Erik Orsenna La grammaire est une chanson douce * Ellc titbit la, immobile sur son lie, la peine phrase hicn connue, nop eonnm:: Je r\iime. hois mots itij-iisrrcs et pales, si pales. Les sept Letma resworn iem ;i peine sux la blanchem' des draps. 11 me serribla quelle nous souriaii, la petite phrase. JI me semhla quelle nous parlaii ; - Je suis mi peu fatigues 11 pa rait que fat imp travail le. ll hut que je rite repose. — Allons, allons, Je t'aime, I.bi rcpoudii Monsieur I k:nri: je it eomiais. Dcpuis le temps que ui exisirx, Tii & solide. Quek[ues jours de repos er cu seras .fur pied. Monsieur Henri etait aussi bouleverse que moi. Tout Ic monde die el repel c * |e t'aime II fa tit hiire attention aux mots. Ne pus 1<\s repetcr a tout bout de champ. Ki les employer ri ion et a travels, [ex uus pour les autres, en meruit am des men.yonges, Autre menu k:s mots s'usent. Et pari o is > il est trnp tard pour les sauvcr. » i lonvwrisn." : d'npnS I'illuM uLJ^ti Jc BlglK w ww.l i vtwiCik k:Iu:.cc) m 5,00 € PRIX FRANCE TC 32.80 tT Erik Orsenna I'AauUmk franptisi' La grammaire est une chanson douce 9782253149101 LA GRAMM Al RE EST UNI, CHANSON DOUCE CöDseiüCr d'Étät, présidenL du CeiUrc intcvn.itínnal de la mer ct rncmbrc dľ I'Academie lr;ii liaise iIľ^uÍs ISI9KT Erik OrscTinň ,i écrit huk romaus dom La Vin o:>rHfru: a Lausanne (Prix Rógqŕ Niniicť ct ĽExpoíision eokniate (Prix Goncourt Í9HS). ERIK OR SENNA de 1'A cademU; franca ise Partt dam Le Liwe de Pncba t Deux i'TK<; LONGTEMPS La grammaire est une chanson douce STOCK Les vers rcprodutts en pages 98, 148 et 150 sont ex traits de la chanson Le Loup, Bichc et tc Chevalier (Unc chanson doM-ceJt parütös ik1 M;Hir[t:c P«nt musique de f lenri Salvador, © 1950 l>> Henri Salvador & Maurice Ponf avee l1 aim able autoriiaiiexn des Augurs, Pom Jeanne et Jean CayroL Illustrations : ßigre' & F.ditkins Stack, 2001. Merci a Danielle. Leeman, Professeur de grammaire k I'univenite de Paris-X-Nanterre. Son savoir amical et malicieux rn'a Lena compagme tout au long de. ce voyage, I Mefiez-vous dc moi I [e parais douce, timide, 1 eveusc et petite pour mes dix ans. N'cn profit ex pas pour m'attaquer. Jc sais me deiendre, Mes parents (qu'ils soient remer-eies dans les siecles des sieclcs!) m'ont fait cadcau du plus utile ear du plus guerrier des prcnoms : Jeanne. Jeanne comme Jeanne d'Arc, la bergere devenue general, la terreur des Anglais. Ou cette autre Jeanne, baptisee Hachette, caiJ elle n'aimait rien tant que decouper cn tranches ses ennemis. Pour ne citer que les plus eonnucs des Jeanne. Mon grand frerc Thomas (quatorze ans) se le tient pour die. 11 a beau appartenir a une race glo-balement malfaisante (les ga.rcons)> il a bien etc force d'apprendre a rac respecter. Cela dit, je suis au fond ce que je parais en surface : douce, timide et reveuse. Meme quand b vie se fait cruclle. Vous allez pouvoir en juger. 1 I Ce m a ti n-la de mars, veille des vacances de Päqucs, un agneau se désaltérait tranquillemem dans lc courant ďune onde pure. La semaine precedence, j'avais appris que tout renard ťlat-teur vit aux dčpcns du cqrbeau qui ľecoute. Et lä semaine encore antérieure> unc tortu e avait battu u n liévre ä la course... Vous avez devine : chaque mardi et chaquc jeudi, entre neuf et onze heures, les animaux les plus divers envahissaíent notre elasse, invites par notre professeur. La toute je u ne Mademoiselle Laurencin aimait d?amour La Fontaine. Elle nous pťomenáit de fable en fable, eomme dans le plus clair et le plus my s téri e ux des jar d ins. - Lcouteč ca, les enfants : Une grenomlle -vit un berný Qhí. lui setnhla de belie taiííc. Elh qui n'étaitpas grosse en tout comme un ceuf, Envkusv s Wíend, et s'enfle, et se travmlle.,, Ou ceei: Varí*07ii chčtij insecte, excrement dela ierre! C est en ces mots que le lion Parlait un jour au mouckeron* Ľ autre lui dédara la guerre. Laurencin, en récitant, rougissait, pálissait : c'était une veritable amoureuse. - Vous vous rendez compte ? En si peu de lignes, dessiner si bien ľhistoire... Vous la C ■ď ŕ*' ŕ* 12 voyez, la grenouille envieuse, non ? Et Ie mou-cheron chctif, vous ne J'entendez pas vrombir ? - Pardon madame, que veut dire « excrement^ ? -Mais c'cst de la merde, ma Jeanne. Car Laurencin, toute blonde et jcunc qu'elle ctait, n'avait pas peur des mots et scrait plutot morte quedenepas appelcr un chat un chat, -Benisse/i la chance, mcs cnfautst d'avoir vu le jour dans Tunc dcs pins belles langues de la Terre. Le francais est votre pays. Apprenez-le, inventez-lc. Ce sera, toute votre vie, votre ami 1c plus intime. Lc personnage qui, ce matin-la de mars., cntra dans notre classe aux cotes de Monsieur Besancon, le principal, n'avait que la peau sur les os. Homme ou femme ? Impossible a savoir, tant la secheresse Tcmportait sur tout autre caractcrc. - Bonjour, dit le principal. Madame Jargonos sc trouve aujourd nui dans nos murs pour effec-tuer la verification pedagogique reglementaire. - Ne perdons pas de temps! D'un premier geste, la visitcuse renvoya Monsieur Besancon (lui d'ordinaire si severe, je ne I'avais jamais vu ainsi : tout miel et cour-bettes). D*un second^ elle fit signe a notrc chcre Laurencin. -Reprenez. Ou vous en etiez. Et surtout : faites com me si je n'etais pas la! Pauvre mademoiselle! Comment parlcr nor-malement devant un tel squelettc ? Laurencin se tordit les mains* inspira fort et, vaillante, se lanca : - Un agneau se desalterait Dam le courani dyune ondepure; Un loup mruieni kjeun, qui cherchait avemure. Un agneau... Uagneau est associe, vous le savez, a la douceur, a 1'innocence. Ne dit-on pas doux comme un agneau, innocent comme Vagne.au qui vieni de nattre ? D'emblce, on imagine un pay sage ealme, tranquil le-.. Et l'im-parfait confirme cette stability. Vous vous souvenez? Je vous Tai explique en grammaire : Pimp arfait est le temps de la duree qui s'etire, I'imparfait, c'esi du temps qui prend son temps... Vous ct moi, nous aurions ecrit ; Un agneau buvait. La Fontaine a prefere Un agneau se desalterait... Cinq syllabes, toujours Pcffet de longueur, on a tout son temps, la nature est pai-sible... Voila un bel exemple de la «magie des mots*. Oui. Les mots sont de vrais magiciens, lis out le pouvoir de faire surgir a nos yeux des choses que nous ne voyons pas. Nous sommes en classej et par cette magic merveilleuse, nous 15 nous retrouvons ä la Campagne, contcmplant un petit agncau blanc qui,,. Jargonos s'enervait. Ses ongles vcrnisses dc violet gnffaient la table de plus en plus fort, -Je vous en prie, mademoiselle, nous n'avons que faire de vos enth.ousiasm.es I Laurenein jeta un bref regard par la fenetre, com me pour appeler a l'aide, et reprit: - La Fontaine joue coin me persorme avec les verbes. Un loup «survienr» : e'est un present. On aurait plutöt attendn lc passe simple : un loup «survint». Qu'apporte ec present ? Un sentiment accru dc menace. C'cst maintcnant, e'est tout de suite. Le ealme de U premiere phra.se est rompu net. Le danger s'est ins tall e. H survient. On a pcur. -Je vois, je vois.H. De Timprecis, de l'ä-peu-pres..* De la paraphrase alors qu'ort vöus demande de sensibiliser les eleves a la construction narrative : qu'est-ce qui assure la condnuiLe textucllc? A quel type de progression thema-tiquc a-t-on ici affaire ? Quelles sont les compo-santes de la situation d'enunciation ? A-t-on affaire ä du reeit ou ä du discours? Vbilä cc qu?il est tondamcntal d'cnseigner! Lc squeiette Jargonos se leva. — ...Pas la peine dJen entendre plus. 16 Mademoiselle, vous ne savez pas enscigncr. Vous ne respecter aucune des consignes du mmistere. Aueune ngueur, aucune scientificite, aucune distinction entre le narratif, le descriptil: ei Pargumentatif. Inutile de dire que, pour nous, eette Jargon os parlaitchinois. Telle semblait d'ailleurs I'opiniort de Laurencin. -Mais, madame, ccs notions ne sont-cllcs pas trop comphquees? Mes eleves n'ont pas douzc ans et lis sent en sixieme! -Et: alors ? Les petite Fran^ais n'ont pas* droit a de la science exacte ? La sonneric intcrrompit leur dispute. La femme-squelette s'etait assise au bureau et remplissait un papier quelle cendit a no ere ehere mademoiselle en larmes. -Ma chere, vous avez besoin au plus vite d'une bonne remise a jour. Vous tombez bien : un stage commence ap res-demand Vous trouve-rez, sur ce formulaire, Tadresse de l'mstitut qui va s'occuper de vous. Allez, ne pleurniche?, pas, une petite semaiue de soins pedagogiques et vous saurez comment procedcr dorcnavant. Fjlegnma^a un «au revoir». Nous ne lui avons pas repondu. 17 Aecompagnee de Besancon, qui Tattcndait dans le couloir, toujours aussi miel et courbettes, Madame Jargon os s'en est allee torturer allJenrs. if Normalement, vu que les vacances venaient de commences nous aurions du crier, hurler, danser. Surtout moi, qui allais traverser en bateau TAtlantique. Mais rien, le silence. Nous nous regardions, bouche ouvertc, comme pois-sons rouges en bo cab La detressc de notre cherc Laurencin nous bouleversait. Et. quels etaient ccs «soins pedagogiques* quJallait lid infLger le terrible instiuut? Je ne savais pas, jusqu*a cc jour, que les profs, eux aussi, avaient des profs. Et que ccs profs de profs avaient des severites redou-tables. La nuit, je revai qu'avec des pinees quelqu'nn se preparait a m'ouviir la tcte pour y installer un tas de mots qu'il avait pres de lui, des mots aussi desseches que des squelettes. Heurcuscmcnt, un Hon, un moucheron et une torme prenaient ma defense, mettaient cn fu.ite le mediant et ses pinces. C'est le lendemain» dans Tapres-midi, qu'avec man freie je pris la mer. Ii La tempete a commence com me to Utes les lempetes. Sou da in, ['horizon bouge, les tables oscillcnt et les verres, heurtes les uns contre les autresY tintent. Le commandant, pour feter Karri vee pro-ehaine en Arneriquc, avait organise, dans le plus grand salon du paquebot, un «championnat international de Scrabble ». Vous savez, le Scrabble est ce jeu erränge, plutot crispant Avec des teures en plastiquc, on forme des mots rares. Et plus les mots sont rares et plus ils component de lettres impossibles (le Z, le w), plus on marque des points. Les champions, les chain pi on nes de mots rares se sont regarded Tis pälissaient. Vun apres l'autre, ils se sont ieves, ont plaque leur main jauche contre leur bouche et, au pas de course, out quitte le grand salon. Je me souviens d'iinc 21 petite dame proprette qui n'avaii pas fait assez vite : une matiere verdatre lui coulait entre les doigts. La honte lui devorait les yeux. Sur les tables demeuraient les lettres blanches et les diotiotinaires grands ouverts. Thomas me rcgardait, enchaute. Un vieux reste de politessc rempechait d'eclater de nre. II faut vous avouer, chcre lectrice, eher Jeeteur, que nous n'aimons rien taut, mon frcre et moi, que la ties grosse mcr ; ehavirant les estomacs des passagers, el!e vide la salle a manger ou, admires par l'equipage stupefait de notre appetu, nous pouvons tranquil lenient, lui et moi, en amoureux, fe stover, Le commandant s'approcha : -Jeanne et Thomas, vous m'epacez. On diraii de vieux cap Staines, Oil avez-vous appris Toecan ? Des larmes me vinrent (parmi mes nom-breuses qualitcs, je sais pleurcr a la demande). -Helas, monsieur! Si vous connaissie/, notre triste histoire... Une fois de plus, je racontai la separation de nos parents. Leur incapacite a vivre ensemble, leur sage decision de vivre chacun d'un cote de l'Atlaniique plutot que dc s'injurier du matin au soir. -Je comprends, je comprends, balbutia le commandant, compatissant. Mais,., Vous ne prencz jamais l'avion ? -Pour nous ecraser au decollage, comme notre grand-mere ? Jamais. Thomas, les dents plantees dans son poignet, parvenait diffieilement a garder son serieux. Merei Papa, merci Maman de vous aimer si mal! Dans une famille normale, jamais nous n'aurions cant voyage. 22 III Cette lois, notre chere tcmpete ne riait pas. Au lieu d'agiter 1'ocean, comme d'habitude, comme une maman touille Teau du bain, pour am user son bebe, une vraie colere l'avait prise, qui montait d'heure en heure. Elle frappait notre malhcureutf bateau, de plus en plus mecham-mcnt, eile jetait contre lui des montagnes liquides, eile le prccipitait dans des go uff res. La coque du paqucbot craquait et tremblait, comme si la peur, une peur paniquc, malgre tout son courage, pcu a peu, s'emparait de lui. Jamais de ma vie je n'avais etc si sccouee. Je tombais, me reievaiy, retombais, glissais sur lc parquet sou-dain pentu comme un toboggan, partout mc cognais. Un coin de table m'avait entaillc la joue. Je le sentais bien : les cahots me chamboulaient Pinterieur du corps. D'un instant a I'autre, mon cceur allait se decioehcr, de meine mon estomac; 25 sous les os de mon crane, les morceaux de mon eerveau se mélangeaient.., Ricn n'est plus contagieux que la peur, Depuis longtemps, le si joyeux steward n'avait pas souri, ni mon futur fiance, le lieutenant blondinet, encore moins le cuisinier noir que notre appctit d'ogre d "habitude réjouissait tant. lis sursau-taient á la moindre embardée du bateau, ils fer-niaient les yeux, comme si les coups que la mer lui portait étaient recus par eux, ils se crampon -naient les uns aux autres, ils grima^aicnt ou peut-etrc priaient-ils, je voyais trembler leurs lévres. Une étrange faiblesse s'emparait de moi : j'etais meme préte ä pardonner a Thomas tout le mal qu'il m'avait fait, Quand vient votrc der-nierc heure, vous abandonnex toute fierte. Mais tant qu'ä mourir, je voulais du bon air. Par la main, je saisis mon frěre et, profitant d'un beau coup de tangage, nous atteignimes la porte qui donnait sur le pont. -Tnterdit! hurla le lieutenant. Vous alle* vous faire empörter! Iis tentcrent bien de nous retenir, mais trop 26 tard, le paquebot dc nouvcau piquait du ne2 vers le cicl. Pauvrc equipage, e'est la derni quelquc chose de pointu me picora la peau du crane, commc si j'avais eu des poux, ce qui nJétait plua le c as depu í s Janvier dernier. Ensuite, un bruit trés tendre et régulier me caressa le tympan, commc ľaller-retour dJun balai fatigue sur le sol d*une maison, comme le voyage obstiné d'une rape sur la tranche d'un fromage. Enfin, u n ŕumet frais me parcourut les narincs, une odeur de sel et dc terre mouillée. Dans ma tete embrumée, je posaí ľaddition : une peau vívante + une oreille vívante + un ncz vi van t = une Jeanne vivante. Cette excellcntc nouvelle {j'avais survécu au nauŕrage) fut suivic par une terreur noire (qu'cst-il arrive ä Thomas). J'ouvris lentement, tentement les yeux. TI était lä? c c monštre de 33 frere, assis tranquillemcm sur la plage, occupé ä se gratter, sans aucune elegance, le pantalon. Absolumcm désintcressé par le sort dc sa soeur. La tempcte ne ľ avail pas change : toujours aussi nul! Il bougea les levrcs, sans doutc pour m'inju-ricr, comnie d'habimde. Mais rien ne sortie aueun son. Bicn sür, je cms qu'i! se moquait. Et je lui préparai Line réplique a ma fa^on. Mais comme lui, rien, le vide dans la bouche. On se; regarda, aussi perdus Win que ľautre, Aussi désespérés mamtenam que joyeux ľinstant d'ävatit d'avoir par miracie survécu. Muets. La tempcte nous avair arraché tous Ú0S mots. Alors, qu'il soit pardonne pour toutes ses méchancetcs passées ei futures, Thomas rne: posa une main .sur ľépaule. Et de ľautre íl meí; montra notre uouvelle demeure : un paradis. Unc baie bordée d'arbres immenses ä toucher le; ciel bleu; une eau vert pale, plus transparente que ľ air; une dentclle de corail, au loin, sur laquelle se brisaienL en grondant les assauts dc la mer. Plus la moindre trace de bateau. Et d'in-nombrablcs poissons, les uns peáts et blancs, les autres plus larges et noirs. Pousses par 1c eou-rant, ils venaient ä notre rencontre, ün oiscau surgit, puis dix, puis mule. lis criaicm. de joie, 34 plongeaient, rcmontaient vers le cicl, recriaient, replongeaient. Il me semblait qu'ils ne gardaient pas longtemps leur prise dans 1c bee. A peine J'avaient'ils saisie qu'ils la recrachaient File retombait, en virevoltant, comme une feuille minuscule et scintillantc. Et les oiseaux disparurcnt, comme ils etaient venus, toujours criant mais cette fois dc colere, du moins le devi-nais-je, ne connaissant pas grand-chose a leur langage. La deception des oiseaux, nous ne la corn-primes qu'un peu plus tard, lorsque les petits poissons blancs vinrent s'echouer devant nous. Trois carres de plastique, chacun marque d'une lettre, z, N, E. Impossible de se tromper : e'etait avec elles que jouaient toute la journee les passages, les champions dc Scrabble. Forcemcnt furieux, les oiseaux! Ils n'en ont rien a faire du Scrabble et detestcnt le plastique. Un peu plus tard, un mot s'approcha du rivage, accompagne de sa definition : Encomijre (sans) [sazakSbR] Loc. adv. -av. 1526. De sans et encoiyibrv (fin xii*) de encombrer. Sans rencontrer d'obstacle, sans ennui, sans incident. Voyage sans encombre. «11 venait de subir sans encombre son dernier \examen.*> (Flaubert) Un mot qui flottait sur Feau verte, un mot plat comme une meduse ou une limande. Inutile d'etre bien maligně pour deviner ce qui s'etait passé. La tempete avait tant secoué, comme nous, les dictionnaircs que les mots s'en étaient detaches. Et maimenant ies dictionnaircs, vidés de leur contenu, devaient reposer sur le fond de la mcr, a cote de leurs amis, les champions dc Scrabble. La mcr nous rendait ce que le vent nous avait vole. Des millicrs de mots, un banc immense cla-potait tranquillement devant nous. 11 suffisait de tendre les bras pour les péehcr. Je me souviens des premiers que j'ai pris dans ma main. i JUGEOTE [3y3^t] n. f. Milieu Xix% dejuger. Familicr. Jugcment, bon sens. «11 ft% pas pour deux sous de jngeote! Cette factílté intuitive qvi'en bon frangais on nomrne la jngeote.» (Georges Duhamel) 36 CI Taiseux, eusf. [...] adj. Du latin tacere et de l'ancien fran<;ais taisi. Personne qui nc parle euere. GuUlau?ne le Taiseux. lis se deposaient sur ma peau comme des tatouages, ees dccalcomanies fragiles qu'un bain pent cffacer. Si j'avais ose, je mJen serais recouvert le corps, lis m'auraient caressec, j'en suis sure, ä leur maniere dc mots, discrete et troublantc« Mais Thomas, du coin dc Poeil, mc surveillak, j'ai abandonne mcs idees tolles et je l'ai imitc. J 'ai recueilli les mots au creux de la paume, ecartant !e plus doucement possible mes doigts pour que Tcau s'egoutte- Et jeles ai etalcs delicatement sur le sable pour qu'ils sechent au soleil. Un soleil de plus en plus durt d'ailleurs : n'allait-il pas brüler nos petits rescapes? Thomas m'a souri (bravo ma soeur, tu n'es pas toujours imbecile). Pour ies proteger, nous sommes alles ehercher des fcuilles, de longucs feu 11 Ies de bananicr. Quelqu'un, derriere nous, chantomiaiu lout a notrc travail, nous ne Pavions pas entendu approcher. Ma jo lie petite flenr, Man oiseau des lies Une voix de berceuse, douce, un peu triste, eomme ies ond^es du soir en etc. Une voix fragile comme les i eves. Je me retoumai lentement, lemement, pour ne pas Pcffraye:\ Ce genre de voix devait pouvoir s'enfuir ä jamais aussi vite que les oiseaux. 38 39 Une apparition nous souriait ; un petit monsieur bas an é, droit comme un *i» dans son costume de lín blanc et coiffé dJun canotier, Dc quelle planete nous etait-il arrive ? Un film musical, un carnaval onblie ? Je ne suis pas třes specialisté de Tagc chez les Noirs. Mais, aux rides qui lui griffaicnt le coin des yeux, aux taches plus claires de sa peau, je devinais qu'il n'ctait plus jeune. IJ s'avanca.. Faseinée, je regardais ses chaussures, des mocassins b i col ores, rouge et créme. Pas la moindre trace de chaussettes. Plutot que marcher sur le sable, comme nous, il semblait danser Je relevai la tete juste á temps pour serrer la main quJil me tend ait: -Bienvenue, mademoiselle. Tout le monde m'appelle Monsieur Henri. Ne craignez ricn, nous avons Thabitude des naufrages et des nau-fragés. Voici mon neveu. Nous allons prendre soin de vous... Un ado géant, habillc de couleurs eriardes celui-la, chemise á fleurs, pantalon jaune partes d'eph', et guitare en bandouliere, Paccompa-gnait. 11 se taisait, sans doute trop oceupe á faire admirer ses grands yeux verts* Pas de doute, un neveu sublime. - ... Vous nc pouvez plus parler, n'est-cc pas ? ne vous inquiétez pas, c/est normal, apres les 40 follcs secousses que la tempete vous a infligccs. Nous vous avons regardes du rivagc. Qu'avez-vous fait a la mer pour qu'ellc se montre si vio-lente ? Ei le vent, mon Dieu, ces rafales ! C'est un miracle s'il vous reste encore une tete sur les cpaules. Nous nous eiions leves en ntubant+ - Bienvenue parmi nous. Un bou petit somme et demain vous irez deja mieux. Venez, nous allons vous montrer votre logis, Tant bien que mal, nous les suivimes. Nous parvinmes a un village dc paillotes. Monsieur Henri ouvrit la porte de la premiere ou nous attend a lent deux lits has. -Si la faim vous reveille, vous trouverez des fruits, de l'eau fraiche et du poisson seche dans ce panier. Bon, N'ayez pas peur, nous allons vous redonner les paroles que Touragan vous a derobces. Et quclques autres qui devraient vous rejourn Notre lie a des pouvoirs, comment dire, plutdt magtques. Vous allcz ctonner vos parents. A propos, lc prochain bateau arrive dans un mois. Nous avons tout le temps... Le neveu sublime jouait 1'indifferent, le genre qui sifflote et d'impatience tapotc du pied par terre en regardant ailleurs, Mais je les voyais 41 bicn, ses yeux verts, ils brillaient dans la penombre ct n'arrctaient pas de me fröler. Nos nouveaux amis refer me rent la porte. Faul iles ä travers les persiennes, les rayons du solcil caress aient le plan ober. La chanson ümide d'une guitare nous bercait. Qui jouait pour nous ? Qui avait compris notre besoin de musiquc apres (es fracas desordonnes de la tem-pete ? Monsieur Henri, le vieil elegant, ou son neveu, le sublime aux yeux verts ? V Le solcil tronait dejä au milieu du ciel. Sur la petite place, un cJhien bäillait, trois chevres ron-geaient un pneu> un papillon passait et repassait sous le nez d'un chat noir obese. Apres tant de Lumultes, ce calme donnait le veitige* Monsieur Henri, assis sur un trone d'arbre, caressait sa guitare. De temps en temps> ses doigts se promenaient sur les cordes, et revenait le meme air que la veille, celui qui nous avait endormis. Peut-etrc nous avait-il accompagnes toutc la nuit, pour chasser les cauchemars, les cauchemars horribles qui assaillent forccment les survivants dJun dramc ? Quels etaient ces gens qui savaicnt prendre si bien soin des naurrages ? Et quels etaient leurs pouvoirs magiques ? Je mourais d'en vie d'en savoir plus. Quand I'im- 45 patience nie prend, je nc peux m'empecher de bouger. J'esquissai rrois pas de dansc. Monsieur Henri sourit. - Nous a lions mieux, on dirait. U est dejä tard. Je vous emmcne au marche. Vous comprendrez ce quii sc passe dans notre lie. Des guirlandes de piments, des troncons d'es-padon, de thon et de barracuda, des chevies dechiquetees, d'autres betes en morccaux, des yeux, des langucs, des foies et de grosses billes brunes (des couilles de taurcau), des montagncs beiges de patates douces, des bouteilles blanches (rhum agricole), des saladiers, des casse-noi-settes, des ventouses roses ä deboucher les toilettes, des pattes de lapin (porte-bonhcur), des ehauves-souris dessechees (porte-nulhcur), des batons a mordiller nomraes bois bände (pour guerir La moHesse des maris}... et une foule bigarree qui eaquetait, pourparlait, eancanait, s'msultait, s'esclaffait... Sans compter, au ras du sol, la double armee, celle des enfants qui pleuralem beaucoup, criaient «maman», et celle des chiens, la gucule ouverte et baveuse, de vraies 46 poubelles vivantes, ils gobaient tout ce qui tom-bait et s'en allaient au soleil mastiquer pensive-ment. Au bout de Pal lee, change me nt d'atmosphere; quatre boutiques etroites entouraient un rond-point. On aurait dit la place d'un village miniature... Les clients n'approchaient qu'en murmurant. lis jetaient de droite a gauche des regards inquicts, commc des gens qui out des secrets a cacher. -je vous presence notre marche aux mots, dit Monsieur Henri. C'est ici que jc fais mes courses. Vous y trouvercz ou retrouvcrcz toutcc dont vous avez besoin. Et il s'approcha du premier magasin, qu'un calieot. pendouillant indiquait cumme: L'AMl DES PONTES %t Dli LA CHANSON Drole d'ami que ce comrncrcant, un geant maigre, Pair endormi et qui ne proposait rien. Rien qu'un vieux livre ecorne. Pour le i este, son etalage etait vide. Apres les compliments et embrassades d'usage, Monsieur Henri passa ses com man des : -Mon dernier refrain me turlupine, tu n'aurais pas une rime a * douce et tine autre a * mam an » ? 47 Tandis qv*ils faisaient affaire, je mc glissai vers la boutique de gauche. AU VOCABULATRE L)K ENAMOUR TAKiF RtOWT POUR Lt'S RUPTURES Justement, une femmc en larmes suppiiait: -Mon mari m'a sauvagemcnt quittee. Je vou- drais un mot pour qu'il comprennc ma douleur, un mot terrible, qui lui fasse honte, Le vendeur, un jeunot, sans doutc un debu- tant-, commenc,a par rough", «tout de suite, torn de suites, plongea dans un vieux volume el se mit a feuilleter comme un foreene ^j'ai ce qu'il vous faut, une petite seconde. Voila, vous avez ie choix ; affliction,..» - £a sonne mal, - Neurasthenic... - On dirait un medicament, - Desesperade. - Jtf prefere, celui-la, 11 me plait, Desesperade, je suis en pleine desesperade [ Elle glissa une piece dans la mam du vendeur et s'en alia ragaillardie. Elle emportait dans ses bras son mot nouveau, desesperade, desesperade... Elle n'etait plus seule, elle avail retrouve quelqu'un a qui parlen Le client suivant etait un vieux, d'au moins quarante ans; a cct agc? je ne croyai.s pas qu'on s*occupait toujours d'amour. -Voila. Ma femme ne supporte plus mes je t'ainie, «Depuis vingt ans, tu pourrais varier; invente autre chose, me dit-elle, ou je m'en vais.» -Facile, vous pourriez lui dire : «JTai la puce a j'oreille.* - Pour qu'elle me croie malproprc ? - «Je suis coiffc de toi.» 48 49 - Ce qui veut dire ? -L'obsession que j'ai de toi s'est enloncec sur ma tetc torn me un chapeau trop grand. Je suis coilic de toL Je ne vois plus que toi... -Je vais essay er. Si ea ne marche pas, je vous lc rapport v.. Nous, aurions pu raster jusqu'ä la nuit. La file ties clients s'allongeait, Thomas, comme moi, tendaitl'oreilie, «je vais lui faire une langue four-rec»., on jouera a «Ja bete a deux dos». Ses ycux brillaient, il avail, l'air dc comprendre des choscs, Ilfaisait provision. I] sail rait leur par lei; aux fill es, des son retour, ell es n'en reviendraient pas. Depuis le temps qu'iJ chcrchait une recette pour draguer les grandes, les bien trop grandes pour lui. Devant les au ires boutiques aussi, une foule se press ait J'aurais volontiers passe du temps avec DlEUDONNf. APPELEUR DTPT.ÖMf' PES PL ANTES ET DES PQTSSONS mi che? la mysterieuse Marie-Louise ltTYMOLOGl.STl£ en quatre i.angljp.s En reponse ä mon air egare\ Monsieur Henri expliqua : - L'etymologic raconte Porigine des mots. «Enfcr», par exemplc, vient du latin infemus (inferieur), quclque chose qui se trouve en des-sous. Mais vene*, j'ai bien d'autres cndroiis de l'Tle a vous montrer. Main tenant, vous eonnais-scz Padresse, Revcnez quand vous voulez. Tl nous entrainait dejä. J'ai juste eu lc temps d'entendre une belle liste d'injures proposees a quelqu'un qui ne supportait plus son patron. «Guette au trou», «bec a merde», «nain d'la couille»... Je me suis dit que toutes allaient ä mon frerc comme un gant, et plus effieaces que mes petites insultes habituelles, * imbecile*, «cretin», «nullard », JJallais pour de bon 1'agonir, celui-la. Je venais de l'apprendre, ce mot-lä, «agonir» c'est-ä-dirc insLilter, de «honnir» c'est-a-dire detester Lagonir pour qu'il agonise, mon fröre adore et deteste, Tagonir pour quJil se tordc ä mes pieds des que j'ouvrirai la bonche, en demandant grace. 5C Dc ce moment-la, ma vie d'avam m'a fait home, la vie d'avam: le naufrage, une vie de pauvre, une existence dc quasi-muettc. Combien de mots cmployais-je avant la tempete ? Deux cents, trois cents, tou jours les menies... Fci, taites-moi con fiance, j'alkis mWichir, je reviendrais avecun tresor. VI L'ap res-midi, nous p mimes cn pirogue. Hcu reuse mcnt que la mer etait calme et qu'ä travcrs ses longs cils dc fille, les yeux verts du ncveu sublime ne me quittaient pas. Sans eux, je serais motte de terrcur. Le souvenir des vagues enormes nc demandait quJa m'envahir. Comment oublier la vision de notre maiheureux bateau englouti tete la premiere? Mais Peau restait lissc et transparente comme une vitre. II suffisait de se pencher pour suivre la da use tranquille des poissons, des violets, des jaunes ä bandes rouges, des plats comme la main, des ronds comme un ballon, un lestival de cou-leurs joyeuses. Malgre la beaute du spectacle, une tristessc ne me quittait pas. Je ne pouvais m'empecher de penser ä nos anciens compa-gnons de voyage, les champions dc mots riches en Z et w. Comment faire pour remonter les no yes ä Pair Libre ? 55 Une autre lamille d'idees sombres rodaicnt autour de moi a la maniere de guepes qui atten-deni 1'instani propice pour piquer. Au moment ou nous embarquions dans la pirogue, j'avais surpris une conversation, une conversation chu-chotee entre mon sublime et son oncle Henri. - II y a longtemps qu'on ne les a pas vus. - Qui, ca m'etonne. D'habitude, on les a sur le dos des le lendemain d'un nauiragc. -Esperons quMs vont. laisser tranquilles nos - Pauvre eharmante demoiselle! Je I'imagine ires mal enfermee... De qui parlaicnt-ils ? Et qui voulait nrempri-sonner ? Com me nos accompagnatcurs, je gucttais Priori/on. D'ou arriveraient mes ennemis? Hcureuscmeiit, notre traverser ne dura pas un quart d'heurc et pcrsonne ne vinL la deranger. Brule, cct ilot, comme une galette des rois trop longtemps laissee dans le four. Et vide, absolument, de plantes, d'etres vivants, de constructions, Pendroit champion du monde 56 categorie desert, imbattable au Livre Guinness des records (chapitre «Ricn»). Un plateau rochcux marron fonce, deterge, delave, recure... Tel ctait Pendroit de charme ou nous avions debarque. Dröle de choix pour une excursion! Monsieur Henri ne tarda pas ä nous donncr la raison de notre venue. - Vous saver, pourquoi les desens avanccnt, un peu partout sur notre Terre ?... II suffirait de termer les paupiercs pour la voir avancer vers nous, cette terrible armee de sable. On nous parle de rechauffement de la plancte, de forcts devas-tces... C'est sans doute vrai. Mais l'on oub.lie Pesscntiel. Ici, il y a cent ans, vivaient deux villages, avec tout cc qtPil faut pour ctre heureux, des plantes, des paillotes, de 1'eau douce, des femmes, des homines, des enfants, des ani-maux... Je ne pouvais y croire. lei, de la viel Sur ce carre de la desolation? Allons done! Je forcais mon cerveau ä imaginer mais il refusait, il renaclait, il me prenait pour une iolle. - ... Un jour, une icmpete aussi forte que la voire a souffle sur cette Tie. Des arbres ont etc arrach.es, bien sür, et des maisons se sont envo- 57 - Ices. Mais tout le teste dcmeurait. II sul'fisait de rcbatir et P existence aurait repris, eomme avant, jusqu'a la prochaine tempete. Deputs quelque temps, je voyais sur la mer se multiplier dcs triangles noirs. lis tournaient et retournaient autour de nous eomme une ronde. Je tie compris pas tout de suite que c'etaiem les requins. Peut-etre que ces betes-la ne se nourris-sent pas sculement tie chair fraiche mais aussi dliistoires sinistres? Et ceUc que contait Monsieur Henri n'a vail Hen de gai. -Les habitants s'etaient fait, eomme vous, nettoyer de tous leurs mots. Au lieu de venir chez nous les reapprendre, ils ont cru qu'ils pourraient vivre dans lc silence. Tls n'ont plus rien nomme. Mettez-vous a la place dcs choses, dc Pherbe, des ananas, des chevres... A force de n'ctre jamais appelecs, elles sont devenucs tristes, dc plus en plus maigres, et puis elles sont niortes. Mortes, faute de preuves ^attention; mortcs, une a une, de desamour. Et les homines et les femmes, qui avaient fait le choix du silence, sont. morts a leurtour. Le soleil les a dessech.es. II n'est bientot plus reste de chacun d'entre eux qu'une peau, mince et brune eomme une reuille de papier d'emballagc, que le vent, lacilcment, a emportee. Monsieur Henri s'est ru. Des larmcs lui ctaicnt montces. Sans doute avait-il des grands-meres, dcs grands-pcres parmi les desseches? II nous a rcconduits a la pirogue. Les requins, aprcs la fin de Phistoire, avaient disparu. -Vous savez combien de langues meurent chaque an nee ? Comment, prives des mots et encore plus dcs chiffrcs, aurions-nous pu lui rcpondre? Je vous rappelle qu'apres les cahots de la tempete et les agressions du vent, nos pauvres tetes ne pou-vaient plus fabrtquer la moindre phrase! Nous parvenions tout juste a cornprendre ce qu'on nous disait. - Vingt-cinq! Vingt-cinq langues meurent chaque annec! lilies meurent, faute d'avoir etc parlees. Et les choses que designent ces langues s'eteignent avec elles. Voila pourquoi les deserts peu a peu nous envaliissem. A bon entendeur, salut! Les mots sont les petits moteurs de la vie. Nous devons en prendre soin. II nous regardait fixemcnt., Pun puis 1'autre, Thomas et moi, Sa gaiete, sa gentillesse s'etaient evanouies, avalccs par une gravitc terrible. 1] marmonnait pour lui-meme, d'une main il tenait le hors-bord, de Pautre il comptait sur ses doigts vmgt-cinq de moms chaque annee, eomme il 59 reste eint] mille langučs" vivantes sur la Terre, en 2100, il n'en restcra plus que la moitié, et apres ? La nlritj en tombant, lui rctira sa Eolere, Commc si l'obseuriti était, avcc la musique, la scuie vraie maison de Monsieur Henri, Pendroi t ou il pouvait vivre ä sa guise sans plus craindre aueun danger. Une fois touchée la plage, il nous latssa ranger la pirogue ei partit rejoindre un orchestre, un peu plus baut, a la lisicrc des arbres. Le temps de nvallonger sur le sable, de sakicr poliment les étoilcs et je dormais. VII D'habhude, jc bats les vieilles dames. Rien dc plus hypocrite que ces animaux-Ia. Tout micl avec nous, les enfants, caresses et areu, arcu quand les parents les regardent. Mais des qu'ils ont le dos tourne, clles se vengent de notre jcu-nesse, elles nous pineent de leurs doigts dechar-nes de soreiere, nous piquent de leurs aiguilles a tricoter ou, pire supplice, nous embrassent a tout bout de champ pour nous punir de sentir si bon et d'avoir la peau si douce- Mais cclle qui me fut presentee ce jour-la, je Pai aimee, des le premier instant. Une maisonnette com me on en voit des cen-taines au bord de unites les plages : banale, 61 blanche, un etage, deux fcnctres et un baleon pour se saouler d'horizon. Un panneau sur la porte: ENTREZ SANS FRAPPER. MAJS, S'lL VOUS PLAIT, ATTENDEZ LA FIN l.)U MOT. MERCL F,t un chuchotement, dcs sons qui bruissaient plutot que ne parlaicnt, commc un gazouiJlis de moineau malade ou commc les prieres a 1'eglise. D'ailleurs, jc l'ai compris plus tard, il s'agissak bicn d'unc prierc. Monsieur Henri ouvrit. Personnc. Nous tra-versames ie salon encombred'animaux empaiiles mi Les et de livrcs dechiquetes. Peut-etre les gens aimaient-ils tcllement les romans, dans cette Tic, qu'ils les devoraient? A part eux, rien. Scul le murmure nous guidait. Autre portc. Lc jardin. Un cane minuscule pi ante de trois palmiers, une table ronde recouverte dc dcntcllc ou reposait un gros diction naire ouvert. Et, bien assise sur une chaise a trcs haut dossier, semblable a celles qu*on voit dans les chateaux, vetue d une robe blanche de fete, la person ne la plus vieille que j'aie jamais reneontree. 62 Comprene?.-moi: pas seulcment ridee, mais cre-vassee, ravinee, creusec> de vrais canyons, les veux perdu s sous dJinv rats em blab les plis et la bouche disparue au fond d'un trou. L'ensemble surmonte d'une criniere immaculee, la ehevelure d'une lionnc des neiges. Je n'osais tmaginer le nombre d'annees neeessaircs pour sculpter ces sillons sur la peau et laver, rclaver ces cheveux. Un ventilatcur veilla.it sur cette antiquite. On aurait dit un chicn, ce ventilateur. Son gros ceil unique fixe sur sa maitressc grondait sur command e. - « Echauboulure». Uantiquite modulait les syllabes avec une 63 douceur que jc n'avais entendue nulle pan, une tendresse timide, ellc articulait comme une amou reuse. C'est peut-ctre pour cela qu'clle avait choisi une robe de ma rice. Pourquoi person ne n'a va.it jamais pro nonce ainsi mon prcnom ? Commc le reclamait 1'eeriteau, violls atten-dimes «la fin. du mor»> - « £chauboulure Lvidemmcnt, je n'avais pas la moindre idee du sens de ces cinq syllabes. Je n'eus pas a attend re longtemps. Une main toute rose parut, dans le jardin minuscule, et se posa sur la dentelle de la table. Sur la main, une cloque rouge poussa. -C'cst bien 9a, chuchota Monsieur Henri. 11 s'ctait perichc vers le dictionnairc et lisait la definition : Echauboulure : petite cloque rouge qui survient sur la peau pendant les chaleurs de Vete. Sept minutes s'ecouJerent dans le plus parfait silence. On n'entendait au loin que le chant de quelques oiseaux et les raclements de la nier sur le sable, Puis la main et la cloque s'evanouirenL Mais le mot demeura, scs cinq syllabes brillantes volctant dans 1'air tel un papillon. Tl dispamt bicntot en agitant les ailes, pour dire merci, merci de mJavoir prononce. La plus vieille dame du monde se retourna vers nous. Impossible de savoir si elle nous voyait. Je vous Tai dit : a la place babituelle des ycux nřétaient que des plis. Le ventilateur n'apprcciait pas notre presence. En bon chien de garde, il grondait et souiflait. On le scntait prct, pour del'endre sa mattresse, á sauter sur le visiteur et a le découper en rondě lies. Heureusemem, le vent qu'il produisait tourna la page du gros dictionnairc. Et, dc sa méme voix douce, attendrie, d'amou reuse, la nommcuse, sans plus s'occupcr de nous, hit lentement les quatrc syllabes d'un autre mot: - «Échinidcs». 64 65 Une famílie ďoursinš ä ľínstant surgtt sur la pelousc du jardin. -Vous avez compris son travail? nous chudlo ta Monsieur Henri. ĽIIc redomie vie aux mots rares, Sans ellc, ils disparaítraient ä jamais dans ľoubli. Nous sommes restes longtcmps dans le petit jardin, fascines par le spectacle de ces resurrections. Qu'est-cc qu'un «cckteur» ? Un appareil compose de deux pieces metal liqucs entre les-quelles jaillirem des čtinedles. Qu'est-ce qu'un «écrivain * ? Une sorte ďinsecte coléoptére. II se posa sur une longue fcuille ďacatuhe et, pris ďunc faim soudaine, y découpa des trous en forme de lettres... Oh, la joie de ces mots sortis de ľoubli. Ils s'ctiraient, ils s'ebrouaient, certains n'avaient pas du voir le grand air depuis des sičeles. Qu'est-ce qu'un «livre éléphaiuin»? Un livre aux pages dfivoire. Que sont des * embras-soires*? Des tenailles utilisées par le verricr pour saísir les pots oú ľon fond le verre. La n u it to m bait. Sur la pointe des pieds, nous a von s quitté notre vieille amie. Ch ére nommeuse! (Monsieur Henri a v a: t les yeux attendris ďun enfant parlant de sa maman.) Puissc-t-elle vivre milíc ansl Nous avons tant besoin d'ellc! Nous devons la pro-tcger de Necrole. Voyant mon air angoisse (qui pouvak bicn etre ce Necrole ?), il me prit par Pepaulc et me par la politique, comnic a une grande. -Necrole est lc gouvemeur de I'archipcl, bien decide a y mettrc de 1'ordre. Il nc supports pas notre passion pour les mots. Un jour, je Tai rencontre. Void ce qu'il m'a dit ; «Tbus les mots sont des outils. Ni plus ni moiiis. Des outils de communication, Comme les voiturcs. Des outils techniques, des outils utiles. Quelle idee de les adorer comme des dieux! Est-cc qu'on adore un marteau ou des tenailles? D'ailleurs, les mots sont trop nombreux. Dc gre ou de force, je les rcduirai a cinq cenrs, six cents, le strict ncccssaire. On perd le sens du travail quand on a trop de mots. Tu as bien vu les tliens : ils ne pensent qu'a parler ou a chanter. Fais-moi confiance, ca m changer...» De temps en temps, il nous envoic des hclicopteres equipes dc lance-flammes, et fait b rider une bibliodiequc... Je frissonnais. Voila done les fameux eimemis qui nous mena^aicnt! De col ere, les doigts de Monsieur Henri me serraient le cou, dc plus en plus Fort. Je me retenais de crier. J'avais presque mal. 67 -Nc te trompe pas, Necrole n'est pas seul. Bcaucoup pcnsent comme Iui, surtout les hommcs d'affaires, les banquicrs, les econo-mis res. La diversite des langues Us gene pour leurs trafics : ils detestent devoir payer des era-ducteurs. Et e'est vrai que si la vie se resume aux affaires, a i'argent, acheter et vendre, les mots rarcs ne sont pas tres necessaires. Mais ne t'in-quietc pas, depuis le temps, on sail se protege*. Ainsi J in it notre troisicme journee sur Tjle. Ainsi commenca pour moi I'habitude d'une petite cercmonie qui ne m'a jamais apporte que du bonheur ; chaque dimanche soir, avant de m'endormir, je flane quelqucs minutes au fond d'un dictionnaire, je ehoisis un mot inconnu de moi (j'ai le choix ; quand jc pense a lous ceux que j'ignore, j'ai home) et je le prononce a haute voix, avec amitie. AJors, je vous jure, ma lampc quitte la table on d'ordinal re elle repose et s'en va eclairer quelquc region du monde ignoree. VIII Au milieu de la nuit, un sanglot m'a revcillce. Je le connais bien, ce sanglot. C'est une sorte de boulc, cllc s'installe dans ma gorge, juste en des-sous de la place oS se trouvaient mes amygdales, avant qu'un chirurgien-boucher ne me les enleve. La boule me vient quand je suis trop seule, pour me tenir compagnie. De vous a moi, je prefererais quelquun d'autre comme compagnie. Mais on ne ehoisit pas toujours ses amis et tout vant mieux que la solitude. Je me suis assise dans mon lit. Si je reste alion-gee, ce sanglot-la m/empeche de respire* «Et si j'essayais ?» L'image de la nommeusc nc me quittait pas. Avais-je moi aussi ce pouvoir de (aire apparaure? Je n'osais pas. Le coeur me battait, Mes mains trernb.laient J'ai prononce «Maman» dou cement, pour ne pas deranger Thomas qui avait fini par s'endormir. 69 Unc seeonde aprčs, eile éuit lä, debout pres de moi, ma vra ä e maman, ses chcveux blonds, son paríum de savon, son sourire de petite fill e, les yeux plissés et la main ou verte, tou j ours préte a caresser ma joue. On se re garda it, regard ait, a se faire mal, sans ricn dire. Cľétait a moi de parier mais je ne pou-vais pas. Je iťavais pas encore rctrouvé mes mots. Je u'črais pas encore guéríe de la tempcte. Maman est restée si peu de temps, a la 1 u mi ere de la lune. J'avais un ceil sur ma montre fluores-ccnte et ľautre sur ma mere. Qa dure si peu, sept minutes. Et eile s'en est allée, avee un geste du bout des do igt s, au rcvoir. Emportanl avee eile lc sanglot. Maman est commc qa, eile m'enleve mes san-glots; J'espere qu'elle ne les garde pas pour elle. Plus card, j'inventerai des poubelles ä sanglots. On les jettcrait aux égouts, ou des rats les mange raien t. Lcs rats, d it-on, s e n ourriss en t de n'importe quoi. Nous nous scntirions plus légers. Je me suis rendormie. IX -Laisscz-la tranquil lc! Depuis quelque temps dcjä, du creux de mon sommeil, j'entcndais ces cbuchotemcnts de plus en plus furibonds, «aflez-vous-en», «vous voye/ bien qu'elle dort», accompagnes de battc-ment.s d'ailes minuscules, de vrombissements legcrs, comme ceux des moustiques avant de p.iquer. J'ouvris lentement les yeux, Un vol d'une trentaine de mots m*assaillait. «Epitrope», «Escargarre», «Girasol», «Mastaba» et bien tPäutres, que j'ai oublies aujoutxPhui. Lc neveu sublime tentait d'eloigner cet essaim a grands coups d'evcntail. -Imbeciles ! Si vous eroyey, qu*cn la reveillant vous allez la seduircl Gentils mots, je comprenais bien jeur demande. Mais que pouvais-je y faire ? Je n'avais pas la vocation ni la patience de notrevieillc atnie, 71 pour nommer toute la journce. Mon metier, a mon age, vingt-quatrc heures sur vingt-quatre, e'etait de jouer, tie nager, de vivre, pas de chueho-ter des.syllabcs. Je me levai d'un bond, au grand effroi de mes assaiHants. Comprenant qu'avec moi ils perdaient leur ternps, les mots allercnt ehercher secours aillcurs. Du pas de la porte, Monsieur Henri avait assiste a la scene avee un sourire encore plus large tjue dTiabitude, Thomas avait subi les mcmes aficctueux assauts que moi. Sculement, comme il est violent, il avait vite ohassc ses visiteurs a larges moulinets de polochon. -Eh bien ditcs-moi, tous les deux, on dirait que nos amis vous ont adoptes! Vous nc souffrez pas trop de ^invasion ? Pour etrc franehe, moi qui de teste ranger ma chambre, j'aurais voionticrs mis un peu d'ordre dans ma tete. Les mots s'ctaient entasses partout, sous mcs chevcux, derriere mon front, derriere mes yeux. Je les sentais amonceies au petit bon-heur la chance dans les moindres recoins de mon crane. Je sentais revenir a grands pas la migraine. D'autant que Monsieur Henri s* eta it mis a tircr de sa guitarc des horreurs, des sons au basard, un chaos vraiment cruel, une cacophonic 73 qui entrait dans l'oreillc ct me vrillait le tympan Qu'cst-ce qui lui prenait de nous torturer ainsi? - Vous voyez, les mots, c'est comme les notes, ll ne suffit pas de les aecumuler. Sans regies, pas d* Harmonie. Pas de musique. Rien que des bruits. La musiquc a besoin de solfegc, comme la parole a besoin de gram.maire. Il vous reste quelques souvenirs de grammaire?,., Misere! Je me rappelais 1'horrcur des conjugaisons, la i oral re des exereices, les accords infernaux des participes passes,.. Thomas grimagait plus encore que moi. -On fait un pari? reprit Monsieur Henri. Si dans une scmaine, vous n'aimcz pas la gram-maire, je cassc ma guitare. Nous lui avons souri gentiment, pour lui faire plaisir, II semblait si convaincu. Mais nous faire aimer la grammaire, jamais. Malhcureuse gui-tarc! Une fois gagne notre pari, nous demande-rions sa grace. Le sublime nous auendak dehors avee quatrc chevaux. - La ville des noms est a ncuf kilometres. Le premier arrive gagne une chanson de moi. Nous avons galope a perdre souHle. Je crois que les deux garcons laissereni Thomas gagner. X Nous avions atteint le sommet d'une colli ne oli nous attendait le plus etrange et le plus joyeux des spectacles. - A partir de maintenant, aucun bruit, chu-chota Monsieur Henri, il ne faut pas les deran-ger. je me demandai pour quelle sortc de person -nages considerables nous devions prendre de telles precautions- Une princesse en train d'em-brasscr son cheri secret, des acteurs de cinema cn plein tournage ? La reponse, bien plus simple et parfaiternent imprevisible, n'allait pas larder a m'arriver. A pas de loup, je m'approchai d une balustrade en vieux bois branJant. En dessous de nous s'etendait une ville, une vraie ville, avec des rues, des maisons, des magasins, un hotel, une mairie, une eglise a clocher pointu, un palais genre arabc flanquc d'une tour (une mosquee ?), 75 un hópitaJ, une caserne dc pompiers... Une vilJe en tout point se.rablable aux nótrcs. Á trois differences pres. 1. La taille : tous les bailments avaient etc réduits de moitié par rapport aux dimensions normales. On aurait die une maquettc, un d écor... 2. Le silence : d'habitude, les villes font grand bruit : voiturcs, mobyletces, moteurs divers, chasses ďeau, engueulades, pictinemems des semeiles sur les trottoirs... La, ricn. Rien que des froissements trcs legers, d'impercepr.ibles froufrous. 3. Les habitants ; pas d'hommes ni dc renames; aucun enfant. Les rues n'etaiem par-courues que dc mots. Oes mots mnombrables, radieux sous le soleih lis sc promenaient comme chez eux, ils etiraient dans Pair Lranquillemem leurs syllabes, ils avaneaient, les uns scveres, clai-rement conseients de leur importance, amoureux de Tordre, dc la ligne droite (le mot «Constitution», les mots « analyse d'urine» bras dessus, bras dessous, le mot *carburateur»). Kien n'ecait plus rejouissant que dc les voir sJarrcter aux leux rouges alors qu'aucune automobile ne les mena-cait. Les autres mots, beaucoup plus fantaisistes, ineontrolables, voletaient, caracolaicnt, cabrio-laient comme de minuscules chevaux fous, comme des papulous ivres : « Plaisir »y « Soutien-gorge», «TTuile d'olive*... Je suivais, fascine c, leur manege. Jc n\avais jamais prete assez attention aux mots. Pas une seconde, je n'aurais imagine qu'ils avaient chacun, comme nous, leur caractere. Monsieur Henri nous priv par l'cpaule, 'Thomas et moi, et nous glissa dans l'oreille I'his-toire dc cette cite. 76 77 - Un beau jour, dans notre íle, les mots se som revokes. Cľétait il y a bien longtemps, au debut du siecle. Je venais de naitrc. Un matin, les mots out refuse de continuer leur vie d'esclaves, Un matin, ils iťonc plus acceptc d'etre convoqués, ä n-importe quelle bcure, sans le moindre respect et puis rejetes dans le silence, Un matin, ils n'ont plus supportc la bouche des humains. J'en suis súr, vo u s n'a vez jamais pens č au many r e des mots. Oú mijotent les mots avant d'etre pronon-ces? Réŕléchissez une seconde. Dans la bouche. Au milieu des caries ct des vieux restes de veau coincés entre les dents; empuantis par la mau-vaisc haieine ambi ante, čcorehčs par des langues páteuses, noyés dans la salive acide. Vous accep-teriez, vous, de vivre dans tme bouche ? Alors un matin, les mots sesont enfuis. Ils ont cherchč un abrä, un pays oil vivre entre eux, loin des bouches détestées. lis sont arrives ici, une ancienne villc miniete, abandonnée depu i s qu'on n'y trouvait plus ď or. Ils s y sont installés. Voilä, vous savez tout. Je vais vous laisser jusqu'ä ce so i r, j'a í ma chanson a fin i r. Vous pouvez les regarder tant que vous voudrez, les mots ne vous feront pas de mal. Mais ne vous avísez pas ďen-trer chez eux. Ils savent se déťendre. Ils peuvent piqucr pirc que des guepes ct mordre mieux que des serpents. ::- Vous etes comme raoi, j'imagine, avant mon arrivee dans Tile. Vous n'avez connu que des mots emprisonnes, des mots tristes, meme s'ils faisaient semblani de rire. Alors il faut que jc vous disc ; quand ils sont libres d'occuper leur temps comme ils le veulent, au lieu de nous ser-vir, les m.ots menent une vie joyeuse. lis pas sent leurs journees a se deguiser, a se maquiller et a sc marier. Du haut de ma colline, je n'ai d'abord Hen compris. Lcs mots ctaicnt si nombreux, Je ne voyais qu'un grand desordre. J'etais perdue dans cette foule. J'ai mis du temps, je n'ai appris que peu a peu a reeonnaitre les principales tribus qui composent le peuple des mots. Car lcs mots s'or-ganise-flt en tribus, comme lcs humains. Et chaque tribu a son metier. Le premier metier, e'est de designer les choses. Vous avez deja visite un jar din bota-nique ? Devant toutcs les plantcs rares, on a pique un petit carton, une etiquette, Tel est It premier metier des mots : poser sur routes les chpses du monde une etiquette,, pour s'y rccon-Jüütre. C'est le metier le plus difficile. Ii y a tarn de choses et des ehoses compliqučes et des choses qui ebangent sans arret! lit pourtant, pour chaeune il faut trouver une etiquette. Les mots charges de ce metier terrible s'appellant les noms. La tribu des noms est la tribu principále, la plus nombrcusc. \\ y a des noms-hommes, ee sont les masculins, et des noms-ťerames, les téminins. II y a des noms qui etiquettent les humains : ce sont les prénoms. Par exemplc, les Jeanne ne sont pas des Thomas (heureusement), 11 y a des noms qui étiquettent les choses que Pon voit ct ceux qui étiquettent des choses qui existent mais qui demcurent invisibles, les sentiments par exemplc : ia colěre, I'amour, la tristesse... Vous comprenez pour-quoi dans la ville, au pied dc notre collinc, les noms pullulaient. Les autres tribus de mots devaient luiter pour sc faire une place. Par cxemplc, la toute petite tribu des articles* Son role est simple et asse/, inutile, avouons-le. Les articles marc lie nt de v ant les noms, en agitant une clochctte : attention, le nom qui me suit est un masculin, attention, c'est un feminin! Le tigre, la vaclie. Les noms ct les articles sc promenent ensemble, du matin jusqiPau soir. Et du matin jusqu'au soir, leur occupation favorite est de trouver des habits ou des deguisemcnts. A croirc quals se scntent tout nus, a marcher com me ca dans les rues. Peut-etre qu'ils ont froid, memc sous le solcil. Alors ils passcnt leur temps dans les magasins. Les magasins sont ten us par la tribu des adjectifs. Observons la scene, sans fairc de bruit (autrc-ment, les mots vont prendre peur ct volcter en tout sens, on nc les reverra plus avant long-temps). Le nom feminin « maison*- pousse la porte, precede de <■< la », son article a elocfiette. - Bonjour, je me trouvc un peu simple, j'aime- rais m*ctoffcr. -Nous avons tout cc qu'il vous faut dans nos rayons, dit le directcur en se frottant deja les mains a. Pidee de la bonne affaire. Le nom «maison» commence ses ess ay ages. Que dc perplcxite! Comme la decision est difficile 1 Cct adjcctif-la plutot que celui-ci? La mai-son sc tate. Le choix est si vastc, Maison «bleues maison «haute», maison «fortifiee», maison «alsaciemie», maison «familiale», maison «fleurie» ? Les adjectifs tournent autour de SO Bl la maison clicntc avec des mines de seducteur, pour se faire adopter. Apres deux hcurcs de cette di'ole de danse, la maison ressortit avec le quahlicatif qui lui plai-sait le mieux : «hanie». Ravie de son achat, eile repetait a son valet article : P V - « ITante », tu imagines, moi qui aime tant les fantomes, je ne serai phis jamais seule. «Maison», e'est banal, * Maison» et «hantc», -tu te rends compte ? Je suis desormais le bätimcnt le plus interessant de la ville, je vais faire peur aux enfants, oh comme je suis heureuse ! -Attends, Tintcrrompit Fadjectif, tu vas trop vtte en besogne. Nous ne sommes pas encore accord es* 82 - Ac cord es ? Que veux-tu dire ? - All oris a la mairie. Tu verras bien. -Ä la manic! Tu ne veux pas te marier avec moi, quand mcmc? - II fain bien, puisque tu m'as choisi. -Je me demande si j'ai eu raison. Tu ne serais pas un adjectif un peu collant? -Tons les adjeetifs sont collants, Ca fan p^tte dc leur nature. Thomas, a mes cotes, suivait ces echanges avec autant de passion que moi. L'heure avan-c,ait, sans que nous songions a dejeuner. L'interet du spectacle avait fait taire les appels de nos esto-macs. D'autaut que, devant la mairie, on sJagi-tait. L'heure des mariages allait sonner, que nous ne voulions manquer sous aucun pretexts XI A vrai dire, c'etaient dc droles dc manages, Plutot dcs amities. Com me dans les c coles d'autrefois, quand elles n'etaient pas mixtes. Au royaumc dcs mors, les gardens restcnt avec les gallons cl les filles avec les fillcs. L'article entrak par line porte, 1'adjcetif par unc autre. Le nom arrivait le dernier. Us dispa-raissaient tons les trois. Le toit dc la mairic me les cachait. J'aurais tout donne pour as sister a la ceremonie. J'imagine que le make devait I cur rappeler Jeurs droits ct leurs devoirs, qu'ils etaient desormais unis pour le mcilleur ct pour le pirc. lis rcssortaient ensemble sc tenant par la main, accordes, tout masculin on tout ferninin : le chateau enchante, la maison hantct.'... Peut-etre qu'a l'intcrieur le maire avait install e uti distributeur automatique, les adjectifs s'y 85 ravitaillaient en « e» final pour se marier avec un nom feminin. Ricn de plus docile ct souple que !e sexe dJun adjeet.if. II change ä volonte, i! s'adapte au client. Certains, bien surs dans cettc tribu des adjectifs, ctaient moins disciplines. Pas question de sc modifier. Des leur naissancc, ils avaient tout preVu en sc terminant par «e.». Ccux-la se ren-daient a la ccremonie les mains dans Ies poches. «Magique», par exemple, Ce petit mot malin avait prepare son coup. Je I ai vu entrer deux fois ä la mairie, la premiere avec «ardoisc», la seconde avec « musician*. Une ajrdoisc magiquc (tout feminin). Un musicicn magique (tout maseulin)H «Magique» est rcssorti ficremcnt. Accordc dans Ies regies mais sans Hen changer. II s'est tourne vers le sommet de ma collinc. J'ai Pimpression qu'il m'a fait un cliu d'oeil: tu vois, Jeanne, je n'ai pas cede, on pent etre adjectil et conserver son identity. Charmants adjectifs, indispensables adjointsl Comme ils scraicnt monies, les noms, sans les cadeaux que leur font les adjectifs, le pimcnt qu'ils apportcnt, la eouleur, les details... .Jit pourtant, comme ils sont maltraites ! Je vais vous dire un secret : les adjectifs ont Tame sentimentale. Iis croient que leur manage durcra toujours... C'cst mal connaítre Pinfidé-lité congcnitale des noms, de vrais gareons, ecux ■ lä, ils changent de quaÜficatifs comme de chaussettes. A peine accord es, ils jettent l'adjcc-tif, retournent au rnagasin pour en chercher un autre el, sans !a moindre genc, reviennent ä Ja maine pour un nouveau mariage. La maison, par excmpJe, ne supportait sans doutc plus ses faiuömes. En deux temps, irois mouvements, eile préfera soudain «historique». «Historiquc», «maison historique», vous vous rendez compte, pourquoi pas «royale» ou «imperiale»? Et le malheureux adjectil «han-tec» se retrouva seul ä errcr dans les rues, Tame en peine, suppliant qu'on veuille bien lc reprendre : «Personne ne veut de moi? J'ajoute du mystere ä qui me choisit : une foret, quoi de plus banal qu'une foret sans adjectif? Avec £C hant.ée", la moindre petite forét sort de P ordinaire... » Hclas pour «hantee», les noms passaicnt sans lui jetcr un regard. C'etait a serrcr le coeur, tous ces adjectifs ahandonnés. * 86 K7 Thomas souríait aux anges. Dcpuis le temps que je lc eonnais* il n'a pas bcsoin de parlcr. Je lis dans son cerveau comme dans un livre ouvert, je savais quelles étaient ses pensées, des pensécs vulgaires., des pensées typiques de garc,on : «Quel paradis, cette villc! Voila comme jJen-tends le manage, on prend une r'ille au magasin, on fait la fete en mairie. l':*t le lendemain, hop, nouvclle fille, et encore la mairie. ■» jJen aurais pleu re de rage et de dčgoůt. Je me suis consolée avec un autre spectacle, celui du petit groupe réuni devant le « Bureau des exceptions». Un jour, je vous raconterai l'histoire de ce bureau, Il me faudiak un livre cntier. AutanL vous 1'avouer, j'aime les exceptions. Elles rcssemblent aux chats, Hlles ne res-pectenr aucune regie, elles n'en font qu'a leur tete. Ce matin-la, lis étaient trois, un pou, un hibou et un genou. lis se moquaienr d'une march ande qui leur proposair des «■ s » : -Mcs «s» sont adhesifs. Vous rfaurc/, qtťa vous les coiler sur le cul pour devenir des plu-riels* Un pluriel a quand meme plus dc dasse qu'un singulier. Les trois amis i icaněrem. - Des « s », comme tout le monde ? Pas ques- tion. Nous preferons le «x». Oui, «x% comme les films erotiqucs interdits aux moins de dix-huit ans. La marchande s'enfuit en rougissaiiE. 88 XII -Eh bien, dites-moi, vous qui disiez hair la grammairel Tout a notrc spectacle* nous n'avions pas entendu revenir Monsieur Henri. Nous com-mencions a mieux le connattre. Sous son air pcr-pctucllcment joyeux (rire etah sa forme a lui de politesse), il y avail;, ee soir-la, du vrai bonheur, II devait avoir trouve la rime qu?il cherchait pour sa chanson. -Passionnant, n'est-ce pas ? Je viens souvent ici les regarder vivre. J'aime la compagnic des mots. Tiens, je suis sur que vous n'avez pas encore repere la tribu des prctcntieux. Qui, les pretentieux! Parlons plus bas. Les mots ont des or ei lies tres sensibles. Et ce sont des pet its aui-maux tres susceptibles, Tu vois le groupe, la-bas, assis sur les bancs prcs du reverbere : * je », «tu », «ce», «ccllc-ci», *leur». Tu les vois? C'est facile de les reconnaítre. Iis ne se meiern, pas aux autres. Tis restent toujours ensemble. C'est la tri b u des prono?ns. Monsieur Henri avail raison. Les pronoms toisaient tous les autre.s mots avcc u n de ces mépris... -On leur a donne un rôie tres important : tenir, dans certains cas, la place des noms. Par exemple, au lieu de dire «Jeanne et Thomas oni fait naufragc, Jeanne et Thomas ont aborde dans une íle ou Jeanne et Thomas réap p rennen t ä parier»... au lieu de répéter sans fin Jeanne et Thomas, mieux vaut utiliser le pronom * ils ». Pendant quJil parlait, un pronom, «ccux-ct», se dressa de son banc et sauta sur un nom pluriel qui passait tranquillement precede par son article, «les footballeurs». En un instant, «les foo tb allen rs.» avaient disparu, comme avails par «eeux-ci». Plus de trace des footballeurs, «ccux-ci» les avait rcmplaces. Je n'en croyais pas mes yeux. - Vous voyez, les pronoms n e son t pas seule-ment prétentieux. Us peuvent se montrer vio-lents. A force d'attendre un rcmplacement, ils perdent patience. Monsieur Henri s'amusait bcaucoup de notre ctonnement. -QuJest-ee que vous croyez? Ne vous fiez 92 pas a leurs apparences de douceur, dc gcntillesse, de poesie. Les mots se baLtent entrc cux, sou-vent, ct ils peuvent assassincr, comme les humains. 11 contimiait son Inspection : -Ticns, on dirait que les cclibataires cher-chent une fiancee pour la soiree ! Cette tribu non plus nous ne I'avions pas distinguee des autres, alors qu'elle etau la settle a se desinteresser de la mairic. Clairement, les manages ne la concernaient pas, Ces gens-la nc voulaient que des aventurcs ephemeres. Monsieur Henri nous conlirma notre impression. -Ah, ces adverbesl De vrais invariables, ceux-la! Pas moyen dc les accorder. Les fern mes aurom beau faire avec eux, elles n'arriveront a ricn. Je me sentais sourire. Le grand desordre que la tempete avail jctc dans ma tete peu a pcu se dissi pa it. Noms, articles, adjectifs, pronoms, adverbes... Des formes que j'avais autrefois connues sortaient lentement du brouillard, Je savais maintenant, et pour toujours, que Jes mots etaient des ctrcs vivants rassemblcs en tribus, qu'ils merit aient notre respect, qu'ils menaient, si on les laissait libres, une existence aussi riche que la notre, avec autant de besoin d'amour, 93 autant dc violence eachee et plus de fantaisic joyeuse. Thomas avail cu sa dose de grammaire. II fixait, hypnotise, les doigts du neveu sublime qui se promenaient sur les cordes de sa guitare avec une legeretc de chat. -On dirait que la musique Le passionne plus que les paroles. Un jour, je t'emmenerai dans une autre ville ou les notes, comme les mots ici, vivent entre ellcs. Tu en cntendras de belles ! Commc les yeux de mou r'rerc briilaient (on aurait dit deux braises pretes a jaillir hors des orbites), le neveu lui glissa la guitare dans les bras. - Attention, si tu commences avec la musique, e'est pour fa vie, tu ne pourras plus t'en passer, Mon frere hocha la rete, grave commc je nc I'avais jamais vu. La femme n'est pas encore nee a qui il offrira un «oui» pareil. -Parian. Alors monure-moi ta main gauche. JJentendis a mon oreille la voix dc Monsieur Henri. - Je crois qu'il vaut mieux laisscr ensemble les virtuoses. Ne ren fais pas, Jeanne, tu ne vas rien perdre au change. Suis-moi, en silence. Les mots sont conxme nous. La nuit, ils tremblent de peur. lis s'enfuient au moindre bruit suspect. XIII Les mots dormaient. lis s'ctaient poses sur les branches des arbrcs et ne bougeaient plus. Nous marehions douce-mcnt sur le sable pour ne pas les revciller. Betcment, je tendais Foreille : j'aurais tant voulu surprendre le/urs reves. J'aimcrais tellement savoir ce qui se passe dans Ja tete des mots. Bicn sur, je n*entendais rien, Rien que le grondement sourd du ressac, la-bas, derriere la colline. Lt un vent leger. Peut-et.rc seulcment le souiflc dc (p plancte Terre avanc.ant dans la nuit. Nous approchions d'un bailment qu'eclairait mal unc croix rouge trcmblotante. - Void I'hopital, murmura Monsieur Henri. Je frissonnai. I .'hopital } Un hopital pour les mots ? Je n'ar-rivais pas a y croire. La hontc m'envahit. Quelque chose me disait que, leurs so uftrances 95 nous cn etions, nous les hu mains, responsables. Vons savcz, commc cos Indiens d'Amerique morts de maladies apportees par les con que rants eu rope ens. II n'y a pas d'accueil ni d'infirmiers dans un hopital de mots. I,es couloirs etaieni vidcs. Scules nous guidaieni les lueurs bleues des veilleuses. Malgre nos precautions, nos semelles couinaient sur le sol. Commc en repon.se, un bruit tres faiblc se fit entendre. Par deux fois. Un gemissement tres doux. II passait sous l*une des portes, telle une lettre qu'on glissc discretement, pour nc pas deranger. Monsieur Plenri me jeta un bref regard et decida d'emrcr, Elle etait la, immobile sur son lit, la petite phrase bienconnue, trop connuc : Je tJ aime Trois mots maigres et pales, si pales. Les sept let tres rcssortaient a peine sur la blancheur des draps. Trois mots relics chacun par un tuyau de plastique ä un bocal plein de liquide. 11 me. sembla quelle nous souriait, la petite phrase. II me sembla qu'ellc nous parlait: -Je suis un peu fatiguee. LI parai't que j*ai trop travaille. II faut que je me repose. -Ailons, allons, Je t'aimc, lui repondit Monsieur Henri, je tc connais. Depuis le temps que tu existes. Tu es solide. Quelques jours de repos et tu seras sur pied. rl ta berc,a longtemps de tous ces mensonges qu'on racontc aux malades. Sur le front de Je t'aime, il posa un gant de toilette hu me etc d'eau fraiche, -C'est un peu dur la nuit, Le jour, les autres mots viennent me tenir compagnie. 97 «Un peu fatiguee»? «un peu dur», Je t'aime nc se pJaignait qu'a moitic, elle ajoutait des «un pen* a toutes ses phrases. -Nc parlc plus. Reposc-toi, tu nous as tant donne, reprcnds dcs forces, nous avons trop besoin de toi. Et il ehantonna a son oreille le plus caJin dc ses refrains. La petite hiche est aux abois Dans le bois sc cache le loup Ouh, ouh> ohhy oub Man le brave chevalierpassa Ilprit la bkhe dans ses bras La, la, la, la lourdcs. Cclles-Ia, nous nc pourrons jamais les pleurer. - ... Je t'aime. Tout lc monde dit et rcpetc «je t'aime*. Tu te souviens du marche ? Tl faut faire attention aux mots. Nc pas les re pet er a tout bout de champ. Ni les employer a tort et I tra-vers, les uns pour les autres, en racontant des mensonges, Autremens les mots s'usent. Et parfois, il est trop tard pour les sauver. Tu veux rendre visite ä d'autres malades ? Il me regarda. -Tu ne vas pas t'evanouir, quand mcme ? Il me prit !e bras et nous quittämes Imöpital. -Vicns Jeanne, maintenant. Elle dort. Nous reviendrous demain, * :'r -Pauvre Je t'aime, Parviendront-ils a la sauver? Monsieur Henri ctait aussi bouleverse que moi. Des larmcs me venaient dans la gorge, Elles n'arrivaient pas a monter jusqu'a mes ycux. Nous portons en nous des larmes trop 98 XIV C'est le lendemain que je fus en levee. Accompagne par le neveu sublime, Thomas ne quittait plus sa guitare. II avail trouve son alliee, son amie. Je n'exisiais plus. Envahte de jalousie- (je vous l'ai dcja dit : on peut aimer son frerc aussi fort qu'on le deteste), je decidai dJaller marcher sur la plage. Quelques le tires de pJastique continual en t de s'echouer sur le sable. Les obeaux ne s'y lais-saient plus prendre. lis passaient haut dans le ciel en ricanant. C'cst alors que les licli cop teres noirs sont apparus. Le temps d'appeler a ['aide, je fus embarquee. 101 - Oú est ton frere ? Dcpuis mon arrivéc dans 1 'Tle principále, je me taisais. D'ailleurs, comment aurais-jc pu parier? Les suites de la tempere me chamboulaicnt tou-jours la tere. Derríčrc le grand bureau, un Komme cha Live me fixait avec un sourire mcnaeam.. Un policier ä ses cotés prit le relais. -Quand 1c gouverneur Nccrole te pose unc question, tu ferais mieux de répondre... Pour Tinstant, NecroJe jouait la douceur. -C'est pour ton bien... Alerte, Quand un adulte commence comme 9a, «c'est pour ton bien*, alerte, tous aux abris. Le « pour mon bien » enrraine généralement des catastrophes, des siestes ä faire {« e'est pour ton bien, cu as Tair si fatigue »), des devoirs ä refairc (■« e'est pour ton bien, tu ne vcux pas redoubler, quand meme?»), la tele ä éteindre (j* e'est pour ton bien, la télé fait grossir »). -Cest pour ton bien, ma petite (je hais qu'on m'appelle comme ca. D'accord, je ne mesure qu'un metre cinquante-quatre, mais j'ai encore au moins six ans pour grandir), Ne me regarde pas ainsi. jc ne te veux aueun mal. Nous avons suivi ton affreuse aventurc. Ne t'inquiete pas. Nous allons prendre soin de toi. Nous connais- 103 sons les nauf rages. Nous savons les troubles grammaticophomques (pardon?) qu'ils entraT-nent. Nous allons te rěparer au plus vite. Et tu pourras rentier chez toi, avec tonfrere. Car nous le retrouverons, u'aie aucune inquietude. Tu as de la chance. Nous avons parmi nous, en tournce d'inspection, la specialisté mondialc dc la phrase franchise. Bon séjour et pas la peine de me remercier, je ne fais que mon devoir. Á bientót, je viendrai verifier tes progres. 11 se pencha vers moi. Sans doute voulait-il m'embrasser, com me font avec toutes les petites idles tous les personnages imp or tan ts, pour paraitre humains. Bien súr, je mc jetai en arriére et m'enfuis. Bien sur, les gendarmes me rattrape-rent. Et une nouvclle vie commenca. XV Dans 1c couloir, une voix. Une voix d'avant le nauf rage. Une voix que je reconnaissais entre toutes. «L'anaIyse du dialogue entre tc loup eL 1'agncau montre un non-respect du modele proto-tvpique : aucune sequence phatique d'ouverture et de fermeture. » Je me bouchai les oreilles mais la voix se glis-sait entre mes doigts, eomme un serpent glace. «Les premisses-presupposes ne jouent aucun role dans 1'argumentation erislique choisie par le loup. si-Impossible de m'enfuir, le gendarme me tenait par I'epaule. - Voila, me dit-il. Nous sommes arrives. C'est la porte de ta classe. A. cc soir. 1C5 Des vieux. Aíignčs ľoiiiiiic ä Pécole sur des chaises et deniere des tables, mais rien que des vieux. Et aussi des vicilles. Je m'emends ; pas tout ä fait víeux, pas tout ä fait vieilles, autour de trente ou quarante ans, pour moi, c'est íe grand áge! Et Madame jargonos mc souríait : - Bienvenue, ma petite. Bicnvenue dans notre stage. Tu te rends compte de ra chance ? Rien que des professeurs, Autant dire que tu vas rcap-prendre vite ä parler! J'avais eompris : une elasse entí ere de profes-seurs. Ils suivaient ľune de ces fameuses cures dc soins pédagogiques. Pauvres proíesscurs! lis me regardaient dJun air désolé. Un grand brun me montra une chaise fibre prés de luí. Et Madame Jargonos reprít sa lecon. Sa chanson incomprehensible: -Par le «on me Pa dit» du vers 26, Pedifiee dialectiquc acheve de s'effondrer pour que Pem-porte la seule sophistique du ioup. Passons maintenant a la fin de la fable : lá-dessus au fond des forets (27) Le íoup ľ empörte et puis le mange, (2S) Sans autre forme de proces. (29) Les vers 27 ä 29 sont constitués par deux propositions narratives qui out pour agent S2 (le loup) et pour patient S J (Pagncau), les prčdicats empörter/manger étaut completes par unc localisation spatiale (forcts). Dans cette phrase narrative, finale, Ic manque (faim de S2), introduit des le debut comnie décíencheur-complieaiion, se trouvc clliptiquement résoku Vous avez des questions ? Je suis restee deux scmaincs dans la Secherie. Comment appeJer autrement notre institut pedagogique? Le matin, on nous apprenait a decouper la langue francai.se en morceaux. Et Papres-midi, on nous apprenait a desseeher ces morceaux decoupes Je matin, a leur retirer tout 1c sang> tout le sue, ley muscles et la chair, Le soir, il ne restait plus d'elle que des lam-beaux racornis, de vieux tilets de poisson calci- 106 107 ncs dont meirte les oiseaux ne voulaiem pas tant ils etaient plats, durs et noiratres. Alors, Madame Jargonos etait satis lake. Elle trinquail. avee ses adjoints. —Je suis ficre de vous. Notre travail avanee comme il faut. Demain, nous dissequerons Racine ci apres-demain Molicre... Pauvre langue franchise! Comment la laire evader dc ce traquenard ? Et pauvrcs profs! La date du controle approchait. T'eprcuve qu'ils redoutaient 1c plus etait le «glossalre», une Hste de mots imposee par !c ministere, avee des definitions terribles. Pour Papprendre, ils tra-vaillaient tout le jour et mcme la nuit, apres Pex-tinction des feux, Dans le noir, dc ma petite chambre dont la lenetre donnait sur Icur dortoir, j'entendais des voix basses, des chuchotcments qui recitaient. «Apposition : cette fonction exprime la relation entre le mot (ou groupc dc mots) appose et le mot auquel il est mis en apposition, relation identique, pour le sens, a celle qui He 1'attribut et le terme auquel il renvoie, mais difference du point de vuc syn taxi que, car elle n'est pas etablic par le verbe1.» «Valeur des temps : les formes verbales pre-sentcnt le proces de faeons dilferentcs, suivant ['aspect et suivant la relation qui existe ou non, dans l'enonce, avee la situation d'enonciation. Cc sont ces presentations que Ton appcllc valeurs2,» Certains, qui ne parvenaient pas ä sc mettre tout en memoire, allumaicnt une lampe de poche. lis juraicnt, lis pestaicnt. lis pleuraient presquc en lisant le charabia : «Une approche coherentc des genres vcille done a faire comparer leurs manifestations dans le quotidien et leurs realisations litteraires, dans une perspective de poetique generale3.,.» Malheureux profs perdus dans la nuit! JTaurais bien voulu leur venir en aide. Apres tout, ce «glossaire» avail ete fabrique pour moi, el eve de sixieme. Mais etait-ce ma faute si je n y comprenais rien ? I, Programmes ct (uxompagnetnaril (Francis, c lasse de <■>'), p. 55, ministfcre de I'tdumitHi nationale, dc Ea Recherche et de k Technologic. Pads, Jy99. 5.1 hid- 3. Ibid. ICS XVJ - Vicns,.. Un insecte avail du, pendant la nuit, s'intro-duire dans mon oreille et maintenant, 1'effronte, il me grattouillait le tympan. II me fallait sevir. je sortis a regret dc mon reve ; au moment ou mon baLeau allait sombrer, un helicoptere blanc et silcncieux survenait Sa portc s'entrebaillait et descendait pour moi du ciel une echellc de soie. J'ouvris les yeux. - Quel sommcil tu as! Bon. Habille-toi vitc... De confiancet jc suivis la voix car je ne voyais ricn. Monsieur Henri ne m'apparttt que dehors et encore faiblement, comnic une ombre. Pour me sauver, il s'etait eamoufle en gargon de cafe (costume noir) et avait ncgocie avec la Lune pour qu'clle aille eelairer aillcurs. A la portc de ia Secherie, assis sur sa chaise habituelle, ic concierge-gardien dormait, un sou- 1 I 1 rirc a Pun des coins de scs levres, un cigare pen-douillant a Pautre. En passant, Monsieur Henri lui tapota son eliapcau, -Jc lui ai fredonne Une tie au soleiL Pcrsonnc ne resiste a ma berceuse, Dcmain matin, Neerolc piqucra sa colcre, Dans la pirogue du retour, une fois eloigner les dangers, nous avons trinquc (du rhum, encore du rhum) I cc sinistrc Necrole. Et puis danse, danse, au risque mille fois de nous renver-ser. Et puis chante et rcchante la berceuse de ma liberie. Ce n'est qu'une tie au grand soleil Un Uol parmi Lant d'autres parcils Oh ?nes parents ant vu le jour Ok mes enfants naitront a leur lour... Vous comprcne/ main ten ant pourquoi, lorsque le sommeil refuse de me prendre, il me suffit de frcdonncr : Ah grand matin coiffee de rvsee Elle a Vair dyune jeune ipousee Je la regarde et mon fardeau Semble aumtot legersur mon dos, J'ai juste le temps de me rappeler la conii-dence de Monsieur Henri, scs difficultes pour trouver une rime a ^rosee^, sa joie quand lui vint 1 'image d'une epousee. - La vie rape, Jeanne, tu vcrras. II taut tout faire pour Padoucir. Et rien de tel que les rimes. Oh, elles sc cacheut souvcnt, elles ne sont pas Ladles a dcnichcr. Mais une fois installees a la fin de chaque phrase, elles se repondent On dirait qu'elles agitent lews petites mains amicales. Elles te font signe et elles te bercent. Je crois que je ne pourrais plus vivre sans mcs rimes. Thomas m'attendait sur la plage, a erite du neveu decidement de plus en plus sublime. Je croyais qu*en bon frere, il se jetterait a I'eau des que j'apparaitrais pour me serrer contre lui. Et dans ses yeux, je devinerais ce qu'il voudrait me dire : « Oh, ma sccur, jJai eu si peur, tu mJas tant 112 I 13 manque. lis ne t'ont pas maltraitee au moins, auirement je les tuerai, je tc le jure...» I lei as, mon here demeura mon f rere. Un bref coup d'ecil agace : (« C'est a cctte hcurc-la que ru arrives ?») Et, sans plus s'occuper dc sa soeur rescapce, il gratta sa guitare. Souvem, je rcpense a Madame Jargonos, a ees jours de malheur passes en sa compagnie. Aucun desir de revanche ne me prend, aucune vague de colore, Plutot de la tristesse. J'aimcrais avoir un courage, une generosite que je n'aurai pas : braver les helicos noirs et revenir la sauvcr de sa maladie, unc maladie qui la ronge plus cruelle-ment que le cancer et Pcmpeche de vivre. Les medeeins n'ont pas Ieur parcil pour baptiser dc manierc incomprehensible les maladies qu'ils decouvrent. Moi, je iPai pas cc talent ni leur sens du mysterc. La maladie que jJai decouverte en elle, je Pappellerai simplement : la peur, la pcur panique du plaisir des mots. XVII I e l ende main, pour me rcposer de mes aven-tures, jc croyais pouvoir dormir longtcmps, C'etait mal connartre Monsieur Henri. Sous ses dehors nonclialams et rieurs se cachait une obs-tination terrible : cede qui lui taisait, jour et nuit s'il le fallait, traquer la rime. juste aprcs Paubc, il poussa ma porta. Comme vous Pavez devine, Thomas m'avait abandonnee. Pour mieux sc consacrer a sa nouvellc amie guitare, il avait emmenage dans la case d% cote, ou vivait son professeur. -Deboui la-dcdans, les lemons continuent. Tu ne te croyais pas en vacanccs, quand me me? Nous avons asscz tramc. Tu dois reparier au plus vile- Autrcment ton cerveau droit, celui ou nais-sent les phrases, va se changer en desert, ta langue va devenir plate et noirätre, comme !es poissons qu'on fait sedier au solcil et tu baveras 115 ta salivc puisqu'elle n'aura plus rien a faire dans ia bouche! Ccs menaces, on s5cn doute, me jeterent au has du lit. L'mstant d'apres, je rnarcliais aux cotes de mon sauveur. - Madame Jargonos avait sa mcthodc. J'ai la mienue. Tu as deja visile bcaueoup d'usincs? Non? -Je vous attendais plus tot.., Le directeur de Tusine la plus necessaire dc toutes les usincs mc toisaii sans gendllesse. C'etait un long personnage. On aurait dit unc girafe desincarnce, une sorte tie squelette geant sur lequel on aurait colle un pcu de peau pour 11 e pas effrayer completement les gens, jc fail lis pleurer. N'avais-jc done fui Madame Jargonos que pour tomber sur plus severe encore? Etab-je condamnee, jusqu'a la tin de ma vieT a snbir les tortures des grainmairiens ? D'aillcurs, ces gram-mairiens, ces grammairiennes, pourquoi etaient-ils si maigres ? D'un chuehotement, pendant que nous com-mentions la visitc, Monsieur I Icnri me donna sa reponsc. - Le directcur a Pair terrible. Mais c'esi fc plus gentil des homines. Seulcment, il aime tcllement les mots, il s'occupe tcllement d'eux, nuit et jour, qu'il cn oublie de manger. Alors iorcement, il manque de graisse. Une fois par mois, on est oblige de 1'cnfermer. On lui ouvre la bouche cl on le gave. Autrement, il mourrait. J'ai une autre explication, je ne sais pas ce qu'elle vaut, je vous laisse juges : les grammai-riens sc passionnent pour la structure de la langue, son ossature. Alors forccment, chez eux, le squelette est plus visible. Je sais, je sais, il y a des grammairiens gros. Mais la grammaire n'est-elle pas le royaumc des exceptions ? -;■ 5r % L e premier bätiment de ľ u si ne la plus néces-saire du monde ctait unc voliére immense, grouillant de papíllons. -Ceux-la, je crois que tu les connais, me dit la girafe. Je hochai la tete (j'avais enfin retire mon masque d'apiculteur). Tous les noms, mes amis de la ville des mots, étaient lä. Ils m'avaient reconnuc, ils se pressaient contre le grillage, ils me faisaient fete. - On dirait que tu es populaire! L e directeur-girafe semblait sidéré par cet accueil. 11 me sourit (c'est-ä-dire qu'il grimaca : comment peut-on sourire quand on n'a pas de peau ?) J'étais heureuse. L'usine nVavait adoptée. Nous nous avancames de quelques pas, vers une grande vitre derrierc laqucllc, sur plusieurs étages, s *ac ti val en t ď aut res mots. Par J cur maniere de s'agiter perpétuellement et en tout sens, on aurait dit des fourmis. -Et ccux-lä, tu ťen souviens ? Mon air desole lui donna la rcponse. -Ce sont les verbes. Regardez-les, des maniaqucs du labeur. Ils n'arrétent pas de travail! en II disait vrai. Ces fourmis, ces verbes^ comme il les avait appeíés, serraient, sculptaient, ron- 118 119 geaicnt, réparaient; ils couvraient, polissaicnt, limaient, vissaient, sciaicnt; ils buvaient, cou-saient, trayaicni, peiguaient, croissaient. Dans une cacophunic épouvantable. On aurait dit un atelier dc f ous, chacun besognait frénétiquemcnt sans s'occuper des autres. -Un verbe nc pent pas se tenir tranquille, nťexpliqua la girale, c"1 est sa nature. Vingt-quatre he u res sur vingt-quatrc, il travaille. Tu as remarquč les deux, la-bas, qui eourcnt partout? Jc mis d u temps a les repérer, dans le formidable désordre. Soudain, je les aper^us, « étre » et «avoir». Oh, comme ils étaient touchants! lis cavalaicnt d'un. verbe ä ľautre ci proposaient leurs services : *Vous n'avez pas besoin d'aide? Vous nc voulcz pas un coup de main ?»• — Tu as vu commc ils sont gentifs? C'est pour ea qu'on les appelle des auxiliaires, du latin auxi-lium% secours. Tit mainrenant, ä to i de jouer. Tu vas consiruire ta premiere phrase, Et il me tendit un filet ä papitlons. -Commence par ie plus simple. Va la-bas, dans la voliére, choisis deux noms. Apres, pour le verbe, tu viendras choisir dans la lourmiliere. Alley,, n'aie pas peur, ils te connaisscnt, ils t'ai-ment bien, ils ne vont pas te mordre. TI en avail de belles, le directeur-girafe, j'au- rais voulu Py voir. Ä peine la porte poussce, je fus assaillie, etouffee, avcuglee, les noms se bat-taient, ils m'entrajent dans les yeux, les narines, les oreilles, j'eternuai, je toussai, je faillis mourir, ils voulaient to us que je les retienne, ils devaient tellement s'ennuyer dans leur prison. Au moment de m'evanouir, j'en saisis deux par les ailcs, au hasard, «flcur» et «diplodocus», et je refermai la porte, pale, tremblantc, ä dem! motte. La girafe nc me laissa pas le temps de souffler. - Allez, maintenant, tu peches un verbe. Avenie par mon experience precedents, je ne passai que la main, Laquelle, en une seconde, fut recouverte, lech.ee, mordue, grilfee, mais aussi carcssce, pommadee, recurce, maquillee. Les fourmis-verbes s'en donnatent ä coeur joie. Emue par tant d'attention, je les laissai travailler quelques secondes et puis je me retirai avec Pun d'cntrc eux, pris au hasard, «grignoter». -Bon, passe au distributeur d'articles et reviens me voir. Plus sages, ccux-la. Une colonne « masculin», une autre «feminin», il suffisait d'appuyer sur le bouton et tomberent dans le creux de ma main les avant-gardes qui m'etaient necessaires, un «le» et un «la». -Parfait, maintenant tu t'assieds la, ä cc 120 121 bureau, tu deposes tcs mots sur 1| feuille de papier ei tu formes ta phrase. Ivies mots, si peniblcmeiu attrapes, jc les retc-nais ton jours par les ailes, je ne voulais pas les Jaisser, je craignais qu'ils ne s'echappent. Apres tout, une phrase, pour un mot, e'est une prison, lis prefereratent sure mem se prom en er seuls, comme dans la ville que nous avions tant aimee, avec Monsieur Henri. C'est lui qui vint a mon secours. - Pais confiance au papier, Jeanne. Les mots aiment !c papier, comme nous le sable de la plage ou les draps du lit. Sitoi qu'ils touchent une page, ils s'apaisent, ils ronronnent, ils devienncnt doux comme des agneaux, essaie, tu vas voir, il n'y a pas de plus beau spectacle qu'une suite de mots sur une feuille. J'obeis. Jc lachai «fleur», puis « grignoter^ enfin «dipIodocus». Monsieur Henri ne nVavait pas menti : le papier etait la vraie maison des mots. Si tot couches sur Lui, ils ces-saicnt de s'agiter, ils fefmaicnt les yeux, ils s'abandonnaient, comme un enfant a qui on raconte unc histoire. - Tu cs contente de toi ? La voix de la girafe me tira de ma contemplation attendrie. Jc regardai la phrase que j'avais formée, ma premiere depuis (e naufrage, ct j'cclatai de rire : «La lleur grignoter le diplodocus.» -Oil as-tu vu 9a? Unc plante fragile devorer un monstre! Generálem ent, le premier mot d'une phrase, e'est le sujety celu i ou celle qui fait I'action. Le dernier, e'est le complé?nenl, parce qu'il complete I'idee commencée par lc verbe... Pendant qu'il pari ait, j'avais vire modíťié I'ordre, «Le dipiodocus grignoter la fícur.» -Je prcfere ca. Entre nous, je ne sais pas tres bien si ces grosses betes-la adoraient les fleurs. Bien. Denuere étape, nous allons dater le verbe. * Grignoter», e'est trop vague, Et c,a ne dit pas quand $a s est passé! \\ faut donner un temps au verbe. Encore un effort, Jeanne, reste concentric. Tu vois les grandes horloges, la-bas ? Vas-y. Et choisis. * -1- Une famine de hautes horloges á grands balan-cicrs de cuivrc se dressa.it sur unc so rte dJ es trade en hois. On aurait dit que, de leurs cadrans, clles survcillaicm I'usine la plus nceessaire du monde. 122 123 Je montai les marches, le cceur battant, ma feuille á la main avec sa phrase minuscule. Je nrťapprochai de la premiere horloge. Son balancier me rassura* II battait comme ďhabi-tude, vers la gauche, vers ía droitc, réguliěrc-ment. Unc ouvertuře avaít etc percée dans Pliorloge, semblable a unc boite aux lettres* Tout naturellcment, je lva confiai ma feuille. J'entendis des grincemenrs ďengreuage, trois notes de carillon. Et la feuille me revint, avec ma phrase complctée : «Le diplodocus gňgnote la flcur.» /Mors seulement je dčcouvris la pancarte : HOR-I.OGR DTJ PRESENT. Encouragée par Monsieur Henri, je continual ma promenade dans le temps. Lcs deux horloges voisines se presentaient elles-memcs commc celles du passe. Lcurs balanciers jouaient un dróle de jeu : monies vers la gauche, lis nc redes-cendaient pas. On !es aurait dit casscs. Et pour-quoi deux horloges? Kien ne semblait plus simple que le passe. Le passe : le royaume de ce qui est Jini ei nc reviendra plus. - Essaie Tunc apres 1'autre. Tu comprendras. Ma feuille deux fois envoyec et deux fois revenue, je comparai. Monsieur Elcnri lisait derriere mon dos et. com.rnen.tait ; - « Le diplodocus grignotaiL » Tu es dans 1'im- 125 parfait, C'est clu passe bien sür, mais un passé qui a dure longtcmps, un passé qui se répctait: qu'est-ce qu'ils faisaient toute la journee, les diplodocus, du premier Janvier au (rente et un décembre? Us grignotaicnt. Alors que la, «grignota», tu es dans le passe simple, Cľest-ä-dire un passé qui n'a dure qu'un instant. Un jour que, par exception, peut-etre aprés une indigestion, le diplodocus n'avait plus f aim, il grignota une fleur. Lc reste du temps, il dévorait. Tu comprends ? Simple, rien de plus simple que ce passé-Iä. Je passai ä ľhorloge voisinc, celie du futur. Son balancier était aussi bloquc, mais de ľautre côté, en haut ä dro.ite. Je glissai ma feuille et «grigno-ter» me revint «.grignotera». Le diplodocus était entré dans lc futur : demain, il fera un repas Ičger de ileurs! Dans la derniére horloge de. haute taillc, le balancier était fou. Il s'agitait en tout sens, plus girouette que balancier, au gré dJon ne savait quelle fantaisie. - Qa, c'est le conditionnel, expliqua Monsieur Henri. Rien n'est súr, tout peut arriver, mais tout depend des conditions. Si le temps était beau, si les glaces se retiraicnt, si..., si..., alors le diplodocus grignoteraü, tu me suis ? Ii sc pourrait qiľi! grignote mais jc nc pcux pas te le garantir. 126 Le present, les deux passes, lc futur, le condi-tionnel... J'avais ferine les yeux et jc rangcais soigneusement dans ma tete toute s ces especes de temps. - Bon, Jeanne, il va falloir que j'y aide. L'usine est ä toi. Tu vois, je ne t'avais pas mentí. Tu cn connais dc plus utiles, des usines? Que peut-on fabriquer au monde dc plus nccessaire pour les ctres humains que des phrases ? Tu as compris le principe. Tu trouveras le magasin des adjectifs derričre la voliére des noms, Et aussi un distri-buteur de prepositions pour les complements indirects : aller a Paris, rcvenir dc New York. Derniére recommandation : prends bien soin du papier. Tu as vu, c'est lui et lui seul qui sait appri-voiser les mots. Dans ľair, ils sont bien trop voJages. Allez, jc te laisse. Bonnes phrases! Tu me les montreras c c so i r. Une chanson m'attend. Il m'a touche ľepaule et s'en est allé. C'était sa maniere de parler c t aussi de vi vr e. Á tout instant, il répctait : «Une chanson m attend.» Commc si c'ctait sa íemme, une femme fragile et trés aimée et qui aurait pu disparaitre, s'évanouir dans ľair s"ií n'arrivait pas a temps. Vous avez devine, j'étais jalouse. Depuis certe époque, je reve sou ven t que je s u i s une chanson. Quelques Hgnes, une musiquc. Une nuit, la 127 bouehe bicn collec eontre PorciHe de men man, je Iuj demandcrai de me fredonner, pas quelque chose, pas un refrain, de me fredonner moi. Ce sera sa plus belle maniere de m aimer. XVIII j\li joue toute la journee. J'avais Pimpres-sion de retrouver les cubes de mon enfance, Je combtnais, j'accumulais, je deveioppais, J'avais deeouvert, en fouinant dans Pusine, d'autres dis-tnbuteurs. Celui des interjections (Ah! Bon! Helas!), celui des conjunctions (niais, ou, cr, done, or, ni, car..,), petits mots bien utiles pour relier les morceaux de phrase. Au lil des hcures, mon diplodocus s'etendait, s'allongeait, il gagmiit en taille, il serpentait comme un lleuve, il debordait de la page... Le dirccteur-girafc n'en crut pas ses yeux quand il regard a mon travail: « Au fond de la foret impenetrable, 1c gigantesquc et verdatre diplodocus confiait a ses amis en plcurant qu'il avait grignote par erreur la lleur delicate, jaunc, rare, ni euro-peenne ni amcricaine mais asiatique, qu'un colporteur terrorise lui avait vendue trois iois rien et 129 que sa fiancee, une blonde acariatre, eolerique, rubiconde et neanmoins teudremem aimee, atten-dait impatiemment depuis des annees.» -Unc phrase, c est comme un arbre de Noel. Tu commences par le sapin nu cr. puis tu Pornes, tu le decorcs a ta guise... jusqiTa cc qu'il s'cf-fondrc. Attention a ta phrase. ; si tu la charges trop dc guirlandes ct de boules, je veux dire d'adjeetifs, d'adverbes et dc relatives, die peut s'ecroulcr aussi. Je me jurai de construire plus leger a Pavenir. -Nc t'inquiete pas. Les debutants surchar-gent toujours. Uusine est a toi. Comme a tous les habitants de Pile qui veulent s'amuser avec les phrases. Regardc. Je mc tournar Toute a mon travail, jc n'avais prcte aucune attention a ccux qui m'entouraient. Pourtant, sis ctaicnt des dizaincs, homines ct femmes dc tous ages, a jouer comme moL Courant de la volierc aux distributcurs, assie-geant les horloges et gloussant dc bonheur quand, sur le papier, le resultat correspondait a lour attente ou, mieux, les surprcnaiu - Les vrais amis des phrases sont comme les fabricants de colliers. Us enfilcnt des perlcs ct de Por, Mais les mots ne sont pas seulemcnt beaux. Us disent la vcrite. -Et qu'y a-t-il dcrrierc cette porte? La girafe me jeta un coup d'oeil joyeux. — Tu ťes entendue? II mc semblc que tu es guéric, non? Et voila, Mademoiselle Jeanne rcparle, Oublie le cauchemar de la tempete! Mademoiselle Jeanne rougit. Mademoiselle Jeanne faillit plcurer. Mais Mademoiselle Jeanne est fiere, ellc ravala ses larmes. Mademoiselle Jeanne est polie. Ellc murmura mcrci. Mademoiselle Jeanne est aussi obstinee. Elle rep osa sa question, -Qu'y a-t-il derriere cettc porte? -Cest le seul endroit interdit de mon usinc. AUez, maintcnant, va rejoindrc Monsieur Henri, va faire admirer ta belle voix toute neuvc. Tu n'entends pas la musique ? Une fete se prepare. J 30 XIX Toute la population s'etait rassemblee sur la plage, la plage de none arrivee. Drole de spectacle! Les uns riaient, chantaieut, s'embrassaicnt. Lcs autres grimacaient de col ere ou de tris tease. Que se passait-il ? Comme d'habitude, Monsieur Henri avait eompris ma question et s/appretait a y repondre alors que je n'avais pas encore ouvert la bouchc. A croirc que son oreillc cntendait mes pensees, litait-ce ce genre d'oreilles qu'on appelle « absolves »? D'autres interrogations me trottaient dans la tete< Ce pouvoir de deviner etatt-il reserve aux musiaens? Ou nos amis, nos amis les plus proches, avaient-ils aussi cette eapacite ? Mais alors, l'amitie nJetau>eUe pas une forme de la musique? -Tu nVecoutes, Jeanne? 133 -Pardon, je reflechissais a des choses... - Oh, quelquun qui sreflcchit a des choses*, surtout par une telle chafeur, merite raon respect, Merne si ce quelqu un qui reflechit a des choses oublie de remercier. -Remercicr? Remercier qui? Et pourquoi ? -Mais tu paries, il me semble. Tu n'es pas heureuse d'avoir retrouve ia parole ? -Oh pardon! De home, je faillis mourin Des larmes mc vin-rent aux yeux (les fi lies, sou vent, plutot que mourir preferent plcurer). Et je me jetai dans les bras de Monsieur Henri (j'avais deja appris que peu d nommes resistent aux sanglots d'une fille). -Calmc-toi, calmc-toi, tu as routes les excuses, tu reflechissais a des choses... -S'il vous plait, ne vous moque7, pas de moi! Que se passe-t-il ? -Nous fetons l'anniversaire dc notre vieille nommeuse. Personne ne connait la date de sa naissance. Mais quelle importance ? A ce moment re ten tit un hw lenient en forme de prenom, A mi-chemin entre l'injure ct le cri de joic. « Jeanne! » C'etait mon frere. - Ou etais-tu ? Je c'ai cherchee partout (men-tcur), Tu veux entendre cc que j'ai appris aujour-d'hui ? -Mais Thomas, toi aussi, tu partes! -C'est gräee ä la musique. Elle a remis de Pordre dans mon cerveau. -Solfegc et grammaire, memc combat? - Exactcment, Monsieur Henri er son neveu avaient disparu. Sans doute avales par la foule en liesse. Nous restions tous les deux, mon frere et moi, en lamille, Tbüt pres} une tortue gcaine pondait ses ceufs dans lc sable, vranquillement, sans s'occu-per de nous ni du vacarme. Je Penviais. Moi aussi j'aimerais pondre des oeufs. Plus tard, quand lneure scra venue d'avoir des cnfants. Pondre fait forcement moins mal qu'accoucher. Mon frere jouait. Une lumicre que je ne connaissais pas eclairait ses ycux. II jouait Michelle des Beatles, plutot bien, je dois lc reconnaitre, sans trop de fausses notes. Peut-etre que les mots n'etaient pas son vrai langage a hti. Je comprenais micux pourquoi il m'avait si souvent parle si mal. 11 s'est arretc. Ce devait etre la fin. J'ai applaudi. Pour lui laire plaisir. Faire plaisir ä son frere, a toute heure du jour et de la nuit, vous connaisse* d'autres moyens pour rendre po table la vie de famille ? - A propos... Pour nie dire les choses importantes, Thomas 134 I >5 a une technique, il regarde ailleurs* Je plains sa femme future. -A propos, Papa et Maman arrivcnt demain. Tls viennent nous chercher, en hydravion. - Ensemble ? - Toujours tes grands mots! -J'espere que Pile leur tera du bien. - Depuis combien de temps ils ne se sont pas parle? Tu crois qu'ils se parlent dans Phydra-vion ? - Impossible. Qa fait trop dc bruit, ces cngins- la. XX Une porte. «Tu peux aller partout dans Pusine, nPavait dit la girafe, Mais jamais, tu nP emends ? jamais, tu ne pousseras cettc porte.» J3avais juste Ie temps avant la nuit. Dc Pautre cote, ils etaient trois, trois sculc-ment, trois ä travailler devant leur feuillc de papier. Je me suis approchee du premier. - Qui es-tu ? - Un ecrivain-pilotc. -Ou est ton avion ? - Au fond de la mer. - Il ne te manque pas trop ? 137 - j*ai let; mots, Qu and on est I cur ami, ils rem-pkcent tout, mcm.e les avions casses. - Comment tu Cappel [es ? -Antoine. Mais je suis plus connu par men di mi nut if. Saint-Ex. - Comme eclui du Petit Prince? -C'est moi. 1.,'ile m'a recueilli, comme loi. C*est le seul endroit oü aller pour un ccrivain mort. -Mais tu n'es pas mort puisque tu mc paries! -Je ne suis pas mort parce que j'ecris. Si tu nc me laisses pas travailtcr, je vais mourir de nou-veau. Alors je te quitte. Bonne chance, Jeanne. - Bonne chance. Avant de partir, je n'ai pas pu m'empecher de jeter un coup d'oeil sur son papier, par-dessus son cpaule. Ses phrases etaienr eourtes, Iln'y eut qu-'un eclair jauneprh de sa cbeville. II demeura un instant immobile. II ne cria pas. II tomba doucement comme torn be an arbre. ne fit. meme pas de bruit, a cause du sable. Lc deuxiemc travailleur etait tres pale, avec une moustache si mince qu'on aurait dit un trait, un trait noir au-dessus de la bouche. Tl s'etait confection ne une cabane avec des morceaux de liege, ceux qui retiennent les filets et que la metre jette sur lcs ravages, Et c'est la, au milieu de tout ce liege, qu'iJ ecrivait. II me regardait avec un sourire doux, triste, un sourire d'une profon-deur qui donna it lc vcrtige, - Comment r/appelles-tu ? -Jeanne. Et toi? - Marcel. - C'est un prenom tres vieux, -Je suis tres vieux. II avait une voix d'es souffle, Et pourtant, il n'etait pas du genre sportif- Tl semblait mal en point, pour un survivant. Je me promis de lui rendrc visite souvent et de le proteger. - Qa t'interesse, les phrases ? Je hochai la tete. - J'ai peur que les miennes te paraisscnt beau-coup trop longues. Je me pen chat sur sa feuille, Mais quand ilfitt ventre chev. lui, Videe lui vint brmquemcnt que peut-etre Odette attendait quelqu'un ce soir? qu'elle avait seulement simule la fatigue... qu'aussitot qu'il avait ete parti, elle avait rallmne et fail rentrer celui qui devail passer la nmt aupres d'elle. 141 - Qa te plait ? -Je n'y comprends ricn. Mais quelque chose rac dit, la, dans le coeur, que tcs phrases m'inte-resseront plus tard, quand je serai grande. Je savais maintcnant ponrquoi il ctouffait, Scs phrases si tongues devaient s'enroufer autour dc sa gorge ct I'empechaient de respircr. -Pourquoi tn fais des phrases si lougues ? -Il y a des pccheurs qui prennent des poissons de surface avec une ligne ties courtc et un seul hamecon. Mais pour d'autres poissons, les poissons des profondeurs, il faut des filets tres tres longs. - Comme tes phrases. -Tu as tout compris. Maintenant, laisse-moi. TJair me manque encore plus quand j'abandonne mes phrases. -Tu es fragile. Je prcndrai soin de toi, tou-jours. - Je te remercie. De loin, on aurait dit une basse-cour, melan-gee avec un zoo. Ou Pcmbarqucment pour IVche de Noc, Je voyais des loups, des anes, des chicns, des perroqucLs, deux taureaux, u n renard, un lievre, des souns„ un aigle, douze lions et une lionne, un corbeau, une coulcuvre... Seulemcnt aprés, jc distinguai ľhomme qu'en tou rait cette menagerie. Íl portait u n large chapeau d c pays a n. Malgré ces apparcnces, d devait écrire lui aussi, comme mes deux amis precedents, puisqu'il tenait un carnet ouvert a la main et portait ä l'oreille une plume d'oic tres effilée. M'ap p rochám da vantage, j e m'apercus qu'il discuiait avec un singe et un leopard. Ou 143 plutôt, il écoutait, passionné, leur discussion. Le f Clin tacheté sc trouvait beau et le singe mal in. Que valait-il mieux sur cette terre, l'apparence physique ou ^intelligence? J'attendis poliment la fin de cc vieux débat. -Pardon monsieur, je írľappelle Jeanne. Un ccrivain a-t-il toujours besoin d'animaux autour de lui? - Un ccrivain a pour metier la veríte. Laquelle a pour meilleure amie la liberté. Uanimal par nature étant plus libre que ľhumain, nul ne prete plus attention ä ses propos que ľécrivain. Je n'étais pas sure d'avoir tout comprís. J'cntendais juste que, comme Monsieur Henri, cet homme-la avait la passion des rimes. Je n'en menais pas large. Si le singe me souriait, le leopard grondait. Avant de fuir, je devais pourtant ach eve r mon cnquete. Je pris mon courage ä deux mains. - Pardon, monsieur, vous pourricz me monger une de vos phrases? Jren fais collection. (Jc savais que, pour apprivoiser un autcur, rien ne vaut la Batterie.) - Ah, che re Jeanne, si les jeunes d'aujourd'hui avaientton intelligence... Apropos, je m'appelle Jean. Et, ronronnant, il m'ouvrit son carnet. -Celle-ci, avouons-le, j'en suis sati.sfaii. Elle 144 devrait me valoir un peu de gloirc : « Cette legem vaut blen un jrornage sans dowte.» Je m'appretais a Papplaudir (vive votre brie-vete, vive votre precision, vous avez le genie du resume, vous!), quand des doigts crochus agrip-perent mon epaule. -QuJest-ce que tu fais la? La girafc, folic de colere, me secouait mechamment, - Je t'avais interdit ccttc partie de l'usine. Antoine, Marcel et Jean, mes trois nouveaux amis, vinrent a mon sec ours. - Cctte Jeanne est notre invitee perniancntc. La girafc sc radoucit: - Tu as vu l'hcure ? Va vite dormir. Tes parents arrivent demain, je te le rappelle. Tu dois etre en forme pour les accueillir. Avant de rejoindre mon lit, je lui posai a voix basse la question qui me demangeait depuis que j'avais pousse la rameuse porte : -Les trois, je ne comprends pas, iis sont morts ou vivants ? - Quand la mort s'approche d'un grand ecri-vain ses amis les mots, au dernier moment, J'en-1 event et le deposcnt ici. Pour qu'il continue son travail - Qu'est-ce qu'un grand ecrivain ? 145 - Quelqu'un qui construit des phrases, sans sc SOUCier des modes, seulement pour aller explorer la verite. - Et la mort ne part pas a sa recherche ? -La Terre est trop vaste, clle contient d'ijl- nombrables cachettes. lit lieureusement, la mori n'est pas bonne en geographic. - Merci. El jc pris mcs jambes a mon cou. XXI Bien sur, je ivai pas dormi. Bien sur, je les ai appeles plusieurs fois. Sans succes. Peut-etre que dans les airs, mon pouvoir nc pouvait les atteindre. A cote de moi, dans la nuit, ses doigts eclaires par une petite lampe, Thomas s'entrainait sur sa guitare, encore et encore. II voulait leur fairc la surprise. Moi aussi je leur reservais des cadcaux. Je leur ferais visiter toute Pile. Je leur reapprendrais les phrases. Le lendemain, jc me suis levee avec lc soleil, Les Ivabitants, y compris lc directeur-girafe et les trois ecrivains avec leurs cravons sur 1'oreille 147 et leurs earners de notes, Ja vieille nommeu.se et son garde du corps-ventilateur, et les chcvres, et les chevaux, et les cochons s'etaient rasscmbles sur la plage et, comme nous, guettaient le ciel. - Je lc vofs, cria Thomas, mentrant 1'ouest. - Je le vois aussi! -Tu mens ; tu regardes de P autre cote! -Jeanne a raison. Vos parents arrlvent chacun d*un bout du monde. Nous baissamcs la tete. On a beau s'entrainer, on a toujours du mal a croirc ses parents separes, Alors, on entendit un grand bruit d'ailes : les mots deeollaieut, tous les mots de Pile, les mots du marche, les mots de lusine, les mots de la villc des mots, meme ceux de I'hopital, mcme la petite phrase malade, les mots rares des vieux dictionnaires, ils s'ctaient mis en vaca.nces, ils s'envolaient pour allcr a la rencontre des deux hydravions. - Que se passe-t-il ? demanda Thomas. On aurait dit u.ne eclipse. Tous ces mots, ces milliers de mots nous cachaient lc soleil. - Rcgardez, dit Monsieur I Ienri. II avait pris sa guitare, s'etait mis a chanter. La peine biche est aux abois Dans le hots se cache le loup, Qub, oub, ouh, ouh [48 Mais le brave chevalier passa Jl prit U hiche dam ses bras, la, l-ay la. Les mots, un a un, quittaicnt sa chanson douce et, comme Ies autrcs, gagnaient Ie ciel. - Vous voyez, i! ne me reste que ma musique. - Que se passe-t-il ? repcta Thomas. Monsieur Henri souriait. - Les mots sont dcpetites betes sentimcntales. lis detcstent que deux etres humains cessent de sJaimer. -Pourquoi? Ce n'est pas lcur affaire, quand meme! -lis penscnt que si! Pour eux, le desamour, cJest du silence qui s'installe sur Terre. Et les mots haissent le silence. - Vu comme ca... Thomas ne voulait toujours pas comprendre. - Les mots de sentiments, je veux bicn, passion, bcaute, cternite.,. Mais la-bas, friteuse, brossc a dents, clef anglaise, les mots de la vie quotidienne, pourquoi s'intcrcsscnt-ils a mes parents, quJont-iis a voir avec P amour? -lis ont beau designer deschoscs ordinaires, des activites de tous les jours, iis ont aussi leurs grands reves, comme nous, Thomas, tout comme nous. je rcstais muettc. Accompagnés par leirr cortege de paroles volantes, les deux hydravions amcrrissaient cote a cote. D'unc petite voix blanche, je rčussis á poser la question qui me brulait la langtie. — Et les mots... ils peuveni faire recommencer I amour? Monsieur Henri hocha la tete, Ce jour-la, il portait drolement sa guitare, comme un outil, une pioche ou unc hache, Ic manche sur I'epaule, -Tu me permcts d'etre Iranc, Jeanne? Tu es grande maintenant, presquc une adulte. Alois je vais tc dire la vérité. Pas tou jours, Jeanne. Les mots ne peuvent pas tou jours faire recommenccr Pamour. Ni lcs mots, ni la musique. ITéTas. Un orchestre s'etait approché, deux trompet tes, au moins dix tambours, ils jouaient joyeusement pour nous, de plus en plus fort. Monsieur Henri dut me crier la suite, - Mais 9a lTempcche pas d'essayer. On essaie, Jeanne, depuis dix mille ans, on essaie tons... Les deux hydravions s'etaient arrětés, pones encore íermčes, au milieu de la lagune, Les oiseaux, jaloux de tous ces cvénements, bou-daient ires haut dans le ciel. 150 DU MEME AUTf-UK Loyolas Bfues, roman, Editions du Senil, 1974; coli «Points». La Vicj com me ä Lausanne, roman, Editions du Scitil, 1977; coli «Points». Une com edle Fritn^use, roman, Editions da Senil, 1980; coli «Points», Villes rf'eäu, Ramsay, 198! (en collaboration avec Jean-Mau Terrasse). L'Exposition coloniale, roman:, editions du Senil) 1988, coli * Points». Besom d'Afrique, Fityard', 1992 (cn collaboration avec t\ric Fottorino et Christophe GuiUcmin); LCE Clrand amour, roman, fcdition* du Senil, 1993; coli. * Points *,