ÉPOQUEIIDÉES Pédopsychiatre, specialisté de la question scolaire, Nicole Cathelíne est notamment 1'auteur de Harcělements a 1'ócolc (Albin Michel, 2008). Comment comprendre les souffrances de tant ďélěves ä ľécole ? Élěves inadaptés ou école inadaptée ? Retour sur le cas francais avec Nicole Catheline. PROPOS RECUElmS PAR ALICE TILUER Pour beaucoup d'enfants, en France, la classe est « un lieu de tourment », dites-vous dans votre ouvrage. Un constat qui a de quoi faire peur... Nicole Catheline: La reussite scolaire est devenue incontournable pour rrouver sa place dans la societe francaisc, ct lcs enfants ne vont plus a l'ecole pour apprendre et se faire plaisir. Nous sommes loin du siecle des Lumieres ou le savoir devait of-frir a tous une meilleure education et apporter la paix dans le monde! Et l'ecole n'est plus simplement obligatoirc, la reussite scolaire Test aussi. L'emprise du diplome en France est sans commune mesure avec les autres pays: en Allemagne ou au Danemark, les jeunes savent bien que leur parcours scolaire ne sera pas seul á étre pris en compte. La pression de la reussite est-elle la principále source de souff ranee? L'ecole est á la fois un lieu d'acquisi-tion de connaissances et de socialisation. Et les souffrances peuvent toucher á ces deux grands domaines. Les difficultés ďapprentissage géněrent « L'emprise du diplome en France est sans commune mesure avec les autres pays » 14 Le francais dans le monde | n° 410 I mars-avril 2017 COMPTE RENDU 10 ä 12% d'enfants victimes de harcělement au cours de leur scolarité, 110 000 jeunes en décrochage scolaire chaque année, difficultés voire troubles de l'ap-prentissage, échec scolaire, désinvestissement de I'ecole, phobies, depressions... Les souffrances sont nombreuses. Si l'origine du mal-étre peut étre familiale ou individuelle, l'institution scolaire elle-méme en est parfois la source. Sans dresser pour autant un réquisitoire, la pédopsychiatre Nicole Catheline met en evidence la crise de I'ecole francaise: «crisedela transmission », fortement remise en cause par le numérique, črise de confiance entre école et parents, décalage entre école et société, entre enseignants et élěves, manque de formation criante des enseignants ä la psychologie et aux neurosciences conduisant ä des erreurs ďinterprétation des comportements et ďorientation des élěves, souffrances des enseignants aussi, qui manquent ďun accompagnement de leurs pratiques pro-fessionnelles. L'ouvrage, qui appelle ä une reflexion sur le systéme actuel, se lit aussi comme un appel á la vigilance de chacun des professeurs dans leur classe. ■ ■ Nicole Catheline ■ Souffrances ä 1'école Les repérer, les soulager, les prévenir Albín Michel peu de souffrance dans les premieres annees de scolarite, oü les enfants ont peu conscience de leurs performances respectives. Aplanies par la presence d'un enseignant unique au primaire, les souffrances sont en revanche exacerbees k l'äge du lycee, quand la pression de la reussite est plus forte et les blessures narcis-siques plus profondes. La dimension de la socialisation n'est pas evidente non plus: les eleves se retrouvent en classe au sein d'un groupe qu'ils n'ont pas choisi. Les enseignants auraient tout ä gagner ä laisser aux eleves le temps de faire groupe, au lieu de demarrer directement sur les apprentissages. Sans compter les cas dramatiques de harcelements. Les exigences de silence et d'attention en classe peuvent etre tres lourdes pour ces enfants de la generation Y... L'ecole ne tolere pas le moindre bruit, et les eleves bavards sont reguliere-ment sanctionnes. Mais ces bavar-dages ne sont pas forcement le signe d'une opposition ä l'enseignant. Pour des jeunes qui vivent en permanence avec des ecouteurs sur les oreilles, le silence est synonyme de mort et d'abandon. On reproche aussi beau-coup aux eleves un manque d'attention. Iis ont au contraire un seuil d'attention tres eleve, qui leur permet d'etre parfaitement multitäches, une «attention flottante ». « Le decalage ne cesse de se creuser entre une societe qui change tres vite et une ecole qui avance toujours au mime rythme » L'ecole francaise est-elle d'un autre temps? J'ai le sentiment que le decalage ne cesse de se creuser entre une societe qui change tres vite et une ecole qui avance toujours au meme rythme. Ii faut dire que l'ecole francaise est lourde d'heritages anciens. Cette ecole lai'que s'est directement ins-piree de l'ecole catholique, avec ses hierarchies, sa morale religieuse et son enseignement par la faute. « [Certains] eleves peuvent [...] surinvestir leur scolarite dans un contexte ambivalent par rapport ä leur famille, ce qui entraine une inhibition de la pensee puis une phobie scolaire. En effet, l'ideal de reussite scolaire parfois grandiose que se sont fixe ces adolescents les ecrase au point de craindre la moindre remarque d'un pro- Les traces en sont fortes: on parle encore de « faute d'orthographe » et d'« erreur de calcul», reflet de la hierarchie établie entre les lettres, plus nobles, et les mathématiques qui servaient pour le commerce! Or l'ecole va devoir s'adapter. Avec le numérique, la facon d'apprendre va nécessairement changer. La memoire sera largement mise au second plan par la possibilité de re-courir aux ressources numériques. La valeur d'effort sera amenée ä se modifier aussi: il ne s'agira plus de répéter, d'etre concentre, de s'atte-ler ä la täche, mais de scanner, trier les informations. La resistance au stress sera primordiale pour évi-ter un burn-out lié au sentiment d'absence de maitrise que l'on peut avoir quand l'information est sura-bondante. fesseur. La plupart du temps, ce professeur incarne aux yeux de ces eleves, qui n'en ont pas du tout conscience, une figure pa-rentale toute-puissante et me-nacante dont ils craignent le ju-gement. L'inhibition de pensee leur permet alors d'eviter cette confrontation. Malheureuse-ment, l'inhibition de pensee se traduit par ce qu'il est convenu Comment reussir a reduire les souffrances des eleves? L'ecole francaise est en train de se doter de moyens pour mieux reperer les souffrances, en recrutant a partir de la rentree prochaine des psycho-logues scolaires mieux formes et de-dies entierement a leurs fonctions psychologiques - au lieu d'assurer aussi l'orientation des eleves. On a pris conscience egalement de la necessity de faciliter Faeces a un suivi, en proposant des consultations entierement prises en charge, prevues par le « Pass Sante Jeunes» qui entre en application le leravril. Mais il fau-drait aussi une politique sociocultu-relle qui vienne completer ce que fait l'ecole, appuyee notamment sur les maisons de quarticr et des educateurs specialises bien formes. L'ecole n'est pas tout. ■ d'appeler une "betise nevro-tique". Ces adolescents mettent en jachere leurs competences pour se proteger d'un danger a leurs yeux bien plus grand que l'echec scolaire. Mais pour un observateur exterieur non averti de ces mouvements in-trapsychiques, ils passent pour des eleves incompetents qu'il faut reorienter.» ■ Nicole Catheline, Souffrances i 1'école. íesrepérer, lessoulager, lesprévenir, Albin Michel, 2016, p. 104-105 Lefranpais dans le monde | n° 410 | mars-avril 2017 15