_ Erik Orsenna de l'Académie franqaise Les Chevaliers du Subjonctif t I Résumé du livre precedent La grammaire est une chanson douce Jeanne, dix ans, et son frere Thomas, quatorze ans, habitent l'Europe, chez leur mere. Réguliě-rement, pour aller passer des vacances avec leur pere, ils traversent I'Atlantique en paquebot. Cette année-la, une tempete les surprend. Si terrible qu'ils font naufrage. Ils se retrouvent sur une lie. Une lie étrange. Une íle dont les habitants principaux sont les mots. En leur compagnie joyeuse et chantante, la vie serait belle s'il ne fallait lutter contre deux personnages néfastes, ennemis du bonheur : Nécrole, le dictateur, et 1'inspectrice Jargonos, son adjointe. Amoureuse. Rien, aucune creature au monde n'est plus ridicule, et deplaisante, qu'une fille amoureuse : du matin jusqu'au soir, elle sourit vaguement, prunelles clignotantes et bouche entrouverte. De temps a autre, Famoureuse rougit (sans doute pense-t-elle, la pauvre cherie, a des caresses jugees par elle scandaleuses). Ou alors elle grimace : ce doit etre la jalousie qui vient lui mor-diller le cceur... Helas, ces acces de fragilite ne durent pas. Le visage de l'amoureuse reprend au plus vite cet insupportable air de reine : surtout, ne me erangez pas, n'osez meme pas me parler, je suis June autre race, superieure a toutes les autres uisque j'aime et suis aimee. Amoureuse. 13 Telle, du jour au lendemain, etait devenue mon ennemie, Mme Jargonos, vous vous souvenez ?, la redoutable inspectrice qui terrorisait les jeunes enseignantes. Comment cette vieille aiguille de pin, seche, et pointue, et cassante, s'etait-elle soudain metamor-phosee en loukoum, cette confiserie ecceurante qui s'amollit jusqu'a fondre au soleil ? Mystere, chimie secrete de l'amour, n'attendez pas que je vous explique. Je ne suis que Jeanne. Je n'ai que douze ans. Je ne peux que raconter. Raconter le plus honnetement, le plus precise-ment qu'il est possible, cette incroyable histoire qui m'a conduite, apres quels detours et quels perils !, au cceur de Tile 6 combien mysterieuse du Subjonctif. I En France, les bars sont interdits aux gens de mon age. Ici, dans l'archipel, ils n'ont pas de portes, ni d'ailleurs de murs. Et ils pullulent, tout au long de la plage principále. Personne ne préte attention aux jeunes curieuses de ma sortě. Elles n'ont qu'ä s'asseoir sur le sable pour écou-ter les guitares et les trompettes, les tambours et les pianos. Et aussi découvrir de quelles folies les adultes sont capables aprěs deux ou trois verres de rhum. «1 K 1 T c Ce soir-lá, aprěs le travail, comme chaque soir d'ailleurs, j'avais couru vers mon bar préféré, le Cargo sentimental, et venais de m'installer á ma place favorite, le dos bien calé contre un tas de vieux filets. Leur lointaine odeur d'algue me bérce. 11 me suffit d'approcher d'eux mon oreille pour entendre, chuchotés, des récits de peche au requin tigre. Et je grignotais le meilleur des diners, ces entrees lilliputiennes, inventions bénies des Espagnols, qu'ils ont appelées tapas. A chaque bouchée, 9a change. De gout, £a de couleur, de parfum. Tantót ca croque, tantót ca fond. Jamais le temps de s'ennuyer. On enchaíne les surprises. Petite omelette. Micro-sandwich. Anchois farci, cube de jam-bon rouge foncé, presque joues crevette en beignet! noir... Ah, du bout des dents, * mordre dans un pate miniature truffe de pistaches ! Ah, entre ses sentir la tiedeur amicale d'une 16 Soudain, sur le che-^iQvJJ Jp" min, car table a la main, parut Mme Jar-gonos. Demarche meca-nique, robe grise informe, immense chapeau de paille (pour se proteger de quel soleil ? Le notre etait deja couche). Aucun doute possible, il s'agissait bien de mon ennemie. La terrible inspectrice. Celle qui avait si cruellement torture ma chere Mile Laurencin, pourtant la meilleure de toutes les maitresses d'ecole. Je frissonnai. Et si le cauchemar I recommengait ? Si, de nouveau, elle m'attrapait et m'enfermait dans son institut maudit, son usine a desenchan- ter les histoires et dessecher la langue ? Je me fis minuscule. J'ai ce don-la : disparaitre. Strategic \ de curieuse : moins on vous voit, mieux vous pouvez voir. Elle s'etait arretee net. Et maintenant, perchee sur sa jambe q£ gauche, tel un heron cendre, dont elle avait la teinte et l'allure, elle avait saisi sa 17 fS ústřední ie- KWHOVM.i chaussure droite et la secouait violemment. Sans doute afin d'en chasser l'intrus, un gravier assez impudent pour oser agresser la chair d'une fonc-tionnaire francaise. A cet instant meme - coincidence (ou Strategie du dieu Amour) -, Dario, le batteur de Porchestre, s'installait derriere ses grosses caisses et toute sa quincaillerie. La longue silhouette, la-bas, sur un pied, luttant furieusement contre son caillou introuvable, dut 1'inspirer. A son tour, il brandit sa chaussure, une tong aux lanieres jaune fluo, tandis que son autre main agitait une maraca, cette sorte de petite massue creuse, pleine de graines dont les tchiqui tchiqui tchiqui saccades rythment la plu-part des melodies tropicales. Ses camarades, croyant que le signal etait donne, que la fete commencait, se precipiterent sur leurs instruments et la musique envahit la nuit comme une vague. Plus tard, pour les besoins de ma grande enquete (« Qu'est-ce que l'amour ? »), lorsque je demandai ä Dario quelle force lui avait dicte d'agir ainsi, il plongea ses yeux dans les miens : - Jeanne, tu verras, il y a des gens qu'on ne pent pas laisser seuls. Le heron cendre Jargonos ne savait plus que faire. Toujours sur un pied, toujours brandis-sant ä bout de bras sa chaussure et plus raide que jamais, elle ne bougeait plus. Sa colere avait disparu, je le voyais dans ses yeux, remplacee par un immense desarroi: mon Dieu, que m'ar-rive-t-il ? Je ne maitrise plus rien. Que vais-je devenir ? Alors Dario lui sourit. Un sourire comme je ne croyais pas qu'il en existät : un sourire debarrasse de toute moquerie. Un sourire qui veut simplement dire « bonjour ». Un sourire de bienvenue. Bienvenue dans la nuit, bienvenue dans la musique. Un sourire de comprehension, de complicite : la vie serait plus simple, n'est-ce pas madame ?, sans ces maudits cailloux. Bien sür, ce miracle ne dura pas. L'orchestre avait fini par remarquer ce drole de dialogue muet entre le batteur et l'inspectrice. Les musi-ciens ricanerent, s'esclafferent, toujours le meme, notre Dario, tout lui est bon pour dra-guer, un vrai don Juan ne porte pas de tongs, Dario, on peut la voir ta nouvelle, oh la la, tu deviens fou, un squelette pareil, tu vas t'ecor-cher, Dario... A leur tour, ils se dechausserent et agiterent qui sa Nike qui sa santiag, mais c'etait pour dire adieu, laissez-nous, madame, 18 19 allez chercher ailleurs, ne faites pas de mal ä notre Dario. Trop tard, le bien etait fait. Mme Jargonos s'etait fait un bouclier du fameux sourire. Aucune mechancete ne pouvait plus l'atteindre. Armee de ce sourire, eile ne craignait rien. Le sourire de Dario etait devenu sa force interieure, sa liberte et aussi son bouclier. Non seulement eile ne se laissa pas bles-ser par les moqueries, les grossieretes de Porchestre, mais eile leur repondit de la maniere la plus inattendue. En accueillant dans son corps leur musique. Oui, Pinspectrice, mon ennemie, la raideur meme, s'etait mise ä danser. Oh, pas de grands dehanchements ni de gesticulations. Rien. Presque rien. Un imperceptible mouvement de ses jambes. Un fremissement cadence de ses bras. Elle avait garde son air severe. J'imagine que, pour eile, fremir ainsi, se laisser aller ä fremir etait Pimpudeur meme, comme se denuder devant une foule. II Que vais-je faire de ma vie ? Tenter de repondre a cette question est mon jeu favori. Je pense a toutes sortes de metiers, toutes sortes de maris, toutes sortes de lieux d'habita-tion. Je combine. Et j'essaie d'imaginer Pexis-tence qui correspond... MfiTIER Mari Lieu Epilatrice ~. ^ Violent x jp. lie de Goree (Senegal) Medecin-^"" ^ Trop beau --'"v^ y Barcelone Toreador *» Mauvaise haleine^^^. j^- Ploubazlanec Restauratrice de tableaux ^ Riehe- ^.Tahiti Policier-—- Maladivement timide/ ^ Thüle (nord-ouest (Etc.) du Groenland) (Etc.) (Etc.) 21 Je passe ainsi des heures ä envisager l'avenir. Avez-vous jamais remarque la beaute de ce verbe : « envisager » ? J'en-visage. Je regarde le visage de l'avenir. Devant tous ces Schemas et tous mes enthou-siasmes pour les mots, mon frere Thomas ricane : - Pourquoi fais-tu semblant ? Les filles, on les connait. Le metier, elles s'en moquent. Seul 1'amour les interesse. Forcement, je proteste. M'enerve. L'insulte. Contre-attaque : - Et toi, on peut savoir tes projets, ä part tes bricolages ? Depuis quelques mois, il delaissait sa guitare adoree, il ne sortait plus, il s'etait change en savant fou, il passait ses jours et ses nuits dans un hangar au milieu d'une jungle de fils elec-triques. - Je ne te dirai rien. Ii est dans la nature des filles de repeter les secrets. - S'il te plait, oh s'il te plait ! Mets-moi au moins sur la voie... - Bientöt, je serai tout. - Tout ! Rien que 5a ? Ii n'y a que les enfants qui veulent « etre tout ». - Alors je serai un enfant eternel. Ne t'inquiete pas pour moi. Je ne suis pas loin de trouver la clef d'un nouveau monde ou Ton n'aura plus besoin de choisir. Comment, soeur meprisante, pouvais-je prevoir qu'il allait reussir ? Pour l'heure, je ne m'interessais qu'a une seule chose, ma grande enquete : qu'est-ce que l'amour ? Et, comme en classe de SVT on disseque des grenouilles pour comprendre le fonctionnement des muscles, Pobservation meticuleuse et quoti-dienne de Mme Jargonos m'apportait des informations sans prix. 22 III Amoureux. Le petit rondouillard, la longue et sěche. Assis l'un contre l'autre, face á la mer, toujours au méme endroit. lis avaient leurs habitudes. Mme Jargonos arrivait la premiére, děs dix-sept heures, chaque fois une robe nouvelle, chaque jour plus colorée. Elle disait bonjour et prenait place au milieu de quatre vieilles planches que seul le patron du Cargo avait le culot de baptiser « fauteuil ». Elle n'attendait jamais longtemps. De loin, Dario ressemblait á un gros ballon, un gros ballon blanc et bleu qui roule. Ses courtes jambes n'apparaissaient que plus tard, quand il longeait l'ancien chantier naval. On s'apercevait alors qu'il courait presque. - Bonsoir. - Bonsoir. Dario presentait ses excuses pour son retard. Et, soufflant, se laissait tomber dans l'autre « fauteuil ». Par on ne sait quel miracle, tout le monde avait du se donner le mot, depuis que les deux s'aimaient, ces sieges demeuraient vides. Meme les mouettes ne s'y posaient jamais. Et puis plus rien. Pourtant, nous tous, les spectateurs, nous nous blessions les tympans a force d'ecouter car il semblait bien qu'ils se parlaient, meme qu'ils n'arretaient pas de se parler. Des leur premier regard avait commence entre eux une conversation qui, depuis, ne cessait pas. Mais c'etait une conversation particuHere. Une conversation sans paroles. Mme Jargonos est amoureuse ! La nouvelle de ce miracle avait vite fait le tour de Tile et ces rencontres quotidiennes attiraient la foule. Une foule emue et respectueuse. Per-sonne ne voulait troubler le miracle. Nous nous tenions ä bonne distance. Certains, meme, avaient empörte des jumelles pour mieux suivre 24 25 les rares, tres rares, evenements de cet amour muet et le plus souvent immobile. De temps en temps, on voyait la main droite de Dario s'avan-cer doucement vers le dos nu de sa fiancee. Sans doute voulait-il lui prendre l'epaule, comme fait l'homme avec sa femme, pour qu'elle se sente protegee ? Mais son bras etait trop court. La grosse main velue demeurait immobile quelque part entre les deux bretelles de la robe et rebroussait chemin. Et de nouveau, rien. Aucun mot, aucun mou-vement. Nous, les spectateurs, nous ennuyions ferme : - C'est ca, l'amour ? - Aucun interet. Mon frere Thomas etait le plus impatient. - Decidement, les sentiments sont ridicules. Je prefere Pelectronique. - Ne dis pas de betises. Tout cela cache un mystere. Je vais continuer mon investigation. poserent pour me renseigner : « Moi, je sais tout de la passion », « Moi, j'ai vecu trois folies », « Mon mari et moi, nous nous adorons depuis ». Je ne leur pretais pas atten-idee. M. Henri, le vieux musi Qui parmi les habitants de l'ile avait connu le grand amour ? D'innombrablcs vantards se pro- cinquante ans. rion i'avais mon cľn Dans sa longue vie, 3 avait forcement tou vécu. Je dev,„a,s que sa gaieté perpetuelle lu. 26 27 servait de paravent. Derriere son gros rire ii devait cacher tout son bric-a-brac de souvenirs, les joies et les peines. Et ses amours. M. Henri ne quittait plus guere sa maison. Ses doigts se promenaient pour lui. Leurs voyages permanents sur les cordes de la guitare valaient tous les chemins. Longtemps, cachee derriere la porte, je l'ecoutai improviser. Et la nuit finit par tomber. Maintenant qu'avait disparu ce gros oeil brulant et mena^ant, le soleil, je sentais mon courage revenir. Je frappai. - Tiens, notre Jeanne ! Sois la bienvenue. J'avais pris mon elan. Sans attendre, je me lan- - Monsieur Henri, dites-moi, s'il vous plait: qu'est-ce que l'amour ? - Oh la la, comme tu y vas ! Une question si grave par une soiree si douce... Quelle cruaute, Jeanne ! Tu veux tout gacher ? Sa voix ne riait plus, sa musique se faisait de plus en plus lente. - Attends que je me souvienne, il y a tant et tant d'annees... II avait ferme les yeux. Ses doigts ne pin-caient plus les cordes, ils ne les effleuraient plus qu'a peine, du bout de la pulpe. Elles pro- 28 testaient, les cordes, elles grincaient, elles regrettaient la musique. - Jeanne, approche-toi. Je bondis, m'assis par terre, tout contre lui, et posai mes mains sur les siennes. - A toi je ne peux pas mentir. J'ai un secret. Mon coeur se mit a accelerer. A ces moments-la, il me semble qu'il m'echappe, que jamais je ne pourrai le rattraper. - Jeanne, je croyais que j'etais mort. Quoi de plus normal a mon age ? Et puis voila... Il se redressa. - Jeanne, je vais me remarier. Elle s'appelle... Du doigt, il me fit signe d'avancer mon oreille. Dans laquelle il deposa un prenom. - ... un vrai tresor, un cadeau, tu n'as pas idee. Une lumiere s'etait allumee quelque part derriere ses yeux. Une lumiere venue de l'interieur. Une lumiere qui ne lui eclairait pas seulement les yeux mais l'ensemble du visage. Il se tut. J'attendis. Patiemment. Comment aurais-je ose interrompre ce reve eveille ? Mais j'avais mon enquete a poursuivre. Je voulais comprendre. Je finis par reposer ma question. A voix tres basse. Pour qu'elle se glisse en lui sans le blesser. 29 - Alors, monsieur Henri, personne mieux que vous... forcement... Tamour... qu'est-ce que c'est ? De nouveau, il se tut. Longtemps. Et puis soudain, sans se tourner vers moi: - L'amour est une conversation... II s'interrompit. Reprit son souffle. - L'amour c'est lorsqu'on ne parle qu'a l'autre. Et lorsque l'autre ne parle qu'a toi. Tu verras. Etait-ce l'oeuvre d'un termite, ces bruits infimes ? Quelque part, de l'autre cote de la cloi-son, quelqu'un creusait. Quelqu'un de minuscule creusait, sans doute pour s'echapper. Mais pour s'echapper d'ou ? Et aller ou ? - Monsieur Henri, je peux encore vous poser une question ? Du pouce, M. Henri se dessina une croix sur la bouche. Et reprit sa guitare. IV Un, deux, trois ; un, deux, trois... Allez, madame, láche tes hanches, tu ressembles á un baton, allez, rigole un peu, un, deux, trois, souris des lěvres, souris du corps, ce que tu es raide ! A la lumiere d'un lampadaire, deux fillettes, la mine severe, donnaient des lecons de salsa á Mme Jargonos. Laquelle grimacait, serrait les poings, faisait tous les efforts du monde sans beaucoup de résultats gracieux. Emilio, le patron du Cargo, et moi faisions mine de regarder ailleurs pour ne pas accroitre sa honte. Cest alors que surgirent des robes noires. D'abord deux, puis trois autres, des papiers á la main et ďétranges livres rouges, petits de taille mais trěs épais. Les robes noires n'hesiterent 32 pas une seconde, filěrent droit vers l'apprentie danseuse. - Malediction, murmura Emilio. - Que se passe-t-il ? - Tu le vois bicn, elles sont revenues. Les robes noires encerclaient l'inspectrice. - Madame Jargonos Amandine, n'est-ce pas ? - Qui vous a dit mon nom ? - Vous n'avez plus rien á craindre. - Nous sommes la. - Pour vous aider dans votre terrible épreuve. Les deux professeurs de danse commen-caient á s'impatienter. - On continue, madame ? - La souplesse ne te viendra pas toute seule. - Qui c'est ceux-la, d'abord ? Les robes noires firent la reverence. - Cabinet Vilvorde, pour vous servir. - Moi, je suis maitre Remords, affaires matrimoniales. - Et moi, maitre Couture, cessions et successions. Les unes aprěs les autres, les robes noires déclinaient leur identitě et spécialités. Mais je ne comprenais toujours pas quelle était cette 33 meute et ce qu'elle voulait vraiment. Á voix basse, le patron du Cargo éclaira ma lanterne. - Ce sont des avocats, Jeanne. Autrefois, ils exercaient le metier le plus utile du monde : les avocats défendent les plus faibles, les attaqués. Maintenant, comme Nécrole a fermé les tribu-naux, ils n'ont plus rien á faire et done plus rien á manger. Alors ils inventent des menaces, pour garder de la clientele. Écoute-les. - Notre cabinet et moi-meme vous présen-tons nos felicitations pour votre courage ! - Quel courage ? - L'amour est l'entreprise la plus périlleuse, de nos jours. Et, ďaprěs nos informations, vous vous y étes lancée avec une audace admirable. D'ailleurs, vous avez bien raison, ah, ah, on n'a qu'une vie, n'est-ce pas ? 11 faut bien que le corps exulte ! Continuez ďaimer sans souci, madame, nous prendrons soin de vous. Hélas... - Pardon ? - Ne vous y trompez pas, chěre madame... - Je ne suis pas votre chěre madame. - Nous vous souhaitons tout le bonheur possible. Hélas, les statistiques sont cruelles : la moitié des mariages s'achevent par un divorce. - Hors de ma vue, allez, plus vite que ca ! - Quant aux amours de plage... ceux qui durent se comptent sur les doigts d'une main. - Fichez le camp ! Ou il va vous en cuire ! - Je comprends votre reaction, madame. Qui admet de gaiete de coeur la fin d'un amour ? Sachez seulement que, le moment de la rupture venu, nous serons prets pour le proces. - Et si votre Dario... - Puisque Dario il y a. Vous voyez, nous sommes bien informes... - Et si votre Dario, ä Dieu ne plaise mais il faut tout prevoir... - S'il se met ä vous tromper... - S'il... quelle horreur, mais tout arrive, s'il vous frappe ! Les robes noires tournoyaient autour de Mme Jargonos et piquaient, l'une apres l'autre, comme des guepes. - S'il se permet... un musicien est un saltim-banque, il peut envier votre salaire regulier... - S'il va jusqu'ä... - Oui, vous voler ? - Alors ce Dario-la devra payer, croyez-nous, payer eher. - Faites-nous confiance. Nous connaissons 35 notre metier. Nous avons deja des photos, des temoignages. - Voila ! Vous n'avez qu'a signer au bas de ce contrat. Aucun versement d'avance. C'en etait trop. « Amour de plage », sa premiere passion, unique et eternelle ? Un bandit, ce batteur si doux ? Mme Jargonos gifla la robe noire la plus proche. Le vent emporta les trois feuillets du maudit contrat. Et, tandis que la meute disparaissait, fu-rieuse, dans la nuit (on ne va pas en rester la... on va vous assigner... coups et blessures), Mme Jargonos reprit son entrainement. Pied droit, pied gauche, pied droit, repos. Pied droit, pied gauche, pied droit... En secret de Dario, elle apprenait la salsa. Elle voulait lui faire la surprise. S'avancer un beau soir sur la piste et le seduire par son sens du rythme et sa grace. Touchante Jargonos, on ne la changerait jamais ! En toutes choses, y compris dans l'amour, elle mettrait du travail. Et encore du travail. Plus tard, quand parut son amoureux, Mme Jargonos fremissait encore de colere. - Vous vous rendez compte, eher ? Les avo-cats ont ose. Me demarcher, moi, une inspectrice, fonctionnaire titulaire ! Elle serrait les poings, comme si elle allait devoir frapper encore. Ses paupieres battaient, ses levres tremblaient. De grosses marques rouges tachetaient ses bras nus. - lis se sont fait recevoir, vous pouvez me croire. lis ne reviendront pas de sitot. Quelle epoque ! Quelle engeance ! Pires que des saute-relles! Dario trottinait ä ses cotes. « Voyons, Amandine, calmez-vous, voyons Amandine. » Impossible d'engager la conversation, la fameuse conversation de l'amour, avec quel-qu'un si plein de rage. - Decidement, je hais le conditionnel ! - Absolument d'accord, Amandine, je vous suis les yeux fermes. Mais... vous pourriez m'expliquer ? Pourquoi cette detestation du conditionnel ? - Le conditionnel ne fait jamais, jamais confiance. Le conditionnel n'arrete pas d'imagi-ner le contraire de ce qui se passe. Dario ne 36 37 m'aimenzzf plus. Dario s'interesserdzf á mon argent. Les poules zuraient des dents... - Quelle horreur ! Comme vous avez raison, Amandine ! Supprimons le conditionnel ! On peut lancer une petition ? - Je vous aime et vous m'aimez, n'est-ce pas, Dario ? - Bien sur, Amandine. - Alors, pour nous, plus rien n'existe que le present, l'indicatif present. - Vous avez parfois un dróle de langage, Amandine, 9a doit venir de votre metier. Mais je suis ďaccord avec vous. Vive l'indicatif present! - Dario, je me disais... - Oui ? - L'heure n'est-elle pas venue pour nous de cesser le voussoiement ? C'est cette nuit-la, en rentrant tard chez moi, que, pour la premiere fois, je vis, peinte sur un mur, cette bande dessinee minuscule qui allait declencher tant de violences. Que venaient faire sur notre íle ces images égyptiennes ? VI Une fois de plus, je m'etais rendue au Cargo pour mon enquete. Une fois de plus, apres m'etre bien essuye les doigts (rien de meilleur que les tapas, mais rien de plus graisseux), j'avais sorti mon carnet bleu, mon cher allie, mon confident. Je m'exhortais en moi-meme, pour resister au sommeil : « Qu'est-ce que l'amour ? Ma petite Jeanne, c'est peut-etre la nuit ou jamais. Ne les perds pas des yeux. Tu vas enfin decouvrir le grand secret. » - Pardonnez-moi, mademoiselle, mais vous n'arriverez a rien. Qui me parlait ? Qui me parlait de si has ? A qui appartenait cette voix d'adulte qui me venait par en dessous ? - J'ai essaye, moi aussi, des dizaines de fois. Et je suis petit: d'habitude, je me faufile partout. Mais avec les amoureux, rien a faire : leur monde est im-pe-ne-tra-ble. Qui me tenait done ce discours, tellement voisin de celui de M. Henri ? Cette fois, je bais-sai franchement les yeux et finis par l'apercevoir. Un gamin. Un vieux gamin ride. Surement pas plus d'un metre cinquante et surement plus de quarante ans. Une barbichette kri donnait l'air du diable. Un diable miniature. Vetu d'un tricot raye et d'un bermuda rouge. - Mais qui etes-vous ? - Le cartographe de l'archipel. - Vous pouvez repeter ? - Je dessine la terre vue de haut. - Vous vous moquez de moi ? 41 Je l'avoue, jamais je n'aurais du me montrer si vive, a la limite de Pimpolitesse. Mais comment imaginer qu'un quasi-nain puisse surplomber quoi que ce soit ? - Si mon metier vous interesse, je passe vous chercher demain. - Pourquoi tant de gentillesse ? - Parce que, d'apres ce que je vois, nous souf-frons, vous et moi, de la meme maladie grave : la curiosite. Vous savez que le mot « curieux » vient du latin cura : le soin ? Soyons fiers de notre defaut: etre curieux, c'est prendre soin. Soin du monde et de ses habitants. Je serai demain matin chez vous. Le temps d'ouvrir la bouche pour le remer-cier, il avait disparu. VII Rien de tel qu'une bonne soiree pour en-chainer sur une bonne nuit. La veille, mon frere m'avait, rarete des raretes, invitee ä diner (bro-chette de merou, bouchees au coco). Ensuite, nous etions alles deranger Ella, la ronde postiere. Merci ä eile : en cas d'urgence, elle ouvrait son bureau, quelle que soit l'heure. Et personne mieux qu'elle ne savait seduire les telephones de Tile. Des pieces de musee, pourtant, de grosses boites ä manivelle. « Jeanne et Thomas, vous avez votre mere, cabine une. Crachez vos chewing-gums et arti-culez. La ligne est mauvaise. » « Maintenant, vous avez l'Amerique, je veux dire votre pere. Cabine deux. Demandez-lui de nous envoyer du jazz. » 43 Comment ne pas bien et longtemps dormir, apres avoir parle avec ses parents ? On les sent si proches, meme si des kilometres et des kilometres de mer nous en separent. - Enfin ! Bonjour, Jeanne, je commensals ä m'inquiéter. Tu aimes le sommeil, on dirait. Tu viens ? Il ne faut jamais faire attendre la météo. Etant donne la maniere dont Íl frappait ä la porte, un effleurement, une caresse, j'aurais tout aussi bien pu ne jamais ľentendre et rester jus-qu'a midi dans mes songes. tl se tenait la, mon nouvel ami, le petit carto-graphe, vetu comme la veille. Meme tricot raye, meme bermuda rouge. Il portait accroche dans le dos un grand carton a dessin, deux fois large comme lui. - Allez, je t'emmene au terrain deviation. Habille-toi chaudement, il peut faire froid la-taut. As-tu ton PA ? - Mon quoi ? Je le fis deux fois repeter, avant de repondre, au hasard, que ma sante etait parfaite : j'avais consulte un medecin Pavant-veille. - Ton PA, Jeanne, ton permis d'altitude. Sans lui, pas de vol. - II faut un permis, maintenant, pour prendre Pavion ? Mais voyons, je ne veux pas piloter ! - Ce permis n'est pas seulement obligatoire pour Pavion. II Pest aussi pour monter au som-met de nos collines. - Vous plaisantcz ? - Ordre de notre president a vie Necrole. - Deja, le mois dernier, il ordonnak de bru-ler tous les bateaux. Maintenant, il impose un permis d'altitude ! Cette fois, qa. y est. Il a perdu la tete ! 45 - Pas du tout, Jeanne. Notre dictateur est de plus en plus logique. Qu'est-ce qu'un bateau ? Un etre libre. Un bateau peut aller partout : il n'y a pas de route sur la men - Je comprends. - Un bateau est forcement un ennemi des dictateurs qui detestent les libertes, toutes les libertes. - Pour les bateaux, vous avez raison, Necrole est logique. Mais l'altitude, interdire l'altitude... ? - D'apres toi, quel cadeau peut nous offrir l'altitude, l'altitude d'un avion ou celle d'une montagne ? - Je ne sais pas moi, la vue, une meilleure vue, une vue plus large, plus generale... - Bravo ! Eh bien ce genre de vision, les dictateurs ne le supportent pas. Le point de vue peut entrainer la critique. Et, pour eux, aucune critique n'est acceptable. - Je comprends maintenant pourquoi les sol-dats interdisent la route des collines, vous savez, celle qui mene au Doigt et aux Deux-Mamelles ! - Tout juste ! Les amoureux y venaient pour rever. Et certains, entre deux baisers, ne pou-vaient s'empecher de voir ce qu'on ne voit jamais : les taudis, les terrains d'entrainement des policiers, les trop nombreuses prisons. Quelques-uns de ces certains-la se montrerent assez impolis pour s'indigner. On ne les a plus revus. - Alors c'est fichu. Je suis catalogued comme rebelle. Jamais je n'aurai mon PA. - Ne t'inquiete pas. Je connais quelqu'un a la direction des Autorisations. Un geographe amateur, comme moi. Entre passionnes, on s'aide. Je vais arranger l'affaire. II avait dit vrai. Une heure plus tard, j'avais dans ma poche le precieux document. II avait du mal ä marcher. Á cause de son trop grand carton. Le vent de face l'empechait d'avancer. Dans les rafales, il se mettait de profil. Sans se départir de son sourire. - Ca souffle, hein ? Tu veux bien m'aider, Jeanne ? Je sentis ses doigts prendre les miens. Sa petite main se perdait dans la mienne. J'étais tout émue. J'empéchais un adulte de s'envoler. 46 47 1 - Vous avez toujours ete cartographe ? - J'ai commence jockey, comme tous les petits hommes. Rien d'original. C'est toujours ce qu'on nous propose. - Le metier ne vous a pas plu ? - Je n'avais pas le don. Ou pas de chance avec mes montures. En tout cas, j'etais toujours derriere. A force, on se lasse de n'avoir pour horizon que le cul d'un peloton. Sans parler du parfum. On n'a pas idee comme ca pete, dix chevaux dans l'effort. - Alors comment l'idee des cartes vous est- ; elle venue ? - Un jour, par hasard, a la maison. J'etais monte tout en haut d'une echelle pour changer une ampoule. J'ai regarde en bas. II m'a semble voir pour la premiere fois mon meilleur ami, ce cher et vieux et crasseux et si rape tapis rouge. Sur lui, depuis Penfance, j'avais tant bave, rampe, couru, dormi, joue aux billes ou aux sol-dats. Je le savais par cceur, millimetre carre par millimetre carre, la moindre tache, la plus infime boule de chewing-gum collec la vers le coin nord, depuis des siecles, entre deux brins de laine, 1'un rouge et l'autre bleu. Mais soudain il s'offrait a moi dans son ensemble. Je l'entendais me dire : « Eh bien, tu en as mis du temps pour me connaitre ! Alors, que penses-tu de mon des-sin ? » Je degringolai, me precipitai dans ma chambre, revins avec du papier, un crayon. Et passai le reste du jour arc-boute sur mon echelle branlante, le dos coince contre le plafond, et pourtant de plus en plus heureux, a tenter de reproduire ce que je voyais. - Parce que ca donne vraiment du bonheur, dessiner une carte... ? - Tu n'auras qu'a essayer toi-meme. Moi, dans ces moments-la, il me semble que j'appri-voise le monde. Il se fait plus doux, plus calme, il rentre ses crocs, ses epines, il ronronne, tout content de s'installer sur ma feuille. - Vous avez raison, j'essaierai. - Et apres, tu verras, tu dormiras mieux que jamais. Rien ne berce comme les lignes. 48 VIII Le terrain d'aviation n'était qu'un morceau de plage plante d'une paillote et ďune pompe ä essence rouge. Une avionnette attendait, son hélice déjä frémissante. Mais le cartographe se dirigea vers un long cercueil blanc pourvu de deux ailes blanches démesurées. Un planeur. Le type méme d'engin de mort qu'adorent les garcons. Je m'étais jure de ne jamais leur confier ce que j'avais de plus cher au monde, avec mes parents : moi-méme. Je frissonnais. - Pas question de montér lä-dedans. J'aime trop la vie. - Libre ä toi. Je te raconterai. Quelle curieuse digne de ce nom peut accepter de manquer un spectacle ? Un autre petit, tout petit homme sortit de la paillote. Il se frottait les paupiéres. Sans 50 doute Favions-nous reveille. D'une drole de demarche sautillante, il approcha. Il marchait pieds nus mais portait une blouse en soie, grise avec une croix rose. - Qui est-ce ? - Jean-Luc, notre pilote. Il a ete jockey, comme moi. Mais lui, il n'arrive pas a oublier son ancien metier. II porte la casaque de son dernier proprietaire. - II n'y a done que des jockeys, dans les pla-neurs ! - Quand on n'a pas de moteur, il faut etre tres leger. Surtout quand on monte a trois. Alors, tu te decides ? Je n'hesitai pas longtemps. Je dois vous avouer que le fond de ma nature, e'est la couardise. Je tremble pour un rien. Mais comme ma curiosite l'emporte toujours sur ma peur, je me trouve embar-quee dans les aventures les plus folles. Je m'avancai. - Bravo, Jeanne ! Je n'ai jamais doute de toi. Bon. J'espere que tu n'as pas trop petit-dejeune. 51 - Rien qu'une mangue. Je ne voulais pas vous faire attendre. - On va verifier. Allez, monte sur la balance. Celle-lá, je ne Pavais pas remarquée : une plancfie carrée, surmontée ďun cadran rond, comme une horloge. Sauf qu'elle indiquait le poids au lieu de l'heure. Nous nous tenions tous les troís, moi entre les deux anciens jockeys. Je les dépassais d'une bonne tete. - Ne respire plus. Laiguille, trěs vite, dépassa 100, elle hésíta, s'arreta juste avant 120. - Tu n'as rien dans tes poches ? Á contrecceur, je jetai les bouteilles de sable dont je fais collection et ne me séparé jamais. - Cent dix-huit. - Qu'en penses-tu, Jean-Luc ? - Avec la météo d'aujourd'hui, 9a devrait aller. - Alors en route. - Nous n'emportons pas de parachute ? - Inutile, Jeanne, nous volerons trěs bas. Et la plupart du temps au-dessus de la mer. Mais je dois t'apprendre quelque chose. Un code. Pour ťy retrouver. - Je vous écoute. Je déteste me perdre. - Pour les aviateurs, Ie ciel est decoupe comme un cadran de montre. Devant nous, c'est midi; derriere, six heures. - Compris. - On va verifier. Comment appelles-tu ta droite ? - Attendez une seconde... Voila : trois heures. 52 53 - Bravo ! - C'est drole : pour savoir « ou », on repond « quand ». - Tu as raison. Peut-etre que, dans l'air, le temps et l'espace se marient. Bientót, remorqué par l'avionnette, notre pla-neur quitta le sol. Et l'instant ďaprěs, libérés de notre laisse, nous glissions dans l'air. Je ne vais pas vous mentir : je ne suis jamais parvenue ä me tranquilliser pendant ce premier vol. Ca tanguait, ca vibrait, ca sautait trop. Et j'avais beau coller mon front contre la bulle de Plexiglas, je n'apercevais rien qu'une bataille de couleurs bleues, l'indigo du ciel contre le mauve de la mer. Sans garantie. C'etait peut-etre Pinverse. Oú se trouvait le haut et ou le bas, comment savoir ? De son enorme besace, le cartographe avait sorti un bloc et commencait ä tailler son crayon. - Mon Dieu, que se passe-t-il encore ? Je tremblais. Le planeur s'etait mis a monter, monter, comme souleve par un ascenseur de gratte-ciel, vertigineusement rapide. Les deux jockeys se moquerent. - Ah, ah, on dirait que notre Jeanne n'est pas tres rassuree. - Ne craignez rien, mademoiselle, ce n'est qu'une ascendantc, un courant d'air chaud. - Et d'ailleurs, tu peux le remercier, le courant d'air, regarde le spectacle qu'il nous offre. Notre oiseau blanc s'etait stabilise. Lente-ment, prudemment, je me penchai. De si haut, je voyais des iles. Je comptai sur mes doigts, pour plus de surete. Cinq iles, sauf erreur. - Jeanne, je te presente Parchipel de la Conju-gaison. - La conjugaison, quelle horreur ! C'est tout ce que je deteste ! - Ne dis pas de betises, Jeanne. Les verbes sont une peuplade tout a fait attachante. C'est justement mon travail de ce mois-ci: dessiner le plan de la conjugaison. - De toute la conjugaison ? 54 55 - La conjugaison tout entiere. II faut avouer que plus personne n'y comprend rien ! Accepte-rais-tu de devenir mon assistante ? Mes yeux ne sont plus assez pergants. - Et mon enquete, que va-t-elle devenir ? - Ta grande enquete sur l'amour ? Quelques petits voyages ne pourront que la nourrir. L'amour est une promenade, Jeanne. Aujourd'hui, tout le monde me felicite. J'ai mon prenom dans les manuels, « Jeanne qui a codessine la conjugaison », « Jeanne la grammai-rienne-aviatrice », etc., etc. La verite, c'est que je n'ai jamais repondu a la proposition du carto-graphe. Le planeur vibrait tellement, j'avais l'im-pression qu'il allait decrocher mon cceur. Comment prononcer un seul mot, meme 1'un des plus brefs, les trois lettres de « oui », quand votre coeur se decroche ? Le cartographe dut prendre mes grimaces pour un acquiescement. Et voila comment, bien malgre moi, je suis devenue celebre dans 1'fiducation nationale. Une fois de plus, je manquai m'evanouir planeur plongeait vers la premiere des iles. - Allez, Jean-Luc, au boulot! - Au boulot, patron ! 56 IX - Tiens, Jeanne. Prends les jumelles. Et raconte-moi ce que tu vois. Raconte, s'il te plait, de droite a gauche. Assez lentement pour que je puisse tout dessiner. Et n'oublie surtout pas les details. Dieu est dans les details. Je posai mon front contre le hublot. On aurait dit un chenil immense, vous savez, ces sortes de villes ou la Societe Protectrice des Animaux accueille les chiens abandonnes et les propose pour adoption aux visiteurs. Sauf que les chiens, ici, etaient des moteurs, des centaines de moteurs rassembles dans trois vastes enclos et un plus petit, des moteurs de toutes tailles et sortes, des moteurs en marche, aussi bruyants, gemis-sants et hurlants que des molosses enfermes. - Ou m'avez-vous emmenee ? Je suis une fille norma le, moi. Je deteste la mecanique. Qu'est-ce que c'est que ce depotoir ? Un trafic de pieces detachees ? Partons tout de suite. Je sens deja monter la puanteur de l'huile et des graisses... - Tout doux, Jeanne, et regarde mieux. Ces moteurs sont des verbes, tous les verbes possibles et imaginables. On ne t'a jamais appris que ce sont les verbes qui font avancer la phrase, qui lui donnent vie et mouvement ? « Jeanne un gar-qon blond. » Rien ne se passe. « Jeanne drague un gargon blond. » Tout commence. - On dirait... dans cet enclos, la, juste en des-sous, je reve ou tous les verbes se terminent en er ? Chanter, arriver,pleurer... - Bravo, Jeanne ! - Sur la gauche, ils finissent en ir, rough, partir, et a droite, vers la colline, vous pouvez verifier, rien que des re, vendre, attendre... - Excellent! Tu as compris le mode de classe-ment. - On leur a demande leur avis, aux verbes ? Ils sont heureux d'etre ranges comme ca ? - Que veux-tu dire ? - Ranges par vos terminaisons, par la taille ou la couleur de votre queue... Ca vous plairait, vous ? - Jeanne ! 58 59 Pauvres vieux jockeys ! lis n'avaient pas l'air de savoir que les filles d'aujourd'hui sont de droles d'animaux. Elles s'informent des secrets. Elles se relevent la nuit pour regarder les films chauds a la television. Je les laissai reprendre souffle avant de poser ma nouvelle question. - Et le quatrieme enclos ? C'est un peu le bric-a-brac, non ? Qu'est-ce qui unit payer et acquerir ? Pourquoi mouvoir est-il a cote de conclure ? - Ce sont les verbes a problemes, Jeanne. lis ont chacun leur bizarrerie./e mews, il meut, nous mouvons, tu mus, vous mutes... ~ En effet, ga craint ! - Et j'acquiers, vous acquites, Us acquerront. - Bonjour la prise de tete ! - On a prefere les mettre ensemble pour qu'ils ne contaminent pas les autres. Tu imagines si chacun des verbes imposait sa fantaisie ? C'est deja assez complique comme 5a, tu ne trouves pas ? - Mais alors, quelle est cette tie ? - Tu n'as pas devine ? Plonge dans son dessin, le cartographe ne m'ecoutait plus, A chaque trait, il tirait la langue, comme un enfant qui s'applique. Jean-Luc en profita pour me souffler la reponse. - L'Infinitif, Jeanne, nous survolons l'lnfinitif. - Et pourquoi l'lnfinitif s'appelle-t-il PInfinitif ? - Et pourquoi Jeanne s'appelle-t-elle Jeanne ? On aura beau chercher, chercher, les presser de questions, certains mots garderont leur mystere. Et c'est bien ainsi. Je ne suis pas du genre ä renoncer. Je me mis ä reflechir tout haut. C'est une methode que je recommande. Je l'utilise souvent. Les pensees qui restent emprisonnees dans le cerveau man-quent d'air. Celles qu'on fait passer dans la bouche et jette dans l'air respirent mieux, force-ment, et gagnent en clarte. - Infinitif vient forcement d'infini. Infini veut dire tout. Done quand un verbe est ä l'infinitif, il peut tout faire. - Bravo, Jeanne ! Parfaitement raisonne. Le cartographe avait glisse son crayon entre les dents et applaudissait du bout des doigts. - Avant, avant l'interdiction de Necrole, tu aurais vu partout des bateaux, Jeanne, des dizaines de bateaux. Iis venaient faire leur marche, ache-ter le moteur dont ils avaient besoin, le moteur 60 61 nu. Apres, ils Phabillaient en fonction de leur utilisation. - Habiller ? On habille les moteurs, main-tenant, je veux dire les verbes ? - Pour jouer au tennis ou pour te promener au pole Nord, tu ne choisis pas les memes vetements, n'est-ce pas ? Les verbes, c'est pareil. Si on doit les utiliser pour voyager dans le futur, on prend un verbe nu... - Attendez que je traduise. Le verbe nu, 9a signifie... le verbe a l'infinitif. - ... Correct. On le met au present, troi-sieme personne du singulier : chante. Et on lui ajoute les vetements du futur : rai, ras, ra. Je chanterai, tu chanteras, il chantera. De meme, si le verbe doit remonter dans le passe, il faut le vetir en consequence. Chanter devient chan-tais, on lui a mis des moufles sur les doigts. Ou chantai, on lui a enfile des gants... - Mais alors, depuis la derniere folie de Necrole, les verbes ne servent plus a rien ? Plus personne ne vient les chercher ? - C'est pour ca qu'ils grondent, Jeanne. Ils s'exasperent, meme. On frole la revoke. Depuis quelques minutes, notre pilote 62 s'agitait sur son siege. Il attendait impatiem-ment la fin de la demonstration. - Patron, vous en avez encore pour long-temps avec l'infinitif ? - Pourquoi ? Deja la bougeotte, Jean-Luc ? Ah, ces jockeys d'obstacles, ils ne tiennent jamais en place. - Pense ce que tu veux des gens d'obstacles, iatron. Ils ont 1'habitude des moqueries. Je te previens seulement que je manque de portance. Ou je tente d'attraper l'ascendante, devant nous a gauche, la, vers dix heures. Ou tu m'in-diques un terrain libre pour nous poser. La terreur me reprit. Ou atterrir ? Pas un centimetre carre de libre. Les moteurs occu-paient tout. En outre, excites comme ils etaient, je ne donnais pas cher de nous. A peine arrives chez eux, nous serions assaillis, devores. Merci le courant d'air ! Au dernier moment, il nous reprit dans sa paume et nous arracha a la voracite des verbes. - Tout va bien, patron ? Tu as pu lever ta carte ? - La recolte est satisfaisante. Mais il faudra revenir. Dis-moi, Jeanne, avec tes meilleurs yeux, as-tu vu les infinitifs paresseux ? 63 50 - Pardon ? - Je traduis : les paresseux, les verbes a Pinfi-nitif qui ont decide que, etre verbe, c'etait trop fatigant. lis ont change de metier. lis ont prefere devenir des noms. Un nom a beaucoup moins de travail qu'un verbe. - Vous pouvez me donner un exemple d'infi-nitif paresseux ? - Le savoir, le sourire. - Patron, ou va-t-on, maintenant ? Une chose devenak de plus en plus claire : Jean-Luc detestait mes conversations avec son vieil ami le cartographe. Pas de doute : il souf-frait de jalousie. J'etais en train d'apprendre que la taille d'un corps n'a rien a voir avec la force des sentiments. Peut-etre etait-ce meme le contraire ? Plus un corps est menu, plus les sentiments, dont la jalousie, y sont comprimes et done violents. J'allais devoir me montrer diplomate. Sous peine d'affrontement grave avec le pilote. La derniere personne avec laquelle il convient de se facher lorsqu'on est passager. X - Et maintenant, cap au 190, sur Pile des fous ! - Quel genre de folie ? - Pour 9a, nous te reservons la surprise. Et tu ne seras pas de^ue, foi de cartographe. Alors, Jean-Luc, que nous dit la meteo ? - Des turbulences, comme toujours la-bas. Quelle etait done cette folie des habitants assez grave et puissante pour desordonner Pair ? Decidement, cette nouvelle destination me met-tait la puce a l'oreille. D'autant plus que le pay-sage s'annon^ait somptueux : une chaine de petites montagnes tres aigues qui plongeaient a pic dans la mer. Mes deux compagnons avaient repris leur eternel debat d'anciens jockeys : qu'y a-t-il de plus noble, de plus glorieux, Pobstacle ou le trot, le courage de sauter des haies et des rivieres ou 67 l'lntelligence necessaire pour garder dans Failure une tonne de muscles ? Iis m'avaicnt oubliee. Je m'endormis. Mieux vaut prevenir mon futur mari (encore ä rencontrer) : quand on m'oublie, je m'endors. A l'instant meme et n'importe ou : ä table, en classe, sur la plage... Quand je n'existe plus pour les autres, je prefere le som-meil. Au moins lui me prend dans ses bras et m'offre, rien que pour moi, le cinema des reves. S'il ne veut pas vlvre avec une marmotte, ce futur mari, qu'il n'oublie jamais de faire attention ä moi. A bon entendeur, salut! a Un hurlement me réveilla, bientôt suivi par des dizaines ďautres : - Faites demi-tour! - Atterrissez tout de suite ! - Annoncez vos noms I - Prends garde ä toi, pilóte ! Je rouvris les yeux. Le cartographe me sou-riait : - Tu voulais connaitre la foüe de ces gens ? La voilä. Iis n'arrétent pas de donner des ordres. Du matin jusqu'au soir. Et ä n'importe quel sujet. Leur maladie, c'est ľimpératif. lis se pren-nent tous pour des empereurs. On a cherché ä les soigner. En les arrosant ďeau glacée grace ä des avions-citernes ; en versant dans leur rhum de puissants calmants. Peine perdue. Personne n'est jamais parvenu ä modérer leur frénésie de commandement. Quant ä moi, pardon, mais je ne supporte pas. Avant de prendre son carnet ä dessin, il s'en-fon^a dans les oreilles, sans doute jusqu'au milieu du cerveau tant il poussait fort, deux billes de cire. - Descends, si tu I'oses ! Mamtenant que le planeur s'était approché, je pouvais distinguer la source de tout ce vacarme : une sorte de bal costume. Du bas en haut de cha-cune des mini-montagnes, des dizaines d'hommes et de femmes, des vieillards comme des enfants, s'étaient déguisés en personnages ďautorité. Juges emperruqués. Médecins bardés ďarmes (seringues, bistouris, stethoscopes). Policiers caressant, l'air farouche, leurs matraques. Cures, mollahs et rabbins brandissant leurs livres saints. Soldats en tenue de combat. Instituteurs ä ľan-cienne, blouse grise et longue regie a la main... 68 69 Et chacun le doigt tendu nous criait des ordres, s'aidant de tous les moyens possibles : porte-voix, entonnoirs, tuyaux, manches ä air. Et les rares qui gardaient la bouche fermee n'etaient pas moins autoritaires. Iis ecrivaient febrilement dans la poussiere ou agitaient des panneaux. - Fous le camp, cartograpbe ! - Viens dejeuner, le vieux, et surtout, amene la fille! D'autres, au moyen de torches, lancaient des signaux lumineux. Tantöts brefs, comme des points, tantot plus longs, comme des traits : — • • — • • - Voilä qu'ils cherchent ä nous aveugler, maintenant ! - Mais non, voyons ! Iis nous parlent; pour etre plus precise, ils me parlent. En morse. - Parce que tu sais le morse, Jeanne ? La, tu nous en bouches un coin ! - Taisez-vous, que je me concentre. Point, trait, point, point. Point, trait. « La... » On pourrait s'etonner de ma science. « A table, les enfants ne parlent qu'ä leur tour et leur tour n'arrive jamais. » Telle etait la regie familiale. Alors pour continuer nos conversations intermi-nables, Tom et moi, nous tapotions doucement, fourchette contre verre, rond de serviette contre saliere. Pauvres parents ! Ils avaient bien fait de ne pas apprendre ce langage. A nous entendre, ils seraient morts mille fois : de honte, de colere, d'effroi, de desespoir... Tous les sentiments qui accablent un pere ou une mere quand ils consta-tent que leur education ne sert a rien de rien. - Alors, Jeanne, que te disent-ils, ces char-mants cocos ? - Vous allez me faire rougir ! - N'oublie pas que tu es en mission scienti-fique, Jeanne. Tu dois raconter le monde, tout le monde, tel qu'il est. - « La fille, montre-nous tes seins. » - J'en etais sur, tous des obsedes. - Et aussi: « Enleve ta culotte. » - Ah, les sauvages ! - Et encore... - Non, Jeanne, ca suffit! En grand pilote, malgre turbulences et trous d'air, Jean-Luc tournait et tournait encore autour de la montagne. 70 71 - Alors, mademoiselle Jeanne, ils vous plai-sent, nos Impératifs ? Je suivais, fascinée, cette agitation, les mines sévéres des Impératifs, leurs fronts plissés, leurs coléres subites qui dégénéraient vite en bagarres féroces car les ordres se contredi-saient, bien súr. Comment un Napoleon peut-il accepter d'etre commandé par un autre Napoleon ? Le policier et le juge en étaient venus aux mains et, agrippés ľun ä l'autre, roulaient maintenant dans la pente. S'ils ne se relevaient pas ä temps, ils tomberaient dans la men Vu les regards noirs qu'ils se lancaient, le mollah et la doctoresse n'allaient pas tardcr ä faire de merne. Le cartographe hurla : - Tu en as assez vu ? Je hochai la tete. II me sourit. - J'étais sur que qa. ne te plairait pas. Mais enfin, il fallait en passer par lä. Á survoler cette íle, on apprend bien des choses sur la realite du monde. Allez, Jean-Luc, on abandonne ces gens ä leurs batailles et on rentre chez nous. - Patron, patron, nous avons oublié quelque chose ! - Et quoi done, s'il te plait ? 72 - Je partage votre detestation de 1'impératÍf, mais tout de merne... - Oü avais-je la tete ? Merci, Jean-Luc ! Au temps pour moi ! Un cartographe ne doit pas avoir de parti pris. Allons saluer les seuls etres civilises de ce caillou maudit. Le planeur vira sur l'aile, abandonna ces montagnes inhospitaliéres. Avant de revenir au-dessus d'une crique oü tout ne semblait que paix. Une mer transparente. Du sable blane. Et ces palmiers en forme ďéventail qu'on appelle « arbres du voyageur » car ľassoiffé peut tou-jours trouver de ľeau potable entre leurs feuilles. Comme par miracle, les turbulences avaient cessé. Ii faut dire qu'en dessous de nous, le ton avait change. Plus personne n'ordonnait. Un groupe tra-vaillait ä la construction d'une pirogue. Et cha-cun, sans énervement, y allait de son conseil, de sa suggestion technique : Ne creuse pas trop vers ľavant, e'est lä que frappent les vagues. Aiguise mieux ta scie, ce sera plus facile. Á genoux sur le sol, deux hommes priaient: Mon Dien, sois remercié pour tant de beauté ! Mon Dien, prends-nous dans Ton amour ! 73 Plus loin, une tres jeune fille suppliait un joueur de football (chaussures Adidas, maillot du Real) : Ne me quitte pas, laisse-moi une chance ! - Alors, Jeanne, tu les entends ? - C'est aussi de l'imperatif. - De l'imperatif doux. Tout existe, Jeanne. Au milieu de la place du village, une toute petite femme vetue d'une robe noire chantait. La voix montait vers le ciel, droite et fiere comme un feu les jours sans vent. Allez venez, Milord, Vous asseoir a ma table, II fait sifroid dehors... Qu'est-ce qu'un milord ? Et quel etait ce froid dont parlait la dame, alors qu'il faisait si chaud ? Laissez-vous faire, Milord, Et prenez bien vos aises, Vos peines sur mon coeur, Et vos pieds sur une chaise... Drole d'histoire ! Mais aucun doute, c'etait aussi de l'imperatif amical, celui-la, un impera-tif bienveillant. J'aurais bien voulu connaitre la fin : qu'arri-vait-il au milord ? Mais le cartographe piaffait. - Cette fois, on rentre, Jean-Luc. Au ber-cail ! - On va essayer, patron. - Comment, essayer ? Nous ne sommes pas surs de pouvoir regagner notre ile ? La peur qui m'avait laissée tranquille depuis quelques heures était revenue : le merne animal invisible avait de nouveau posé ses pattes sur le haut de mon ventre, lä, entre les côtes. Et recommenc.ait ä y enfoncer ses griffes. - Un planeur n'a pas de moteur, Jeanne. 11 depend du bon vouloir des courants d'air. - Ne t'inquiéte pas, Jeanne. Notre Jean-Luc connaít les nuages comme sa poche. - Á propos, le nom de notre íle ä nous, Indi-catif d'ou peut bien venir ce mot ? Indicatif comme indicateur de police, le voyou qui trahit ses complices ? Comme indicateur de chemin de fer, la brochure qui donne les horaires des trains ? Qui done a ainsi baptise les morceaux de notre langue ? - Je ne sais pas, Jeanne, mais calme-toi ! - Indicatif! On ne pourrait pas choisir des mots plus clairs, de temps en temps ? - Ne critique pas toujours tout, Jeanne ! Vindicatif c'est aussi une musique, celle qui 74 75 annonce, a la radio, ton emission preferee. Et savais-tu qu'en Afrique Yindicateur est un oiseau qui attire 1'attention de sa famille sur la presence d'un nid d'abeilles ? Grace a lui, tout le monde va pouvoir profiler du miel. Nous tournions et tournions encore au-des-sus de notre ile de lTndicatif. Sans doute pour trouver le bon air, celui qui nous prendrait dans sa main et nous deposerait doucement sur le 76 sable du terrain d'aviation. Nous survolions la region du Passe et sa douce brume habituelle. Nous survolions la region du Futur et son brouillard beaucoup plus dense, impenetrable. Cercle apres cercle, nous nous rapprochions de notre destination, l'endroit ou nous vivions, la region du Present. Deja, je pouvais distinguer la plage et ses cinq bars, dont le cher Cargo; et la mairie, maison des manages ; et Penorme croix rouge peinte sur le toit de Phopital des mots, Mais quelles etaient ces taches vertes et noires, un peu partout, semblables aux moisis- 77 sures qui envahissent le fond des assiettes oubliees ? Quelle malediction, quelle maladie de peau avait frappe notre ile ? A bien y regarder, le vert, c'etaient des jeeps, des camions et meme deux chars, canons pointes sur 1'avenue Toussaint-Louverture. Et le noir des soldats. lis avaient lair de fouiller une a une toutes les mai-sons. Dans quel drame allions-nous atterrir ? XI Les rues de sable etaient vides, seulement traversers par des chiens. Et clos les volets, cloues meme, comme ä l'approche d'un cyclone. Pourquoi cette peinture fraiche sur certains murs ? Elle degoulinait encore. Qu'avait-on voulu cacher ? En tout cas, le travail n'avait pas ete bien fait. La un oiseau depassait . Et la, un homme assis . Un instant je m'arretai, levai le nez. Inspirai fort. La ville sentait. Sentait la sueur, une sueur sale, mal sechee. L'odeur de la peur. Deux fois, au bout de 1'avenue Cesaire et de l'autre cote du rond-point Senghor, j'entrapergus des uniformes et des matraques : un groupe de soldats trainait un homme. Dos courbe, bondissant de cachette en cachette (une charrette ä l'arret, une rangee de poubelles), je reussis ä atteindre notre maison. La 79 porte beait. A voix basse, j'appelai : Thomas, Thomas! Aucune reponse. Sauf celle du silence. Comme l'eau se change en glace, parfois le silence devient dur. Dur et blessant comme une arme. Le cceur battant a se rompre, j'entrai dans ma chambre. Pauvre chambre : on l'avait martyrisee. Moi qui aime tant ranger. Mes yeux ne voulaient pas y croire : armoire defoncee, tiroirs renverses, toutes mes affaires en un gros tas surmonte par les plus intimes, mes photos secretes, ma culotte de ceremonie (achetee en prevision de ma nuit de noces). Ah, ils avaient du bien rire de moi, les envahisseurs ! Je passai dans la piece voisine, l'antre de mon frere. Meme dans cet immonde fatras, ils avaient reussi a mettre du desordre, c'est vous dire... Je pleurai, je l'avoue. - Jeanne ! Ne t'inquiete pas... Quelqu'un me parlait. Un Pierrot. Une silhouette toute vetue de soie blanche. Je mis du temps ä le reconnaitre. Comme si son visage venait de tres loin, d'un autre monde. Emilio, le patron du Cargo. Je savais qu'il habitait la mai-son voisine de la notre. Mais que faisait-il dans cette tenue ? Avait-il besoin de se deguiser ainsi pour trouver le sommeil ? Les gens de la nuit ont souvent du mal a s'endormir quand ils rentrent chez eux. - Pour ton frere, tout va bien. Je sautai au cou de l'ami Pierrot. - Merci, oh merci! - Ton frere a reussi a s'echapper... Ma femme n'a pas eu cette chance. - Mais pourquoi ces arrestations ? Je ne com-prends plus rien. Quel vent de folie souffle sur notre ile ? - Le subjonctif, Jeanne. Tous ces malheurs ont pour cause ce maudit subjonctif. - Je hais le subjonctif. Mais que vient-il faire la-dedans ? - Je ne peux t'en dire plus, Jeanne. Je pars pour la prison. Je ne le vis pas s'en alien Je ne m'y connais guere en reglements administratifs. Les prisons acceptent-elles les visiteurs en pyjama ? De toutes mes forces, je lui souhaitai bonne chance. Et je me mis au travail. 80 XII Mais a peine avais-je commence a affronts ce capharnaiim que je laissai tout en plan. Je ne comprenais rien a la situation. Et mes parents m'ont ainsi faite : si je ne comprends pas, je suis comme tetanisee, il m'est impossible d'ebau-cher le moindre geste. Alors je courus chez quelqu'un qui, sans nul doute, saurait m'expli-quer. - Bonjour, Jeanne. Tu voulais questionner Madame, n'est-ce pas, comme d'habitude ? Tu tombes mal. Elle dejeune. Tu connais son appe-tit. Elle ne pouvait plus attendre. Hector, l'assistant de la Nommeuse, etait espagnol et cuisinier, chef adjoint d'un des meilleurs restaurants d'Europe, El Bulli, au nord de Barcelone, non loin de la frontiere frangaise. Venu se reposer dans l'archipel, il avait un beau jour longe le jardin ou ma vieille amie redonnait tie aux mots. Cette chanson, « Touer Touille-;uf2, Touline3 », 1'avait ensorcele. Il n'etait pas reparti. II avait ouvert une guinguette au bord de l'eau. Et chaque dimanche, pour remercier la vieille dame, il venait lui mitonner Tune de ses lventions miraculeuses. - Qui est-ce ? C'etait la voix, la celebre voix, la voix de la lommeuse, reconnaissable entre toutes. Aussi louce qu'implacable, definitive. Venue de la piece voisine, la voix s'etait faufilee jusqu'a nous par le couloir, comme un chat. - Jeanne ! Mais qu'elle entre ! Tu ne refuseras pas un petit en-cas. Allez, une assiette pour Jeanne. Pour une fois qu'une jeunesse s'interesse au dictionnaire, faisons-lui fete ! - Helas, helas, je ne peux pas, Madame. Je n'ai plus le droit de prendre le moindre gramme, je travaille dans un planeur. - Baliverne, ma cherie ! Essaie done ce sorbet au feu de bois. Je te promets : ta balance ne se rendra compte de rien. 1. Faire avancer un bateau en tirant sur son ancre. 2. Espece de chien de mer. 3. Cordage au moyen duquel un navire est remorque. 82 83 Évidemment, le sorbet n'etait qu'un en-tracte au milieu du festin prepare par Hector (entracte admirable ďailleurs : avaler de la fumée sucrée, quelle dróle de sensation !). Sui-virent une terrine (amandes fraíches et truffes), des brochettes de thon (+ bacon + gingembre •+ coco), des beignets de cervelle (jeunes veaux), des raviolis de cigales de mer... Malgré Pimpatience qui me tordait le ventre (qu'etait devenu Tom ? des pillards n'allaient-ils pas vider notre maison ouverte á tous les vents ?), je me laissai gagner par la magie des saveurs. La Nommeuse dégustait chaque bouchée, je n'osais interrompre sa jubilation. On croit les vieux sans gourmandise. Quelle erreur ! 11 suf-fit seulement de leur proposer du nouveau. Tant ďannées á manger la méme chose, forcé-ment, on se lasse. Combien de steaks, de frites, de nouilles au gratin et méme de blanquettes, de veau Marengo ingurgite-t-on en une longue vie ? Qu'une vraie surprise se présente et les vieux gloussent. Tout comme un enfant décou-vrant l'enchantement du chocolat. Je dus attendre le café pour interroger. - Pardon, Madame, j'en ai besoin au plus vite : d'ou vient le mot « subjonctif » ? - Ma petite Jeanne, chaque langue a plu-sieurs měres, elle descend de beaucoup d'autres langues. Mais il y a toujours une mere principále. Celle du francais, c'est le latin. Jungere veut dire « joindre ». Sub veut dire « sous ». Et subjungere veut dire « atteler »... - Atteler, comme atteler un cheval á une charrette ? - Exactement. Quand tu dis « je veux que mon ami vienne », « je veux », c'est le cheval, 1'energie, la volonté, la force qui tire. - Mais il tire quoi ? - La charrette. Il tire son réve, le souhait que son ami vienne. - Pourquoi ? Il faut de la force pour rever ? - Bien sur, ma petite Jeanne, de la force, beaucoup de force, surtout si tu veux que dure le réve. Maintenant, laisse-moi. Je dois me remettre au travail. Les mots du dictionnaire trépignent. Tu ne sens pas comme ils te détes-tent ? - Mais pourquoi done ? - Ils sont jaloux, tout simplement ! Jaloux de l'attention que je te porte. Allez, embrasse-moi et laisse-moi. 84 85 Je posai mes lěvres sur son front. A petíts pas tanguants, elle regagna son jardin. Et, devant Hector ébloui, elle reprit sa mélopée : « Trusqui-ner 1, Tulipe orageuse 2, Tupinet3 »... Comme je franchissais le seuil, une force s'empara de moi. II me semblait que quelqu'un m'avait saisí les deux épaules et m'obligeait á pivoter sur moi-méme. En me voyant revenir, Hector grimaca : - Jeanne, que veux-tu, encore ? Je Pignorai et m'accroupis devant le fauteuil. - Madame, je peux ? Encore une, vraiment, jure, une ultime question ? - Accordé, ma petite Jeanne, mais fais vite. Je voudrais finir la lettre T avant dimanche. - Mon frěre, il a disparu. Alors je me deman-dais... Lorsque, comme vous, on connaít tous les mots... Peut-étre qu'aussi on peut deviner les lieux... 1. Tracer des lignes paralleles. 2. Figure de la danse appelée french cancan. 3. Mésange á longue queue. - Jeanne, s'il te plait, pourrais-tu etre plus claire ? - Mon frere, ne sauriez-vous pas ou il se trouve ? - Toi aussi ? Mon Dieu ! Son visage s'etait crispe. Sans le vouloir, j'avais ravive quelque douleur au plus profond de sa memoire. Elle avait ferme les yeux. On aurait dit qu'elle bataillait avec ce souvenir. - Figure-toi que mon frere egalement s'est evapore. Un beau jour, pffuit. Sans laisser d'adresse. II y a des annees et des annees. Et depuis, rien. Aucune nouvelle. Peut-etre est-il dans la nature des freres de disparaitre ? - Et vous n'avez pas la moindre idee... ? - Bien sur que si. - Et vous n'avez pas couru le retrouver ? - Helas non. J'ai fait cette erreur ; certaine-ment Perreur la plus grave de ma vie. - Vous, si savante, une erreur ? - J'ai toujours cru que, plus on aime quel-qu'un, plus on doit le laisser tranquille. - Done vous n'etes jamais partie a sa recherche ? - Helas ! - Alors la, vous avez raison, e'est une erreur 86 87 terrible. Faites-moi confiance, je ne commettrai jamais la meme. Vous savez done ou se trouve mon frere ? - Dans l'ile du Subjonctif. - Pourquoi la-bas ? - Parce que e'est le pays des reves. Un garcon qui part, qui part sans revenir, e'est toujours a cause d'un reve. - Je vais le retrouver, les retrouver tous les deux. Votre frere et le mien. Et ils vont m'en-tendre : on n'a pas le droit d'abandonner sa soeur. - Que j'aime ton enthousiasme, Jeanne ! Bon voyage ! Et a ton retour, viens tout de suite me raconter... si je suis encore vivante. - Allons, allons, Madame, tout le monde sait que vous etes immortelle. - Immortelle ne veut pas dire eternelle, Jeanne. on a deux jockeys et un planeur dans ses amis, pas d'inquietude ä se faire. Iis sauront bien vous conduire au Subjonctif. Avant toute chose, ranger. Helas ! Ä peine avais-je commence que les envahisseurs revinrent. Huit uniformes flambant neufs. - Bonjour messieurs ! Comme e'est gentil de venir m'aider ! - Tu riras moins dans un quart d'heure, mademoiselle. Allez, prends une serviette, ta brosse ä dents, on t'embarque. Eternite, immortalité ? Décidément, le Temps était une devinette. Je retournai ä la maison, perdue dans ces graves pensées. Et rassurée : quand 88 XIII - Halte-la ! Mes huit soldats n'en croyaient pas leurs yeux. Nous venions de nous mettre en route, la farouche escorte et moi (leur prisonniere). Et voici qu'un petit, tout petit homme, vetu dun bermuda rouge et d'un tricot rayé, osait s'inter-poser. - Qui c'est, I'avorton ? - Allez, dégage ! - D'abord, tes papiers ! - Je suis le cartographe du président-á-vie-et-meme-au-delá ! - Oh, pardon, Votre Honneur ! - Et cette demoiselle, que vous maltraitez, est mon assistante. Liberez-la. - Tout de suite, Votre Honneur. Les huit soldats, si cruels et méprisants l'ins- tant d'avant, n'etaient plus que miel et courgettes. Je venais de faire connaissance avec l'une les lois regissant l'espece humaine, dite « loi le la double crepe » : plus quelqu'un ecrase :eux qui sont au-dessous de lui, plus il s'ecrase levant ceux du dessus. En attendant de poursuivre ma reflexion )hilosophique, je benis Pancien jockey. Sans son apparition miraculeuse, que serait-il advenu de moi ? A l'heure d'aujourd'hui, peut-etre pourrirais-je encore dans une prison oubliee ? - Allez, assez perdu de temps ! Accompa-gnez-nous jusqu'au palais. J'y ai rendez-vous. - C'est un honneur, Votre Honneur ! Ainsi, au pas cadence, nous traversames la ville. Des volets commenc.aient a se rouvrir. On nous regardait, apitoyes : les pauvres ! lis n'ont pas de chance, ce sont sans doute les der-niers rafles... J'avais beau avoir ete sauvee, je n'en menais pas large. Comment, en me voyant, allait reagir le dictateur ? Je tentai de mettre en garde le cartographe. Du revers de la main, il ecarta mes angoisses comme autant de mouches importunes. 90 91 - S.'il te plait, Jeanne. Laisse-moi gerer la situation. Apparemment, Necrole, notre dictateur bien-aime, ne semblait pas m'avoir reconnue. Dans la salle d'attente, je m'etais en catastrophe fait un chignon (merci a lui, il me donne cinq ans de plus ! Cent fois je l'ai utilise pour entrer dans une boite ou au cinema voir des films chauds). Et puis du temps avait passe depuis notre premiere et si detestable rencontre. - Cartographe, quelle est done cette jeune femme ? - Mon assistante. Un ceil de laser sans lequel ma main ne dessinerait que du vent. Une manucure, sosie de la chanteuse Madonna, s'occupait des doigts du maitre. Son travail semblait lui donner bien du bonheur. Elle souriait, emerveillee comme une mere devant son nouveau-ne. - Bien. A partir de cette seconde, celui (ou celle) qui repete un seul mot de ce qu'il va entendre peut se jeter directement dans la gueule d'un requin. II m'evitera de lui arracher le cceur avant. Cher Necrole, toujours le raeme, les annees n'avaient pas de prise sur lui, toujours le meme charme delicat, la meme maniere de convaincre par la douceur ! Il considerait ses deux index aux ongles demesures. La manucure avait bien travaille : il possedait la deux vrais poignards, tout a fait capables de punir les indiscrets - ou les indis-cretes : le message etait clair. - La patrie est en danger. Mes services secrets sont formels : une invasion se prepare. Regardez : la recolte d'une seule journee de perquisition. Cinq sacs-poubelle etaient alignes, cinq grosses poires grises, sous la carte geante de l'archipel. - Si vous n'avez pas trop peur de vous salir, plongez une main, au hasard. Vous verrez que je ne vous mens pas. Vous aussi, l'assistante. Le cartographe retira un dossier complet sur le subjonctif en japonais 92 93 et nous tendit la feuille : « L'expression "j. souhaite que" se traduit par la formule "si c'etait comme ca, ce serait bien, mais". » Je souhaite qu'il pleuve demain A shi ta a me ga fu re ba i i no ni (ne e) d/jB 7)'* ß^rfrV muntZfat) Demain pluie tomberait bien mais (n'est-ce pas) Le president leva les bras au ciel. - Qu'est-ce que je vous avais dit ? Et vous, jeune fille, quelle horreur avez-vous pechee ? Ahurie, je reconnus la mini-bande dessinee que depuis quelques jours je voyais taguee sur des murs. - Qu'est-ce que je vous avais dit ? Encore et toujours du subjonctif ! Ces gens-la sont par-tout ! Je leur ferai rendre gorge. Necrole hurlait. Nous nous regardions, le cartographe et moi, sans comprendre. uel danger pouvaient bien representer ces essins innocents ? Notre etonnement, des plus visibles, accrut la colere du dictateur. - Parce qu'en plus, vous ne savez pas lire les hieroglyphes ? Nous baissames la tete, avouant notre ignorance. - Ce n'est pas complique, pourtant. Et, change soudain en instituteur, il se mit a nous expliquer: ^I^cl^J^ « Ca, c'est "je desire". Ca, c'est "le serviteur". Ca, c'est "soit" ou "se tienne". /Si<=>_rO^O Ca, c'est "sous le sycomore". « Maintenant, vous avez compris, ignorants que vous etes : " Je desire que le serviteur se tienne sous le sycomore." Du subjonctif ! Encore du subjonctif! » Nous suivions, eberlues, la lecon. 94 95 Que venait faire dans notre íle cette histoire de serviteur et de sycomore ? Et quel danger nous faisait-elle courir ? La colére de Nécrole avait repris de Pintensité. Ii tapait du poing sur la table. - La peste est parmi nous. Un complot international. Les Nippons, les Égyptiens, le monde s'apprete ä nous envahir. Quelle folie donna ľidée ä mes lévres et ä mes dents de s'écarter, ä ma langue de former la petite phrase suivante ? - Pardonnez-moi, Monsieur-le-président-ä-vie-et-méme-au-delä, mais pourquoi craignez-vous tant le subjonctif ? Stupeur. Et tremblement. Oser questionner le Tout-Puissant! La foudre allait tomber. La terre s'ouvrir pour avaler ľaudacieuse, une vague sur-gir pour ľengloutir. Plus personne ne respirait dans la salle du tróne, pas merne les oiseaux. Dans le jardin, ils s'étaient arretés de chanter. Le monde entier attendait la punition terrible et méritée qu'allait me valoir ma faute. Le Maítre non plus ne bougeait pas. Les yeux seulement avaient grandi. Des yeux immenses et ronds, des yeux d'enfant face ä quelque chose de parfaitement nouveau : une jeune fille s'était per- mis de lui parler. 11 dut gouter cet etonnement car un sourire finit par lui venir. Et c'est d'une voix tres calme, amusee, qu'il me repondit: - Les Subjonctifs sont les ennemis de Pordre, des individus de la pire espece. Des insatisfaits perpetuels. Des reveurs, c'est-a-dire des contes-tataires. « Je veux que tous les hommes soient libres. » Bonjour le desordre ! « Je ne crois pas que notre president reussisse. » Merci pour le soutien ! Du matin jusqu'au soir, ils desirent et ils doutent. A-t-on jamais construit une civilisation a partir du desir et du doute ? Les conseillers du dictateur, flatteurs et cour-tisans, comme tous les conseillers, hochaient la tete en cadence. - Comme vous avez raison, Monsieur-le-pre-sident-a-vie-et-meme-au-dela : le reve est la plus malfaisante des maladies. - Bien sur que non, Monsieur-le-president-a-vie-et-meme-au-dela. Personne n'a jamais pu batir une societe vivable avec de tels enfants gates ! Necrole, d'un geste, fit taire ces baveux. - J'ai reussi a soumettre tout Parchipel. La tribu des Infinitifs, facile : ils ne savent pas ce qu'ils veulent. Les Imperatifs, de meme : ils n'ar- 96 97 retent pas de se battre entre eux. Les Condition-nels ? On n'a pas de mal ä écraser des gens qui passem leur temps ä faire des hypotheses et qui n'osent jamais affirmer ce qu'ils pensent. Restent les Subjonctifs. Ceux-la sont beaucoup plus redoutables. Mais faites-moi confiance, je vais m'occuper d'eux. Une bonne fois pour toutes. Cartographe ? - Oui, Monsieur-le-président-ä-vie-et-méme-au-delä ? - Vous allez me dessiner leur íle. Les plages possibles pour un débarquement, les hauteurs stratégiques, les marais ä éviter. Je veux tous les details. Pas ďoffensive réussie sans bonne cartographic Relisez Napoleon. Cette demoiselle ä l'oeil de lynx vous aidera. Rendez-vous ici dans sept jours, merne heure. Le temps presse. La Saison des cyclones ne va plus tarder. Madonna, la manucure, avait assisté ä toute la scéne en rangeant tranquillement ses outils. - Au revoir, Monsieur-le-président-ä-vie-et-méme-au-delä. Á demain. (Une legende courait dans Pile, sans cesse ali-mentée par la Direction de la Propagande : les ongles du dictateur et ses cheveux poussaient ä une vitesse surnaturelle, preuve de sa vitalite quasi divine et source d'innombrables fantasmes chez les femmes...) Nous repartimes avec elle. On aurait dit qu'elle était, d'un coup, tombée amoureuse du cartographe. Elle ne le quittait pas des yeux. - Je vais m'occuper de vous aussi, roucoula-t-elle. Comment dessiner soigneusement avec des doigts négligés ? C'est vrai que je suis scan-daleusement chere. Mais avec ce qu'il va vous payer... 98 XIV Mon reveil n'avait pas sonne ; je veux dire que mon oiseau du matin, mon cher torcol fourmilier (Synx torquilla) n'avait pas chante a son heure habituelle. Je m'habillai en toute hate et partis ventre a terre. Le chemin le plus direct vers le terrain d'avia-tion longe la prison. Emilio se tenait la, debout, devant la haute porte en fer rouille. Torse nu. Le Pierrot avait perdu sa veste. De son pyjama blanc ne lui restait que le pantalon. Et son celebre sou-rire qui, chaque nuit, illuminait le Cargo, s'etait evanoui. - On ne vous a pas laisse voir votre femme ? - Elle s'obstine. On lui a propose une declaration : « Je jure ne plus, de ma vie, employer le sub-jonctif. » Elle signait et elle sortait. Elle a refuse. - Que se passe-t-il dans sa tete ? - C'est exactement ce que je me demande. Je lui ai dit, a ma pauvre cherie : « Tu es mariee et tu m'aimes. Pourquoi une femme mariee et qui aime son mari aurait-elle besoin du subjonctif ? » - Et alors ? - Alors elle m'a repondu... depuis j'en tremble... Je lui ai pose la main sur Pepaule. - Courage, Emilio. Je sais que nous, les femmes, sommes parfois cruelles. - Elle m'a repondu : « Aucun amour, pas meme le plus grand, ne m'empechera de rever. » Je me rappelai soudain mes deux jockeys. Devant leur planeur, ils devaient s'impatienter. J'ai du laisser Emilio a sa tristesse. Ou plutot a ce qui est pire que la tristesse : la decouverte que rien ni personne ne pourra jamais remplir le vide qui est en nous. 100 XV Au terrain d'aviation, personne n'avait remar-que mon retard. Les deux anciens jockeys discu-taient ferme. - Et 9a ne te gene pas de dessiner des cartes pour un dictateur ? - Je dessine des cartes pour tout le monde. Le savoir est Tarme la plus efficace contre les tyrans. La preuve : ils brulent toujours tous les livres. - Je ne piloterai pas le planeur qui va per-mettre d'ecraser les Subjonctifs ! Jean-Luc s'etait plante devant son appareil, bras croises et mine farouche. - Libre a toi. Rien de plus facile que de te rem-placer. - Essaie. Le cartographe sauta sur sa moto, bouillon- nant de rage : « Pour une fois que j'avais signe un vrai beau contrat. » Jean-Luc sifflotait, tout a fait tranquille. - Ne t'inquiete pas, il ne trouvera personne. N'importe quel imbecile peut voler, tire par un moteur. Mais planer, dialoguer avec l'air, $a, c'est une autre affaire. Effectivement, le cartographe revint seul, deux heures plus tard, penaud et bougon. - Allez, on part tout de suite. Et pas la peine de triompher comme ca, Jean-Luc, s'il te plait. Reste modeste. On fait juste un reperage. Si Ton ne decouvre rien de dangereux chez les Subjonctifs, je donnerai de fausses cotes, pour proteger 1'ile. Allez, allez, qu'est-ce que vous attendez ? C'etait mon jour de veme, car, ignorant mon festin espagnol, il ajouta : - Mais non, Jeanne, voyons, pas la peine de passer a la balance. Tu n'as quand meme pas grossi depuis hier ! Allez, on a perdu assez de temps... Ľíle du Subjonctif ne dévoila pas tout de suite ses piéges. La premiére partie de ľexploration 102 103 fut longue mais sans souci. Grace a un bien veillant melange d'air chaud et de vent debout, notre planeur put demeurer des minutes presque immobile. Aubaine pour notre cartographe qui dessina, dessina frenetiquement. Pas un mot ni la moindre esquisse de sourire. L'importance de sa tache l'occupait tout entier; et semblait lui avoir rendu les yeux de sa jeunesse. Pas une fois il ne demanda mon assistance. Pour etre franche, je m'ennuyais. Une petite voix aigue me courait dans la tete : « Que fais-tu la, Jeanne ? Qu'est-ce que c'est que cette ridicule histoire de subjonctif ? Et ta grande et definitive enquete sur l'amour, tu l'as oubliee ? > Elle avait raison, la petite voix aigue : que fou-tais-je la ? Au bout de deux heures, soulagement general : le cartographe estima qu'il avait fini. - On rentre, Jean-Luc. Le president-a-vie-et-meme-au-dela sera satisfait. - Tu veux dire que ton plan va permettre de bien les ecraser ? - Je precise. Satisfait car rassure. Cette ile me parait absolument inoffensive. Je vais temoigner en leur faveur. Il m'ecoutera. « Absolument inoffensive ». Ces mots, 1 'Tie 104 dut les entendre. Et en prendre ombrage. Car, dece moment-la... - Encore un tour, Jean-Luc, pour verification. Cet exces de conscience professionnelle fut la cause de l'accident. Sans cette ultime reconnaissance, rien ne serait arrive. - Que se passe-t-il ? Entre la planche a dessin et ce qu'ils voyaient par le hublot, les yeux du cartographe allaient, venaient, de plus en plus vite. - Ma parole, je deviens fou ! De petites gouttes de sueur commencaient de perler sur son front et ses tempes. - Jeanne ! - Oui, patron ? - Tu vois bien une pointe, la, sur la droite, a deux heures ? - Parfaitement, et pointue meme, elle fait penser au cap de Bonne-Esperance. - Comment se fait-il que j'aie note une plage a cet endroit meme ? 105 - Sans doute une erreur, patron, due a la fatigue. Rien de grave. II suffit de gommer. Vous m'avez toujours dit qu'on dessine plus avec sa gomme qu'avec son crayon. - Et la, plus au nord ? - Que se passe-t-il plus au nord, patron ? Je vous en prie, tout va bien, calmez-vous ! C'est normal de ne pas tout voir au premier coup d'ceil. - Mais je perds la vue, ma parole ! Comment ai-jc pu ne pas remarquer ces trois ilots, trois grands ilots, presque des iles, qui crevent les yeux, au beau milieu de la baie ? Quelle erreur, quelle impardonnable erreur ! Dont les consequences auraient pu etre desastreuses ! Cette fois, c'est clair : j'ai sombre dans la vieillesse. Je demissionne. Et il se mit a pleurer. - Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous aban-donne ? Que vais-je devenir sans ma chere, si chere geographie ? 106 Qui rendra un jour Phommage qu'elles meritem aux consolatriccs ? Sans me vanter, je suis de celles-lá. Je n'y peux rien, je porte ce don en moi. J'ai méme réussi á consoler mes parents de me faire tant de peine lorsqu'ils se sont séparés. C'est dire jusqu'ou va mon talent. J'ai done laissé passer le gros du chagrin. Et puis ma voix, la plus douce de mes voix, est entrée en action : - L'ile que nous survolons n'est pas comme les autres, patron. Si j'ai bien compris, le'sub-jonctif est Punivers du doute, de Pattente, du désir, de Pespérance, de tous les possibles... Comment voulez-vous que Pile du doute, de Pattente, du désir, de Pespérance, de tous les possibles ait des contours bien définis ? Longtemps, il réflécbit. Avant de se tourner vers moi. - Ce n'est pas faux, ce que tu racontes la, Jeanne. - Vous savez, vous, donner des Hmites á vos doutes, á vos désirs, á votre espérance ? Soyez franc. En étes-vous capable, patron, en dépit de votre áge et de votre experience ? Par definition, le possible n'a pas de limites, non ? 107 - Ce que tu veux dire, c'est que les rivages 1'ile du Subjonctif changent sans cesse ? - Exactement, patron. Comme les iles vol niques. Le désir et l'attente ne sont-ils pas des volcans, dans leur genre ? - Mais alors mes yeux ne sont pas en cause. Ce n'est pas moi qui ne sais plus regarder, c'est le monde qui bouge. - Vous mettez du temps á comprendre, patron. - Viens que je t'embrasse, Jeanne, tu me res-suscites ! Pour venir vers moi, il se leva brusquement, provoquant une terrible embardée. Et la colěre de Jean-Luc : - Ou tu te crois, jockey de plat ? Á peine ressuscité, tu veux nous tuer ? Moi d'habitude si peureuse, moi, cette fois, je souriais. Car j'avais ma réponse á la petite voix aiguě. Qu'est-ce que l'amour sinon du doute, de l'attente, du désir, de l'esperance ? Done l'amour était une varieté du subjonctif. La petite voix aigué était une imbecile : elle ne s'etait pas rendu compte que la-haut, dans son planeur, Jeanne continuait son enquéte. Combien de temps survolames-nous Pile mouvante ? Le cartographe etait le seul a ne pas sentir la fatigue. Dans une grande exaltation, sifflotant des airs glorieux (La Chevauchee des Walkyries) ou guillerets (Un fiacre allait trotti-nant), il enchainait les dessins : portrait de Pile S. a 18 h 30 ; portrait de Pile S. a 19 h 15 ; portrait del'ile S. a 20 h 03... - Comme tu as raison, Jeanne, oh comme tu as raison. La science n'est pas ennemic du mou-vement, il suffit de dater. A tant tourner, nos yeux se fermaient. Nous avons du, Jean-Luc et moi, nous endormir. C'est la sensation de tomber qui nous a reveilles, Pespace d'un instant. Car la violence de Patterrissage nous a envoyes dans cette region du sommeil qui n'est pas loin de la mort. 108 XVI Une boule de feu. Juste au-dessus de moi. Decidement, les dieux me poursuivaient de leur hargne. D'abord l'accident et maintenant un incendie. Ou la foudre. Dans la boule rouge, peu a peu, parurent deux yeux, deux yeux bleus. En dessous, des levres qui s'etiraient pour sourire. - Ca y est, notre invitee se reveille. Le flou se dissipait, comme une brume mati-nale chassee par le vent. J'y voyais de nouveau clair. La boule rouge n'etait pas du feu mais un jeune homme roux. Iibouriffe comme la plus inextricable des jungles. Une jungle rouge. - Bienvenue dans Tile ! je m'appelle Dany. - Comment... vont-ils... mes deux amis... jockeys ? - Des jockeys ? Nous aurions du le deviner, vu leur taille, Aucun probléme pour le pilote. - Normal. Les obstacles, il connait. - II offre déja sa tournée au Chardon bleu, vous verrez, c'est notre quartier general. - Et l'autre ? - Le dessinateur ? Il ne voulait pas lächer son crayon. Ii avait raison. Vu l'etat de sa main droite, je doute qu'il puisse encore s'en servir. Mais ses jours ne sont pas en danger. Je souris ä mon tour. J'ai toujours aimé cette expression : « ses » jours, ca fait croire qu'on est propriétaire de « sa » vie. Tout de suite aprés, je me rappelai ma mission : -J'ai un frére dans l'ile, je suis sure qu'il est la. Et aussi le frére de la Nommeuse. Je dois les voir au plus vite ! - Calme-toi ! Ou tu vas t'evanouir pour de bon. Comment s'appellent-ils ? - Thomas, c'est mon frére. L'autre, c'est Jorge Luis, un trés trés vieux. Vous les connaissez ? Dany leva les bras au ciel : - Eh bien dis done ! Tu as une dröle de famille. De dröles de cocos, ces deux-lä, chacun dans son genre. Et trés amis, d'ailleurs. Ne t'inquiete pas, ils sont bien dans l'ile. 112 113 - Je veux les voir ! -Chaque chose en son temps ! Repose-toi] d'abord un peu. Je vais les prevenir. Une heure plus tard, j'avais rejoint le fameux Chardon. Moins un cafe qu'un grenier, un doux to desordre de toutes les choses qui font rever les enfants : visses aux murs, dix vieilles locos de trains electriques, une chaise a porteurs, un tigre empaille, une collection de papillons geants, la maquette du premier Pen-Duick, trois costumes de Batman, a trois ages de la vie... Etc. Chaque regard tombait sur son lot de tresors. Et, parsemee, comme egaree, dans cette foret magique, la foule la plus diverse que j'aie jamais rencontree, des costumes trois-pieces et des jeans, des robes du soir et des survete-mcnts, des cranes rases et des catogans, des gamins et des vieillards. Un catalogue joyeux de tous les etres humains. Abreuves comme il convient, Jean-Luc et moi fetions notre bonne fortune. Tout est bien qui finit bien. Nous voici chez des amis... A voir si jubilant mon compagnon, un soupcon me prit. Se pourrait-il... ? Jean-Luc, un Subjonctif ? Appartenait-il secretement a cette tribu radieuse que Necrole jugeait si redoutable ? Avait-il sciemment provoque Paccident ? On nous fetait, nous pressait de questions : - Quelle chance, des voyageurs ! - Pour une fois qu'on s'interesse a nous ! - Et en plus ils sont jeunes ! - Qui vous a donne l'idee de venir ? - On parle encore de nous dans Pile de Plndi-catif ? - Moi, je croyais que notre subjonctif etait mort, bien mort, enterre et oublie. - Tu vois qu'il ne faut jamais desesperer. 114 115 On se battait pour nous inviter. Ce soir, vous couchez chez nous. Non, chez nous, il y a des chevaux. Chez moi ! J'ai une piscine ! Mon sauveur roux s'approcha. Tout le monde l'appelait. Dany, tu prends un verre ? Dany, j' quelque chose a te dire ! Il semblait le chef, meme si « chef » n'etait pas le mot qui convenait. D'une telle bande, nul n'aurait pu obtenir le plus petit soupcon de discipline. Sans doute n'etait-il seulement que Pembleme, le drapeau vivant, celui qui parle plus fort et plus drolement que les autres. - Maintenant, je vous enleve Jeanne. Elle doit aller dormir. - Qui etes-vous ? je veux dire : qui etes-vous, les Subjonctifs ? Des malades ? Des dangereux ? - Pour les choses serieuses, Jeanne, tu ne pre-feres pas qu'on attende demain ? - Pas question. - Curieuse, n'est-ce pas ? Maladivement curieuse ? Dany avait pris mon bras. Nous marchions sur la plage, ä la lisiere de l'eau, lentement, ä petits pas, comme deux vieux. - Tu l'auras voulu. Par quoi commencons-nous ? I - La Nommeuse a tente de m'expliquer : sub-jonctif, du latin subjungere, atteler. Dans la phrase «je veux qu'il vienne », « je veux », c'est le cheval et « qu'il vienne », c'est la charrette... Je devais faire, en parlant, une drole de mine, 117 la grimace deconfite de qui recite par cceur et ne comprend pas ce qu'il dit, malgre tous ses efforts, car il eclata de rire. - Il faut avouer que ce n'est pas tres clair ! - Vous, Dany, si vous me parlez, je suis sure que je comprendrai. - Flatteuse ! Je vais commencer par un detourJ Le sommeil, notre sommeil, est un continent mys-terieux. Tu sais comment les savants Pexplorcnt ? lis nous posent des fils electriques sur le crane. Chaque fois que nous nous mettons a rever, ils le savent. Et s'ils nous reveillent a ce moment-la, s'ils nous empechent de rever, qu'arrive-t-il, d'apres toi ? - Aucune idee. - Nous mourons. - Quel rapport avec le subjonctif ? - C'est ce que tu vas voir. La tete me tournait. A cause de l'accident, des rhums de bienvenue, des premiers effets du subjonctif ? Je me laissai doucement tomber sur un rocher rond. Dany etait reste debout. Il marcbait dc long en large comme tout bon enseignant qui se respecte. - Commencons par le plus simple, l'endroit ou tu habites : l'lndicatif, c'est ce qui existe. 118 - Ca, je sais. Ce qui existe, ce qui a existe, ce qui existera. Du concret. Du certain. Du reel. - Parfait ! Nous, les Subjonctifs, nous nous interessons au possible. Ce qui pourrait arriver. En bien ou en mal. Je veux qu'il vienne. Je doute qu'elle guerisse. De temps en temps, il levait la main, ses yeux cherchaient, a droite, a gauche. A l'evidence, un tableau noir. La main retombait. « J'avais ou-blie que nous ne sommes pas en classe. » - Je peux te tutoyer, Dany ? Je commence a comprendre. Et en meme temps, je comprends de moins en moins. - Ca, c'est la vie, Jeanne : plus on comprend, moins on comprend ; plus on sait, moins on sait. - Arrete de m'embrouiller. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi Necrole vous deteste tant, pourquoi il veut lancer l'assaut contre vous. - Je te l'ai explique : le subjonctif est l'uni-vers du possible. - Et alors ? - Reflechis un peu, Jeanne. Qu'est-ce que le possible ? 119 - Quelque chose qu'on pourrait faire... - Mais qu'on n'a pas fait. Pas encore fait. Pas voulu faire. Reclamer le possible, tout le possible, c'est critiquer le reel, le monde tel qu'il est, la pauvrete, les injustices. Et done critiquer les politiques, pas tous mais ceux, comme Necrole, qui veulent que rien ne change : ils se satisfont tres bien du monde tel qu'il est. - Le subjonctif est un mode revolutionnaireJ c'est ga ? - On peut le dire. - Maintenant, je comprends mieux pourquofl on peut avoir peur de vous. C'est vrai que vous derangez. Je voudrais adherer. - Pardon ? - Adherer a votre club. - II ne s'agit pas d'un club, Jeanne. Nous for-mons une chevalerie. - Chevaliers... Vous ne seriez pas un peu... pretentieux ? - Le reve est une bataille, Jeanne. Je veux par-ler des vrais reves, bien sur, pas des petits desirs qui nous passent dans la tete et y volettent comme des moustiques. - Qu'est-ce qu'un vrai reve ? - C'est un reve qui dure. Et s'il dure, c'est qu'il s'est marie. Marie avec la volonte. Je ne m'etais pas rendu compte qu'une foule d'animaux suivait la le^on. Des mouettes, des crabes, des chiens, j'aurais jure qu'ils approu-vaient. Mais, fatigue et enthousiasme aidant, je n'avais plus toute ma tete. Tout a fait lucide, aurais-je senti bouger sous mes fesses le rocher rond qui me servait de siege ? - Eh bien, Jeanne, tu t'etais assise sur une tortue ! Tu ne pouvais mieux choisir. La tortue est un animal typiquement subjonctif. La maison ou je devais etre accueillie n'etait pas loin. Je m'endormis lentement, bercee par cette devinette : en quoi une tortue etait-elle un animal subjonctif ? 120 XVIII Le lendemain, des que parut Dany, je me pre-! cipitai. - Tu as vu mon frere ? - Je l'ai prevenu. - Et alors ? Pourquoi n'est-il pas la, avec toi ? - Et alors... Les ganjons sont les garcons, Jeanne. 11 a un travail a finir. II viendra plus tard. - J'ai fait tout ce voyage rien que pour lui! J'ai pris tous ces risques. Et il me fait attendre. Parfait, Thomas. Cette fois, tu l'auras voulu. Quelle heure est-il ? - Pardon ? - A partir de cet instant meme, je n'ai plus de frere ! Dany me regarda en souriant. Il devait s'y connaitre en famille. Il me tapota sur Pepaule. - Les garcons sont une sale race. Sauf les roux. on. Si tu veux en savoir vraiment plus sur le subjonctif, va au Centre. - Quel Centre ? - Un centre de recherche : ne s'y retrouvent que des passionnes, de vrais savants. Tu les trou-veras la-bas, juste avant le petit port des Biches. D'apres ce qu'on m'a dit, ils se sont installes dans l'ancien chantier naval. - J'y vais tout de suite. - Bon courage ! Comme tous les passionnes, ils frolent la maniaquerie. A premiere vue, aucune trace du chantier. Dany ne m'avait donne que des indications vagues. Une voie ferree sortait de l'eau et traversal la place pour aller se perdre entre les pal-miers. Mysterieux trajet. Se pouvait-il qu'on accrochat la mer, deux fois par jour, a une locomotive et qu'ainsi la marec monte ? Je n'avais jamais rien compris a mes cours de sciences et, vous voyez, j'etais a mon tour frappee par la contagion du subjonctif : je n'arretais plus d'imaginer, meme l'invraisemblable. Je m'avancai de quelques pas dans la foret. J'aurais pu chercher longtemps. La vegetation finissait d'avaler deux batiments de bois a demi ecroules d'ou depassaient des etraves pointues. 122 123 Une colonie de singes s'amusait avec des outils casses, hachettes et scies, sans se preoccuper d'un groupe d'hommes et de femmes en pleine discussion. lis etaient tous assis par terre, sauf un petit monsieur proprct coiffe d'un chapeau de paille. C'est lui qui, au bout d'un long moment, me remarqua le premier. - 11 semble que nous ayons une nouvellc amie. Tous les regards se tournerent vers moiJ J'aurais voulu rentrer sous les copeaux qui me chatouillaient les pieds. - 11 ne parait pas que nous nous soyons deja rencontres. - Dieu soit loue ! Je n'aurais jamais era qu'une si jeune fille daignat s'interesser a notre mode bien-aime ! - Que cette demoiselle prenne place parmi nous ! - Et qu'elle veuille bien nous excuser de] continuer nos travaux : un congres de gram-mairiens nous attend a Quebec. - Auparavant, je ne doute pas qu'elle accepte' d'inscrire son nom dans ce cahier. - Que Jeanne ne s'offusque pas de ces pre- cautions : elle n'a pas idee comme nos ennemis pullulent. Je m'assis sur un tronc a demi creuse. Pas de doute : je me trouvais bien dans un ancien chan-tier naval. Plus loin, sur ma gauche, l'arbre sur lequel reposaient mes fesses n'avait pas eu le temps de devenir pirogue. J'ouvris grand mes oreilles. lis continuaient de s'exprimer de cette etrange maniere. Ces Subjonctifs-la avaient du faire un voeu : ils ne parlaient que subjonctif. Et moi, je dois vous Pavouer, je perdais pied. Quel etait done ce mysterieux Centre dont ils parlaient sans cesse ? « Ah, s'il se pouvait que le Centre existat encore ! » « Ah, s'il plaisait a Dieu que d'autres jeunes, tout comme Jeanne, nous rejoignissent, nous pourrions esperer que le ministre rouvrit le Centre ! »... La rencontre au Canada avait Pair d'echauf-fer les grammairiens. Ils en parlaient avec la fievre de ceux qui se preparent a un combat. - Vous ne croyez pas que les Quebecois veulent nous pieger ? 124 125 - II est vrai qu'ils connaissent la langue franchise mieux que nous. - Les « bizarreries du subjonctif », drole de titre pour un debat, non ? - Et meprisant. Bizarreries. Je vous demande un peu. - 11 est vrai que notre subjonctif n'est pas toujours tres Iogique. - J'espere que tu ne paries pas serieusement. - Tu veux des excmples ? J'en ai dix en memoire. Pourquoi dit-on : « Crois-tu qu'il vienne ? » et « Tu crois qu'il vient ? » Pourquoi le subjonctif dans le premier cas et l'indicatif dans le second ? Pourquoi dit-on : « Je crois qu'il vient » (indicatif) et « Je ne crois pas qu'il vienne » (subjonctif) ? - Tu me donnes une idee ! Voila ce qu'on va; leur balancer, aux Quebecois, une etude bien salee sur 1'interrogation et la negation ! Pour reposer leur cerveau, mes amis, meme les plus ages, s'imposaient toutes les demi-heures cinq minutes de course sur la plage : les vrais grammairiens sont des athletes. Durant l'exer- cice, le monsieur propret n'avait pas quitté son chapeau. Je profitai d'une de ces pauses pour rinterroger sur ce fameux Centre. - Vous voulez dire que vous n'aviez jamais entendu parier de nous ? Hélas, c'est bien le probléme. Nos travaux n'intéressent plus le grand public. Que faire ? Ses grands yeux bleu päle m'appelaient ä l'aide. Je reposai ma question : - Vous parlez sans cesse d'un certain Centre... - Mais le CNRS, bien sür ! Une institution que le monde entier nous enviait ! Lc Centre National de Recherche sur le Subjonctif. Il a fermé ses portes il y a cinq ans, faute de credits. Et nous voilä maintenant contraints de travailler dans ces mines... - Pas n'importe quelles ruines, quand meme, les ruines d'un chantier naval ! - Que veux-tu dire, ma petite Jeanne ? - Si j'ai bien compris, le subjonctif est le temps du possible. Alors le subjonctif appartient i la méme famille que les bateaux. Les autres athlétes-grammairiens avaient fini leur parcours et, tout en reprcnant leur souffle, revenaient vers nous. 126 127 - Jeanne, sois plus claire, s'il te plait ! - Quand vous avez un bateau, vous pouvez aller partout. D'accord ? Rien ne vous retient. Done tout est possible. Done le bateau est un outil typiquement subjonctif. - Ca, ma petite Jeanne, nous n'y avions jamais pense ! - Vive Jeanne ! 11 n'y a pas eu besoin de lui expliquer longtemps ! - Bienvenue parmi nous, Jeanne ! - Vive notre nouvelle brillante Subjonctive ! De temps en temps, le ton montait. - Oui ou non, « bien que » est-il suivi du subjonctif ? Les voitures roulent vite bien qu'il pleuve. Dans ce cas-la, il pleut vraiment, non ? Alors ? Cette pluie-la est bien reelle, non ? Si le reel est le mode de l'indicatif, il faudrait dire bien qu 'il pleut. - Marguerite a raison, - Marguerite a le don de toujours tout em-brouiller. - Arrete d'insulter ma femme ou nous demis-sionnons. Qui aurait cru le subjonctif capable de dechainer de telles passions ? 128 129 I - Et maintcnant, notre chere Danielle va nous faire sa communication de politique etrangere. Annonce magique : le calme revint instanta-i nement. Et tous les regards convergerent vers une grande dame brune aux yeux malicieux. - C'est une savante, me chuchota mon voisinJ Nous avons beaucoup de chance de l'avoir parmi nous. Chaque fois qu'elle parle, eile nous raconte un grand voyage. Quelle sorte de voyage ? Ordre de Necrole: personne n'avait eu le droit de quitter l'archipel depuis des annees. - Alors, Danielle, de quelle langue vas-tu noui entretenir, aujourd'hui ? - Du gisir, une langue bantoue du groupe B40J On la parle en Afrique centrale, principalement dans la foret gabonaise. Dans cette langue, le sub-jonctif n'existe pas. 11 est remplace par le vcrbe « aimer » : rondi. Ainsi, « je souhaiterais qu'il pleuve ce soir » se traduira : nja rondi nvula nogi na tsisiga (inutile de prendre des notes). C'est-a-dire : « j'aimerais la pluie tomber ce soir ». Le sub-jonctif est done l'univers de tout ce qu'on aime. - Vivent les Bantous ! 11 faudra qu'ils rejoi-gnent notre club. - Le gisir a une autre particularite amüsante. Les verbes ne changent jamais de temps : ils demeurent invariables, en une sorte d'infinitif permanent. C'est ce qui suit le verbe qui donne le temps du verbe. Exemple : « je t'aime », «j'aime toi », le verbe est un present puisque Pamour est la. Nja rondi, « j'aimerais » ou « j'aimerai que tu viennes », se traduit litteralement par « j'aime toi venir ». Nja rondi u rugi. Et rondi (« aimer ») devient un futur ou un conditionnel puisque la suite est incertaine. Au fur et ä mesure que Danielle entrait dans les details, l'excitation grandissait chez les gram-mairiens. Leurs yeux brillaient, ils battaient des mains, admirable !, admirable !, ils semblaient tous prets ä partir immediatement pour 1'Afrique, au pays des Subjonctifs amoureux. Je ne savais pas que les grammairiens etaient de tels explora-teurs. Moi, je vous avoue que ces debats me depassaient un peu. H • * Soudain, mon nouvel ami, le monsieur propret au chapeau de paille, consulta sa montre, ramassa 130 131 un bout de bois et tapa sur une cloche : il eu Pheure. Par politesse, je me forcai a protester: - Pourquoi si tot ? La nuit n'est pas encor tombee. - Parce que le subjonctif a ses regies de vie. - Nous devons dormir pour dormer assez de place au reve. Un subjonctif sans reve est comme une planete privee d'eau : la vie s'en retire. Pour ce soir, les debats sont clos. Mais des mardi pro-chain, nous t'attendons de pied ferme. Danielle, histoire de nous allecher, quelle est ta prochaine langue au programme ? - Le chinois. - Le subjonctif en chinois ? Ca alors ! J'ima-gine que personne d'entre nous ne voudra manquer 5a. Et profitons-en pour recruter. N'oubliez pas : plus nombreux nous serons et plus notre Centre aura des chances de renaitre ! Allez, bonne et fertile nuit a tous ! XIX Un restaurant. Aucune ressemblance avec le cher vieux Cargo, ni avec mon nouveau quartier general, le Chardon bleu. Un etablissement nul. II ne merite done pas que je rapporte son nom. Faux luxe : terrasse en teck, parasols, voitures decapotables sur le parking, serveuses a peine vetues. Et clientele imbuvable : de jeunes bouffons cheveux-courts-costume-cravate-baskets, qui ne s'ecoutent pas les uns les autres et parlent trop haut, d'abord d'argent, toujours et encore d'ar-gent et de moi je, moi je, ma future Porsche, moi je, ma piscine a venir... Qui pour un rien s'es-claffent, qui tiennent toute la place et en vou-draient plus encore, qui se croient les rois du 133 monde, sans le moindre regard pour les autres, vous existez ?, ah bon, je ne l'avais pas remarques. Et parmi eux, semblable ä eux, leur copie conforme, aussi arrogant, aussi ricaneur, aussi dragueur de demoiselles-vestiaire : Thomas, mon frere. Celui qui se pretendait trop accable de travail pour venir saluer sa soeur. II ne me reconnut pas tout de suite. Normal: il n'habitait pas la meme planere que moi. La; genante revelation (« cette fille, la-bas, avec cette robe affreuse, on dirait que c'est ma sceur. Dieu m'epargne cette mauvaise rencontre ») mit de longues minutes pour franchir le gouffre qui nous separait et d'autres longues minutes pour atteindre son cerveau. Je mis ä profit tout le temps de ce voyage pour tendre Poreille. La conversation de ces seigneurs modernes valait son pesant de caca-huetes : - Ä combien tu valorises ? - Mon business plan les a troues. - Click ou mortar ? Moi, j'ai choisi. - D'accord avec toi. Ceux qui ont fait fortune, ce ne sont pas les chercheurs d'or mais les vendeurs de pelles... - Ou en est ton LBO ? Etc. J'ai oublie le reste de cette salade verbale. \ Comment plonger mon tres cher frere dans le plus profond et poisseux des embarras ? Me pre-cipiter vers lui en hurlant son prenom et l'em-brasser bruyamment quatre fois, a la bretonne. Ce que je fis. Honte de Thomas. Plaisir sadique de Jeanne. Le rouge soudain de ses joues, les railleries de ses copains, la confusion de ses explications (« Ma soeur et moi, on ne s'est pas vus depuis si longtemps... vous comprenez... c'est pour ga... et en plus, nos parents sont separes... »), autant de cadeaux pour moi. lis me vengerent presque d'avoir ete abandonnee par lui. Il finit par m'entrainer vers une table isolee. Et, fatigue de m'engueuler, il se calma. Mieux, et tres surprenant, il parut heureux de me voir. Et, plus invraisemblablc encore, il me proposa quelque chose. - Tu veux savoir comment je suis en train de devenir richissime, tu veux visiter l'endroit ? Une adolescente est deja une femme : quand un gargon lui parle de sa reussite (sa reussite a lui, bien sur), elle sait se pencher vers lui, entre-bailler la bouche, comme si l'on se devait de 134 135 boire la moindre parole d'un futur milliardaire, elle sait battre des cils tel un enfant devant l'arbre de Noel, d'instinct elle sait glousser et applaudir. - Oh oui, Thomas, j'aimerais tellement, je serais si fiere ! - Jeanne, reponds-moi franchement : est-ce| qu'une maladivement curieuse sait tenir sa langue ? - Bien sur ! - Reflechis, reflechis avant de repondre ! Si tu te trompes, c'est moi que tu trompes. Et alors, je suis mort. Les amis avec qui je travaille ne sont pas des tendres. - J'en etais sure : tu as rejoint la mafia ! - Non, Jeanne. Seulement des gens qui ont un but et qui sont prets a tout pour y parvenir. Je te pose a nouveau la question : une maladivement curieuse comme toi... - Oui. Sans hesitation, oui. Une maladivement curieuse n'est pas forcement une imbecile. Une maladivement curieuse a besoin de la confiance, de la confiance totale de ceux qui lui ouvrent des portes. Elle sait que, si elle perd cette confiance, toutes les portes se fermeront devant elle et resteront fermees. Fermees a jamais. Je te dis et redis oui. Oui, je saurai tenir ma langue pour l'empecher de bavarder. Et aussi doigts pour leur interdire d'ecrire quoi que mes ce soit. - Parfait. Je vais te montrer. On y va ? - Demain, Tom, demain quand tu veux. Aujourd'hui, je suis prise. On m'a invitee aux exercices. - Quels exercices ? Ah oui, ces pratiques ridicules au sommet de la colline... - Je deteste quand tu te mets a mepriser, Tom. Tes yeux rapetissent, ta bouche se tord, tes narines se pincent. Quand tu meprises, tu deviens laid. - Libre a toi. Peut-etre que demain, j'aurai change d'avis. Et d'un bond, elegant je dois dire, il sauta dans la voiture de ses amis (celle qui, plus tard, deviendrait une Porsche et n'etait pour l'heure qu'une Peugeot 305 hors d'age). Quand on s'ap-pelle Tom, futur milliardaire, on ne prend pas la peine d'ouvrir une portiere, n'est-ce pas ? 136 XX L'ilc entiere marchait. Jamais je n'avais vu tant de gens marcher. Sauf peut-etre le 11 aout 1999, lorsque la France etait sortie de chez elle, lunettes noires sur le nez, pour regarder Peclipse du Soleil, cette drole de nuit au milieu du jour. Tout le monde marchait. Meme les vieux, tant bien que mal, courbes sur leurs cannes ou pous-ses dans d'invraisemblables carrioles. Meme les malades ou les bebes, portes dans les bras. Ils marchaient vers le sommet de la colline, le genre d'endroit que Necrole avait, sous peine de mort, interdit. Je me joignis au mouvement, bientot rejointe par Dany le roux. - Personne ne manque le rendez-vous, on dirait ? - Personne, sauf les morts. Et encore, si on 138 avait de meilleurs yeux, je suis certain qu'on les verrait parmi nous. - Ces pelerinages sont frequents ? - Chaque grande maree. I - Mais alors pourquoi vous eloignez-vous du tivage ? Et pourquoi montez-vous sur cette colline ? Chez moi, en Bretagne, c'est plutot le bord de Peau qui nous interesse. - Nous sommes des Subjonctifs, Jeanne, pas des pecheurs de crevettes. - A propos de Subjonctifs, je viens de rencon-trer des hommes d'affaires. - Ceux qui travaillent avec ton frere ? - Comment savez-vous ca ? - Je sais beaucoup de choses. Alors, ces hommes d'affaires ? Que veux-tu apprendre sur eux ? - Ce sont aussi des Subjonctifs ? - Les Subjonctifs sont des etres humains comme les autres, Jeanne. 11 y en a qui revent pour eux-memes, seulement pour eux-memes. Et puis d'autres qui monnaient leurs reves. C'est la vie, Jeanne. 139 Les derniers metres, l'ascension devenait rude. Les plus jeunes aidaient les plus ages. Les rires s'etaient tus, de meme que les conversations joyeuses. Les visages un a un se tendaient. J'avais fait un peu de theatre, dans Fancien temps, a Pecole. Cette gravite soudaine, cette crispation des levres et des yeux ressemblaicnt au trac qui precede le lever de rideau. Et soudain, la vue coupait le souffle : sur-j plombant la baie du Miroir, un vaste amphitheatre naturel tapisse d'herbe et de ces fleurs blanches, fragiles et bienveillantes, appelees camomilles. On dit que, bouillies dans Feau, elles liberent une substance qui apaise les yeux. Mais, pour une plus grande douceur de la vue, peut-etre suffit-il de respirer leur parfum ? L'installation fut longue. Chacun s'asseyait ou s'allongeait, selon sa preference, dans une atmosphere respectueuse et recueillie : « Par-donnez-moi, je vous en prie, je peux me depla-cer si vous preferez... » Et puis Fon se tut. Les regards convergerent vers la mer qui montait lentement. Peu a peu, elle emplissait la baie qui, de minute en minute, meritait mieux son nom : cernee par les col-lines, Fetendue d'eau formait un cercle parfait. Dont la teinte variait constamment, du bleu profond au gris pale, selon la fantaisie des Duages : une glace parfaite pour que s'y mire un geant. Et puis rien. Je pensais que quelque chose allait se passer. Que quelqu'un allait se lever pour instruire, raconter, questionner. Donner le depart d'une gymnastique. Je ne sais pourquoi, j'imaginais quelque chose de tres delicat, se rapprochant du tai chi, la gymnastique tres lente qu'on pratique en Chine. Rien de cela. Les Subjonctifs demeu-raient immobiles. Un spectacle grandiose allait forcement debuter, un defile nautique, une bataille navale, une parade qui justifie le depla-cement de tous ces gens... Mais non. Rien non plus sur Feau. Rien que le vide. Une pirogue etait passee, petite griffure blanche sur Fetendue bleu-gris. Poussee par son moteur, elle avait vite disparu, comme honteuse de troubler ce calme parfait. - Les exercices... lis vont commencer bien-tot ? Dany se tourna vers moi, stupefait: - Voyons, Jeanne, tu n'as pas compris ? - Et... ils vont durer encore longtemps ? 140 141 - Voyons, mais tant que la mer sera haute ! Et maintenant, laisse-moi tranquille. Un Subjonctif qui manque ses exercices peut en mourir. * I » « I C'est alors qu'elle est arrivee. Une maigre silhouette de femme surmontee d'un plumeau en guise de coiffure. Vetue d'un tailleur de ville, macule de graisse. Et pieds nus. La jambe droite de cette femme saignait. Le soleil avait brulc le reste de sa peau jusqu'ä l'incandescence. Mme Jar-gonos pleurait. Je me precipitai. Je faillis la prendre dans mes] bras. Je me rappelai ä temps qu'il est strictement interdit par le reglement de prendre dans ses bras une inspectrice de l'fiducation nationale franchise. - Comment etes-vous arrivee ? Elle me considera d'un oeil absent. - 11 est parti. - Peut-etre, peut-etre ! Mais comment avez-vous reussi ä traverser le detroit ? - 11 est parti. - C'etait vous dans la pirogue ? Maigre les requins ? - II est parti. - D'accord, d'accord, j'ai compris, votre amoureux est parti. Ce genre de chagrin arrive ä tout le monde. Mais pourquoi prendre tant de risques pour venir jusqu'ici ? - Je veux qu'il revienne. Et sans plus preter attention ä moi, eile alia s'asseoir parmi les autres et, comme les autres, regarda droit devant eile, sans s'occuper du reste. La mer ne montait plus. Jamais je ne l'avais vue si sage, parfaitement immobile et ronde. Et tout ä fait silencieuse : aucun ressac, pas la moindre ride. Mais quel etait ce murmure qui soudain m'en-tourait ? On aurait dit que tous les regardeurs de mer s'etaient en meme temps mis ä prier. Un chuchotement geant, un chantonnement sourd, semblable ä celui des eglises. Mes oreilles mirent longtemps a reconnaitre les paroles car aucune priere n'etait semblable aux autres. Ii fallait defaire le nceud pour retrou-ver chacun des fils. Au debut, je m'emmelais, croyant entendre : Je eher che que tu sois h eureuse. 144 145 // est juste un ami qui veuille m'ecouter. Ab, s'il se pouvait que mes parents m'offris-sent une Game Boy pour Noel. Peu ä peu, je m'habituai, reconstituai le$| phrases (Je cherche un ami qui veuille m'ecouter), j'appris ä circuler dans cet entrelacs dc vceux. Sij'osais, je souhaiterais que mafille ressuscite. J'aimerais tant ne pas douter que mon fils ait son bac le mois prochain. Dans ce fouillis de mots, comment recon-naitre ceux de Mme Jargonos ? Je ne voulais pas la gener dans sa detresse, je ne voulais pas m'approcher trop. Enfin je reperai le parier sec, inimitable entre tous, cet imperatif perpetuel, cette ma-niere de ne parier qu'en donnant des ordres: Je veux qu'il revienne, vous m'entendez, je le veux. Qu'il revienne au plus vite et je lui pardonne. Mais la diction n'etait plus si sure. Elle hesitait, eile begayait, eile butait sur des silences qui etaient comme des sanglots : S'il vous plait... ob, s'il vous plait... qu'il revienne ! Les supplications de l'ex-orgueilleuse ser-raient le cceur. Souvent, depuis que j'avais ete embauchee par le cartographe, depuis que je passais mes jour-nees en planeur, souvent je repensais a mon travail precedent, ma grande enquete sur l'amour. Et voici que je la retrouvais. Le subjonctif est le mode du doute et de Pesperance. Le subjonctif est le mode de l'amour. Alors je me souvins d'une le^on, l'une de ces lecons qui ne vous sont pas donnees a 1'ecole mais dans la vie, par la vie. Thomas et moi, nous venions avec nos parents de faire un petit voyage en bateau, le tour de Pile de Brehat : une heure de secousses, une heure d'embruns glaces sur la figure. Je posai les pieds, soulagee, sur la terre enfin ferme. - Papa, dis-moi franchement, pourquoi aller en mer quand on n'y est pas oblige ? 11 faut etre fou, non ? Pourquoi tant de gens disent-ils bete-ment aimer la mer ? 146 147 - Parce que la mer est le grand miroir. Nous marchions encore sur le quai. Je penchai. Et dans 1'eau agitee je ne distinguai Hen, que de l'ecume. - Drole de miroir, ce miroir dans lequel on; ne se voit pas ! - Petite sotte : la mer ne reflechit pas les visages. La mer est le miroir de nos reves. - Done quand je regarde la mer, je vois mes reves ? - Si tu regardes bien et si ton reve le merite. Aujourd'hui, cette lecon me revenait en memoire avec une clarte presque agressive. Je venais de comprendre que la mer est le Grand Subjonctif. XXI Pendant les « exercices », j'avais remarque trois individus plutot particuliers, trois gaillards hirsutes, des forces de la nature. lis s'etaient installs a l'ecart de la foule. Et au lieu de murmu-rer, comme nous tous, ils avaient sorti qui un carnet, qui un cahier, qui une enveloppe et grif-fonnaient, griffonnaient a perdre l'ame. J'avais suivi, fascinee, les mouvements frenetiques de leurs poignets. - Qui sont ces trois sauvages ? demandai-je a Dany, comme nous redescendions. - Nos invites permanents. Ils reviennent chaque fois. Et rien ne nous rend plus fiers que leur visite. - Mais qui sont-ils ? - Les trois plus grands ecrivains de la mer, depuis que la mer et les livres existent. 149 - La regarder, je veux bien. Mais comment peut-on ecrire la mer ? - Va leur demander. Tu as de la chance, ils ont Pair de bonne humeur. Je m'approchai. - Bonjour, messieurs ! Votre peche a ete bonne ? - Ca, on peut le dire, cette baie du Miroir est d'un genereux ! - Je dirais merae inepuisable. - D'ailleurs, on va feter ca. Et de la poche d'un vieux caban dechire, Pun des hirsutes sortit une bouteille de rhum. - Tu en veux, jeune fille ? - Pourquoi pas ? - Mefie-toi, c'est du raide. 11 avait raison. II suffit que je me rappelle la scene et ma gorge brule ! En tout cas, merci Palcool : il m'avait donne toutes les audaces. J'osai leur demander ce qu'ils avaient peche ce jour-la. - Oh, Pindiscrete ! - Je dirais meme Pimpudente. - Allez, pour une fois qu'une jeunesse s'inte-resse a nous ! 151 lis s'etaient soudain radoucis. lis me regar-daient presque tendrement. - Moi, dit le premier, j'ai vu une baleine blanche. - Ah bon, ou etait-elle ? Je n'ai rien apercu qui fasse penser a une baleine. - C'est mon metier de voir, jeune fille, ce que les autres ne voient pas. - Moi, dit le deuxieme, j'ai traverse le plus terrible des typhons. - Un typhon ? Mais jamais la mer n'avait ete si calme ! Le troisieme barbu ne voulait rien me dire. U fallut toutes les moqueries de ses camarades pour qu'il me glisse dans Poreille : - Moi, j'ai vu un vieil homme. Il pechait un espadon geant. Et les requins le devoraient. Ne le repete a personne. - Pourquoi tant de precautions ? II montra ses camarades. - L'un d'eux m'aurait vole l'histoire. Plus tard, j'ai appris les noms de mes trois griffonneurs. Qui croira qu'un certain jour de grande maree, dans Pile du Subjonctif, j'ai trin-que avec Herman Melville, Joseph Conrad et Ernest Hemingway ? XXII - Cest la que tu travailles, Tom ? On dirait un paquebot pret á lever 1'ancre. - Tu as deviné, Jeanne : c'est un bateau. Quand nous aurons mis au point notre invention, ce bateau offrira des voyages comme on n'en a jamais connu, jamais imagine. Rien de commun avec le CNRS. Ces báti-ments-lá étaient luxueux, flambant neufs et mieux gardés qu'une reserve de lingots ďor. Hautes murailles surmontées de barbelés, miradors, cameras, hommes armés accompa-gnés de chiens... Décidément, les Subjonctifs ne cessaient de surprendre. On les croyait tous hippies ou surfeurs et voici qu'ils avaient aussi des comportements militaires. Quel tresor défendait-on avec autant de soin ? Thomas approcha son index d'une petite vitre. - Tu vas voir. On va reconnaitre automati-quement mon empreinte. Une porte s'ouvrit. Nous traversames des bureaux et encore des bureaux. Tous deserts. - On n'a pas l'air de beaucoup travailler dans ton usine. - Ce n'est pas la que l'important se passe. Regarde. Nous avions debouche sur une terrasse. Et la, je n'en crus pas mes yeux : des blouses blanches, une bonne dizaine, semblables a celles des dentistes, se baignaient. Dans quelle maison de fous m'avait entrainee Thomas ? - Et ils pataugent comme ca toute la journee ? lis ne seraient pas plus a l'aise en maillot de bain ? - Idiote ! J'en etais sur : tu ne meritais pas que je t'emmene. Je presental mille excuses pour mon humour miserable et attendis sagement ses eclaircisse-ments. - Nos ingenieurs decoupent la mer, 11 avait pris un air grave, solennel, que je ne lui connaissais pas. 154 155 Devant nous, lcs blouses blanches continuaient leur etrange activite. Elles plongeaient dans 1'eau un cadre de bois, le retiraient apres quelques minutes, le brandissaient ä bout de bras, l'exami-naient attentivement, et le replongeaient. On aurait dit des chercheurs d'or maniant leur tamis. Mais l'or de ces savants subjonctifs devait etre d'un genre bien particulier. - Jeanne, si tu ne m'ecoutes pas... - Excuse-moi. - La mer porte en eile tout le Possible. - Ca, j'y ai mis le temps mais j'ai fini par le comprendre. - Or regarder la mer n'est pas toujours simple. Tout le monde n'a pas une colline ou un planeur ä sa disposition. - Exact. - Done nous allons decouper la mer en petits carres. - Impossible ! Une fois decoupe, ton carre, tu ne pourras pas le redresser : il coulera, Ü se videra... - Pauvre de moi d'avoir une telle sceur ! Quand je pense qu'elle se dit curieuse ! Aucune culture scientifiquc ! As-tu dejä entendu parier des cristaux liquides ? - Comment un cristal, la chose la plus resistante, peut-il devenir de l'eau ? - Enfin une question intelligente ! Eh bien e'est justement ce que nos ingenieurs ont reussi ä inventer : un etat intermediate de la matiere entre le solide et le liquide. Ii suffit d'un courant electrique pour passer de Tun ä lautre. Exactement comme tu passes de Pindica-tif (e'est certain, e'est transparent) au subjonctif (e'est souple, e'est flou). J'etais furieuse, avouons-le. Furieuse de trouver passionnant ce que Tom racontait. 156 Attention ! Danger ! Peril ! Il ne faut jamais, jamais montrer ä un frere qu'on le trouve pas-sionnant ! Sinon il en abuse, il vous ecrase en ricanant, pendant des siecles. J'inspirai fort, pour me calmer. - Admettons ! Admettons que, par un coup de baguette magique, le liquide puisse se cris-talliser. Qu'obtiendras-tu avec tes carres de mer ? Des ecrans, rien de plus que des ecrans. Qu'aurez-vous done invente, toi et tes amis ? La television existe depuis plus d'un demi-siecle, Tom, de meme que les ordinateurs. Tom grimaca. Une grimace que je connaissais trop : les yeux s'ecarquillent en meme temps que les coins de la bouche tombent. Signes irrefu-tables d'un douloureux cocktail de sentiments. Etonnement et accablement : comment peut-on avoir une sceur aussi bete ? Il haussa les epaules, me tourna le dos. Je sentais bien qu'il hesitait : me planter la ? Me livrer aux requins ? Changer de nom, rompre tout lien avec notre famille ? Il inspira fort. Revint vers moi. - Nos « ecrans », comme tu les as baptises, nos ecrans ä nous ne transmettent pas des emissions toutes faites, ni des jeux imbeciles, ni des problemes mathematiques dejä resolus. Ce sont des morceaux de mer, Jeanne, je te le rap-pelle. - Et alors ? - Et alors, ils vont nous montrer nos reves. - Comme un film ? - Comme un film. Et un jour, un jour trěs prochain... U emotion l'avait submerge. Ses yeux brillaient, ses mains tremblaient. - Un jour prochain, ma sceur, nous pourrons entrer dans nos reves. Nous ferons de ces « ecrans » de véritables portes vers tous les univers possibles. 158 XXIII Quel etait ce vieux, tres vieux monsieur qui s'avangait dans le couloir, a petits pas precau-tionneux ? De la main droite, il tenait une canne et en balayait l'air devant lui comme s'il devait se frayer un chemin dans une vegetation hostile. - Mon Dieu, chuchota Thomas, a cause de toi, j'allais manquer le rendez-vous. Nous sommes le 22, ou avais-je la tete ? - Pourquoi le 22 ? - Parce que M. Jorge Luis nous rend visite le 22 de chaque mois. Nous nous ecartames juste a temps pour lais-ser passer le vieillard. Une jeune femme blonde et belle le suivait, certainement sa secretaire : elle tenait un bloc de papier et un crayon pointu comme les aiguilles de ses talons. 161 - U a de droles de gestes et ses yeux grands ouverts, presque blancs, ne serait-il pas... un peu... - Oui, Jeanne, il est aveugle. Idiote et lente que je suis ! J'aurais du tout de suite le reconnaitre tant la ressemblance etait frappante. - Bien sur, ou avais-je la tete ? C'est le frere ! - De quoi, de qui parles-tu ? - Mais voyons : le frere de ma vieille amie ! Le frere de la Nommeuse. Je l'ai retrouve, je l'ai retrouve ! Oh, comme elle va me remercier de Pavoir retrouve ! Que fait-il chez vous ? - C'est notre Explorateur. La voix de Thomas avait encore baisse d'un ton. Jamais je ne l'avais entendu si respectueux. - Comment un vieux tel que lui, et en plus aveugle, peut-il explorer quoi que ce soit ? - Les yeux d'un aveugle ne sont pas prison-niers du monde puisqu'ils ne le voient pas. Alors il voit tous les autres mondes possibles. - Je commence a comprendre : regarder, pour un aveugle, c'est comme, pour nous, regarder la mer. - Exactement. Regarder, pour lui, c'est inventer. Les blouses blanches nous avaient rejoints, celles qui se baignaient tout ä l'heure. Ensemble, silencieux, nous gagnames un bureau rond depourvu de toute fenetre. Le soi-disant Explorateur se tenait dejä la, immobile et raide. Jus-qu'alors je n'avais pas remarque ses chaussures, des merveilles bicolores, cuir blanc et toile beige. Elles occupaient le centre d'une immense etoile gravee dans le sol. J'en reperai vite les quatre branches principales et en comptai vingt-huit autres. Ou avais-je dejä rencontre une telle figure geometrique ? Un globe terrestre me revint en memoire, dans la chambre de mon grand-pere. La meme etoile y etait peinte, au milieu de l'occan Atlantique. Une rose des vents. Quelle etait l'utilite d'une rose des vents dans un bureau sans fenetre ? - Tais-toi, Jeanne. Il ne me semblait pas avoir prononce, pro-nonce avec ma langue et mes levres, le moindre mot, mais le silence etait devenu tel que la moindre pensee devait resonner dans l'air. Et l'Explorateur se mit ä parier. Je devrais plutot dire qu'il priait tant il s'adressait, douce-ment, non ä nous, mais ä quelqu'un de tres haut et tres lointain. 162 163 L'univers (que d'autres nomment la Bibliotheque) se compose d'un nombre indefini, et peut-etre infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aeration hordes par des balustrades tres basses. De chacun de ces hexagones, on apercoit les etages inferieurs et superieurs, interminablement... A droite et a gauche du couloir, il y a deux cabinets minuscules. L'un permet de dormir debout; I'autre de satisfaire a ses gros besoins... Des sortes de fruits spheriques appeles « lampes » assurent Veclairage... Ces globes emettent une lumiere insuffisante, incessante. En dessous de la voix, de la priere, tel l'ac-compagnement d'une guitare maladroite, on entendait grincer sur le papier le crayon de la jeune femme blonde. Thomas avait sorti un bloc et s'etait mis a dessiner. L'Explorateur finit tranquillement l'histoire de sa Bibliotheque, la bibliotheque de Babel. S'ily avait un voyageur etemelpour la traverser dans un sens quelconque, les siecles finiraient par lui apprendre que les memes volumes se repe-tent toujours dans le mime desordre qui, repete, deviendrait un ordre : I'ordre. Ma solitude se console a cet elegant espoir. Puis il nous quitta. Toc-toc de la canne sur le marbre et crissement des chaussures bicolores. Le silence dura longtemps ; brise par un chu-chotement de mon frere. - Et voila, il ne reviendra plus que le mois prochain. - Une seule visite par mois, on ne peut pas dire qu'il travaille beaucoup ! - Oh, il nous faut beaucoup plus d'un mois pour comprendre la richesse du cadeau qu'il nous offre chaque fois. - Moi, je n'ai rien compris. - Comprendre n'est pas toujours necessaire, Jeanne. Il suffit parfois de voir. Regarde. Et Thomas me montra son dessin : la traduction visuelle des paroles du vieux monsieur. - Alors le monde est une immense bibliotheque ? - Je crois que e'est ce qu'il a voulu nous dire. - Il dit n'importe quoi. Nous sommes entoures d'endroits sans livres : la mer, le ciel, la montagne. - Et tu crois qu'il ne faut pas apprendre a lire la mer, quand on veut naviguer ? A lire la montagne, si on ne veut pas etre enseveli par une avalanche ? A lire le ciel, quand on vole en planeur ? 164 165 Sous ma petite poitrine naissante (futur piege a garcons), mon coeur battait la chamade. Plus etonnant : le crabe que j'avais toujours senti en moi, plus bas, en haut du ventre, le crabe de l'agacement, de l'enervement, de la colere, le noeud de sentiments tres desagreables et deli-cieux, la jungle des sentiments que toute sceur eprouve pour son frere, ce mauvais crabe etait en train de s'en alien - Thomas ? - Oui, qu'y a-t-il encore ? - Thomas, je t'aime. - Ca va durer longtemps, tes confidences ? Allez, laisse-moi. La visite est finie. Figure-toi que j'ai du travail. XXIV Combien de semaines ou de mois suis-je demeurée chez les Subjonctifs ? Impossible de compter. La seule chose que je sais, la seule, c'est que je me rendais souvent ä ľusine de mon frére. Les ingénieurs m'accueillaient avec chaleur : tiens, voilä de nouveau notre voyageuse intré-pide ! lis me montraient ľun de leurs écrans magiques, leur derniere creation. Et je crois bien que j'y plongeais. Comment expliquer autre-ment la precision de mes souvenirs ? J'ai explore je ne sais combien de mondes, un jour je vous raconterai : je me suis promenée sous l'eau, en compagnie du commandant Cous-teau, et dans le cerveau humain, les yeux rivés ä une microcaméra. Je me suis invitee dans les coulisses ďun defilé de haute couture et dans un stand de Formule 1, je me rappelle, c'était ä 167 Monaco. Surtout j'ai travaillé en Amérique, pour le cinéma. Demandez á 1'équipe de Matrix. Sur le plateau, j'ai rendu beaucoup de services. Vous souvenez-vous des enfants surdoués qui attendent, dans le salon de Poracle, les élus potentiels ? J'ai été leur baby-sitter. Et la pilule qui permet de rejoindre les lapins jusqu'au fond du terrier ? C'est moi qui l'ai peinte en rouge. Et, bien sur, j'ai profite de ma presence á Hollywood pour continuer ma grande enquete sur l'amour. Oil trouver meilleur terrain d'ob-servation ? Les actrices et les acteurs vivent (ou font scmblant de vivre) dans la passion perpé-tuelle. Alors comment voulez-vous que je connaisse, avec exactitude, le temps que j'ai passé dans l'ile ou les cristaux sont liquides ? Chaque univers a ses horloges qui avancent á leur fantaisie. Aucune minute n'est pareille. Et quant aux mois, certains durent des années ! - Jeanne, je n'en peux plus ! Jeanne, moi, je rentre á la maison ! Jeanne, tu m'accompagnes ? 168 Ce n'est pas Dieu possible, un sommeil aussi lourd. Jeanne, tu es morte ? Je finis par me reveiller. Notre pilote tombait bien. Tous ces voyages, tous ces reves accomplis, commencaient ä me donner le tournis. - Jeanne, decide-toi ! Je ne vais pas t'attendre mille ans ! J'ai beaucoup de defauts infiniment agacants, comme toutes les filles, mais, avis aux amateurs, j'ai deux qualites rares : je decide vite (« Bonjour, Jean-Luc ! Je viens ! ») et je m'habille comme Peclair (« Tourne-toi, je suis prete ! »). - Je ne vois pas le cartographe. II part avec nous ? - U reste. 11 est tombe amoureux. - Ä son age ? - Amoureux du subjonctif. Une ile qui change sans arret de forme ne peut que fasciner un cartographe. Dehors, surprise : notre planeur, repare de neuf et repeint, brillait doucement sous la lune. Un cable reliait son nez ä deux mules qui, sans doute intimidees, pisserent devant nous, sans se 169 gener, a gros bouillons. Sur un signe de mon ami jockey, le drole d'attelage s'ebranla. Les animaux tiraient. Nous, nous portions les ailes pour eviter qu'elles ne raclent le sol. - Sans avion pour nous aider, comment allons-nous faire pour decoller ? - Nous allons nous lancer de la colline. La hauteur devrait suffire. La terreur me coupa la parole. Je cherchai a gagner du temps. - Pardon, mais pourquoi partir en pleine nuit ? Nous faisons quelque chose de mal ? - Tu commences a connaitre les Subjonctifs, Jeanne... Si nous attendons le jour, ils vien-dront tous assister au depart. Ils chargeront notre planeur de tous leurs reves. Et alors la, impossible de volcr ! Que repondre a quelqu'un qui a raison ? Enfin nous atteignimes le sommet. Bien trop bas sommet a mon gout. - Vite, Jeanne, vite, embarque ! A peine avais-je reussi a me glisser dans le corps blanc de notre oiseau que je vis surgir, derriere le hublot, le visage roux bien connu. - Alors, Jeanne, on nous quitte sans dire au revoir, comme une voleuse ? - Je... je ne voulais pas deranger... - Les Subjonctifs t'ont degue ? Nous ne t'avons pas bien accueillie ? - Au contraire, au contraire. - Alors pourquoi cet abandon ? Tu comments a devenir une amie, Jeanne, nous avions mis de grands espoirs en toi, pour faire renaitre le CNRS ou aider au laboratoire de ton frere. Le noir de la nuit virait au gris. Jean-Luc tre-pignait : « Depeche-toi, Jeanne, le vol a voile depend des fenetres de la meteo. Quand elles se ferment, on reste prisonniers du sol. » J'etais condamnee a repondre vite, au risque de bles-ser : - L'indicatif me manque, Dany. J'aime trop le reel, la vraie viande saignante, la musique vivante offerte par les musiciens suants et rigo-lards d'un orchestre, les fiances qu'on peut toucher. Je prefere les choses qui se passent vraiment. Pardon, Dany, je suis une jeune tres vieille dans mes gouts. - Pas la peine de t'excuser, Jeanne. Tu reviendras. Tu as vu ce qui s'est passe avec ta Mme Jargonos ? Tot ou tard, tout le monde revient au subjonctif. Et puis... Pour rester a notre hauteur, il devait courir. 170 171 11 commencait a s'essouffler. 11 ne devait plus etre si jeune, apres tout, - Et puis, Jeanne, ou que tu habites... defends le subjonctif... Le subjonctif... c'est le pays du reve... Que serions-nous... Jeanne, Jeanne... sans le secours de ce qui n'existe pas ? ternelle maniere de me dire au revoir. II s'était assis sur un rocher, il tenait dans ses bras sa vieille guitare, celle que je croyais perdue. Bien súr je n'entendais rien. Mais j'avais bien compris le message. « Tu vois, Jeanne, je m'amuse avec les cristaux. Je vais peut-etre devenir riche. Mais je n'ai pas oublié le principal : il n'y aura jamais rien de plus liquide, de plus libre, que la musique. » De plus en plus vite, les petites roues du pla-neur devalerent la pente. Puis je mourus : nous avions quitte le sol et done nous tombions. Quelques longues secondes apres, je ressuscitai: lentement, metre par metre, Jean-Luc reussissait ä reprendre dc la hauteur. II etait temps : l'ile entiere accourait. II me sembla voir arriver vers nous un nuage multicolore : Pensemble de tous leurs espoirs. Jean-Luc avait raison : s'Üs nous avaient rejoints, plus possible de voler. Par chance, nous etions maintenant hors d'atteinte. Nous balancämes des ailes. Politesse habituelle des aeronefs pour dire merci. Et bonne chance. Ma derniere image du subjonctif fut celle de Thomas. Il n'agitait pas la main, comme tous les autres. Il avait trouve unc bien plus douce et fra- 172 Epilogue Presse de revemr chez lui, Jean-Luc bondissait de nuage en nuage. A chaque saut, un sourire d'enfant eclairait son visage. Sans doute retrou-vait-il, en pilotant son planeur, les sensations enivrantes de son ancien metier d'obstacles. La premiere, je remarquai que la mer autour de l'Indicatif, contrairement a l'habitude, n'etait plus vide. - Dis-moi, Jean-Luc, Necrole n'avait pas interdit les bateaux ? - Bien stir, tous les bateaux et tous les chancers navals, sous peine de mort. Comme Castro ! A Cuba aussi, on fusille tous ceux qui prennent la mer. - Alors de deux choses Tune : ou Necrole a change d'avis, ou il a perdu le pouvoir. 175 - Dis-moi, mais tu as raison. Regarde lä, cinq pirogues ! - Et lä, sur la plage, ils mettent ä Feau le grand catamaran brise, tu sais, celui de Riguidel. 11 s'est passe quelque chose de gai en notre absence. Descends, Jean-Luc. - Je fais ce que je peux. De notre hauteur, au moins mille cinq cents pieds, il etait difficile de bien voir. Et, mal-gre nos hublots ouverts, impossible d'entendre quoi que ce soit. Mais il semblait bien que File faisait la fete un peu partout, des foules s'etaient reunies. On distinguait les robes claires des femmes. Et cette multitude d'eclairs dores, d'ou pouvaient-ils provenir sinon des rayons du soleil frappant la peau cuivree des trombones et des trompettes ? - Iis ont du renverser Necrole. Je ne vois pas d'autre explication. - Mais descends, bon Dieu, au lieu de parier, descends vite, il faut savoir... Qu'est-ce que tu fabriques ? Jean-Luc leva les bras : - Je ne peux pas ! - Tu te crois drole ? Descends ! - Impossible. De ses petits poings, il tapait sur le tableau de bord. - Impossible ! Les Indicatifs ont allume telle-ment de feux de joie que Fair s'est rechauffe ! Et tu sais comme moi que Fair chaud eleve. - Enfin, je reve ! Un pilote comme toi... - Contre de telles ascendantes, le meilleur pilote du monde ne pourrait rien. Il montrait son altimetre. - Nous avons encore gagne cinq cents pieds. - Mais alors, nous ne pourrons plus jamais atterrir ? Nous sommes condamnes a voler ? Voler pour toujours ? - Ne t'inquiete pas, Jeanne, les feux de joie finiront bien par s'eteindre. Autant que tu le saches : le bonheur ne dure pas. 176 2€ Portz