CHAPITRE II 1 - De 1'humanisme La question de l'humanisme est souvent posée en termes inexacts, sans doute parce que la notion ďhumanisme garde une certaine affinité avec le couraní naturaliste de la Renaissance, tandis que d'autre part la notion de christia-nisme est contaminée chez beaucoup ďentre nous par les souvenirs du jansenisme ou du puritanisme. Le debat n'est point entre humanisme et christianisme. II est entre deux conceptions de l'humanisme : car dire culture ou civilisation, c'est dire bien commun terrestre ou temporel de l'etre humain, s'il est vrai que la culture est « l'epanouissement de la vie proprement humaine, comprenant, non seulement le développement materiel néces-saire et süffisant pour nous permettre de mener une droite vie ici-bas, mais aussi et avant tout le développement moral, le développement des 88 DE L'HUMANISME DE L'HUMANISME 89 activités spéculatives et des activités pratiques (artistiques et éthiques), qui mérite d'etre appelé en propre un développement humain » 1. En ce sens-lä il n'est pas de culture qui ne soit humanisté. Une position essentiellement anti-humaniste serait une condamnation absolue de la culture, de la civilisation. Cest lä peut-étre une tendance de l'ultra-calvinisme de la theologie d'un Karl Barth. Mais cette condamnation absolue de l'humain est manichéenne, non chré-tienne ; incompatible avec le dogme central du christianisme, le dogme de l'lncarnation. Le debat qui partage nos contemporains, et qui nous oblige tous ä un acte de choix, est entre deux conceptions de l'humanisme: une conception théocentrique ou chrétienne, et une conception anthropocentrique, dont l'esprit de la Renaissance est premiěrement responsable. La premiere sortě ďhumanisme peut étre appelée humanisme integral, la seconde humanisme inhumain. II importe toutefois de comprendre que l'humanisme integral ou « théocentrique » dont nous parlons est tout autre chose que 1'« humanisme chrétien » (ou naturalisme chrétien) qui a pros-péré ä partir du XVIe siěcle, et dont 1'expérience a été faite jusqu'ä la nausée, — jusqu'ä la nausée 1. Cf. p. 20. divine, car c'est le monde dc cet humaxiisme-la que Dicu est en train de vomir. Saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix sont les grands docteurs de l'humanisme authentique, qui n'est salutaire a 1'homme et aux choses humaines que parce qu'il ne souffre aucune diminution des verites divines, et ordonne l'humain tout entier a la folie de la croix et au mystere du Sang redempteur. L'image d'un homme y repond, un Roi sanglant, vetu d'ecar-late et couronne d'epines : void I'homme, il a pris sur lui nos langueurs. C'est a lui que la grace configure les hommes, en les faisant participants de la nature divine et fils adoptifs de Dieu, destines a devenir, au terme de leur croissance spirituelle, des dieux par participation, quand la charite aura acheve de liquefier leur cceur. Et c'est en etant conformes a ce Chef redempteur qu'ils entrent a leur tour dans le mystere de son action redemptrice, achevant tout le long du temps — quant a 1'application non quant au merite — ce qui manque a ses douleurs. Si la nature dechue ne penche que trop a entendre le mot humanisme au sens d'humanisme anthropocentrique, il importe d'autant plus de degager la vraie notion et les vraies conditions du seul humanisme qui ne saccage pas 1'homme, et de rompre pour cela avec l'esprit de la Renaissance. 90 AMBIVALENCE DE L'HISTOIRE 91 2 - Ambivalence de l'histoire Dénoncer une deviation spirituelle fondamen-tale dans une periodě de culture, ce n'est pas condamner cette periodě historique. On ne con-damne pas l'histoire. 11 serait aussi peu sense de la part ďun chrétien de condamner les temps modernes, que de la part des rationalistes (qui ne s'en privent pas) de condamner le Moyen Age. Un principe spirituel erroné porte ses fruits inevitables: il faut déceler ce principe, avouer ces pertes. En méme temps il y a un développe-ment humain, une croissance de l'histoire ; il y a, jointes ä des maux certains, des acquisitions humaines qui ont une valeur comme sacrée puisqu'elles se produisent en dépendance du gouvernement providentiel: il faut reconnaitre ces gains. Ici surgit une grave question que nous nous permettrons d'appeler la question du démon comme agent historique. Saint Grégoire écrivait: « II faut savoir que la volonte de Satan est toujours inique, mais que son pouvoir n'est jamais injuste », car « les iniquités qu'il se propose de commettre, Dieu les permet en toute justice » 2. Cest une assertion qui va loin. Elle nous fournit un principe important d'exegese historique. Le diable est accroche comme un vampire au flanc de l'histoire ; cellc-ci avance quand meme et avance ainsi. C'est seulement dans 1'Eglise comme telle qu'il n'a aucune part. II prend part a la marche du monde, et en un sens il la stimule. Principalement, il fait a sa maniere, qui n'est pas bonne, ce que les gens de bien omettent de faire, parce qu'ils dorment. C'est gate, mais c'est fait. Partout ou le temps n'est pas rachete par le Sang du Christ, le prince de ce monde occupe le temps. Mais le temps est a Dieu; c'est lui d'abord qui veut le mouvement et le nouveau. On trouve un mot singulierement significatif dans le cantique d'Habacuc (d'apres la Vulgate). II y est dit que le diable marche devant les pas de Dieu : et egredietur diabolus ante pedes ejus. II court devant lui. II prepare ses voies, en traitre. A vrai dire l'histoire est bicephale. Le chef de tous les bons la conduit pour sa part la ou Dieu sera tout dans tous ; pour sa part le chef de tous les mechants la ou la creature sera tout pour elle-meme. Quand ces deux parts, a chaque instant melees, auront acheve de se separer, l'histoire elle-meme sera achevee. 2. P.L., LXXV. 564.