fils. Des voisins, qui avaient participé aux recherches, avaient aussi contribué. Tels les Rois Mages, ils avaient défilé. L'un avait orfert un chapon. Ľautre des amandes, des figues et des raisins sees. En dépit de son avarice, Chilo avait fait don ďun reste ďhuile ďolive (trouble et rance, selon les mauvai-ses langues), d'un flacon de vin, et de langes pour le bébé. Cette générosité en étonna plus d'un. Maguelone avait ajouté un cadeau personnel. Une amulette. Un petit morceau de corail rouge, sus-pendu ä un lien de cuir. Son oncle Glaudi en avait rapporté plusieurs de ses voyages. Celui-ci convenait ä un tout-petit. II avait le pouvoir, disait-on, de pro-téger des intempéries, voire de la foudre. II confor-tait la vue et le cceur, et éloignait certaines maladies, dangereuses pour les trěs jeunes. Sur les peintures, on en voyait parfois au cou de l'enfant Jesus. C'etait de bon augure. La fille du médecin se sentait responsable de celle qu'elle avait sauvée. Le morceau de corail lui permet-trait de veiller sur eile de loin. Elle ne reverrait plus la fillette. Si la troupe revenait jouer ä Montpellier, eile aurait grandi. A un áge aussi tendre, on oublie vite. La mere d'Alis avait retrouvé son allant. Le retour de sa fille avait opéré des merveilles. Elle jouait dans le jeu de la Nativitě. Elle avait revétu, pour l'occa-sion, une robe rouge élimée dont la couleur avait fané, et un voile de lin bleu ciel. Maguelone son-gea qu'elle ressemblait aux Vierges des églises. Toute trace de fatigue effacée, eile était ravissante. Sa taille avait besoin de s'affiner, mais eile mincirait vite. Elle et les siens n'avaient pas souvent l'occasion de faire bombance. Un detail, toutefois, préoccupait Maguelone. - Est-ce qu'elle ira en prison ? Son pere hocha négativement la téte. - Le tribunal s'est montré clement. Ii lui ordonne de rester pendant une année entiěre au couvent de ta taňte Barbe. Les religieuses veilleront sur eile. Elles la soigneront. Elles ont 1'habitude. Maguelone fit la moue. - Cette decision ne semble pas te réjouir. - Cest que...Tante Barbe me paraít pire que la prison. Le docteur éclata d'un rire tonitruant. II en pleural t presque. - Ce nest pas trěs gentil. - Je dis ce que je pense. - Attends la suite. On lui confiera une petite or-pheline, de l'age d'Alis. Clarmonda s'en occupera personnellement. Sous surveillance, bien sůr. Elle l'habillera, la lavera, la nourrira. Si elle guérit, la petite ira habiter avec elle. Le couvent ne sait plus que faire des enfants qu'on depose au tour. lis sont trop jeunes pour travailler et content eher. Clarmonda peut participer aux táches ménagěres, et ä l'entretien du jardin. Cela te semble juste ? - Tout ä fait. Maguelone était rassurée. Pour la féte, elle revétit, ä sa grande joie, une des robes de sa mere. Depuis 1'année precedente, la fillette s'etait allon-gée. Ses vétements ne lui allaient plus. Habiba avait juste raccourci et repris ä la poitrine la plus étroite des robes. La jeune femme l'avait portée avant son manage. Elle se composait d'un corsage ajusté, et d'une jupe en velours bleu pervenche. Habiba avait 1 . le mantel assorti. De ravissants boutons en i bleu, cnacun peint d un motif d oiseau (pluvie* ge-gorge, hirondelle, chardonneret, mesange), coraient. Maguelone adorait ces boutons. lis t ,uent aussi beaux que des bijoux. Dans cette tenuv |j avait l'impression d'annoncer le printemps. - C'est une couleur tres fragile, commenta A i * ., . , ., , . A ° i.brea d un air pince. Elle etait vetue d un mantel dy . gris souris, epais et chaud. Elle avait elle-mem, s^ de, sur le col, des bleuets, des oeillets du poete \ ^ guelone le reconnut. Elle l'avait longtemps \ $ur Isop. Il irait ensuite a Mailis, puis a la plus pet^ ^ sceurs. Ainsi allait la vie. Le froid etait vif, les etoiles brillaient dans I, Un morceau de tissu noir, constelle de jaunt , . 11/ T ' 1 • eV0" quait la nuit de Bethleem. La comedienne re , , scene de la naissance. Le nouveau-ne joua son ^ ^ la perfection. II pleura meme un peu. Mais une surprise attendait Maguelone. Martin avait obtenu l'insigne honneur de Marie sur son dos. Lane aussi avait repris des forces. Grace am ■r , w 1 1 ■ • ;0inS attentifs de Maguelone, sa plaie, propre et ciai n'etait plus qu'un mauvais souvenir. Avec patience, son maitre l'avait etrille. So. q.j !orter luisait de propreté. On avait tressé des rubans verts et blancs ä sa queue. II resplendissait. Pris de remords, en apprenant ľenlévement d'Alis, et le rôle joué par Maguelone, le garcon avait propose de préter Martin aux comédiens, pour leur dernier spectacle en ville. Ensuite, ils reprendraient la route, avec le chariot et la vieille jument borgne. L'äne sortit fiérement de ľéglise. Son maítre le te-nait par la bride. Juchée sur son dos, la mére d'Alis portait le nouveau-né dans ses bras. En passant prés de Maguelone, il se mit ä braire joyeusement. - II m'a reconnue, chuchota-t-elle, tout émue, ä Géli qui se tenait prés ďelle. Elle lui avait pardonné son inertie dans ľaffaire de ľenlévement. II avait regretté de ne pas participer au sauvetage de ľenfant. Elle se demandait s'il n'avait pas été un peu jaloux de Jauŕré. Le gros garcon s'était vanté de ses exploits. Mais s'il y avait eu brouille, le nuage s'était dissipé. - Chut, fit sévérement Azala'ís. De leur bane, les deux amis échangérent un sou-rire, tandis que le chant final résonnait sous la voúte de ľéglise. Les mauvais jours étaient passes. Désormais, tous pourraient se réjouir. FIN Achieve ďimprimer sur les presses de Papers;raŕ (it) en octobte 2(113 ISBN : 979-10-92001-02-0 Dépôt légal ä partition