des, Inspecteur. C'est tout ä fait d'accord. Mais ne venez pas ä la cit6.de la tele, boulevard Revers, je n'y serai dejä plus. Nous filmons une sequence au Marche aux puces de la Place du Jeu de Balle, ä deux minutes en taxi de la Gare Centrale, Vous ne pouvez pas nous louper, il y aura trois cars de materiel plus le vöhicule de regie. Qu'est-ce que vous voulez visionner au juste? Teerlock avait prepare un montage commente d'une dizaine de minutes qui n'est jamais passe ä Pantenne. Votre ambassadeur doit y etre pour quelque chose ! Sinon, nous conservonsen archives Pintegralite du film brut, environ une heure d'images muettes. — Le montage ne m'interesse pas. Je me contenterai de la prise en continu. A tout ä l'heure done, au Marche aux Puces. II n'en faut pas davantage que le passage d'une frontiere pour sc croire en pleine aventure. Cam-brai, Valenciennes, Möns! Je me röjouissais ä Pavance de cette incursion en territoire beige. La precedente datait de deux ans. Je travaillais alors ä Hazebrouck, dans le desespoir le plus dense et j'echouais, plus souvent qu'ä mon tour, dans une taverne qui fermait avec Taube. Un soir de deprime, j'avais jure au patron de prendre mon cafe ä Bruxelles et d'etre de retour pour le petit dejeuner. J'aurais pu faire un tour dans la Campagne et revenir en leur servant une histoire quel-conque. Personne n'en demandait davantage. Iis voulaient seulement passer le cap d'une nuit suppiementaire. Mais j'en rajoutai et promis de ramener le ticket de caisse. Le raid n'avait rien de commun avec Paris-Dakar mais il impressionnait les consommateurs d'Hazebrouck dont certains n'avaient jamais vu la mer, distante d'une cin-quantaine de kilometres. Si Ton aeeepte d'appeler 100 « mer » ce qui succede ä la cöte, vers Dunkerque. Bray les Dunes, Loon plage, Wissant, Amble-teuse ! II s'en faut de beaueoup pour que ces noms sonnent comme Saint-Trop, Ramatuelle ou Juan-les-Pins. J'avais trois cents kilometres ä faire ; Kaller se passa sans probleme. Je gagnai Bruxelles par la route de Tournai et me retrouvai au milieu d'une ville sinistree, eventree de partout, heriss6e de deviations, de sens interdits. II me fallut pres d'une heure pour atteindre la vieille eile, oü un enorme ecriteau avertissait les visiteurs de la duree probable des travaux de percement du metro, les remerciant de leur comprehension. Aucun commerce n'etait reste ouvert et cette absence de vie renforcait encore mon impression de traverser une ville en etat de guerre. J'ävitai tous les pieges disposes sur ma route par les Taupes Beiges; je me garai sur la Grand'Place. Une lanterne rouge brillait sous les arcades. Je me rapprochai de la vitrine faiblement eclairee, revant dejä au bruit sourd de la chope de biere fraiche sur le comptoir. Je poussai la porte pret ä brailler mon ordre au barman. L'etonnement des agents de permanence du Commissariat de quartier fut au moins aussi grand que le mien. Je n'appris pas seulement, cette nuit-lä, qu'un lumignon rouge signalait la presence du commissariat de la Grand'Place. On m'enseigna egale-ment qu'un clou de cuivre (on m'assurait meme qu'il etait en or) fiche au centre du parvis de Notre-Dame de Paris symbolisait le point de depart des principales routes nationales franchises. Ca se passait dans un bar de banlieue, sur le retour, pres de Halle. Je m'etais assis sur un tabouret haut, pres de ce que je crus etre au 101 premier abord, un flamant rose. J'identifiai les lieux tout en buvant la biere promise : un claque de peripheric oü mon flamant, une poule recou-verte de mousseline rose, attendait patiemment un routier probable et attarde. Le patron, en veine de confidences, me raconta qu'il avait vecu ä Paris avant guerre. II me montra quelques bouteilles d'alcool dont il se vantait d'etre le debiteur exclusif. II ne tarissait pas d'eloges sur le guignolet kirsch ; il m'obligea ä trinquer ä l'amitie franco-beige. Puis il retraca les grandes Ügnes de la pose du clou de Notre-Dame... Le train entra en gare Centrale un peu avant vingt heures trente. Je pris un taxi et lui indiquai la Place du Jeu de Balle. — Tres bien Monsieur, c'est tout droit mais je dois faire le tour par Saint Gudule, ä cause des travaux. — Encore les travaux du metro? — Oh non, c'est termine. Maintenant ce sont les travaux d'agrandissement de la gare. Tenez, voilä Peglise Saint Gudule ! Entre le building de la Banque Nationale beige et Pimmeuble de la compagnie aerienne Sabena... Iis cassent tout dans ce pays; comme si, chez vous ils avaient decide de planter les immeubles de la Defense de part et d'autre des tours de Notre-Dame?... Un de ces jours, ils mettront le Manneken-Pis dans une sanisette et il faudra glisser une piece pour le voir uriner! II me deposa au coin de la rue Haut et de la rue des Renards. La place etait bloquee par un cordon de police; i! me suffit de prononcer le nom de Deril pour que le barrage s'entrouvre. Je me dirigeai directement sur le camion de la regie stationnee dans le recoin de la rue Blaes. Un homme d'une cinquantaine d'annees, les cheveux grisonnants flottant sur les epaules, me fixa a travers des lunettes rondes, cerciees de fer. — J'ai rendez-vous avec M. Deril, le realisa-teur. — Vous etes tombe pile, Inspecteur, c'est moi. Je vous demande une minute et je suis a votre disposition. Je dois marquer quelques reperages pour le mouvement de grue. Je le suivis du regard. II agitait la tete, les bras et les cheveux au milieu d'un groupe de techni-ciens, donnait des ordres, ecoutait des suggestions. II revint au camion que je n'avais pas quitte. — Vous m'aviez parie d'un marche aux puces, au telephone. Je m'attendais a trouver une place envahie par les stands et les touristes! — C'est pour demain matin, Inspecteur; nous filmons retendue deserte sans meme un figurant. La camera va se balader sur les facades et sur le sol en suivant un itineraire precis. Nous referons exactement le meme parcours lorsque le marche fonctionnera a plein regime demain vers onze heures... Enfin,' vous ne venez pas de Paris aussi rapidement pour assister au tournage d'un sujet que vous connaissez au moins aussi bien que moi! Les puces n'ont pas ete inventees a Bruxelles. — Non et je ne dispose pas de trop de temps. — Vous n'etes pas le premier Francais a vous interesser a ce film sur les manifestations algerien-nes. Les services de securite de votre pays ont tente de racheter 1'original et les copies a la R.T.B.F., mais la Direction a tenu bon. J'imagine que les responsables de la tuerie ne souhaitaient pas qu'on fasse trop de publicity concernant les consequences de leurs ordres... Cette demande 102 103 date de plus de vingt ans. Juste aprěs la parution d'un papier dans le Soir avec une interview express de Teerloch. Jusqu'alors, je crois bien que tout le monde ignorait I'existence de ces bobines. — Sauf la direction de voire chaine. — La television beige a su se degager du pouvoir politique bien avant ses homologues franchises... Personne ne fait pression sur les journa-listes pour les contraindre á retirer un sujet. Pour étre absolument sincere, nous n'etions pas á Paris pour couvrir cette manifestation, mais pour suivre une série de concerts de Jacques Brel á I'Olympia. Je me rappelle qu'il commencait le lendemain pour une quinzaine de soirees et qu'ils avaient annulé la generále. Brel était retenu par un vieux contrat, le 16 octobre au soir, dans les salons ďhonneur du Ministere de la Marine. Une affiche fantastique : Jacques Brel, Charles Trenet, I'or-chestre de Jacques Hélian et... Farah Dibah! Nous avions rčussi á obtenir des invitations pour la reception á I'ambassade de Belgique. Vous n'avez pas connu le voyage officiel du Shah d'Iran et de la Shabanou en France ? — Non, c'est un plaisir qui m'a été refuse! — Moi j'ai cótoyé toutes les pages du Bottin. En Belgique, je ne dis pas, mais voir la Garde Républicaine rendre les Honneurs á I'Empereur de Perse, ca dépassait I'entendement. Je n'ai jamais compris ce que le Grand Jacques faisait dans cette galéře ! Nous nous étions installés dans le véhicule de regie. Déril prit place devant un moniteur relié á un magnétoscope. II enclencha une cassette. — J'ai vérifié, vous en avez pour une heure et sept minutes. Si un passage vous accroche plus particuliěrement, il vous suffit de noter le numero 104 25 octobre, TOUT L'UNIVERS, pour un franc 50 par semaine >> Un plan rapproche dtMailla le visage d'une jeune femme algerienne, bientöt masque par un uniforme non. Quand le policier s'effaca, une visage d'homme remplacait celui de la femme ; la matraque s'abattit. L'angle de prise de vue chan-gea une fois encore. Une partie de ('image emit occupee par It haut d'un juke-box. II s'agissait vraisemblablement de la sequence qu'evoquait Marc Rosner, le matin meme ä Courvilliers. Un detachement de Gendarmes Mobiles encer-clait une poignee de manifestants. Des autobus de la RATP stationnaient plus loin, vers la rue du Sentier. Les Algeriens y furent conduits sans management. Les bus quitterent Karret un ä un, au maximum du remplissage. Certains corps pen-chaient dangeureusement de la plate-forme arriere. Le machiniste £tait seul avec sa cargaison humaine. Cent, cent cinquante prisonniers. Pour-tant, aucun d'eux ne songeait ä s'enfuir, ä liberer ses camarades. Paris etait boucle, toute fuite semblait d'avance vou£e ä lichee. La camera se deplaca sur la gauche et remonta le boulevard Bonne-Nouvelle. Le cineaste detailla la vitrine du cafe « Madeleine Bastille » et fit une halte au coin de la rue de Ville Neuve. Un C.R.S. marchait sur le trottoir, posement; il enlevait son manteau sans se soucier de ce que ce geste avait de singulier au milieu d'un quartier en proie ä 1'emeute. II semblait ignorer les combats qui faisaient rage autour de lui, tout comme la pluie. L'operateur ne s'attarda pas sur cette scene surprenante ; il revint quelques metres en arriere poser son regard sur le corps d'un blesse. Trente secondes passerent, interminables, avant que la du compteur et nous pourrons tirer quelques photos. Je vous laisse, j'ai encore pas mal de travail. Les images d^filerent, toutes plus insoutenables les unes que les autres. La premiere partie du document avait ete tourn£e depuis une voiture roulant ä travers Paris. Une multitude d'affronte-ments opposaient des manifestants desarm£s, hebetes ä des groupes compacts de C.R.S., de Gardes Mobiles decides et motives L'absence de son donnait plus de poids encore aux scenes de violence. Brusquement, la voiture stoppa, puis se rangea doucement pres d'un trottoir. Un mouvement panoramique effectue ä bout de bras par le cameraman me permit d'identifier le quartier de la Porte de !a Villette. Les anciens bätiments des Abattoirs etaient encore en place avec le pavilion de pierre de la Banque Gravereau. Le plan se termina sur les Vendues noires du bassin de la Villette, lä oü le canal de 1'Ourcq rejoint le canal Saint-Denis. L'objectif s'eMeva brusquement et l'operateur manceuvra le zoom pour isoler un groupe d'hommes qui s'affairaient rue Corentin Cariou ; ils se dirigeaient vers les rambardes du pont. La pluie faisait briller les manteaux de cuir et les casques. Soudain, un corps fut precipe dans 1'eau. J'eus 1'impression d'entendre le choc du cadavre au contact de la surface liquide. Un autre suivit, puis un autre encore. Le meme geste repet6 onze fois. Et les lumieres, de nouveau. La facade du Grand Rex, l'affiche des « Canons de Navarone ». Sur une palissade, une publicite monochrome pour le premier Aspiro-balai Tornado recouvrait ä moitie l'annonce du lancement d'une encyclopedic hebdomadaire : « ä partir du 105 camera ne reprenne sa progression. Le C.R.S. avancait toujours de son pas mesuré. II dépassa la rue Thorel. Arrive au niveau de la rue Notre -Dame de Bonne-Nouvelle, il marqua un temps ďarrét, comme s'il hésitait, puis il bifurqua et gravit les marches. Un autre homme se tenait la, les bras encombrés d'un bouquet de fleurs et d'un paquet de gateaux. Le C.R.S. vint se placer á cóté de lui. Au premier plan on rassemblait des Algériens, mains sur la nuque. Un capitaine mettait toute son energie á retenir ses hommes qui, au comble de l'excitation, ne cessaient de frapper les prisonniers. Les images suivantes etaient prises devant l'Opera de Paris, oil la police établissait un cordon de sécurité destine á protéger les spectateurs du ballet « Les Indes Galantes ». Puis I'ecran devint vide. J'appuyai sur la touche « stop » et attendis le retour de Deril. Je le voyais par la fenétre qui vérifiait l'orientation des projecteurs et faisait modifier les trajectoires des faisceaux. II termina ses réglages et vint me retrouver dans le camion. — Alors, des surprises, Inspecteur? Vous avez Pair réjoui... Je hochai la téte. — Oui, j'ai reconnu le gars que je cherchais. L'image se trouve á la cote 813, vers la fin de la bande. Si vous remettez cet appareil en marche je peux vous le montrer. II visionna le passage, éjecta la cassette et demanda á Tun de ses assistants de se rendre aux studios pour tirer une épreuve de la scene representant le C.R.S. accoudé á la grille de l'escalier, á cóté de Roger Thiraud. II me saisit par I'epaule. — Je vous invite á diner, Inspecteur. Vous ne partirez pas de Bruxelles sans faire honneur á 106 107 notre cuisine. Ici ils cn ont encore pour deux heures de reglages. C'est affolant le temps que nous perdons a attendre! Mais le cinema, c'est comme ca. Vous avez cinquante types sur les bras qui travailient les uns apres les autres, chacun apportant sa touche personnels et un metier irreprochable. La morale, c'est le metteur en scene qui part bouffer et empoche tous les compliments a son retour! Allez, venez, je vous emmene chcz « My father Mustache ». II n'y a pas d'equi-valent en France. C'est un ancien cinema en faillite qui a 616 rachetC par une association d'etudiants. Ils ont remplac6 les fauteuils par des tables de bois et des bancs en enfilade. Ils servent des specialites beiges. Tous les quarts d'heure, ils £teignent la lumicrc et passent des courts-m6tra-ges muets, Laurel et Hardy, Harold Lloyd, Charlie Chaplin ou des Malek de Buster Keaton. Deux ou trois fois dans la soirie, ils donnent une chance a un chanteur ou a un groupe. Le plus souvent ce sont des gars qui font la manche sur les places de la ville. Des Anglais, des Allemands, des Japo-nais, enfin toutes les nationality sont representees. A table il me conseilla un plat de Namur, 1'anguille a I'escaveche ; il commanda deux Kriek d'un litre chacune. — Vous verrez, c'est fameux, 1'anguille marine dans le vinaigre avant d'etre rotie. C'est servi froid, en gelee. Au fait, vous savez que le meme fleuve arrose nos deux capitales? — Non, vous devez vous tromper, la Seine prend sa source du cot6 de Dijon ; elle se jette dans la Manche entre le Havre et Honfleur, sans quitter le tcrritoire francais. II partit d'un rire sonore. 108 — Ah, vous étes toujours aussi susceptiblesděs qu'on parle de votre pays ! Bien entendu la Seine ne coule pas entre les facades bourgeoises de la Place De Broukěre, mais presque... Notre riviere s'appelle la Senne, avec deux N. Vous 1'avez échappé belle ! Bruxelles est une ville digne d'Al-phonse Allais : prcnez les boulevards de Petite Ceinture qui utilisent le trace des aneiennes fortifications. Le boulevard de Waterloo n'est pas bten loin du boulevard de 1'Abattoir. L'anguille ingurgitée, nous étions retournés á la place du Jeu de Balle ou m'attendait le cliche tiré du reportage. Deril appela un taxi; il insista pour régler la course d'avance. Je lui promis de le tenir au courant de ravancement de mes recherches. Le litre de biere fit sentir ses effets dans le train qui roulait vers Paris. Je compris pourquoi ce peuple affable avait choisi le Manneken-Pis pour embléme. CHAPITRE VI Mme Thiraud accepta de me recevoir en fin d'apres-midi, le lendemain. Je profitai des quelques heures qui me separaient de ce rendez-vous pour fläner dans Paris. J'arrivai en avance sur les boulevards et je refis, presque inconsciemment, le trajet qu'avait effectue le C.R.S. vingt ans plus tot, alors que les cineastes beiges le filmaient. Peu de choses avaient change depuis lors, ä part Faffiche du Rex qui annoncait un dessin anime de Walt Disney et le self-service de YHumanite qui s'6tait mue en « Burger King ». Je traversal le boulevard face au Madeleine Bastille dont la terrasse occupait la majeure partie du trottoir. Un groupe de touristes japonais en chemisettes et corsages blancs descendaient d'un car ä etages « Paris-Vision », en designant du doigt le Theatre du Gymnase dont le fronton £tait occupe par le titre du spectacle de Guy Bedos. A mon plus grand etonnement, toute la troupe s'engouffra dans le hall a la syite du guide. Je remontai vers la porte Saint-Denis et depassai la rue de la Ville Neuve puis la rue Thorel. La rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ne d^bouchait pas sur le boulevard, 6tant situee en I6ger sur- 111 plomb. De ce cote" elle butait sur deux escaliers; le premier large et l£gerement courbe, le second 6troit et raide. Lorsqu'on franchissait les quelques marches de I'un ou 1'autre des escaliers, on acc^dait a un autre quartier totalement different de celui des grands boulevards. Le clinquant des enseignes, les neons des caf6s laissaient la place a l'agitation anafchique des metiers de la confection. A parti de la rue Beauregard, commencait le royaume du cniffon, tout un monde industrieux de couturieres, de tailleuses, de brodeuses, de surjeteuses qui prenaient souvent I'apparence de grands gaillards tout droit venus des plaines d'Anatolie, du Nil, ou bien celle de minuscules asiatiques rescap£s d'un exil indochinois. Des manutentionnaires pakistanais ou bengalis, un turban eelatant de blancheur sur la tete, char-riaient d'6normes rouleaux de draps ; leurs diables passaient du trottoir a la rue en £vitant chiens, voitures ct passants. La rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, coin-cee entre les boulevards et la rue Beauregard, formait a elle seule un Hot de tranquillity; la presence massive de I'lglise qui lui donnait son nom y Ctait pour bcaucoup. Je m'installai au comptoir du bar « des quinze marches » et je commandai un demi que me servit un garcon manchot. Je ne le quittai pas des yeux durant plusieurs minutes, ebahi de sa dext^rite" a presser les citrons, a preparer les hot-dogs, a tartiner les sandwiches-rillettes en bloquant les verres, les baguettes ou les saucisses a raide de son moignon. Le patron s'accouda devant moi. Son regard executa un rapide aller-retour, du barman a moi. — Ca vous 6tonne, hein ! Vous venez chez moi pour la premiere fois? 112 adossé a 1'échappement de 1'escalier, un placard publicitaire promettait la realisation de « clefs minute », tandis qu'un éeriteau collé sur la vitre avertissait : « le serrurier revient dans un quart d'heure ». Le numero cinq de la rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelle correspondait k une vieille bátisse parisienne, bien entretenue, aux fenetres habillées de persiennes ajourées. Sur le mur, á gauche de la porte ďentrée, une plaque de marbre blanc annoncait en lettres d'or le « Siege Social du Syndicat National des Utilisateurs de Grues ». Je passai la porte aprěs avoir traverse un minuscule jardin. J'accedai au hall du bailment. Le fronton était agrémenté d'un ridicule relief d'inspiration grecque representant un joueur de pipeau et un joueur de flute de pan. La liste des locataires se trouvait affichée sur la vitre de la loge du gardien avec 1'indication pour chacun de I'etage et du numero d'appartement. Les marches cirées de l'escalier de bois grincerent sous mes pas. Le premier étage était orné d'une large glace enca-drée de dorure et d'un tableau champétre á dominantě marron. J'arrivai au troisiěme niveau un peu essoufflé et je cognai á plusieurs reprises, énergiquement, avant que Mmt' Thiraud se decide á répondre. Trois serrures jouěrent successive-ment puis le battant s'entrouvrit de quelques centimetres, retenu par la chaíne de súreté. — Madame, je suis l'lnspecteur Cadin, je vous ai parlé ce matin... La porte se referma brusquement, le temps que la chaíne soit enlevée ; je parvins enfin á pénétrer dans 1'appartement. La veuve de Roger Thiraud ne devait pas étre ágée de plus de quarante-cinq ans, mais sa vie de Je lui répondis par I'affirmative. — Ca fait un dróle d'effet sur la clientele mais c'est comme tout, on s'habitue. II désigna le barman d'un coup de menton. — C'est un ancien des Arsenaux, comme moi. On travaillait ensemble dans les explosifs, la nytroglycčrine. Je m'en suis tire en entier! 11 a eu moins de chance. J'ai passé la main et lui, il l'a laissée... Faut bien plaisanter! — C'est arrive comment? un accident? — Oui, mais au debut on ne comprenait pas. II manipulait du nytroglycol á longueur de journée depuis des années, comme moi, sans pčpins. Et puis un jour, sa premiere heure de reprise, aprěs les vacances, voilá qu'il fait tomber un flacon. Au lieu de se planquer, de se protéger, il a essayé de le rattraper. Vous voyez le résultat... — Oui, ce sont les risques du metier. — Oui Monsieur, c'est aussi ce qu'on disait. Mais des gars de la recherche scientifique se sont apercus, á partir de leurs statistiques, que ce genre d'accident était plus frequent le lundi ou au retour des vacances. En regardant de plus pres. ils ont compris que le nytroglycol agissait sur le cceur. Un peu comme une drogue! Et c'est vrai que quand on bossait, on se sentait bien. Pendant les weekends et les congés, e'etait le contraire : On devait étre en manque de vapeurs de nytro. Depuis, ils ont créé un medicament á base de nytroglycérine pour les cardiaques, ca dilate les coronaires... — En somme votre barman n'a pas été victime d'un accident du travail, sa main est tombée á la suite d'une maladie professionnelle ! — Eh bien j'avais pas pense á celle-lá... Je quittai les « Quinze marches » aprěs avoir réglé ma consommation. Sur le stand du serrurier 113 I recluse volontaire I'avait transformed en une vieille femme. Elle marchait devant moi dans le couloir, le dos voüte\ les genoux legerement plies, sans soulever les pieds. Elle semblait glisser sur le parquet, silencieuse. Le moindre mouvement donnait 1'impression de lui coüter d'insupporta-bles efforts. Elle s'affaissa en soupirant profonde-ment, dans un fauteuil recouvert d'une housse de laine tricotee au crochet. Elle me fixa, le regard vide. La piece etait plongee dans l'obscurite\ Tous les volets avaient ete" tires ; la femme avait juste laisse" une fenetre ouverte pour permettre ä l'air de circuler. Des rais de soleil filtraient ä travers les claires-voies. J'avancai une chaise et m'installai pres de la table. — Comme j'ai eu l'occasion de vous le dire ce matin, j'enquete sur les circonstances de la mort de voire fils Bernard. Actuellement, cet assassinat reste bien mysterieux ; nous n'avons guere d'61£-ments serieux pour orienter nos recherches. Nous ne lui connaissons aucun ennemi, sa vie sentimentale apparait on ne peut plus simple... Pour etre tout ä fait franc, il y a tout de meme un episode qui retient mon attention, un jour que votre fils n'a pu connaitre, celui de la mort de son pere... J'observai les reactions de mon interlocutrice, mais revocation de la fin de son mari ne modifia en rien son comportement. — ... J'ai appris incidemment les conditions dramatiques dans lesquelles votre mari a disparu. Absolument rien ne me permet de l'affirmer, mais il est tout ä fait possible d'imaginer que votre fils ait £te execute pour les memes raisons que son pere. Vous ne le pensez pas? J'avais 1'impression de parier ä un mur, ä un 114 115 mort vivant. Mme Thiraud maintenait ses yeux braqu^s sur moi, mais son regard ne parvcnait pas a s'accrocher, comme s'il me traversal et se portait loin derriere. Je poursuivis. — ... Je sais aussi qu'aucune enquete n'a 6t6 effectuee en 1961 et que votre mari figurait parmi les victimes officielles des manifestations algerien-nes. Victime de qui? Le doute est permis. II n'est pas trop tard pour reparer cette faute. Je veux m'y employer. Elle s'agita pour la premiere fois, se leva et vint prendre appui sur le plateau d'un vaisselier. — Monsieur 1'Inspecteur, tout ceci appartient au passe. II ne sert a rien de revenir sur tous ces evenements et de diss£quer les responsabilites... Elle faisait de longues pauses entre chaque mot et ponctuait ses phrases de longues expirations. — ... mon mari est mort, mon fils est mort. Vous ne les ferez pas revenir. J'accepte que ma vie soit ainsi; j'espere les rejoindre le plus vite possible. — Pourquoi, que voulez-vous cacher? Roger Thiraud a recu une balle alors qu'il participait a une manifestation. Vous savicz qu'il s'occupait d'un r£seau d'aide au F.L.N. ? — Vous vous trompez. Mon mari n'avait aucun gout pour la politique. II s'interessait a son travail, a Thistoire. II y consacrait tout son temps, au lyc£e comme a la maison. Le soir de sa mort il rentrait apres son dernier cours, comme d'habitude... Elle se deplacait dans la piece avec ses manieres de vieille, en 6vitant soigneusement la partie situde pres des fenetres qui donnaient sur la rue. Je m'en approchai par simple curiosity, mais mon geste provoqua unc veritable panique de sa part. Elle se plaqua contre le mur oppose, haletante. lift La surface qui entourait la fenetre constituait un veritable no man's land ou la poussiere s'accumu-lait. Personne ne touchait jamais a cet endroit. Je saisis brusquement les rideaux et les fis glisser sur la tringle. La cr£mone etait legerement grippee. Je dus faire un effort pour ouvrir les battants de la fenetre. Je soulevai ensuite le loquet qui maintenait les persiennes. Le jour envahit 1'apparte-ment; un rayon de soleil eclata sur le mur ou se tenait Mme Thiraud. Je me penchai. Dix metres en contrebas des gens s'affairaient autour du stand de serrurerie dont je ne distinguais que le toit onduie. Un groupe de jeunes garcons remontait les esca-liers de la rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelie. Mmc Thiraud avait cherche refuge dans la cuisine, en proie a une veritable crise d'hysterie. Elle pleurait, le corps agite de trcmblements, de tics nerveux. Je posai mon bras sur ses epaules. — Je ne vous veux aucun mal, Madame. Je suis ici pour vous aider. Venez sans crainte... Je la pris par les poignets et I'entratnai, petit a petit, vers le lieu tant redoute. Je ne cessai de lui parler, de la rexonforter. Plus elle s'approchait de la fenetre et plus sa detresse devenait intense. Elle criait mais se laissait aller, abandonnant toute resistance. Je reussis a la placer a cote de moi et a poser ses bras sur l'appui. — Ouvrez les yeux, je vous en conjure. Vingt-deux ans ont passe, vous n'avez plus rien a redout er. Elle se detendit, cessa de pleurer et de geindre. Ses paupieres se souleverent, d'abord impercepti-blement, puis retomberent. Les cils boug£rent a nouveau. Elle se decida, d'un coup, a regarder la rue. — Vous etiez la, n'est-ce pas? Vous etiez la, a I'attendre quand il a ete tue? Dites-moi... Personne ne vous a jamais demande de temoigner? Elle s'eioigna doucement de la fenetre et retourna s'asseoir dans le fauteuil. L'epreuve l'avait changee, elle paraissait plus forte, plus jeune, comme revenue ä son age veritable. Elle tourna la tete vers moi. — Oui, j'etais accoudee ä la fenetre. Roger terminait son dernier cours ä cinq heures. Norma-lement il aurait du etre rentre depuis deux heures, au moins. J'etais tres inquiete ä cette epoque. J'etais enceinte de Bernard, une grossesse tres difficile qui m'interdisait de sortir. Je devais imperativement rester dans I'appartement pour eviter un accouchement premature. Roger ne m'avait pas averti d'un eventuel retard. Et puis, tout d'un coup, la manifestation a debute. Les cris, les bousculades, les grenades qui eclataient, les coups de feu. J'etais comme folic Je me precipitais ä la fenetre ä tout instant pour guetter mon mari, ou ä la porte des que j'entendais des pas dans l'escalier. A un moment, je Tai apercu, dans la rue, il s'approchait de chez nous. Je m'en souviens comme si qa se deroulait ä present. II marchait avec un bouquet de mimosas et un carton de gäteaux. II a gravi quelques marches et s'est arrete aupres de la balustrade pour observer les evenements, les matraquages. Je lui ai crie de monter, de ne pas s'attarder, mais les bruits de la manifestation couvraient ma voix. — II etait seul ? — Au debut, oui, mais peu apres, un homme vetu d'un uniforme de policier, un C.R.S. je crois, est venu s'installer ä cöte de lui. Son attitude n'etait pas normale, il portait son manteau de cuir plie sur le bras, malgre la pluie et le froid. Ensuite il s'est glissé derriěre mon mari et lui a bloqué la téte á l'aide de son avant-bras. II avait un revolver dans 1'autre main. J'ai crie, crie du plus fort que je pouvais, sans résultat. J'ai voulu descendre mais je parvenais á peine á traverser cette piece, á cause de Bernard... Enfin á cause de mon ventre. Pauvre Bernard! — Pardonnez-moi de vous obliger á remuer de pareils souvenirs, mais il n'y avait pas d'autres moyens. Un cinéaste beige a filme une partie de cette scene. II se trouvait de 1'autre cóté du boulevard, pres du Theatre du Gymnase. Je possěde une photo tirée de ce document. II s'agit des derniens instants de votre mari. Le visage de son assassin est á demi masque mais il reste trěs significatif. Vous voulez le voir? Elle accepta. Je sortis le tirage realise la nuit precedente dans les studios de la R.T.B.F. — Vous le connaissez? Elle secoua la téte. — Non, Inspecteur, je n'ai jamais rencontre cet homme. Je n'ai jamais vu mon mari en compagnie de policiers et je ne comprends pas pourquoi ils I'ont tué... — Une deiniěre chose, Madame et j'en aurai termine. II y a un instant vous avez declare que votre mari finissait ses cours á dix-sept heures. Comment expliquez-vous qu'il ne soit arrive que deux heures plus tard pres de chez vous. II faut moins de dix minutes pour couvrir la distance séparant le lycée des boulevards... — Je ne me l'explique pas, Inspecteur, e'est comme qu. — Ces retards étaient frequents? — Une fois par semaine, quelquefois deux.. Ecoutez Inspecteur, ma grossesse nous interdisait US 119 tous rapports intimes. Qa n'est pas agreable ä avouer mais e'est un fait. J'admettais que Roger ait besoin de rencontrer une femme normale. Quel mal y a-t-il ä 5a? — Aucun. Je suis desole, mais mon metier repose sur rindiscrenon. Je vous posais cette question parce que Pinventaire des poches de Roger Thiraud mentionne la presence d'un ticket de cinema. Le « Midi-Minuit » pour etre precis. Je pense que la verite est lä! II y a vingt ans, un respectable professeur d'histoire devait avoir quelques reticences ä avouer son goüt pour le cinema fantastique... me me ä sa femme. J'ai le numero du billet, je churgerai Tun de mes adjoints de verifier aupres du « Centre National du Cinema » la date exacte ä laquelle le coupon a ete deiivre. Elle m'adressa un sourire ; je ne parvins pas ä penser, sans un fort sentiment d'angoisse, qu'il s'agissait lä de son premier sourire depuis vingt-deux annees. — Voire mari n'a pas et£ tue au hasard. II est evident que son assassin obeissait ä un plan precis, qu'il possedait le Signalement de sa victime. Le film beige est edifiant ä cet egard. Le C.R.S. ou l'homme deguise en C.R.S. a quitte sa planque et s'est dirige sans hesiter vers la rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. Ses methodes prouvent que nous avons affaire ä un professionnel, comme pour le meurtre de votre fils ä Toulouse. Ou, hypothese invraisemblable, votre mari etait le sosie parfait d'une autre cible. Non, je pense qu'il etait bien l'objectif du tueur. Votre mari genait quelqu'un, au point de devenir la victime d'une veritable execution. Vous etes sure qu'il ne pour- 120 mes forces. Je ne suis pas facile á vivre. lis donnaient I'impression d'etre heureux ensemble, je ne me souviens de rien d'autre. * Je la quittai bientót et descendis préeautionneu-sement les marches cirées, sans lácher la main courante. Je tournai á gauche vers les boulevards. Parvenu au milieu de 1'escalier de la rue Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, je me retournai et levai la těte en direction de l'appartement de Mme Thiraud. Elle était accoudée á la rambarde. Elle me fit un signe ďamitié. Je l'observai un moment avant de lui rendre son salut et m'engouf-frai dans la bouche de metro. Je changeai de rame á la station Auber pour prendre le R.E.R. Dalbois m'avait conseillé de pousser jusqu'au terminus de Marné la Vallée. Une allée piétonne, protegee par une voúte ďaltuglass, menait de la gare á 1'esplanade oíi se rejoignaient les différentes lignes d'autobus qui desservent la ville Un coup d'oeil suffit á me prouver qu'il n'y avail pas que ces lignes pour desservir le paysage ! La place était encastrée au centre d'une cuvette, surplombée par les collines. L'ouest du site était barré par la facade aveugle d'un gigantesque Centre Commercial. La seule note de fantaisie résidait dans la presence d'une construction rose, d'une vingtaine ďétages, posée au sommet de Tune des collines. L'autocar dans lequel j'avais pris place passait ju*>tement a proximité du báti-ment que je pus ainsi examiner tout á loisir. L'exterieur imitait assez parfaitement les facades des arěnes espagnoles, une sorte de long mur suivait aucune activity de type politique, syndical ou meme humanitaire ? — Non, je vous Tai dejä dit. A part ces retards, ces sorties au cinema si je vous fais confiance, je ne vois rien de mysterieux dans la vie de mon mari. Roger n'a jamais aborde ces sujets ä la maison. Nous parlions histoire ou litterature. Le Moyen-Age le passionnait beaucoup et il se relaxait en ecrivant une sorte de monographie sur sa ville natale, Drancy. II aimait 6normement ses parents qui vivent toujours lä-bas, en Seine-Saint-Denis, lis habitent rue du Bois-de-l'Amour. Je me demande encore si ce n'est pas cette maison qui lui a donne" le goüt de l'histoire... — Comment 5a? — A l'origine, le bätiment faisait partie d'une ferme qui s'est transformed en restaurant au tout debut du siecle. Pendant quelques ann£es on raconte qu'elle a surtout servi de maison de rendez-vous. Apres la loi Marthe Richard, on en a demoli les trois quarts pour construire une clini-que d'accouchement. Mon mari y est n£ d'ailleurs. II a passe toute sa jeunesse ä deux pas de lä, dans un pavilion rescape lors de la renovation de ce quartier. Cela ne vous interesse pas trop... Je le comprends. Enfin, cette monographie est chez mon fils. Du moins chez sa fiancee, Claudine. Vous la connaissez? — Oui, je l'ai rencontree ä Toulouse. J'aime-rais jeter un coup d'osil ä ce travail. J'ai pr6vu de m'entretenir avec elle avant mon depart demain soir. lis s'entendaient bien? — Tres sincerement, je n'en sais rien. La petite faisait des efforts pour venir ici; Bernard devait la trainer. Je savais bien qu'elle ne se sentait pas ä l'aise en ma presence, mais e'etait au-dessus de 121 circulaire perce d'alveoles. Tous les vingt metres, une colonne en demi-cercle grimpait tout le long de la construction. Des ouvertures pratiquees dans ces tourelles montraient le parcours des cabines d'ascenseurs. Une large arcade permettait de decouvrir une grande cour plantee d'arbres et de fleurs. Un panneau d'entreprise indiquait les noms et adresses des promoteurs et signalait : « Le Grand Theatre. 630 appartements prestigieux avec vue sur la Marne. 2 et 3 pieces disponibles. Pre is PIC, PAC ET PAP possibles. » Le machinistc annonca la station Pyramide Dalbois m'avait dit de contourner un immeuble de bureaux, puis de prendre a gauche, vers le chateau d'eau. II logeait dans une cite experimentale, a mi-chemin entre le HLM et la maison individuelle. Les « cellules » d'habitation etaient concues dans des cubes empiies selon un ordre apparemment anarchique. Le toit de 1'eiement inferieur consti-tuait la courette de I'eiement superieur. Je sonnai a la porte 73. Dalbois vint m'ouvrir. — Bonsoir, Cadin, je me demandais si tu n'al-lais pas te defiier. Je marquai un mouvement de recul pour bien montrer que cette idee ne m'avait meme pas effleure. — Allons, e'est un veritable plaisirde repondre a ton invitation. _ II me presenta a Gisele occupee a preparer le diner. Elle ferma le four programmable a pyrolyse et se tourna vers moi en designant son tablier de ses mains ouvertes. — Excusez-moi mais je n'ai pas encore eu le temps de me changer. Dalbois me fit visiter le moindre placard de son appartement puis il m'entraina dans le salon. I! 122 123 brancha la television en prenant soin de couper le son. — Alors, tu avances ? Je lui racontai mon expedition bruxelloise ainsi que mon entretien avec la mere de Bernard Thiraud. II accrocha des que j'evoquai le tirage realise par les techniciens de la tele beige, ä partir de la bände video. — Tu as cette photo sur toi? Je la posai sur la table basse entre les aperi-cubes et les bouteilles d'alcool. — Ton histoire est absolument incroyable... II approcha le cliche de ses yeux. — ... ton C.R.S. a Pair vrai. A part l'absence de signes distinctifs. Logiquement il devrait porter les numdros de sa compagnie et de son district. Tu ne crois pas? — En temps normal, oui. Mais pas ce soir-la. Je me suis renseigne% les reglements etaient sus-pendus. Toutes les unites utilisaient les armes de reserve, y compris les armes offensives. II est tout a fait plausible que les hommes aient requ l'ordre de masquer leurs codes d'identification. — Tu t'es embarque dans une dröle d'aven-ture. Je t'ai dejä donne ce conseil mais je prefere le renouveler : laisse tomber. Enquete ä Toulouse, peinard. On ne fen demande pas plus. £a se terminera par un dossier classe « sans suite ». Qu'est-ce que tu as ä perdre ? Rien ! Tu trouveras bien une autre affaire de meurtre moins puante pour te rattraper. Un Ricard? — Non merct, avec cette chaleur je ne supporte pas 1'alcool. — Alors passons ä table. C'est moi qui ai choisi le menu, en souvenir de nos annees de galere ä Strasbourg. 124 debusquer, surtout qu'il s'est surement mis au rancart depuis le temps. Si tu ne trouves rien, je refiechirais ä ton conseil. II rangea le document dans la poche Interieure de sa veste. Le train entrait en gare. Je m'installai pres de la vitre et la baissai malgre tous les pericoloso spoghersi du monde. Dalbois, sur le quai, se hissait sur les pointes pour ne pas avoir ä parier trop fort. — Je ne te promets rien, Cadin. Laisse-moi trois ou quatre jours. Si je dois denicher une piste, il ne me faut pas plus. Pour etre tout ä fait franc, ton C.R.S. est plus dangereux qu'un baton de dynamite ; je n'ai qu'une envie, me debarrasser de sa sale gueule le plus rapidement possible. Je t'appelle ä Toulouse des que j'ai du nouveau. Ciao. Le wagon etait vide. Je demeurai seul jusqu'a la station « Vincennes ». La, une bände de loubards prit possession des lieux. Un grand type bouton-neux s'approcha de moi. II s'assit lourdement sur le siege qui me faisait face et allongea les jambes en posant ses chaussures ä moins d'un centimetre de ma cuisse. Pour toute reponse j'ecartai le pan droit de ma veste pour laisser apparaitre l'etui de mon revolver et la crosse noire. Immediatement, les deux pieds rejoignirent le sol. Le gars se leva, un peu nerveux. J'entendis quelques bribes de conversation : « c'est un flic, il a un flingue ». lis se deciderent ä descendre ä la station suivante, « Nation », et je retrouvai ma tranquillite. * Pas la grande surprise, non... Mais un petit coup au cceur, tout de me me, le lendemain matin Gisele Dalbois amena en minaudant un plat en terre cuite garni d'une imposante choucroute au boudin blanc, qu'elle posa entre deux bouteilles de Gewurstraminer. — Attaque Cadin, te laisse pas intimider. Tu verras eile les reussit pas mal. C'est une choucroute strasbourgeoise avec la garniture de fete. Gisele la cuit ä la mode de Colmar : eile rajoute un verre de kirsch une heure avant de servir. Qu'est-ce que tu en penses? — Fameux. Je vous feiicite, Madame. Nous etions venus ä bout du plat en nous aidant genereusement du vin d'Alsace. Gisele nous ins-talla sur la terrasse, au frais, pour prendre le cafe, Dalbois se pencha vers moi, le visage grave, comme pour une confidence. — Tu sais, Cadin, nous appartenons ä une minorite... Puis il abandonna son air de comploteur. — ... Le matin, huit Francais sur dix boivent du cafe. lis ne sont plus que quatre ä persev^rer au dejeuner. II n'en reste que deux en milieu de journee et UN seul apres le diner! Eh bien, tous les trois nous sommes celui-la! II regarda sa montre et teignit la surprise, — ... II faut se depecher, ton dernier train part dans vingt minutes. Je t'aurais bien propose de dormir ä la maison, mais les lits des mömes sont un peu courts. Je pris bien garde de ne pas insister... La vie de famille, meme celle des autres, ne me reussit pas trop. Iis m'accompagnerent jusqu'ä la gare. Pendant le trajet je remis la photo extraite du film ä Dalbois. — Rends-moi un dernier service ; essaie de te renseigner sur ce type. II ne doit pas etre facile ä 125 quand je reconnus la voix de Claudine Chenet au telephone. Je m'appretais ä la joindre sans trop parvenir ä me decider. Je préparais une premiere phrase, en changeais... Son appel mit un terme a mes tergiversations. — Inspecteur, je tenais ä vous remercier, tout simplement. La mere de Bernard m'a contactée, hier soir, pour me raconter son aventure avec vous. Je ne sais pas si cette rencontre a fait avancer votre enquéte, je le souhaite, mais le simple fait que vous cherchiez ä comprendre pourquoi Bernard a été tué, nous est d'un grand secours. Je bredouillai lamentablement et lui laissai reprendre ('initiative, — Vous retournez ä Toulouse des ce soir? C'est bien exact ? Je crus discerner un accent de dépit dans son intonation, presque un regret. — Oui, je prends le train ä seize heures. Nous pourrions nous voir, d'ici lä? N'importe comment c'est nécessaire, j'ai encore quelques questions ä vous poser. Que faites-vous ä midi? — Je travaille sur ma these. — Moi qui pensais que les etudiants étaient toujours en vacances! Ma phrase était partie un peu vite. Elle me répondit, sans colěre. — Dans ce cas ce sont de bien tristes vacances... Je prefere travailler, ga m'occupe l'esprit. D'ailleurs mon sujet est plutöt agréable. Quant ä votre proposition, c'est d'accord. Je fais des relevés sur le terrain, entre la Porte d'Italie et la Porte de Gentilly. II y a un petit restaurant, boulevard Kellerman, juste aprěs Pen tree du Stade Charlety. On peut s'y retrouver vers une 126 127 heure de I'apres-midi ? Ca s'appelle « Le Stadium ». J'acceptai le lieu et 1'hcure du rendez-vous puis raccrochai. Je consacrai quelques minutes de mon temps a ranger mes vetements dans la valise. Je descendis dans le salon de I'hotel oil deux clients dfooeuvrfo regardaient le journal televise de la premiere chaine. Yann Marousi annoncait le d6ces, survenu dans des circonstances tragiques, d'un des peres fondateurs de la video. II conclut son envol^e dithyrambique par l'annonce d'un temoignage. — ... « ainsi, a l'occasion de la mort de cet illustre pr6curseur de notre profession, nous avons la joie de vous presenter cette interview realisee il y a moins d'une semaine... » Les techniciens du studio durent lui signaler, par gestes, que cette joie cadrait mal avec la nature de I'ev6nement, car Marousi changea d'ex-pression. II se reprit. — .. « Voici done cet entretien que notre redaction a le triste privilege de dedier a la me-moire de ce pionnier des techniques nou-velles. » Je refusai d'en supporter davantage. Je r6glai la note, classai precautionneusement la fiche justifi-catrice de d£penses et me dirigeai vers la station de m6tro la plus proche. Je descendis a « Maison Blanche », ce qui me permettait de rattraper le boulevard Kellcrman en contournant la caserne de la Garde Republicaine. Claudine m'attendait, cachee au fond du tro-quet. Le comptoir 6tait pris d'assaut par les supporters d'une 6quipe de rugby qui fetaient, par avance, la victoire de leurs champions au cours du match de I'apres-midi. 128 I J'avais avale un copieux petit dejeuner, je me contentai done d'un verre d'eau minerale. — Alors, cet interrogatoire, Inspecteur? Je suis prete. Elle avait dit ca d'une voix emplie d'emotion, un peu comme si cette conversation lui e-tait devenue indispensable. J'en £tais restd ä notre voyage muet et ä mon largage devant une station de taxis. Ca allait trop vite ä mon gout, meme si ja allait dans le bon sens ! Je me composai ä la hate le visage ferme du professionnel. — Est-ce que j'ai l'air d'une brute ? J'ai simple-ment quelques precisions ä vous demander. Nous n'avons aucun element nouveau permettant d'ex-pliquer l'execution de votre fiance. Rien, sinon I'histoire de son pere. Pour etre clair, ca ne serf qu'ä tout embrouiller... Elle m'interrompit : — Mais vous avez une piste, ma belle-mere a parlö d'une photo... — Oui, j'espere pouvoir mettre la main sur ce C.R.S. II a certainement flingu<5 Roger Thiraud, en 1961. Je ne mefaispas trop d'illusions ; j'ai une chance sur cent de retrouver sa trace. La seule hypothese digne d'interet consiste ä admettre que les deux meurtres sont liris. Pourtant ca ne colle pas du tout avec l'episode de Toulouse. Pourquoi le meurtrier aurait-il pris tant de risques? Je pris la main de Claudine alors qu'elle la posait sur la table pour saisir sa tasse. Elte ne refusa pas le contact; bien au contraire, eile tourna sa paume vers la mienne et nos doigts se croiserent. Je me forcai k parier mais ce n'etait plus de questions ni de reponses que nous avions 129 besoin. L'interrogatoire devait laisser la place aux confidences. — ... Vous avez reTlexhi ä tous ces aspects depuis votre retour? Faites un effort... Bernard a-t-il fait allusion aux 6v6nements de la guerre d'Algerie, particulierement au cours des derniers jours? — Non. J'ai dejä eu Poccasion de vous le dire. Bernard ne me parlait jamais de ses problemes. On discutait surtout de nos etudes, de ce que nous ferions, plus tard. Pour le reste, on s'arrangeait... Ce n'etait pas facile... Sa mere, vous l'avez vue, 6tait completement bloqu6e. Elle ne mettait prati-quement jamais le nez dehors. Heureusement, il gardait des liens tres Stroits avec ses grands-parents. C'dtait reconfortant de passer une jour-nee chez eux. lis habitent en banlieue, ä Drancy, un vieux pavilion... C'est en Seine-Saint-Denis, mais on se croirait ä deux cents kilometres de Paris, la vraie Campagne. Iis possedent un jardin avec des arbres fruitiers. D'apres ce que j'ai pu comprendre, la mere de Bernard a txt tres cho-quee par la mort de son mari, au point qu'elle se refusait ä 6lever son propre fils. Ce sont les grands-parents qui se sont charges de lui... Vous devriez les rencontrer, ce sont des gens tres accueillants, ires chaleureux. I! n'empeche qu'ils ont cru retrouver leur fils, trente ans plus tard : ils ont concu [education de Bernard de la meme facon que s'il s'agissait de leur enfant. A aucun moment ils n'ont tent6 de r^tablir les liens avec leur belle-fille, de peur d'etre separ£s de Bernard. Je les comprends... en un sens... Elle parlait tres vite, le front baiss£, pour eviter mon regard. Elle tentait de s'expliquer sans round vrir trop de plaies. Soudain elle fut debout et retrouva son air enjoué. — Cette fois-ci je tiens á régler les consomma-tions. Je suis en dette envers vous. Ne faites pas I'innocent. Je me rappelle de ce pourboire au chasseur de l'hotel... Je n'ai pas réussi á vous le rembourser! Dehors, elle me prit le bras et me guida á travers les cités H.B.M. de la rue Thomire et de l'avenue Caffiéri. Nous avons rejoint la Poterne des Peupliers en silence. Sous le pont de pierre du chemin de fer de ceinture, une meute de chiens s'attaquait, en vagues successives, au contenu ďune benne á ordures placée lá par la municipalito pour débarrasser les Parisiens de leurs déchets volumineux. Un berger au poil jaune avait pris l'avantage; il s'installa en haut du monticule. A notre approche, il montra deux rangées de dents menacantes qui nous contraignirent á changer de trottoir. Claudine s'engagea dans la rue Max Jacob qui grimpe en pente douce vers le quartier Italie. On distinguait les tours de verre et d'acier derriére les immeubles en brique rouge. Au milieu d'un coude que faisait la chaussée, elle obliqua sur la droite et poussa un portillon métallique peint en vert. Je découvris un vaste jardin public planté d'arbres dont les différents niveaux étaient relies par d'imposants escaliers de pierre. Claudine pointa un doigt, désignant les remparts percés de meurtriěres. — Nous sommes sur les vestiges des fortifications de Paris ! II n'en reste pas grand-chose, tout a été cassé á partir de 1920. Les derniers bastions ont sauté au moment de la construction du péri-phérique. J'ai trouvé ce morceau intact en me 131 promenant. Au milieu de 1'echangeur de la Porte de Charenton il y a un fortin d'angle transforms en depot de voirie... C'est Thiers qui les a fait 6difier, a partir de 1842... Trente kilometres d'ouvrages de defense. Le plus drolc c'est qu'il a £te" charge" de les attaquer, au moment de la Commune de Paris, en 1871 ! Nous nous eTions approches du bord des remparts. Nous dominions un vaste espace occupe par un pare de verdure equips de jeux d'enfants, tourniquets, toboggans... Le jardin butait a droite sur la masse bourdonnante du boulevard periphe-rique et a gauche sur les citCJs H.B.M. Plus loin, a ['horizon, une multitude de petites constructions annongaient les premieres lignes de la banlieue : Arcueil, le Kremlin-Bicetre. A flanc de colline, coined entre I'autoroute et les grandes cites, le cimetiere de Gentilly. Claudine me montra toute cette etendue d'un geste du bras. — Regardez comme c'est calme. Pourtant aprcs la construction des fortifs, des milliers de personnes se sont installers sur cette zone. — Ils en avaient le droit? — Non. Logiquement e'etait interdit, mais quelquefois les lois cedent le pas aux r£alit£s; la crise du logement et les prix des loyers, par exemple. Comme les squatters aujourd'hui... II n'y a pas si longtemps, e'etaient nos grands-parents qui habitaient les bidonvilles! Ici, c'^tait un des quartiers les plus sordides, avec les environs de la Porte Saint-Ouen. Le royaume des chiffonniers. Pas d'eau, de gaz ni d'cleetricite. Toutes les salet6s 6taient 6vacu6es dans une riviere qui coulait dans le creux, au bas du cimetiere. La Bievre, un veritable 6gout a ciel ouvert... Mais je vous ennuie? — Vous vous trompez. Je pensais simplement que vous n'aviez aucune chance d'etre embauchée par le Syndicat dTnitiative de la Ville de Paris! Continuez. Quand je vous écoute, j'ai l'impres-sion que vous regrettez cette époque. Moi non ; ce coin devait étre un repaire de malfrats, d'assas-sins. Une cour des miracles... — Bien entendu, 5a existait mais ce n'est qu'une partie de la realite. On retient plus facile-ment les images de « Casque d'Or » et les ambiances des bouquins de Le Breton... Le dimanche, les talus des fortifs ressemblaient ä la forét de Senlis, les families venaient prendre l'air. II y avait méme des étangs, on péchait... — Pas mal de cafés aussi! — Inévitablement! Enfin, je préfere la nostalgie des guinguettes ä celie des camions de frites-saucisses! Bien súr, il y avait des bagarres, des reglements de compte, mais les ambiances de bal sont rarement détendues, non ? Les gens venaient pour oublier la fatigue ďune semaine de travail. A ľépoque on trimait soixante heures dans des conditions extrémement pénibles. La legende et la littérature ont gommé cet aspect des choses... on a préféré parler de la jungle des barrieres. — Croyez-moi, les criminels ne devaient pas se géner pour venir se planquer dans ce maquis de bicoques! — Peut-etre, mais quelques dizaines ďannées plus tôt, on mettait tous les crimes sur le compte des habitants des faubourgs. Prenez un journal, ouvrez-Ie ä la page des faits divers, vous vous apereevrez que rien n'a vraiment change. Les brebis galeuses sont maintenant ceux qui logent dans les grands ensembles, en lointaine banlieue. Les Minguettes, les « 4000 ». Les immigrés ont 132 133 remplac6 les romanichels, les jeunes chomeurs ont pris la place des biffins. — Vous ne me ferez pas croire que la criminality 6tait nulle ! II y a des chiffr.es... — Non, elle n'elait pas inexistante, elle corres-pondait, en fait, a celle de Paris et du departement de la Seine. Ni plus, ni moins. Certains avaient interet a donner une image negative du peuple de la zone. lis ont utilise le phenomene de rejet pour les chasser de la peripheric immediate de la ville. Ca continue avec ^utilisation actuelle du theme de l'insecurite. On tente d'assimiler les couches sociales les plus durement frappees par la crise, a des groupes presentant des dangers pour le reste de la societe. Un veritable tour de passe-passe! Les victimes sont transformers en epouvantails. Et ca marche ! La grand-mere la mieux attention-n6e serre son sac a main sur son ventre des qu'elle croise un garcon aux cheveux un peu trop bou-cles! Rien que cette peur permet de legilimer, par avance, les mesures prises a rencontre de ces gens. - Vous oubliez que vous parlez a un flic... Elle sourit et accentua la pression de son bras sur le mien — Non, pas une minute. Allez done consulter les registres de police du temps des fortifications. Le travail de vos ancetres, en quelque sorte ! Les crimes de sang etaient extremement rares. Les delits les plus courants consistaient en des escro-queries minables, des vols d'aliments, des scenes de menage. Pourtant, la grande majorite des rubriques de faits divers ruissellent de sang. Un bon filon pour vendre du papier! On peut passer au kiosque et acheter certains journaux, on ferait la meme constatation : assassins, sadiques, vio- 134 leurs, tous les sales roles sont tenus par des ouvriers, des miséreux. Jamais de notables... Quand on parle de médecins, d'avocats, de chefs d'entreprises, c'est en rubrique « Société ». On fait preuve de pudeur, alors que les sommes en jeu dans les affaires de fraude, de fausses factures, de détournements de fonds sont dix fois supérieures au total de tous les hold-up de France et de Navarre. — En conclusion, vous estimez que nous ne courons pas aprěs les bons liěvres? — Vous courez uniquement aprěs les plus petits et vous laissez les gros se repaitre tranquille-ment... — Vous me connaissez mal, mes enquétes précédentes prouvent le contraire... J'avais envie d'en dire davantage, ne pas passer á ses yeux pour ce salaud de flic de service, sans pour autant avoir Pair de me justifier. J'essayai une phrase dans ma téte mais la dialectique décida de me laisser en plan. Je me réfugiai dans le silence. Claudine remarqua mon flottement; elle en prpfita pour enfoncer un nouveau coin. — Le systéme se protege efficacement... La police constitue Tun des elements majeurs du dispositif. De lemps en temps, il taut bien trouver une victime expiatoire pour montrer que les couches supérieures peuvent ětre contaminées Et prouver que leur force reside dans le fait qu'elles rejettent les mauvais sujets hors de leur sein, sans managements. Landru, Petiot... On les charge un maximum et on se sert de ces veritables monstres pour établir le cote aberrant de leur conduite : de toute evidence, elle n'est pas dans I'ordre des choses. Le chomeur qui dévalise une epicene s'inscrit, lui, dans la vie de tous les jours. II est 135 donné comme représentatif de sa classe, de son environnement. II devient un pur produit de son milieu et non celui ďun systéme qui le voue á la rnisere et au vol. — Si on suivait votre raisonnement, tous les chómeurs devraient devenir des truands ! Heureu-sement, ce n'est pas la regie. Elle aspira une large bouffée d'air. Sa poitrine se gonfla, soulevant le corsage ďété. Mes yeux saisirent 1'éclat noir et dentelé d'un soutien-gorge. Mon cceur abandonna son rythme de croisiěre et se lanca a 1'assaut des records. — Vous refusez de m'ecouter. Je suis disposée á admettre qu'il existe une certaine égalité entre un P.-D.G. et un pauvre type; ils ont autant de chances Tun et 1'autre de devenir maniaques sexuels! Vous ne m'enleverez pas de 1'idée qu'un chómeur a plus ďoccasions d'etre tenté par un vol á 1'étalage, pour de simples raisons de survie. Claudine se passionnait. L'emportemcnt colo-rait ses joues du méme rouge que son sein furtif avait incendié les miennes. Je capitulai. — Nous n'arriverons pas á nous mettre d'ac-cord... Nous avons déjá un terrain d'entente, il ne faut pas 1'oublier : je ferais tout mon possible pour arréter l'assassin de Bernard. Qu'il soit faible ou puissant, clochard ou milliardaire. Tant que j'y pense, Mme Thiraud a évoqué devant moi ('existence d'une plaquette, une sorte de monographic de la ville de Drancy que son mari rédigeait durant ses loisirs. Vous étes au courant? Claudine acquiesca. — Oui, elle est á la maison. Bernard voulait la terminer, en souvenir de son pere. Je peux vous l'envoyer á Toulouse děs demain, si vous pensez que cela présente un interet pour votre enquéte. — Jc préfěre régler ce detail le plus rapidement possible. J'aurais le temps de passer chez vous avant de rejoindre la gare. Je demanderai au taxi de faire un détour... Elle inscrivit son adresse sur une page de calepin qu'elle déchira avant de me la remettre. Sept heures aprěs la fin de cette discussion, je débarquai á la gare centrále de Toulouse. Le brigadier Lardenne m'attendait sur le quai d'arri-vée du Corail, bien qu'il ait termine son service depuis la fin dc 1'aprěs-midi. II me déposa devant mon domicile et profita du trajet pour m'informer de ses progres dans le maniement des jeux électro-niques. II avait méme réussi á battre son fils á la « Bataille des Malouines ». Quatre Exocets á deux! Un score sans appel... A l'entendre, il ne s'etait rien passč de plus important pendant mon absence. 136 rite... Dcs reunions en b6quille, vous voyez le tableau! Le litre du faux jouait la-dessus : « Son accident de voiture? La vengeance d'un mari jaloux! » II a depose une plainte contre X, sans resultat, comme d'habitude. La semaine derniere, au cours de travaux d'agrandissement des locaux de rimprimerie municipale, les ouvriers d'une entreprise de maconnerie sont tombes sur les plaques offset qui ont servi a Pimpression des affichettes. On a interroge les employes du service. L'un d'eux a avoue qu'il participait aux activites d'un groupe situationniste installe a Toulouse depuis 1976. — 11 a parle des convocations pour le fichier anti-terroriste ? — Non, il a reconnu ['ensemble des operations menees de 77 jusqu'en 82. Selon lui, le collectif a ensuite eclate, a la suite de divergences ideologi-ques. II est possible que certains membres du groupe aient continue" leur travail de sape en solitaire, mais dans des conditions plus difficiles puisqu'ils ne disposaient plus de la logistique. Le nerf de la guerre, c'etait Pimpression des tracts, des affiches et la reproduction de papiersofficiels. Sans l'appui du type de rimprimerie municipale, ils ont du se rabattre sur un imprimeur classique... — Dans ce cas, ca ne sera pas trop complique de les coincer. On a pu identifier les autres membres du reseau? Bourrassol d6posa le papier qu'il triturait depuis le d6but de Pentretien sur le coin du bureau. Je pris la feuille dactylographiee et lus les noms a voix haute. — Jacques Maunoury, Claude Anchel, Jean-Pierre Bourrassol... CHAPITRE VII — Alors Bourrassol, ces convocations bidon, vous étes sur une piste ? Le brigadier-chef était assis dans mon bureau. Visiblement, il n'en menait pas large. II commenca par bafouiller. — Non, enfin peut-étre... Les services de Prodis, au Capitole, ont Pair d'avoir du nouveau. Ce seul nom me fit sursauter. — Que ce soit bien clair, Bourrassol : je ne veux rien devoir a Prodis. Voussavez bien qu'avec des types de ce genre il faut rendre au centuple! Ils se prennent pour Dieu le Pere. Cest vous qui étes charge de débusquer ces plaisantins. Per-sonne d'autre. Nous étions les seuls vises dans cette affaire, pas la Mairie. Pour moi il s'agit d'un probléme intérieur. Et qu'est-ce qu'ils racontent ? Bourrassol s'eclaircit la voix avant de répondre. — Au cours des cantonales, en 81, une affiche du « Meilleur », enfin une falsification, avait été placardée dans toute la ville. Elle représentait le candidat officiel, pratiquement nu sur une plage, dans les bras d'une jeune femme. Trois mois plus tot, il avait eu un pépin en voiture ; il orientait une partie de sa campagne sur le thěme de Pinsécu- 139 Je butai sur ce dernier nom et interrogeai le brigadier. — C'est un parent a vous? II baissa la tete comme un gamin pris en faute et prononca faiblement. — Oui, inspecteur, c'est mon fils. J'ai prepare ma lettre de demission. Je ne comprends pas du tout ce qui lui a pris. II se renversa sur son fauteuil, 6clata en san-glots. Je ne savais comment re^agir face a cette situation totalement in£dite pour moi. Je m'ap-prochai de Bourrassol et lui tapotai l'gpaule comme je I'avais vu faire au cinema. — Nous n'en sommes pas la, Brigadier. Ce que vous venez de faire est tres courageux. J'appr6cie votre geste a sa juste valeur. II ne doit pas y avoir beaucoup de policiers de votre trempe qui soient prets a sacrifier leur famille a leur id6al de justice et de verite\ Vous n'avez pas h^siter a d^noncer votre propre fils ! Que peut-on exiger de plus d'un fonctionnaire de police ? Ce serait de la derniere injustice de vous conduire a la demission pour une faute que vous n'avez pas commise. Si on regarde les choses bien en face, ils n'ont pas fait grand mal. Je vais essayer d'arrangcr 5a. Bourrassol avait cesse" de pleurer; il renifla tres fort avant de passer la manche de son uniforme sous son nez. — Vous avez parle" de tout ca avec votre fils? II lui 6tait relativement facile de se procurer les feuillets a en-tete du commissariat ainsi que les tampons. Personne n'aurait soupconne" le fils d'un collegue... II me repondit, la voix cass6e. — Bien sur, j'y ai 6galement pense\ mais c'est impossible, mon fils se balade aux Antilles depuis 140 141 quatre mois. II fait son service dans la Marine Nationale. Pour le reste, je ne dis pas... mais pour cette histoire, il a une excuse solide. La sonnerie du telephone interrompit la suite des tristes aventures de la famille Bourrassol. On m'avertissait qu'un hold-up e4ait en cours dans une bijouterie de PAllee Jean-Jaures. Le commer-cant avait r^ussi ä actionner le signal d'alarme sans eveiller Pattention du braqueur. II fallait operer rapidement pour beneficier du flagrant deTit. Je värifiai le fonctionnement de mon pistolet « Heckler », un modele P.S.9 puis debloquai la sürete placee sous la culasse. Lardenne m'attendait dans la cour, le moteur en marche. Je pris place ä cöte de lui. II se tenait au courant des döveloppements par la frequence. II mit la gomme sans que j'aie besoin de souligner Purgence qui s'attachait ä la situation. Une voiture de ronde etait en planque derriere Peglise Notre-Dame des Graces. Je leur transmis la consigne de ne pas bouger, de ne r^agir qu'aux ordres donnas par Lardenne, ä la radio. A partir de leur position ils couvraient la facade de la bijouterie ainsi que les deux rues situees de chaque cöte" du commerce. Je descendis dans Pune de ces rues en contournant le quartier. Je fis stopper la voiture juste avant Pangle de Pallee Jean-Jaures. Je quittai Lardenne et je me dirigeai vers la boutique en affectant Pair degage" d'un promeneur. J'avais du mal ä composer le role; c'est dans des moments pareils qu'on regrette que la formation de flic ne prevoie pas un ou deux stages d'expression corporelle... Je lancai de brefs coups d'ceil aux alentours. Apparemment per-sonne ne faisait le guet sur le trottoir. A moins qu'un complice ne se soit embusque dans une 142 vaut son pesant d'annees de töle. Si je leur raconte que tu Pes laisse faire sans opposer de resistance, tu gagnes trois ou quatre ans... Tu es fait. Limite les dögäts, ca vaut mieux pour tout le monde. Mon discours ne semblait avoir aucun effet sur lui, ou bien j'avais mis ä cot6 de la plaque. Je me decidai ä brusquer les choses. — ... Tu as le marche" en mains. Je te donne trente secondes pour donner ta reponse et dire si ma proposition te va. Fais vite, trente secondes c'est vite passe". Mes yeux ne quittaient pas son flingue. Je compris que j'avais gagne la partie quand sa main se detendit et s'ouvrit. L'arme tomba sur le sol en faisant un bruit creux semblable ä celui d'un jouet. Le bijoutier se precipita aux pieds de son agres-seur et ramassa le revolver. II le brandit en Pair en riant nerveusement. — C'est du plastique! Je ne Paurais jamais cru... On peut dire que c'est drolement impres-sionnant, $a fait le meme effet qu'un vrai. Le braqueur profita de ces quelques secondes de flottement pour porter les mains ä sa bouche. II deglutit p^niblement. ä plusieurs reprises avant de se jeter ä terre ou il se mit ä se tordre, en proie ä de tres violentes crampes. Je m'agenouillai pour Pobserver de plus pros. — II vient de s'empoisonner. Appelez vite le SAMU. II va crever! Le bijoutier se mit ä pälir. — Mais non, inspecteur, ce salaud vient d'ava-ler mes diamants et mes perles. II en a bouffe pour plus de trente millions. C'est un dingue! Lardenne entra dans la boutique suivi d'une horde de policiers en uniformes, les calibres ä Pair. Je Parretai au passage. encoignure de porte. Dans ce cas, je faisais une cible parfaite. Parvenu ä la hauteur de la bijouterie je me jetai contre la porte vitree. Je fis irruption dans la boutique en hurlant comme un frappe, le flingue braqui. — Police ! Lächez vos armes. Le bandit, un petit mec febrile, habille" comme un employe de banque — Woolmark et chaussu-res italiennes — opera un demi-tour sur ses talons et dirigea un fort calibre sur ma poitrine. II avait au moins aussi peur que moi. — Ne joue pas avec ca... Je t'aurais mis trois balles dans la tete avant meme que tu parviennes ä armer ton flingue. Mon pouce se deplaca imperceptiblement sur le flanc du pistolet; il appuya doucement sur le minuscule levier situe a gauche, derriere le pontet. La moindre pression sur la detente, une infime crispation de mon index serait maintenant süffisante pour declencher le tir. — Ecoute-moi bien. Dans un cas comme celui-lä, ma parole vaut de Por. Bien plus que ce que tu peux rafler ici. Tu n'as aucune chance de t'en sortir. Tu as perdu. II y a deux bagnoles bourses de flics sur Pavenue. Dans cinq minutes toute la flicaille de Toulouse va rappliquer comme ä un congres. Sans compter la tele" et Sud-Radio... II ne bougeait pas et maintenait le bras tendu, la main t&anisee sur la Crosse de son revolver. Je continuai ä parier. — ... Sois raisonnable. Pour le moment tu risques une condamnation pour tentative de vol ä main armee. C'est du serieux mais ca peut s'arran-ger si tu ne tires pas. Je serai appele" ä temoigner au Tribunal. La deposition d'un flic de terrain 143 — II faut le transporter ä Phöpital en urgence. Debrouille-toi. — II est blesse? On n'a pas entendu de coups de feu ! — Ce n'est pas ca, ce connard a bouffe le fonds de commerce. II a le tube digestif le plus eher du monde... L'ambulance nous conduisit ä PHöpital mili-taire, pres du pont Saint-Pierre. Le croqueur de diamants passa directement entre les mains de Penterologue. Le toubib nous recut apres son examen. — II n'y a rien ä faire pour Pinstant. Je dois vous confier que c'est la premiere fois que je traite un patient pour une indigestion de pierres precieu-ses. En temps ordinaire on trouve des objets de moindre valeur. Des clous, des morceaux de verre, des dents de fourchette. C'est absolument incroyable ce que les gens arrivent ä avaler. Et je ne m'oecupe que de ce qui passe par la bouche ! Les collegues qui travaillent sur les autres orifices naturels pourraient vous en raconter... Les hom-mes comme les femmes! J'ai dejä pense" qu'on devrait rassembler tous les corps etrangers extraits depuis dix ans rien qu'ä Toulouse, et monter une sorte de musee pervers... Vos diamants se taille-raient un joli succes. — Desole, mais nous devons les recuperer, ce sont des pieces ä conviction. Ce sera long? Le professeur tordit la bouche pour bien signi-fier qu'il reflechissait. — Elles sont de petit calibre. Pour le moment elles cheminent en direction de l'estomac. Nous allons suivre leur progression ä la radio ou avec Pechographe, pour lui e"pargner de trop fortes doses de rayons X. 144 145 Lc bijoutier intervint ä ce moment precis. — J'espere que mes pierres ne risquent pas d'etre abimees par les rayons ou les sues gastri-ques? Le professeur lui adressa une moue meprisante et choisit de l'ignorer. — Au cours des prochaines heures elles traver-seront !a seconde partie de I'appareil digestif et aborderont la phase du transit intestinal C'est une etape delicate qui n'est pas exempte de risques. On ne peut ecarter 1'eventualite d'une occlusion intestinale et le recours ä ['operation. C'est une intervention perilleuse, je ne vous le cache pas. — Et si cela se deroule normalement? — C'est ce que je souhaite. Dans ce cas, vous devriez revoir les pierres dans trois jours au maximum. Je vous le promettrai meme pour demain, si j'etais sür que notre malade aeeepte de collaborer avec nous... — C'est-a-dire? — Nous avons encore une possibility : lui administrer un laxatif puissant qui stimule tres efficacement Paction intestinale. Bien entendu, nous ne pouvons ingurgiter de tels traitements sans l'accord du patient, amnesty International ne nous le pardonnerait pas... La redoutable eventuality d'une intervention chirurgicale decida le braqueur ä accepter ['ingestion des substances destinies ä accelerer ses functions organiques. Je pris la precaution de placer un gardien en faction dans la chambre du coffre-fort ambulant et lui intimai l'ordre de verifier le contenu des dejections du prisonnier. Le commercant accepta avec reconnaissance la proposition que je lui fis de tenir compagnie au policier et de le seconder dans sa täche. 146 häte. LTnspecteur des Renseignements Gen£-raux ne s'embarrassait pas de formules inutiles. « Cher Cadin, Ton C.R.S. se nomme Pierre Cazes et apparte-nait, en fait, aux Brigades Speciales charges de liquider les responsables de ['OAS et du FLN durant les dernieres annies de la guerre. A tout hasard, je tc signale que ['ensemble des fails relatifs ä la guerre dAlgirie ont ttö couverts pas un dicret de juillet 62 qui stipule, entre autres choses, que nul ne pourra faire iobjet de mesures de police ou de justice, de discriminations quelconques en raison d'actes commis ä ['occasion des tenements survenus en Algirie et en mitropole avant la proclamation du cessez-le-feu. Pierre Cazes est aujourd'hui ä la retraite. II habitait, il y a encore quelques mois, dans ta region, ä Grisolles, un village situe- entre Grenade et Verdun sur la de'partementale 17. Fais gaffe, ce n'est plus sur des aufs que tu marches, mais sur une poudriere. Sois gentii, detruis ce papier des que tu Vauras lu, j'ai fait de mime avec la photo que tu m'avais confine. Amitie's Dalbois. Je sortis un briquet de mon tiroir et brtilai la lettre dans le cendrier ainsi que l'enveloppe. Je confiai le reste du courrier ä la secretaire pour qu'elle procede ä la distribution. Je me mis ä la recherche de Lardenne. Je le retrouvai, avachi sur le siege avant de la voiture de service. II semblait etre atteint d'une maladie nerveuse. Ses bras remuaient par sacca- Les pierres et les perles furent restitutes des le lendemain, grace a une preparation purgative a base de magnesie calcinee dont l'enterologue avait meticuleusement affine la formule (CaO, MgO, 2C02) afin d'eliminer tout risque d'effets secondares. * Un teiegramme envoye depuis Paris m'attendait a mon retour au bureau. Dalbois venait de retrou-ver la trace de l'executeur de Roger Thiraud. II m'avertissait de Farr/ivee d'une lettre d^taill6e pour le soir meme. Je tentai de m'interesser a une pile de dossiers en suspens, sans beaucoup de conviction. Des series de vols dans des pavilions, deux ou trois conduites en etat d'ivresse, un refus d'obtempe-rer. Je tuai le temps en verifiant les etats de service du personnel du commissariat et le tableau d'avancement. Je constatai que Bourrassol pou-vait pretendre a ['echelon quatre de son grade, a moins que le commissaire Matabiau ne lui tienne rigueur des frasques de sa descendance et ne le confine deux annees suppiementaires a 1'echelon trois. Je sursautais a chaque sonnerie du telephone, a chaque coup frappe a ma porte. Le facteur passait reguiierement a cinq heures pour sa tournee vesperale, mais j'aurais souhaite qu'il deroge a la tradition. Je me precipitai dans l'escalier des que je Paper^us qui franchissait le portail. Je recuperai l'ensemble du courrier que j'etalai sur le plateau de mon bureau. La missive de Dalbois etait bien la. Je l'ouvris en dechirant 1'enveloppe dans ma 147 des tandis qu'il piquait de la tete. De temps a autre, il se relevait pour plonger a nouveau vers le volant. J'eus ('explication de ce comportement parkinsonien en m'approchant de la portiere. Le brigadier Lardenne avait definitivement aban-donne les joies mathematiques du Rubik-Cub ; il s'adonnait maintenant aux deiices video-nevroti-ques du Bansai : il tenait entre ses mains une plaquette eiectronique de la taille d'une calculette et tentait de faire franchir un parcours seme d'embiiches a un petit personnage anime. — Faites voir ga, Lardenne! Mettez le cap sur Grisolles. C'est un bled qui se trouve sur la 17, avant Montauban. Je le laissai joucr avec les bandes blanches, les stops, les priorites et tous les petits bonshommes qui circulaient en cette fin d'aprds-midi entre Toulouse et Montauban. Je dirigeai la fuitc du petit ramoneur, le pouce droit pour aller en avant, le pouce gauche pour reculer, et tentai de 1'amener jusqu'a I'heiicoptere qui l'attendait en haut du building. II devait grimper un nombre impressionnant de marches, passer une infinite de portes qui choisissaient de se fermer a son approche, le contraignant a des detours haletants. La concierge s'y mettait egale-ment et le poursuivait en le bombardant d'ustensi-les de cuisine. II lui fallait, en plus, se mefier des agissements d'un gigantesque rat qui ne trouvait rien de plus excitant a faire, que de manger des etages entiers! En passant a travers le village de Verdun, je parvins a placer mon ramoneur sur la plate-forme, mais au dernier moment, i'heiicoptere desequili-bre par une fausse manoeuvre de mon pouce droit s'ecrasa contre les fenetres du cent treizieme 148 149 etage, tandis que la concierge hilare en profitait pour planter un effroyable eouteau de boucher dans le dos du ramoneur. Le rat se precipita pour engloutir le cadavre. Une petite musique aigre-lette 6grena les premieres notes de la Marche Funebre. — Vous avez r£ussi un total de combien, Ins-pecteur ? Je pressai le bouton pour l'affichage du score. — Neuf cent trente-neuf marches! — Mon record personnel est de mille cinq cent quinze. C'est pas du gateau... Je vais me payer le Yakoon un de ces jours. 11 paratt que c'est dix fois plus passionnant. Le personnage doit affronter un ennemi dont il ignore 1'apparence et qui lui enyoie ses creatures. Vous ne savez jamais si celui qui est en face de vous est un ami ou un ennemi. Si vous eliminez vos aides vous etes d'autant moins protege. II faut venir a bout de douze epreuves pour acceder au combat supreme avec le Yakoon. En plus, le boitier modifie les cas de figures apres chaque partie. Qd se multiplie a 1'infini. II faut un minimum de deux mois pour maitriser le premier niveau. C'est un jeu fantastique ! — Vous avez repere le panneau, Lardenne? — Quel panneau Inspecteur? — La route de Grisolles! Vous venez de la dapasser. Et la, vous ne disposez pas de douze possibility de rattrapage. II n'y en a qu'une : faire demi-tour! Pierre Cazes habitait une petite maison de pays entourée d'un beau jardin entretenu avec beau-coup de soin. Je m'approchai de la barriěre et 150 agitai une clochette clouée au montant. Un homme ďune soixantaine ďannées au visage marqué apparut ä la fenětre du rez-de-chaussée. — Oui, que voulez-vous? — Je suis Pinspecteur Cadin, de Toulouse. Voici le brigadier Lardenne, mon adjoint. Je desire vous parier, en přivé. II se montra sur le perron et actionna un mécanisme électrique commandant l'ouverture de la porte. Je remontai Pallée, Lardenne sur mes pas. II nous accueillit ä Pentrée. — Qu'est-ce qui me vaut l'honneur ďune visite de la police? Pas de mauvaises nouvelles, j'es-pere. Ma femme est sortie faire les courses au bourg, mais je peux tout de méme vous offrir r aperitif. Nous étions dans une vaste piece organisée autour ďune cheminée en pierre, meublée avec un goüt tres sür. Tout en parlant il posa plusieurs bouteilles sur la table, puis deux verres et un assortiment de gateaux sales. — II n'y a que deux verres parce que je n'ai pas le droit de boire. Je me rattrape avec les medicaments... II nous servil, Ricard pour moi, floe de gasco-gne pour Lardenne qui aime bien les sucreries. — Alors, inspecteur, vous enquétez sur mon compte ? Ou sur celui de ma femme.,. — Non, pas exactement. Qd ne vous embéte-rait pas de faire quelques pas dans le jardin? J'ai envie de marcher. Pierre Cazes manifesta une certaine surprise mais il accepta ma proposition. Je me décidai ä aller droit au but. — Voilä. En premier lieu, ma demarche n'a 151 aucun caractere officiel. J'admettrais sans peine que vous refusiez de me repondre... II me fit signe de continuer. — ... Au cours de ce mois un jeune gargon a 6t6 tu6 a Toulouse.. Bernard Thiraud... J'observai son visage mais ses traits ne furent marques d'aucune emotion particuliere a 1'enonce" du noin. — ... II a 6tt assassins en pleine rue, sans mobile apparent. Nous avons tout verifie, pas d'histoires d'argent ni de mccurs, rien. Le mystere complet. Puis, en interrogeanl la famille je me suis apercu que le pere de ce jeune gars 6tait decide" dans des circonstances tragiques et similaires il y a vmgt ans. Execute dans la rue d'une balle dans la tete. A Pdpoque on n'a mene aucune enquete sur ce meurtre. Par le plus grand des hasards, une equipe de la television beige venue filmer le tour de chant de Jacques Brel a POlympia, a fixe" les derniers moments de vie de Roger Thiraud, le pere de Bernard. Cela se passait a Paris, en octobre 1961. Tout porte a croire que c'est vous qui teniez le pistolet... Pierre Cazes planta ses mains dans les poches de son bleu et serra les poings. Ses 6paules fleehirent. 11 ferma les yeux et aspira longuement, les levres entrouvertes, puis il se courba. II s'assit difficile-merit sur Pune des grosses pierres qui delimitaient le cheminement. — Comment avez-vous su? Toutes les archives sont « top secret »... — Le hasard, je vous dit. — Allons, asseyez-vous, Inspecteur. Vous remuez des souvenirs tres douloureux. Je ne m'attendais pas a un coup pareil. Ah, on a beau prendre toutes les precautions, si c'est £crit, il n'y a rien ä faire. Que voulez-vous que je vous dise? C'est sürement moi! — Pourquoi avez-vous tue" Roger Thiraud? Pendant une fraction de seconde ses yeux se perdirent dans le vague. — Je n'en sais fichtre rien. J'avais des ordres. Je me devais d'y obeJr. — Ca venait des Brigades Speciales? — Pourquoi me le demandez-vous si vous connaissez la reponse? Oui, de la direction des Brigades Speciales... On etait charge de nettoyer les dirigeants les plus remuants de l'OAS et du FLN. La Prefecture nous fournissait les laissez-passer et les armes, des series non identifiables. En cas de p£pin nous possesions le num£ro direct du Directeur de la Sürete. Je Pai encore en memoire mais il ne sert plus ä rien. MOGador 68.33. On apprenait tout par cosur, pas de traces. Ce n'etait pas tres dröle, on vivait en clandestins. En face, ils ne se laissaient pas faire sans räagir (Eil pour ceil. Qa ne ressemblait pas du tout au boulot que vous faites, Inspecteur. On etait autonome avec nos propres methodes de renseigne-ment et d'action. — Meme pour Paffaire de la rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ? — Non, ä intervalles rdguliers, on etait choisi par le Centre pour abattre un pion genant. Je preferais de loin le reste du boulot, la neutralisation de Padversaire. Mais liquider un bonhomme, ca ne m'a jamais procure de satisfaction. Je ne dis pas pour d'autres... Vous savez, j'ai participe ä la Resistance et ä la Liberation dans I'Est. J'ai porte le fusil jusqu'en Indochine. J'ai ete habitue ä regarder le danger droit dans les yeux : ce n'est pas particulierement agröable de loger un char- 152 153 geur dans le ventre d'un Allemand ou d'un Viet, meine s'il s'appretait ä vous faire subir le meme sort. Mais foutre une balle dans la tete d'un jeune Francais dont vous ignorez tout. Lui desarme, dans le dos. II fallait le faire. Je me rassure en me disant que mon geste a peut-etre permis d'eviter un attentat ou d'ecourter la guerre d'une heure, d'un jour... — Comment ca s'est passe exactement pour Roger Thiraud? Qui vous l'a designe? — Comme d'habitude. Un agent de liaison deposait un pli dans une boite aux lettres relais que je visitais deux fois par semaine. C'est lä que je trouvais les instructions, la marche ä suivre. Pour Thiraud, si c'est comme ca qu'il s'appelait, on m'a fourni une photo de l'objectif et des renseigneinents sur ses deplacements, ses habitudes. J'ai choisi d'operer pendant la manifestation. II habitait pres d'un des lieux de rassemblement; logiquement il devait rentrer avant le debut du defile. J'avais prevu de lui telephoner sous un pretexte quelconque pour le faire descendre. Mais je n'ai pas eu besoin de mettre ce plan ä execution. II n'est pas rentre directement, il s'est pay£ une seance de cinema, en face du Rex. J'ai ete ä deux doigts de faire le boulot dans la salle.. A la reflexion, j'aurais du, ca m'aurait evite d'etre filme par une equipe de la tele beige. — Vous ne vous etes pas pose la question de savoir pourquoi cet homme-allait mourir de votre main ? — Parce que vous pensez que l'OAS avait des problemes de conscience quand eile a fait sauter la gueule d'une douzaine de mes meilleurs copains en truffant leur salle de reunion avec trente kilos de plastic ? On les a ramasses en morceaux dont le 154 determiner dans un temps record et avoir le plus de chances possibles d'echapper au Systeme de detection de l'adversaire. Veillut avait au moins trois adjoints mais il pouvait agir seul en cas d'urgence. — Que fait-il aujourd'hui? — Bientot comme moi. II n'est pas loin de la retraite. A la dissolution des Brigades Speciales, il a obtenu un poste ä la Direction des Affaires Criminelles de la Prefecture de Paris. Le gouver-nement salt recompenser ses meilleurs serviteurs. Soudain, il se pencha vers le sol et m'invita ä l'imiter. — Venez voir, Inspecteur, une fourmiliere. J'ai beau la detruire deux ou trois fois par an, elle se reforme un peu plus loin. Vous avez dejä observe l'interieur9 — Sürement, quand j'etais plus jeune... — C est surprcnant, elles construisent des gale-ries, des rampes d'acces. J'ai lu qu'il y a plus de deux mille especes d'insectes classees « fourmis ». Des fourmis rouges, noires, des fourmis ä miel, des fourmis chasseresses, des fourmis amazones. En les regardant de pres, on ne peut manquer d'en reperer une espece qui corresponde exactement ä votre propre caractere. II y a peu de temps, j'ai decouvert quelle fourmi j'etais... II prit une brindille et la pointa sur le bord d'un petit entonnoir large comme une piece de cinq francs et ä peine plus profond, creuse dans le sable. — ... le fourmi-lion. Un solitaire ! II creuse son trou, s'installe au fond, en embuscade. Ensuite il attend patiemment que des bestioles semblables ä lui tombent ä sa portee... La brindille fouetta le sol, rageusement. Une plus gros tenait dans ma main, justement... Ou lorsqu'ils ont balance une grenade dans une cour ďécole? J'ai vu des visages d'enfants ravages par les bombes... Vous avez déjá entendu les cris de mornes de cinq ans rendus aveugles, dans le seul but ďinstaurer la terreur? En ce temps-lá j'evitais de me poser la moindre question pour ne pas devenir dix fois plus enrage. — Qui vous transmettait ces enveloppes ? Vous pouvez me le dire, vingt ans se sont écoulés, ca fait partie de 1'histoire... — Ce n'est pas certain. Tout le monde sait que les Brigades Spéciales étaient chapcautées par André Veillut et qu'elles étaient rattachées á la police officielle, sans apparaitre toutefois sur l'organigramme des services. La meilleure preuve, c'est que mes années de clandestin sont comptabi-lisées dans mes points de retraite. Je peux méme vous confier qu'elles comptent double. Mais il y avait aussi d'autres groupes, comme le SAC, qui agissaient en dehors de toute hierarchie. Des commandos parallěles. On se marchait sur les pieds, tout en étant du méme bord. Ne pensez pas que le temps a efface les haines ct les ressenti-ments. Ca ne me surprendrait pas outre mesure que les nostalgiques de 1'OAS cherchent a venger une humiliation. Le FLN, moins. Ce sont eux qui ont gagné et les vainqueurs sont toujours plus généreux que les vaincus. — Votre chef, ce Veillut, était probablement á l'origine de la decision visant á liquider Roger Thiraud ? — II était nécessairement au courant. Notre organisme de commandement reproduisait fiděle-ment notre type d'organisation en commando. II se devait d'etre le plus resserré possible pour se 155 avalanche de sable recouvrit le fourmi-lion. Je me relevai. Pierre Cazes me regardait d'un air nar-quois, immobile et silencieux. Je rompis le silence. — Je vous remercie d'avoir accepte de me parier, Monsieur Cazes. Le brigadier Lardenne me rejoignit, 1'haleine embaumant le pastis. II avait deux aperitifs dans le nez ! II effectua un demi-tour nerveux et s'engagea sur la route de Toulouse. J'eus le temps de voir l'interieur du garage oü trönait une grosse Mercedes vert metallise, une 250 SE des annees soixante, avec sa calandre chromee. Le reve! Je me tournai vers Lardenne. — Quelle bagnole! II y en a qui ont de la chance... — Faut pas croire, inspecteur. Sa femme est arrivee quand vous discutiez dans le jardin. Elle croyait qu'on etait envoye par l'hosto. Le petit vieux n'en a plus pour longtemps ; vous avez vu sa tete? Les toubibs lui donnent trois ou quatre mois... Encore un qui ne profitera pas de sa retraite. — On ne croirait pas, il garde le moral pour quelqu'un qui se sait condamne ! — II ignore la gravite de sa maladie, ils lui font croire ä un ulcere carabine. Avant le virage, je me retournai sur mon siege. J'apercus une vieille femme vetue de gris qui se tenait ä la porte du jardin. J'eus I'impression qu'elle notait le numero de notre voiture. Lardenne braqua. Elle disparut du champ de la lunette arriere. 156 157 Le mur situe" face au commissariat r^sonnait depuis toujours des evenements qui secouaient le monde. Lors de fröquentes periodes vouees ä la reflexion, mon regard errait des minutes entieres sur les pierres oü je relisais de multiples fois les lettres blanches d'un « liberez henri martin », ou les traces ä demi effacees d'un slogan « ...l au referendum » sans etre capable de trancher. Cette barre etait-elle le i final du oui ou la jambe ultime du n de non ? Quant ä cet Henri Martin, je ne savais lequel choisir dans !a cohorte des Martin homonymes du dictionnaire : Etait-ce « Henri Martin 1830-1883 ne a Saint-Quentin », historien frangais (Histoire de France 1833-1836) Membre du College de France. Ou « Henri Martin 1872-1934 ne" ä Dunkerque », poete symboliste francais « Le iys et le papillon » (1902) Prix de l'Academie Francaise en 1927 pour son recueil.« Legumes et crustaces ». Ou encore « Henri Martin 1912-1967 ne ä Saint-Denis », architecte francais. Renovation de Paris. Projet du boulevard peripherique (Percee Martin). J'hesitai jusqu'au jour oü Bourrassol, qui elar-gissait ses connaissances du milieu marin depuis que son fils naviguait ä bord de 1'escadre francaise, m'apprit que le Martin dont le mur retenait le nom avait connu l'humidite des cales et la rigueur des chaines, pour s'etre refuse" d'en-voyer les quelques centaines d'obus dont il avait la charge, sur les quartiers populeux d'Hai'phong, au debut des annees cmquante. Mais le mur ne vivait pas qu'au passe. A la fin du mois de juin, une equipe de propagandistes de confession chiite avait trace, en 158 _ Enfin, cette greve n'a dure qu'une semaine et tout est rapidement rentre dans l'ordre. Quelques bagarres entre les grellstes et les families en deuil. Sinon le train-train habituel. Les depots de plainte en tous genres, je ne vous fais pas de dessin. Personnellement j'ai consacre l'essentiel de mon temps ä la plus grosse affaire du mois. Le meurtre de Bernard Thiraud. II y a un dossier complet sur mes contacts, aussi bien ä Paris qu'ä Toulouse... — C'est tout? II prononca sa question d'un ton excede en agitant les bras. _ Oui, je ne vois rien d'autre d'important. Je ne vous parle pas du hold-up de Paliee Jean Jaures, il y a des placards entiers dans les jour-naux... J'avais fait cette allusion a bon escient; les journalistes insistaient tous sur mon courage face ä un gangster arme ; ils passaient sous silence la nature du pistolet qui m'Stait oppose. La simple evocation de mon recent exploit eut pour effet de radoucir l'attitude du commissaire. — Oui, Cadin, j'ai lu tous ces papiers. Je vous felicite pour le sang-froid dont vous avez su faire preuve dans ces circonstances. Ce qui me preoc-cupe vraiment, c'est cette affaire de « situationnis-tes ». A peine rentre de vacances, je suis assiege de coups de fil du Mairc, de 1'adjoint ä lTnforma-tion, Pradis. Meficz-vous de cette pieuvre... Je n'ai rien compris ä leurs divagations sinon que le brigadier Bourrassol serait implique dans 1'his-toire. Jo n'ai jamais rien entendu de plus grotesque ! Vous imaginez Bourrassol deguise en situationniste ? Vous etes au courant de cette legende ? Vous pouvez me dire d'oü ca vient? lettres blanches, une imposante inscription « solid a rite avec l'iran ». D'autres peintres, en desaccord probable avec les themes khomeynistes s'etaient contente de rayer « iran » et de le remplacer par « pales-tine ». C'etait sans compter sur la reaction des etudiants sionistes qui recouvrirent la Palestine et s'annexerent le slogan en tracant, en lettres bleues, les caracteres d' « Israel ». Un sage se manifesta en dernier lieu et mit tout le monde d'accord en masquant au rouleau les noms d'Iran, de Palestine et d'Israel. Pour faire bonne mesure, il badigeonna egalement la preposition « avec » ne laissant que le mot de « solidarity ». Le commissaire Matabiau etait de retour. II fit irruption dans mon bureau sur le coup de dix heures et ne me laissa pas le temps de lui adresser un bonjour amical. — Suivez-moi, Cadin. Je voudrais avoir des eclaircissements sur ce qui s'est passe ici durant mon absence. II etait d'une humeur execrable. Le^bronzage corse dissimulait difficilement son teint bilieux. II ne retint pas la porte en entrant dans son bureau; je faillis la prendre en pleine figure. Matabiau posa le bout de ses fesses sur le rebord du plateau et croisa ses bras sur sa poitrine. II avait du se lever en vitesse, car je remarquai qu'une de ses chaussettes etait enfilee ä l'envers. — Alors Cadin, j'attends ! — II n'est rien arrive de vraiment exceptionnel, Commissaire, si Ion excepte la greve des fos-soyeurs. Je cherchai ä gagner du temps, ä savoir si Cazes etait dejä intervenu pour se plaindre de ma visite. 159 Je dedouanai le brigadier-chef. — Bourrassol n'y est pour rien. Iis inventent n'importe quoi pour nous emmerder. On a tout simpiement mis la main sur le reseau de situation-nistes qui est ä l'origine des faux journaux munici-paux depuis 1977, ainsi que de l'affiche truquee du Meilleur, Le fils de Bourrassol trempait dans la combine, mais il n'a rien ä voir avec les fausses convocations envoyees depuis le Commissariat. II a un alibi en beton : il se balade entre la Martinique et la Guadeloupe grace aux croisieres organi-sees par la Marine nationale. Le commissaire Matabiau s'ejecta du dessus du bureau et vint se planter devant moi. — Des fausses convocations ! J'ai bien entendu: Vous ne trouvez pas que c'est plus important que tout le reste? Je me fous de votre meurtre et de votre fakir de bijouterie. Avant de partir en vacances je me doutais que vous parvien-driez ä me foutre dans la merde. Alors, ces documents falsifies, c'est quoi au juste? — On cherche toujours. Plusieurs centaines de Toulousains ont recu un papier, imitant ä la perfection un formulaire officiel leur enjoignant de se presenter d'urgence au commissariat, pour la constitution du fichier anti-terroriste. La convocation etait signee de votre nom avec un paraphe semblable au vötre. Comme par hasard, les desti-nataires de ce courrier ont ete choisis parmi les personnalites les plus en vue de la ville. Les gros commergants, les industriels, le clerge, les presidents d'associations, principalement les groupe-ments d'Anciens combattants... — Vous pouvez me montrer un de ces papiers ? Je tirai mon portefeuille hors de la poche arriere de mon jean et pris delicatement entre mes doigts 160 161 un carre" bleu que je depliai avant de le remettre a Matabiau. II 1'examina en silence, ligne par ligne. Cette 6tude lui fit retrouver son calme, a mon grand etonnement. II me rendit la convocation. — Ce n'est pas un faux. Ce formulaire est tout a fait authentique. Je l'ai signe la veille de mon depart pour la Corse. Je ne comprends pas comment cette salade a pu se produire ! Je crois bien que s'il m'avait avoue" etre t'assas-sin de Bernard Thiraud ma surprise n'aurait pas ete plus grande. — Je ne suis pas encore fou, Cadin ! Je me vois en train de remettre Poriginal de cette lettre au brigadier Lardenne ainsi que la liste des quatre cents pcrsonnes concernees sur Toulouse. J'avais estime que vous aviez deja assez a faire avec toute la paperasse du commissariat pour ne pas vous coller cette corvee supplementaire. Lardenne n'avait plus qu'a realiser un jeu de photocopies et assurer la mise sous pli... Allez me le chercher, je veux tirer ca au clair immediatement. Le brigadier terminait une partie de flipper au cafe le plus proche. Je l'arraehai a sa table clignotante, cent points avant la partie gratuite au risque de m'en faire un ennemi. Je lui exposai la situation rapidement avant de retrouver le bureau de Matabiau. Le commissaire s'etait compose" un masque tragique. II releva le menton quand la porte s'ouvrit. — Lardenne, vous me devez des eclaircisse-ments. Tachez de vous montrer convaincant si vous voulez eviter d'etre mute a la guerite! L'inspecteur Cadin vous a mis au courant, j'ima-gine? Qu'avez-vous a declarer pour vous justi-fier? — Je ne sais pas... 162 — Eh bien, il s'agirait de faire marcher votre tete, Lardenne! — ... J'ai apporte" le travail a Mme Golan, au secretariat. Je lui ai explique ce que vous desiriez. Dans les memes termes... — Bravo, brigadier ! Je vous confie une mission precise, de la plus haute importance et vous vous empressez de la fourguer a la premiere venue ! Allez me chercher cette Mme Golan. Lardenne s'absenta un court moment. II reap-parut accompagne de Penorme matrone qui presi-dait depuis de longues annees a la remise des cartes d'identite et des passeports. Elle occupait une part non negligeable de l'espace, mais elle essayait neanmoins de se faire la plus discrete possible. Eile franchissait, a l'evidence, le seuil sacro-saint du bureau du Patron pour la seconde fois de sa carriere, apres la prise de contact au moment de l'embauche. Son attitude montrait qu'elle appreciait a sa juste valeur la solennite de Tevenement. Matabiau fit preuve de beaucoup de deiicatesse : avec un minimum d'efforts il parvint a percer le mystere a jour. La pauvre femme etait la bonte personnifiee. Sa reputation avait ires vite franchi les limites du service des cartes d'identite. II etait rare qu'elle refuse de rendre un service a un collegue embarrasse; il ne se passait pas de jour sans qu'on lui demande tel ou tel depannage au nom du debordement present, accompagne d'un « je vous rendrai la pareille a I'occasion » de pure forme. La brave Mme Golan pliait, scotchait, encartait, agrafait pour le commissariat entier. Lorsque Lardenne parut, aureole de sa mission et qu'il lui demanda, au nom du commissaire Matabiau, d'assurer renvoi des quatre cents convocations pour le fichier anti-terroriste, elle 163 accepta sans hesiter, remerciant le brigadier d'avoir pense a elle pour un travail aussi delicat. Elle fit de meme, le lendemain, quand un autre chef de service la sollicita au sujet d'une mise sous pli suivie de l'expedition de trois cent soixante-dix-huit cartons ainsi libelies : « Les CEuvres Societies de la Police Toulousaine ainsi que {'ensemble des Forces de Police de Vagglomeration vous remercient de vos dons genereux qui serviront, comme chaque annee, a soulager la peine des veuves et des orphelins de nos collegues tombes dans leur lutte pour la SecuritC Publique. » On ne sait comment la liste « anti-terroriste » vint prendre la place du bordereau enumerant les noms des bienfaiteurs. Mais si le gratin toulousain se plaignit amerement d'etre assimile aux ombres cosmopolites et menacantes, aucun poseur de bombe, ou soupconne tel, ne se manifesta pour s'etonner qu'on le remercie d'une aumone fantome. Lardenne quitta le bureau le premier, la secretaire sur les talons. Matabiau traversait la piece a grandes enjambecs en pestant contre ses subor-donnees et l'administration en general. — Vous vous rendez compte, Cadin, une heure de travail et j'ai deja perdu tout le benefice de mes vacances. Ca m'a remis sur les nerfs, d'un coup. Un mois de tranquillity, de detente, e'etait trop beau pour que ca dure... J'aurais prefere que ce soit le fils Bourrassol qui porte le chapeau. Au moins il ne faisait pas partie de la maison. Ah, on a l'air malin. Je vais passer pour quoi? Un laxiste ? Ce Lardenne ne pcrd rien pour attendre. 164 II va la connaitre la guerite. Je vous le promets! Bon, ce n'est pas tout, ce meurtre, ca avance? — Pas aussi bien, ni aussi vite que je le souhaiterais. On a un peu de solide. Bernard Thiraud a ete tue par un Parisien d'une soixan-taine d'annees. Nous possedons une declaration d'un temoin qui a repere le meurtrier alors qu'il quittait une Renault 30 TX de couleur noire immatricuiee ä Paris et qu'il suivait la victime. Ca se passait devant la Prefecture quelques minutes avant l'assassinat. Lardenne a verifie tous les points sensibles entre Paris et Toulouse, les auto-routes, les nationales, mais personne ne se sou-vient du passage de la voiture suspecte, ou d'un type repondant au Signalement du meurtrier. — Si e'est Lardenne qui a fait ce travail, il vaut mieux verifier... — Je ne voudrais pas prendre sa defense, mais pour ce boulot je lui fais confiance. — D'accord, poursuivez. — Pour la determination du mobile, nous ne sommes pas tres avances. Le jeune gars se rendait au Maroc en compagnie de sa fiancee... — Je ne saisis pas pourquoi un Parisien passe-rait par Toulouse en se rendant au Maroc! Ce n'est pas l'itineraire le plus direct pour Marra-kech. — Non, en effet; Bernard Thiraud et sa fiancee sont historiens. lis ont fait un crochet par Toulouse dans le but de consulter des archives au Capitole et ä la Prefecture. Des Hasses de papier sur l'histoire regionale. J'ai travailie la-dessus deux jours avec Lardenne, sans resultat. Par contre, je me suis rendu ä Paris et j'ai decouvert des choses plus interessantes. Le pere de la victime a ete tue dans des circonstances assez 165 troublantes en octobre 1961, lors d'une manifestation organisée par les Algériens. Je peux méme dire qu'il a été execute scientifiquement. — Par qui ? — A premiére vue, c'est une liquidation d'or-dre politique. La raison d'Etat. J'ai retrouvé I'agent qui était charge de ce travail. II habite sur la route de Montauban, dans un petit bled. II est á la retraite. A 1'époque il faisait partie des Brigades Spéciales; des sortes de commandos clandestins créés par le Ministěre pour neutraliser les respon-sables de I'OAS et du FLN. Au besoin, pour les neutraliser définitivement. Le service était dirigé par André Veillut, un ponte de la Prefecture de Police. Bien entendu, ils s'arrangeaient pour évi-ter les enquétes et les autopsies. Les dossiers sont vides. Je ne sais pas si ca servirait á grand-chose de les remplir, tous ces événements sont couverts par un décret d'amnistie. — Mais vous pensez que ces deux affaires sont liées, c'est bien ?a? II n'est pas trop difficile ďéchafauder une hypothése selon laquelle le fils Thiraud serait parvenu á identifier le meurtrier de son pere et qu'il soit venu dans notre region dans le but de le venger. Cela explique son itinéraire. — Ca ne me déplairait pas trop, mais j'ai tout un tas de details qui ne rentrent pas dans ce schéma. D'abord Pierre Cazes. A part l'age il ne correspond pas beaucoup au portrait dressé par le témoin. Je ne le vois pas compliquer inutilement son boulot en se procurant une voiture immatricu-lée á Paris pour venir commettre son crime, en plein jour, avec le maximum de risque! — Si c'est un professionnel, et nous avons affaire á un professionnel de premier ordre, c'est exactement le type de raisonnement qu'il aimerait vous voir adopter. Le tueur domine parfaitement la situation, Cadin. Si vous n'avez pas retrouve de traces de cette Renault 30 TX, c'est peut-etre qu'elle n'a jamais fait le trajet Paris Toulouse ! — II faut bien qu'elle existe, pourtant! Aucun vdhicule de ce modele n'a 6t6 vole au cours de la semaine prec£dant la mort de Bernard Thiraud. J'ai verified personnellement le listing national. — Pourquoi ne lui aurait-on pas prete cette voiture ? Grattez l'emploi du temps de ce Pierre Cazes et voyez si Tun de ces amis ne roule pas en Renault noire... Vous etes retourne aux archives apres avoir deniche cette histoire de manifestation algerienne ? — Non, pourquoi, je devrais? — A votre place, je me paierais une nouvelle stance de depoussierage. Maintenant vous savez ce que vous cherchez : un rapport avec ce Pierre Cazes ou les Brigades Speciales. Ca vaut la peine de fureter deux ou trois heures. Vous avez une toute petite chance de deterrer une explication. Mais peut-etre que vous reviendrez bredouille si la victime compulsait reellement un dossier concer-nant son travail d'historien... Dans ce cas, l'affaire Thiraud gardera son mystere. Jusqu'au jour oü on mettra la main sur un formulaire d'assurance-vie ou une banale lettre de rupture. Les plus beaux crimes sont souvent les plus ordinaires. Non? — Pas celui-ci. II y a trop de coincidences, de ramifications. A vrai dire, je dois demasquer l'assassin de Bernard Thiraud mais la seule chose qui me passionne reellement, c'est de comprendre pourquoi un petit prof du Lycäe Lamartine en arrive ä se faire liquider par un agent de la police politique deguise en C.R.S., au cours d'une manifestation algerienne. Si j'eTais assez gonfie, j'irais 167 demander la raison de tout qa. ä André Veillut, l'ancien patron des Brigades Speciales! Tout est amnistié, il ne risque rien ä parier... — Je ne vais pas vous apprendre ä mener une enquéte, Cadin, bien que je ne renoncerai jamais ä donner quelques conseils. Ecoutez, vous travail-lez ä votre guise; vous pouvez remonter ä Alésia ou ä la Saint-Barthélémy si vous le jugez indispensable et que cela aboutísse ä l'arrestation du coupable ! Le but c'est de solutionner le probléme : en clair je me fiche des chemins que vous empruntez pour y arriver. Mais si vous sortez un tant soit peu de la légalité, n'ouvrez pas le parapluie. Prociamez bien fort que c'est du Cadin et rien d'autre. Je ne veux pas que mon nom soit mélé ä je ne sais quel tripatouillage ! Tenez-vous le pour dit. — J'ai toujours pris mes responsabilités, Com-missaire. Je suis convaincu que ces deux crimes sont lies... — Pour Tinstant, la liaison est uniquement d'ordre familial. Rien ne vous autorise ä extrapo-ler. Soyez trés prudent. Vous venez ďévoquer l'existence de deux crimes, alors qu'il y a moins de cinq minutes, vous admettiez que la mort de Roger Thiraud était couverte par l'amnistie. Regardez bien attentivement oü vous mettez vos pieds, Cadin. — J'essaie, commissaire. — II ne suffit pas d'essayer. Surtout, ne vous basez pas sur vos « convictions ». Laissez qa aux juges. J'ai besoin d'un coupable tout aussi presentable que le cadavre ramassé pres de 1'église Saint-Jéróme. A tout point de vue, il serait preferable que vous demeuriez ä la téte du commissariat le temps de boucler cette enquěte. Vous aurez les 1ÓH coud6es plus tranches. II me reste deux ou trois jours de recuperation. Je comptais les prendre pour les palombes, mais rien ne m'interdit de les utiliser cette semaine ! Qu'en pensez-vous? Je n'en demandais pas tant. — Je suis d'accord. Le jeu en vaut la chandelle. Toutefois j'avais le vague pressentiment que cette soudaine generosity masquait autre chose. Matabiau me libera de ce doute. — J'en profiterai pour bricoler ä la maison. II y a toujours quelque chose ä faire dans un pavilion. Une derniere chose, Cadin, voyez avec Prodis pour cette histoire de fichiers intervertis. Je compte sur votre sens de la diplomatie pour regier au mieux. CHAPITRE VII Je m'acquittai de cette clause secrete toutes affaires cessantes, en t61£phonant au maire adjoint ä ['Information. Prodis me laissa parier moins d'une dizaine de seeondes avant de m'inter-rompre brutalement. — Inspecteur, je me fiche de vos quatre cents cartes de remerciements! Cest du derail... On croyait Ies tenir depuis la decouverte des plaques ä rimprimerie municipale. Eh bien non. Le conduc-teur offset a du nous refiler une liste de noms choisis au hasard. Et leur travail de sape repart de plus belle. On nous Signale de partout la distribution d'une lettre de l'INSEE qui annonce l'annula-tion du recensement general de la population de Toulouse par decision du Ministre de lTnterieur. Je vous lis la lettre... J'entendis le bruit caracteristique d'un papier qu'on deplie. — ... «De nombreux dossiers confidentiels ayant ete subtilises par un groupe intitule INSEE (Intervention Nationale sur VEquipement Electrunique) et, circonstance aggravante, le recrutement trop permissif par la Mairie du personnel recenseur ayant permis {'infiltration d'individus qui, se ser- 171 vant d'un malaise legitime vis-á-vis de Vinformati-que, cherchent á nuire á la mise en fiche systémati-que des individus et á la planification des rapports sociaux, le recensement est annulé dans {'agglomeration toulousaine. » lis recommandent ensuite aux gens de se rendre en Mairie pour retirer leurs dossiers! Ce n'est pas 400 personnes que nous avons sur les bras, mais au moins dix mille scion nos premiers sondages! Je raccrochai en vitesse et laissai Prodis á sa parano. J'appelai Bourrassol. II avait patiemment explore l'hypothcse scion laquelle l'assassinat de Bernard Thiraud se résumait á une simple méprise et que la victime ne constituait pas la cible réeile. A la suite d'un travail minutieux, Bourrassol était parvenu á dresser la liste de la grande majoritě des individus presents dans les locaux de la Prefecture le jour du meurtre, entre seize et dix-huit heures. — Vous savez, Inspecteur, au lieu de placer nos gars en planque dans les quartiers chauds, il vaudrait mieux les faire embaucher comme hótes-ses d'accueil dans le hall de la Prefecture. J'ai dressé une liste incroyable. Une dizaine de gros poissons qui ne se prennent jamais dans nos filets, mais qui se baladcnt sans étre inquiétés á deux pas du cabinet du prefet! Joé Cortanze, par exemple, si je ne me trompe pas, il est bien sous le coup d'un mandat d'arret pour un hold-up á main armée? — Oui, c'est exact. — Ca ne l'empeche pas d'etre recu de maniere trčs officielle par le Secretaire General Adjoint et le Chef de Cabinet! — Allons, Brigadier, vous faites ce boulot depuis assez longtemps pour savoir que nos succěs reposent á 95 % sur les confidences des indica- 172 teurs. Vous venez de découvrir l'ceuf de Colomb. Vous avez bien quelques relais autour des lycées pour suivre le passage du shit... Non? — Oui, mais pas de ce calibre ! — A part ca ? — J'ai retrouvé une vieille connaissance, I'ex-brigadier Potrez. II ressemble vaguemcnt ä Bernard Thiraud. Méme corpulence, méme allure. II est un peu plus vieux de cinq ans, mais pour quelqu'un qui travaillerait sur photo, la confusion est possible... — Je ne me rappelle pas de ce nom... Potrez... — C'etait un as du pistolet, la vedette de la deuxiěme brigade territoriale, jusqu'au jour ou il a ouvert le feu sans sommation sur un motocy-cliste. II se trouvait en planque pour monter un flagrant délit contre une bände de voleurs de voitures, le gang des BMW. Un möme en moto qui passait dans le quartier a pris peur en voyant un mec en civil qui se baladait avec un Magnum dans les pognes. II a filé. Un veritable carton. Le médecin légiste a sorti cinq balles. Elles étaient logées dans une surface pas plus grande que ma main... Potrez a été viré de la police; il bosse maintenant dans une botte de convoyeurs de fonds. Dans la presse, je me souviens que les amis du jeune motard se disaient prcts ä le venger... c'est souvent sous le coup de la colěre, aprěs ca se tasse... — Oui, ou ca se realise. Ca a demandé plu-sieurs années, mais Tramoni s'est fait descendre pour le meurtre de Pierre Overney. Méme s'il y a une chance sur mille que ca nous měne ä Passassin, il faut aller jusqu'au bout. On verra bien si ca mord! 173 Je decidai de rentrer tot ce soir-lä ; je me mis au lit des la fin des informations de vingt heures. J'avais le choix entre une rediffusion de « Jeux sans frontieres » opposant Becon les Bruyeres ä Knokke le Zoute, un magazine consacre ä la renaissance de l'Art Lyrique dans les Vosges et un debat sur l'etalement des vacances. Je n'avais aucun recours, mon magnetoscope etant reste bloque ä Poitiers. Je me rabattis sur Gutenberg et je fouillai les etageres de la bibliotheque en quete d'un livre oublie. Je tombai sur la monographie inachevee de Roger Thiraud que Claudine m'avait confine. Je le soupesai, examinai la couverture et me decidai ä l'ouvrir. Ce n'etait pas un livre ä proprement parier, tout juste une maquette. II semblait destine ä etre reproduit tel que. La page de garde s'ornait du blason de la ville de Drancy, surmonte d'une dedicace calli-graphiee : « ä Max Jacob ». Le titre etait compose en letraset : drancy, des origines ä nos jours par Roger thiraud professeur au Lycee Lamartine. Je feuilletai rapidement le volume. De nom-breuses pages comportaient des blancs encadres au crayon et annotes. Roger Thiraud avait prevu l'emplacement exact des illustrations, photos, gra-phiques, plans. II indiquait pour chacune d'elles la source, la reference bibliographique. Le premier chapitre de Petude evoquait en quelques paragra-phes l'histoire de la terre ä l'epoque secondaire. Le commissaire n'avait pas pousse aussi loin. II 174 s'était arrčté ä Alésia! Je lus en diagonále, retenant le sens general du texte. «... La mer recouvrait la region parisienne. Des sediments argileux et calcaires se déposérent dans le site oú, des milliers ďannées plus tard, allait naítre Drancy. » Je sautai plusieurs millénaires en passant au chapitre trois. J'appris que le nom de cette ville venait « d'un colon romain terantiacum, transformé en derantiacum, derenti puis drancy. » Je m'amusai ä décliner mon patronyme, en sens inverse. Je parvins ä un caradinatiacum satis-faisant. En ľan 800, la bourgade ne possédait pas ľécole et sa population se limitait ä deux cents personnes. Je fis un bond de huit siěcles consacrés aux semailles et aux récoltes, pour faire connaissance avec la premiere celebrité locale : « crette de paluel, un pionnier du machinisme agricole », tel était le titre alléchant de ce chapitre. Roger Thiraud envisageait de réserver une page entiěre ä la reproduction du buste de cet eminent savant. II notait : « photo ä réaíiser au Cabinet des Estam-pes, B.N. » Je me plongeai dans la courte biogra-phie de Crette de Paluel, « né ä Drancy en 1741, il inventa le cylindre ä dent, le hache-racines, le hachoir ä paille et la charrue-buttoir pour les pommes de terre. Grand ami de Parmentier, il participa ä égalité avec lui ä la promotion de ce tubercule. » Roger Thiraud, dans des paragraphes d'un lyrisme vieillot mais efficace, tentait de mettre fin ä cette injustice et s'attachait ä asseoir la renom-mée de son grand homme. La Revolution n'avait pas laissé de traces pro: 175 fondes dans les sillons drancéens, mais la chute et 1'explosion, le 16 octobre 1870, d'un ballon diri-geable gonflé au gazomětre de la Villette occu-paient une large place. La periodě contemporaine constituait la seconde partie de l'ouvrage ; eile s'ouvrait sur une citation des « Miserables » : « Paris Centre, la banlieue circonférence, voilä pour ces enfants toute la terre. Jamais ils ne se hasardent au-delä. Pour eux, ä deux Heues des barrieres il n'y a plus rien. Ivry, Gentilly, Auber-villiers, Drancy, c'est Iä que finit le monde. » Je fermai les yeux un court instant; ces mots čvoquaient en moi les quelques heures passées avec Claudine sur les vestiges des fortifications. Roger Thiraud passait trěs rapidement sur les événements politiques nationaux, děs lors qu'ils n'avaient pas d'incidence sur sa ville natale. II insistait davantage sur les variations de couleurs des élus municipaux et la construction des premiers équipemenU modernes. Dans les derniers chapitres, ü mettait en lumiere la vocation de précurseurs des maires d'avant-guerre et leur projet urbanistique interessant la ville. II s'agissait de l'edification d'une vaste cite jardin comprenant plusieurs milliers de logements individuels et col-lectifs. Une sorte de metropole ideale, un phalans-těre du xxe siecle dans lequel chaque habitant aurait ä sa disposition l'ensemble des services et des équipements collectifs, écoles, Stades, höpital, creches, commerces... Les travaux de la cité pavillonnaire débutérent en 1932; la ville doubla de population pour atteindre pres de quarante mille habitants. En 1934, on lanca un programme encore plus audacieux : Drancy abriterait les premiers gratte- 176 ciel francais! Cinq tours de quatorze Stages chacune, une sSrie de bailments en barre et une imposante cite en forme de fer a cheval de quatre etages, regroupant plusieurs centaines de logements rSpartis en une trentaine d'escaliers. On baptisa le tout « La Muette » du nom d'un lieu-dit situS a proximity. Helas, les espoirs de vie communautaire qui agitaient les esprits des architectes d'avant-garde eurent un bien etrange destin. Les techniques employees alors dans le bailment montrerent leurs limites et de nombreuses malfacons apparurent, avant meme la mise en location des appartements. Si les pavilions trou-valent preneurs, les premiers sky-scrapers francais ne rencontraient pas le succes aupres du public qu'en attendaient leurs promoteurs. Des etages demeuraient vides malgre la modicitS des loyers. II fallut se rendre a l'evidence, les lapins n'etaient pas murs pour leurs cages! On brada la cite entiere au Ministere de la Defense qui y cantonna un regiment de Gardes Mobiles. Je me levai un moment pour boire une biere et me detendre. Je me replongeai ensuite dans les aventures de la Cite Jardin de Drancy. Roger Thiraud se passionnait pour son sujet; les details abondaient. Pour 1'annSe 1940, il prScisait le nombre exact de soldats allemands faits prisonniers sur le front et internes dans la Cit6 de la Muette. Au passage, je relevai ce detail qui sonnait comme une revelation : l'armSe francaise avait r£ussi a faire des prisonniers durant la drole de guerre. Mais bientot les Allemands s'installerent a Drancy. Ce fut en changeant de role : de gardes ils passerent gardiens. Des V6t6 quarante, ils interne- 177 I rent les lambeaux des armees franchises et anglai-ses ainsi que des civils yougoslaves et grecs arreted a Paris. Le 20 aout 1941, la cite de la Muette fut officiellement transformee en Camp de Concentration destine au regroupement des Juifs frangais avant leur transfert en Allemagne et en Pologne occupee. Roger Thiraud citait le chiffre de 76000 person-nes, femmes, enfants, vieillards rassembies, en trois ans, a quelques kilometres de la place de la Concorde, et deportees vers Auschwitz. II esti-mait le nombre des rescapes a moins de deux mille. Chaque semaine, trois mille personnes pas-saient par Drancy, gardees par quatre soldats allemands, secondes dans leur tache par plusieurs dizaines de suppletifs frangais Roger Thiraud soulignait le chiffre quatre. II reconstituait la vie du camp a l'aide de coupures de presse, d'entretiens avec des rescapes. Je me forcai a en lire certains passages. « Lorsque nous parlions de Drancy devant les enfants, nous avians invents un nom, pour ne pas les effrayer. Un nom presque joyeux, Pitchipoi. Drancy, c'etait Pitchipoi. » La page suivante etait barree d'un trait de crayon et agrementee d'une legende explicative : « Reproduire le fac-simile de la lettre du commandant de Drancy annoncant a Eichmann le depart du premier convoi comportant des enfants de moins de deux ans. (convoi D 901/14 du 14.8.1942.) Certains de ces documents se trouvaient reunis en annexe, dans une enveloppe de papier kraft. Je sortis une note du « Bureau d'alimentation » datee du 15 avril 1943. 178 « En response a voire note du neuf courant, nous avons Vhonneur de vous communiquer les rensei-gnements suivants : 1) Enfants de moins de 9 mois : 347 2) Enfants de 9 mois a 3 ans ; 882 3) Enfants de 3 ans d 6 ans : 1245 4) Enfants de 6 ans a 13 ans : 4134 5) quantity de iait pergue actuellement (par mois) : 3223,50 litres. « En raison des '« sautes d'effectifs » tres fri~ quentes, les renseignements ci-dessus ne donn^nt qu'une id€e approximative et le nombre d'enfants peut varier de + ou — 50 unite's d'un jour sur Vautre. » Une autre liasse de papiers portait la denomination : « Elements chiffres. A classer », de la main de Roger Thiraud. De longues colonnes de chiffres s'etageaient sous des titres de rubriques dont la secheresse de redaction decuplait le tragique : « Date de depart », « Convoi », « numero d'or-dre », « Camp de destination », « Gazes a l'arri-vee », Seiectionnes H », « Seiectionnes F », « Survivants en 45 ». Le total des deportes recenses atteignait 73 853, celui des survivants 2190. Le dernier tableau etablissait, region par region, l'origine geographique des personnes internees a Drancy; il comportait une sorte de classement par tranches d'ages. La region parisienne venait en t£te suivie de la region Midi-Pyrenees, loin devant le Nord ou le Centre dont les ressortissants juifs semblaient avoir echappe a l'etau gestapiste. La region parisienne tenait toutes les premieres places de ce sinistre hit-parade, a l'exception de la premiere 179 tranche d'age concernant les enfants de moins de trois ans. Tandis que l'immense majority des circonscriptions avouaient des pourcentages situes entre cinq et huit pour cent, Paris atteignait onze pour cenf et Midi^Pyrenees franchissait la barre des douze pour cent Je refermai le hvre macheve de Roger Thiraud en proie a une profonde angoisse. J'hesitai long-temps avant d'oser eteindre la lumidre. Le som-meil tardait a venir. Je me relevai pour suivre le dernier journal televise. Je m'endormis au matin, alors que la rue s'emplissait deja des premiers bruits du travail. Le commissaire Matabiau entra en scene le, premier, etrangement vetu d'une ample cape noire, la tete recouverte d'une cagoule. Je savais qu'il s'agissait de lui, sans meme voir son visage. II marchait lentement et traversait un couloir dont la naissance se fondait a l'infini. Son masque accro-chait les reflets bleutes des n6ons enfouis dans le sol. Matabiau avancait, la tete posee sur son epaule gauche; il distribuait a une multitude d'etres chetifs des petits carres de carton verts ornes de la photo de Prodis. Je me trouvais sur son passage, nu. II me fit remarquer le caractere indecent de ma tenue en me remettant un papier. Sous la photo de l'adjoint a l'information, je reconnus le tampon officiel du commissariat; mais les lignes de texte se brouilierent des que j'essayai de les dechiffrer. Je me tournai ensuite vers les autres participants a cette inquietante ceremonie et j'identifiai sans peine une bonne moitie de ceux qui m'entou-raient. Les families en deuil se melaient aux ex-grevis-tes du service des cimetieres tandis qu'une unite ■ de gardes mobiles tentait d'extraire une imposante pepite des entrailles jaunatres d'un hippopotame rigolard. Soudain un bruit assourdissant, fait de crissements suraigus et d'explosions, figea l'assis-tance. Matabiau se volatilisa dans le scintillement du carrelage. Le couloir s'etait eiargi; les parois comme ramollies bougeaient au rythme d'un cceur absent. L'horizon s'obscurcit alors et une Renault noire, demesuree, surgit fongant droit sur nous, ses roues posees sur des rails luisants qui semblaient naitre de son mouvement. Un visage hideux, deforme par les imperfections du pare-brise, grimacait derriere le volant. Je distinguai d'un coup les traits de Pierre Cazes. Je restai paralyse et fermai les yeux pour ne pas voir ma mort. En pure perte. Mon regard percait le voile de mes paupieres. Le CRS etait mainte-nant prit d'une sorte de folie; il sautait sur son siege en hurlant. Sa bouche, ses orbites, son nez se remplissaient de milliers de fourmis noires, aux pattes phosphorescentes qu'il arrachait par milliers et qu'il rejetait contre les vitres du vehicule. La voiture trainait dans sa course folle une file de wagons interminable. De vieux wagons de mar-chandises en bois, marron, dont les montants pliaient sous la violence des &-coups de la traction. La fin du convoi etait composee de containers sans toits qui bondissaient en Pair et retombaient lourdement sur les rails, provoquant des gerbes a l'odeur de poudre. A chacun de ses sauts, des milliers de cranes d'une blancheur calcaire jaillis-saient des containers et eclataient sur le ballast du couloir. Claudine Chenet apparut a la lisiere d'un bois situe sur ma gauche. Elle etait accompagnee de 181 l'archiviste au pied bot de la prefecture de Toulouse, lis reussirent a stopper la marche effrenee du gigantesque convoi et ils ouvrirent Ies portes plombees, une a une. Des centaines d'Algeriens ensanglarites sortirent des wagons, lis formerent d'immenses files pitoyabies qui barrerent l'hori-zon. Un employe de la RATP decrocha la voiture et libera une vieille femme du coffre qui la retenait prisonniere. Je crus distinguer le premier sourire de Mme Thiraud quand le train s'ebranla. Toutes Ies roues se mirent a crisser pour former une plainte insupportable. Deux mains monstrueuses se poserent de chaque cote du capot de la Renault; les pouces obstruerent les phares du vehicule. Je me sentis aspire tres loin, vers le fond de mon lit. Toute la scene se fondit a une vitesse vertigineuse, en un minuscule point rouge qui rejoignit I'infini. J'eus le temps de voir une silhouette dont les contours rappelaient ceux du brigadier Lardenne qui se penchait sur le petit ecran d'un jeu video de poche, imitant la forme d'une automobile. Une musique lancinante recou-vrit le fracas du train, en adoptant le caractere saccade. Des mil lie i s de voix enfantines rythmaient la disparition du convoi : « Pitchipoi, Pitchipoi, Pitchipoi... » Je me reveillai en sursaut, couvert de sueur froide. Je restai de tres longues minutes hagard, essayant de tricher avee la peur et d'oublier ces paysages de mort. Je tentai d'imposer d'autres images a mon esprit, cette promenade sur les fortifications, le repas chez Dalbois. En vain. Le visage de Claudine s'evanouissait, imperceptible-ment remplace par celui de Bernard Thiraud. Dalbois prenait les traits de Pierre Cazes. Je 182 parvins á contourner ma terreur en reprenant entre Ies mains le livre de Roger Thiraud. II achevait le récit de la Cite de la Muette en moins d'une page. Le Camp libéré en aoůt 1944 abrita, á partir du mois de septembre, plusieurs milliers de Francais accuses de collaboration avec 1'ennemi. Roger citait le nom des personnalités les plus marquantes, de Tino Rossi á Sacha Guitry, qui firent un bref séjour á Drancy dans ces circonstances. En 1948, on procéda á la rehabilitation des bátiments qui furent rendus á leur destination premiere. En annexe Fauteur signalait le titre d'un film, « lenfer des anges » tourné dans la cite, en 1936, avec Mouloudji pour vedette. La contribution du fils, Bernard Thiraud se limitait á un vague plan ďachěvement de Pou-vrage couvrant la periodě 1948-1982. Le soleil inondait la piece. Je m'approchai de la fenétre ; de lourds nuages noirs naissaient á Pho-rizon, annoncant 1'orage. Je me rallongeai sur la couverture les mains sous la nuque et demeurai la, l'esprit vide, jusqu'a huit heures. J'avalai un café en poudr\ puis me décidai á aller au commissariat. Quand j arrivai, je surpris le brigadier Lardenne grimpé sur un meuble métallique qui oscil-lait sous ses semelles. I] décrochait l'imposante carte routiěre de la France, edition de 1971, qui recouvrait la presque totalité du mur ďentrée. — Que faites-vous, Lardenne, vous allez vous casser la gueule! II se tourna vers moi et bafouilla une réponse. Impossible de saisir le moindre mot. — Parlez distinctement, je ne comprends rien... 183 II porta une main a sa bouche et cracha une demi-douzaine d'epingles. — La Direction Departementale de PEquipe-ment nous a refiie une carte mise a jour de cette annee. II y a toutes les nouvclles routes et meme le trace des autoroutes programmees jusqu'en 85. Je vire cette antiquite. Je m'arretai un court moment pour admirer les talents de bricoleur du brigadier. II deplia le nouveau plan, le disposa sur le mur en plantant une pointe tous les vingt centimetres. Sa tache accomplie, il descendit du classeur et vint se placer a cote de moi pour juger son ceuvre avec le recul necessaire. — II n'y a pas de comparaison, Inspecteur; ga redonne un peu de couleur a ce bureau. Vous ne trouvez pas ? Je ne parvenais pas a detacher mon regard du trace des autoroutes qui sillonnaient la France. Le graphiste n'avait pas lesine sur la palette; les artdres les plus importantes etaient soulignees d'un trait jaune borde de deux lignes paralleles orange vif. — Regardez bien cette carte, Lardenne. Vous ne remarquez rien a propos des autoroutes? II me devisagea visiblcment interloque. — Non, il y en a un bon paquet... Vous croyez qu'ils ont fait une erreur? — Observez attentivement. C'est pourtant evident ! Vous reprenez toute Fenquete au debut! Des maintenant. — Quelle enquete, Inspecteur? — II n'y en a pas mille, Lardenne. Je parle de celle concernant le meurtre de Bernard Thiraud. Vous retournez interroger tous les postes de police situes sur l'autoroute, entre Paris et Tou- 184 louse, Ies stations-service, les restoroutes. Dans les deux sens. Vous avez du boulot. — Mais, Inspecteur, ils me repondront la meme chose qu'il y a quinze jours. Sans compter ceux qui auront des trous de memoire... ou qui m'enverront balader! Je me mis sous la carte Avec une regle, je suivis un trace orange. — Qui vous parle d'interroger les memes per-sonnes. Nous nous sommes trompes de direction la derniere fois. II n'est peut-etre pas venu par l'autoroute A10 mais par la A6... — C'est completement idiot, il faut faire trois cent*- bornes supplementaires! — C'est jouable, Lardenne. Je veux un rapport ce soir au telephone pour la montee sur Paris. Vous n'oubliez rien : le ratissage integral! N'hesi-tez pas ä m'appeler ä n'importe quel moment, ici comme ä la maison. Faites signer votre ordre de mission par Bourrassol et bonne chance. Lardenne me salua. Je me propulsai vers la Prefecture de Toulouse. Je donnai le nom de Lecussan ä l'hötesse qui interdisait Faeces aux etages; elle me laissa passer. Le chef archiviste me fit un signe d'amitie des qu'il m'apergut. II se decida ä venir ä ma rencontre en claudiquant laborieusement. A chaque pas, il faisait l'effort de soulever son pied-bot alors qu'un simple glisse-ment de sa prothese sur le parquet lui aurait evite un surcroit de fatigue et aurait mis un terme ä cette impression penible que provoque le dehan-chement des infirmes chez ceux qui les observent. — Monsieur Flnspecteur. Je suis heureux de vous revoir. Nos vieilleries ont bien du charme. N'est-ce-pas? 185 Je lui laissai le temps de parvenir á ma hauteur avant de répondre. — Oui, je n'aurais jamais cru! J'aimerais jeter un nouveau coup ďoeil sur les documents de l'autre jour, ceux que ce malheureux garcon a compulses. — Vous avancez? Si ce n'est pas indiscret... — Oh, une simple verification. D'autre part, je pense que vous tenez á jour un fichier des personnes demandant á consulter vos ouvrages? — Bien entendu. C'est la regie dans l'ensemble des bibliothěques administratives franchises. Pourquoi cette question, Inspecteur? J'inventai rapidement une explication plausible. — C'est une idée du commissaire Matabiau. Nous sommes sur la piste ďun retraité de la police qui a connu la famille de Bernard Thiraud. Je voudrais voir si son nom ne traine pas dans un fichier, á tout hasard. Lécussan se montra trěs aimable. — Je peux me charger de cette recherche ; pour moi, c'est de la routine. Vous pourrez ainsi vous consacrer aux autres dossiers. — Non, c'est inutile. Je vous remercie. Indi-quez-moi le lieu oil se trouve ce fichier. — II est derriěre vous, dans le bureau de I'archiviste adjointe. Chaque fiche de lecture est numérotée, puis classée par ordre chronologique. — Pas de classement alphabétique ? — Non, cela ne présenterait aucune utilitě pour nous. D'ailleurs, c'est un travail mécanique, ces fiches ne servent jamais á rien mais la loi nous oblige á les constituer. L'archiviste adjointe, une jeune femme, le visage cache derriěre d'imposantes lunettes ďécaille, me remit la collection des fiches de 186 les memes papiers que lors de votre pr£cedente visite. Vous aurez peut-etrc plus de chance. Et cet ancien policier, vous avez trouve" sa trace? — Non, je pense que le commissaire Matabiau faisait fausse route. J'etalai le contenu de la boite sur une table de consultation et triai les differentes chemises. J'ecartai les DEbroussaillage, DEdommage-ments, DEfense passive, et autre DEsinfections pour concentrer mon attention sur les dizaines ue pieces r6f£rencees DEportation. J'affrontai avec degoflt Thorreur insidieuse de ces notes de service qu'echangeaient les fonction-naires afin de parfaire l'efficacite de la machine a broyer les corps. Une suite de correspondances mettait ainsi en lumiere les differentes phases de la deportation des enfants juifs de la region Midi-Pyrenees. En premier lieu, une lettre du « Secretaire aux questions juives » de la prefecture de Toulouse, signee des seules initiales A.V. demandant a Jean Bousgay, ministre de ITnterieur, s'il fallait executer les ordres allemands. Ceux-ci pr6voyaient renvoi a Drancy des enfants juifs dont les parents etaient deja deportes. Le ministre repondait par l'affirmative. Le « Secretaire aux affaires juives » de Toulouse donnait ses instructions a la police locale pour la mise en ceuvre du programme nazi. Ce parfait fonctionnement de 1'Administration locale allait permettre a cette region de ravir la premiere place a Paris au championnat de 1'epou-vante, loin devant le reste du pays! Aucun document ne mentionnait le nom de Pierre Cazes ; je ne me sentais pas d'attaque pour un nouvel examen. Je replacai toutes les chemises dans le carton. Je cognai a la porte du bureau de l'annee en cours. Je retrouvai sans difficulte le carton sur lequel Bernard Thiraud avait inscrit son nom, le motif de sa recherche et les references des dossiers qu'il desirait consulter ' « ensemble de la cote DE ». Je restai un bon moment a feuilleter les fiches sans trouver quelque chose qui ressemble au nom de Pierre Cazes. Je rendis le classeur a l'archiviste. Sous le coup d'une inspiration subite, je lui demandai de me donner la compilation de l'annee 1961. J'ouvris febrilement le volume au mois d'octobre. Je ressentis un violent choc qui me coupa le souffle, en tombant sur une fiche du 13 octobre 1961 remplie au nom de Roger Thiraud. Je fermai les yeux. Je relus une seconde fois, calmement, pour etre sur de ne pas me tromper « Prefecture de Toulouse. Bibliothěque Administrative. » DATE : 13.10.1961 Nom du demandeur : Roger Thiraud Domicile : Paris 2e Objet de la recherche : Personnels Nature des documents consultčs : Ensemble cote « DE » Je rendis le document ä la jeune femme. — Vous avez trouvé ce que vous désiriez, monsieur? — Oui, je crois. Merci. Le chef de service m'attendait dans la travée, une boite d'archives sous le bras. — Voilä la cote « DE ». Ce sont exactement 187 LScussan sans obtenir de reponse. Je fis le tour des rayons sans le trouver ni entendre le bruit caracteristique de son deplacement heurte. Je finis par m'adresser a son adjointe. — L'archiviste en chef n'est plus ici? — Non, M. Lecussan est sorti il y a une dizaine de minutes. Vous voulez lui laisser une commission? — Ce n'est pas la peine. Remerciez-Ie simple-ment de ma part pour toute son aide. * La premiere pluie me surprit sur les marches du perron de la prefecture. Des rafales de vent qui gagnaient en violence a chaque minute, soule-vaient la poussiere seche accumuiee sur les trot-toirs et dans les caniveaux. Je me hatai de rentrer dans le commissariat pour eviter de prendre le gros de l'orage sur le dos. II n'etait pas encore six heures mais il faisait nuit : un tapis de gros nuages assombrissaient le ciel. On avait allume les plafonniers de la salle de permanence et leur lueur bleme enveloppait la piece dans une atmosphere sinistre. Le coup de telephone de Lardenne me surprit dans le bureau de Matabiau, a la recherche d'un bottin de Toulouse. — Inspecteur, vous aviez peut-etre raison; je crois qu'on tient une piste... — Vous m'appelez de quel coin? — De Saint-Rambert d'Albon, sur I'autoroute A6, entre Lyon et Valence. J'ai fait plus de cinq cent cinquante bornes depuis Toulouse! C'est chouette comme coin, on voit le Rhone en contre-bas. C'est pas loin du Mont Pilat... 188 189 I — Vous me lirez le dépliant du Syndicat d'lni-tiative á la prochaine veillée du Comité d'Entre prise, Lardenne. Qu'est-ce que vous avez trouvé ? — Je le saurai demain avec certitude... Je viens de rencontrer une équipe de motards qui sillon-nent l'autoroute entre Lyon et Avignon, á longueur de journée. Un des gars était de permanence la nuit qui a suivi le meurtre de Bernard Thiraud. II travaillait en doublette avec un autre gendarme, c'est pour 5a qu'il faut attendre demain. — Expliquez-vous claircment. C'est encore pire que si vous aviez une poignée de punaises sur la langue ! — En deux mots, Francois Leconte, le motard en question, était occupé á verifier les papiers d'un camionneur, á la hauteur de Loriol, au-dessus de Montélimar. A onze heures cinquante sept minutes exactement... — II a une sacrée mémoire ! — Non, il lui a foutu un P.V. ; l'heure figure sur la souche... Pendant ce temps-lá, son collěgue a arrété une Renault 30 TX noire qui roulait á plus de cent cinquante á l'heure... — Immatriculée á Paris? — Je me renseigne. En tout cas le conducteur se faisait passer pour une huile de premiére. II a montré une carte tricolore, du moins c'est ce dont Francois Leconte se souvient. II était en train de remplir la contravention de son client... — Interrogez son collěgue, ca ira plus vite! — Justement, c'est le probléme. II est en congé depuis le debut de la semaine. Je me debrouille pour obtenir ses coordonnées. II paraít qu'il fait le beau en Bretagne, dans un caravaning. 190 — On est verni! Notre seul tdmoin est en pleine nature, sans telephone... — Vous voulez que j'aille faire un tour vers Brest, Inspecteur? — Non, continuez de cuisiner vos motards et tachez de leur soutirer Tadresse de leur pote. Ca a vraiment Pair de coller. Le crime a eu lieu a six heures. II a fait cinq cents kilometres avant minuit, y compris la sortie de Toulouse... Nous avancons, je le sens. Des que vous avez fini a Saint-Albert de Rambon... — Saint-Rambert d'Albon! — Comme vous voulez. Done, des que c'est termine, vous filez a Paris. Vous m'attendez a mon hotel, je ne tarderai pas a vous rejoindre. — Prenez l'autoroute A10, Inspecteur, c'est plus direct! Je ne comprends toujours pas pour-quoi, s'il s'agit bien de notre homme, il s'est envoys le trajet Paris-Toulouse aller et retour en empruntant l'autoroute du Sud au lieu de suivre tout bonnement ritineraire par Bordeaux. J'ai fait le calcul, Paris-Bordeaux-Toulouse, aller-retour, ca monte a 1600 kilometres tandis que Paris-Lyon-Montpellier-Toulouse aller-retour, ca depasse allegrement les 2 200 kilometres. II n'a pas fait six cents bornes suppiementaires pour la beaute du paysage ? — Le Mont Pilat n'a rien a voir dans cette affaire, Lardenne, je suis au moins sur de 5a! — Pourquoi alors ? — Parce que jusqu'a maintenant c'est lui qui fixe les regies du jeu... Je devais regier divers dossiers en instance ; je me decidai ä quitter les locaux du commissariat ä 191 Tarrivee de la brigade de nuit. Une chaleur lourde avait remplace la fralcheur apportee par Forage de la fin d'apres-midi. Au contact du macadam surchauffe, l'eau s'eVaporait; une sorte de bu6e ecceurante stagnait au-dessus du sol. Je choisis de descendre ä pied jusque chez moi. Je contournai reglise Saint-Sernin pour plonger vers la Garonne par la rue Lautmann. Le flot de voitures et de pietons qui empruntaient le Pont Saint-Pierre aux heures d'entree et de sortie des bureaux s'etait calme. Je longeai le fleuve pour atteindre le quartier des Catalans, cela m'evitait le detour par l'allee de Brienne. C'est ä la hauteur de l'avenue Sejourne que j'eus la premiere fois conscience d'une presence, comme un echo dephase de mon propre mouve-ment. Je marchai quelques dizaines de metres encore pour me convaincre de la r6alit6 de la filature el me retournai brusqucment en scrutant les quais en enfilade. Une silhouette se detacha dans la lumiere d'un rdverbere sans que je puisse distinguer les traits de mon suiveur, masques par le contre-jour. L'homme, de petite taille, reposait ostensiblement sur sa jambe droite. II braquait sur moi un pistolet sombre dont le canon accrochait quelques parcelles de lumiere. Je me rendis compte qu'un autre lampadaire se trouvait ä moins de deux metres derriere moi. Mon adver-saire devail me distinguer dans une meme penom-bre. Je ramenai doucement mon bras droit sur mon ventre et deboutonnai ma veste avec d'infi-nies precautions. Ma tentative ne provoqua pas de reaction de celui qui me mettait en joue. II n'erait pas difficile de comprendre qu'il se servait d'une arme pour la premiere fois de sa vie : il se tenait les membres raides, la colonne vertebrale rigide; 192 il maintenait 1'arme ä bras tendu dirigee ä la hauteur de mon visage. A cette distance, il n'avait pas une chance sur dix de m'atteindre. II lui aurait fallu fiechir les genoux, courber les reins, plier le bras droit, viser ma poitrine, tout en assurant la stability de la pose ä l'aide dc sa main libre. Je l'interpellai afin de le distraire davantage. — Que voulez-vous ? Si c'est de l'argent je suis pret ä vous lancer mon portefeuille... — Cela ne m'interesse pas, Inspecteur Cadin, je n'ai pas besoin d'argent. Vous n'auriez pas dü fouiller partout... Je ne voulais pas... Les intonations de cette voix m'etaicnt familie-res, mais je ne parvenais pas ä 1'identifier avec precision. L'homme se chargea de me rafraichir la memoire en balancant son pied-bot vers l'avant. — Vous etes fou, Lecussan. Vous ne vous en sortirez pas vivant. Rangez votre arme pendant qu'il est encore temps. Le chef archiviste avancait toujours de sa demarche saccadee, le pistolet points en avant. J'avais eu le temps de libdrer la pression de Petui. Je me laissai tomber sur le cöte gauche en saisissant dans ma chute la Crosse de l'Heckler Instinctivcmcnt, mon index glissa sur la culasse et deverrouilla la sürete avant de se poser sur la detente. Je vidai la premiere balle du chargeur allonge sur les pav^s humides du quai, tandis qu'un jet de feu sortait du poing de Lecussan. Le projectile siffla au-dessus de ma tete. J'appuyai ä plusieurs reprises sur la detente, sans refiechir, haletant. Seule la peur de mourir me commandait de tirer. Lecussan s'etait ecrouie apres son premier coup de feu. Son arme avait glisse dans une flaque 193 d'eau. Je me relevai pour la ramasser. En Porien tant vers la lumiere pour chasser les reflets, je distinguai ['inscription gravde sur le canon : « Llema. Gabilondo. Y. Vitoria. » Un modele identique a celui utilise par le meurtrier de Bernard Thiraud. Lexussan avait cess6 de vivre. Deux de mes projectiles lui avaient fracasse le crane, un troi-sieme etait venu se ficher dans le pied-bot, juste au-dessus du talon. Je telephonai au commissariat depuis une cabine situ£e sur le quai. Je donnai la consigne imperative au chef de poste de gardcr Tinformation secrete durant vingt-quatre heures. Des passants, intrigues par les detonations, commeneaient a se rassembler mais aucun n'eut le courage de m'aborder... Je me demande meme si le courage aurait suffi! En m'eloignant, j'entendis les avertisseurs criards du SAMU meles a ceux du fourgon de Police-Secours qui se rendaient sur les lieux de la fusillade. A minuit trcnte, Pexpress de Paris quittait la gare centrale de Toulouse. J'avais pu obtenir une couchette. Je m'endormis avant de passer Mon-tauban, berc6 par les ronflements satisfaits de deux representants de commerce. CHAPITRE IX lis s'6taient couches tot, comme d'habitude. Elle dormait sans bruit; il la regardait avec tendresse, dans la p6nombre. II ne cessait de se retourner dans le lit, gene par les draps, par la chaleur qui montait du matelas, sensible comme jamais au moindre bruissement dans le jardin, au craquement de I'escalier. Ce n'etait pas sa maladie qui l'empechait de se reposer ni le dernier examen de son toubib, en milieu d'apres-midi. II savait depuis longtemps qu'on lui jouait la comedie. Depuis un an exactement, quand il avait mis la main sur les bouquins de medecine que sa femme planquait dans le grenier. Ensuite, il avait remarque sa facon de se jeter avec avidite sur le moindre article... II avait compris que son « ulcere » n'y etait pour rien, que la bete immonde le bouffait de Pinterieur. II faisait semblant de rien, comme s'il croyait ä Ieur fable. On prenait soin de lui, on choisissait ses plats, on lui epargnait le moindre effort. lis avaient, de cette maniere, grappilie un an de bonheur, un sursis de quelques dizaines de semai-nes... Peternite en somme ! 195 Non, si le sommcil ne venait pas, la raison etait ailleurs, dans la visite de ce petit flic de Toulouse, avec tout ce qu'elle avait fait remonter de souvenirs, de degoüts, de honte. II ne se passait plus une minute sans qu'il y pense. Les images defilaient dans sa memoire, tragiques, faisant limpasse sur ce que Pon priviiegie en temps ordinaire, les bons moments. II se leva. Sa brusquerie reveilla sa femme, immediatement aux aguets. — Tu te sens mal ? Tu veux quelque chose, une infusion ? II la rassura et se dirigea vers le telephone, dans Pentree. II composa le numero du commissariat que lui avait laisse l'inspecteur Cadin. Le gardien de permanence decrocha. — Je voudrais parier ä Pinspecteur Cadin, c'est tres important. — L'inspecteur n'est pas ä Toulouse, il est parti de toute urgence ä Paris pour une enquete. — Oh, ce n'est pas vrai! Le con... Comment peut-on le joindre ? Son hotel... — Je suis desoie, Monsieur. II reposa le combine, reflechit un moment, puis il s'habilla ä la häte. II sortit une boite en carton planquee sur le haut de Parmoire et, de la boule de chiffon huiiee qu'elle contenait, il exhuma un pistolet Browning, un modele 1935, son arme de predilection. II ejecta le chargeur pour le garnir de ses treize cartouches. II r6enclencha le tout d'un bref coup de paume. Sa femme se tenait devant lui, silencieuse. II etait inutile de prononcer le moindre mot. Des qu'il cut fini de verifier Parme il la glissa dans sa poche de veste et gagna le garage. La Mercedes vert metallise repondit au premier coup de demarreur, sans qu'il tire le starter. 19d Moins de dix minutes plus tard, Pierre Cazes s'engageait sur Pautoroute menant ä Paris. Pleins phares, Paiguille du compteur bloquee sur le Chiffre 180. CHAPITRE X Le brigadier Lardenne finissait de prendre son petit dejeuner, au bar dc l'h&tel, tout en essayant de d£crypter les definitions dt-s mots croises du Figaro. Je le vis poser sa tartine et remplir plusieurs lignes d'un coup. — Bonjour Lardenne, vous e"tes egalement cruciverbiste! Vous devriez aller au casino, de temps en temps ! Qa doit vous manquer... II sursauta en entendant ma voix. — Inspecteur! Deja a Paris! Je ne vous atten-dais pas avant cet aprfes-midi. Vous avez vuyage" de nuit... vous avez dormi? — Oui, j'ai trouve une couchette. Alors, ce motardT vous avez remssi a le joindre? — Oui, hier soir vers onze heures. Au camping du Marrek rose, a Trebeurden. C'est un gendarme de Lannion qui s'est rendu sur place ; il a ramene le motard au commissariat de Trebeurden. Je l'ai eu au telephone. La Renault 30 TX eTah bien immatriculee a Paris, je dois me mettre en rapport avec le service des cartes grises pour obtenir le nom du proprietaire... - II ne Va pas relev£? — Non. Aussitot arrete le gars a sorti une carte 199 tricolore ; il s'est mis ä gueuler qu'il etait en mission. Le flic l'a laisse filer mais il a retenu le numero, machinalement. Le 3627 DHA 75. — Excellent, Lardenne. Je me charge de verifier le nom du proprietaire de la voiture. Quant ä vous, foncez chez M™5 Thiraud, rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. Demandez-lui si elle se sou-vient d'un voyage de son mari ä Toulouse, en octobre 1961. Quelques jours avant sa mort. Ensuite passez prendre Claudine Chenet ä son domicile. Attendez-moi bien sagement tous les deux au Cafe du Palais. Ca se trouve en bord de Seine, un peu plus haut que la Prefecture. J'y serais vers quatorze heures. La matinee fut juste longue pour me permettre de passer au service des cartes grises, obtenir le nom du possesseur de la Renault, retrouver le vehicule et m'entretenir avec son chauffeur habi-tuel. Je me mis ensuite en rapport avec le responsable des Affaires Generates de la Prefecture de Toulouse qui repondit favorablement ä mes questions. Pour clore la serie, je me fis annoncer ä Dalbois. — Salut Cadin. Ma lettre a servi ä quelque chose ? Tu sais, ca n'a pas ete facile de debusquer ton bonhomme; ils tiennent au secret! C'etait bien lui ? — Oui, il a execute Roger Thiraud en 61, sur ordre. Par contre, je ne pense pas qu'il soit dans le coup pour l'assassinat du fils. En fait, j'ai rencontre un retraite malade qui ne souhaitait plus qu'une chose : se faire oublier. A moins qu'il ne soit meilleur acteur que je ne le crois... — C'est bien possible; ton retraite paisible s'est remue apres ta visite. J'en ai eu des echos par 200 le collěgue qui m'a repassé sa fiche. Ne te fie surtout pas á ce genre de mec. Pour faire un boulot pareil, qa ne devait pas étre un enfant de chceur! Fais gaffe aux ombres... — Peut-etre bien. Je l'ai á 1'ceil et mon entre-vue avec lui m'a pas mal appris. Si je ne me goure pas, je talonne le meurtrier. II ne me manque plus qu'une toute petite piece et le puzzle est recons-titué! — Et tu comptes la trouver ici... Je me trompe ? — Non, tu as raison. Voilá, il me faut une confirmation. Mon opinion est faite, mais tu sais bien qu'on doit presenter du solide... Chaque fonctionnaire de police est suivi par l'Administra-tion, du jour de son entrée en service á celui de son depart en retraite. J'ai mon dossier, comme toi. II est remis á jour chaque année avec une mention du supérieur hiérarchique, d'accord? — Oui, c'est naturel. Je ne vois pas comment on pourraít gérer un corps de pres de cent mille hommes autrement! — Je ne critique pas le systéme. Toute notre carriěre est résumée sur ce document qui est transmis au Commissaire au moment des mutations. Lorsque je suis arrive a Toulouse, Matabiau a pu prendre connaissance de mon comportement antérieur et du jugement de mes precedents supérieurs. Eh bien, je souhaiterais avoir une photocopie d'un dossier de ce genre. C'est possible ? — Ton dossier personnel? Non, je ne peux pas, il est classé á Toulouse ! Ici je ne peux accéder qu'au fichier de Paris. — Je me fous de mon dossier; je le connais 201 mieux que personne ! Je veux tenir entre les mains celui d'un fonctionnaire de la Prefecture de Paris. — C'est mieux comme ga. Je vais bien dSgoter un dSlSguS syndical qui prendra le temps de jeter un coup d'ceil au service du personnel... — Tu fricotes avec les syndicats, toi! C'est bien la derniere chose a laquelle je m'attendais! _ ModSrernent. Quand on bosse aux Rensei- gnements GenSraux, il est indispensable de varier les frSquentations... certaines sont surprenantes mais utiles. Les syndicats de police sont assez particuliers, sunout les groupes minoritaires. Quant ils recueillent moins de dix pour cent des voix aux elections ils cherchent des appuis. Morality, c'est le moment d'intervenir. S'ils grossissent, on peut toujours leur rappeler certaines relations un peu genantes! Tout se nSgocie, surtout l'hon-netete. Donne-moi le nom de ton gars et attends-moi dans le couloir. Je t'apporte ton papier d'ici une heure. * Je me contentai d'un souvlaki achete dans la cabane d'un faux grec pour tout dejeuner. J'avalai le sandwich en marchant vers Hie de la Cite. Trop d'oignons. Le brigadier Lardenne et Claudine Chenet bavardaient, tranquillement assis a la terrasse du Cafe du Palais. La jeune femme avait passe une robe ; je vis pour la premiere fois ses jambes lisses et dorees. Elle se leva a mon approche. — Inspecteur Cadin, que se passe-t-il? Votre collegue ne veut rien dire. II y a du nouveau? — Oui, nous ne sommes plus trSs loin du denouement. Je tiens a ce que vous soyez presente 202 lors des aveux du meurtrier de Bernard. Vous vous sentez assez solide ? — Oui, allons-y. Je pénétrai dans la cour de la prefecture, suivi du brigadier et de Claudine. Une Mercedes vert metallise était garée dans la cour d'honneur. Un huissier en uniformě nous indiqua la porte C en cendant le bras vers la voute. On avait installé un bureau et un fauteuil dans 1'entrée, le planton nous arreta au pied d'un escalier monumental. — Que désirez-vous ? le m'avancai vers lui. — Nous souhaitons obtenir une entrevue avec M. Veillut. — M. le Directeur est occupé. II donne une audience. Vous avez rendez-vous? Je répondis négativement. II me tendit un registre et un stylo. — Inscrivez votre nom et le motif de votre demande sur ce cahier. Je repoussai le registre. — Nous ne pouvons pas attendre ! J'arrive de Toulouse spécialement pour le rencontrer. Prenez votre telephone et dites á M. Veillut que l'inspec-teur Cadin est en bas, qu'il veut le voir sur-le-champ. II s'executa de mauvaise grace et composa le numero du Directeur des Affaires Criminelles. Quand il reposa le combine il baissa la těle et prononca ďune voix étouffée. — C'est impossible, monsieur Cadin. Essayez de revenir dans l'aprěs-midi ou demain... Je décidai de passer outre. L'huissier tenta de s'interposer mais je le repoussai sans management. Les marches étaient recouvertes d'epais 203 tapis; nous progressions dans Pescalier, sans faire le moindre bruit. Le claquement sec d'une detonation nous sur-prit au moment ďatteindre le deuxiěme étage oü se trouvait le bureau de Veillut. Lardenne sortit son arme, instantanément, tandis que mon premier reflexe avait été de plaquer Claudine au sol. Je dégainai ä mon tour. Un second coup de feu retentit alors derriere la porte du bureau. Des flics en uniformes firent irruption sur le palier. Un court instant, ils crurent avoir affaire ä un groupe de tueurs; ils braquěrent leurs armes sur nous. Je levai les bras. — Nous sommes des collěgues. Je suis l'inspec-teur Cadin, de Toulouse. Qa. tire chez le Directeur ! Je désignai la piece en remuant mon arme dont le canon était pointe en l'air. Deux policiers prirent position de part et d'au-■tre de la porte. Iis s'appretaient ä l'enfoncer mais n'eurent pas ä mettre leur projet ä execution car elle s'ouvrit, laissant le passage ä un vieil homme au visage totalement défait, comme blessé inté-rieurement. Lardenne me toucha l'epaule. — Mais, c'est le retraité de Montauban! Les flics étaient restés immobiles, choqués par S'apparition de cette silhouette tragique. J'entrai dans le vaste bureau de Veillut. Le Directeur des Affaires Criminelles avait cessé de vivre, un filet de sang sourdait de sa tempe, aussitot absorbé par Pépaisse moquette bleue. Un Browning était posé pres de lui, un vieux modele de collection d'avant la guerre. Quand je repassai dans le couloir, Pierre Cazes esquissa un sourire douloureux. — II vous aurait eu, petit... Cétait ioué davance. Et on l'emmena. Un peu plus tard, alors que nous mangions dans un petit restaurant turc, pres du Sentier, Lardenne et Claudine me pressaient de questions. — On ne saura jamais si c'est vraiment lui le meurtrier. Comment avez-vous pu deviner? - C'est pourtant clair... C'est Veillut qui a tuS Bernard Thiraud le 18 juillet dernier a Toulouse. II a Sgalement commandite lassassinat du pere de Bernard, en octobre 61, alors qu'il dirigeait les Brigades Speciales. — Vous en etes sur? —; C'est simple. Le 18 juillet, Lecussan, le chef archiviste de la Prefecture de Toulouse a telephone a Veillut pour 1'avertir qu'un jeune garcon du nom de Bernard Thiraud avait demande a consulter les documents classes en cote « DE » Tout comme vingt deux annees auparavant un autre Thiraud... Claudine m'interrompit. — Vous appelez ca une preuve? Comment pouvez-vous affirmer que Lecussan Pa appele il est mort lui aussi. — Un peu de patience. Le coup de fil a bien existe. La prefecture de Toulouse est SquipSe d'un central clectronique qui seiectionne l'ensemble des appels et les regroupe par services. Ce centra] a ete installs dans un but de rigueur budgetaire pour determiner la consommation tSlSphonique de chacun des employes. Les communications urbaines s'additionnent sur une cassette mais les liaisons inter-urbaines et internationales sont décomptčes á part. Sur simple demande, le systéme peut fournir la liste des appels de tel ou tel poste. Lécussan utilisait le poste 214. La bande témoin a enregistré une communication avec Paris-Prefecture le 18 juillet á 8 h 46. Si vous voulez en avoir le cceur net, appelez Trombel au service des Affaires Générales de la prefecture de Toulouse, il se fera un plaisir de vous le confirmer, Claudine et Lardenne hochěrent la téte avec un bel ensemble. Je continuai sur ma lancée. — Je crois qu'il a demandé á Lécussan de se débarrasser de Bernard Thiraud mais I'autre a refuse en prétextant son handicap. Veillut était coincé. II n'a pas hésité une seconde. II a quitté son bureau sur-le-champ; son rang lui donnait droit a ce genre de privileges. II suffirait d'interro-ger sa secretaire ou 1'huissier pour obtenir confirmation. Malgré tout, je lui reconnais une sorte de génie : n'importe quel criminel se serait précipité a Toulouse en empruntant le plus court chemin et nous l'aurions pince dcpuis un bon bout de temps. L'autoroute A 10, Paris-Bordeaux-Toulouse! II a joué serré, il se doutait que nous n'aurions rien de plus pressé que de verifier tous les points de passage. II nous a bluířés en choisissant le chemin des écoliers, l'autoroute du Soleil. Un vrai par-cours touristique : Paris-Lyon-Avignon-Carcas-sonne-Toulouse! Onze cents kilometres... Toi, Lardenne, tu ťes payé le circuit par Bordeaux dans les deux sens en interrogeant les gérants de restoroute, de stations-service, les employes de péage, les flics. Pour rien. On croyait étre sur la piste ďune voiture fantome. Qui pouvait se dou-ter qu'un type plus malin que tous les autres s'offrirait un supplement de trois cents kilometres 206 bonne marche de son outil de travail. Surtout qu'en cas de pepin, on lui fait porter le chapeau. II n'a pas manque" de remarquer le bond effectue par le chiffre du compteur kilomeTrique dans la nuit du 18 au 19 juillet. Plus de deux mille bornes, ca se voit! D'autant plus qu'il avait programme" une vidange pour le 21 : la voiture atteignait les 35 000 kilometres. Veillut ne lui adressait jamais la parole, sinon il lui aurait fait remarquer que le chef du garage lui avait passe un savon a cause du depassement du kilometrage d'entretien. Claudine etait restee silencieuse jusque-la. — C'est drole, mais sa mort ne me soulage meme pas... Je pensais que l'arrestation du meur-trier de Bernard me rendrait heureuse... Je payai les trois repas. Sur le trottoir, avant qu'elle ne s'eioigne, je lui glissai quelques mots. — On pourrait diner ensemble ce soir, je ne repars que demain matin. Elle fit un signe en direction de Lardenne et baissa la voix. — Avec le brigadier? — Non, il prefere les compagnies eiectroni-ques. II attend avec impatience la mise au point d'une assiette-video! — D'accord. On se retrouve a huit heures. Passez me prendre a la maison. Vous vous souve-nez de l'adresse ? Comme si un flic de ma trempe pouvait oublier un renseignement de cette importance ! a Taller et autant au retour pour brouiller les cartes? Ca a failli marcher! C'est la Direction Departementale de l'Equipement de Haute-Garonne qui nous a remis sur les rails, sans le faire expres! lis ont eu la bonne idee de remplacer notre vieille carte murale et de nous en donner une ou les traces autoroutiers sont presque phosphorescent^. Le visage de Lardenne s'illumina. — Je me disais bien que qa avait un rapport. Je repris ma demonstration. — Veillut a couvert les onze cents kilometres, le compteur bloque. II prenait tout juste le temps de faire le plein d'essence. II a rejoint Toulouse avant six heures, s'est gare devant la Prefecture pour attendre la sortie de Bernard Thiraud. Lecussan lui en avait trace un portrait precis au telephone et il s'est arrange pour le retenir jus-qu'au soir. Des que le jeune s'est montre, il l'a suivi et assassine au moment le plus propice. II est immediatement reparti pour Paris afin qu'on puisse constater sa presence au bureau des les premieres heures de la matinee. Dommage pour lui, les meilleurs scenarios ne tiennent pas le coup devant le destin. Cette fois-ci, il s'est presente sous l'apparence d'un motard, aux alentours de Monteiimar... a... Le brigadier compieta la phrase. — Saint-Rambert-d'Albon. — Merci, Lardenne. A onze heures cinquante-sept minutes exactement, le soir meme. C'est ce motard qui nous a fourni le numero d'immatricu-lation du vehicule de fonction, une Renault 30 TX. J'ai pas mal discute avec le chauffeur de Veillut, au garage de la prefecture... Comme tous les chauffeurs professionnels, il est attentif a la 207 CHAPITRE XI Le juge prononga l'inculpation de Pierre Cazes dans la soiree, peu apres sept heures. On doutait qu'il puisse survivre jusqu'au proces. Une bonne occasion pour etouffer l'affaire. Je filai rejoindre Claudine Chenet. Elle vint m'ouvrir. Elle ne me laissa pas le temps de faire connaissance avec la piece ou je penetrai. Elle se serra contre moi et posa ses mains sur ma nuque. Mes paumes glissfe-rent le long de son dos. Je l'embrassai, les yeux clos, tandis que du pied droit je repoussais la porte donnant sur le couloir. Elle se detacha de moi, en silence et vint s'installer sur le bord du lit. Je la regardai sans oser bouger, des larmes coulaient sur ses joues. — Pourquoi pleures-tu? Tout est termine, il faut oublier... — Non, ce n'est pas pour ce que tu crois. J'ai honte d'etre heureuse apres tout ca. Tu ne peux savoir combien j'ai pu me sentir seule, abandon-nee depuis ce jour... J'avais besoin de sentir quelqu'un pres de moi... Toi surtout. C'est difficile a avouer, mais je ne veux pas m'habituer au malheur, comme la mere de Bernard. Elle sourit et m'embrassa a nouveau. 209 — Allez, c'est fini, je ne pleure plus. Tiens j'ai acheté des fruits. Des fraises et des pěches, ca te dit? Je m'assis sur la couverture et la pris dans mes bras. — Moi aussi, j'en avais envie, depuis notre premiere rencontre. — Je ne ťen parlerai plus aprěs, je te promets. Mais explique-moi pourquoi ce vieux bonhomme en voulait tellement á Bernard. Et á son pere. J'ai besoin de comprendre. Ce n'est pas un secret? — Non. Les journalistes doivent suer sur le sujet dans toutes les redactions parisiennes! André Veillut n'avait rieir contre la famille Thi-raud. II a vu Bernard une seule fois, á Toulouse. Je pense qu'il ne connaissait méme pas Roger Thiraud... — Cétait un fou alors.:. — Non, un simple fonctionnaire. II a commence sa carriěre administrative en 1938, á Toulouse. II avait tout juste vingt ans. II se lancait á la conquéte de la Prefecture, bardé de diplomes. En moins ďun an, il est passé Secretaire General Adjoint charge du Secteur Social : l'aide aux families en difficultés. En 1940 il dirigeait l'organi-sation de l'assistance aux personnes déplacées et l'accueil des Francais qui fuyaient 1'avance des troupes allemandes. En 1941, on a étendu ses competences aux « Affaires des Réfugiés et aux Questions Juives. » « En fonctionnaire zélé, Veillut a suivi les instructions du gouvernement de Vichy. II a scrupu-leusement organise le transfert des families juives vers le centre de regroupement de Drancy. Ni par conviction politique, ni par antisemitisme, mais tout simplement en obéissant aux reglements et en 210 documents d'architecture, des statistiques, des listes de noms. Et puis, un jour il a remarqud le nombre disproportionne d'enfants deportes depuis la region toulousaine. En historien consequent, il s'est attache a eomprendre la raison de ce dfe£quilibre. Peut-Stre y avait-il une communaute juive importante, ou l'existence d'un centre de regroupement inter-regional... Roger Thiraud s'est rendu a Toulouse, au Capitole d'abord, puis a la Prefecture. II a vite compris en etudiant le d6tail des documents classes a la cote « DE », que la responsabilite du gonflement du contingent d'enfants incombait a un haut fonctionnaire tou-lousain charge des Affaires Juives, identifie par ses seules initiales : A. V. II est reparti pour Paris vraisemblablement decide a trouver 1'identite de cet inconnu. Malheureusement pour lui, Lecussan qui occupait le poste de Chef Archiviste etait au courant de sa visite et de l'objet de ses recherches. II a aussitot avert! Veillut qu'un historien s'inte-ressait de trop pres a des documents explosifs. Claudine m'intcrrompit. — Mais, il n'y a pas eu d'enquete a la Liberation pour determiner les responsabilites de chacun ? — Si, bien sur. Veillut et Lecussan ne sont pas des idiots. lis Font prouve en restant insoupconna-bles pendant plus de quarante ans. lis ont senti, au debut 44, que les grands moments de la collaboration touchaient a leur fin, qu'il faudrait bientot rendre des comptes. lis ont pris leurs distances avec Vichy et ils ont consacre leurs efforts a aider les r6seaux de resistance. De la maniere la plus voyante. A la Liberation, Veillut a ete decore pour son courage ! Personne ne se serait permis de contester les merites d'un heros arborant la 212 executant les ordres de la hierarchie. Actuelle-ment, des dizaines d'obscurs « Chefs de Service » decadent des calibres de tomates ou de peches qui seront envoyees ä la decharge pour cause de surproduction. Pour eux, les milliers de tonnes de fruits qui finiront arrosees de mazout ont la seule apparence d'un chiffre et d'un code sur un listing mecanographique. En 1942-1943, Veillut ne fai-sait pas autre chose, il alimentait la machine de mort nazie et liquidait des centaines d'etres humains au lieu de gerer des surplus de stock. Lecussan travaillait avec lui, au secretariat admi-nistratif. Une equipe redoutable : la region qu'ils couvraient vient en tete de toutes les regions de France pour les deportations d'enfants juifs. Dans les autres Prefectures, les gens essayaient de brouiller les cartes, de mettre les sbires de la Gestapo sur de fausses pistes. Pas ä Toulouse. Veillut allait au-devant de leurs desirs. Par souci d'efficacite. Jamais il n'y aurait eu un tel massacre si les nazis n'avaient pas beneficie de la complicite de nombreux Francais. Iis ont meme touche aux gosses de moins de deux ans qui etaient pourtant epargnes par les textes petainistes... — Mais le pere de Bernard etait un enfant a cette epoque, il n'a pas pu etre mele ä tout ca. — Roger Thiraud est ne ä Drancy, voilä le lien. II est süffisant! Pour occuper ses loisirs, il redi-geait une petite monographie sur sa ville natale, tu sais le petit livre que tu m'as confie. A part Crette de Paluel, Drancy n'avait pas de quoi retenir l'inter&t. Jusqu'ä la creation du Camp de Concentration qui l'a rendu tristement ceiebre. Le pere de Bernard lui a consacre un long chapitre ainsi qu'au projet initial des architectes d'edifier la une cite futuriste. II a compulse des centaines de 211 rosette au revers de son pardessus. Depuis cette époque, Veillut n'a cessé de gravir les echelons : Secretaire General de la Prefecture de Bordeaux en 1947, Chef de cabinet du préfet de Paris en 1958. Au cours de l'annee 1960 on lui a confié une mission secrete : constituer une équipe chargée de liquider les responsables FLN les plus remuants. Ses activités se sont étendues ä 1'OAS en 1961. Je pris un abricot dans la coupe de fruits et poursuivis : — ... Quand en 1961, Lécussan Ta prévenu des recherches menées par Roger Thiraud, le pere de Bernard, Veillut a tout naturellement utilise les competences d'un de ses hommes, Pierre Cazes. II a bien entendu omis de révéler le veritable motif qui présidait ä 1'exécution de Roger Thiraud. Le policier était encore persuade, la semaine der-niěre, d'avoir mis fin aux activités d'un dangereux terroriste. En bon professionnel, Pierres Cazes a profite des troubles du 17 octobre 1961, la manifestation algérienne, pour remplir son contrat. Bernard, en voulant terminer le livre de son pere, est parvenu aux mémes conclusions sur les deportations d'enfants. II a voulu verifier les sources. Resultat, il a subi le méme sort. Mais cette fois de la propre main de Veillut. Vingt ans aprěs son pere.,. — Tu crois que toute cette histoire sera publiée dans la presse ? Je ne pouvais pas lui répondre qu'on m'avait déja ordonné de mettre la pédale douce. Au ministěre, on préparait un scenario plus conforme ä 1'idée que les citoyens devaient se faire des garants de l'ordre public. — Iis ne sortiront peut-ětre pas tout, mais ils seront obliges d'en lächer un bon morceau. 213