Daniel Pennac Kamo Ľ agence Babel illustrations de Jean-Philippe Chabot GALLIMARD JEUNESSE Kamo's mother —Trots sur vingr en anglais ! La mere de Kamo jetait le carnet de notes sur la toile cirée. -Tu es content de toi ľ Elle le jetait parfois si violemmenc que Kamo faisait un bond pour éviter le café renversé. -Mais j'ai eu dix-huif en histoire! Elle épongeait le café ďun geste circulate et une seconde tasse fumait aussitÔt .sous le nes dc son fils. -Tu pourrais bícn avoir vingťcinq sur vingt en histoire, ca ne me ferait pas avaler ton trois en anglais! Cľétaiľ leur sujet de dispute favori. Kamo savait se défendre. -Est-ce que je te demande pourquoi tu ťes fail virer de civez Ani ihio-pool ? 7 Antibio-pool, respectable laboratoire jJFPJ ■ pharmaceuriquc, crait le dernier I ff7í*3^ eniployeur de sa mere. Elk y avaic I cenu dix jours mais avaic fini par ql-W-J^ř' expliquer ä la clientele que 95% °«»<áB^**0 des médicainenrs qu'on y faisait écaient bidon ec les 5 % restants vendus dix fois irop eher. -Dire que tous les adolescencs du monde parlent ľaoglais! Tous, sauf mon fils. Pourquoi justement mon fils, hein ľ -Dire que tou tes les meres du monde conser-venc leur boulor plus de quinze jours! Tbutes, sauf ma mere. Pourquoi justemenr ma mere, hcin ľ Mais c'était une femme qui aimait les clefts. Le jour oň Kamo lui fie cecte réponse, eile éclaca ďun rire joyeux (oni, ils savaienr faire 9a: se dis-puter er rire en meme cemps), puis le cloua sur place, index tendu. -OK, pecit malin: je vais de ce pas chercher un nouvel emploi, je vais lc crouver, je vais le gar-der er, dans Crois mois, tu auras a con cour trois mois pour apprendre ľanglais. Marché conclu ľ Kamo avaíC accepcé sans hésiter. II m'expliqua qiľil nc courait aucun risque: 8 - Avec le caractěre qu'elle a, eile ne pourrait meine pas tenir comme gatdíenne de phare: eile s'eci-gueulcrait avec les mouettes ! *•{ Pourtant, un rnois passa. Elle avait trouvé une place de rédactrice dans un organisme international. Kamo fronca.it les sourcils. — Un machin pour les ^changes culturels, ďaprés ce que j'ai compris... Elle rentratt parfais si tard que Kamo devait faire les courses et la cuisine. -Elle rapporte meine des dossiers a la maison, tu te rends compte ? Je me rcndais surtout compte que mon copain Kamo allait devoir se mettre séricuscment ä ľan- glaití. Deux mois étaient passes et sa ^ tete s'allongeait chaque jour da vantage. — Dis done, tu ne sais pas ? Elle tra- vaille aussi le dimanche! Et le dernier soir du troisieme mois, quand sa měře vint ľembrasser dans son lit, Kamo trembla en voyant son sourire d'ange victorieux. -Bonsoir, mon chéri, tu as exactemenr trois moís pour apprendre 1'anglais ! Nuit: blanche. Le lendcmain matin, Kama essaya tout de méme de se dcfendre, mais sans grande conviction. -Comment veux-tu que j'apprenne une langue en trois mois ľ Manteau, sac et chapeau, eile était déjä sur le point de partir. -Ta mere a la solution! Elle ouvrit son sac et lui tendit une feuille de papier ou s'étirait une liste de norm propres ä consonance britannique. -Qu'est-cc que e'est que ca ľ -Les noms de quince corres-pondants. Tu choisis celui o« celie que tu veux, tu kit écris en francais, ilouelle te répond en anglais, et dans trois mois tu es bilingue ! - Mais je ne les connais pas, ces gens-lä, je n'ai rien a leur dire! Elle ľcmbrassa sur le front. -Fais le portrait de ta měře, explique avec quel monštre tu vis, ca tc donnera de ľinspiration. Le sac se referma dans un déclic. Elle étaít déja au bout du couloir, la main sur la poignée de la porte ďentrée. —Maman! Sans se retourner, eile lui fit un gentil signe ďau revoir. -Ttois mois, mon chéri, pas une minute de plus. Tu verras, tu y arriveras. Kamo5s father Bilingue, Kama ľétait déjä: francais-argot, argot-fran^ais, (heme et version. L'argot, c'étaít Lin heritage de son pere. -La langue de Paname, mon p'tit pore! Mais il arrive que les pcrcs mcurent. A la cli' nique, le dernier jour, le pere de Kamo trouvait encore le moyen d'en rire: -Pas de pot, j'aurais préféré plus tard, mais c'est maintenant La clinique... si blanche! Sa mere parlait avec un médecin, dans le couloir. Elle ťaisait non de la tete, derriěre la vitre, non, non et non! Le médecin baissait les y cux. Assis au pied du lit, Kamo 12 écoutait les paroles chuchotées de son pere... les mots... les derniers. -Tu verras, eile a son carac-těre. Une seule recette, la faire rigoler, eile adore. Pour le reste, tu la fermes et tu esgourdes, eile a toujours raison. -Toujours? -Toujours. Elle se goure jamais. Kamo avait longtemps cru cela vrai (que sa mere ne se trompait jamais). Mais il n'était plus de cet avis. -Certe fois-ci, eile s'est gourée. Personne ne peut apprendre une langue en trois mois. Person ne ! -Mais pourquoi tienťcllc tant ä ce que tu paries anglais ľ Prudence ďémigrce. Ma grand-měre s'est tirée de Russie en 23, puis d'Allemagne dix ans apres, ä cause du moustachu ä croix gammée. Du coup, sa ŕille a appris une bonne dizaine de langues, et eile voudrait que j'en fasse autant, au cas ou... 13 Nous restämes silcncicux un moment. Je parcourais des yeux la liste des correspondants: Maisie Farange, Gaylord Pentecost» John Trenchard, Catherine Earnshaw, Holden Cľaufield... et ainsi de suite: quJnze noms. Cela se passait au college. Nous étions en permanence. Le grand Lanthier pencha sa carcasse au-dessus de nous. -Une liste ď invites l Tu fais une fete, Kamo ? -Ta féte ä toi, Lanthier, si tu me laches pas! Le grand Lanthier se replia comme un accor-déon. Moi, je demandai: -Qu'est-ce que tu vas faire ? Kamo eut un haussement ďépaules. -Qu'esťce que tu veux que je fasse t Je vais obéir, pardi! Puis vint un sourire en coin: -Ä mafacon... Sa mere rentra tard, ce soiplä. Kamo était enfermé dans sa chambre. -Tu es la, mon chéri ? Elle frappait toujours . ä la porte de son fits. lis ne se dérangeaient jamais dans leur travail -J'y suis. Mais il [Valla pas ouvrir. -Tu ne dines pas avec moi ' II n'avair pas fait les courses. 11 n'avait pas prepare le diner. -J'ccris. II entendit un gloussemeni derrierc la porte. -Unroman .' II sourit ä soil tour. II aurait préféré alter bavar* der et rire avec eile. 11 se contenta de répondre: -Pas du tout, ma petite mere, j'écris ä ma cor-respondante: Miss Catherine Earnshaw. II reste du rosbeeŕ dans le frigo! Dear beef Dear Cathy, chěre beef, Cest comme qaqu'on vous appelk, ici, en France, les Anglais : les rosbeefs .' Pardit que vous étes des mecs trěs irnportants, que la moitié de la planete jačte voire foutae langue. Moi, je trouve que c'est pas une tangite: dans clvxque phrase on bouffe la moitié des mots, dans chaque mot les trois quarts des syilabes, el dans cliaque syllabe les quatre cinquiemes des lettres. Reste tout juste de. quoi crnrher un téUgramme. Douce Cathy, diere rosbeef, j'ai une grande ambi-axyn ; étre k seui ä ne jamais parter ľ anglais i A/ors, m me diras, pourquoi cette bafouille ? A cause de ma mere- Un marché que j'ai passé avec elk. Je me suis fait avoir. Je suis oblige de respecter k conirat. Et puis mes affaires de familk te regardent pas, occupe-toi de tes oignons. J6 Salut, chěre correspondante. Au cos oü ťaurais ľ intention ď apprendre le frangais uvec mézigue, achěte. un gros dico. Le plus gros. Et ťaccroche pas trop ä la grammaire. Kamo PS: Tu voudrais peuťétxe savoir pourquoi je ťai choisie, toiľ Ľagence a refilé ä ma mere une liste de quinze biases.]'y ai lancé rtum compos enfermarit les mjrettes, iis'estplantesurletien: Eamshaw. Enplein dans íe E majuscule. Tas rien senu ? Kamo rědigea l'adresse de son čcriture la plus sage (Catherine EARNSHAW, Agence multi-lingue Babel, boíte postale 723, 75013 Paris), tim-bra et courut poster I'cnveloppe dans la nuit. Le petit dejeuner du Lendemain tut le plus gai depuis longtemps. Sa mere s'etait levee tôt pour acheter des croissants, et eile partit au travail un pcu plus tard que ďhabitude. IIa parlěrent de tout, sauf de ľanglais. Kamo promit un gra-tin dauphinois pour le soir, «avec juste ce qu'il faut de muscade», comme savait le faire son pere. {%&$&'&* l? Au college, il m'expliqua tranquillement: -Je lui ai promts d'ecrire, je ľai feit. Je ne petix pas promettre qtr'on me répondra... II filt d'excellente humeur pendant toute la semaine. Le grand Lanrhier en profita pour lui faire faire ses devoir« de maths. Arenes, norre professeur de mathématiques, estirna que Lanrhier prôgressaít. Felicitations d'un côté, legi-tíme fierté de lautre, la bonne humeur se propa-gca ä la classe tout entiěre, comme toujour« quand Kamo y mettait du sien. 11 fit tneme deux QU trois beaux sourires ä Mile Nahoum, notre prof d'anglais. Bile les lui rendit en ľappelant «my gracious lord». Ih* J Nous ľaimions bicn, Mile Nahoum. Elle appelant le ponťľévgque «the bridge bishop» et décrétait que tout ce qu'elle aimait était «of thunder. » Nous l'aimions bicn: eile déiendait les mauvais éleves au conseil de classe. * On n apprend bien une langue étrangěre que si on a quelque chose a y dire. » Voilä ce qu'elle expli-quait aux parents inquiets. Moi, j'avais des tas de choses ä dire ä Míle Nahoum. Par exemple, qu'elle ressemblait a Moune ma mere, en aussl jeune et en presque aussi jolie. J'étais fort en axiglaís. Le premier de la classe. Une scmaine de honne humeur generale, done. Cétait rare depuis que Kamt) avail' perdu son pere. Une semaine. Je ne sais pas si cela aurait pu durer plus longtemps. Cela s'arréta (e jour oü Kamo re^ut cecte lettre de ľagence Babel: la réponsc de Catherine Eamshaw. Dirty little sick frog Ce matin-la, il arriva au college passablement excite. -Elle a répondu ! On va se marrer ! 11 me tendit une enveloppe qu'il n'avait pas encore ouverte. —Tu seras mon traducteur oŕficiel, OK I -Une lettre d'amour ? demanda le grand Laiv thier en jaillissant au-dessus de nous. Nous ne piimes ouvrir ľenveloppe qu'ä la récré de dix heures. Coincidence: la matinee se déroula sous l'ombre de TAngle-terre. Mile Nahoum nous fit une superbe description de ľAngle-terre victorienne - morale, réver-běres, brouillard, machines ä vapeur, tuberculose - et nous conseilla de lire UEtrange Cos du Dr. jekyli et de Mr. Hyde, « in english si possible ». 21 Et Baynac, notre proŕďhisroire, traca du republican Cromwell un portrait qui enthousiasma Kamo. Uenveloppe de ľagence Babel en contcnait une autre, postée d'Angleterre, d'un papier épais, vaguemenl: gris, oü nous découvrímes ľécrilure de Catherine Earnshaw. Une ccriture nerveuse, tranchante. La plume, par endroits, avail arraché la fibre du papier- Premiere sur-prise: en retournant ľenveloppe pour l'ouvrir, nous constatámes qu'elle n etait pas collée, mais scellée ä l'aide d'un petit cachet de cire hrune. Kamo retroussa une bábine. -Enveloppe scellée... tu paries ďune bécheuse! Ces rosbeefs, faut toujours qu'ils jouent lcs aristos. Je fis saurer le cachet d'un coup d'ongle et: dépliai la feuille contenue dans ľenveloppe. Elle aussi était d'un papier grossier, épais, comme humide sous ines doigts, et totale-ment recouverte de la méme éeriture acérée, brouillonne, les lignes se prolongeant en tour-nant dans les marges, les points éclaboussant leurs alentours, les majuscules déchiranr ľépais-seur du papier, de longues ratures striant des paragraphes entiers, comme des cicatrices Vi©- lettes (e'était la couleur de son encre: un violei un peu éteint). -Cest pas une lettre, c'est un champ de bataille! murmurn Kamo dom les sourcils s'étaicnt froncés. Bon, alors, qu'csťce qu'elle dit ľ II y avail; dans sa voix plus ďimpatience qu'il n'auraii voulu en meitre. -Elle ťappelle «dirty little sick frog». -£a veutdire ľ - « Sale petite grenouille malade ». -Je croyais que c'était une běcheuse» et je tombe sur une frangine! Sale petite grenouille malade !... ^^ Mais pourquoi grenouille l - Cľest comme ga que les beefs nous surnomment: mangeurs de grenouilles. —T'as de* j ä bourfc des grenouilles, toi ? -Jamais. -Continue de traduire; je sens qu'elle va me plaire, cctte petite frangine ! Je lus en silence le premier paragraphe et ne pus m'empecher de regarder Kamo avant de traduire. Lui ne eachait plus sa euriosité. — Eh bien, vas-y! Voici ce qu'écrivait Miss Catherine Earnshaw: Sale petite grenouille malade. Vous aimeriez. sans doute que je continue sur ce ton; je sens que cela vous ptairait. Eh bien, non l je nai aucune envie de rire, ni aucune raison de vom amuser. Vous avez vouiu faire loriginal, monsieur Kamo (mon Dieu, que les gargons de man age sont siupi-dement enfantins '.), mats en laissant tomber votre cornpas sur mon nam, e'esi dans le. malheur que vous I'avez plante. 24 Suivait un paragraphs entiercment raturé. Je Levai furtivement les yeux. Kamo ne souriair. plus. Le grand Lanthier avail jugé prudent de retour-ner ä pas de loup au fond dc la cour. Sur un signe nerveux de mon ami, je me remis ä traduire. Vows me demandez, si j'en ai ressenti la blessure. je ľ ignore • le jour oü vous avez, plante, ce compos dans le E majuscule des Earnshaw, j'étais uccupée a une autre dauleur, Ce jour-la, jour pour jour, man pere était morí depuis deux ans. Le mime vent souf~ flak autour de la maison et rugissait dans la chemi* nee, (Un temps de tempéte, ä vraidire, mats, bien que personne n'eut songé ä altunier le feu, je ne res-sentais pm lefroid.) j'ai lu voire lettre assise au pied de son fauteuil vide. Vom pouvezjuger de I'impression quelle m'a [aite } Pourtant, en vous lisant, c'est á moi-méme que j1 en ai voulu. Voire stupide lettre m'a rappele que je parlais ä mon pere sur le mime ton arrogant, opposant sans cesse mes petites volontés ä son extrén\e fatigue, mon désir d'etre drôle ä son besoin de paix. Enfance imbecile, qui ne voit rien, qui ne sent rien, qui ne sait pas que Von meurt! Et, le dernier soir, comme j'étais assise ä ses pieds, la tete sur ses genoux (cela m'arrivait parfois, pour me faire 25 pavdonner des bétises que je referais pourtant le len-demain), juste avont qu'ü ne sendorme, ii me caressa ies cheveux et dit: « Pourquoi ne peux'tu toujours etreune bonmfilk, Cathy í » Ce jurent ses demieres paroles. lei, Kamo m'arracha la lettre des mains-- Comment c1 est, ěn anglais, cette phrase l -Laquelle? - Les demiers mots de son pere \ Je lni désignai la phrase du doigt: « Why canst thou not always be a good lass, Cathy ? » -A good lass ? Qu'esťce que ea veut dire, lass ľ -Cest un mot écossais, on ľa vu avec Mile Nahoum, ca veut dire «jeune fille » en écossais. — Continue.. - je nai rien ď autre a vous dire. Vous avez envoyé cette lettre comme on jette une pierre par*dessus un mur: il est juste que votes sachiez oü dle esc tombée. Ma réponse ríattend rien de vous. Catherine Bamshavj 26 č> *t m n. «ň J¥ň t! IM B &»***"*% 7 ,/? ■e fym- *f/^/ ,§f i^tt>»l. Cathy, please, your pardon! Get apres-mididä, Kamo ne reparut pas au college. Tard dans la soiree, il me réléphona pour me supplier de passer chcz Lui. J'eus toutes les peines du monde ä convaincre Pope mori pere de me laisser sorrir. Mon cahier de textes n'érair pas ä jour et il venait d'y faire une descente de police. (£a le prcnait parfbis, surtouĽ pour verifier si je n'avais pas une redaction a faire. Ce rľétait pas mon fořt, les redactions.) -Pope, Kamo a hesoin de moi, vraiuient! Cest finalement un regard de Mou nc ma mere, qui le décida. Et la promesse que je ne ren-trerais pas tard. La mere de Kamo m'ouvrit. Je ne ľavais pas vue depuis (ongtemps. Elle nie parut fatiguée. Mais son regard souriait. -Ah, c'est to i ? Entre. Kamo est dans sa chambre. Je crois qiľil travaille son anglais. Elle dit cela tout naturellemeni, comme si Kamo avait toujour« travaille son anglais. 11 était bien dans sa chambre, mais il ne tra-vaillait pas. II tournait en rond, pále, mächoires serrécs, ľ ceil sombre. Sans un mot, il me tendit une ieuille couverte de son ccriture. Pardon, Catherine, oh '. pardonnez-n\oi, pardon ' }e ne vouiais pas vous blesser. Vous avez raison, j'ai lancé cette pierre comme un enfant, en fermant les yeux. Je ne savais pas que. vous éciez la I ]e ne suis ptus un enfant, pouriant, fax quatorze ans, bientôi quxnze, je n'ai pas d'excuse. Catherine, je veux que vous sachiez... Et il répétait ses regrets, exp I i quant que cette foutue lettre (il avail barré foutue pour le rem-placer par stupide), que celte lettre stupide, c'était en quelque sorte ä sa propre mere qu'il ľavait écrite, une espěce de jen entre eux, et qu*il ne voulait blesser personne: ... Sunout pas vous, Catherine, pas vous, surtoia! El, Catiiy, je veux que vous le sachiez, mon pere aussi... Puis il racontait son pere, quel ami c'était, la jolie languc de ľargot, comme ils éraient heureux tous les trois quand il était vivant, mais sa mala-die, la clinique - «Je ne mettrai jamais de blane aux murs de ma maison l * — et les dernieres paroles de son pere ä lui: « Elle se goure jamais » 31 (qii'i! prenait la peine de traduire)... Et de* excuses, encore... Le tout ďune écriture dont ľaffblement rappelait celle de Catherine Earn-shaw! -Tu peux traduire ca en anglais I J'étais tellement surpris parce que je venais de lire que je ne répondis pas tout de suite. Paniquc dans son regard: -Tu ne veux pas ľ Je traduisis fant bicn que mal la lettre de Kamo. Penché au-dessus de moi, il surveiUa mon travail d'un bout ä ľautre. — «Pardon», pourquoi tu ne traduis pas «pardon » ? Tu as écrit pardon en francais! -Cest le méme mot dans ies deux langues, Kamo! -Tu es sur ? II n'y a pas quelque chose de plus... un mot moins... Il marchait en gesticulant: -II faut qu'elle comprenne, tu comprends, qtľcllc comprenne cxactcment! Me too Cher Kamo, Vous etes paracrine, et je dois vous demander par^ don ä mori tour. Je vous ai trnité duremem, je le regreite. U f aut dire que voire ieitre torrxhait on ne peut plus mal. Ce triste anniversaire d'abord, et ensuite ľ atmosphere qui rěgne ici depuis que mon frére Hindley dirige la maison. C'est une hrute et un faihle. (out. une brute foible !) qui torture son entourage porce quit est méconteni de lui-meme. Avez'Vom cela en France ? Pour ma part, je doute quit existe un autre Hindley sur la surface de ľ Empire. Void une excellente question ä poser ä notre bon vieux capitaine Cook, n'est*■ sta Beding, Suédois, ex-pastcur chassé de sa paroisse pour ivrogneríe en 1800 et quelque. Gösta Beding faisait les quaere cents coups dans les blanches plaincs du Vermland, poursuivi par les loups, en compagnie ďautres proscrits, paillards er rígoíards comme lui, mangeurs et buveurs d&espérés. « Mais je le sais, chére Véronkfue, c'e$t vous que je cherche, dans cene folk dissipation, oefitás toujour s. » « Et c'est vous quej'ai toiijours attendu », répon-dait Véronique- «Quelle malchance de rietre pas du méme stecte!» « ( )/i ! ca oui, quelle déveine! » « Du m&ins savons-nous que nous avons existé ľun pour ľ autre--. » Vöilä le genre de choses qu'ils s'écrivaient. Et Véronique, penchée sur moi, un petit air de bonheur drole et vaguemenr rnoqueur dans ses yeiix couleur d'automne, me dísait: -Tu ne peux pas comprendre ca, toi, ['amour, n'est-ce pas ľ Tu es trop petit.,. De fil en aiguille, j'en ai re trou vé une dou-zaine, garcons et filles, tous a bonnés ä ľagence Babel, tous en relation avec le passé — et dans toutes le.s langues. Tous complětement ailleurs. Tous plus Kamo que Kamo... Jusqu'au jour ou je me suis dit: « Non ! Niet! Assez! Basta! Es reicht! Stop it! Qa suf'tit comme ca! » Are you my dream, dear Kamo ? Sick frog.' (et beaucoup plus sick que tunele avis I) Pas de fausse joie, Kamo, ce n'est pas ta Cathy qui ťácrit, ce n'est que mot. II faut hien que je ťécrive puisquon ne peui plus te parier. A propos de ta Cathy, je te sinale que je ľai renconirée. )e te la présenterai quand tu voudras. Elte vaut la peine d'etre vue, crois-moi. Salut, iMoi Hr Je saváiS que Kamo ľépondrait ä cette lettre. J'en étais certain parce que je la lui avais envoyée dans une des cnveloppes utitísées par Catherine Eamshaw. Meme .sceau dc cire, meme cachet postal, une enveloppe rédigée par la meme main, ä la plume d'oic! II me répondit, en effet, le lendemain, en mc coincant contre la rangée de portemanreaux, ä 1m porte du cours de maths. -Je ne sais pas ce que tu as feit, ni comment tu ťy es pris, main tu as eu tort! 11 ave broyail le bras et son čoude me plaquait contre le mur. La téte prise entre deux patěres, j'ctais oblige de le regarder en face. -Faut jamais réveiller ľhomme qui réve, il peut devenir fou! Sa voix siŕflait entre ses dents et c'était hien une lueur de folie qui vacillaii dans son regard. Ľarrivée de M. Arenes me saiiva de justesse. -Les mathématiques d'abord, jeunes gens, vous vous entre-tuerez ensuite. Prétextant une migraine, je quittai le cours de maths dix minutes avant la fin et m'évadai du college par la porte de ľéconomat. Je plongeai dans le metro et disparus sous Paris pendant deux heures, cherchant ä semer un Kamo que je 66 croyais voir partout et qui pourtant ne me šui-vait pas. Saut dans le wagon ä la demi-secon.de oři la porte se refcrme, bond sur le quai quand lc train roule encore, fuite sonore dans les couloirs, brusques changements de direction, la peur, la vraie. Jusqu'a ce qu'un petit rire muet retentisse en mot, parce qu'Ü faut bien se calmer enfin. II faisait nuit noire quand je cherchai a tätons le bouton de la minuterie dans le hall de mon immeuble... Ce fut sur une main que je posai la mienne. Sursaut glacé. Le plafonnier s'alluma. Kamo se tenait debout devant moi. - Alors, Carhy, tu me la présentcs ? -Demain, Kamo, demain. 67 -Tout cle suite! -Mes parents mattendem:. - Ma mere ne m'attend pas, moi. 11 iVy avait plus trace de folie dans ses yeux. Une volonte dresséc comme un mur, e'est tout. Pas moyen de reculer. Nous sommes ressonis dans la nuit. Silence dans la rue. Silence dans le metro. Á croirc que la ville entiere se taisait. Les stations défilaient. Kamo ne me regardait pas. Je ne regardais pas Kamo. Et puis il a parle, les yeux braqués devant lui. Et ce qu'il m'a dit m'a telle- ment surpris que ina houche s'est ouverte avec un bruit de ventouse qu'on décolle. -De toute fac-on, Cathy m'a demandé de venir la voir. Ma bouche n'était pas encore refermée qu'il ajoutait: —J'ai attendu le plus longtemps possible, mais je ne peux plus reculer, maintenant; eile souffre trop, il faui: que j'y aille. Et il s'est mis h me parier de routes les lettres que lui avail envoyées Cathy (il les connaissait parcceur Í), jusqu'aux demiěres, oíi cíle ne parlait qued'uneseulechose: ladisparít ion de «U». -Parce que « H » a foutu le camp de chez eile, tu savais ca ? Non, fa, je ne le savais pas. « H » s'était enfui par un sotr de tempéte. Cathy avait fini par se lasser de ses revokes, de ses che-veux hirsutes, de son temperament sauvage. Elle s'était fait de nouveaux amis, Edgar et Isahelle Linton, bien élevés, euxt bien vécus, suavement parfumés, et eile avait abandonné « H » ä ses guenilles, ä sa rage, ä lui-méme. 11 avait disparu dans la nuit er plus personne ne ľavait revú. Maudit hiver 1777, hiver maudit! Les lettres de Cathy n'ctaient plus que de longues lamentations: « Ö Kamo í Kama I Nous cessans ďexister en ce$~ sant d'etre aimés í » Elle s'accusait ďavoir «préápité "H" dans un puits sans fond ď oil. ne monmit aucun appel»... des phrases de cc genre. Oui, de longues len res déses-pcrées auxquelles Kamo ne pouvait répondre qu'une seule chose, toujours la merne: 69 «Je suis la, Cathy, et je suis votre ami. » « La, dites'vous! Oü cela, s'il vous plait I Deux siěcles plus loin ľ» Et line nouvelle vague de chagrin couchait ies mots de Cathy Ics uns contre les autres. («II souffle un vent terrible dans ses let t res», disait Kamo.) Des phrases entiěres, soudain aŕfolécs, se bousculaienr jusque dans Ies marges: «je suis méchante, Kama, si méchante.' )e ľai čté avecmon pere, jel aiétéavec toutes les cinq minutes, tombait une lettre nouvelle. -Dis done, ca marche fort pour cette agence Babel! -Qu'est-ce que e'est, au juste ľ Les commentaircs des postiers, s'élevant au-dessus de la muraille des casiers métalliques, ne m'apprenaient pas grand-chose. —Je ne sais pas, un machin international, il y a des noms dc toutes les nationalités sur les enve-loppes. -Une agence matrimoniale, pcuťctrc ? Pour construire ('Europe! -Hé ! Fernand, tu pourrais pcuťctre y cerire, pour te trouver une petite ŕemme ľ Les postiers sc marraient. Les heures passaient. lit puis, ä sept heures precises, les guichets cla^ querent. J'allais vider les lieux avec les dernicrs clients, bien décidé ä revenir le plus tôt possible, lorsqu'une voix tcrriblcment autoritaire emplit tout le volume de la poste. -Trop tard ? Comment 9a, trop tard ľ Non, inôssieur, c'est pas trop tard ! Puis des eiaquements presse £ur le dalbge. Un employe essayah: en vain de protester, mais la voix le repoussait: -Non, môssieur, ca peut pas auendrc; demain, 9a peut pas et 9a va pasl. Je travaille, rooj! Un accent parisien ä couper au couteau. — Vötre cigarette, madame... -Lest éteinte, ma eibiche! Voyez pas quelle est éteinte ? Cest alors qu'elle vourna le coin des canines téléphoniques. Par-dessous la rangée de bortiny, je ne vis d'abord que le chien microscopique et terrorise qu'ellc tratnait au bout d*unc laisse interminable. — Les chiens sont interdits dans les edifices publics, madame! Le postier, lui, étaít gigantesque. A cbaque pas, i I manquait ďécraser le petit animal. — Bibiche est interdit nulle parr! Nullc part, ľest interdit, Bibiche! Et soudain, je la vis: une toute petite bonne femme d'une soixantaine d*années, aux gestes électriques, aux che-vcux roux et furieux, ct dont les yeux lancaient des flammes 74 vertes. Nii-pieds dans des babouches qui cla-quaient sans réplique, eile iximbalait un cabas de ménagěre presque aussl grand qu'elle. L;i cigarette vissée au coin cle sa bouchc peinte lächait des paquecs de cendre ä chaque ťrémissement de ses lévres rurieuses. Se hissant sur la pointe des pieds, eile introduisit une clef tremblanre dans la ser-Cure de la bolts 723 ! La porte métallique s'ou-vrif. brutalement. Une avalanche de teres recouvrit le petit chien. - Et merde! Cornme je me précipítais pour ľaider, son rcfus me cloua sur place: -On touche pas mes Icttres. Pas toucher! Compris ? Sur quoi, eile jeta les enveloppes par poignées dans le cabas grand ouvert. A ľetnployé dressé au-dessus d'elle commc une forteresse eile demandacn ricanant: - £t ca ľ Cest pas du travail, tout c;a t Qui c'est qui va le dépouiller, ce courrier ? et y répondre ľ Cest vous, peut-étre ľ Bien trop feignant! 75 Lľespace d'un eclair, jľ reconiuis une envc-loppe de Kamo. Une envcloppc remplie ďamour et de désespoir, jetée dans ce cabas comme une livre de haricots vcrťs'. Poor little soul La plaque de cuivre chevillée an porche disait en majuscules noires: AGENCE DE CORRESPOND DANCE BABEL. Le graveur avait precise, en ita- lique : Toutes langues euro-péennes. Le temps que je déchiffre tout, mon apparition de la poste avait déjä atteint le premier étage. Elle grimpait ä pctits pas vifs, maugrčant des imprecations qui concemaient la tcrre entiěre, avec une prime speciale pour les fonctionnaires des P. et T. Et, toutes les deux ou trois marches, eile s'exclamait: -Pauvre äme ! Ah! Ma pauvre petite ame! Arrivec au palier du cinquiěme, eile dispariit 77 <£ľľ_ comme par enchantement. Mon oreille se colla ďelle- meme aux trois portes de ľétage. A la rroi-siěme: —Tout ce boulot... Pas une vie... ma pauvre petite Sme... Cétait lä. Je ľentendais main-tenant égrener des noms propres et des noms de langue. -Niezvanov, russc. Iguaran, espagnol. Earn-shaw (lä, je sursautai), anglais. Beding, suédois... Pendant cinq bonnes minutes. Puis, silence. Puis: - Vieris, Bibiche, faut quand meme prendre le temps de casser la croGte, non ? En deux bonds, je řus ä ľétage supérieur. J'en-tendis la porte s'ouvrir: -Soixante-treize, rien que pour aujourďhui! Et se refermer. Je redescendis quelques marches et hasardai un coup d'ceil entre les bar-reaux de la rampe. Elle cachait la clef dans la colonne réservée aux employes du gaz. -Pourra pas durer longtcmps comme 9a. Ma pauvre petite áme... Elle fut interrompue par une quinr.e de toux. Une méchante toux caverneuse de fumeur. Par 78 prudence, je la laissai descendre, raclant et tous-sant, jusqu'au rez-dc-chaussée. Quelques secondes plus rard, je pénéträis dans les locaux de ľagcnce Babel. Pénombre. Tabac ŕroid. Personne. Mon cceur dans ma tete. Je ne sais pas exaetement ä quoi je m'attcn-dais, la main sur ľinterrupieur, mais, de toute ŕacon, la lumiěre me révéla autre chose. Pas de bureaux, pas de classeurs métalliques, pas de machines ä écrire, pas dV>rdinar.curs, pas meme de telephone, rien de ce qu'on s'auend ä trouver dans le mot. « agence ». Unc seule table, une seule chaise, quatre murs autour, couverts de bouquins. Une fenetre, aux rideaux tires. Pour éclairer le tout, une ampoule nuc, tombant du ciel. Et ce silence... aussi cpais que a'il coulait de l'ampoule avec la lumiěre jaune. J'ai fait un pas en avant. Le sol a erissé sous u mes pieds comme un parterre d'automnc. 11 était recouvcrt d'un tapis dc feuilles froissées. Par endroits, j'y enfon^ais jusqu'aux chevilles. Je me suis agcnouillé, j'ai déplié une des feuilles: « Veronika, mitt hjärta, jagsvarar sä sent 79 pä diu brev... » Belle écriture élaneée. Quelle langue ľ Le reste avait été rageusement barrét er la feuillc avait rejoint tons les autres btouillons qui jonchaient le sol. Au centre de la piece, la table semblait émerger ďun moutonnement ďécumť. Des enveloppes entassées y ŕaisaiôlil un double rempart. Á droite, enveloppes closes des letttes qui n'avaient pas encore été lues, A gauche, enveloppes encore vides des réponses ä venir. Et en face de moi (je venais de m'asseoir) un troisiéme rempart, mais de ŕeuilles vierges. Des tas de ŕeuilles de tous formats- et de touš äges. II y avait la de trés vieux parchemins qui crissaient sous mes doigts, de petites ŕeuilles armoričes, legeres comme de la dentelle, ďautres si richement enluminées qu'il ne restait pratiquement plus de place pour y écrire... la plus ŕ'abuleuse collection de papier ä lettres qu'on put réver! Et, au milieu de cette forteresse de papier, des plumes. Plumes d'acier, plumes de bamhou, plumes d'oie, certaines si anciennes qu'elles avaient perdu presque toutes leurs barbcs. Des plumes, des encriers de toutes les couleurs, des cachets de cire multieolore et toutes sortes de sceaux, des buvards aussi, et de la poudre ä sécher dans de bizarres petites saliéres de bois, toute une papetcric montée du fond des áges pour s'étaler sur cette table pármi les cendriers débordant de mégots et lcs tasses ä café (au moins une dizaine) empilées de guingois ä côté de leurs soucoupes poisseuses. Cétaitlä! C'étak de lä que partaient les letixes des siěcles passes! Tout ä coup, mon apparition de la poste explosa dans ma tete comme une ŕusée roussc. Et si eile remontait, eile aussi, de la nuit des temps ? J'avais déjä entendu parier de ce genre ďhis-toircs par une voisine.,. immortaliié, reincarnation... Mais non, les fantômes ne fonctionncnt pas au café et ne fument pas trois paquets de elopes par jour! 81 M on regard glissa sur les piles ďenveloppes ouvcrres oů les adresses étaient déjä rédigées. Quel travail! Elle avait raison» la « pauvre petite arne », ä ce rythme, eile y perdrait vite la santé. La santé.. > C'était le visage de Kamo que je revoyais maintenant. Le visage lividc de Kamo. La rage de le sauver me reprit aussitôt et, instinctive-ment, mes yeux chercherent le bon papier, la bonne plume, la bonne enveloppe... Cath9 ? Cathy! -Mais pourqiioi m'as-tu envoyé cctte lettre, bon Dieu, pourquoi ľ II s'esi brusquement arrété et me secoue comme un pmnier. (Cest la troisiěine fois depuis que nous sommes sortis du metro.) —Tu étais malade... -Je n'étais pas malade, bordel, j'états heureux! I Ieureux, tu sais ce que ca veut dire, heurcux ľ Heureux, pour k premiere fois depuis In mort de mon pere! -Mais quelqu'un se foutait de toi, Karoo! -Rien du tout! Quelqu'un me ŕaisaít réver. Un rove extraordinaire. Méme la nuit ne peut pas en inventer de plus beaux! -Mon ceil! Tu y croyais! Tu devenais dingue! -Non! Je savais que c'était un reve, 83 -Peuťétre, mais tu ne savals plus ce qu'était la réalité. -La réalité... II me lache soudain, comme si touš ses nerfs se détendaicnt d'un coup. Puis, ses deux mains sur mes épaules: -J'espčre pour toi qu'elle est ä la hauteur de mon reve, ta réalité, sinon... Ui\ murmure féroce, qui découvre ses dents. Et je repense ä mon apparition de la poste, la responsable de ľagence Babel, la Cathy de Kamo. Sueur brillante et sueur glacée. Cathy! II me tuera quand il sauta. II me tuera. Pire, peut-etre... Marche apres marche. Une veritable montée au supplier. -Mors ŕ -Cest iei- II m'écarte et Irappe ä la porte, Ricn. Malheu-reusement, la clef est hicn accrochéc dans la eolonne ä gaz. Et e'est la bonne clef. Et eile ouvre la porte. Et je pénčtre avec Kamo dans la piece. Lumiere. Oomme la derniere fois: silence, pagaille et tabac froid. Kamo a un long regard c ire ul aire, puis, sans un mot, il se penchc, ramassc une feuille qu'il défroisse. On peui: y lire line dizaine de roiS la merne phrase raturcc et, en bas de la page, la version definitive :« Proprio con íe, vogiio andare a cercare il paese dove non si muore mai. » -Bon sang... Kamo repose la feuille par terre, tout douce-ment, avec une sorte de respect. -Tous ces brouillons, ru te rends compte... quel travail! Je ne me rends compie de rien du rout. Je suis tout oreilles. C'est qu on moríte dans ľescalier. On monte en toussant. Une toux cavcrneuse de fumeur. Cathy. La Cathy de Kamo. Et je n'ai pas cu le courage de la lui décrire. -Kamo... Sa main s'abat sur mon bras. II me fait signe de mc tairc. Les pas s'immobilisent sur le palier. J'entends grincer le por-rillon en tonte de la cachettc. Evidemment, la clef n'y est plus. Je sens une hesitation de Ľautre côté* de la porte. Je ne vois plus que la poignée. Et, bien sur, comme au cinéma, la poignée finit par tourner sur elle-mémc. El la porte par s'ouvrir. Et ce que nous voyons, Kamo et moi, debout dans l'encadrement, nous laisse muets dc stupeur. Ce n'est pas mon apparition de la poste. Cest quelqu'un d'mure. Cľest la mere de Kamo. Elle reste la, un sourire amusé aux levres. Elle tient ä la main une tasse de café fumaiu et serre sous son bras une cartouche de cigarettes blondes. Silence. Puis eile dit: - Le café a débordé, il y en a plein la soucoupe. Instinctivement, Kamo lui prend arf-i la tasse des mains er va la déposer ^-* sur la table, ä côté de la pile des tasses vides. Elle ferine la porte et dcmande: -Tu sais quel jour nous sommes ľ Son sourire» mi-affcctueux, mi-ironique, flotte tOUj ours sur ses lévres. -Le quatorze ? Le quinze ľ -Le quinze, mon chéri- II y a trois mois aujour-d'hui que tu t'es mis ä ľanglais, jour pour jour. lis sont debout 1'un en face de 1'autre, lis ne se touchent pas. Mais i Is se regardent comme s'ils ne s'étaient: pas vus depuis des années. Finale-men t, Kamo murmure: 86 -Alors, c'est gai ton fameux boulot I Qui de la tete. Er im petit rire: -Ici, au moins, je ne nťengueule avec personne, je travaille seule; l'agence Babel: c'est moi. D'un gesre las, eile jette les cigarettes sur la table. Puis eile sc laisse comber sur sa chaise. -Tu fumes trop. -Je fume trop, je bois trop cle café, je travaille trop, et je parle trop de langues étrangeres. II n'y a plus d'ironie dans son regard, den que le sourire, Ľair de «juelqu'un qui est heureux de prendre un moment de recreation, ni plus ni moins. Quant ä Kamo, je ne m'explique pas son calme. On dirait que, venant de sa mere, den ne peut ľétonner. II y a pourtant de ľadmiration dans sa voix, quand il finir par demander, en anglais: -So, you are my Cathy ? -Ah ! non, Cathy, ce nest pas moi. Pendant une seconde, eile jouit de notrc silence éberluc. Puis: -Ce n'est pas moi, mais je vais te la presenter. Elle se lěve avec effort, traverse la piece en 87 soulcvant des vagues de papier froissc ec prend tin livre dans la bibliotheque. -La voilä, ta Cathy. Kamo et moi avons le mčme mouvement vers le livre tcndu. Cľest un vieux bouquin aux feuilles jaunies par le temps, relié de cuir bleu, et qui porte son titre en teres ďor: WUTHERING HEIGHTS, et le nom de ľauteur en angiai.se delicate: Emily Brontě. Edition originale: 1847. -Les Hauts de Hurkvent... —Qui, je n'ai rien inventé, Cathy est ľhéroíne de ce roman, lis-le, il est ä toi. Et si tu peiix en faire une bonne traduction... v^ Mais Kamo est déjä plongé dans (j^K le livre. /"jjlk j Moi, je parcours la bibliotheque \$J/7($k ^es yeux. Apparemment, il y a lä I l£s/s\^ tous ^c,s P^us keaux romans áu \V^ \^b? monde. J*en saisis un au hasard, -*2S& italien: li visconte dimezz/tto, Le Vicomte pourfendu, et j'y trouve le nom du vieomte Medard de Terralba, celui qui s'est fait couper en deux par tin boulei iure. Le vicomte de Terralba... « un dingue dans le genre féroce»... Je revois aussitÔt le visage passionné de Raynal mc racontant ľhistoire de ce type qui coupalt tout en deux patce qu'il iťétait plus que la moitié" de luUméme. II faut croire que la měme question nous vient ä ľesprir en méme temps, puisque au moment ou je vais la poser Kamo demande: -Mais les autres correspondents I... - Ils ne sont pas plus béres que toi, mon chéri: ils finissent tous par faire 1