PREFACE DE 1922 Toute ceuvre d'ordre poetique renferme ce que Oide appelle si justement dans sa preface de Paludes : La part de Dieu. Cette part, qui echappe au poete mime, lui reserve des surprises. Telle phrase, tel geste, qui riavaient pour lui qu'une valeur comparable a celle du volume chez les peintres, contiennent un sens secret que chacun interpretera ensuite. Le veritable symbole n'est jamais prevu. II se degage tout seal, pour peu que le bizarre, I'irreel, rtentrenl pas en ligne de compte. Dans un lieu feerique, les fees n'apparaissent pas. Elles s'y prominent invisibles. Elles ne peuvent apparaitre aux mortels que sur le plancher des vaches. Les esprits simples voient les fees plus facilement que les autres, car Us h'opposent pas au prodige la resistance des esprits forts. Je pourrais dire que le chef electricien, avec ses reflexions, m'a souvent eclaire la piece. Je lisais, dans les souvenirs dAntoine, le scandale provoque par la presence, sur scene, de veritables 64 Les maries de la Tour Eiffel quartiers de viande et (fun jet deau. Nous voici maintenant d I'epoque ou le public, convaincu par Antoine, se fdche si on ne pose pas sur scene de veritables objets, si on ne le jette pas dans une intrigue aussi complique'e, aussi longue, que celles dont le theatre devrait servir d le distraire. Lbs Maries de la tour Eiffel, a cause de leur franchise, degowent davantage qu'une piece esoterique. Le mystere inspire au public une sorte de crainte. lei, je renonce au mystere. J'allume tout, je souligne tout. Vide du dimanche, betail humain, expressions toutes faites, dissociations didees en chair et en os,ferocite de Venfance, poesie et miracle de la vie quotidiemte : voild ma piece, si bien comprise par les jeunes musiciens qui I'accompagnent. Une phrase du photographe pourrait me servir de frontispice. «Puisque ces mysteres me depassent, feignons d'en etre l'organisateur.» Oest notre phrase, par excellence. L'homme fat trouve toujours un dernier refuge dans la responsabilitd. Ainsi, par example, prolonge-t-il une guerre apres que le pheno-mene qui la decide a prisfin. Dans les Maries, la part de Dieu est grande. Les phonographes humains, d droite et a gauche de la scene, comme le chceur antique, comme le compere et la commere, parlent, sans la moindre litterature, Faction ridicule qui se deroule, se danse, se mime au milieu. Je dis ridicule, pane qu'au lieu de chercher d me terdr en deed du ridicule de la vie, de I'attenuer, de Varranger, Les maries de la Tour Eiffel 65 comme nous arrangeons, en racontant, une aventure ou nous jouons un role defavorable, je I'accentue au contraire, je le pousse au-deld, et je cherche d peindre plus vrai que le vrai. Le poete doit sortir objets et sentiments de leurs voiles et de leurs brumes, les montrer soudain, si nus et si vite, que l'homme a peine a les reconnaitre. lis le frappent alors avec leur jeunesse, comme s'ils n'etaient jamais devenus des vieillards officiels. Cest le cas des lieux communs, vieux, puissants et universellement admis d la fagon des chefs-d'oeuvre, mais dont la beaute, Voriginalite, ne nous surprerment plus a force dusage. Dans notre spectacle, je rihabilite le lieu commun. A moi de le presenter sous tel angle qu'il retrouve ses vingt ans. Une generation d'obscurite, de realite fade, ne se rejette pas dun coup depaule. Je sais que mon texte a I'air trop simple, trop lisiblement ecru, comme les alphabets decole. Mais, dites, ne sommes-nous pas a I'ecole? Ne dechiffrons-nous pas les premiers signes? La jeune musique se trouve dans une situation analogue. II s'y cree de toutes pieces une clarte, une franchise, une bonne humeur nouvelles. Le naif se trompe. II croit entendre un orchestre de cafe-concert. Son oreille comrnet I'erreur dun ceil qui ne ferait aucune difference entre une etoffe criarde et la mime etoffe copiee par Ingres. Dans les Maries, nous employons les ressources populaires que la France meprise chez elle, mais qu'elle approuve dehors lorsqu'un musicien etranger les exploite. Croyez-vous, par exemple, qu'un Russe puisse 66 Les mariés de la Tour Eiffel entendre Petrouchka de la merne maniere que nous? Outre les prestiges de ce chef-d'oeuvre musical, U y retrouve son enfance, les dimanches de Petrograd, les chansons des nourrices. Pourquoi me refuserais-je ce double plaisir? Je vous affirme que ľorchestre des Mariés de la Tour Eiffel, me touche davantage que bien des danses russes ou espagnoles. II riest pas question de palmares. Je crois avoir assez exalté les musiciens russes, allemands, espagnols, les orchestres négres, pour me permettre un cri du cceur. II est curieux ď entendre les Francois de n'importe quel bord repousser avec colére tout ce qui est propre á la France, et accueillir ľesprit local étranger sans contrôle. II est curieux aussi que, dans les Mariés de la Tour Eiffel, un public de repetition generate se soit scandalise ďun type de ganache classique, placé dans le cortege de la noce au méme titre que les lieux communs dans le texte. * Toute ceuvre vioante comporte sa propre parade. Cette parade seule est vue par ceux qui n'entrent pas. Or, la surface ďune ceuvre nouvelle heurte, intrigue, agace trop le spectateur pour qu'il entre. II est détourné de ľäme par le visage, par ľexpression inédite qui le distrait comme une grimace de clown á la porte. Gest ce phénoméne qui trompe les critiques les moins esclaves de la routine. lis ne se rendent pas compte qu'ils assistent á un ouvrage qu'il f aut surore attentivement au méme titre qu'un dráme au boulevard lis se croient d la foire du Tróne. Un critique Les mariés de la Tour Eiffel 67 consciencieux qui riécrirait pas, racontant un de ces drames, « La duchesse embrasse le maitre 1'hótel» au lieu de «Le maitre ďhótel remet une lettre á la duchesse », rihésitepas, racontant les Maries, ä faire sortir la cycliste ou le collectionneur de Vappareil de Photographie, ce qui est aussi absurde. Non l'absurde organise, voulu, le bon absurde, mais l'absurde tout court. II ne sait pas encore la difference. Seul parmi les critiques, M. Bidou, plus au courant des recherches contemporaines, expliqua aux lecteurs des Débats, que ma piece était une construction de l'esprit K * L'action de ma piece est imagée tandis que le texte ne Vest pas. J'essaie done de substituer une «poesie de theatre» á la «poesie au theatre». La poesie au theatre est une dentelle delicate impossible á voir de hin. La poesie de theatre serait une grosse dentelle; une dentelle en cordages, un navire sur la mer. Les Maries peuvent avoir Vaspect terrible ďune goutte de poesie au microscope. Les scenes s'emboitent comme les mots ďun poéme. * Le secret du theatre, qui nécessite le suecés rapide, est de tendre un piége, grace auquel une partie de la salle s'amuse á la porte pour que I'autre partie puisse prendre place á Vintérieur. Shakespeare, Moliére, le profond Chaplin, le savent bien. 1. Lui seul devait aussi écrire cTOrphée que e'etait« une meditation sur la mart». 68 Lesjnaries de la Tour Eiffel Apres les sifflets, le tumulte, les ovations du premier soir ou les Suedois representerent notre piece au theatre des Champs-felysees, j'aurais cru mon coup manque, si la salle de gens avertis n'avait fait place au vrai public Ce public m'ecoute toujours. * Apres les Maries, une spectatrice me reprocha qu'üs nepassassent pas assez la rampe. Conane legrief m'etonnait (masques et porte-voix passent mieux la rampe que visages et voix reels), la dame avoua aimer tellement le plafond de Maurice Denis qui decore le theatre, qu'elle louait les places les plus hautes, ce qui Vempechait de bien regarder la scene. Je dornte cet aveu comme exemple des reflexions faites par un petit monde sans tete rd cceur qui forme ce que lesjournaux appellent I'elite. Du reste, nos sens sont si mal habitues ä reagir ensemble, que les critiques, mes editeurs mime, crurent que cette grande machine comportait deux ou trois pages de texte. II faut aussi mettre cette erreur de perspectives sur le campte du manque de developpe-ment des idees. Developpement que l'oreüle a coutume dentendre, depuis la piece d these et le symbolisme. Ubu, de Jarry, et les Mamelles de Tiresias,