La surproduction a entraîné un recul de 30 % des ventes moyennes par titre en dix ans Des livres par-dessus le marché Macha Séry - Le Monde du vendredi 2 novembre 2018 Insuffisamment de place dans les rayonnages des librairies et les colonnes de journaux. En vingt ans, la surproduction éditoriale, qu’Emile Zola déplorait déjà en 1880, a pris d’inquiétantes proportions. Car l’abondance de l’offre – une chance en soi – ne profite finalement ni aux auteurs ni aux lecteurs. Pis, elle entraîne une mévente de la majorité de la production. Dans un essai qui a fait date, La Longue Traîne. Comment Internet a bouleversé les lois du commerce, réédité en poche en mai (Flammarion, « Champs », 400 p., 8 €), le journaliste et économiste américain Chris Anderson pronostiquait en 2006 que les marchés de niche étaient appelés à se développer et à réduire le niveau global de concentration des ventes. Or il n’en est rien, comme en témoigne une synthèse portant sur l’« évolution de la diversité consommée sur le marché du livre, 2007-2016 », conduite par Olivier Donnat, chargé d’études au ministère de la culture. Certes, le nombre de titres ayant fait l’objet d’au moins une vente dans l’année a régulièrement progressé au cours de la décennie écoulée (+ 50 %, chiffre imputable notamment à l’autoédition, à la microédition et à la quantité croissante de réimpressions), de même que le nombre de nouveaux auteurs (+ 36 %), alors que l’ensemble du marché accusait un recul de 4 %. Mais l’émiettement s’est traduit par une diminution de l’ordre d’un tiers du nombre moyen d’exemplaires vendus par livre. Le nombre d’ouvrages qui s’écoulaient jusque-là entre 10 000 et 99 999 exemplaires et étaient donc susceptibles de faire vivre les écrivains de leur plume a diminué de 15 %. Dans le même temps, la concentration des ventes sur les 1 000 premiers titres est passée de 46 % à 50 %, et le cumul de celles enregistrées par les auteurs ayant le plus de succès a grimpé de 35 % à 38 %. « Les ventes sur le marché de la littérature générale ont par conséquent évolué plutôt dans le sens d’une polarisation accrue, avec une accentuation de la bestsellerisation d’une part, au détriment exclusif des livres du milieu de la distribution », résume Olivier Donnat dans son rapport. Le « contraste entre la minorité d’ouvrages qui dépassent les 100 000 exemplaires vendus, dont le nombre varie tout au long de la décennie entre 120 et 130 titres, et la multitude de livres au lectorat très réduit » s’est donc accentué. « En mettant chaque année un nombre plus élevé d’ouvrages sur le marché, analyse le rapport, les principales maisons d’édition ont rendu plus âpre la concurrence pour les rendre visibles, ce qui les a incitées à produire plus pour occuper les tables des librairies, tandis que du côté des libraires, la gestion de flux toujours plus importants de nouveautés a contribué à retourner les invendus dans des délais de plus en plus courts. » Moyennant quoi, les riches (Amélie Nothomb, Marc Levy, Guillaume Musso, etc.) s’enrichissent davantage, tandis que les auteurs à modeste tirage, qui ont pu obtenir d’honorables succès en des temps plus favorables, se paupérisent ou sont écartés de leur maison d’édition, faute de rendement suffisant. Au mieux, un petit tour et puis s’en va. Au pire, des romans peu visibles, mort-nés. « Les études se multiplient, montrant qu’entre 41 % et 53 % des professionnels gagnent déjà moins que le smic et que leurs revenus continuent de baisser », dénonce la Ligue des auteurs professionnels, créée le 6 septembre. Pourtant, rappelle-t-elle, le secteur de l’édition emploie plus de 80 000 personnes en France, soit un emploi sur cinq dans le milieu culturel, et représente 1 % du PIB. La surproduction a été particulièrement préjudiciable au secteur de la bande dessinée, qui a multiplié par dix les ouvrages proposés en vingt ans, passant de 500 albums par an à 5 500 aujourd’hui. La dispersion des ventes s’est aggravée en proportion, divisant drastiquement les revenus des auteurs. Au demeurant, la situation française est loin d’être une exception. L’effacement des « auteurs du milieu » (mid-list, selon le terme en vigueur dans le monde anglophone) s’est généralisé aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Partout, face à un choix toujours plus vertigineux, les acheteurs de livres jouent la prudence et optent pour les romans qui se hissent au sommet des palmarès des ventes. Selon un calcul réalisé par les « Décodeurs » du Monde à l’automne 2014, au cours duquel étaient parus 607 romans, il faudrait 14 780 jours, soit environ quarante ans, à raison de 15 livres par an – la moyenne des Français − pour dévorer toutes les nouveautés d’une rentrée littéraire.