MARGUERITE DURAS ET LA QUESTION COLONIALE -L 'Empire francais, écrit en collaboration avec Philippe Roques, Paris, Gallimard, 1940 I. Les oeuvres du cycle indochinois - Un Barrage contre le Pacifique, Gallimard, 1950 - Des journées entieres dans les arbres, suivi de "Le Boa", "Madame Dodin", "Les Chantiers", (récits) Gallimard 1954 - L 'Eden Cinéma, (theatre), Mercure de France, 1977 - L 'Amant, Editions de Minuit, 1984 - L 'Amant de la Chine du Nord, Gallimard, 1991 II. Les oeuvres du cycle indien - Le Ravissement de Lol. V. Stein, Gallimard 1964 - Le Vice-Consul, Gallimard, 1965 - L'Amour, Gallimard, 1971 - India Song, (texte, theatre), Gallimard, 1973 - Nathalie Granger, suivi deLaFemme du Gange, Gallimard 1973 - 5*o« nom de Venise dans Calcutta desert (film, 1976) u? 9 Ml/7 II leur avait semblé ä tous les trois que c'était une bonne idée ďacheter ce cheval. Méme si ga ne devait servir qua payer les cigarettes de Joseph. D'abord, c'était une idée, ca prouvait qu'ils pouvaient encore avoir des idées. Puis ils se sentaient moins seuls, reliés par ce cheval au monde extérieur, tout de méme capables den extraire quelque chose, de ce monde, méme si ce n'était pas grand-chose, méme si c'était miserable, den extraire quelque chose qui n'avait pas été ä eux jusque-lä, et de ľamener jusqu'ä leur coin de plaine saturé de sei, jusqu'ä eux trois saturés d'ennui et ďamertume. C'était ca les transports : méme ďun desert, oů rien ne pousse, on pou-vait encore faire sortir quelque chose, en le faisant traverser ä ceux qui vivent ailleurs, ä ceux qui sont du monde. Cela dura huit jours. Le cheval était trop vieux, bien plus vieux que la mere pour un cheval, un vieil-lard centenaire. II essaya honnetement de faire le travail qu'on lui demandait et qui était bien au-dessus de ses forces depuis longtemps, puis il creva. Ils en furent dégoutés, si dégoutés, en se retrou-vant sans cheval sur leur coin de plaine, dans la soli- tude et la sterilite de toujours, qu'ils déciděrent le soir méme qu'ils iraient tous les trois le lendemain ä Ram2, pour essayer de se consoler en voyant du monde. Et c'est le lendemain ä Ram qu'ils devaient faire la rencontre qui allait changer leur vie ä tous. Comme quoi une idée est toujours une bonne idée, du moment quelle fait faire quelque chose, méme si tout est entrepris de travers, par exemple avec des chevaux moribonds. Comme quoi une idée de ce genre est toujours une bonne idée, méme si tout échoue lamentablement, parce qu'alors il arrive au moins qu'on finisse par devenir impatient, comme on ne le serait jamais devenu si on avait commence par penser que les idées qu'on avait étaient de mau-vaises idées. Ce fut done pour la derniere fois, ce soir-la, que vers cinq heures de l'apres-midi, le bruit réche de la carriole de Joseph se fit entendre au loin sur la piste, du côté de Ram. La mere hocha la téte. — C'est tôt, il n'a pas du avoir beaucoup de monde. Bientôt on entendit des claquements de fouet et les cris de Joseph, et la carriole apparut sur la piste. Joseph était ä ľavant. Sur le siěge arriěre il y avait deux Malaises. Le cheval allait trěs lentement, il raclait la piste de ses pattes plutôt qu'il ne marchait. Joseph le fouettait mais il aurait pu aussi bien fouet-ter la piste, eile n'aurait pas été plus insensible. Joseph s'arréta ä la hauteur du bungalow. Les femmes descendirent et continuěrent leur chemin ä pied vers Kam3. Joseph sauta de la carriole, prit le 12 cheval par la bride, quitta la piste et tourna dans le petit chemin qui menait au bungalow. La mere l'attendait sur le terre-plein, devant la veranda. — Il n'avance plus du tout, dit Joseph. Suzanne était assise sous le bungalow, le dos contre un pilous. Elle se leva et s'approcha du terre-plein, sans toutefois sortir de l'ombre. Joseph commenca ä dételer le cheval. II avait trěs chaud et des gouttes de sueur descendaient de dessous son casque sur ses joues. Une fois qu'il eut dételé, il s ecarta un peu du cheval et se mit ä ľexaminer. C'était la semaine precedente qu'il avait eu ľidée de ce service de transport pour essayer de gagner un peu d'argent. Il avait acheté le tout, cheval, carriole et harnachement, pour deux cents francs. Mais le cheval était bien plus vieux qu'on n'aurait cru. Děs le premier jour, une fois dételé, il était allé se planter sur le talus du semis en face du bungalow et il était reste lä, des heures, la téte pendante. II broutait bien de temps en temps, mais distraitement, comme s'il s'était jure en realite de ne plus jamais brouter, et qu'il l'oubliait seulement par instants. On ne savait pas, sa vieillesse mise ä part, ce qu'il pouvait bien avoir. La veille, Joseph lui avait apporté du pain de riz et quelques morceaux de sucre pour essayer de lui ouvrir 1'appétit, mais aprěs les avoir flairés il était retourné ä la contemplation extatique des jeunes semis de riz. Sans doute, de toute son existence pas-sée ä trainer des billes de loupe4 de la forét jusqu'ä la plaine, n'avait-il jamais mangé autre chose que ľherbe desséchée et jaunie des terrains défrichés et, au point oú il en était, n'avait-il plus le goüt ďautre nourriture. Joseph allait vers lui et lui caressait le col. 13 11 C'était une grande ville de cent mille habitants qui s'étendait de part et ďautre dun large et beau fleuve. Comme dans toutes les villes coloniales il y ävait deux villes dans cette ville; la blanche et lautre. Et dans la ville blanche il y avait encore des differences. La périphérie du haut quartier, construite de villas, de maisons ďhabitation, était la plus large, la plus aérée, mais gardait quelque chose de profane. Le centre, presse de tous les côtés par la masse de la ville, éjectait des buildings chaque année plus hauts. Lä ne se trouvaient pas les Palais des Gouverneurs, le pouvoir officiel, mais le pouvoir profond, les prétres de cette Mecque, les financiers. Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours, dans ces années-lä, dune impeccable propreté. II n'y avait pas que les villes. Les blancs aussi étaient trěs propres. Děs qu'ils arri-vaient, ils apprenaient ä se baigner tous les jours, comme on fait des petits enfants, et ä s'habiller de ľuniforme colonial, du costume blane, couleur ďimmunité et d'innocence. Des lors, le premier pas était fait. La distance augmentait d'autant, la difference premiere était multipliée, blane sur blane, 155 entre eux et les autres, qui se nettoyaient avec la pluie du ciel et les eaux limoneuses des fleuves et des riviěres. Le blane est en effet extrémement salissant. Aussi les blancs se découvraient-ils du jour au len-demain plus blancs que jamais, baignés, neufs, sies-tant ä ľombre de leurs villas, grands fauves ä la robe fragile. Dans le haut quartier n'habitaient que les blancs qui avaient fait fortune. Pour marquer la mesure surhumaine de la demarche blanche, les rues et les trottoirs du haut quartier étaient immenses. Un espace orgiaque, inutile était offert aux pas négli-gents des puissants au repos. Et dans les avenues glissaient leurs autos caoutchoutées, suspendues, dans un demi-silence impressionnant. Tout cela était asphalté, large, bordé de trottoirs plantés ďarbres rares et séparés en deux par des gazons et des parterres de fleurs le long desquels sta-tionnaient les files rutilantes des taxis-torpédos. Arrosées plusieurs fois par jour, vertes, fleuries, ces rues étaient aussi bien entretenues que les allées ďun immense jardin zoologique oíi les espěces rares des blancs veillaient sur elles-mémes. Le centre du haut quartier était leur vrai sanetuaire. C'était au centre seulement qu a ľombre des tamariniers s eta-laient les immenses terrasses de leurs cafés. Lä, le soir, ils se retrouvaient entre eux. Seuls les garcons de café étaient encore indigenes, mais déguisés en blancs, ils avaient été mis dans des Smokings, de méme qu'aupres ďeux les palmiers des terrasses étaient en pots. Jusque tard dans la nuit, installés dans des fauteuils en rotin derriěre les palmiers et les garcons en pots et en smokings, on pouvait voir les blancs, sucant pernods, whisky-soda, ou martel- 156 2_ perrier17, se faire, en harmonie avec le reste, un foie bien colonial. La luisance des autos, des vitrines, du macadam arrosé, ľéclatante blancheur des costumes, la frai-cheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique oů la race blanche pouvait se donner, dans une paix sans melange, le spectacle sacré de sa propre presence. Les magasins de cette rue, modes, parfumeries, tabacs américains, ne vendaient rien ďutilitaire. Ľargent merne, ici, devait ne servir ä rien. II ne fallait pas que la richesse des blancs leur pese. Tout y était noblesse. Cétait la grande époque. Des centaines de milliers de travailleurs indigenes saignaient les arbres des cent mille hectares de terres rouges, se saignaient ä ouvrir les arbres des cent mille hectares des terres qui par hasard s'appelaient déjä rouges avant d'etre la possession des quelques centaines de planteurs blancs aux colossales fortunes. Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul était précieux, recueilli, et, recueilli, payait. Le sang se perdait. On évitait encore ďimaginer qu'il sen trouverait un grand nombre pour venir un jour en demander le prix. Le circuit des tramways évitait scrupuleusement le haut quartier. C'aurait été inutile d'ailleurs qu'il y eüt des tramways' dans ce quartier-lä de la ville, oil chacun roulait en auto. Seuls les indigenes et la pégre blanche des bas quartiers circulaient en tramways. Cétait méme, en fait, les circuits de ces tramways qui délimitaient strictement ľéden du haut quartier. Ils le contournaient hygiéniquement sui-vant une ligne concentrique dont les stations se trou-vaient toutes ä deux kilometres au moins du centre. Cétait encore ä partir de ces trams bondés qui, blancs de poussiere, et sous un soleil vertigineux se trainaient avec une lenteur moriboride, dans un ton-nerre de ferraille, qu on pouvait avoir une idée de ľautre ville, celie qui n'était pas blanche. Anciens hors-service de la metropole, conditionnés par consequent pour les pays tempérés, ces trams avaient été rafistolés et remis en service par la mere patrie dans ses colonies. L'indigene qui les condui-sait arborait au petit matin sa tenue de conducteur, se ľarrachait du corps vers les dix heures, la posait ä côté de lui et finissait invariablement son service torse nu, ruisselant de sueur, et ä raison ďun grand bol de thé vert ä chaque station. Cela afin de transpi-rer et de se rafraíchir au courant ďair qu'il s'était assure en brisant avec sang-froid, děs les premiers jours de sa prise de service, toutes les vitres de sa cabine. De méme étaient d'ailleurs tenus de faire les voyageurs avec les vitres de leur wagon pour en sor-tir vivants. Ces precautions une fois prises, les trams fonctionnaient. Nombreux, toujours combles, ils étaient le symbole le plus evident de ľessor colonial. Le développement de la zone indigene, et son recul toujours croissant, expliquait l'incroyable succěs de cette institution. De ce fait, aucun blanc digne de ce nom ne se serait risque dans un de ces trams sous peine, s'il y avait été vu, d'y perdre sa face, sa face coloniale. Cétait dans la zone située entre le haut quartier et les faubourgs indigenes que les blancs qui n'avaient pas fait fortune, les coloniaux indignes, se trouvaient relégués. La, les rues étaient sans arbres. Les pelouses disparaissaient. Les magasins blancs étaient remplacés par des compartiments indigenes, par ces compartiments dont le pere de M. Jo avait trouvé la magique formule. Les rues n'y étaient arro-sées qu'une fois par semaine. Elles étaient grouil-lantes d'une marmaille joueuse et piaillante et de vendeurs ambulants qui criaient ä segosiller dans la poussiere brülee. UHôtel Central oů descendirent la mere, Suzanne et Joseph se trouvait dans cette zone, au premier étage d'un immeuble en demi-cercle qui donnait d'une part sur le fleuve, d'autre part sur la ligne du tramway de ceinture, et dont le rez-de-chaussée était occupé par des restaurants mixtes ä prix fixes, des fumeries d'opium et des épiceries chinoises. Cet hotel avait un certain nombre de clients ä demeure: des représentants de commerce, deux putains installées ä leur compte, une couturiěre, et, en plus grand nombre, des employes subalternes des douanes et des postes. Les clients de passage étaient ces mémes fonctionnaires qui se trouvaient en instance de rapatriement, des chasseurs, des planteurs, et aussi, ä chaque courrier, des officiers de marine et surtout des putains de toutes nationalités qui venaient faire ä ľhôtel un stage plus ou moins long avant de s'encaserner soit dans les bordeis du haut quartier, soit dans les pulluleux bordeis du port oil se déversaient par marées réguliěres touš les equipages des lignes du Pacifique. J Une vieille coloniale, Mme Marthe, de soixante-cinq ans, venue en droite ligne d'un bordel du port, tenait l'Hôtel Central. Elle avait une fille, Carmen, eile n'avait jamais pu savoir de qui et, n'ayant pas voulu lui réserver un sort pareil au sien, eile avait fait pendant les vingt ans de sa carriěre de putain des economies süffisantes pour acheter ä la Société de l'Hôtellerie coloniale la part d'actions qui lui avait valu la gérance de ľhôtel. 157 158 159