2 T_T X JLeureusement qu'il a l'ecole, enfin le college, maintenant. Car Momo aime y aller. II a tou-jours aime apprendre et quand le professeur de francais, au debut de l'annee, avait lu sa redaction sur l'amitie devant toute la classe, pour Momo ca avait ete un des plus beaux jours de sa vie. Au college, Momo n'a pas trop de copains. II n'aime pas les jeux de garcons comme le foot et encore moins les jeux de bagarre auxquels s'adonnent les «durs» de sa classe. C'est devenu la mode, ca. On s'attaque a quelqu'un sans defense juste pour le plaisir de lui faire mal. Momo craint fort qu'un jour cela lui tombe dessus. Alors, il 13 essaie de se faire tout petit, de ne pas se faire remarquer. Mais il a une amie, Emilie. Emilie est aussi blonde que Momo est brun. Pour Momo, c'est une vraie princesse car il faut avoir les cheveux d'or comme ceux du petit prince de Saint-Exupéry pour étre prince ou princesse. Et monsieur Édouard avait beau prétendre qu'il connaissait des tas de princes avec une téte semblable ä la sienne, comme, par exemple, le roi Faycal ďArabie, 1'émir du Koweit, le prince Hussein de Jordanie, le roi Mohammed du Maroc et le prince Rainier de Monaco, et que la couleur des cheveux n'a den ä voir avec la royauté, Momo n'etait pas dupe. Il savait parfaitement que monsieur Édouard disait cela pour lui faire plaisir. Monsieur Édouard était le premier ami de Momo. Emilie, eile, est sa premiere amie de son äge. Tout comme lui, eile aime lire et écrire, et vou-drait plus tard devenir écrivain. Momo, lui, sait dejä qu'il sera écrivain francais comme Romain Gary. Ii sait aussi que pour cela il doit avoir lu tous les livres de la Terre et appris tous les mots de la langue francaise. Ignorant combien de mots il lui faudrait retenir, il s'est ren-seigne aupres de Souad, son amie du bibliobus au sourire de fleur, qui lui a offert son propre exemplaire de La Vie devant soi, le livre numero deux de la bibliotheque personnelle de Momo, parce que le heros s'appelle Momo, lui aussi. Meine qu'elle lui avait mis un petit mot ä l'inte-rieur: Pour Momo, avec toutes mes amities, Souad. Parce que Souad, elle lui avait donne d'un seul coup toutes ses amities, ä Momo, pas qu'une seule. «Voilä un cceur bien genereux!» s'etait exclame monsieur Edouard en lisant la dedicace. - Souad, combien de mots il y a dans la langue francaise? lui a-t-il demande. Elle a ecarquille tout grand ses yeux noirs: - J'avoue que je n'en sais rien, mais je vais me renseigner. La semaine suivante, elle a certes une reponse mais pas completement satisfaisante pour Momo: - Je ne peux pas te donner le nombre exact de mots que contient la langue francaise, Momo, 14 15 c'est impossible car une langue n'est pas quelque chose de fige, d'immuable. Une langue bouge. II y a des mots qui naissent, des mots qui meurent... - Des mots qui meurent! s'affole Momo. Mais qui les tue ? - Personne, rassure-toi. lis meurent de leur belle mort, de vieillesse. Plus personne ne les utilisant, ils n'ont plus de raison d'etre. lis dispa-raissent des dictionnaires et laissent leur place a de nouveaux mots. - Mais qui fait ca, Souad? - Les academiciens. Leur travail consiste a per-petuellement perfectionner la langue francaise, tu comprends ? Momo opine mollement de la tete. Trop de choses le depassent encore. Et ces mots que Ton tue le laissent perplexe. - Pour simplifier, poursuit-elle, disons que le Petit Larousse et le Petit Robert comptent environ 60000 mots chacun. Le Grand Robert de la langue frangaise traite, lui, de 80000 mots... Alors, je pense qu'on peut evaluer ce nombre grosso modo entre 60000 et 80000. - Done ca fait 70000 mots? - Oui, environ. - Mais tout juste ? - Non, soupire Souad, pas tout juste. Momo se dit qu'a coup sur monsieur Edouard, lui, aurait su. Mais il n'en veut pas a Souad qui cherche tout le temps a l'aider et essaie de lui fournir les reponses les plus precises qui soient. - Dans mes recherches, j'ai appris aussi qu'un collegien de sixieme connait environ 6000 mots. Momo reste sans voix. 6 000 mots seulement! Ce qui veut dire qu'il doit encore en acquerir 64000! Il a done du pain sur la planche. La question le preoccupe toute la journee. Le soir, il sort sa calculette et fait le calcul suivant: «Si je veux devenir ecrivain a dix-huit ans, il me reste sept ans pour apprendre 64000 mots, ce qui fait 9142,85 mots par an, divise par 12, cela fait 761,90 par mois, divise par 30, cela fait entre 25 et 26 mots par jour, en tenant compte des mois de trente et trente et un jours, et des annees bissextiles.» 16 17 II pousse alors un enorme soupir de soulage-ment. C'est a son avis tout a fait faisable! L'endroit que Momo prefere au college est le CDI. 11 peut y aller tous les jours, s'il le veut. Plus besoin d'attendre le passage du bibliobus le mer-credi. C'est trop cool. Mais il sait qu'il continuera quand meme a l'attendre, le bibliobus, car il n'oublie pas que dedans il n'y a pas que des livres mais aussi Souad. La dame du CDI est tres gentille egalement, trouve Momo. Alors, c'est la qu'il se rend a chaque recre avec Emilie. Tous deux preferent le CDI a la cour. C'est beaucoup plus calme pour lire, travailler et, la, il craint moins de se faire attaquer, aussi. Des qu'il arrive au CDI, Momo va chercher le dictionnaire et recopie dans son cahier a mots son lot de mots quotidiens et meme davantage parce que le mercredi, le samedi et le dimanche, il n'y a pas CDI, alors il en recopie d'avance. Il s'est tres vite rendu compte que ce n'etait pas aussi simple qu'il l'avait imagine. Certains mots sont faciles mais d'autres lui demandent un gros effort de memorisation. Et puis souvent, il se demande comment les utiliser, comme par exemple le mot n°41, abbevillien, enne, adj. etn. m. Se dit d'un fades industriel du paleolithlque inferieur carac-terisepar des bifaces grossierement tallies. Un mot comme celui-la, Momo craint fort de l'oublier rapidement s'il n'en fait pas un usage frequent. En revanche, le mot sustenter, il ne risque pas de l'oublier. Monsieur Edouard l'utilisait toujours pour dire «manger», alors Momo a compris que les mots n'ont un sens que si Ton s'en sert. Au CDI, il y a egalement les ordinateurs. Momo n'a jamais trop eu l'occasion de s'y mettre. A l'ecole primaire, il n'y en avait qu'un seul pour toute la classe et c'etait chacun son tour. Mais la, au college, ce n'est pas pareil. Il doit meme y faire des recherches, parfois. Emilie a tout de suite compris que son ami Momo n'a pas l'habi-tude et qu'il rame grave. Alors, elle lui montre un peu tous les jours comment bien s'en servir. - Tu sais, si tu veux devenir ecrivain, il va falloir que tu t'y fasses. 18 19 Momo en est abasourdi. (II l'aime bien, ce mot-la, c'est le n° 13.) - Ah bon? Les ecrivains n'ecrivent pas leurs livres dans un cahier? - Oh ben non! Tu te rends compte, ce ne serait pas possible! Ca leur prendrait bien trop de temps. - Mais comment il a fait, Saint-Exupery, dans le desert? II n'avait pas pris son ordinateur, quand meme? La documentaliste qui les a entendus discuter intervient en souriant: - A l'epoque, il n'y avait pas d'ordinateurs. Les ecrivains ecrivaient a la main ou tapaient leurs textes a la machine. Et avant encore, ils ecrivaient meme a la plume! Et, effectivement, ca leur prenait beaucoup de temps. Quand on pense que Balzac ou encore la comtesse de Segur ont ecrit tous leurs livres de cette maniere-la, ca fait reflechir, quand meme. Je pense que sans l'ordinateur, il y aurait bien moins d'ecrivains, aujourd'hui. Momo veut bien apprendre a ecrire sur l'ordinateur meme s'il confie a son amie: - Moi, je prefere quand meme ecrire dans un cahier. - Mais pourquoi? - Parce que les mots ne sortent pas pareil quand tu les dessines toi-meme. Emilie le regarde. Momo ne cesse de l'etonner. Il est un peu bizarre parfois mais jamais elle n'a eu d'ami aussi doux et gentil que celui-la. - Tu as peut-etre raison, lui dit-elle. C'est vrai que mon journal, par exemple, je ne pourrais jamais le rediger sur l'ordi. - Ton journal? C'est quoi? - Mon journal intime... Tu ne connais pas? - Non. - C'est un carnet oü tu ecris tout ce qui t'arrive. - Tu en as un, toi? - Oui. - Tout le monde en a un? -Non, seulement ceux qui le veulent... Attends! Emilie se leve et se dirige vers les rayonnages, oü eile disparait quelques instants avant de reve-nir avec un livre ä la main. 20 21 - Le Journal d'Anne Frank, lit Momo sur la couverture, ou Ton peut voir une jeune fille sou-riant a l'objectif. II ne connait pas ce titre. II ne fait pas partie des livres legues par monsieur Edouard. - C'est quoi ? - Lis-le, tu verras. Momo le feuillette. II est dense et ecrit tres serre. II s'arrete a la premiere page: Samedi 20 juin 1942 C'est une sensation tres etrange, pour quel-qu'un dans mon genre, d'ecrire un journal. Non seulement je n'ai jamais ecrit, mais il me semble que plus tard, ni moi nipersonne ne s'interessera aux confidences d'une ecoliere de treize ans. Mais a vrai dire, cela n'apas d'importance, j'ai envie d'ecrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j'ai sur le coeur une bonne fois pour toutes a propos d'un tas de choses. Le papier a plus de patience que les gens: ce dicton m'est venu a I'espritpar un de ces jours de legere melancolie ou je m'ennuyais, la tete dans les mains, en me demandant dans mon apathie s'il fallait sortir ou rester a la maison et ou, au bout du compte, je restaisplantee Id a me morfondre. Oui, c'est vrai, le papier a de la patience, et comme je n'ai pas I'intention de jamais faire lire a qui que ce soit ce cahier cartonnepare du titrepompeux de «Journal», a moins de rencontrer une fois dans ma vie un ami ou une amie qui devienne I'ami ou I'amie avec un grand A, personne n'y verra probablement d'inconvenient1. Comme chaque fois qu'il est tres emu, Momo sent une sorte de grosse chaleur l'envahir. - C'est une histoire vraie ? - Oui, lui repond Emilie. - Anne Frank, c'est un ecrivain comme Romain Gary? - Non, elle n'avait que treize ans. Elle n'a pas eu le temps de devenir ecrivain. - Pourquoi? - Parce qu'elle est morte. - A treize ans? 1- Le Journal d'Anne Frank, texte etabli par Otto H. Frank et Mirjam Pressler © 1991, 2001, ANNE FRANK-Fonds, Bale/Suisse, pour le texte d'Anne Frank, © 1992, 2001, Calmann-Levy, Paris, pour la traduction fran-caise par Philippe Noble et Isabelle Rosselin-Bobulesco. 22 23 - Á seize ans. - De quoi? - De la guerre. Regarde les dates! Momo se souvient. Ils ont parlé de la Seconde Guerre mondiale au CM2. Méme que Momo avait fait un panneau avec des photos et des textes. Sans hésiter, il se dirige vers le bureau de la documentaliste et lui tend le livre. - Cest un bon choix! lui dit-elle, mais difficile. Si tu as le moindre probléme, n'hesite pas á venir me voir. 3 M ITJLomo est inquiet. Quand Fatima est rentree du travail, leur pere leur a dit qu'il avait a leur parler, a Momo et elle. Fatima interroge Momo du regard mais celui-ci secoue la tete en signe d'ignorance. II ne sait rien; ou plutot, il craint de ne savoir que trop ce que son pere veut leur dire. II a passe suffisamment d'heures a ses cotes ces derniers temps pour le deviner. Les mots ne sont pas toujours necessaires pour dire les choses. Et puis il y a cette conversation de la derniere fois qui ne lui a pas quitte l'esprit. 25 Quand ils entrent dans la salle ä manger, le pere est assis ä sa place habituelle, sauf qu'il tourne le dos ä la fenetre. La mere est la, egalement, effondree sur le canape, tordant un mouchoir dans ses mains noueuses, rugueuses, rougeaudes ä force de trem-per dans les produits d'entretien pour faire briller les bureaux de la ville, nuit apres nuit. - Que se passe-t-il? demande Fatima d'une voix tremblante. Le pere se racle la gorge pour s'eclaircir la voix. - Ma fille, mon fils, leur dit-il, je n'ai pas de bonnes nouvelles ä vous annoncer. La mere, qui avait dejä un tas de bonnes rai-sons de soupirer du matin au soir parce que la vie n'est pas drole tous les jours, laisse echapper un sanglot bruyant. - Qu'est-ce qui se passe, papa? demande ä nouveau Fatima, dont la gorge se noue, tandis que Momo s'est approche de sa maman et s'ins-talle sur ses genoux. - Le docteur, il est venu aujourd'houi. II a dit, il y a la maladie-la... La «maladie-lá», Momo sait que c'est comme ca que son pere designe le cancer. Il lui disait parfois: - Tu sais, celui-la, il a eu la maladie-lá. Il est mort. Momo enfouit son visage dans le cou de sa mere. Fatima reste raide au milieu de la piece. - Qu'est-ce qu'il a, exactement? finit-elle par demander en se tournant vers sa mere. - Il a la maladie, trěs avancée, il a dit, le docteur, hoquette-t-elle. Il a fait les analyses, les radios, tout... - Pourquoi vous ne m'en avez pas parlé avant? Il a fait ca quand? Avec qui? Comment? - Avec le docteur Cohen. - Le papa d'Emilie, precise Momo. C'est leur médecin depuis toujours en fait, mais Momo ne savait pas qu'il était le papa d'Emilie. - Ahmed est au courant? Les deux parents opinent de la téte. Fatima explose: - Ahmed est un vaurien, un voyou, un parasite ! Et c'est á lui que vous faites confiance ? A lui 26 27 qui n'a pas honte de laisser sa sceur et sa mere se tuer au travail! A lui qui n'a jamais ete fichu de gagner une tune de sa vie ? - Ahmed, il a change, je te jure, ma fille, repond le pere. Fatima explose encore, mais de rire cette fois. D'un vilain rire que Momo n'aime pas. -Ah oui? Tu peux me dire depuis quand? Depuis cinq minutes ou trois secondes ? Et il est ou, la, d'ailleurs? - A la mosquee, repond le pere. D'etonnement, Momo a sorti son visage du cou de sa mere et il regarde sa sceur, les yeux ecarquilles. Elle aussi reste soufflee. Puis elle rit de nouveau: - Ahmed a la mosquee! Non mais j'hallucine! Mais enfin, papa, comment tu peux le croire? - Fatima, viens ici, ma fille. Calme-toi, lui fait le pere en lui tendant la main. Fatima la saisit et l'embrasse tout en se mettant a pleurer a chaudes larmes. C'est la premiere fois que Momo voit sa grande sceur pleurer. - Fatima, repete le pere d'une voix fatiguee, la vie me quitte... Je veux que tout soit en ordre quand je partirai. Je lui ai parle, a Ahmed, je lui ai dit que quand je serai plus la il doit bien s'occuper de vous tous. Il sera le chef de famille. Il a promis. - Ahmed, le chef de famille? sanglote Fatima. Mais papa, ce n'est pas possible! Tu le connais, quand meme? Il va nous rendre la vie impossible. Puis elle se tourne vers la mere: - Maman, dis-lui, toi! La mere baisse la tete et se tait. Momo reste sans voix, terrasse. Il n'a plus qu'une envie, se sauver immediatement sur son lie deserte et ne plus penser a rien. - Papa, ne me demande pas d'obeir a Ahmed! Ne me le demande pas car je ne te ferai jamais une telle promesse. Si tu disparais, c'est maman qui deviendra le chef de famille. C'est ca que tu dois dire a Ahmed. Ca et den d'autre. - C'est trop tard, ma fille, dit encore le pere dans un souffle. - Comment ca, trop tard? 28 29 - Ahmed a fait venir l'imam ici et j'ai parle avec loui. - L'imam! hurie Fatima. Non mais vous avez perdu la tete ou quoi? On est en France, ici, pas au bled! Depuis quand c'est un imam qui decide? C'est chez un notaire qu'on fait ca, pas avec un imam. Vous pouvez toujours courir pour que j'obeisse a votre imam! Ecoute, papa, depuis ton accident, c'est toujours moi qui me suis occupee de cette maison. C'est moi qui me suis sacrifice en allant travailler a l'hyper au lieu de faire infir-miere. Oui ou non? Le pere, la mere et Momo opinent a nouveau de la tete. - Alors, on continuera comme ca. Comme avant! Je m'occuperai de Momo, des jumeaux, de Yasmina et de maman. Et Ahmed n'aura rien a dire. Et au moins, comme ca, tu n'auras pas de souci a te faire. J'ai fait mes preuves, non? La encore, tout le monde est d'accord. - Tu as peut-etre raison, ma fille! capitule le pere a leur grand soulagement. - Non, pas peut-etre, papa. J'ai raison, un point c'est tout. Alors, tu vas faire revenir l'imam ici, et Ahmed et les freres et sceurs, et tu vas leur dire ca, d'accord? Tu vas leur dire que jusqu'a present c'est grace a moi que cette maison a fonctionne plus ou moins normalement et que tu tiens a ce que les choses continuent comme ca. Un point, c'est tout. Et le pere a dit oui. 11 a dit oui mais n'a pas eu le temps de tenir sa promesse. II est mort la nuit suivante, terrasse par une crise cardiaque. 30 I 4 p X endant trois jours, la maison de la famille Beldaraoui ne desemplit pas. Amis, voisins, collegues viennent les mains chargees de victuailles et le cceur plein de compassion et de reconfort. Durant ces trois jours, Ahmed et Fatima s'adressent a peine la parole. La mere et ses filles pleurent beaucoup. Momo, lui, reste la plupart du temps assis dans un coin, tout seul, silencieux. Souad, la bibliothecaire, est accourue des qu'elle a appris la mauvaise nouvelle. C'est elle qui avait deja tente de consoler Momo quand monsieur Edouard avait disparu. 33 Mais lä, Momo n'a pas envie de se laisser consoler. On ne se console pas de la mort de son papa quand on a tout juste onze ans. Monsieur Edouard, ce n'etait pas pareil. II etait vieux et tres malade... Son pere aussi etait tres malade, mais pas vieux. Mais quand Emilie a sonne ä la porte avec son papa, Momo est reste sans voix et quelques etoiles sont revenues furtivement briller dans ses yeux. Emilie ne lui a pas demande de parier. Elle l'a juste serre dans ses bras et lui a dit: - Sache que je compatis ä ta douleur. Momo a note le mot compatir qu'il ne connait pas car il n'est pas encore arrive ä la lettre C. Quand Ahmed s'approche d'eux et lui lance un «chkoun?» inquisiteur qui lui glace le sang, Fatima se precipite pour s'interposer. - Merci beaucoup, docteur Cohen, de vous etre deplace! lui dit-elle en forcant Ahmed ä battre en retraite. C'est gentil ä toi, Emilie, d'avoir accompagne ton papa. - Je compatis sincěrement á votre peine! dit lui aussi le papa d'Emilie en prenant la main de Fatima dans la sienne. N'hesitez pas á vous adres-ser á moi, mademoiselle, en cas de besoin. Il lui tend une carte de visite. -J'insiste! ajoute-t-il. Ce ne sont pas des paroles en l'air. N'hesitez pas á faire appel á moi. Je connaissais votre papa. C'etait un homme droit et courageux. Il s'inquietait beaucoup pour sa famille... - Merci! soupire Fatima, des larmes plein les yeux. Et des larmes, elle va en verser bien davantage. A la fin des trois jours de deuil de la famille, tout le monde rentre chez soi et ils se retrouvent seuls, tous les sept, les bras ballants et le cceur en miettes. Et la premiere chose qu'Ahmed trouve á faire c'est d'assener une gifle magistrále á sa sceur. - £a ťapprendra á me faire la honte devant tout le monde! lui crache-t-il á la figure. Maintenant, c'est moi le chef de famille! Et les choses vont changer... 34 35 Fatima en reste le souffle coupe, sans meme pouvoir reagir. Mais la mere, elle, a couru a la cuisine en hur-lant. Elle en revient une poele a la main. Sans que personne ait le temps de souffler mot, voila qu'elle l'ecrase sur la tete de son fils aine. - Jamais, tu m'entends, jamais personne il leve la main sur mes enfants. Pas meme toi. A peine ton pere est entente, et toi deja tu viens battre ta sceur qui travaille et nous fait vivre ? Jamais pious tu lui touches un cheveu, tu m'entends? File dans ta chambre, maintenant! Ni Momo, ni Fatima, ni meme Yasmina, Rachid et Rachida n'en croient leurs yeux et leurs oreilles. Ahmed, carrement sonne, essaie d'ouvrir la bouche mais aucun son n'en sort. Il bat alors en retraite et quitte l'appartement en claquant la porte. Apres son depart, la mere et les enfants, muets, atterres, se regardent les uns les autres, complete-ment desempares. C'est Fatima qui brise le silence en premier. La voila le corps tout secoue. Momo se dit que jamais il n'a vu sa sceur pleu-rer autant que ces derniers jours. Mais Fatima ne pleure pas, realise-t-il soudain. Non, elle rit! Et la mere aussi se met a rire, bientot imitee par Yasmina puis Rachida. Rachid, lui, ne rit pas. Momo non plus. Ni l'un ni l'autre ne comprennent la raison de leur hilarite. Fatima se precipite alors vers sa mere et se jette dans ses bras. Elle est rejointe par les deux autres filles. Et maintenant, Momo ne sait plus si elles pleurent ou si elles rient aux larmes. - Ne cherche pas a comprendre, Momo, lui dit son frere en lui tapant affectueusement sur l'epaule. Mais Momo, lui, veut toujours tout comprendre. Alors, il s'agrippe lui aussi a la grappe formee par sa mere et ses sceurs, et se met a rire et pleu-rer avec elles. Quand enfin tout le monde se calme, Fatima prend la parole pour expliquer a ses freres et sceurs ce que sera leur vie desormais. 36 37 - Quand il est tombe gravement malade, papa a cru bon de faire d'Ahmed le chef de famille. Mais je l'ai fait changer d'avis en lui expliquant qu'Ahmed n'etait pas a la hauteur de la tache. C'est done maman qui sera le chef de famille et moi, je l'aiderai. - Ca ne change rien, alors ? fait Yasmina en haussant les epaules. - Si, ca change tout! Tu aurais prefere que ce soit Ahmed? - Non, bien sur! bougonne-t-elle. J'ai juste dit que ca ne change rien par rapport a avant. - Non, la seule chose qui change, c'est que papa n'est plus la. Sa voix se fissure a la fin de sa phrase et tout le monde baisse la tete. Momo, lui, regarde le fauteuil vide de son pere, toujours tourne vers la fenetre. Bizarrement, il pense soudain au titre du livre, La Vie devant soi. Pour papa, c'est la vie derriere soi, se dit-il. Et pour moi ? Momo du livre a continue a vivre, a rever et a aimer apres la mort de madame Rosa, meme s'il a essayé ďarréter complětement de manger parce qu'il se fichait des lois de la nature. - La vie ne sera plus jamais comme avant, effectivement, mais je compte sur vous pour qu'elle nous soit le plus facile possible, leur dit encore Fatima. Facile pour maman et moi, mais aussi pour chacun de vous. Je compte sur toi, Yasmina, pour nous seconder, quant ä vous, les jumeaux, vous avez passé ľäge de faire des bétises et de tourmenter votre petit frěre, ďaccord? - Momo, le chouchou... teňte de se moquer Rachid, mais il est stoppé net par le regard noir que lui jette sa mere et qui cingle davantage encore que les gifles d'Ahmed. - Et qu'est-ce qu'on va faire avec Ahmed s'il nous pourrit la vie? demande Yasmina. - Nous ferons bloc, tous unis contre lui. Il faut que nous restions soudés, solidaires, que nous fassions front. Il va certainement essayer de vous montér contre moi et... Quand on parle du loup... Fatima est interrompue par le bruit de la porte ďentrée, qui s'ouvre sur Ahmed. Mais il n'est pas seul. II s'efface pour laisser entrer l'imam dont 38 39 Fatima n'a fait la connaissance qu'avec le deces de son pere. Celui-ci salue la famille puis dit a la mere et a Fatima qu'il aimerait leur parler. - Yasmina, file a la cuisine preparer le the! aboie Ahmed. Ne sachant si elle doit lui obeir, celle-ci se tourne vers Fatima. Mais c'est l'imam en personne qui intervient: - Ahmed, tu dois le respect a ta mere et a tes sceurs. Tout comme elles te le doivent. Ta sceur n'est pas ton esclave et, si tu veux qu'elle prepare le the, tu le lui demandes sur un ton respectueux. Yasmina baisse la tete, reprimant un sourire. Et voila que l'imam ajoute: - Ou alors tu te le prepares toi-meme, ce qui serait peut-etre meme plus judicieux. (Judicieux, Momo l'aime tout de suite ce mot-la, sans trop savoir pourquoi.) Decidement, se dit Momo, ce n'est pas son jour, a Ahmed. Qu'est-ce qu'il se prend dans la tronche! Momo a presque pitie de lui... Mais non! Tout compte fait, il ne merite pas que Momo ait pitie de lui. Ahmed est la personne la plus mechante qu'il connaisse. Momo avait pense qu'avec la disparition du pere il changerait... Mais il ne faut pas trop lui en demander, a Ahmed. Il n'est pas capable de s'abonnir (v. pr. Devenir meilleur). Fatima, la mere, l'imam et Ahmed se sont enfermes dans la salle a manger. Momo, fatigue, decide d'aller se coucher, d'autant que, le lendemain, il retourne au college et, apres les chagrins de ces derniers jours, ca, c'est une vraie bonne nouvelle. Mais les jumeaux et Yasmina, eux, veulent savoir ce qui se trame derriere la porte et essaient de saisir les eclats de voix qui fusent et s'entrechoquent. Visiblement ca chauffe, la-dedans. Et c'est l'imam qui mene la danse. Il n'y a pas longtemps qu'il est arrive a la cite des Bleuets. C'est un jeune qui a aussitot gagne la sympathie du plus grand nombre des musulmans, mais aussi de tous les autres habitants de la cite, tant il est a l'ecoute de chacun. 40 41 La Sympathie du plus grand nombre mais pas celle d'Ahmed en tout cas, qui, au bout d'un moment, ouvre brutalement la porte du sejour, renversant les jumeaux et Yasmina, ä qui il file bien evidemment une gifle au passage. Les enfants l'entendent rentrer dans sa chambre et tout y retourner avant de quitter l'appartement, un sac ä la main, en claquant violemment la porte. - Ne vous inquietez pas, madame Beldaraoui, dit l'imam ä la mere. Ii reviendra et, je l'espere apres ce que je lui ai dit, avec de meilleurs sentiments et intentions. En attendant, je pense que vous avez pris la bonne decision. Votre fille ainee est parfaitement capable de vous aider ä tenir cette maison comme eile l'a toujours fait. Je souhaite vivement que votre fils aine finisse par entendre raison lui aussi et devienne un etre responsable et respectable. N'oubliez pas que ma porte vous est ouverte. La mere soupire en sortant son mouchoir. L'imam leur serre la main, salue les enfants puis s'en va. - Oü est Momo? demande Fatima. - Momo dodo! se moque Rachid. Fatima rejoint Momo dans sa chambre, oü son petit frere est quasiment endormi. Elle lui remonte la couette sous le menton et Pembrasse en lui chuchotant ä l'oreille: - T'inquiete pas, mon Momo, tout ira bien. 42