NOTRE ÉPOQUE Malades imaginaires et vrais patients devenus experts, les deux tiers d'entre nous cherchent des renseignements medicaux sur laToile. Une demarche qui agace ou seduit les medecins Les hypoconahaques du NET Sabine s'est imaginée mourir paraly-sée aprés un blocage bénin de l'arti-culation de l'epaule. Elle se voyait déjá dieter son testament par des clignements de paupiěre. « Une intermute avait affirmé que sa maladie degenerative avait commence par l'epaule», s'excuse-t-elle. Yasmine trouvait bizarre ďavoir des acouphěnes dans une seule oreille et pas dans les deux. Aprěs un petit tour sur le Net, elle était certaine d'avoir un «neuri-nome, une tumeur sur le nerf auditifu. «Je crains une kucémie », avoue sur un forum une adolescente simplement abattue par une grande fatigue. La maladie est apparue au debut des an-nées 2000. Les premiers signes sont sans gra-vité : un fourmillement dans les mains, une douleur bizarre, une angine qui traine. Le patient consulte son médecin rraitant. Rien de grave. iiAlors il va directement exposer ses symptómes sur internet, dans des forums, ou lire des documents sur la Toile. La, il recoit des avis varies de personnes totalement incompé-tentes. Et lit des descriptions de maladies ef-frayantesn, raconte le docteur Dominique Dupagne, generaliste parisien, createur du site de sante Atoute.org. La panique gagne le malade. II intensifie sa recherche. II imagine les pires diagnostics. II croit avoir le sida ou la sclerose en plaques, qui donnent des symp-tomes tres banals. « Cela occupe 90% de ses capacites cognitives. En realite, ilace quej'ap-pette Tinternetose">i, ironise Dupagne. Un forum d'halitophobes Gilles Dupin de Lacoste est un hypo-condriaque qui se soigne.« Aujourd'hui, je ne vais plus jamais sur les sites medicaux i>, dit-il. II a exorcise son mal dans un livre tragi-comique redige avec un psy (1).«Je suis un hy-pocondriaque qui a peur d'apprendre qu'il a quelque chose. Je me fais prescrire des examens pour que ce soit liste, mais une fois ma crise passee, je ne les fais pas...» Desormais, pour lui, les sites de sante sont comme l'alcool pour un desintoxique : a proscrire absolu-ment. Ce n'est pas que les infos medicales soient dangereuses en elles-memes! a Mais internet est la caisse de resonance de nos nevroses contemporaries», explique le pro-fesseur Michel Lejoyeux, chef de service en psychiatrie a l'hopital Bichat a Paris (2). Le joueur pathologique y trouve les jeux en ligne, l'acheteur compulsif des sites de vente, et l'hypocondriaque la description des plus horribles maladies. Les sites medicaux n'attirent pas que les malades imaginaires. 64% des Francais vont y chercher des informations medicales, selon une enquete Ipsos-Ordre des Medecins. Le plus souvent en tapant un mot cle sur Google. Parmi eux, de plus en plus de « sante addicts », identifies par Funiversitaire de Paris-VI Deborah Wallet-Wodka: souvent des femmes jeunes, urbaines, anxieuses, de milieu favorise, passionnees d'informations medicales. «La sante est une obsession de I'epoquen, rappelle egalement le professeur Lejoyeux. Rien d'etonnant a ce que le nombre de sites qui s'y consacrent explose. II en existe 10 000 en frangais et recenses pour leur valeur scientifique (voir encadre). Sans compter tous les sites grand public, feminins, publicitaires, qui parlent aussi bien-etre, psychologie, maladies... Du rhume des foins au cancer, de l'aphte a la maladie de Crohn, rien n'echappe a la Toile. 44 • LE NOUVEL OBSEKVATEUR —I I On y puise des renseignements, mais aussi on dialogue avec d'autres. Meme les themes les plus inattendus font l'objet d'echanges pas-sionnes. Sur un forum d'halitophobes, ces personnes hantees par la peur d'avoir une mauvaise haleine, une jeune femme remercie les internautes de l'avoir aidee a sortir de « cinq ans d'enfer». Elle a beaucoup communique avec une autre internaute sujette a la meme angoisse. En se jurant de se dire la ve-rite, dies ont fini par se rencontrer pour se souffler mutuellement sur le visage. Test reussi a 100%. Haleine fraiche toutes les deux. La ddivrance. Grace a un groupe consa-cr6 a l'hyperhidrose, la transpiration exces- sive, un jeune homme confie pour la premiere fois de sa vie son calvaire : v Ma main est trop mate pour pouvoir s'emparer de celle d'une jeune filk.» Les internautes presents en ligne compatissent. Internet santé, c'est solidarite ä tous les étages. 3 000 connexions par jour Mais le Net fait aussi émerger une nouvelle race de malades : le patient-expert. Qui finit par devenir un specialisté. «U m'est arrive d'avoir des intuitions dignes du feuilleton "Dr. House"! Méme si je renvoie systémati-quement les malades qui m'appellent sur kurs médeáns. Le site quej'ai créé ne donne jamais de conseils médicaux », explique Beate Bartěs. Dix ans que cette traductrice á mi-temps ä Airbus est partie á l'assaut du web pour po-tasser les maladies de la thyroi'de. Opérée d'un cancer de cette glande endocrine, alle-mande ďorigine, elle s'étonnait de trouver si peu d'informations en francais. Aujourd'hui, son site Vivre sans Thyroi'de enregistre 3 000 connexions quotidiennes, et compte 10000 inscrits sur les forums, animés par une ving-taine de bénévoles eux-mémes patients experts et portés « par un énorme esprit de solidarite ». Organisatrice de conferences pour le grand public, habiruee des colloques, cette quinquagénaire blonde et fonceuse instal- W 22-28JUILLET2010»45 lée pres de Toulouse s'est prise de passion pour son sujet. Valérie, eile, a trouvé un sou-tien formidable sur Les Impatientes, site ďéchanges entre femmes atteintes du cancer du sein. Elle s'est intéressée aux nouveaux traitements. «Etre patient-expert, c'estdevenir acteur de sa maladie, raconte-t-elle. A quelques-unes, nous avons fait pression pour qu'un nouveau medicament soitplus rapide-ment mis sur k marché. Sans succés, cetait trop tot. Mais c'etait trés important de nepas subir ks choses.» « Quéte intellectuelle » Souvent, ce sont les parents qui, grace au web, deviennent trěs savants sur la maladie de leur enfant. «Mon fils est atteint d'un troubk neurologique peu courant qui affecte ks capa-átés motrices, raconte Catherine, fonctionnaire á Paris, "parent-relais" de Fassociation Dys-praxique mais Fantastique. A force de courir ks consultations, je détiens un savár pratique unique, indispensabk, on me telephone de la France entiére Sans k site Dyspraxkinfo, on n'aurait pas pu s'unir entre parents.» Quant á Estelle Lecointe, 35 ans, eile est de-venue l'interlocutrice incontournable de la communauté médicale traitant d'un cancer rare et grave de l'estomac, le GIST (Gastro Intestinal Stromal Tumour). «Et dire que jetais nulle en sciences », rigole cette Bretonne souriante, conseillére principále ďéducation dans un lycée de la banlieue de Rennes. Elle a méme rédigé pour les malades une brochure traduite en douze langues. A Paris, Vienne, Amsterdam ou Berlin, eile court les amphis pour former des infirmieres ou renseigner des internes en cancerologie. C'est au moment de son diagnostic en 2004 qu'elle est partie a la peche aux infos dans la jungle du web. Jusqu'alors elle coulait une existence pe-pere qu'elle jugeait un peu monotone! Sa ma- Qu'est-ce qu'un bon site ? Pas facile de se retrouver dans la jungle des sites! La Haute Autorite de Sante delivre depuis trois ans un label, via I'ONG suisse HON (Health on the Net). La certification porte sur le respect de huit principes, dont I'indication de la qualification des redacteurs, ■ la «complementarity »(ne pas se substituer a une relation du patient avec son medecin), a la transparence du financement... « On labellise des procedures, pas un contenu », remarque un medecin. Au 1" juillet, 916 sites avaient deja recu la certification. C'est peu par rapport aux 43 000 ressources (dont 10 000 sites) jugees de qualite par le CHU de Rouen et indexees depuis dix ans par sur CISMeF.org. (Catalogue et Index des Sites medicaux de Langue francaise). Surtout, toutes les enquetes montrent que bien peu d'internautes connaissent le label HON. ladie l'a entrainée dans une autre vie, pleine de rencontres «passionnantes», dit-elle, et une « quéte intellectueUe » qui la porte. Elle a toujours ťravaillé en équipe avec ses méde-cins. Elle les véněre. Eux se félicitent sur son site Ensemblecontrelegist.com ďavoir pu éta-blir un nouveau type de relation entre patients et médecins. Des toubibs pour la fiabilité C'est que les sites santé ont souvent besoin soit des toubibs pour garantir leur fiabilité, soit de modérateurs sérieux pour empécher les conseils médicaux fantaisistes, voire créer les liens. «Notre groupe Schizophrenie fonc-tionne si bien, raconte le Dr Dupagne, qu'on pique-nique ensemble á Vincennes tous ks ans.» Mais tous les praticiens ne sont pas aussi ouverts á cette evolution. «Ras-k-bol de ces malades qui credent tout savoir», ron-chonne une généraliste parisienne.« Mon can-cérologue semblait vexé que je m'informe sur k web, comme sij 'allais hi vokr son pouvoir », raconte Valérie. «Nombre de patients n'osent pas parkr á kur médecin de ce qu'ils ont lu sur k web », note Denise Silber, consultante et presidente de 1'Association pour la Qualité de rinternet Santé. Pourtant, une evolution est perceptible. «L'Ordre des Médecins ne nous diabolise plus », dit Valérie Brouchoud, la presidente de Doctissimo, le site le plus consulté. Et, sans penser que le Net puisse les remplacer, des médecins se mettent á la page : «Nous sommes la pour aider nos patients internautes á faire la synthése », dit le Dr Claude Menager, gastro-entérologue á Paris.« Mes malades me font réguliérement des cours sur ks antidé-presseurs. La consultation tourne á la discussion entre collegues», raconte sans s'en offusquer le professeur Michel Lejoyeux. Demain, les médecins fonctionneront peut-étre comme le docteur Charles Gouz, ce généraliste du 15e arrondissement de Paris qui pousse volontiers ses patients á surfer. «]e n'hesite pas á prendre des informations pour eux et ä kur imprinter des documents ä propos d'une maladie, d'un traitement, d'un medicament », explique-t-il. Sur son bureau, une petite carte donne l'adresse de son site, Docteurinfo.com, selection « de liens et de references en nombre volontairement restreint mais incontestables». Avec cette invite : «Entrom dans k monde de la connaissance médicale.» Un veritable encouragement á nous transformer en ces patients-savants que nous pouvons tous devenir. JACQUELINE DE LINARES (1) « L'Hypocondriaque. Sa vie, son ceuvre », avec k Dr Robert Neuberger, Petite Biblio-théque Payot. (2) «Les Secrets de nos comportements », Plön. 46 • LE NOUVEL OBSERVÄTEUR