Tentation Quand j'etais tout enfant, nous natations á la Campagne. La maison qui nous abritait n'etait qu'une petite métairie isolée au milieu des champs, Lá nous vivions en paix. Mes parents gardaient avec eux une grand-tante paternelle, Tante Martine. Cétait une femme á l'antique avec la coiffe de piqué, la robe á plis et les ciseaux d'argent pendus a. la ceinture. Elle régen-tait tout le monde : les gens, le chien, les canards et les pouíes. Quant á moi, j'etais gourmandé du matin au soir. Je suis doux cependant et bien facile ä conduire. N'im-porte! Elle grondait. C'est que, m'adorant en secret, eile croyait cacher ainsi ce sentiment d'adoration qui jaillissait, ä la moindre occasion, de toute sa personne. 13 Autour de nous, on ne voyait que champs, longues haies de cypres, petites cultures et deux ou trois metairies solitaires. Ce paysage monotone m'attristait. Mais au-dela coulait une riviere. On en parlait souvent, a la veillee, sur-tout l'hiver, mais je ne Tavais jamais vue. Elle jouait un grand role dans la famille, a cause du bien et du mal qu'elle faisait a nos cultures. Tantot elle fertilisait la terre, tantot elle la pourrissait. Car c'etait, parait-il, une grande et puissante riviere. En automne, au moment des pluies, ses eaux montaient. On les entendait qui grondaient au loin. Parfois elles passaient par-dessus les digues de terre et inon-daient nos champs. Puis, elles repartaient, en laissant de la vase. Au printemps, quand les neiges fon-d*.-»t dans les Alpes, d'autres eaux appa-raissaiei;*. Les digues craquaient sous leur poids et de nouveau les prairies a perte de vue ne formaient qu'un seul etang. Mais, en ete, sous la chaleur torride, la riviere s'evaporait. Alors des ilots de cailloux et de sable cou- paient le courant et fumaient au soleil. Du moins on le disait. Je ne le savais que par oui-dire. Mon pere m'avait averti : — Amuse-toi, va ou tu veux. Ce n'est pas la place qui te manque. Mais je te defends de courir du cote- de la riviere. Et ma mere avait ajoute : — A la riviere, mon enfant, il y a des trous morts ou Ton se noie, des serpents parmi les roseaux et des Bohemiens sur les rives. II n'en fallait pas plus pour me faire rever de la riviere, nuit et jour. Quand j'y pensais, la peur me soufflait dans le dos, mais j'avais un desir violent de la con-naitre. De temps a autre un braconnier pas-sait chez nous. Un grand, sec, la figure en lame de couteau. Et avec ?a, 1'ceil vif, ruse. Tout en lui decelait la souplesse et la force : les bras noueux, le pied corne, les doigts agiles. II apparaissait comme une ombre, sans bruit. 15 — Tiens, voila Bargabot, disait mon pere. II nous apporte du poisson. En effet. Bargabot deposait un panier de pois-sons etincelants sur la table de la cuisine, lis m'emerveillaient. Dans l'algue luisaient des ventres d'argent, des dos bleuatres et des nageoires epineuses. C'etaient des betes d'eau toutes frakhes encore de la riviere. — Bargabot, comment faites-vous pour prendre de si belles pieces? Bargabot d'un air evasif repondait a mon pere : — Le Bon Dieu a pitie du pauvre, monsieur Boucarut, et puis j'ai la main. Et on n'en tirait jamais davantage. Un jour que j'^tais seul a la maison,. Bargabot apparut, comme toujours, a rim-pro viste. II portait au bout d'un crochet une alose enorme. II me dit : — C'est pour toi, tiens, je te la donne. II posa le poisson sur le coin de la table. Puis il me regarda d'un air etrange : — Petit, petit, murmura-t-il, tu as une bonne frimousse, une frimousse de pecheur. As-tu jamais pris du poisson? — Non, monsieur Bargabot, on me defend d'aller a la riviere. II haussa les epaules. — Tant pis! mais si je t'avais avec moi, je t'en ferais connaitre des bons coins ou personne ne va, surtout dans les iles... A partir de ce jour, je ne dormis plus. Souvent, la nuit, je pensais a ces coins merveilleux, enfouis au milieu des bois, sur le bord de ces iles, ou personne, sauf Bargabot, n'allait jamais. D'autres fois, Bargabot me montrait de beaux hamecons en acier bleu, ou bien de petits bouchons de liege joliment tailles. Bargabot etait mon grand homme : je l'admirais. Pourtant ses yeux gris et ruses m'inspiraient de la crainte; et, a cause de cette crainte, mon amitie restait cachee au fond de moi. Quand il £tait la j'avais un peu peur; quand il n'y etait plus, je le regrettais. Si dans la cour j'entendais glisser ses espa-drilles, mon coeur se mettait a battre. Bien vite, il s'etait apercti de l'interet que je portais a sa personne. Mais par feinte il prenait des airs indifferents qui me met- taient au supplice. Parfois on ne le voyait pas de quinze jours. Je ne tenais plus en place. Une envie folle me prenait de m'en-fuir jusqu'ä la riviere. Mais je craignais mon pere. II ne badinait pas. L'hiver, passe encore : il fait froid, le vent hurle, la neige tombe, courir la Campagne est folie. On se sent bien devant le feu, et on s'y tient. Mais au printemps le vent est doux, le temps leger. On a besoin d'air et de mouvement. Ce besoin me prenait comme il prend tout le monde. Et c'etait un desir si vif de m'echapper que j'en tremblais de peur. Je risquais toujours d'y ceder, un beau matin, et de partir ä l'aventure. II n'y manquait que l'occasion. Elle se presenta. Et voici comment. Mes parents durent s'absenter pendant quelques jours. En leur absence, ce fut, comme de juste, Tante Martine qui regna sur la maison. Tante Martine etait despo-tique, je Tai dit; mais des qu'elle restait seule avec moi, toutes les Hbertes m'etaient permises. Car elle-meme voulait etre libre; et l'eüt-elle pu en me surveillant du matin au soir? Celui qui tyrannise son prochain 18 se tyrannise aussi lui-meme. Tante Mar-tine le savait. Elle me laissait done la bride sur le cou pour pouvoir trotter a son aise. Car elle trottait. Elle trottait du haut en bas de la maison. Elle trottait le jour; elle trottait la nuit; elle trottait a l'aube; elle trottait au crepuscule. Et toujours d'un trottinement a peine perceptible, un pas de souris. Quand mes parents etaient a la maison, elle se tenait a peu pres tran-quille; mais a peine etaient-ils partis qu'elle se mettait a trotter. On ne la voyait plus; mais on l'entendait fureter de chambre en chambre. Tantot elle s'enfoncait dans les tenebres de la cave; tantot elle disparaissait dans le cellier. A quels travaux s'y livrait-elle? Dieu le sait! On percevait des bruits myste-rieux : le bois remuait, une caisse degrin-golait avec fracas... Et puis le silence... Mais a tous les sejours que lui offrait notre vieille demeure, Tante Martine pre-ferait les combles. Elle s'y elevait tous les apres-midi et y sejournait bien souvent jusqu'a l'arrivee des premieres ombres. C'etait son refuge de predilection, son 19 paradis. La s'alignaient d'antiques malles cloutees de cuivre et revetues de poils de chevre. Des malles centenaires. Elles etaient bourrees de vieux habits : jaquet-tes a fleurs, gilets de satin, dentelles jau-nies, broderies, escarpins a boucles d argent, bottes vernies. Et quelles robes! Toutes soies roses, cotes lamees, paillettes d'or, rubans puce, feu, pourpres! Couleurs fanees, sans doute, et qui sentaient le vieux, mais de quel charme! Car tout cela fleurait encore la lavande et la pomme reinette. J'en raffolais. Et ce n'etrient pas les seules merveilles! De venerables portraits de famille pendaient ä un clou. Dans un coin s'empilait de la vaisselle peinte. Deux chandeliers d'argent reposaient sur un coffre d'ebene. Des livres relies de cuir gisaient sur le plancher parmi un monceau de papiers jaunis, ou nichaient les rats... Enfin, au plafond etait suspendu, par la queue et la tete, un vieux crocodile em-paille, don d'un oncle navigateur, 1'oncle Hannibal. Quand Tante Martine montait dans les combles, rien au monde, je crois, n'eut pu Ten tirer. Elle s'y enfermait ä double tour, et je n'avais pas le droit de l'y suivre. — Va t'amuser dans le jardin, me di-sait-elle. II faut que je range les fripes. Je comprenais. Seul, désceuvré, j'errais un peu dans la maison, et puis j'allais m'asseoir sous le figuier du puits. C'est la qu'un beau matin d'avril la tentation vint me trouver á l'improviste. Elle sut me parier. Cétait une tentation de printemps, une des plus douces qui soient, je pense, pour qui est sensible au ciel pur, aux feuilles tendres et aux fleurs f raichement écloses. C'est pourquoi j'y cédai. Je partis á travers les champs. Ah! le cceur me battait! Le printemps rayonnait dans toute sa splendeur. Et quand je pous-sai le portail dormant sur la prairie, mille parfums d'herbes, d'arbres, ďécorce frai-che me sautěrent au visage. Je courus sans me retourner jusqu'a un boqueteau. Des abeilles y dansaient. Tout l'air, ou flottaient les pollens, vibrait du frémis- sement de leurs ailes. Plus loin un verger d'amandiers n'etait qu'une neige de fleurs oü roucoulaient les premieres palombes de l'annee nouvelle. J'etais enivr£. Les petits chemins m'attiraient sournoi-sement. «Viens! que t'importent quelques pas de plus? Le premier tournant n'est pas loin. Tu t'arreteras devant l'au-bepine. » Ces appels me faisaient perdre la tete. Une fois lance sur ces sentes qui serpentent entre deux haies chargees d'oiseaux et de baies bleues, pouvais-je m'arreter? Plus j'allais et plus j'etais pris par la puissance du chemin. A mesure que j'avancais, il devenait sauvage. Les cultures disparaissaient, le terrain se faisait plus gras, et ca et lä poussaient de longues herbes grises ou de petits sau-Ies. L'air, par bouffees, sentait la vase humide. Tout ä coup devant moi se leva une digue. C'etait un haut remblai de terre couronne de peupliers. Je le gravis et je decouvris la riviere. Elle etait large et coulait vers l'ouest. Gonflees par la fönte des neiges, ses eaux puissantes descendaient en entrainant des arbres. Elles etaient lourdes et grises et parfois sans raison de grands tourbillons s'y formaient qui engloutissaient une epa-ve, arrachee en amont. Quand elles ren-contraient un obstacle ä leur course, elles grondaient. Sur cinq cents metres de lar-geur. leur masse enorme, d'un seul bloc, s'avancait vers la rive. Au milieu, un cou-rant plus sauvage glissait, visible ä une crete sombre qui tranchait le limon des eaux. Et il me parut si terrible que je frissonnai. En aval, divisant le not, s'elevait une ile Des berges abruptes couvertes de sau-laies epaisses en rendaient l'approche difficile. C'etait une ile vaste oü poussaient en abondance des bouleaux et des peupliers. A sa pointe venaient s'echouer les troncs d'arbres que la riviere charriait. Quand je ramenai mes regards vers le ravage, je m'apercus que, juste ä mes pieds, sous la digue, une petite anse abritait une plage de sable fin. La les eaux s'apaisaient. C'etait un point mort. J'y descendis. Des troenes, des osiers geants et des aulnes glauques formaient 22 une voüte au-dessus de ce refuge. Dans la penombre mille insectes bour-donnaient. Sur le sable on voyait des traces de pieds nus. Elles s'en allaient de l'eau vers la digue. Les empreintes etaient larges, puissantes. Elles avaient une allure ani-male. J'eus peur. Le lieu etait solitaire, sauvage. On entendait gronder les eaux. Qui hantait cette anse cachee, cette plage secrete? En face. File restait silencieuse. Son aspect cependant me parut menacant. Je me sentais seul, faible, expose. Mais je ne pouvais pas partir. Une force myste-rieuse me retenait dans cette solitude. Je cherchai un buisson ou me dissimuler. Ne m'epiait-on pas? Je me glissai sous un fourre epineux, ä Fabri. Le sol doux y etait couvert d'une mousse souple et moel-leuse. La, invisible, j'attendis, tout en sur-veillant File. D'abord je ne vis rien. Sur moi s'eten-dait Fombre des feuillages; les insectes dansaient toujours; parfois s'envolait un oiseau; Feau coulait, ralentie par la sinuo-site de la plage; le temps passait, mono- tone, et Fair devenait tiede. Je m'assou-pis. Longtemps je dus rester dans le som-meil. Comment fus-je eveille? Je ne sais. Quand j'ouvris les yeux, etonne de me retrouver sous ce buisson, le soleil etait has, et Fapres-midi touchait ä sa fin. Rien ne semblait change autour de moi. Et cependant je restais immobile, au fond de ma cachette, dans Fattente de quelque evenement. Tout ä coup, au milieu de File, entre le feuillage des arbres, s'eleva un fil de fumee, pur, bleu. L'ile etait habitee. Mon cceur battit. J'observai avec attention le rivage oppose, mais vainement. Personne n'apparut. Au bout d'un moment la fumee diminua; elle semblait se retirer peu ä peu dans les bouquets d'arbres, comme si la terre invisible Feüt absorbee. II n'en resta rien. Le soir tombait. Je sortis de ma retraite et revins ä la plage. Ce que je decouvris m'epouvanta. A cöte des premieres traces que j'avais rele-vees sur le sable, d'autres, encore frai- ches, marquaient le sol. Ainsi pendant que je dormais quelqu'un était passé pres de mon refuge. M'avait-on vu? La nuit arrivait maintenant derriěre les roseaux. Un oiseau s'envola brusquement du milieu des joncs. II poussa un cri, et, de File, lui répondit un douloureux gémissement. Je m'enf uis. Je n'arrivai á la maison qua la nuit close. Je laisse ä penser de quelle fac/m me recut Tante Martine. — Vagabond! Pied-noir! Gratte-ehe-min! Elle me renifla : — Tu sens la vase. — Ah! tu as de jolis cheveux 1 Iis etaient barbeles de feuilles et d'epi-nes. — Vatepeigner! J'y allai, penaud, sans repondre. Je connaissais Tante Martine. Des coleres, des cris. Mais cela n'allait pas plus loin. 26 — Tu n'as pas honte? Naturellement j'avais honte, mais qui a honte se tient coi, et je me tus. — Si je disais tout á ton pere, hé! Pascalet (Pascalet est mon nom), tu vois ďici ce qu'il ferait, ton pere!... Je le voyais parfaitement, mais je voyais aussi Tante Martine : et tout en eile me disait : « Chenapan! tu as de la chance que Tante Martine soit faible pour ce petit gredin de Pascalet! Aprěs tout, dans son temps, ton pere en a fait bien d'autres!... » Sous son air menagant, Tante Martine s'attendrissait. — Et tu as faim sans doute?... J'avais faim et je l'avouai. — Parbleu! grommelait-elle, en prépa-rant sa poéle á frire. Depuis sept heures du matin!... Malheureux! je parie que la téte te tourne... Je mentis : — Oui, Tante Martine, cette fois la téte me tourne, mais pas trop vite. — Et moi, qui n'ai qu'un peu de soupe á te donner... Et deux tomates... Et de la saucisse... 27 On entendit un pas. Bargabot entra dans la cuisine. Jamais il ne m'avait paru si grand. II avait son air sauvage. Tante Martine de saisissement faillit laisser tomber sa poele. Mais lui, ne s'en apercut pas. II dit : — Je vous apporte des gardons. Faites-les cuire. Vous ne me refuserez pas un verre de vin. Et il s'attabla. Tante Martine prit le panier de pois-sons. On l'entendit qui raclait les ecailles. Dans la poele, l'huile fuma. Nous invi-tämes Bargabot. Tante Martine apporta la cruche de vin, le pain bis, du vinaigre. Bargabot tira de sa poche un long cou-teau. II se tailla une enorme miche de pain, y placa deux poissons et tra Tristes, tristes, mes pensees... C'est alors que la brise douce rabattit vers moi une odeur aigrelette de bois brii- 40 I le. Le souvenir de ce foyer, dont j'avais, par deux fois, remarque la fumee entre les arbres, me revint ä l'esprit. « II faut voir ca», me dis-je. Et je me faufilai sous les buissons. J'arrivai ä l'oree d'une clairiere. Au milieu de cette clairiere se dressait une hutte. Largement arrondie, eile mon-tait en pain de sucre. Un sac pendait devant la porte. Sur la terre battue, on avait dispose trois pierres. La. brülait un peu de feu. La fumee qui s'en elevait lechait une grosse marmite. toute noire, sorte de creature etrange, avec deux petites oreilles et une panse rebondie. Une fillette accroupie devant le foyer attisait le feu avec un baton. Un chat noir sommeillait devant la hutte. Quelques poules picoraient. Qui etaient les gens assez miserables pour habiter dans cette cabane de branches ? La petite fille etait en haillons. Des yeux noirs, une peau bistree. Quelle etrange creature! I €3 Elle portait de gros anneaux de cuivre aux orcilles. Parfois eile chantonnait ä voix basse. Un äne errait nonchalamment dans 'a clairiere. Au-delä de la hutte, sous un arbre on entrevoyait vague-ment une enorme masse brune. Cette masse m'inquieta. Je ne pus l'identifier, car eile se trouvait trop loin de moi; eile demeurait immobile. Etait-ce un animal? De la marmite s'echappaient des volutes de vapeur. Elles sentaient bon. Une Corneille vint du bois et se posa sur Fepaule nue de la fillette. La fillette lui parla. Stupefait, je me soulevai pour mieux la voir. La fillette tourna la tete et regarda de mon cöte. Mais eile resta impassible. M'avait-elle apercu? Une vieille femme sortit de la cabane. Elle etait maigre et farouche. Saisissant un coq par le cou, eile l'egorgea sur le feu, en poussant des glapissements sauvages. La masse brune se souleva, grogna, se mis sur quatre grosses pattes et Tours — car c'etait lä un ours — s'approcha du feu en se dandinant. Arrive pres de la marmite, il huma Fair, lé museau levé dans ma direction. Je m'enf uis. Je courus ďune traite á la pointe de File, et j'y cherchai une bonne cachette. A peine y étais je installé que Feau clapota. Je regardai craintivement. Une barque venait de la rive vers File. Quatre hommes la montaient. Quatre grands diables, sees et noirs, plus noirs, plus sees que Bargabot. Des Bohémiens! Cette fois, j'etais bien perdu, vraiment perdu!... lis accostěrent, puis poussěrent leur embarcation, á Fabri d'une touque, pour la cacher. lis en tirěrent un enfant. C'etait un garcon de mon age. On Favait ligoté. Un des hommes le souleva et le chargea sur ses épaules. Je vis bien son visage. II était basané comme ceux de ses ravis-seurs, et tout aussi sauvage. Mais rien n'y trahissait Feffroi. Les yeux clos, la bouche serrée, Fenfant semblait de pierre. On Femporta. Les quatre hommes dispa-rurent sous les arbres. J'etais seul. II était midi. Je sentis la faim. Mais je n'osai pas toucher á mes provisions. Le moindre mouvement me semblait dan-gereux : un geste maladroit, une branche cassée, tout pouvait me trahir. Je serais découvert, saisi, Hgoté! Pendant tout l'apres-midi je n'osai sortir de ma cachette : une petite excavation, creusée dans le roc, et dissimulée par deux canneberges. J'attendais un miracle : sur la rive, quelqu'un allait surgir, un pécheur, probablement... Mais personne ne se montra. Et le soir vint. J'en fus étonné, car jamais jusqu'alors je ne l'avais wu Du moins tel que je le voyais, sombre et tout bleu, á 1'Orient, avec de grands arbres ďétoiles. Son immensité m'emplit de stupeur. A mesure que la clarté du jour dimi-nuait, le ciel, approfondi par l'ombre, s'enfoncait d'abime en abime et de grandes figures celestes mystérieusement apparais-saient. C'etaient des astres inconnus. Plus tard j'ai su leurs noms : la Grande Ourse, Bételgeuse, Orion, Aldébaran, Pour lors, les ignorant, je me contentais d'admirer leur étincellement nocturne. lis brulaient trěs loin en silence. Leurs feux se reflé- taient, en tremblant. dans la riviere, main-tenant luisante et noire. Car la nuit etait descendue et I'eau, devenue plus rapide, courait vers 1'ile avec une telle puissance que j'avais peur. En vain, blotti dans mon abri, essayais je, fermant les yeux, de 1'oublier, Le murmure confus de ses eaux m'arrivait encore et troublait mon ame. Je me sentais petit, frele, reduit a ce peu de moi qui tremblait dans un trou de bete. De mon pied, j'aurais pu toucher l'eau froide qui glissait par vastes nappes si rapidement sous mon refuge. Voisinage perfide et redoutable qui bientot m'an-goissa. Je ne pus le supporter. En rampant hors de ma cachette. je gravis le talus du rivage. Que n'eusse je donne pour entendre une voix humaine, pour voir une figure d'homme!... Mais quels hommes appeler a mon secours? Ceux de 1'ile, sans aucun doute, enlevaient les enfants. Et quelle cruaute!... C'etaient des hommes, cependant... lis possedaient une cabane; une pauvre cabane, certes, mais qui abritait leur sommeil, humainement. Et ils faisaient du feu. De ce feu, les 44 lueurs eclairaient par bouffees rouges le feuillage des arbres, non loin de mon refuge. La brulait un foyer; un vrai foyer, avec ses braises et sa cendre chaude, sa marmite, sa nourriture, et sa rassurante clarte... Plus je pensais a ce foyer, plus me prenait la tentation de me glisser jusqu'a la hutte, pour voir, dans cette nuit ou je me sentais seul, au moins le feu de l'homme. Aussi, est-ce furtivement que je me faufilai dans le sous-bois. Sans briser une brindille, je reussis, a pas de loup, par miracle, a retrouver la fameuse clai-riere. Et la, tapi sous un houx epineux, je regardai. Accroupie devant le feu, se tenait la vieille sorciere. La fillette tisonnait. La vieille, une louche a la main, remuait lentement dans le chaudron je ne sais quelle infernale nourriture. Le chien, assis sur son derriere, regardait fixement la vieille et humait les vapeurs. II avait les oreilles pointues. L'ours errait librement dans la clairiere. Comme le vent venait du campement vers moi, les betes ne pou-v-aient deceler mon odeur. Trois hommes, assis sur le sol, man-geaient, non loin du feu. Le quatrieme etait debout. II tenait un fouet. A un poteau, par les pieds, par les bras, on avait attache l'enfant. L'homme venait de le fouetter. La laniere du fouet avait marque son dos, nu jusqu'a la ceinture. On voyait sur ce dos de bronze trois longues raies noires de sang, quand la flamme s'elevait. L'homme adressa des paroles violentes a l'enfant. Je ne les compris pas. II parlait une langue bizarre. L'enfant, loin de trembler, repondit a son bourreau avec une telle colere que l'autre, derechef, le fustigea. La laniere sifflante cingla la peau. L'enfant se tut. C'etait un bel enfant, robuste, plus grand que moi, plus fort aussi, un petit bohemien sans doute. Sous le fouet, il serrait les levres et ses yeux se fermaient de douleur, mais il ne gemissait pas. <: 47 L'homme, a regret, abandonna l'enfant et alia manger. Puis lui et ses trois compa-gnons s'eloignerent du feu et entrerent dans la cabane pour y dormir. La vieille se leva et se retira a son tour. II ne resta plus dans la clairiere que le chien, Tours et la fillette. L'enfant attache au poteau n'avait plus ouvert les yeux. L'ours s'approcha de lui, le flaira. L'enfant demeura immobile. L'ours se coucha presque a ses pieds, et ne bougea plus. Le chien partit dans les bois pour chasser. La fillette s'allongea devant le feu et bientot s'endormit. Alors l'enfant souleva la tete et ouvrit les yeux. D'un regard lent il fit le tour de la clairiere. Ce regard vint vers moi et, quand il passa sur mes yeux, un f remis-sement m'agita. Pourtant il n'avait pu me voir. J'etais enfoui sous les branches et les feuilles, mais il me toucha. Une folle idee prit ma tete : «Ah! pensai-je, il faudrait ramper jusqu'au poteau et delier les cordes.» Je n'en avais pas le courage. Le camp, a peine assoupi, etait la, avec sa sorciere, son ours, ses quatre hommes 48 cruels, et cette fillette, qu'un rien pouvait eveiller brusquement. Comment fis-je pour l'oublier?... Je sortis de mon buisson et m'avangai d'un pas dans la clait iere. Alors Tenfant me vit La flamme m eclairait en plein. II me vit, mais ne broncha pas. Ses yeux brillaient, ses dents de loup luisaient entre ses levres retrous-sees, et il me regardait venir vers lui, comme un fantöme, sans manifester la moindre emotion. Arrive au poteau, je portai ma main sur la corde pour la denouer. Mais les nceuds &aient durs, Serres, inextricables. — II y un couteau pres du chaudron, me chuchota l'enfant. Je m'appelle Gatzo. Mais pres du chaudron dormait la fillette. — Elle va s'eveiller, repondis-je, dejä tremblant. — Ah! tu as peur?... murmura le prisonnier. Et il baissa la tete. Sa douleur me bouleversa. Je le quittai et allai vers le feu. Je marchais legerement, comme en songe. Le couteau se trouvait par terre, mais, par hasard, en s'endormant, la fillette avait mis dessus sa main crispee. Je pris cette main, ecartai doucement les doigts, retirai le couteau. La fillette entrouvrit les yeux et me regarda. — Oh! soupira-t-elle, je reve... Elle porta la main ä son visage et, effrayee par sa vision, me tourna le dos. Le sommeil la reprit. Je revins au poteau. Dejä les cordes qui serraient les bras etaient tranchees. Un oiseau nocturne gemit. L'ours s'eveilla. Etonne de me voir, il se dressa, tout d'une piece et, en grognant, tendit vers moi son enorme museau. — Ne crains rien, me dit l'enfant. Je sais lui parier. Ii dit : « Agalaoü, Agalaoü, Rekschah! Arazadoulce!... » Sa voix, en prononqant ces mots, se fit, de gutturale, caressante. L'ours s'apaisa. II se remit en boule, soupira d'un air resigne, et se rendormit. Je tranchai les derniers liens. 50 Nous nous eloignames du campement. Pas de lune. II faisait tellement sombre que, sans mon compagnon, je me serais perdu vingt fois. Mais lui, se dirigeait dans l'ombre, avec des yeux de chat etin-celants, et il me tenait par la main. — Ounousmenes-tu?demandai-je. — A la barque, me souffla-t-il. Nous y arrivames bientot. II me dit : — Voila le salut. J'avouai ma peur : — Nous allons nous noyer, certaine-ment, le courant est terrible. — lis nous tueront, si nous restons ici, me repondit-il vivement. Ne crains rien. Je connais l'eau. Nous tirames peniblement la barque du buisson ou l'avaient cachee les Bohemiens. J'embarquai. Gatzo entra dans l'eau, poussa. J'admirais sa force. Mais le courant nous ayant pris, il grimpa a bord. — Tiens-toi a l'avant, me dit-il. Moi, je vais gouverner. II placa une rame en poupe et gouverna. Un remous lentement nous ecarta de Tile. Elle m'apparut alors colossale et sombre, avec ses arbres gigantesques, au milieu de ces grandes eaux en mouvement. On la cotoya quelque temps. Puis on prit le courant en biais et on se dirigea vers le large de la riviere. L'ile, peu a peu, s'enfonca dans les tenebres. — Ou allons-nous? demandai-je timi-dement. Gatzo ne me repondit pas. A peine pouvais-je le voir. Mais a son souffle, a ses ahans, je devinais qu'il pesait de toutes ses forces sur la rame. Car la riviere etait puissante et ne se laissait pas naviguer sans effort. Les eaux dormantes Nous naviguámes une bonne partie de la nuit. Je veillai. Gatzo tint d'abord le milieu de la riviere. II semblait la connaitre. Un courant rapide nous emporta. Plus tard, je vis se rapprocher les arbres de la rive. lis s'avancaient vers nous confusément et notre vitesse se ralentit. On s'engagea alors dans un chenal entre deux murailles noires de plantes. Bientôt il devint si étroit qu'en passant on frôlait les feuilles humides. Puis il s'élargit et, sur un plan d'eau, qui me sembla vaste, á la faible clarté stellaire, la barque de plus en plus lente finit par s'immobiliser. On ľamarra. Gatzo me dit : — Comment ťappelles-tu? — Pascalet. — Eh bien, Pascalet, tu es a l'abri. Fais comme moi, dors. Bonne nuit. Et il s'allongea au fond de la barque. Je Timitai. Quoique les planches fussent dures, je m'endormis bientot, car j'etais fatigue. Et mon sommtil fut Don cette nuit-la. Or, ceci se passait il y a bien longtemps et maintenant je suis presque un vieil homme. Mais de ma vie, fut-elle Iongue encore, je n'oublierai ces jours de ma jeunesse ou j'ai vecu sur les eaux. lis sont la, ces beaux jours, dans toute leur fraicheur. Ce que j'ai vu alors, je le vois encore aujourd'hui, et je redeviens, quand j'y pense, cet enfant que ravit, a son reveil, la beaute du monde des eaux dont il faisait la decouverte. Quand j'ouvris les yeux l'aube se levait. D'abord je vis le del. Je ne vis que le del. II etait gris et mauve, et seul, sur un fil de nuage, tres haut, un peu de rose apparaissait. Le vent tissait, plus haut encore, d'autres fils a travers un 56 treillis leger de vapeurs; et, du cote de l'aube, une buee d'or pale se levait lentement de la riviere. Un oiseau lanca un appel, peut-etre etait-ce une bouscarle. Son cri hardi et colereux eveilla le coasse-ment discret d'une grenouille. Puis un vol de plumes mouillees froissa les toufTes de roseaux et tout autour de notre barque le murmure confus des betes d'eau, encore invisibles, monta : tous les bruits, tous les soupirs, des mouvements furtifs, un clapotis, des gouttelettes, ce plongeon d'un rat effare, la-bas cet oiseau vif qui s'ecla-bousse, le choc d'un eboulis, le glissement d'une sarcelle qui se faufile entre les joncs, un rauque appel, la rousserole, tout a coup, le siffiet du loriot, et deja, sous un saule du rivage, le roucoulement de la tourterelle... J'ecoutais. Par moments la brise de l'aube passait sur ce monde irreel, ces lieux uniquement sonores, et les plantes des eaux s'eveillant du silence, pliees par le souffle, bruissaient douce-ment. La barque ne remuait pas. Comme un flotteur de liege, elle paraissait si legere qu'a peine tenait-elle a l'eau... Dans le fond du bateau dormait mon compagnon. II etait allonge sur le dos. La tete renversee en arriere, il dormait. Le sommeil immobilisait son visage. Un visage brun et muscle aux pommettes sail-lantes. Le nez court y gonflait deux petites narines. Les levres avaient l'air de serrer le sommeil avec fureur, et deux grandes paupieres noires lourdement couvraient les yeux clos. Ainsi le masque du sommeil moulait exactement cette petite ame sau-vage. Entre elle et la chair du visage, il n'y avait rien. Mais la vie y montait avec violence. Quand le soleil, passant par-dessus les roseaux, atteignit ce visage, les yeux s'ou-vrirent tout a coup. Gatzo m'aperc,ut et il me sourit. Sur cette figure serieuse les traits durs tout a coup se detendirent et alors se forma ce sourire tres tendre qui me bouleversa. — Pascalet, murmura Gatzo... Et je lui souris a mon tour. Nous etions amis. C'est alors que commenca le temps des eaux dormantes. Nous vecumes dix jours caches dans un bras mort de la riviere. «La, affirmait Gatzo, nous serons quel-que temps en surete, plus tard, on verra. * Ce bras mort s'enfonc^it du cote de la rive gauche (a Toppose de ma rive natale) profondement dans les terres basses. Nous etions separes de leur rivage par d'inextricables fourres de plantes aquatiques. Elles nous cachaient. Le long du bord, une epaisse muraille d'aulnes. Plus pres de nous, des obiers, des ajoncs et, par masses profondes, des murailles de roseaux. Tous les roseaux : le roseau des etangs, le panache, celui de la Passion, l'aromatique. Du limon vierge, ils s'elevaient, durs et vivaces, et formaient ca et la, au milieu des eaux glauques, d'impenetrables iles. Le bras mort s'y perdait en canaux innombrables. Les uns partaient a travers Tarchipel vegetal, et peu a peu, dispa-raissaient sous une voute de verdure. D'autres s'enfon<;aient sous les saules. Tous restaient mysterieux. Leurs eaux sommeil-laient. Quelquefois cependant un courant invisible entrainait une fleur de sagittaire ou de trefle d'eau. 58 59 Ces spectacles m'enchantaient. Gatzo, au contraire, y paraissait indifferent. II parlait peu. Ses manieres brusques m'eton-nerent d'abord, puis je sus m'y faire. Sa delivrance, notre fuite, jamais il ne les rappela. II avait l'amitie taciturne. Nous pouvions nous entendre, car, moi aussi, j'aime le silence. Mais pour d'autres rai-sons que lui. II se taisait pour reflechir a des actes utiles. Ses pensees s'appli-quaient toutes a des besoins : pecher, trouver un bon mouillage, tendre une toile contre le soleil, s'abriter, cuire le repas. Rien pour le plaisir de parler, quand il disait quelque parole. Et pas un geste vain. Chaque mot contenait une intention, chaque mouvement son utilite. II etait econome de son ame. Mais son ame etait la. Je la sentais a mes cotes, toute close dans ce corps brun, et sans doute un peu sombre. Inseparable d'une vie vio-lente, c'etait sur un sang noir qu'elle vivait. On la devinait vindicative et fidele. Tout en moi contrastait avec cette nature, sauf ce gout du silence. Mais, moi, si je me tais, c'est pour le plaisir 60 de me taire. Ce plaisir n'exclut pas quelques pensees; toutefois, ce ne sont que des pensees oisives, qui flänent, errent, vagabonded, ou bien entrent dans ce demi-sommeil si favorable aux vaines son-geries. Je ne fais pas alors de reflexions, mais je poursuis nonchalamment le reflet des figures vagues qui me peuplent et, si je garde le silence, c'est qu'il facilite ä ces ombres fugitives l'acces d'une äme enchantee par leurs apparitions. — Tu dors debout, me disait Gatzo, irrite. Lui, avait separe le sommeil de la veille, avec une cruelle nettete. — Quand je dors, disait-il, je fais ce qu'il faut. Je ferme les yeux et je ne pense ä rien. Ca me repose. Toi, quand tu dors, tu te tournes, tu paries et tu gates ton sommeil... Je ne repondais rien; il avait raison. Mais j'etais peine. Le premier jour passe dans le bras mort fut beau. Je n'en ai jamais connu 61 de pareil. II est le plus beau de ma vie. Tout d'abord on explora la barque. Elle revela des tresors. Deux coffres pleins. L'un a l'avant. II contenait des engins de peche : crins, flotteurs, hamecpns, lignes, nasses, tramails, bricoles. L'autre, a l'arriere. II etait bourre de provisions. On les avait placees dans des boites de fer, a l'abri de l'humidite. — Souvent ils allaient loin de Tile, m'apprit Gatzo... Sans pouvoir se ravi-tailler. Voila pourquoi... J'aurais voulu en savoir plus long, mais Gatzo s'en tint la de sa confidence. La decouverte de ces vivres nous emplit de joie. II y avait la du cafe, du sucre, un barillet plein de farine, des legumes sees, des epices, une fiasque d'huile, que sais-je?... En somme, de quoi subsister pendant plus d'une semaine. Pour la barque, elle etait armee de quatre rames. La coque en bon etat paraissait tout a fait etanche. La peinture tenait bon. Sur le dos du coffre de proue on avait encastre une rose des vents en cuivre. Elle nous emerveilla. Car elle avait trente-deux pointes et portait seize noms de vents, tous plus beaux les uns que les autres : Labe, Gregali, Tramontane... — II faudra l'astiquer, declara Gatzo, vivement, e'est notre porte-chance. On laissa tout pour l'astiquer. Elle etincela. Tout autour de la rose, en grandes lettres d'or, apparut le nom de la barque : « La Marouette ». — Ils Tont volee, affirma Gatzo. Je sais ou. Mais e'est loin d'ici. II montra les eaux en amont. A peine y voyait-on bleuir de legeres collines. — La? demandai-je. — La, me repondit Gatzo. C'est un beau pays. Quel pays? Et d'ou venait Gatzo dans l'ile?Quietait-il? Je me le demandais sans oser l'inter-roger, lui qui ne demandait jamais rien. Car moi aussi j'etais pour Gatzo un mystere. Ma presence dans l'ile, mon apparition imprevue, auraient du Tintriguer. Et cependant il ne manifestait nulle 62 curiosite de ces miracles, dont j'etais, moi-meme, le premier stupefait. Car, par moments, je me disais que je faisais un reve delicieux et terrifiant.. Pouvais-je me trouver, apres tant d'aventures, seul avec un enfant dont je ne savais que le nom, sur cette barque? Cette barque cachee, perdue au milieu des roseaux, sur un bras mort de la riviere?... Et le pouvais-je avec delices, sans remords? Car je n'avais pas de remords, meme en pensant a la pauvre Tante Martine. Elle devait gemir, pleurer, crier, arracher sa coiffe, la pauvre! Je la voyais, je l'entendais, je la plai-gnais un peu, d'ailleurs sans conviction; mais n'empeche que d'etre lä ä flotter sur ces quatre planches legeres, en pleine matinee de soleil et de brise, m'emplissait d'un bonheur vivant, d'un vrai bonheur... J'en avais sur la peau, j'en avais dans la chair, j'en avais dans le sang; il de seen-dait jusque dans l'äme. Je ne savais pas ce qu'est l'äme. A cet age-la on est ignorant. Mais je sentais bien que ma joie de vivre &ait plus grande que mon corps, et je me disais : « Pascalet, e'est Fange du Bon Dieu qui remue de plaisir en toi. Traite-le bien. » Je le traitais bien, mais assez familiě-rement. Car le premier jour on travailla dur. D'abord on changea de mouillage. — Au beau milieu de ce plan d'eau, si quelqu'un passe, il va nous voir, remarqua sagement Gatzo. Déplacons-nous. A petits coups de rames, on se rappro-cha des roseaux. On mouilla au milieu de trois ilots touffus. L'un ďeux faiblement émergeait. Le sol, de vase desséchée, en était assez dur. II y poussait de longues herbes, quelques arbustes et, sur les bords, de beaux plants ďécuelle d'eau. — C'est la que sera notre feu, décida Gatzo. II y a du bois mort. Creusons un four. On le creusa. Gatzo découvrit deux 64 65 galets, larges, plats. Nous fimes un tas de bois mort et de brindilles. — Et maintenant pechons notre diner, ordonna Gatzo. II arma deux lignes. J'etais novice dans l'art de pecher. II m'enseigna. Lui se posta sur le bout de la barque a croupetons. — Regarde-moi faire et tais-toi, m'en-joignit-il. Les deux lignes erraient nonchalamment et, immobile, le bouchon flottait sur l'eau Iimpide et sombre. Rien ne bougeait. Pas un souffle sur les roseaux. Pas un courant dans Fonde. Seul un vain papillon voletait, rose et or, a deux doigts de l'eau pure et assoupie. Parfois il l'effleurait. Y buvait-il?... Tout autour de notre retraite, l'ombre des roseaux et des saules tamisait la lumiere; et seul un demi-jour flottait sur cette mys-terieuse etendue liquide. Peut-etre, sous ses reflets glauques, Finvisible empire des eaux etait-il inhabite. J'inclinais a le croire; et cependant, parfois, dans la penombre sous-marine, il semblait qu'on vit se glisser un doigt d'argent qui dispa- 66 raissait aussitót. Et alors, quelques bulks ďair, détachées d'une algue, montaient. Gatzo prit quatre éperlans et une loche. Moi, un vairon. Děs lors nous menámes une vie passion-nante. Nous avions dans nos mains la nourriture! Quelle nourriture! Car ce n'etait pas lá un aliment banal, acheté, prepare, offert par d'autres mains, mais notre nourriture á nous, celle que nous avions péchée nous-mémes, et qu'il nous fallait nettoyer, assaisonner, cuire nous-mémes. Or, les pouvoirs secrets de cette nourriture donnent á celui qui la mange de miraculeuses facultés. Car elle unit sa vie á la nature. C'est pourquoi entre nous et les elements naturels un merveilleux contact s'etablit aussitót. L'eau, la terre, le feu et Fair nous furent révélés. L'eau qui était devenue notre sol naturel : nous habitions sur l'eau; nous en tirions la vie. La terre, á peu pres invisible, mais qui tenait les eaux entre ses bras puissants. L'air ďoú viennent les vents, les oiseaux, les insectes. L'air ou les nuages circulent si légě-rement. L'air paisible et orageux. L'air ou s'etendent la lumiere et l'ombre. L'air ou se forment les presages. Le feu, enfin, sans quoi la nourriture est inhumaine. Le feu qui rechauffe et rassure. Le feu qui fait le campement. Car sans le feu il manque un génie á la halte. Elle n'a plus de sens. Elle perd tout son charme; elle n'est plus une vraie halte, avec son repas chaud, ses causeries, son loisir entre deux étapes, ses réves et son sommeil bien protege. Jusqu'a ce jour, je ne connaissais pas le feu, le vrai feu, le feu de plein air. Je n'avais jamais vu que des feux appri-voisés, des feux captifs dans un fourneau, des feux obéissants, qui naissent d'une pauvre allumette, et auxquels on ne permet pas toutes les flammes. On les mesure, on les tue, on les ressuscite et, pour tout dire, on les avilit. lis sont uniquement utiles. Et si Ton pouvait s'en passer, pour chauffer et cuire, on n'en verrait plus 68 chez les hommes. Mais la. en plein vent, au milieu des roseaux et des saules, notre feu fut vraiment le feu, le vieux feu des camps primitifs. Ces feux-la ne s'allument pas facile-ment. On denicha une pierre a fusil dans la barque. Mais pas d'amadou. Gatzo tordit des fibres de massette morte et a force de patience finit par y piquer une etincelle. On soufiia dessus. Le coeur nous battait, II nous fallait du feu. Sans feu, impossible de vivre, comme nous l'avions resolu. Enfin, la fibre petilla et on communiqua le feu a un tas d'herbes seches. Placees sous une hutte de brindilles, elles l'enflam-merent peu a peu. On fit de la braise. On chauffa le four et les galets. Quand les galets furent brulants, on y deposa les poissons, gaves et habilles de branches de fenouil. La chair gresilla. Ce fut le plus beau repas de ma vie. II embaumait la braise, le fenouil et l'huile fraiche. On but de l'eau. On trempa nos biscuits dans un cafe fort. Puis on s'allongea sur le dos et on dormit. Quant au feu, on le preserva sous une 69 coupole de cendres bien close. II fut abrité, dans un trou, et il se mit á vivre trěs doucement. II devint alors invisible. Ce ďétait qu'un germe de feu enfoui dans l'argile, et il dura jusqu'au soir, oů nous 1'alimentámes de nouveau. De temps á autre, il émettaít un imperceptible fil de fumée et 1'odeur de la cendre tiěde s'epan-dait á travers les roseaux qui abritaient le campement. Nous eumes, des le premier jour, le souci de cacher notre fumee. Car la terre, toute proche, etait pleine de menaces. La vegetation de notre lie, certes, nous di-ssi-mulait bien, mais la fumee s'en echappait; et, a tout moment, elle pouvait trahir notre presence. Les bords de la riviere paraissaient inhabites. Mais il n'y a pas de lieux inhabites ou ne vienne parfois un homme : pecheur, braconnier, prome-neur oisif. Nous resolumes done d'explorer le rivage. 70 Dans le bras mort, le courant étant insensible et les fonds hauts, nous manceu-vrämes á la perche. Les abords de la terre étaient bien gardes. La flore des eaux y croissait avec une merveilleuse puissance. Nous navi-guions avec lenteur et precaution sur de grandes prairies en fleurs. Lá s'elevaient le plantin et la vinaigrette, la boule d'or et le glaieul des maréeages. Nous écartions de notre proue des lentilles d'eau et des nenuphars. Plus loin les eaux d'un canal glauque étaient couvertes de valérianes palustres. L'etendue liquide dormait sous toutes ces floraisons blanches, roses, jaunes et violacées; les unes dressant leurs tigelles; les autres flottant sur les eaux immobiles. Parfois on rencontrait de hautes gentianes bleues qui nous émer-veillaient. Nous vimes méme quelques flambes ďeau, qu'on appelle aussi l'iris des marais, mais il ne fleurit qu'en septembre. On prit terre sur un lit de gravier. Ayant escalade la berge, on examina le pays. II était vide. — C'est le desert, me dit Gatzo. — Alors on sera bien tranquille... — Peut-etre, Pascalet. Mais il vaut mieux se tenir sur ses gardes. S'il n'y a que nous dans ce coin, on ne tardera pas a s'en apercevoir... — Etqui? — Je ne sais pas. Quelqu'un. II y a toujours quelqu'un de cache. La s'elevait un enorme bouleau. On y grimpa. Alors le pays nous apparut. En amont du fleuve, une vaste vallee. Des bois assombrissaient les rives basses. Au fond une montagne. A peine si on la voyait; elle ressemblait a un nuage. Gatzo me dit : — Cette nuit, Pascalet, on a bien fait sept lieues. Tu ne vois plus l'ile. C'est une chance. — lis nous poursuivront ? demandai-je- — Peut-etre. II leur faut une barque. — La mienne est restee echouee; mais elle prend l'eau. — lis l'auront vite reparee. Je les connais bien. Trois jours suffiront. II refiechit, puis ajouta : — Jusque-la on sera a peu pres tranquille. Et apres, on s'arrangera... En aval, le bras mort, un quart de lieue plus loin, rejoignait la riviere. Celle-ci descendait en se retrecissant vers de jolies collines. La, elle rencontrait des falaises ro-cheuses et on la voyait qui tournait, tout etincelante, au soleil couchant. Sur l'eten-due des terres brunes, une etendue d'eau, vive, immense, plus loin encore, res-plendissait. Deja le soir y soulevait de grandes colonnes de vapeurs tiedes. Les unes poudroyaient comme de l'or; les autres, qui fumaient a I'ombre des collines, bleuissaient deja. A nos pieds, longeant ie bras mort, courait une lande deserte. Des bouquets de viornes et de tamaris, seuls, l'animaient. Partout ailleurs un sol inculte, caillouteux. Pas une cabane, et aucune vie. A peine ca et la une farlouse ou un triste grimpe-reau. La lande s'elevait, au sud, rapidement vers la crete d'une colline denudee qui nous cachait le reste du pays. — II doit y avoir un village, dit Gatzo. — Ou? — Quelque part, derriere cette crete. — Comment le sais-tu? II sourit. — Te le sens. Voila tout. Un jour on ira jusqu'a la crete. Et tu verras. J'admirais 1'assurance de Gatzo. II savait tout. Du haut de I'arbre on voyait, traversant les cailloux de la lande, un ruban d'herbes vivaces II descendait vers le bras mort, et qa et la, une touffe de joncs en jailHssait. — Une source, me dit Gatzo. II faut aller voir. On y alia. On ne trouva, sous 1'herbe haute, qu'un sol humide. On retourna jusqu'a la barque pour y prendre une pioche. — Creusons ici, Pascalet, dit Gatzo. Et sous un renfiement d'argiie, on fit un trou. L'eau suinta. On continua a creuser et on macpnna un petit bassin. Pa une faille dans l'argile l'eau humecta une couche de sable. On construisit une paroi ou un roseau fut enfonce. Et on attendit. D'abord le roseau resta sec. Nous 74 brulions d'impatience, plus encore que pour le feu. Enfin, une gouttelette se forma, elle s'arrondit; longtemps elle resta indecise. Tout a coup elle tomba. Une autre vint, et lentement, a la pointe du roseau vert, naquit la source. A peine un fil d'eau, mais filtre. En une heure, la conque recueillit une coupe d'eau limpide. A plat ventre chacun de nous en but une lampee. Elle avait encore la douceur de l'argile fraiche et de la racine de sureau. J'en emportai une bouteille. Et la barque nous ramena dans Pile, ou nous arrivames avant la nuit. Le feu fut attise, mais avec prudence; car les arbres, sur nous, des qu'une flarame s'echappait, en refletaient vivement la lueur dans leur feuillage. Les grenouilles, en coassant, annon-cerent la nuit. Elle fut calme. Les jours suivants ressemblerent au premier jour, les nuits a la premiere nuit. 75 II y avait, en nous et tout autour de nous, une grande paix. Apres l'ivresse des premieres heures, nous avions accorde notre vie a la vie de ces eaux dormantes. Nous reglions tous nos mouvements sur le soleil et sur le vent, sur notre faim et sur notre repos. Et il nous en venait au cceur une merveilleuse plenitude. Tout ce que nous faisions durait long-temps; et nous trouvions ce temps trop court. Car sur les eaux dormantes tous les gestes sont lents, et c'est avec lenteur qu'une barque s'en va d'un ilot a l'autre. On vit sans impatience, et on a de longues journees. On les aime pour leur longueur et leur apparente monotonie. Car rien n'est plus vivant, quand on sait deceler la vie, que ces lieux ou 1'air et les eaux semblent dormir. Certes, il est des moments ou ils reposent; mais, sous leur repos, mille vies invisibles secretement continuent a les animer. Je le compris alors et n'ai pu des lors 1'oublier. C'etait le jour, le plus souvent, qui immobilisait les nappes de Tair et de l'eau. Des que la brise du matin s'etait enfuie, la terre et l'eau tombaient dans la tran-quillite. Vers onze heures, Gatzo faisait un grand plongeon. II s'enfoncait obliquement jusqu'a des algues sombres, et je suivais des yeux, avec une vague terreur, son corps brun qui errait, loin de moi, sur ces fonds aux herbes dangereuses. Je voyais se ployer et se deployer lentement ses longues jambes dans cette onde verte. II y evoluait longtemps et avec une telle aisance qu'il semblait cree pour les eaux autant que pour la terre. Ce n'etait alors, a mes yeux, qu'une inquietante bete sous-marine et j'etais etonne de le voir emerger, les yeux clos, le visage grave, sous ses longs cheveux ruisselants, a dix pas de la barque lourde ou, incapable de le suivre, je 1'avais attendu avec apprehension. II allait se secher sur le rivage. En plein soleil, sa peau de bronze fumait doucement. Ne sachant pas du tout nager, je ne le suivais pas dans ses baignades. Parfois il partait, en nageant, a travers les canaux, 76 77 et j'etais angoisse qu'il disparut. «S'il ne revenait pas, s'il se noyait, que ferais-tu tout seul? » me demandais-je. La barque, pour moi seul, etait trop lourde, et je n'avais aucune experience de cette vie libre et sauvage, a laquelle il semblait habitue. Les apres-midi etaient chauds. On s'y assoupissait. A part le fremissement d'un insecte, ou le saut inattendu d'une carpe, rien ne passait sur le silence. Nous faisions, dans l'ilot, des siestes douces, a 1'ombre des roseaux et des bou-leaux nains. Quelquefois nous menions la barque sous un tunnel de verdure, k 1'abri. La poussaient 1'osier rouge et cet « arbre d'argent * qui ressemble a un olivier. On s'amarrait a une racine de saule et jusqu'au soir on s'abandonnait sans souci au plaisir de voir voleter, sur les eaux, papillons, ephemeres et libellules, ou ces gerris infatigables qui rament si nerveu-sement, pour le plaisir de plisser l'eau... Nous parlions peu. Gatzo ne rompait le silence que pour me chuchoter : — Pascalet, tiens-toi bien, il y a une bete. 78 On ne bougeait plus. Une touffe remuait. Le plus souvent, sauf ce fremissement, rien ne decelait la presence d'un animal. II restait invisible. Quelquefois un museau pointu fouillait les roseaux; et une bete apparaissait, rous-satre, aux yeux cruels. Une belette. Ayant flaire l'eau prudemment, elle se retirait dans le feuillage. Rassure par notre silence, un rat fruitier se glissait sur la berge, inquiet, fureteur. II y restait peu. Une sarcelle ou une foulque traversait le canal et disparaissait dans les joncs, en ridant a peine l'eau. Parfois, sous la voute des branches, telle une fleche, s'elancait le martin-pecheur; de son ventre bleu il effleurait 1'onde... Le soir venait bientot, de la terre sur notre retraite. Toutes les eaux se colo-raient de rose, d'or et d'hyacinthe, et les feuillages roux se refletaient sur la lisse etendue du canal tranquille. Nous repartions, a petits coups de perche, vers le vaste plan d'eau pour y passer la nuit. La, on mouillait sur une petite ancre, par trois metres de fond. Nous y etions en surete; car nous gardions toujours la crainte du rivage. Et c'est en mangeant, a la proue, deux biscuits et trois figues seches, que nous regardions descendre la nuit. i Quand elle etait tout entiere venue, avec son chargement d'etoiles, Gatzo, plus confiant, me parlait un peu. L'ombre nous rapprochait. — II y a surement une loutre, tout pres, me disait-il. — Ou? — Dans les aulnes. Elle vient boire. Je l'entends toutes les nuits. — Tard? — Oui, tres tard. — Et tu es reveille ? — C'est elle qui m'eveille. Elle bat 1'eau quand elle a bu. C'est une forte bete. — Je voudrais la voir, lui disais-je. — Comment la voir? II n'y a pas de lune... Car il n'y avait pas de lune, sauf un croissant imperceptible, qui frölait Thori-zon au crepuscule, puis il disparaissait. Nos nuits n'etaient qu'un empire d'etoiles. II en pendait de tous cotes et l'entre-croisement de leurs branches d'argent etincelait, en haut, sur l'ombre, tandis que, tout autour de nous, leurs milliers de feux purs luisaient sur les eaux immobiles. Nous flottions entre deux ciels calmes, hors du temps et de l'espace... Les rainettes coassaient, par peu-plades entieres, quelquefois sauvagement. Plus tard, chantait, non loin de nous, une tribu plus douce de crapauds. Je les aimais. Partout, plantes et eaux, rives et arbres, s'animaient, a la nuit tombee, d'une vie confuse et mysterieuse. Un canard s'ebrouait dans les roseaux; une cheveche miaulait sur un peuplier noir; un blaireau brutal fouillait un buisson; une fouine, glissant de branche en branche, faisait imperceptiblement fremir deux ou trois feuilles; au loin glapissait un renard rodeur. — C'est une bete triste, me disait Gatzo. Elle reflechit. Je ne comprenais guere. — Alors, Gatzo, c'est pour ca qu'elle est triste?... Mais Gatzo ne repondait pas. II se contentait de me dire : — Elle a perdu son paradis... C'est ce qu'on raconte chez nous, les vieux le savent bien... Mais ecoute... Et j'ecoutais. Car un oiseau tres mer-veilleux commencait ä chanter sur le rivage. Toutes les nuits, ä la meme heure, ä la pointe du meme ormeau, son appel nuptial s'elevait sur les eaux et la Campagne. Le renard se taisait et nous retenions notre souffle tant etait beau le chant nocturne du rossignol, en cette fin du mois d'avril, qui est le temps des pariades. On s'endormait en l'ecoutant. Le sommeil de ces nuits etait leger; si leger que Ton s'eveillait une ou deux fois avant la naissance de l'aube. Souvent on entendait, en sortant du sommeil, la voix de l'oiseau merveilleux qui chantait encore. Mais alors eile etait plus lente et plus grave. Rien qu'a la facpn dont sa plainte retentissait, seule, au fond de la nuit, sur le silence des 82 eaux invisibles, on devinait que toutes les bétes lacustres reposaient. Et soi-méme on rentrait dans le sommeil en trainant longtemps aprěs soi ce chant brúlant et solitaire... A l'aube, on ne voyait d'abord qu'un grand oiseau. II se tenait dans une pro-fonde immobilité, sur un mince banc de vase, á cinquante metres de la barque. Son bee pointu menacait l'eau. Le jabot en avant et haut sur pattes, solennellement il péchait. C'etait un heron gris. Nous l'admirions, mais en silence, car un rien effarouche ces oiseaux. Un peu plus tard, une troupe de harles apparaissait. Elle débouchait toujours d'un canal. C'etait une petite flotte matinale qui manceuvrait avec aisance sur le vaste plan d'eau ou flottait une buée fine. L'apparition des harles annoncait le debut de la matinee. Arrives á vingt metres du rivage, ils viraient de bord tous ensemble, et l'escadre -mettait le cap, soleil en poupe, sur un de ces tunnels de feuillage ou bientót elle disparaissait dans la pénombre. Alors toutes les bétes remuaient. C'etait 1'éveil. 83 Ainsi nous vivions dans l'oubli et 1'in-souciance. Quelquefois tout etait si calme que ce calme nous pesait. Alors nous inventions des dangers imaginaires. — On ne sait pas, disait Gatzo, d'un air pensif, quels sont les habitants de ce pays. Car il y en a. — Pour sur qu'il y en a, repetais-je comme un echo. Ce sont peut-etre des sauvages... J'avais un frisson dans le cou, un frisson delicieux. Pensez done! des sauvages!... Gatzo, prudent, hochait la tete. — Cette rive-la, Pascalet, ne m'a jamais rien dit de bon... II designait la rive gauche du bras mort, couverte de fourres impenetrables. — Imagine, poursuivait-il, qu'on est chez les coupeurs de tetes, les canni-bales noirs. Ca n'est pas different. Tout broussaille par la et tout broussaille par ici. J'eprouvais alors une feinte terreur. Elle 84 m'etait bien agreable. Car lorsqu'on se fait peur, en creant un danger invrai-semblable, on sait evidemment que Ton ne risque rien, mais on a tout de meme peur. Et e'est un plaisir des plus mer-veilleux. — Pascalet, m'annonca Gatzo un beau matin, il faut nous fabriquer des armes!... II faconna un arc, plus haut que lui. On fit des fleches de roseau. Des qu'un buisson remuait un peu, on lui decochait une fleche. Quand on a une arme, on s'en sert, fatalement. On tire pour tirer. Par malheur on n'aime pas tirer sur rien. On cherche vite un but. Je n'en sais pas de plus tentant qu'un bei oiseau. II venait des milliers d'oiseaux autour de nous, fami-liers, confiants qui, nous voyant inoffen-sifs, s'etaient associes ä notre vie, presque autant que la leur, paisible, naturelle... Souvent Gatzo, Tare ä la main, suivait du regard un col-vert qui, a quinze pas de la barque, se pavanait sur l'eau, plon-geait, lissait ses plumes et meme s'endor- 85 mait, le bee fourre sous l'aile, sans aucune mefiance. Gatzo, d'un doigt nerveux, faisait vibrer la cordelette, et il la tendait doucement sans s'en apercevoir, visait la bete... Puis il relevait 1'arme avec colere, et lancait sa fleche au hasard contre le rivage. Le soir, on allait a l'affut, pres de la source. — Attendons la nuit, Pascalet, disait Gatzo. On verra les betes sauvages. C'est la nuit qu'elles viennent boire. J'ai releve des griffes... II me les montra. Ces griffes nous trou-blaient beaucoup, 1'un et I'autre. Mais la bete ne vint pas. Du moins on crut l'aper-cevoir au milieu de la lande. Elle nous parut enorme. On se tint coi. — Je n'ai pas reve, Pascalet, affirma Gatzo. J'ai entendu son pas. — Et moi, Gatzo, j'ai vu remuer ses oreilles. Nous ne nous mentions plus, cette nuit-la. Certes, on y voyait mal; mais il est certain qu'une forme se montra, assez loin de nous, au milieu de la lande. Elle apparut et disparut mysterieusement. Si je n'avais pas vu reellement remuer ses oreilles, comme je l'affirmais, du moins croyais-je l'avoir vu, ce qui me permit d'ajouter, en maniere de conclusion : — Gatzo, cette bete est un monstre. Une fois revenus dans notre barque, nous en discutames longtemps. Le monstre prit corps. On lui fit des pattes, une queue terrible. Pourquoi une queue? Je ne sais. Peut-etre a cause des lions, des tigres... Car e'etait forcement un carnassier. — Pourtant, Gatzo, on n 'a pas vu briller ses yeux. — II les fermait, mon pauvre Pascalet. II les fermait tout bonnement pour nous faire une ruse. — Tu crois, Gatzo? demandai-je, alle-che par cette trouvaille admirable. Et Gatzo, d'un ton protecteur : — Pascalet, ces animaux-la, c'est pourri de malice. J'en etais emu et ravi de bonheur. On discuta longtemps encore pour etablir plus clairement la nature, la race et le nom de la bete. On ne voulait ni 86 du chien, ni du loup. Du moment qu'on tenait un vrai monstre, on n'allait pas le troquer sottement contre ces animaux connus de tout le monde. Comme on n'arrivait pas a ridentifier, Gatzo eut une idee qui m'emerveilla : — C'est un Racal, affirma-t-il. On Pappellera un Racal. II y a du Racal dans le pays. Tu as vu un Racal... Rien de plus simple... ... Rien, en effet, n'etait plus simple. Cette bete etait un Racal, et meme un enorme Racal, de la taille d'un ane; un Racal dangereux, par consequent; et de plus un Racal errant, un solitaire, un de ces Racals susceptibles, qu'un rien irrite et qui fonce sur vous d'un bond prodi-gieux, le bond bien connu du Racal, qui depasse le bond du tigre; et ce Racal evidemment devait ravager cette lande, ou ne vivait pas une bete, ou ne poussait pas une plante. Car le Racal hante la solitude, regne sur le desert et, quand il prend de l'agq, il devient d'une telle ferocite que meme le taureau de combat et le buffle prennent la fuite devant lui. On ne chasse pas le Racal; car la chair du Racal est dure comme cuir; et le Racal blesse est un adversaire terrible. Le Racal n'errant que la nuit, on le connait mal. D'ailleurs, dans nos pays, le Racal devient rare. Bientot il n'en restera plus. Nous avions vu probablement Tun des derniers Racals de notre epoque. Et nous en restions pantelants de plaisir et d'effroL. — Gatzo! declarai-je, exalte par la grandeur de 1'aventure, il faut retourner a 1'affut. La nuit suivante, on retourna done a 1'affut, mais on se posta sur un arbre. — Le Racal ne grimpe pas, m'assura Gatzo, qui le connaissait mieux que moi, certainement. Nous restames perches sur la branche maitresse d'un ormeau pendant la moitie de la nuit. Mais le Racal ne revint pas. — II nous a eventes, me dit Gatzo. Car le Racal, chacun le sait, a un flair extraordinaire. Mais, deux jours apres, il nous fit une fiere peur. Vers dix heures du soir, on entendit 88 89 un vacarme de bois casses dans les boque-teaux du rivage. La broussaille tremblait; les branches eclataient de toutes parts. De brutaux piaffements troublaient l'eau. Puis, la bete souffla, renifla, grogna, s'ebroua. — II se baigne, Pascalet, me chuchota Gatzo, qui s'etait rapproche de moi en rampant au fond de la barque. Et surtout ne bouge pas. On dit qu'il nage. Cette fois, je fremis reellement de peur Enfin la bete s'en alia. Nous nous taisions. Peu ä peu le som-meil me prit. Mais Gatzo, plus brave que moi, sur-veilla le rivage jusqu'a 1'aube. A dater de ce jour, Tinquietude nous saisit. C'etait un sentiment bizarre : nous commencions ä craindre d'avoir vraiment peur. Car ce vacarme de la nuit, nous l'avions entendu, de nos propres oreilles. II n'avait rien d'imaginaire. Un animal etait venu troubler la paix de la retraite ou nous pensions que, sauf le farouche Racal, nulle bete ne hantait. Nous affirmions bien, il est vrai, que ce visiteur inconnu ne pouvait etre qu'un Racal, mais finalement nous n'en savions rien. Et si ce n'etait pas un Racal?... Si c'etait simplement une vraie bete?... — II vaut mieux changer de mouillage, Pascalet, conseilla Gatzo. Vers le soir, on appareilla discretement. D'abord nous fimes dans l'ilot une escale breve. On y embarqua un fagot de bois sec et notre feu, qu'on deposa religieusement dans un pot de terre. Le pot fut place sous un banc, dans le fond de la barque. Apres quoi, ayant salue notre ancienne demeure, nous quittämes sa plage bien abritee. On prit un canal. Peu ä peu ses deux rives se rapprocherent; il devint un de ces tunnels de feuillage mysterieux qui se perdaient ä travers l'archipel des iles, par-mi les saules et les calmes oseraies. Nous froissions, en passant, les Cannes feuillues des roseaux, et ce fremissement troublait des nids caches : pluviers et sarcelles sensibles, qui se plaignaient de nous, au ras de l'eau. A mesure qu'on avancait, le tun- 90 91 nel devenait sombre. Mais tout au bout luisait une tache de clarté. Nous gouver-nions avec lenteur. On se taisait. Les feuil-les quelquefois nous frólaient le visage et des insectes irascibles s'en échappaient en tourbillons tout autour de nos joues. Enfin, on déboucha sur un autre plan d'eau, entiěrement fermé par des murailles de roseaux et d'arbres. Ce petit lac dormait. La lumiěre du soir illuminait á peine 1'étendue de ses eaux désertes. De larges peupliers l'envelop-paient. Serrés étroitement 1'un contre I'au-tre, leur feuillage dressait, á contre-jour, une haie sombre. Les uns s'elevaient pres-que au ras de l'eau sur de faibles lagunes. D'autres barraient l'horizon tendre oú une clarté cristalline éclairait encore le ciel. Le rivage était rocheux. Du haut de sa falaise un bois épais de chénes verts des-cendu des collines assombrissait les eaux. Ces eaux, partout pures et planes, n'emet-taient plus qu'une lueur. Au milieu du lac reposait une ile. On y voyait une petite chapelle. Toute l'ile était plantée de grands cypres. lis semblaient trěs vieux. La barque, encore sur son erre, glissait sans rider l'eau; et Tile s'avangait vers nous, calme, fantomale. C'etait, au jour tombant, une forme irréelle, la demeure improbable du silence. Car il n'en venait pas un bruit. Sur toute ťétendue lacustre, les plantes, les arbres, les eaux, merveilleusement se tai-saient. La barque á bout ďélan finit par s'arre-ter entre l'ile et le rivage. On mouilla au point mort. Le site et le silence nous inti-midaient. Nous étions tellement émus que, pendant tout notre repas, nous n'osames pas dire une parole. Je dormis mal. Car la nuit fut hantée. Sous le silence de ces lieux étranges, á force de se taire, on finissait par perce-voir comme la vibration sourde d'une vie indéfinissable : des bruits vagues ou des soupirs, plus loin, un murmure, peut-étre un pas hesitant sur la grěve, le souffle ďun étre invisible et, sous le miroir des eaux calmes, le mouvement mystérieux des eaux secretes... Quelqu'un vint sur le rivage. II était 92 93 peut-etre minuit. Gatzo l'entendit, comme moi, tres distinctement, du cote de la falaise... Le lendemain, nous visitames Tile. Un chemin moussu conduisait a la cha-pelle. On y accedait par un porche bas. La bise et les pluies de l'hiver avaient use la facade de pierre tendre. Elle offrait un tres vieux visage, roussi par les lichens et le long travail du soleil, Au-dessus de la porte, on avait creuse une niche ou se tenait une petite Vierge de platre colorie. Les couleurs en etaient parties. On devinait un peu de rose sur la robe. Une inscription en lettres bleues entourait cette modeste image. Elle disait le nom de la chapelle, un beau nom : Notre-Dame-des-Eaux-Dormantes. Le sanctuaire etait pauvre et semblait abandonne. Sur l'autel, de bois peint, on voyait deux petits chandeliers de plomb. Une croix en roseaux se dressait sur le tabernacle. Contre les murs, badigeonnes 94 de chaux, restait encore suspendue une guirlande dessechee de joncs et d'osier rouge. L'air sentait Phumidite. Nous sortimes de la chapelle, pour en faire le tour. Gatzo decouvrit, par-der-riere, deux tombes enfouies dans l'herbe haute ou poussaient quelques fleurs de veronique. Les cypres enserraient etroitement la chapelle et les deux tombes. Les eaux baignaient les antiques racines de ces arbres, tant Tile etait petite; et leurs formes severes, en s'y refletant, les assombrissaient. Apres l'ile, nous explorames la falaise et le bois de chenes verts, mais sans oser pousser dans l'arriere-pays. La lande y finissait. Remontant une pente rocailleuse, des halliers de genets, de cystes, de houx epineux, s'elevaient vers le dos mamelonne d'une colline ou s'avan^ait une foret de pins. Pas une ame. Pas une maison. Dans le ciel, un epervier. II planait, pur. Je dis : — Ce pays est triste, Gatzo. Gatzo me dit : 95 — Tu as raison. Ga n'est pas un pays comme les autres. H y a des ämes... Etonné, je lui demandai : — Quite ľa dit? Ilmurmura : — Tu as bien entendu, comme moi, cette nuit? Ca remuait... II en est venu une... Je lui dis : — £a c'est vrai, j'ai entendu. Et tu sais ce que c'est, une äme? — Non, Pascalet. Mais on peut voir. En se cachant... Cette nuit, eile reviendra probablement. Mon cceur battait. Gatzo continua : — Vers dix heures, la lune tombe. II fait noir. H y a un grand trou au pied de la falaise. On s'y embusquera. J'avais peur. II le devina tout de suite : — Pascalet, me dit-il, il faut voir <;a. On est des hommes. Comme je me taisais, il ajouta : — On ne navigue pas pour rien... Reste si tu veux... J'irai seul. J'avais honte; mais ma peur devenait si forte que je répondis á Gatzo : — Ce que tu fais est défendu; on est puni. II haussa les épaules; et jusqu'á la dis-parition de la lune, il se tut. Alors, il se déshabilla, mit ses vétements sur sa téte, glissa dans ľeau, nagea vers la falaise. Je le vis qui boügeait sur le rivage. II se rhabillait sans doute. Puis il disparut. La barque reposait tout pres de ľile. Du rivage, on ne pouvait pas ľapercevoir. Ľombre des arbres la couvrait. Je m'étais installé au bane de proue. De lá je pouvais commodément surveiller le rivage. Rien n'y bougeait. Ľattente fut longue, mais je n'avais pas envie de dormir. Je voulais. moi aussi. méme de loin, voir quelque chose. Láme se manifesta vers minuit. Elle marcha le long du rivage, écarta un buisson et descendit sur la grěve. Elle m'y apparut, comme une petite blancheur. Cette blancheur erra un moment, puis s'approcha de ľeau. 96 97 C'est alors que je perdis la tete. Je detachai la barque du moufllage, et tout doucement a la perche, je la poussai. Elle m'obeit et se mit a glisser sur l'eau noire. < II fait si nuit, pensai-je, que l'ame ne me verra pas. C'est impossible. Moi, si je l'apercpis c'est qu'elle est blanche... > Mal-gre cette blancheur, je n'arrivais pas a la distinguer. Avait-elle une forme ? J'avan-cais cependant vers elle; mais, immobile sur la greve, elle n'etait toujours qu'une tache dans l'ombre. Au milieu de cette meme ombre, sans doute ne me voyait-elle pas lentement arriver. Soudain elle poussa un leger cri : je venais de surgir pres du rivage. Je l'entendis qui s'ecriait : c O mon Dieu! C'est une ame! » Je f us tres etonne d'etre pris pour une ame; aussi retrouvant mon sang-froid, je demandai : — Ettoi, comment t'appelles-tu? L'ame s'enfuit, mais Gatzo, bondissant hors de son trou, la saisit au vol. — Je la tiens, me dit-il. C'est une fille! Ca par exemple! La barque arrivait sur la greve. Je rejoi-gnis Gatzo. II tenait la fille par les poignets. Elle ne se debattait pas. Elle paraissait de notre age, mais on la voyait mal. — Que faisais-tu la? Qui es-tu? Ou esttamaison? Gatzo l'accablait de demandes. Elle se taisait, mais ne semblait pas avoir peur de nous. — On ne te fera pas de mal, lui annon-c.a Gatzo, d'un ton radouci. Et it lui lacha les poignets. Alors elle nousdit : — Je vous connais. C'est vous qui etes arrives sur le bras mort, il y a un peu plus d'une semaine. On vous cherche dans tous les villages... Je fus glace d'effroi. Mais Gatzo, calme, demanda : — Vrai? On nous cherche? Et qui? — Chez nous, a Pierroure, c'est le garde champetre... — Et comment il nous cherche, dis? — II roule du tambour, le matin k onze heures, et il fait une annonce sur place. Apres ca, il rentre chez lui. Ca dure depuis quatre jours... Tout le monde est au cou-rant. 98 99 — Alors nous pouvons dormir tran-quilles. Toi, tu ne diras rien? — Moi, je ne dirai rien, repondit la fillette. Mais il y en a un autre qui vous cherche, aussi. Et celui la est bien capable de vous trouver. Cette fois, Gatzo s'inquieta : — Comment est-il? — Un grand sec, la peau noire. II est venu par la riviere sur un vieux bout de barque. Je pensai avec terreur : — C'est Bargabot. Nous sommes pris! La fillette continua : — II est la depuis hier soir. On l'a vu arriver en meme temps que les pantins. — Quels pantins? demanda Gatzo. Sa voix tremblait. — Le petit theatre. Demain il va jouer sous Tonne. II passe tous les ans. II joue, la nuit, apres le diner. C'est toujours le meme qui vient. L'an dernier les gens etaient deux. Cette annee il n'y a qu'un vieux, tout seul... Elle se tut. Gatzo, lui aussi, se taisait. Soudain elle dit : — II f aut que je rentre. ioo Nous la reconduisimes jusqu'au bois. Elle nous précédait. Ses yeux percaient la nuit aussi bien que ceux de Gatzo. A l'oree du bois, on se fit des adieux. Sous les arbres 1'obscurité était si noire que Gatzo s'etonna, lui-méme, que la petite n'eüt pas peur. — Pourquoi viens-tu, la nuit, au bord de Feau? demanda-t-il. Comme elle se taisait, Gatzo I'interrogea encore, en insistant avec douceur. II avait une voix si tendre qu'a la fin elle parla. ... Ses parents étaient morts. On l'avait recueillie toute petite. Elle servait chez de bonnes gens, grand-pere Saturnin, grand-měre Saturnine. Eux, ils n'avaient qu'un petit-fils, Constantin, äge de douze ans. Un beau jour, tous les trois étaient partis pour faire un long voyage. Iis l'avaient laissée seule á la maison, avec une vieille servantě qui grondait toujours. On disait qu'ils vivaient trěs loin, dans un pays triste. Dieu seul savait pourquoi. Et lá-bas, naturellement ils étaient, eux aussi, devenus tristes. Mais ils n'osaient plus retourner dans leur maison. Alors en cachette, la nuit, elle venait prier Notre- IOI Dame-des-Eaux de les ramener au village, ou tout le monde les regrettait... Cette histoire nous troubla beaucoup. La petite, en la racontant, se troubla elle-meme. A la fin, elle pleurait. Gatzo, emu, lui demanda : — Comment t'appelles-tu, petite? Elle repondit : — Hyacinthe. Et continua a pleurer. A ce moment, on entendit un pas dans la foret de pins. Un drole de pas, un pas d'animal. Effraye, je dis : — C'est la bete ILeRacal! La petite dit : — Pas du tout. C'est mon ane. II vient me chercher. On vit une ombre. La bete sortit des tenebres. La petite l'appela : «Approche, Cu-lotte, mon beau. Bien doucement. II ne faut pas leur faire peur, cette fois-ci... > L'ane vint. II etait dresse d'une mer-veilleuse maniere. (Culotte etait son nom.) — C'est l'ane enchante du pays, nous dit Hyacinthe. Peut-etre riait-elle. Tout a coup elle devint triste. — Demain, je ne reviendrai pas. Je veux voir k petit theatre. II jouera pour les enfants, sur la place du village, II y a de la lune, toutes les nuits... Gatzo et moi, nous nous taisions. Alors elle enfourcha son ane, et tous deux s'enfoncerent dans le bois le plus naturellement du monde Le lendemain, la journee traina en longueur. On flana sans plaisir. Les jours precedents, tout nous occupait : un oiseau, une mouche, une grenouille, un papillon. Maintenant, sans raison, nous etions de-soeuvres. Gatzo se tenait a l'ecart. II me repondait a peine. De nouveau, il avait ce visage ferme que je n'aimais pas. Son air absent nous separait. Je me sentais seul. Le cceur gros, je gardais le silence. Vers la fin de l'apres-midi, je n'y tins plus. La barque etait alors mouillee sous I. Si vous voulez raieux connaitre Hyacinthe, liaez L'Ant Culotte (Gallimard). 102 la falaise. Je sautai a terre et partis en promenade... Sous les chenes il faisait tres chaud, mais la lumiere y etait belle et de petits ecureuils roux, nullement effrayes, m'ob-servaient du haut de leur branche avec une extraordinaire attention. Leur amitie me donna du plaisir et, insouciant comme on Test a cet age, j'ou-bliai mon chagrin en marchant dans le bois, ou familierement circulaient d'arbre en arbre des ramiers bleus et des loriots d'or aux ailes noires. Plus haut, dans le feuillage, d'autres oiseaux chantaient. Comme le bois grim-pait vers de hautes collines, je dominai bientot une bonne etendue de ce pays. Alors je m'arretai et m'assis sur une pierre. Vers le couchant, mais assez loin, la riviere reparaissait, toute luisante. Sur un grand bateau plat, deux petits hommes lentement pechaient a l'epervier. A ma gauche, les chenes verts et de grandes pinedes escaladaient les contreforts des premieres collines. Le soir tombant, il se creusait, dans ces collines, des vallonne-ments bleus et des ravines mauves, cepen- I dant que les mamelons restaient ensoleilles. Depassant un epaulement, on apercevait un bout de village : cinq ou six maisons, une tour, un petit clocher. Derriere le clocher, trois ou quatre fumees montaient dans l'air. La devait se cacher le plus gros de ce bourg. On voyait, ä mi-cote des collines, le sentier qui y menait. La Campagne etait deserte; mais un äne mar-chait sur le sentier. Un äne tout seul, sans änier. II n'en suivait pas moins, exac-tement, le trace de la sente. II portait deux couffins; et avancait, ä petits pas, d'un air parfaitement sense, dans ma direction. « Ah! me dis-je, soudain illumine, c'est l'ane de Hyacinthe. Je vais le voir... » J'attendis, le cceur battant. Mais l'äne tout ä coup prit sur la droite et il disparut dans une pinede. Presque aussitöt le soir commenca a tomber. Je ne m'en apercus pas tout d'abord. Quand je revins ä moi il faisait dejä assez sombre et je retournai en hate au mouillage. La barque etait toujours la, mais Gatzo avait disparu. 104 Le montreur d'ämes Pour tou jours. J'en eus aussitöt le sentiment net; mais je ne voulais pas y croire. C'est pourquoi j'attendis, « II va venir, me disais-je, sans grande confiance. II a du aller fureter pres d'un trou ä lapin; j'ai eu tort de le laisser seul. II s'est ennuyé. » Mais comme il ne revenait pas, peu á peu je perdais ma foi en son retour. Pour me consoler je redou-blais ďespérance. Cela d'ailleurs ne me servait de rien, car je savais bien qu'il était parti-Tout me disait que j'etais seul : les bétes et leur cri, les eaux et leur silence... Tout. La petite grenouille triste qui coas-sait á la pointe ďune laguně dans sa toufíe de cresson. Elle aussi était seule. Et la 109 hulotte a grosse tete qui se cachait dans le feuillage d'un enorme peuplier sur l'au-tre rive. Elle se plaignait regulierement a une hulotte plus proche qui habitait dans un cypres juste au milieu de Tile. Cette habitante du cypres repondait avec patience et beaucoup de melancolie a sa douloureuse compagne; et la conversation lugubre des oiseaux traversait tristement les etangs solitaires. Si nul bruit, venu de leurs eaux, parfaitement paisibles, n'assombrissait mon cceur, c'est que les etangs me parlaient par leur silence. lis se taisaient : ainsi je comprenais ma solitude. Peut-etre avais-je peur, mais je pense que le chagrin d'avoir 6t6 abandonne etouffait en moi cette peur. II ne m'en restait que des craintes. Je n'apprehendais que des perils vagues : les bruits, une ombre, un rien qui souffle... Au moment ou la lune se leva, ma tris-tesse devint plus grande. A sa clarte, quand je vis l'etendue deserte des etangs, je decouvris l'immensite de ma solitude. J'etais si seul qu'en moi doucement j'appe-lais Gatzo; mais pas un son ne sortit de ma bouche, tant je craignais, dans ce silence et ce desert lacustre, que le bruit de ma voix ne retentit... c II est au village, pensais-je, mais comment a-t-il pu s'en aller sans moi? > Car d'etre seul dans la nuit en ces lieux sauvages m'éprouvait moins que de penser á la trahison de Gatzo. II avait brisé, en partant, ľamitié la plus belle de ma vie. J'en souffrais beaucoup. Car jamais je ne retrouverais un compagnon pareil; un compagnon plus fort, plus courageux, plus habile que moi. Et c'était mon premier ami. Un obscur pressentiment me donnait sourdement á craindre qu'il ne revint pas. Aussi, mü par le désespoir, je résolus de quitter ce mouillage triste, oü j'étais si seul, pour aller á sa recherche. Je supposais qu'il se trouvait dans ce village dont j'avais apercu quelques mai-sons, au coucher du soleil. Je me rappelais le sentier oü j'avais vu trottiner ľane. II me paraissait facile de ľatteindre, en traversant les chénes. Je me dirigeai done d'abord vers ce bois dont la lisiére était illuminée par la pleine lune. Elle m'aida beaucoup cette nuit-Ia : sa clarté éclaira ma route et sa grande dou- IIO in ceur m'apaisa un peu, par enchantement. Car la lune enchante les ämes bien mieux que toute autre planete. Sa lumiere est si pres de nous! On la sent attentive, affec-tueuse et, aux lunaisons de printemps, son amitie devient si tendre que toute la Campagne s'attendrit Alors il n'y a pas, pour les enfants qui s'eveillent la nuit, de plus charmante conseillere. Par la fenetre ou-verte eile eclaire leur chambre et, quand ils se rendorment, eile fournit ä leur som-meil les plus beaux songes. Et c'est Tun de ces songes que je fis, sans doute. Certes, je n'etais pas endormi dans ma chambre; mais comment tout ce que j'ai fait, cette nuit-la, ce que j'ai vu, ce que j'ai cru entendre, eüt-il pu se passer aussi facilement, si je ne l'avais pas rencontre dans un reve? Le bois de chenes tout entier baignait dans la clarte lunaire. A travers les feuil-lages noirs, elle descendait en colonnes bleuätres. Les vieux arbres trempaient de toutes leurs branches dans ce bleu astral. Quand moi-meme j'entrais, sortant de l'ombre, dans un de ces blocs de clarte, je devenais subitement un petit corps petri de lumiere et de lune. Je franchis le bois sans encombre, et aussitot vint le sentier. Je ne le cherchai pas, il arriva lui-meme, naturellement inonde de lune. Et il fut aussitot si fami-lier que je m'abandonnai a sa prevenante douceur. C'etait un beau sentier de nuit, un de ces sentiers qui vous accompagnent, avec lesquels on peut parler, et qui vous font, tout le long du chemin, un tas de petites confidences. On y marche sans crainte, avec legerete. Comme ils ont conserve une grande innocence, ils ne sau-raient vous fourvoyer. Sur eux, le temps ne compte plus et l'espace se fond amica-lement dans le plaisir nocturne de la marche. On ne sait jamais d'ou Ton vient ni ou Ton va. quand on est parti, a quelle heure on arrive; et d'ailleurs arrive-t-on? Ces sentiers n'aboutissent pas, ou, si par hasard. ils vous quittent. c'est pour vous laisser doucement dans un pays plus mer-veilleux encore... Je le sais bien, moi qui vous parle, puis-que mon sentier m'y laissa. II semblait qu'on l'eut mis sur le flanc 112 "3 des collines uniquement pour me conduire dans le village le plus singulier du monde. Et encore etait-ce du monde?... A peine pouvait-on le croire, tant tout y paraissait improbable, irreel; et plusieurs fois, au cours de cette nuit etrange, je crus dans ma tete naive, que c'etait la un lieu de feeries innocentes cree pour le plaisir des enfants reveurs et fantasques, juste sur les confins du paradis... J'entrai dans le village par le haut. Les ruelles etaient desertes, les maisons parais-saient inhabitees. Et cependant, elles sen-taient encore le pain chaud et la soupe d'epeautre. Evidemment, les gens venaient a peine den partir. Et maintenant ni bruit, ni lampe... Les chiens eux-memes, si hargneux sur les Hsieres des villages, s'en etaient atles avec leurs maitres. Les poules dor-maient. Pas un chat. lis avaient emigre ailleurs. Je suivis la ruelle en pente et, allant ainsi au hasard, de maison en maison, toujours dans le silence, soudain je débou-chai sur une petite place. Alors tout le mystěre m'apparut. Le village était la, le village tout entier, hommes et bětes. Et il semblait attendre. II semblait attendre avec confiance. C'etait un village patient et de bonne foi. Cela sautait aux yeux, rien qu'a voir la téte des gens. Elles étaient sensées et paci-fiques et il y en avait plusieurs rangs. Le premier se tenait assis, gravement sur un banc de bois. Au miheu trónait le maire. Le maire avait la face glabre et les cheveux raides et blancs. II s'etait endi-manché. Un énorme faux col amidonné sortait de sa jaquette puce, et probable-ment le génait beaucoup, car il n'osait pas tourner la téte. Aussí regardait-il droit devant lui avec une extréme patience, ce qui, en tant que maire, lui donnait une grande dignitě. Devant son immobilité, les autres, par respect, restaient immobiles. A sa droite, d'abord, le vieux cure. Par habitude, il croisait les mains sur son ventre, et sa 114 "5 grosse figure rouge avait pris pour la cir-constance un air de bienveillance et de resignation. A cote de lui, le notaire, petit vieux, maigre comme un clou, a la bouche rail-leuse, se grattait le bout du nez. II Tavait pointu. Le medecin ventru, en veste d'alpaga, coiffe d'un canotier de paille, essuyait son binocle d'or avec un mouchoir a carreaux, pour mieux y voir. C'etait, lui aussi, un homme d'age, le visage barbu et couperose. Immediatement a la gauche du maire, le garde champetre sommeillait. II sem-blait plus vieux que le monde, mais il portait barbiche militaire, et un galon d'argent entourait son kepi. Pres de lui, un vieillard a la large car-rure orgueilleusement se carrait. Sur sa poitrine il etalait en un vaste eVentail sa barbe blanche. De temps a autre, il levait un grand nez charnu, pour humer l'air; et, dans son vieux visage boucane\ ses yeux verts restaient immobiles. C'etait 1'ancien Navigateur, la gloire du village. Sous son epaule, se cachait, boulot, 116 moustachu et rageur, le petit buraliste. Sexagenaire et retraite, il etait le seul de la file qui n'eiit pas toujours de bons sentiments. Tel etait le banc des notables. Derriere se groupait les villageois. D'abord les femmes, sur trois rangs : a droite, toutes les grand-meres, et, au centre, toutes les femmes mariees. Les jeunes filles se serraient a gauche et ne cessaient pas de rire ou de chuchoter. Derriere les femmes, les homines. Debout sur quatre rangs. II y en avait de longs et de larges, de moustachus et de rases. Mais la meme expression de calme et de puissante simplicity modelait leurs visages. Tous regardaient dans la meme direction. lis regardaient un orme colossal dont le feuillage, tel un dome, s'etalait sur toute la place. Aux branches les plus basses on avait suspendu une multitude de petits lampions et de grandes lanternes venitiennes multi-colores. Sous l'ormeau se dressait un modeste theatre de toile. Et, de chaque cote de 117 ce theatre, en avant des notables, bien en vue, on avait aligné les enfants, sur les bancs de ľécole. Les garcons á droite, les filles á gauche. Et lá, ik attendaient, aussi sagement que les grandes personnes. Pour lors le rideau du petit theatre était baissé. Mais on pouvait y admirer une peinture. Elle représentait un äne. Cet äne était assis dans un fauteuil. II avait des lunettes et il tenait un livre. Devant lui, á genoux, un petit garcon écoutait. Ľane lui faisait la lecpn. Par-dessus ľane et l'enfant, souriait, avec indulgence et malice, un masque couronné de lierre, qui tenait les yeux baissés. Derriére le theatre, il y avait ľéglise : un porche profond et plein d'ombre. Et, par-dessus ľéglise, ľombre, le theatre, les villageois, les lanternes et ľorme immense, flottait le grand ciel de la lune d'avril, tout electrise. Je ne sais ce qui se passa d'abord, reel-lement. Car j'étais trop ravi pour com-prendre, et peut-étre un spectacle aussi merveilleux n'avait-il été compose que pour charmer les yeux et les oreilles... 118 On entendit d'abord, derriere le theatre, une voix qui chevrotait, mais elle etait prenante et nourrie de sagesse. Tout de suite j'en fus touche au fond du coeur. Cette voix annongait ce qui se preparait derriere le rideau; elle disait le nom des personnages et nous demandait de les croire, car ils allaient, pour nous, rire, pleurer, hair, aimer, c'est-a-dire vivre et mourir comme des hommes... Apres cette courte harangue, le rideau se leva sur un jardin et son jardinier. Dans ce jardin poussaient des fruits enormes; et le jardinier en etait tres fier, si fier qu'il regardait avec mepris tous les autres jardiniers. II avait une jeune femme et un fils beau comme le jour. On les voyait tous deux qui couraient sous les arbres pour attraper de grands papillons bleus. Le jardinier etait fier de sa femme et de son fils presque autant que de ses melons et de ses prunes. C'est pourquoi il leur defendait de frequenter les petits jardiniers du voisinage; et ils obeissaient. Or, voila qu'un beau jour passe un men-diant, tres fatigue, un vieux mendiant accable par la faim et par la soif. Une 119 peche pendait sur le chemin, par-dessus la haie de 1'enclos. Le mendiant la cueille et s'apprete a la manger. Soudain, 1'orgueilleux jardinier apparait, rouge de colere et, se jetant sur le mendiant, ce pau-vre! il lui fait lacher le fruit d'un coup de baton. Le fruit tombe sur le chemin et le mendiant s'en va, resigns, sans se plaindre. Or, sachez que c'etait saint Theotime qui voyageait, en ce temps-la, pour ses affaires, c'est-a-dire pour celles du Bon Dieu. Et, le decor ayant change, le Bon Dieu lui-meme arrivait sur un nuage. II mani-festait aussitot la plus vive irritation, et il parlait du jardinier en termes tels que toute l'assistance en fremissait de peur, particulierement les filles. Apres quoi, il s'en allait a son tour, grondant de menaces, et un roulement de tambour, derriere le theatre, imitait le tonnerre. Le Bon Dieu, irrite, allait venger son Saint On revenait alors au jardin de la terre. L'enfant jouait. On le voyait courir sans mefiance; et cependant, juste sous le pe-cher de Theotime, une vieille sorciere le 120 guettait avec des yeux de braise. Elle avait ramassé le fruit sur le chemin. Ah! quel beau fruit! Je le vois encore. L'ayant léché, la sorciěre le pose, rose tendre, au pied de l'arbre. L'enfant passe, le voit, le mange et tombe évanoui. La sorciěre tombe sur lui et l'emporte dans les airs. Des années passent. On voit un camp de Bohémiens. Cest la que vit l'enfant. II a beaucoup grandi, mais il a perdu toute sa memoire. Car la sorciěre avait empoisonné le fruit. En y mordant il y avait laissé tous ses souvenirs. Aussi n'a-t-il plus un bon sentiment. C'est main-tenant le pire garnement de la tribu : il ment, il jure, il triche, il vole, comme l'on respire, et pour un rien, il met la main á son couteau. Tout le monde le craint. Et ses parents? II les a oubliés depuis longtemps puis-qu'il a perdu la memoire. Mais eux se souviennent toujours. Et ils sont trěs mal-heureux. Les fruits ont beau pousser, aussi gros que jadis, á profusion, sur tous les arbres, le jardinier ne pense méme plus á les cueillir. II a vieilli. Songez qu'il 121 pleure du soir au matin, en cachette de sa femme. Son chagrin mi a fait des cheveux Wanes; et il n'a plus, dans sa poitrine, une once d'orgueil. Lui et sa femme esperent toujours. c Le petit reviendra », se disent-ils. Et ils l'attendent. Aussi la porte est-elle ouverte, nuit et jour, pour qu'il puisse rentrer dans la mai-son, sans les appeler. Mais voila-t-il pas qu'une nuit les Bohe-miens arrivent. Ils se cachent dans les bois. Or, le soir meme, un vieux mendiant est venu demander l'aumone. II avait faim, il avait soif. Le jardinier s'est souvenu. II lui a donne un panier de peches. Le mendiant n'a pris qu'une peche et a mordu dedans sans la manger. Puis il a dit au jardinier : « Garde-la bien soigneusement au chevet de ton lit, et prends patience. Un jour quelqu'un la mangera. » Apres quoi il disparut. C'etait saint Theotime. Les Bohemiens, caches dans le bois tene-breux, ont vu le jardin admirable. Et tous en chceur ils se sont dit: « Le jardinier est riche. On va le voler. * Le sort a designe l'enfant habile au vol. La lune s'en va, la nuit tombe, la chouette ulule, et l'enfant se faufile dans l'enclos. II atteint la maison, trouve la porte et, a tatons, il cherche la serrure. Mais ses mains ne rencontrent que le vide... Cette etrange maison, sans souci des voleurs, repose, en pleine nuit, la porte grande ouverte... Le mauvais garnement hesite, tremble... II avance cependant, par amour-propre; mais il a chaud, sa gorge brule, il meurt de soif. Soudain, il decouvre une chambre. Un vieil homme y dort sur le dos. Une veilleuse eclaire sa figure. Et pres de lui, a son chevet, sur une assiette peinte, il y a une peche, juteuse a point, ou deux dents, semble-t-it, ont a peine mordu. L'enfant voleur tend sa main vers le fruit et le porte a sa bouche. Quel gout! Quelle douceur! Mais ce n'est pas un fruit! Cela vous emplit tout le corps, cela vous tire toute 1'ame! Ou suis-je?... II crie!... 122 123 Le bon vieux s'eveille. Sa femme accourt.,. Ah! c'est leur fils. II est la, il les voit, il les reconnait, il sanglote. Le Bon Dieu apparait dans son nuage et hoche la tete de satisfaction. Le rideau tombe. En ce temps-lä, dans nos villages, les gens avaient encore 1'esprit simple et, quand ils prenaient du plaisir, ils le pre-naient bien. Cette simplicity d'esprit leur permettait de comprendre tout de suite le sens profond des contes; et, s'ils etaient ravis de leur naivete, c'est qu'elle s'accor-dait ä leur propre sagesse. Reduite ä quelques pensees claires, cette sagesse peut nous sembler courte; et cependant eile est le tresor epure d'une antique experience. Ce vrai savöir, s'il vit reellement, n'est pas morose. II appelle souvent et inspire la fantaisie des hommes. Alors il devient, comrae darts ce conte, un divertissement, et ce qu'il enseigne est si beau que la sagesse nous enchante. Visiblement, cette nuit-Iä, eile enchanta toutes les tetes du village. Durant toute la representation, le maire resta bouche bee. Le cure, lui, bayait aux anges et, quand le Bon Dieu apparut, i! se signa. Le notaire et le medecin se declarerent satisfaits. Le Navigateur, quatre fois, faillit se lever de colere pour aller etran-gler la sorciere execrable et les perfides Bohemiens. On eut quelque peine a le rete-nir. Les villageois par rangs entiers mani-festerent de puissantes emotions. II y eut des ho! et des ha! qui gronderent en sourdine et ils trahissaient la colere, l'indi-gnation ou la pitie. Les enfants, eux, ne disaient rien, mais ils ecarquillaient etran-gement les yeux. Le drame les hypnotisait Un magicien les avait pris dans son filet de charmes. Ils ne regardaient plus, car ils etaient passes de l'assistance sur la scene, ou ils etaient non plus eux-memes, mais les etres qu'ils y voyaient. On ne leur jouait plus la piece, c'etaient eux qui, mer-veilleusement, se la jouaient entre eux. Alignes sur leurs bancs on les voyait par-fois tous soupirer ensemble, et leurs petits visages passionnes, serres l'un contre I'autre, s'immobilisaient dans l'extase. L'un surtout, un visage de fillette. II 124 avait les pommettes roses, la bouche bien large et les yeux tres verts. Les cheveux etaient roux et bien tires. II en sortait une petite couette qui se tenait raide sur la nuque. Evidemment c'etait Hyacinthe. Rien qu'a l'air de ravissement et de ter-reur qui petrifiait ce visage, on le devinait. Car aucun autre enfant n'etait saisi, comme elle, par le jeu de la scene, ou elle avait pose toute son ame. Le rideau tombe, il se fit un grand silence. Puis la meme voix chevrotante parla derriere le theatre. c Bonnes gens, disait-elle, c'est fini. Maintenant, mon chien Piquedou, la sebile aux dents, va passer; et il fera la quete. Traitez-le amicalement. C'est mon seul compagnon de route. Car mes enfants ne sont plus de ce monde et, comme dans la fable, j'avais un petit-fils, mais les Bohemiens l'ont vole. Voila cinquante ans que je fais danser les marionnettes dans vos campagnes. Apres moi, plus personne ne viendra vous les montrer. C'est la der-niere fois que vous les voyez, mes amis. Car je me fais tres vieux et desormais je ne viendrai plus dans le village. Ce soir, je 126 vous dis done adieu. Et maintenant, don-nez un petit sou pour le theatre, quand le chien passera... » Alors le village pleura. Les femmes se mouchěrent, les hommes essuyěrent leurs yeux et le maire éternua. Puis les filles toutes ensemble élevěrent la voix et dirent : < Grand-Pere Savinien, montrez-vous encore une fois... > Leur voix était douce et chantait telle-ment, que Ton vit Grand-Pěre Savinien sortir de dessous le theatre. Le rideau bougea, la téte apparut. Elle était longue et chauve; mais autour du crane poli, une couronne de beaux cheveux blancs descendait, se mélant á la barbe de fleuve du vieillard, qui coulait comme de la neige. Les yeux etaient clairs et candides, et quand le vieux se releva péniblement, trois cents visages s'atten-drirent. II portait une vieille redingote et, autour du cou, un foulard. On le sentait tres pau-vre et trěs patient. Si pauvre et si patient, qu'a le voir surgir de son trou, avec tant de simplicitě 127 et de courtoisie complaisante, saisi de respect, le village se tut. Pourtant il ne sou-riait pas, il ne cherchait pas a plaire; mais il portait, sans le savoir, naturelle-ment, sur son vieux visage, un signe pur. Quand il fut tout a fait debout, on entendit quelqu'un qui sanglotait en Pair, dans le feuillage. Cela venait des branches basses de rormeau. Toutes les tetes se leverent Alors on decouvrit Gatzo. II pleurait, a. cheval sur une branche. II pleurait avec une sorte de fureur contre lui-meme. II avait honte de pleurer sur ces trois cents tetes sensees, ebahies de le voir la-haut ruisselant de Iarmes. Mais il pleurait, quoi qu'il en eut; et d'en bas, son grand-pere Savinien. petrifie par Pemotion, le regar-dait d'un air inexpressif, tant il lui parais-sait inexplicable que 1'enfant perdu lui tombat du del. — Descends, petit, criaient les femmes. On te donnera du vin cuit Le grand-pere ne disait rien; remotion lui avait coupe la parole. II regardait tou-jours son petit-fils, dont les jambes pen-daient au milieu du feuillage. Et Gatzo, du haut de son arbre, le regardait aussi, tout en pleurant. Au pied de I'arbre, les notables : le maire, le cure, le notaire, le medecin, for-maient le cercle et ils souriaient a 1'enfant pour l'encourager a descendre. Ce qu'il fit, — Doucement, lui disaient les grand-meres prudentes, ne te casse rien, petit fou. Et les hommes hochant la tete felici-taient Grand-Pere Savinien. — Regardez, disaient-ils, comme il s'y prend bien. L'ecureuil n'est pas plus leger. Lorsque, glissant le long du tronc, Gatzo tomba devant le maire, tout le monde fit : € Out! > de soulagement. Or. ce maire etait bon : il s'appelait Mathieu Varille. On n'a jamais vu pareil maire dans le pays. C'est pourquoi nul ne sTetonna quand. se retournant vers la foule, il lui annonca fraternellement : — C'est moi qui offre le vin cuit. Un murmure de satisfaction s'eleva de ces trois cents ames. Et le maire continua : — En route, mes enf ants! Et par ordre de marche : les petits d'abord, puis les 128 129 filles, et, apres les filles, les femmes et, pour finir, tous les electeurs. Le garde champetre, eveille, souleva son tambour et prit la tete. Le maire se plaga derriere lui. A sa droite, il y avait Grand-Pere Savinien. A sa gauche, Gatzo, tout a fait rasserene. Et il les tenait, chacun par la main. Suivaient, sur un seul rang, les cinq notables : le cure, le notaire, le medecin, le navigateur et le buraliste. Les villageois venaient ensuite. En tete les petits. Dans la premiere file on voyait Hyacinthe, avec ses yeux bleus et sa couette. Elle regardait devant elle, d'un air serieux. Les vieux fermaient la marche. Doucement le garde champetre de ses vieilles mains battait du tambour. II battait, du bout des baguettes, un air de marche guilleret, en depit de son grand age. Et sur ce rythme sautillant, tout le monde, sans le savoir, se dandinait. Ainsi, je les vis tous passer, la face epanouie, et les filles, qui s'etaient prises par la taille, chantonnaient de plaisir, en se balancant. 130 — Jamais, disaient les vieilles, on n'a vu, depuis cinquante ans, une fete pa-reille! Les vieux approuvaient de la tete. Et les jeunes riaient sans savoir pour-quoi. Quand le dernier rang fut passe, je vis le chien. II suivait, la sebile entre les dents, avec son air de chien habitue a suivre. II suivait, le museau sur les talons des vieux, en trottinant. Et, s'il etait le dernier du cortege, il n'en semblait pas le moins satis-fait. II passa a son tour et je restai seul. Personne ne m'avait remarque", pas meme Gatzo. Gatzo tenait avec respect la main solennelle du maire et il paraissait penetre de cet honneur. M'avait-il apercu? Peut-etre ne voyait-il rien, car il etait, cette nuit-la, le roi du cortege. Mais moi, qui l'avait vu et qui l'aimais, j'en avais le cceur tout gonfle de peine, et les larmes me montaient aux yeux. De la fete, il ne restait plus que les bancs vides de l'ecole et le petit theatre en toile avec son ane peint sur le rideau. 131 Les lampions un a. un s'eteignaient dans les branches de l'ormeau, et plus haut, dans le ciel laiteux, on devinait bien que la lune commencait a tomber vers les collines. Je me sentais si seul, j'etais si malheu-reux„ que je ne savais plus que faire. Derriere le theatre abandonne, on avait oublie d'eteindre une chandelle. Elle brii-lait en tremblotant et la lueur de sa flam-me invisible epandait au-dessus du leger toit une faible et mysterieuse couronne de lumiere. Elle me fascina bientot, et j'allais m'avancer vers elle, lorsqu'un homme mai-gre surgit a cote du theatre. II etait plus haut que le toit de toile et, nonchalamment appuye aux montants du petit edifice, il 'se mit a examiner tres attentivement tous les coins de la place. . II me vit. C'etait Bargabot! Mais il ne broncha pas. Alors je pris la fuite. Solitude de Pascakt Je ne sais trop comment j'atteignis le mouillage. Tant que je courus ou marchai, je n'eprouvai rien. Mais, arrive au bord des eaux, une extraordinaire impression de silence et de solitude me saisit. Rien ne remuait aux etangs, rien dans les airs. Les eaux semblaient de plomb. Une nappe d'humidite couvrait le paysage triste ou scintillait, entre les lances des roseaux, une etoile solitaire. La lune s'en etait allee visiter d'autres mondes. L'ile formait, au milieu de ces eaux melancoli-ques, comme une barque de tenebres. Elle m'inspira une telle crainte que je n'osai rester sur ce rivage ou le bateau etait mouille. Je le detachai et, pesant sur ma lourde perche, je me separai de la terre ferme. € II vaut mieux, me disais-je vague- ment, puisque tout est fini, que la barque s'en aille a la derive. » Mais la barque ne deriva qu'un peu de temps, Nul courant n'atteignait, cette nuit-la, la surface de ces *aux inanimees. La barque, en s'eloignant des rives, coula dans une sorte de torpeur magique ou la faible impulsion qui la poussait encore s'affaiblit et expira. Je m'enveloppai d'une couverture et je me couchai au fond du bateau. Des lors, j'attendais mon destin, Je sa-vais bien que c'etait la ma derniere nuit de sommeil dans le monde des eaux dor-mantes. Aussi, je voulais la dormir comme j'avais dormi les autres, allonge sur le dos, dans le fond de ma barque, respirant a tra-vers les planches 1'odeur nocturne de l'eau douce, d'ou je tirais, malgre la menace des songes, tant de paix, tant de repos. Le soleil etait deja haut quand je m'eveillai. Avant meme d'ouvrir les yeux, je compris que quelqu'un etait avec moi dans la barque. Je sentais passer sur ma face une odeur de cafe fumant, de pain chaud et de pipe joyeuse. 136 — Bargabot, dis-je, les yeux toujours clos, a quelle heure on appareille? Bargabot me dit : — He, bientot! On boit le cafe et on prend le large. Je me soulevai, Sur la proue, Bargabot, sa longue pipe au bee, accroupi devant un fourneau (qu'il avait deniche je ne sais ou), versait dans un grand bol de terre, avec precaution, du cafe brulant. — Arrive, fiston! cria-t-il Ca rechauffe, et ca degourdit quand on se reveille, Et lui-meme buvait d'un air content, et sur le pain il e^endait ses rudes mains d'homme sauvage, habiles a la nour-riture. Le cafe me rendit quelque courage. Jedemandai : — Tante Martine, Bargabot?... — Elle t'attend, Tante Martine. — Elle a pleure? — Elle a pleure. Cela me rassura beaucoup. — Ton pere, ajouta-t-il, ne rentrera que vers la fin de la semaine. 137 « Dieu soit loué! » pensai-je. Les choses avaient l'air de s'arranger. Je m'enhardis : — Tu as eu peur pour moi, Bargabot? demandai-je. Stupéfait, Bargabot me regarda : — Fichtre! s'ecria-t-il; mais il ne com-menta pas son exclamation. A ses regards, á ses intonations, je sen-tais qu'il était, somme toute, assez content de moi. Mais il annonca le depart, et alors seule-ment je m'apercus que, pendant mon som-meil, on avait change de mouillage. Nous étions ancrés sur un autre point du bras mort, séparé seulement par une lagune assez plate, du lit courant de la riviere. Je la voyais, á travers les joncs, qui passait, toute claire, par grandes nappes rapides. Contre le flanc robuste de la barque, flottait un petit bachot. Presque rien. Six planches, pas de banc, mais deux rames immenses et, comble d'arrogance, un mát. — Embarque, me dit Bargabot. On laisse ici ta marouette! Trop lour J pour remonter ce courant la. Je viendrai la re-prendre. Je changeai de bord sans enthousiasme. — Passe a l'avant, me cria-t-il. Je dus m'asseoir a meme le fond. — Bonne brise, remarqua-t-il avec satisfaction. Et il hissa la toile. Elle etait vieille, rapiecee; mais, gonflee de vent, tout a coup elle claqua. Alors la barque s'inclina vers l'eau qui affleura jusqu'au plat-bord, et nous appareillames. Bargabot, torse nu, avait saisi les rames et vigoureusement il tirait des deux bras. L'esquif filait, au ras de l'eau, si bien que le flot quelquefois venait mouiller mes coudes. Je craignais de le voir, sous le poids de la toile, chavirer en plein courant. Mais il tenait bon. Bargabot, insouciant, affron-tait, rame au poing, vent dans le dos, les puissances de la riviere. Nous coupions les tourbillons noirs et, tanguant, roulant a plein bord, nous sautions par-dessus les eaux tumultueuses. Tout respirait la joie : Bargabot, les flots aeres, la brise qui souf-flait a la bonne fortune, le ciel raye" d'oiseaux et le grand poudroiement des 138 139 terres riveraines, qui fumaient, attiedies deja par le soleil, en pleine matinee, entre les eaux et les collines d'un bleu vif. J'en oubliais un peu mes peines et, enivre par Pair violent qui volait comme un fol sur la riviere, je m'abandonnais au plaisir de boire le vent. Vers midi, on aborda la rive gauche. On y prit un repas. Bargabot tira un canard. II avait une immense canardiere. C'etait une arme venerable fonctionnant avec un silex. Lorsque partait le coup, il laissait dans les airs une longue trainee d'etincelles rougeatres et beaucoup de fu-mee, qui sentait bon le salpetre et le feu. On passa la nuit a la belle etoile. Le Iendemain on navigua comme la veille; mais plus pres des bords, en eau calme. Vers le soir, l'ile fut en vue. Bargabot parlait peu. II me dit cependant, en mon-trant l'ile : — C'est nettoye, petit. lis ont eu peur. Et il caressa gentiment sa canardiere. Je crois bien qu'il etait content de lui. — II ne reste plus rien? lui demandai-je. 140 II hocha la tete, et se tut. J'eus l'impres-sion qu'il cachait quelque chose. Mais je n'osai pas l'interroger. On depassa l'ile, on vira, et legerement on toucha au rivage. On fut ä la maison, comme la nuit tom-bait. Nous traversämes le jardin. Sous la treille de la terrasse il y avait une lampe allumee. Elle eclairait la table. Le couvert etait mis : sur la nappe toute blanche, trois assiettes, une cruche d'eau et deux carafes de vin clair. Le pain, avec son grand cou-teau, reposait sur une corbeille. II etait roux. Dans la cuisine, par la porte ouverte, on apercevait le foyer, sur lequel deux poe-lons et deux grosses marmites mijotaient paisiblement. Devant le feu on voyait Tante Martine. Assise dans un vieux fauteuil, en tablier blanc, la coiffe de pique nouee sous le menton, les mains posees sur les genoux, immobile et grave, elle surveillait le repas du soir. Sa figure brune exprimait la confiance. Elle attendait l'enfant parti. Peut-etre chaque soir avait-elle allume ce feu, prepare ce repas, mis ce couvert, sus- 141 pendu cette lampe sous la treille, sans se decourager. Et maintenant que j'etais la, elle sem-blait, devant cette nourriture odorante, cuite pour moi avec amour, Tame meme de la maison paternelle. Certes, j'etais alors trop jeune pour comprendre ces choses graves, mais le sentiment presque religieux qui emanait de cette vieille femme de mon sang, attentive et fidele, me troublait le cceur. Alors je ne pus m'empecher d'eclater en sanglots. Elle m'entendit, et tres douce-ment, elle m'appela : — Pascalet, viens ici, mon beau, que je t'embrasse. J'entrai, tout sanglotant, dans la cuisine. Bargabot resta sur le seuil, son fusil a la main. Je me laissai aller sur le cceur de Tante Martine. Elle me donnait des noms doux : cPetouletl Vagant! Courrentille!» que sais-je encore? Et nous nous embrassions avec fureur, devant le feu et les marmites, d'ou, pour me rassurer et m'attendrir davantage, s'exhalaient les vapeurs du repas qui cuisait, sans doute depuis le 142 matin, couvert de thym, bourre d'epices. Et tout en pleurant, j'avais faim. Nous mangeämes au frais, bien tran-quillement. Apres quoi, j'allai me coucher, mais Tante Martine veilla. Bargabot partit tard. Longtemps tous deux, ils chuchoterent. Iis avaient eteint la lampe, et ils parlaient sur la terrasse. D'en haut, par la fenetre ouverte, j'entendais leurs voix etouffees comme un murmure. Sans doute parlaient-ils de moi, et je m'assoupis en pensant que je pouvais dormir sans crainte puisqu'ils protegeaient mon sommeil. Mes parents rentrerent une semaine plus tard. Comme vous le pensez bien, Tante Martine garda le silence sur le fait de mon escapade. Mais elle se plaignit tout de meme beaucoup, pour se conformer aux usages familiaux. Ils voulaient qu'elle fut a plaindre, particulierement quand mes parents lui confiaient, en leur absence, le gouvernement de la maison. On le savait. Cela ne tirait pas a consequence. Et elle 143 le savait aussi; mais il fallait que les rites sacrés de la plainte et du reproche fussent accomplis scrupuleusement. Parmi les causes de désordre, j'eus ma part. — II a souffert tout le temps d'insom-nies, affirma Taňte Martine. II lit trop. Ca 1'énerve, ce petit. — II lit trop, en effet, approuva, cré-dule, mon pere. Et se tournant vers moi : — Pascalet, il faut t'amuser. A ton age, on s'amuse. On me táta le pouls. II était agité. Et on me fit tirer la langue. Elle était blanche. Ma mere s'inquieta. — Un peu ďembarras, dit mon pere. Evidemment! II est toujours assis !... On m'enleva mes livres, et on me donna du séné. Je le pris á contrecceur, mais il fallait bien en passer par lá. Somme toute. ce n'etait pas payer trop cher. Taňte Martine, pour me consoler, nťapporta des gáteaux au miel. qu'elle avait fait cuire en cachette. Toutefois, l'administration de cette mé- decine purgative, bien loin de me ragail-lardir, engendra, dans les regions vives de mon etre, une langueur inexplicable. Car chacun voulut l'expliquer a sa facpn. Pour mon pere, c'etait le foie. Pour ma mere, la rate; et pour Tante Martine, le pou-mon. « II respire mal, disait-elle. Ecoutez-le bien. Pascalet n'est plus qu'un soupir. » II est vrai que je soupirais beaucoup, peut-etre de langueur, peut-etre d'autre chose, mais pas plus que les miens, je ne savais de quoi, tant ce malaise restait vague. II s'accrut cependant, mais sans se preisen On me rendit mes livres. « Apres tout, grommela mon pere, s'il en a besoin, qu'il les lise! » Mais je ne les lus pas. lis m'en-nuyaient. On entra dans le mois de juin. On passa de juin en juillet. et des fruits aux mois-sons. par des temps magnifiques. Matinees f raiches et nuits claires. leger soleil, beaux soirs. Et meme en aout. l'ete chauffait, sans la brüler, la Campagne oü les sources vives ne tarirent pas un seul jour. Et cependant je languissais. Un ind&-finissable ennui alourdissait mon existence. 144 145 Les journees me paraissaient longues. J'errais ca et la, desoeuvre, autour de l'aire, dans le verger et sous les vieux pla-tanes. Parfois, lasse de la maison et de ses dependances, j'allais m'asseoir dans le che-min, sur le bord du fosse. Et la., sans plaisir, j'attendais. Sans plaisir et sans esperance. J'aurais voulu que quelqu'un vint, n'importe qui : le facteur, une bete, un chien, peut-etre l'ane... Bargabot ne revenait plus a la maison. Qu'etait-il devenu? Personne n'en parlait jamais. Son absence passait inapercue. Pourtant c'etait surtout dans les mois de chaleur qu'il nous apportait du poisson, une fois par semaine. Maintenant plus de Bargabot, et on ne s'en inquietait pas. Moi, j'y pensais, et d'y penser m'empe-chait souvent de dormir, me rendait triste. Cette tristesse s'accrut en septembre. Le raisin ne m'egaya pas. On vendangea fer-me pourtant et les grappes bouillaient dans les cuves enormes, comme jamais, a ma memoire, elles n'avaient bouilli chez mes parents. L'annee semblait courir vers de hautes fortunes, car octobre fut sec et novem-bre a peine pluvieux. La riviere ne gronda pas, et ses eaux, restees raisonnables, n'envahirent pas notre terre, qui fut labouree, tres paisiblement. Mais tous ces bonheurs qui frappaient l'esprit de ma famille n'allegeaient pas mon ame. Et j'etais si melancolique que, meme les froids de Noel, ces froids si francs, si vifs, qui d'ordinaire vous ragaillardissent, ne me toucherent pas. Je passai un hiver long, penible, morose. Souvent, je pensais a Gatzo. Ou etait-il? Parfois, a la tombee du jour, tres haut dans les nuages, les canards passaient, volant en triangle, a travers une bour-rasque. Et leurs cris sauvages me pene-traient. Mes parents, me voyant si taciturne, devenaient, eux aussi, tres taciturnes. lis avaient essaye de tout, et rien ne m'avait reussi. lis en restaient pensif s. Le printemps revint : les vents tiedes, 146 147 le premier vol de la bouscarle, et le merle siffleur. Je soupirais. Et je ne savais pas tres bien si c'etait d'aise ou de tristesse. — II soupire. disait Tante Martine, mais c'est peut-etre soupir de printemps. Moi aussi, je soupire. Et toute vieille que je suis, c'est encore soupir d'avril. Pour mieux veiller sur moi elle avait obtenu qu'on installat ma chambre a cote de la sienne, en bas. Quelquefois, si je remuais, derriere la cloison, sur ma douce paillasse de mais,. elle m'appelait par mon nom, pour voir si je veillais, ou si j'etais agite par un reve. Elle avait le sommeil subtil, incroya-blement. Aussi, pour ne pas 1'eveiller, car elle etait vieille et laborieuse, je m'effor-cais, la nuit, quand je ne dormais pas, de rester immobile dans mon lit. Alors, com-me un fil de vie, j'entendais passer sa respiration. Elle dormait. Une nuit, je fis un réve. Voici comment cela m'arriva. J'etais dans mon premier sommeil. Sans doute ne veillais-je plus, mais je ne dormais pas encore, du moins reellement. Je le sais bien, car on avait laisse mes volets entrouverts et, par la fente, je voyais scin-tiller deux petites etoiles. II me sembla que ces volets peu a peu s'ouvraient davan-tage et qu'a mesure un ciel plus vaste et un plus grand nombre d'etoiles envahis-saient ma chambre. Cet envahissement de-vint bientot si vaste que les murs de la chambre s'effacerent et que j'eus le plein ciel autour de moi. Peu a peu se forma un paysage etrange, diamante d'astres et cristallin. C'etait le fond d'une riviere nocturne et lumineuse, mysterieusement eclai-ree en dessous par des feux invisibles. Leur pale lumiere inondait un monde mou-vant et secret de plantes et de betes aqua-tiques, et j'y voyais respirer lentement les racines des iles, dont les arbres enormes plongent, bien plus 1oin qu'on ne pense, sous le regne des eaux. Des monstres sur-gissaient aux ecailles phosphorescentes, du fond de retraites cachees, et quelques-uns portaient un signal de feu vert et or, au sommet de leurs cranes epineux. lis 148 149 erraient, Tair feroce, avec aisance, ä tra-vers Ies algues geantes et les pres fieuris de miriophylles. Parfois, un courant entrai-nait des creatures inimaginables, corps lai-teux, aux formes changeantes, d'oü ema-nait une clarte diffuse qui disparaissait rapidement. On voyait se mouvoir avec lenteur sur leurs cinq branches bleues, des etoiles Vivantes, cependant que nageaient les conques transparentes de coquillages inconnus ä travers des forets de coraux fragiles... Ce monde, que le songe devoilait en moi, inquietait mon sommeil et, dans mon impuissance, j'aspirais ä sortir de ces Iieux irreels ou partout m'epiaient des monstres attentifs et malveillants. Mon desir dut etre bien fort (ou je recus du ciel quelque secours) car peu ä peu ces formes illu-soires s'effacerent de mon reve et, a leur inhumaine et cruelle beaute, se substitua doucement une aube familiere, un ciel matinal, et la vue du printemps sur la Campagne oü coulait paresseusement mon amie la riviere. Et lä j'errais joyeux, dans des sites connus : 1'tle des roseaux, la faiaise, le rivage oü filtrait la source, le bois de 150 chenes. La, tout me ravissait, les oiseaux, les fleurs, la vie libre, et particulierement une petite anse rocheuse ou souvent (je m'en souvenais) au temps des eaux dor-mantes, je m'etais attarde, pour admirer la limpidite de ces eaux. C'etait un lieu privilegie. La nature des roches cristallines y avait compose des fonds purs ou les ondes calmes se puri-fiaient. Leur transparence etait si delicate que la lumiere y circulait aussi facilement que dans Tair, et les fonds riaient de soleil. On voyait sur le sable fauve de petits graviers de porphyre bleu et de marbre rose, stries. Sous le roc, entre les galets, quelquefois une bulle d'air venait eclore, indice d'une veine d'eau qui alimentait, en secret, la conque limpide. C'etait l'apport des pluies et des neiges tombees pendant l'hiver dans les collines. Sans doute donnait-il a ce peu de riviere, en ce lieu abrite, cette purete insolite et 1'odeur des eaux vives. Aussi les betes aquatiques y hantaient familierement, et je m'imaginais qu'elles y trouvaient un refuge, quelque chose com- 151 me un jardin liquide reserve ä leurs jeux et ä leurs loisirs. On ne pouvait s'y devo-rer, du moins me semblait-il... Sous une renoncule d'eau vivait une tribu de chevrettes translucides. Timide et active ä la fois, elle disparaissait au moindre mouvement. Quelquefois une truitelle tentee par la fraicheur des eaux faisait halte dans la conque, et des ablettes argentees s'y attar-daient, en promenade, toutes f retillantes de plaisir. Moins souvent Tepinoche mouche-tee y montrait sa brillante armure. Si une tanche irisee d'or, egaree de ses Iieux de chasse, penetrait dans cette onde claire, eile furetait, indecise, et bientöt s'echap-pait pour des terrains plus riches, hors de ce petit monde mineral. Plus familiere de ces eaux, une rainette, amie des fonds purs, s'enfon^ait, les quatre pattes ecar-tees, et tombait jusqu'au sable fin; puis eile remontait, merveilleusement verte. Elle posait au ras de l'eau sa gorge delicate et ses yeux d'or, que semblait fasciner mon visage immobile, de bonheur s'immo-bilisaient... Cette double immobility, que je retrou- 152 vais dans mon reve, le dissipa. Je m'en-dormis vraiment. C'est plus tard que quelqu'un gratta a la fenetre, et je m'eveillai. Je n'eus pas peur, mais tout de suite mon cceur battit. « C'est lui, me dis-je. II est revenu. » Je sautai de mon lit et courus a la fenetre. Jedemandai : — C'est toi, Gatzo? Une voix murmura mon nom, elle £tait un peu rauque, mais je la reconnus. — J'ai beaucoup a te raconter, me dit Gatzo. Dans sa chambre, Tante Martine sou-pira. — Attends, dis-je a Gatzo. II vaut mteux aller jusqu'au puits. Je passai dehors. On alia au puits. II y faisait bon. La lune se levait paisiblement au bout de la prairie tiede et odorante. Alors Gatzo commenca a. parler. II me raconta toute son histoire. Je l'ecoutai, emu. Tout a coup il se tut. J S3 — Et puis ? lui demandai-je. II me répondit simplement : — Grand-Pere Savinien est mort. Je lui pris la main. A ce moment Tante Martine ouvrit dou-cement ses volets. Nous vit-elle?... Elle m'appela : — Pascalet, mon petit, avec qui parles-tu? Je me levai machinalement et entrainai Gatzo vers la maison. — Tiens, s'écria Tante Martine, ilya quelqu'un avec toi ? — C'est mon ami Gatzo, lui dis-je. Elle respira bruyamment : — Oh! il sent le sauvage. J'eus le courage d'ajouter : — II est seul au monde, Tante Martine. Elle grommela quelque chose. Puis elle dit : — Ii faut qu'il entre; et demain on le brossera de la téte aux pieds. Gatzo entra. Tante Martine alluma sa chandelle. — C'est, dit-elle, en voyant Gatzo, un solide garcpn. II a l'air franc. Nous en parlerons á ton pere. 154 Ce qu'elle dit, nul ne le sait. Mon pere s'attendrit. Dieu fit le reste. C'est ainsi que Gatzo devint mon frěre. Quant á son histoire, peut-étre, un jour, vous la raconterai-je... Tentation 11 L'ile 33 Les eaux dormanies 53 Le montreur (Fames 107 Solitude de Pascalet 133