Madame Figaro “L’harmonie conjugale est une pure illusion” Apres le linge et les casseroles, le sociologue Jean-Claude Kaufmann continue sa revue de détail, son exploration du résolument quotidien. Cette fois *, il zoome sur les petits agacements conjugaux. Entre chaussettes en rade, tube de dentifrice `a l’agonie et belle-maman intrusive… Ça vous rappelle quelque chose ? Paru le 01.02.2007, par Sophie Carquain Pourquoi vous intéresser aux petits agacements entre époux ? – L’idée m’est venue pendant mon étude sur la trame conjugale, ou j’analysais le couple `a travers son linge. J’ai réalisé alors l’ampleur des agacements individuels, qui proviennent d’une dissonance entre un modele idéal (pile impeccable) et la brutalité du quotidien (gros tas de linge). Les petites frictions conjugales sont encore plus intéressantes, car elles témoignent du tiraillement qui existe en permanence entre soi et l’autre. L’harmonie conjugale est une pure illusion, et la paix de surface est en permanence travaillée de l’intérieur par ces multiples gué-guerres. A vous lire, `a deux on s’agacerait plus aujourd’hui qu’hier ? – Du moins a-t-on aujourd’hui beaucoup plus d’occasions de le faire. Avec la disparition des modeles archaiques et l’effacement de la tradition, tout est `a reconstruire ! Et cela bouscule les reperes et fragilise le couple au quotidien. Dans les années cinquante, les rôles domestiques étaient définis `a l’avance, il était normal que le mari mette les pieds sous la table `a peine rentré. Aujourd’hui, qui peut supporter sans agacement cette fameuse phrase : « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? » Jadis, on cuisinait selon la tradition. Aujourd’hui, on hésite entre cuisine rapide et cuisine passion, entre pot-au-feu mijoté et pizza surgelée. En outre, dans notre société d’hyperconsommation, on teste souvent de nouveaux objets, de nouvelles marques, sauces, lingettes, etc. Mine de rien, ces bouleversements sont source d’irritations multiples. La voiture devient, d’apres vous, le lieu de tous les dangers… – Oui, car si hier elle était le temple des hommes, ce n’est bien évidemment plus le cas. Dans ce petit cocon, il faut tout choisir `a deux : la chaleur (air conditionné ou non ?), la radio (RTL2 ou France Info ?), le volume sonore et, bien sur, la conduite – pépere ou sportive. Les hommes tentent de réfréner leur agacement, et craquent souvent… L’irritation naît donc d’un choc de deux «micro-cultures»… Comment chacun transporte-t-il dans le couple sa « valise personnelle » ? – Chacun a, depuis l’enfance, une « mémoire implicite » de ce qui doit etre, et qui structure inconsciemment ses gestes au quotidien. Alors, quand le grain de sable arrive (clés pas `a leur place, dentifrice mal rebouché, ciseaux perdus…), ce sont autant de traces de l’autre, et cela agace ! Généralement, deux positions s’affrontent dans un couple : d’un côté, les gestionnaires de la rigueur, ponctuels, organisateurs…, de l’autre, ceux que j’ai nommés les « idéologues de la décontraction » purement « défoulatoires » – ceux qui laissent traîner leurs serviettes humides et leurs chaussettes, motif numéro un d’agacement. Et le tube de dentifrice ? Pourquoi est-il si crispant ? – Il est symbolique, car il fait partie, avec la brosse `a dents, des tout premiers objets que l’on transporte chez l’autre, au début de la mise en couple. Il y a ceux qui pressent le tube et ceux qui le plient, ceux qui le posent sur le capuchon et ceux qui le laissent baver… Pas facile de supporter la trace de la «micro-culture» de l’autre ! Pas facile non plus de partager un repas. Pourquoi la table est-elle sujette `a tant de frictions dans le couple ? – On se rejoint dans un espace donné, et l’illusion de ne faire qu’un s’écroule. Soudain, on voit tout au microscope ! L’un sauce, mastique bruyamment, garde les coudes sur la table… et cela provoque chez l’autre des sensations parfois proches du dégout. Derriere tout cela, il y a la présence et la culture de sa propre famille d’origine… Vous dites que ces agacements ont une fonction précise… – Chacun va balayer devant sa porte, abandonner un peu de soi… et contribuer `a l’élaboration d’une culture conjugale commune. Mais il existe aussi des agacements qui ne servent qu’`a vider son sac quand l’insatisfaction ou la rancoeur deviennent trop importantes. Alors, on saute sur n’importe quel prétexte… et on explose !