Les crises économiques du capitalisme

Soleil rouge, nuit et brouillard

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Jean Solchany, L’Allemagne au XXe siècle, Paris, 2003, tiré de Le régime totalitaire nazi Lelivrescolaire.fr
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Jean Solchany, L’Allemagne au XXe siècle, Paris, 2003, tiré de Le régime totalitaire nazi Lelivrescolaire.fr

Ces deux documents résument le souvenir qu’a laissé la grande crise de 1929 dans les mentalités collectives : un chômage de masse, l’arrivée des Nazis au pouvoir en Allemagne, la montée de la gauche communiste. Outre ces deux aspects, la crise de 1929 par sa brutalité et la guerre mondiale qu’elle a engendrée, a eu des conséquences plus profondes et plus durables.

Une nouvelle organisation économique naît de la crise :

Les dirigeants politiques ont un premier « reflexe » libéral lors des débuts de la crise : laisser faire le marché. Ils mènent des politiques d’orthodoxie budgétaire : austérité baisse des salaires et des prix, hausse des taux, protectionnisme.

→ En Allemagne, politique déflationniste pour éviter la baisse du mark (le souvenir de l’hyperinflation de 1923 est un traumatisme). Les droits de douanes sont augmentés, les salaires baissent de 10% …

→ En France, même politique avec les décrets Laval qui baissent de 10% la dépense publique.

→ La politique de Hoover est plus ambigüe puisqu’il accepte un déficit budgétaire mais sans aller, par libéralisme, jusqu’à accentuer l’intervention de l’Etat notamment sur les revenus.

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Marcel B. Taeïb J, op. Cit, p 209

L’échec patent de ces politiques d’orthodoxie libérale amène des changements politiques dans tous les pays en crise.

→ Aux Etats-Unis, Roosevelt, élu lors de l’élection présidentielle de 1932, lance le New Deal basé sur une forte intervention de l’Etat dans l’économie. En 100 jours, au cours des mois de mai et juin 1933, 15 lois sont votées. Le secteur bancaire est réorganisé et contrôlé, le Glass Steagal Act sépare les activités de dépôt et d’affaire (abolit en 1999, source de la crise de 2008…). Est mise en place une loi sur les aides aux agriculteurs afin de baisser la production pour redresser les prix. On limite la concurrence et les Etats-Unis se tournent vers le « planisme » pour l’industrie avec l’instauration de codes de concurrence auxquels adhèrent 96% des entreprises. La hausse des salaires et l’embauche par la réduction du temps de travail sont moins fortes que prévus mais réels. Une politique de grands travaux avec embauche de chômeurs (plus de 4 millions) est engagée. Un Etat-providence se met en place avec la régulation des salaires, les assurances vieillesse et chômage.

Le planisme

Le planisme est une théorie économique développée au cours des années 1930, considérant qu'un plan (planification) pouvait modifier la société en profondeur, ou du moins contrer les « effets pervers » et la « myopie » du marché.

Ce courant eut une influence au sein des milieux socialistes et syndicalistes. L'un de ses théoriciens fut le Belge Henri De Man. Il fut porté en France par le groupe X-Crise qui inspira aussi bien la S.F.I.O que les pétainistes. Pour Karl Polanyi, il représente une révolte de la société contre le marché, inspirant après la Grande Dépression des années 1930 aussi bien les communistes que les sociaux-démocrates ou les fascistes, mais aussi les futurs démocrates-chrétiens. Wikipédia

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Marcel B. Taeïb J, op. Cit

Politique inflationniste et déficit budgétaire enrayent la spirale de la crise et relancent l’économie. Le revenu national double de 1932 à 1939, le PNB retrouve son niveau de 1929 même si le chômage reste élevé, il diminue de plus de moitié.

→ En France, l’élection de 1936 voit arriver le Front Populaire au gouvernement. Cette alliance de gauche, antilibérale, soutenue par des mouvements de grève puissants, engendre une politique de relance par la hausse des salaires, la baisse du temps de travail, l’instauration de lois de protection sociale et une politique de grands travaux.

→ Au R.U, l’Etat intervient également par l’aide aux régions, la baisse des taux d’intérêt, le développement de l’armement. La contrainte extérieure est dominée grâce à la priorité à l’Empire et la création de la zone sterling. La baisse des prix des importations permet d’améliorer le sort de la population.

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Marcel B. Taeïb J, op. Cit, p 213

Au RU comme en France, le repli sur l’Empire entraîne une surexploitation des colonies, ce qui génère des révoltes durement châtiées.

→ En Allemagne, les Nazis relancent l’économie par les grands travaux, le reprise de l’armement, le contrôle des changes, l’instauration d’une monnaie virtuelle pour les entreprises : l’Etat les paie en « traités » escomptables à la Reich Bank mais aussi utilisés comme moyen de paiement. Le contrôle strict des prix et des salaires ainsi que l’absence d’inflation nourrissent la reprise. Les allemands réorientent leur commerce vers l’Europe centrale. Les Nazis peuvent se vanter d’un bilan économique remarquable avec une forte croissance.

De cette longue crise vont émerger les ressorts de la croissance d’après-guerre : intervention de l’Etat, contrôle des bourses, augmentation des impôts, nationalisations, fordisme… Le libéralisme a payé cher la crise et les théories de Keynes (Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, 1936.) sont reprises dans tous les pays… après la guerre.

Misère et colère :

Les conséquences de la crise se font sentir partout. Il s’agit d’abord d’un appauvrissement brutal en l’absence d’aides sociales. Plus de travail signifie plus de logement et l’hébergement dans des dortoirs.

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Jean-Marie Fecteau, « Un cas de force majeure : le développement des mesures d'assistance publique à Montréal au tournant du siècle », Lien social et politique, RIAC, 33, printemps 1995, p.110-113.

Le chômage de masse entraine des stratégies de survie comme les longues files de chômeurs dans les rues, à la recherche d’un emploi hypothétique :

Citation

Si les ouvriers non qualifiés et les Noirs furent durement touchés par cette récession, ils ne furent pas les seuls, comme en témoigne cette photographie d’une manifestation de chômeurs dans Times Square, à New York, le 8 novembre 1930. Portant pour la plupart une pancarte indiquant leur profession, les chômeurs offrent leur force de travail contre la somme d’un dollar par semaine. Très hétéroclite, cette foule est composée aussi bien de représentants de la petite bourgeoisie exerçant des professions manuelles variées » agriculteurs, portiers, concierges, cuisiniers, peintres en bâtiment, pompiers, etc., que de « cols blancs », que l’absence de pancarte et la mise plus recherchée permettent d’identifier. Parmi ces demandeurs d’emploi figurent également quelques femmes, plus vulnérables en raison de leur manque de qualification professionnelle.

(Source histoire par l’image)

Les soupes populaires sont mises en place pour nourrir les sans-travail, la charité des Eglises, des partis (les Nazis en Allemagne), des municipalités, pallient l’absence de politiques sociales des Etats. Pourtant les produits ne manquent pas car on brûle le café dans les locomotives au Brésil, on jette le lait aux Etats-Unis, mais personne ne veut vendre à perte.

Des révoltes ont lieu dans tous les pays. La marche de 11 000 vétérans aux Etats-Unis en 1932 est sévèrement réprimée, la marche de la faim de Détroit du 7 mars 1932 est noyée dans le sang.

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Gallica.bnf.fr/ le front Populaire

En France, les chômeurs du nord du pays marchent vers Paris en 1933. Les arsenaux de Brest et Toulon se soulèvent en 1935 contre la politique de rigueur. Des émeutes éclatent également en Australie, en Nouvelle-Zélande. En Tchécoslovaquie, la crise démarre un peu plus tard et son point culminant est en 1933. En mars de cette année-là, 978 000 chômeurs sont recensés. Les soupes populaires, les bonds, le travail communal, les indemnités votées par le gouvernement tentent d’aider les populations dans un contexte politique agité.

Misère et colère débouchent sur des crises politiques aigües :

La faillite du libéralisme se retourne contre la démocratie libérale. Partout des régimes autoritaires naissent. En Europe, au Japon, en Amérique Latine, les changements politiques sont nombreux. L’URSS est un modèle pour beaucoup de gens : pas de crise, augmentation du niveau de vie. Les idées de planification, de nationalisation, deviennent des alternatives crédibles.

En Amérique Latine douze gouvernements changent entre 1930 et 1931. Coup d’état en Argentine, au Brésil, au Chili, arrivée de gouvernements populistes plutôt de gauche au Brésil (Vargas), au Mexique (Cardenas), en Colombie… Virage à gauche également au Canada, aux Etats-Unis avec Roosevelt.

En Espagne, une république se met en place en 1931 suite à des élections municipales. Une situation révolutionnaire aboutit à la fuite du Roi et à l’élection d’une assemblée constituante républicaine. Cet épisode politique engendre des haines terribles d’où naîtra le franquisme cinq années plus tard.

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Couverture de la Constitution de la Seconde République espagnole, source : wikipédia

En Egypte, les frères musulmans (fondés en 1929) commencent leur expansion ; et en Inde, Gandhi mobilise les masses indiennes.

Mais c’est en Europe centrale que la démocratie libérale connait sa plus profonde crise.

Le nationalisme qui s’est développé dans l’Europe de la fin du XIXe siècle s’est renforcé à la faveur de la première guerre mondiale et se radicalise pendant les années de crises.

En France, les ligues nationalistes se développent et rêvent de renverser la République « bourgeoise » pour instaurer un régime autoritaire sur le modèle Italien ou Allemand. En 1934 des émeutes ont lieu, entrainant la constitution d’un front populaire réunissant les communistes, les socialistes et les libéraux qui gagnent les élections.

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Défilé des Croix-de-feu du colonel de La Rocque en 1934. Source : Le blogue de Carl Pépin, Ph. D., historien ©

En Allemagne, la crise et le chômage de masse font progresser les Nazis et les Communistes lors des élections des années trente.

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Manuel Hatier 2002

En Mars 1932, aux élections présidentielles, Hitler obtient 13,4 millions de voix mais se retire au profit d’Hindenburg qui sera d’ailleurs réélu. L’Assemblée est de nouveau dissolue en juillet 1932 puis en novembre 1932. A chaque fois les nazis sont les premiers, la gauche résiste mais elle est désunie… Le 30 janvier 1933, Hindenburg appelle Hitler pour le poste de Chancelier. Hitler s’attelle alors à la conquête du pouvoir : interdiction du PC après l’incendie du Reichstag allumé par les nazis, les SA empêchent toute campagne de la gauche et du centre, Goebbels dirige la radio d’Etat… Les nazis obtiennent 44% des voix, il n’a pas la majorité mais le Zentrum lui accorde les pleins pouvoir.

La population allemande, très touchée par la crise et les privations, va soutenir Hitler. Sa politique économique et sociale lui permet de gagner la confiance des allemands.

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Jeunes filles embrigadées pour le travail des champs en Allemagne. Getty image 1938

La population, embrigadée, le suit et l’adule. L’absence d’opposition, le pouvoir personnel et dictatorial mènent l ’Allemagne à renoncer à la démocratie.

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Adolf Hitler, discours, le 29 avril 1937.

Dans les pays Tchèques, la crise radicalise les nationalismes tchèque et allemand. Les fascistes tchèques et les nationaux de droite provoquent des troubles contre les allemands ou les juifs (septembre 1930 à Prague). Un putsch est tenté en janvier 1933 à Brno. Aux élections de 1934, les communistes tentent de saboter les élections présidentielles. En Hongrie, le régime de l’amiral Horthy devient de plus en plus dictatorial et le parti des « croix fléchées » développe l’antisémitisme. La Pologne de Pidsudski pourchasse la gauche et laisse la parole antisémite s’exprimer. L’Autriche de Dollfus, la Yougoslavie, la Roumanie connaissent des mouvements nationalistes et fascistes puissants. Mussolini dirige l’Italie d’une main de fer et s’engage dans des guerres en exaltant le nationalisme : guerre à l’Ethiopie en 1932, engagement en Espagne en 1936.

Mais les Nazis dépassent ce nationalisme radical et s’engagent dans le racisme et l’eugénisme :

Ils reprennent les thèses eugénistes et les notions de lutte pour la vie élaborées à la fin du XIXè siècle. Le « darwinisme social », concept s’inspirant de la théorie de Darwin et développé par des penseurs français (Vager de Lapouge), allemands (Spencer) et anglais au cours et la fin du XIXe siècle, est largement repris en Allemagne :

Citation

En Allemagne, plus que dans tout autre pays européen, se développa cette sociologie de la lutte des races, accompagnée souvent d'un racisme essentialiste, où les Aryens, ou bien plus précisément la race germanique, étaient appelés, de par leur supériorité naturelle, à l'emporter dans la lutte pour l'existence.

(Becquemont Daniel. « Une régression épistémologique : le "darwinisme social" ». In: Espaces Temps, 84-86, 2004. L'opération épistémologique. Réfléchir les sciences sociales. pp. 91-105)

La lutte pour la vie se transforme en lutte des races. Le fondement idéologique nazi se trouve ainsi « légitimé » par cette notion scientiste.

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Adolf Hitler, discours, le 29 avril 1937.

Dans Mein Kampf, écrit en prison après l’échec de son coup d’Etat en 1923, Hitler reprend ces thèses racistes et les applique à l’antisémitisme. Le juif devient le responsable de la crise. La « race pure » doit être défendue, l’eugénisme des nazis sera sans limite.

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Manuel Hatier 2002

La population allemande, très touchée par la crise et les privations, va soutenir Hitler. Sa politique économique et sociale lui permet de gagner la confiance des allemands. Les Nazis appliquent leur programme. L’Allemagne n’est pas la seule. En Turquie, la crise jette des dizaines de milliers d’enfants sans famille à la rue dans les grandes villes. Des sans-abris couchent sur les trottoirs. Le gouvernement parle alors du « microbe du vagabondage ». Beaucoup sont confiés à l’hôpital psychiatrique où les décès oscillent entre 27 et 35%. En Suède, les populations tziganes sont recensées et les femmes stérilisées. Partout être différents, comme les Tziganes, amène à être persécuté.

Le bouc émissaire, qu’il soit Juif, Tzigane ou communiste, appelle la haine.

La faillite du libéralisme économique entraîne la fin des idées démocratiques. Les peuples déboussolés sont prêts à abandonner leurs combats passés pour la liberté en échange de la sécurité matérielle. Ils adhèrent à toutes les propagandes dénonçant les boucs-émissaires juifs comme responsables de la crise. L’URSS, qui échappe à la crise, devient l’autre ennemi à abattre. Antisémitisme et anticommunisme vont diriger l’Europe et une partie du monde jusqu’en 1945.