Chapitre II: L 'individu et les mondes La presence des ecrivains d'origine subsaliarienne vivant en France devient notoire grace au nouveau positionnement des individus createurs par rapport au monde environnunt et au profil inedit de leur creation artistique. Ii s'agit tout d'abord d'un positionnement physique, dans uri nouvel espace, mais aussi d'un positionnement culture! qui oblige les leeteurs ä repenser les anciens cadres de lecture et d'interpretation de la litteralurc africaine. L'ecriture contemporaine bouleverse Fhorizon d'attente des leeteurs et propose de nouveaux paradigmes dans lesquels Findividualite et la liberte de creation sont les enjeux majeure de Facte createur. 11.1. Le nouveau positionnement Quittant, le plus souvent volontairement', leur pays natal pour s'installer ailleurs, les ecrivains d'origine subsaharienne contemporains entre-prennent un geste profondement symbolique qui reitere. dans des circons-tances nouvelles et done avec des consequences difrerentes, le geste de certains de leurs predecesseurs qui partaient ä la conquete de nouveaux horizons. Mais en assuraant la condition existentielle de l'exil2, ees ecrivains aspirent ä se liberer de toutes les determinations anterieures ä leur depart el ä trouver ainsi une plus profonde liberte creatrice. L'individualisme et le des-engagement de leur ecriture apparaissent comme les constantes de leur positionnement sur la scene litteraire de leur pays d'adoption. 1 Bien sur, nous ne faisons pas abstraction du caraetere cemplexe du positionnement des individus dans le monde eon temporal n. Lcs displacements de population, indivi-duels on collectifs sont rarement voJontaires el jamais gratuits. Des raisons eeono-miques, politiques, culturelles ou mSme Effectives, semi intrinseques a toute migration. " Le caraetere volontaire de cet exil est mis en avaiii par certains ecrivains, tels Nimrod qui souiigne qu'h la difference de Text! politique, I'exil volontaire est le fruit d"un ehoix individuel sans consequence pour la creation artistique (Nimrod et Jamai Mahjoub, « Deux ecrivains face au destin de leur pays », Entretien avec Pierre Chenauau, D'encre et d'exil 3. Troisieme rencontre Internationale des I'criturex it'o\-il RPI Cmtn* Pnmi-iirlnn lOOd n 107-1^01 La diaspora postcoloniale en France II.l.l. Le dire « je » : questionnement sur Vindividu et Videntité Comme nous Favons déja évoqué dans Jes pages précédentes. nous assistons dans la littérature contemporaine ä 1'émergence d'un individualisme sans precedent dans la culture africaine3, dont la comprehension nous per-mettra d'identjfier la presence d'une nouvelle vision du monde oí corrélatí-vement ['edification d'une nouvelle esthétique. L'avenement de l'individualisme L'individu et ses difiérentes acceptions : personne, sujet, moi, ainsi que la problématiquc corollaire de l'autre ont été la preoccupation majeure de la philosophic occidentale ä partir de 1'Antiquité. Ces acceptions ont «presque toujours posé des dífficultés quasi insurmontables a la tradition politique et philosophique occidentale »4. Cependant, malgré cctte presence constante des interrogations sur l'individu, ce sera seulement ä partir de la modernitě qu'on pourra identifier I'apparition de l'individu huniain comme valeur et repěre stable pour les penseurs5. Dans la modernitě, l'individu était percu comme un centre fixe, centre de la perception du monde et de l'au-delä. II représentait ainsi une valeur cardinale, le seuil a partir duquel on inter-prétait le monde existant6. L'individu humain était done défini comme une entité stable, indépendante, mais ce qui préoecupail les inlellectuels était de savoir quelle était sa difference spécifique par rappori ä d'auties individus du monde ; en d'autres tennes, quelle était sou idenlité. L'identitě se révěle done pendant la modernitě unc nouvelle source de déhais autour d'un concept nécessaire ä !a comprehension du moiule, Corollaire de la problématique de 1'altérité, ellc a été prineipalcnieut concuc, cl ce de maniére generale, comme 3 L'individu ii'est pas Line réalilií toialement éirangére ä la tradition culturelle africaine. La publication en 1938 par Diedrieh Wesiermann des Autobiographies ďAfricains. Ome autobiographies ď indigenes oríginuires de diverses regions de l'Afriqae et representant des metiers et des degres de culture différenls (Paris, Payot, 1943) laisse rransparaflre, il travers le genre autobiographique, )a creation des portraits d'itidividus. Cest que Fautobiographie, comme le montre Y. E. Améla : «est un genre relevant de la littérature orale, prolii'ique aux temps anciens, dont une large collection peut parfois constituer une bibliothéque vivante, servant ä étabiir les genealogies et I'histoire que transmettem, par voie orale, ces véritables eonservaieurs » (« Les autobiographies d'africains de Westermann (1938): Textes et con texte s », Plumes allemandes. Biographies et autobiographies africaines, A. P. Oloukpona-Yinnou et J. Riesz, (Dir.), Lome, Presse de L'UL, 2003, p. 27). L'individualitě est inscrite dans une coherence globale, collective, eile ne détient pas de valeur autonome. 4 Achille Mbembe, De la Postcolonie, op. cit., p. 9. ? Louis Dumont, Essais sur 1' individualisme. Une perspective antlvopologique sur l'individu moderne, Seuil, 1983, p. 201. ň Mimici Rpniiiavao I,p Mvthe ftp V'instivhhi T ři n^mnv^rrť1 9D04 n t ^ I.'INDIVIDII I I I I S MONDHS continuité du meine ä travers l'espace et le temps, comme unite et eomme reconnaissance du meine car : L'identite est attachée ä la notion de permanence, de maintien de repéres fixes, constants, échappant aux changements pouvant affecter le sujet ou l'objet par le cours du temps. En deuxieme lieu, l'identite s'applique a la delimitation qui assure de l'existence ä 1 'etat séparé, pennettant de circonscrire 1'unité, la cohesion totalisatrice indispensable au pouvoir de distinction. Enfin l'identite est un des rapports possibles entre deux elements, par lequel est éta-blie la similitude absolue qui rěgne entre eux, pcrmettant de les reconnaitre pour identiques,' La permanence est alors apparue comme une condition nécessaire pour la definition de l'identite, mats insuffisante pour la comprehension du statut propre de l'individu humain. Pour cette raison, Stephane Ferret a mis en evidence les differences spécifiques de trois types ďidentité : numérique, qualitative et spécifique ou sortale*, indispensables en égale mesure pour la precision du caractěre particulier ďun individu par rapport ä tous les autres individus. De F analyse de ces trois types ďidentité nous pouvons dégager la presence de plusieurs constantes qui précisent le caractěre spécifique de 1'individu humain : le rapport de soi ä soi et la permanence de ce rapport ä travers le temps, le rapport ä YAutre et aux autres en fonction de 1'appartenance ä un espace spécifique. Dans ces circonstances, nous pouvons supposer que tout changement de 1'un de ces elements définitoires pour l'identite de l'individu humain aura une incidence sur les caractéristiques de l'individu. L'identite de soi ä soi est děs le debut soumise ä plusieurs contraintes et, par consequent, eile est la plus difficile ä maitriser. L'individu est percu souvent sous plusieurs aspects. Les differences dans le langage philosophique entre individu, personne et sujet sont exemplaires de ce point de vue. Jean-Pierre Vernant par exemple a souligné la difference entre l'individu 7 André Green, «Atome de parenté et relation cedipienne », L'identite, Séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Levi Strauss, (1983), PUF, 2007, p. 81-82. 8 Le Philosophe et son scalpel. Le Probleme de ľ identite personnelle, Minuit, 1993, p. 14: «j'ai essayé ailleurs de réduire ľéquivocité foncišre du mot 'identite' en distinguant trois concepts : (i) l'identite numérique qui définit la relation qu'un particulier entreüent avec lui-meine toul au long de sa carriére (Socrate enfant est le tněme homme - homo sapiens - que Socrate adulte); (ii) 1 'identite qualitative qui designe une ressemblance aussi poussée qu'on voudra entre un ou plusieurs particuliers (Socrate et lui-méme, deux jumeaux homozygotes entre eux); (iii) l'identite spécifique ou sortale qui réunit sous une méme categoric d'espece ou de genre des particuliers numériquement différents (Socrate et Platon sous le concept d'homme; Socrate, Platon et un hippopotame sous le concept d'animal) ». 9 II est utile de préciser que l'utilisation de la majuscule (Autre/autre) n'est pas ano dine. Elle designe inévitablement une operation d'essentialisation. La diaspora postcoloniale en France iti it in sensu, la personne et le sujet , accentuant cependant la coexistence de to dimensions de 1'étre, vues comme étant des elements solidaires, soudés niiiHir de la figure centrale de l'individu, et qui aident ä préciser son identitě. ( "était le profil encore stable de l'individu moderne. La transition vers la postmodernité Dans la transition de la modernitě vers la postmodernité, le concept d'individu s'est maintenu comme repěre pour la pensée", bien qu'il ait subi de nombreuses modifications. II a en effet généré une nouvelle phase de 1'individualisme caractéristique de Fépoque contemporaine. L'unite de l'individu en tant qu'ensemble compose de plusieurs dimensions subit un phénoměne de dislocation. Le concept d'individu stricto sensu a été remplacé par celui de personne1". Nous pouvons done parier dans le contexte contemporain de 1'émergence de ce que Gilles Lipovetsky définit comme étant « le processus de personnalisation », equivalent ä la deuxiěme phase de l'individualisme occidental1". Pendant cette nouvelle phase, l'individu devenu personne serait cons-truit sur le modele de la multiplicité. Dans cette logique, chaque individu particulier apparait comme une entilé indépendante et singuliěre qui se refuseraii ä toute classification. Dans ces circonstances, 1'identité se trouve modifiée de maniere substantielle. Elle est devenue instable et plurielle, caractérisant chaque individu par des identifications partielles1 . « L'individu, stricto sensu ; sa place, son rfile dans son ou ses groupes ; la valeur qui lui est reconnue : la marge de manoeuvre qui lui est laissée, sa relative autonomie par rapport a son encadrement institutionnel ; Le sujet, quand l'individu s'exprimant lui-méme a la premiere personne, parlanl en son nom propre, énonce certains traits qui font de lui un étre singulier: Le moi, la personne; l'ensemble des pratiques et des attitudes psychologiques qui donnent au sujet une dimension ďintérioritč et ďunicité, qui le constituent au-dedans de lui comme un étre reel, original, unique, un individu singulier [,..]. », « L'individu dans la cité », Sur ťindividu, Seuil, 1987, p. 24. 11 Voir aussi Miguel Benasayag : « Le seul roc qui surnage á la rupture que représente la fin du mythe du progres, la seule valeur credible de cette époque de crise, e'est l'individu, autrement dit, chacun de nous en tant qu'individu vaquant a ses occupations, courant derriere ses intéréts. » (Le Mythe de l'individu, op. cit., p. 9). « L'individu est cause et effet logique de 1'identité. Maitre de son histoire, capable avec d'autres individus autonomes de faire l'histoire du monde, il est éduqué pour tenir une fonction dans les institutions programmées par la société. La personne, par centre, a des identifications multiples, ses masques (persona). Structureliement dépendante des autres (hétéronomie), elle se contente d'assurer des rules dans ces ensembles affectuels que sonl les tribus. », Michel Maffesoli, La Part du Diable. Precis de subversion postmoderně, Flammarion, 2(X)2, p. 119. 11 LĚre du vide, op. cit., p. 7-8. '1 Voir aussi Badou Ndoye, « Cultures, traditions et identités : le differential is me a 1'épreuve de la mondialisation », Éthiopiques, n°71, 2e semestre 2003, Article publié sur http://www.refer.sn/ethiopiques: « On pent voir dés lors que 1'identité a cessé 'IVi 11- une notion simple et la complexité qui la caractérise reside dans le fait que le La diaspora postcoudniaue en Fkanci; L'individu et les mondes u-nsu. la personne et le sujet1", accentuant cependanl la coexistence de . . dimensions cle rétre, vues eoirane étant des eleu in its solidaires, soudés lUtOUi ile la figure centrale de l'individu, et qui aiilenl ;'i preciser son identitě. I i ni Ic profil encore stable de l'individu moderne. La transition vers la postmodernité Dans la transition de la modernitě vers la postmodern ilé, le concept d'individu s'est maintenu comme repěre pour la pensée", bien qu'il ait subi de nombreuses modifications. II a en effet géneré une nouvelle phase de I 'individualisme caractérislique de 1'époque contemporaine. L'unite de l'individu en tant qu'ensemble compose de plusieurs dimensions subit un phěnoměne de dislocation. Le concept d'individu stricto sensu a etc remplacé par celui de personne12. Nous pouvons done parier dans le conlexte contemporain de 1'émergence de ce que Gilles Lipovetsky déťinit comme eiant «le processus de personnalisation », equivalent ä la deuxieme phase de I' i nd i v i d ual i sme oc cident al13. Pendant cette nouvelle phase, l'individu devenu personne serait cons-truit sur le modele de la multiplicité. Dans cette logique, chaque individu particulier apparait comme une entire indépcndante et singuliěre qui se refuserait ä toute classification. Dans ces circonstances, l'identite se trouve modifiéc de maniěre substantielle. Elle est devenue instable et plurielle, caractérisant chaque individu par des identifications partielles1 . 10 « L'individu, stricto sensu ; sa place, son role dans son on ses groupes ; la valeur qui lui est reconnue ; la marge de manoeuvre qui lui est laissée, sa relative autonomie par rapport a son encadrement institutionnel; Le sujet, quand l'individu s'exprimant lui-méme a la premiere personne, parlant en son nom propre, énonce certains traits qui font de lui un étre singulier: Le moi, la personne ; I'ensemble des pratiques et des attitudes psyehologiques qui donnentau sujet une dimension ďintériorilé et ďunicité, qui le constituent au-dedans de lui comme un étre reel, original, unique, un individu singulier [...]. », « L'individu dans la cite ». Sur l'individu, Seuil, 1987, p. 24. " Voir aussi Miguel Benasayag : « Le seul roe qui Mirnage á la rupture que représente la fin du mythe du progres, la seule valeur credible de cette époque de crise, e'est l'individu, autrement dit, chacun de nous en tant qu'individu vaquant á ses occupations, courant derriěre ses intérěts. » {Le Mythe de l'individu, op. cit., p. 9). 12 « L'individu est cause et effet logique de I'idem ilé. Maltre de son histoire, capable avec d'autres individus autonomes de faire l'histoire du mondc. il est éduqué pour tenir une fonction dans les institutions programmées par la sociélé. La personne. par contre, a des identifications multiples, ses masques (persona). Structurellement dépendante des autres (hétéronomie), elle se contente d'assurer des roles dans ces ensembles affectuels que sont les tribus. », Michel Maffesoli, La Part du Diable. Precis cle subversion postmoderně, Flammarion, 2002. p. 119. '1 L'Ere du vide, op. cit., p. 7-8. 11 Voir aussi Badou Ndoye, « Cultures, traditions et identités: le differential isme a Lépreuve de la mondialisation », Éthiopiques, nD71, 2= semestre 2003, Article publié sur hi(p://www.refer.sn/ethiopiques: « On peut voir děs lors que 1'identité a cessé d 'étre une notion simple et la complexité qui la caractérise reside dans le fait que le 1 - - - -J---—^-------H™U« ~* . Si le personnage sans nom construit par Sami Tchak essaie de trouver des maniéres authentiques pour définir son identite singuliére dans ľespace de sa naissance, tout autre est la situation d'Edgar Fall, le personnage de La Fabrique de ceremonies. Partant sans le vouloir vraiment dans son pays natal, ä ľinitiative du directeur de Périple Magazine, le personnage se trouve dans la situation de devoir définir sa position entre deux espaces et deux types de récits identitaires. Le voyage se transforme en une quéte de ľidentité personnels. Edgar Fall se dévoile dans le roman comme un individu sans 34 « Or si le sujet n'est plus dtffini par le tout du groupe auquel il appartient, il cesse de se representer lui-meme comme un et clos, et se decouvre pluriel, poly-appartenant [... ] », Annie Montaut, « Des Enfants de minnit au Dernier soitpir du Maure : Historie de trou », Dedale : Postcoianialisme, Decentrement, Deplacement, Dissemination, n°5 et 6, Maisonneuve & Larose, Printemps 1997, p. 313. Place desßtes, op. cit., p. 24. L'individu et les mondes attaches, un individu banal qui vit une vie commune, mais qui, suite au voyage dans son pays natal, commence a souffrir d'une degradation psy-chique de plus en plus accentuee37. L'identite anterieure, africaine, est renicc, mais aucune autre identite n'est evoquee. L'histoire du pays et le vecu sont refoules par le personnage qui leur prefere une vie quotidienne, sans but et sans espoir. Dans les deux tomans, 1'individu apparait done comme etranger, solitaire et isole des autres individus. La communication est spectrale, une communication in absentia oil 1'autre ne repond pas. C'est le cas des pseudo-dialogues avec le pere dans le roman de Sami Tchak et des dialogues qu'Edgar Fall entreticnt avec Johnny-Quinqueliba et avec Urbain Mango dans La Fabrique de ceremonies : D'ou mon etat honteux et silencieux pendant qu'Urbain Mango parle, parle comme je bois pour fluidifier mon corps. Et je ne peux pas dire qu'il me parle a moi: ma presence ne sect qu'a orienier sa voix, sa voix, sa voix qui ricoche contre les parois de mon oreille avant de lui revenir comme un sonar, lui rap-portant poliment la preuve qu'il ne parle pas tout seul.38 Les personnages construits par les deux romans apparaissent done comme des individus engages dans des relations inauthentiques avec les autres individus. Edgar Fall et le personnage sans nom de Sami Tchak refusent toute identification et toute affiliation identitaire implicite et exterieure. La recherche de l'identite et des appartenances y est envisagee comme une entre-prise processuelle, en mouvement. La quete du sens et de la signification globale de 1'existence reste inaboutie dans les mondes crees par les deux romanciers. De la meme maniere, Calixthe Beyala et Fatou Diome mettent au cceur de leurs romans 1'individu et un ensemble de questionnements lies a son ancrage dans le monde. Femme nue, femme noire et Le Ventre de I'Atlantique, parus en 2003, creent des portraits d'individus feminins qui cherchent, tout comme les personnages de Kossi Efoui et de Sami Tchak, a donner une coherence a leur vie. Salie, le personnage du roman de Fatou Diome, vit en exil en France. Privee de tout contact direct avec les siens, elle met en question les caracteristiques de l'espace en tant que fondateur de l'identite. L'affiliation et le sentiment d'appartenance sont questionnes par le roman, car le « sentiment d'appartenance est une conviction intime qui va de soi. L'imposer a quelqu'un, c'est nier son aptitude a se definir librement. »39 Tout comme le personnage de Fatou Diome, le personnage narratcur du roman Femme nue, femme noire essaie de se forger une nouvelle identite. en suivant une voie differente de celle tracee par la communaute dont elle ne partage pas les valeurs. Bannie par celle-ci pour son comportement asocial, Irene trouve refuge dans I'imaginaire. Dans ce monde, elle choisit des roles ' II est interessant de ce point de vue de remarquer la structure eiymologu|m' du in mi du personnage (« to fall » signifie en anglais « tomber, dechoir »). 3S La Fabrique de ceremonies, op. cit.. p. 28. La diaspora postcoloniale en France soeiaux inédits (prétresse, folie, sage) qui lui permettent de se libérer. provi-soirement, de toute contrainte extérieure. Cette liberation ouvre la voie á la negotiation de nouvelles formes ď identification et met en question, comme nous le verrons dans le troisiěme chapitre, 1'organísation sociále dans sa totalitě. La principále constatation qui se dégage de cette premiere observation de ccs quatre romans est que les écrivains contemporains vivant en France utilisent pour la construction de leurs personnages des strategies issues direc-tement du contexte de la posimodernité, telles la deconstruction du profil héroique, demarche entreprise děs 1985 par William Sassine, la mort du sujet en tant que réalité indépendante, cohérente el a I'appartenance prédéfinie, sa construction au contraire par des elements hclérogcnes. La problématique de la poly-appartenance de Findividu ficlionnel nous semhle étre Fenjeu principal des romans évoqués. D'autres exemples pourraieni ětre convoqués40. Ce que tous ces textes mettent en exergue, méme si lous les écrivains ne parta-gent pas cette conviction41, e'est le profond bouleversemeni des valeurs pro-duit par Fexil, car il institue tin temps et tin espace de Pau-delá, régi par de nouvelles lois. II. 1.2, Le reflet de Vindividu exile Le nouveau prolil de Findividu, icl qu'il so rcflete dans les romans ne peut pas etre compris iiitégralenient sans Féclaircissement apporté par Fanalyse de Fexil el de ses implications dans cette littérature. L'exil : théme littéraire africain Le theme de Fexil et de son synonyme imparfait, Fimmigration42, definic par Ahdelmalek Sayad en correlation avec Immigration43, ont connu tout au long dc Fhistoire de la littérature une utilisation qui, comme le souligne Charles Bonn44, est responsable d'une banalisation de ce domaine de la re- Voir par exemple Abdourahman Waberi, Transit, Gallimard, 2003, et Bessora, 53 cm, Le Serpent a Plumes, 1999, etc. 41 Cf. Nimrod, « Deux ecrivains face au destin de leur pays », op. tit., p. 107-130. 42 Christiane Albert utilise le mot « immigration » pour designer la situation particu-liere des ecrivains africains contemporains (L'Immigration dans le roman africain francophone contemporain, Karthala, 2005). A ce terme, nous preTerons celui d'exil qui, selon nous, contient, corretativement au sens de deplacement physique des personnes, une signification de dechirement, specifique ä la situation des ecrivains africains contemporains. 43 Celui-ci concoit 1'immigration comme etant toujours liee ä Fidee du retour, possible ou rSve (UImmigration ou les paradoxes de Valterite. L'lllusion du provisoire, Raisons d'Agir, 2006, p. 137-138). 44 « L'exil et la quete de Fidentite, fausses portes pour une approche des litteratures de I'emtgration 7 », http://www.limag.refer.org/Textes/Bonn/EmigrTunisGafaiti.htm, communication au colloque «Litterature maghrebine d'expression fran§aise entre cliches, lieux communs et originality », Institut Bourguiba des langues Vivantes, I \ i it v,\im \ ľus koloniale en France L'individu et les mondes i»i lull* inedita (pretrcssc, folic, sage) qui lui permettent de se libérer, provi-oiremeni, de toute contrainte extérieure. Cette liberation ouvre la voie á la negotiation de nouvelles formes d'identification et met en question, comme nous le vcrrons dans le troisiěme chapitre, P organisation sociále dans sa luialhe. l.n principále constatation qui se dégage de cette premiere observation do cos quatre romans est que les écrivains contemporains vivant en France ulilisent pour la construction de leurs personnages des strategies issues direc-tement du contexte de la postmodernité, telles la déconstruction du profil liéroique, demarche entreprise dés 1985 par William Sassine, la mort du sujet on tant que réalité indépendante, cohérente et á Fappartenance prédéfínie, sa construction au contraire par des elements hétérogěnes. La problématique de la poly-appartenance de l'individu fictionnel nous semble étre Fenjeu principal des romans évoqués. D'autres exemples pourraient étre convoqués40. Ce quo lous ces textes mettent en exergue, méme si tous les écrivains ne parta-gent pas cette conviction41, e'est le profond bouleversement des valeurs pro-duii par l'exil, car il institue un temps et un espace de Fau-delá, régi par de nouvelles lois. II.1.2. Le reflet de l'individu exile Le nouveau profil de l'individu, tel qu'il se refléte dans les romans ne petit pas étre compris intégralement sans Féclaircissement apporté par I'analyse de l'exil et de ses implications dans cette littérature. L'exil' thěme littéraire africain Le theme de l'exil et de son synonyme ímparfail, Fimmigration42, dell nie par Abdelmalek Sayad en correlation avec F emigration41, ont connu tout au long de Fhistoire de la littérature une utilisation qui, comme le souligne Charles Bonn44, est responsable d'une banalisation de ce domaine de la re- Votr par exemple Abdourahman Waberi, Transit, Gallitnard, 2003, et Bessora, 53 cm, Le Serpent a Plumes, 1999, etc. 41 Cf. Nimrod, « Deux écrivains face au destin de leur pays », op, cit., p. 107-130. Chrisliane Albert utilise le mot « immigration » pour designer la situation particu-liére des écrivains aťricains contemporains (Ľ immigration dans le ruman africain francophone comemporain, Karthala, 2005). Ä ce lénne, nous preférons celui d'exil qui, selon nous, contient, corrélativement au sens de déplaeemeiil physique des personnes, une signification de déchirement, spécifiquo á la situation des écrivains africains contemporains. 11 Celui-ci contort Fimmigration comme élanl toujour* lieč á I 'idée du rolour, possible 00 réve {Ľ Immigration ou les paradoxes de ľaltérité. Ľ Illusion du provisoire, liaisons d'Agir, 2006, p. 137-138). « L'exil et la quôte de ľidentité, fausses porieš pour une approclie des litióratures de ľemigration 7 », http://w\vwJimag.refer.(irg/ľe\les/hoiin/l'uiigľ'ľunisGafaiti.htm, communication au colloque «Littérature maghrébine ďexpression francaise entre cliches, lieux communs et originalite», Insiiiui Mnurgiiiha des kingues vivantes, Tunis. 2H 29 avril 2000. cherche litteraire. Cependant, en depit de cette banalisation, Fanalyso do la representation litteraire de l'exil nous semble indispensable pour la compro hension de certains phenomenes litteraires et humains, car eile s'inscril aujourd'hui dans une dynamique davantage complexe du mondc contemporain dans lequel, comme le souligne Arjun Appadurai, les deplaee-ments des populations ont atteint une dimension inedite et « suivent la memo logique que la mediation electronique »45. Quels que soient ses motivations et ses acteurs, populations entieres ou individus isoles, l'exil implique une perte des reperes anterieurs et la reconstruction de nouveaux reperes existentiels. Dans la multitude des travaux dedies ä ce theme, une classification et une clarification du concept d'exil sont necessaires. Ses differents aspects ont ete inventories par Jean-Pierre Makouta-Mboukou46 : l'exil deportation, l'exil fuite et l'exil bannissement. Cette classification lui seil de point d'appui pour Fanalyse et Finterpretation de la representation litteraire de l'exil, des textes profanes jusqu'aux textes bibliques, sans faire la distinction entre les situations historiques et les situations fictionnelles. Appliquee au contexte cultural, cette classification revele ses limites : elle reflete une vision de la realite trop schematique, qui ne laisse pas de place pour le caractere particulier du phenomene qu'elle tente de decrire. L'exil deportation, faisant reference ä Fhistoire du peuple juif, est rarement rencontre dans la literature africaine. contra ire ment ä l'exil fuite et bannissement qui representent F image meme de l'exil assume par la plupart des ecrivains d'origine africaine. De ce fait, l'exil nous apparait tout d'abord comme une condition de l'individu qui a ete oblige ou qui a desire quitter son pays natal pour s'installer ailleurs et secondairement comme un theme litteraire, refletant parfois la condition re"elle de Fecrivain. La colonisation, les dominations internes en Afrique, mais aussi des conflits divers en ont ete les raisons historiques engendrant des formes diverses d'exil: politique, economique, collec-tif, individuel, interieur, etc. En tant que theme litteraire, l'exil apparaissait dejä, dans les annees 40, comme source et moteur de Fecriture, Dans Cahier d'ttn retour au pays natal47 d'Aime Cesaire, comme d'ailleurs dans toute la litterature africaine de l'epoque, l'exil etait per$u comme un eloignement provisoire de la terre mere, qui infligeait ä l'individu un sentiment de culpabilite et de mal-etre. Ce sentiment pouvait neanmoins etrc annule par un retour espere et reve ä un chez soi toujours present, qui fonctionnait comme un point d'ancrage. Le pays natal etait idealise", vu comme une matrice identitaire, caracterisee par l'immuabilite. II constituait toujours un repere pour l'individu eloigne provisoirement. Apres les independances, cette vision de l'exil subit de 45 Apres le colonialisme, op. cit., p. 31. 46 Littératures de l'exil. Des textes sacrés aux oeuvres profanes. Etude comparative. L'Harmattan, 1993, p. 14. 47 no^i n^rri^o in/n L'individu et les mondes cherche litteraire. Cependant, en depit de cette banalisation, Fanalyse de la representation litteraire de l'exil nous semble indispensable pour la compiv hension de certains phenomenes litteraires et humains, car eile s'inscrit aujourd'hui dans une dynamique davantage complexe du monde contemporain dans lequel, comme le souligne Arjun Appadurai, les defacements des populations ont atteint une dimension inedite et « suivent la memo logique que la mediation electronique Quels que soient ses motivations el ses acteurs, populations entieres ou individus isoles, l'exil implique une perte des reperes anterieurs et la reconstruction de nouveaux reperes existentiels. Dans la multitude des travaux dedies ä ce theme, une classification et une clarification du concept d'exil sont necessaires. Ses differents aspects ont ete" inventories par Jean-Pierre Makouta-Mboukou46 : l'exil deportation, l'exil fuite et l'exil bannissement. Cette classification lui sen de point d'appui pour Fanalyse et 1'interpretation de la representation litteraire de l'exil, des textes profanes jusqu'aux textes bibliques, sans faire la distinction entre les situations historiques et les situations fictionnelles. Appliquee au contexte ctiliu-rel, cette classification revele ses limites : elle reflete une vision de la realite trop schemalique, qui ne laisse pas de place pour le caraciere particulier du phenomene qu'elle tente de decrire. L'exil depo ration, faisant reference a l'histoire du peuple juif, est rarement rencontre" dans la litterature africaine, contrairement ä l'exil fuite et bannissement qui representent l'image meme de l'exil assume par la pi up art des ecrivains d'origine africaine. De ce fait, l'exil nous apparatt tout d'abord comme une condition de l'individu qui a ete oblige ou qui a desire quitter son pays natal pour s'installer ailleurs et secondairement comme un theme litteraire, refletant parfois la condition reelle de l'ecrivain. La colonisation, les dominations internes en Afrique, mais aussi des conflits divers en ont ete les raisons historiques engendrant des formes diverses d'exil: politique, economique, collec-tif, individuel, interieur, etc. En tant que theme litteraire, l'exil apparaissait dejä, dans les annees 40, comme source et moteur de l'ecriture. Dans Cahier dun retour au pays natal*7 d'Aime" Cesaire, comme d'ailleurs dans toute la litterature africaine de Fepoque, l'exil etait percu comme un eloignement provisoire de la terre mere, qui infligeait ä l'individu un sentiment de culpabilite et de mal-etre. Ce sentiment pouvait neanmoins etre annule par un retour espere et reve ä un chez soi toujours present, qui fonctionnait comme un point d'ancrage. Le pays natal etait idealise, vu comme une matrice identitaire, caracterisee par l'immuabilite. II constituait toujours un repere pour l'individu eloigne provisoirement. Apres les independances, cette vision de l'exil subit de " Apr es le colonialisms, op. cit„ p. 31. J6 Litteratures de l'exil. Des textes sacres aux ceuvres profanes. Etude comparattvi, L'Harmattan, 1993, p. 14. I A [ilASI'OliA I'OSTCOLONLttS ĽN FRANCE profondes modifications méme si, comme le soidigne Florence Paravy , il continue a cue accompagné par le motif du retour. Deux nouvelles irpivscniatiiius tle ľexil sont apparues dans la culture africaine, consequences ■ Ir i irconstances historiques différentes. Déjä en 1961, date de la parution chez Julliard de L'Aventure ambiguě de Cheikh Hamidou Kane, apparait une transformation pro fonde du theme de ľexil. Le roman met en scene un exil inédit, Fexil d'un peuple tout entier, éloigné de ses propres valeurs par Fintroduction de ľécole occidentale, mais aussi Fexil d'un individu, Samba Diallo, fils de chef africain et meilleur élěve de Fécole coranique, parti pour une courte periodě en France. Ce depart, méme provisoire, est envisage comme une entrée frauduleuse dans la culture de ľautre, du vainqueur, et constitue ainsi une acceptation implicite des valeurs que celle-ci véhicule. Le theme de Fexil croise dans ce roman celtii des conflíts des cultures et des identités, mais aussi celui des rapports complexes entre deux types de sociétés : la société individualiste occidentale et la société musulmane, collective. Critiquée pour son individualisme et pour la « proliferation de la surface »49 prônée par la science, la culture occidentale est tenue pour responsable d'un éloignement de Findividu de lui-méme. Ľexil choisi au sein de cette culture opere une transformation indéniable de Findividu. L'aventure dans le territoire de Fautre est périlleuse, menant ä la destruction de Fétre et ä la perte de ses repéres identitaires : « II arrive que nous soyons captures au bout de notre itinéraire. vaincus par notre aventure méme » . Ainsi, la mort du personnage équivaut dans le roman ä une punition symbolique, accomplie par le fou en tant que representant symbolique de la communauté. Le refus de se réúiscrire dans la tradition, dans le temps de la communauté guide par Facte religieux, est en effet puni par celle-ci: - Promets-moi que tu prieras demain - Non, je n'accepte pas... Sans y prendre garde, il avait prononcé ces mots ä haute voix. C'est alors que le fou brandit son arme, et soudain, tout devin t obscur autour de Samba Diallo.51 L'exil devient synonyme d'une faute, la faute d'une trop grande individuali- sation et la faute d'etre devenu autre : 11 nous apparait soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n'avons cessé de nous métamorphoser, et que nous voila devenus autres. Quelquefois, la metamorphose ne s'acheve pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y laisse. Alors nous nous cachons, remplis de honte.52 Simultanément ä cette forme d'exil symbolique (mais qui a quand méme comme point de depart le déplacement physique d'un espace ä un s L'Espace dans le ronton africain francophone contemporain (1970-1990), L'Harmattan, 1999, p. 29. 49 « Votre science est le triomphe de F evidence, une proliferation de la surface. Elle fait de vous les maitres de l'exterieur mais en meme temps elle vous y exile, de plus en plus. », L'Aventure ambigue, op. cit., p. 90. 50 ibid., p. 124. 51 Ibid., p. 187. I MHMMm a ii is i ( < ii (iniai.i: I.n I'kani I |iinl.....I.......lilii ...........nu si. comme le souligne lloiencc Paravy48, il luittiiiiiť A #11» *iiinii|'.i|'iu par Ic motif clu rcloiir. Deux nouvelles ,1. I i mI •mi .ippaiucs dans la culture africaine, consequences i ............ 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