Les angoisses de la creation Gilbert Lascault « Nicolas de Stael : une peinture du desequilibre. Sur le f il du vertige. » Telerama Hors serie : Nicolas de Stael mars 2003 (I'exposition Nicolas de Stael a Beaubourg du 13/03 au 30/06) Ce qu'en disait Giacometti : «Tout l'art est une recherche vers le meme but; si jamais on l'atteignait, ce serait fini; il n'y aurait plus d'art, tout serait fige, immobile, absent. Or, dans la nature, tout est mobile, tout est possible. » Et ce que Gilbert Lascault nous dit de la peinture de Nicolas de Stael, dans « Une peinture du desequilibre ». la plume du peintre Nicolas de Stael transfigure les elements du cosmos. A 18 ans, en 1932, en Belgique, au college Cardinal-Mercier, il decrit Troie qui brule a partir de L'Eneide, de Virgile. Ce texte d'adoles-cence annonce certaines de ses peintures : «VoiciTroie dans la nuit qui s'allume. Le ciel est en feu, la terre en sang. L'air vibre et la chaleur brule dans la nuit, sur les flots [...J, les carenes d'or, voiles d'argent et cables blancs, portent Enee et ses rudes compagnons.» Bien plus tard, en 1953, il evoque Cannes,«les mats des bateaux fauches et les blancs legendaires »,«les flamboie-ments de l'aube au bruit des canots violets » ou bien (en 1952) la mer rouge, le ciel jaune, les sables violets. Les couleurs souvent violentes transforment l'air, la mer, le sol, les objets. II se sent alors proche du fauvisme, a l'oc-casion d'une exposition du musee d'Art moderne. Parfois, il choisit la gamme des gris pour arpenter les cotes de la Manche et de la mer du Nord : la solitude, le froid du cap Blanc-Nez, du cap Gris-Nez, de Calais. Ou, plus souvent, la lumiere de la Mediterranee lui parait intense, crue, semble le trahir. La lumiere est desiree et impitoyable. En 1955, il souffre : « Le bruit de la mer me brise les nerfs. Cela bat, cela cogne nuit et jour ! » des obiets insaisissables Nicolas de Stael s'interroge constamment sur l'objet toujours insaisis-sable. Parfois, vers 1945, dans une Composition (La Gare de Vaugirarď), un objet est voile, brumeux, sombre, en partie mélé á ďautres objets ; á ce moment, il se sent « géné de peindre un objet ressemblant » et « gěné par 1'infinie multitude des autres objets coexistants ». Parfois, il parle ďun objet comme ďun « pretexte » pour peindre. le mur est un ciel Sur le mur, il se questionne : « La peinture ne doit pas seulement étre un mur sur un mur ; la peinture doit figurer dans l'espace. » D'une autre facon, poétiquement, il écrit : « L'espace pictural est un mur mais tous les oiseaux du monde y volent librement», comme si le mur était un ciel. « Une tonne de passion et cent grammes de Pour creer, Nicolas de Stael choisit son rythme de travail pour charger l'energie. « II faut travailler beaucoup, une tonne de passion et cent grammes de patience. » II definit la peinture par des suggestions flottantes : « On ne peint jamais ce qu'on voit ou croit voir, on peint a mille vibrations le coup recu, a recevoir, semblable, different, un geste, un poids. Tout cela a combustion lente.» La lenteur et la vitesse seraient redoutables. En 1953, « le travail va par a-coups, de la terreur lente atience » aux eclairs ». Le rythme est souvent une douleur. Alors, il voudrait peindre en un moment exact, parfait et pourtant impossible : «II est trop tot ou trop tard. On ne confond pas sa propre respiration.» Le mouvement est essentiel. Dans les textes subtils d'Anne de Stael, les heurts, les coleres de Nicolas de Stael produisent sa peinture ; cette stabilite serait (chez Cezanne, aussi) faite d'une succession de coleres. En 1951, Nicolas de Stael affirme :«J'ai choisi de m'occuper serieusement de la matiere en mouvement.» 69 Vertige de l'art ou : « Je ne peux avancer que d'accident en accident » [...] II oscille entre la depression et l'exaltation, l'epuise-ment et le sursaut de la vitalitě. II chérit la fragilitě, ephemere, delicate, émouvante, paradoxalement résistante : « Ma peinture, je sais ce qu'elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de forces; c'est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C'est fragile comme l'amour. » II veut étre un aventurier de l'art, téméraire. Ä chaque touche, il joue son va-tout. En janvier 1955, il espere les accidents, les chances, les evenements inatten-dus : « II le faut bien parce que je crois a l'accident; je ne peux avancer que d'accident en accident. Des que je sens une logique trop logique, cela m'enerve et je vais naturel-lement a l'illogisme... Je crois au hasard exactement comme je vois au hasard, avec une obstination constante. » Acharne, volontaire, obstine, il trouve une logique egaree, excessive et l'illogisme methodique. Consolation Au poete Pierre Lecuire, son ami, il parle de la peinture cruelle et consolatrice : « Des bas-fonds on rebondit si la houle le permet. J'y reste parce que je vais aller sans espoir jusqu'au bout de mes déchirements, jusqu'a leur ten-dresse. Vous m'avez beaucoup aide. J'irai jusqu'a la sur-dité, jusqu'au silence, et cela mettra le temps. Je pleure tout seul face aux tableaux. lis s'humanisent doucement, trěs doucement ä l'envers.» Le tendre, le peu, le fragile, le faible, le tremblant, le précaire, 1'imperceptible l'empor-tent finalement. Nicolas de Staěl s'est suicide le 16 mars 1955. m «T lecture Expliquez le titre de chacun des paragraphes du texte de G. Lascault en recherchant dans le paragraphe I'idee fondamentale qu'il exprime. Exemple : la plume du peintre signifie la palette, c'est-a-dire I'ensemble des couleurs utilisees par le peintre dans chacune des periodes de sa vie et sa trace dans I'ecriture du jeune Nicolas de Stael. Le Concert (Le Grand Concert; I'Orchestre), 1955, Nicolas de Stael. Huile sur toile, 350 x 600 cm. Musee Picasso, Antibes. © Adagp, Paris 2005 70 Extra it des propos recueillis par Laurence Pernoud, te Courrier de I'UNESCO.nnO octobre 1953 Paroles de peintre: Matisse II faut regarder toute la vie avec des yeux d'enfants Creer, c'est le propre de 1'artiste ; - oü il n'y a pas de creation, l'art n'existe pas. Mais on se tromperait si Ton attri-buait ce pouvoir createur ä un don inne. En matiere d'art, le createur authentique n'est pas seulement un etre doue, c'est un homme qui a su ordonner en vue de leur fin tout un faisceau d'activites, dont l'ceuvre d'art est le resultat. C'est ainsi que pour l'artiste, la creation commence ä la vision. Voir, c'est dejä une operation creatrice, ce qui exige un effort. Tout ce que nous voyons dans la vie courante subit plus ou moins la deformation qu'engendrent les habitudes acquises, et le fait est peut-etre plus sensible en une epoque comme la nötre, ou cinema, publicite et magazines nous imposent quotidiennement un flot d'images toutes faites, qui sont un peu, dans l'ordre de la vision, ce qu'est le prejuge dans l'ordre de l'intelligence. L'effort necessaire pour s'en degager exige une Sorte de courage ; et ce courage est indispensable ä l'artiste qui doit voir toutes choses comme s'il les voyait pour la premiere fois : il faut voir toute la vie comme lorsqu'on etait enfant; et la perte de cette possibility vous enleve celle de vous exprimer de facon originale, c'est-ä-dire personnelle. Pour prendre un exemple, je pense que rien n'est plus difficile a un vrai peintre que de peindre une rose, parce que, pour le faire, il lui faut d'abord oublier toutes les roses peintes. Aux visiteurs qui venaient me voir a Vence, j'ai souvent pose la question :«Avez-vous vu les acanthes, sur le talus qui borde la route ? » Personne ne les avait vues : tous auraient reconnu la feuille d'acanthe sur un chapi-teau corinthien, mais au naturel le souvenir du chapiteau empechait de voir l'acanthe. C'est un premier pas vers la creation, que de voir chaque chose dans sa verite, et cela suppose un effort continu. Creer, c'est exprimer ce que l'on a en soi. Tout effort authentique de creation est interieur. Encore faut-il nour-rir son sentiment, ce qui se fait a l'aide des elements que Ton tire du monde exterieur, Ici intervient le travail par lequel l'artiste s'incorpore, s'assimile par degres le monde exterieur, jusqu'a ce que l'objet qu'il dessine soit devenu comme une part de lui-meme, jusqu'a ce qu'il Fait en lui et qu'il puisse le projeter sur la toile comme sa propre creation. 1. Quel est des cinq sens, celui qui domine I'activite du peintre ? a. le toucher - b. le gout - c. la vue - d. I'ouie - e. I'odorat 2. Duel est le mot-cle du texte ? a. la creation - b. le courage - c. la vision - d. le sentiment ■ ■■■■ihih a expression orate ■ I. Cherchez dans le texte la reponse a ces questions: I a. Comment Matisse definit-il I'authenticite en art ? b. Faut-il du courage pour etre artiste ? c. Que signifie creer pour le peintre ? d. Quel est le rapport entre le peintre et son motif ? ■ 2. Comparez la peinture de Matisse et de Nicolas de Stael. 1 a. Definition du createur d'apres Matisse. b. Decrire ce que Matisse designe par facte premier de la creation en peinture : « voir ». c. Qu'est-ce que « voir » pour Matisse ? d. Qu'est-ce qui s'oppose a I'acte de voir creatif ? e. Que faut-il faire pour voir les choses « dans leur verite » ? f. Comparez cette description de la creation chez Matisse avec celle de Nicolas de Stael La Branche de prunier, 1948, Henri Matisse. Huile surtoile. Pinacoteca Giov. e Marella Agnelli, Turin. © Succession H. Matissse. 71 65 éflexions sur Tart Beatrice Berlowitz et Vladimir Jankélévitch Quelque part dans 1'inachevé © Editions Gallimard Ä propos de musique... et de Philosophie Vladimir Jankelevitch (1903-1985) etait professeur de Philosophie ä la Sorbonne. Musique et Philosophie, pianiste et philosophe, ces deux passions alimenterent la reflexion de ce professeur soucieux de se placer dans le « presque rien », cet espace oü le dicible effleure Vindicible. La reflexion, le travail philosophique nourrissent la prose de l'existence, le tout de la journee de tous les jours, mais il arrive un moment oü le philosophe doit retourner ä la musique, comme le poete, ä bout de paroles prosaiques, retourne au poeme. A la limite la musique, acte « primaire », est la negation de ces actes secondaires qu'on appelle ecriture, lecture, diction ; ä la limite il y a le mouvement merveilleuse-ment simple et meme rude qui consiste ä ne pas repondre et, pour toute reponse, ä s'asseoir au piano sans un mot et äjouer. Pendant longtemps j'ai aime la musique en toute innocence, comme une chose toute naturelle. J'ecrivais un livre de philosophic, puis un livre sur Faure' ou sur Liszt^ ; j'allais ainsi na'ivement, de Tun ä l'autre, sans jamais me demander quel lien pouvait exister entre une these de doctorat sur Schelling3 et la devotion ä Janacek*. Si j'ai cesse d'etre innocent et si j'ai fmi par problematiser la Philosophie de la musique, c'est ä force de m'entendre demander, dans un monde tellement peu musicien, pourquoi je consacrais des livres ä des musiciens. [...] La musique temoigne du fait que Pessentiel en toutes choses est je ne sais quoi d'insaisissable et d'ineffable ; eile renforce en nous la conviction que voici : la chose la plus importante du monde est justement celle qu'on ne peut dire. Aupres de cette chose-lä rien ne vaut la peine. Quand j'abandonne la musique pour la Philosophie, il me semble revenir d'un voyage au pays de l'irrationnel, moins convaincu que jamais de la solidite des mots. Mais quand je laisse le travail pour m'asseoir á nouveau devant l'instrument, avais-je vraiment quitté ce dernier ? Une fois au piano, je m'interroge parfois afin de noter une idée que je ne veux pas lais-ser se perdre et qui ne concerne pas nécessairement la musique. Et puis, de nouveau Pécriture, le travail aride, l'effort ingrat pour tenir un discours rigoureux en tout point coherent. Mais méme au cours de cette mise en ordre maniaque des idées rétives, une imperceptible allégresse, je ne sais quelle grise-rie légěre issues du piano continuent á m'eclairer... Je conserve en moi un echo de la demi-heure enchantée. notes 1. Gabriel Fauré (1845-1924) compositeur francais, élěve et ami de Camille Saint-Saens ; son Requiem (1887) est son ceuvre la plus connue. 2. Franz Liszt (1811-1886) compositeur et pianisté hongrois. 3. Friedrich Wilhem Joseph Schelling (1775-1854) philosophe allemand. U. Leoš Janáček (1854-1928) compositeur morave. Vladimir Jankélévitch au piano 72 Entretien avec Vladimir Jankelevitch1 par Jacques Chancel diffuse le 8 juin 1985 sur France Culture ©INA Sur la distinction entre «parier»et«ecrire» Mon moyen d'expression est parle. Essentiellement. Je suis un professeur. Je ne suis pas un ecrivain, II y a la une nuance importante. J'ai bien entendu ecrit des livres. Mais je ne suis pas pour autant un homme de plume. Mon metier n'est pas l'ecriture. L'ecriture aujourd'hui evoque l'ecrivain. De mon temps, eile s'appliquait ä l'ecolier. Bien ecrire n'est pas de mon domaine. Mon domaine releve plutöt de la parole. C'est la communication orale qui a ete mon principal souci. La musique est la moitie de ma vie. Je suis en musique tout entiere. Elle n'est pas pour moi un delassement. Je ne sais pas ce qu'est Dieu. Je pourrais vous dire ce qu'il n'est pas. Ce qui n'im-plique pas que je sache ce qu'il est. Or, la musique, je sais. Elle n'est ni un passe-temps, ni une distraction. II suffit que je me mette au piano pour tout oublier.Tout... Ce qu'on ne peut expri-mer autrement, on l'exprime par la musique. Les Musiciens, souvenir de Sydney Bechet, 1953, Nicolas de Staěl. Huile surtoile, 1619 x 1142 cm. Musée national d'art moderne-Centre Georges Pompidou, Paris. © Adagp, Paris 2005 note 1. Vladimir Jankelevitch (1903-1985) Philosophe francais : Le Trnité des vertus (Bordas) ; Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien (3 tomes). Professeur de Philosophie morale á la Sorbonne de 1951 á 1978,son enseignement et son charisme firent de lui une figure unique de la vie philosophique francaise, en dehors des courants alors en vogue. II s'associa également au Croupe de recherche pour l'enseignement de la Philosophie (GREPH) en vue de maintenir l'enseignement de la Philosophie en classe terminale. Homme de gauche, il s'engagea auprěs des étudiants en 1968. ■ repérages i Ä propos de musique et de Philosophie Repérez dans le texte les phrases qui répondent aux questions suivantes: 1. Entre philosophie et poesie, comment Jankelevitch définit-il la musique ? 2. La musique serait-elle parole ? 3. De quoi la musique témoigne-t-elle ? 4. La musique aide-t-elle le philosophe ä travailler ? etude lexicale Ä propos de musique et de philosophie 1. Relisez le texte et faites un reperage du champ lexical qui définit la philosophie et la musique. La philosophie Exemple ; ... nourrit la prose de /'existence La musique Exemple : acte primaire I 2. Puis résumez oralement le röle joué par la musique dans ['elaboration du travail philosophique de Vladimir Jankelevitch. expression orale I Sur la distinction entre parler et ecrire Que pensez-vous de cette maniere enonciative d'essayer de dire par la negative ce qu'est un art, ici la musique: « elle n'est ni un passe-temps, ni une distraction... il suffit que je me mette au piano pour tout oublier. Tout... » Essayez de definir ce qu'est pour vous le pouvoir de la musique si vous I'aimez ou celui de la poesie si vous la lisez. (cf. Cahier d'exertices] 73 Appretier une oeuvre d'art Emile Zola Trois villes: Rome La Creation d'Adam, 1511-1512, (detail), Michel-Ange. Chapelle Sixtine, Rome. La voůte de la chapelle Sixtine á Rome a été peinte par Michel-Ange. Certaines des fresques des murs du registre inférieur ont été peintes par Botticelli. Zola nous donne une description étonnante de la peinture de Michel-Ange et de celle de Botticelli, vues á travers les yeux de deux personnages, Pierre et Narcisse qui, visitant la chapelle Sixtine, se rencon-trent et échangent leurs impressions. Pierre incarne le sentiment ďadmi-ration que Zola éprouve pour Michel-Ange, alors qu'il n'aimepas Botticelli chez qui il voit des affinités avec le mouvement symboliste, mouvement qu'il combat pour défendre son « realisme naturaliste ». Narcisse représente Vamateur de Botticelli. Zola fait parler les deux personnages en un langage lyrique, exalte, s'atta-chant á la fois á décrire et á interpreter la peinture qu'ils admirent. Void quelques extraits de son texte. Pierre en admiration devant Michel-Ange La vie, c'etait la vie qui eclatait, qui triomphait, une vie enorme et pullulante, un miracle de vie realise par une main unique, qui apportait le don supreme, la simplicite dans la force. Qu'on ait vu la une philosophie, qu'on ait voulu y trouver toute la destinee, la creation du monde, de 1'homme et de la femme, la faute, le chatiment, puis la redemption, et enfin la justice de Dieu au dernier jour du monde : Pierre ne pouvait s'y arreter, des cette premiere rencontre, dans la stupeur emerveillee ou une telle ceuvre le jetait. Mais quelle exaltation du corps humain, de sa beaute, de sa puissance et de sa grace ! Ah ! ce Jehova, ce royal vieillard, terrible et paternel, empörte dans l'ouragan de sa creation, les bras élargis, enfantant les mondes ! et cet Adam superbe, d'une ligne si noble, la main tendue, et que Jehova anime du doigt, sans le toucher, geste admirable, espace sacré entre ce doigt du créateur et celui de la creature, petit espace oú tient 1'infmi de l'invisible et du mystěre ! et cette Eve puissante et adorable, cette Eve aux flancs solides, capables de porter la future humanitě, d'une grace here et tendre de femme qui voudra ětre aimée jusqu'a la perdition, toute la femme avec sa seduction, sa recondite, son empire ! Puis, c'etaient méme les figures déco-ratives, assises sur les pilastres, aux quatre coins des fresques, qui célébraient le triomphe de la chair : les vingt jeunes hommes, heureux d'etre nus, d'une splendeur de torse et de membres incomparable, d'une intensitě de vie telle, qu'une folie du mouvement les empörte, les plie et les renverse, en des attitudes de héros. Alors, Pierre ne trouva qu'un mot, Michel-Ange était le monstre, dominant tout, écrasant tout. Narcisse n'avait pas levé les yeux vers la splendeur foudroyante du plafond. Abimé ďextase, il ne quittait pas du regard Botticelli, qui a lá trois fresques. Enfin, il parla, d'un murmure. « Ah ! Botticelli, Botticelli ! 1'élégance et la grace de la passion qui souffre, le pro-fond sentiment de la tristesse dans la volupté ! toute notre áme moderně devi-née et traduite, avec le charme le plus troublant qui soit jamais sorti d'une creation d'artiste ! » Stupéfait, Pierre l'examinait. Puis, il se hasarda á demander : «Vous venez ici pour voir Botticelli ? - Mais certainement », repondit le jeune homme d'un air tranquille.« Je ne viens que pour lui, pendant des heures, chaque semaine, et je ne regarde absolu-ment que luL.Tenez ! etudiez done cette page : Moi'se et les filles de Jethro. N'est-ce pas ce que la tendresse et la melan-colie humaines ont produit de plus penetrant ? » Et il continua, avec un petit tremble-ment devot de la voix, de l'air du pretre qui penetre dans le frisson delicieux et inquietant du sanctuaire. Ah ! Botticelli, Botticelli! la femme de Botticelli, avec sa face longue, sensuelle et candide, avec son ventre un peu fort sous les draperies minces, avec son allure haute, souple et volante, ou tout son corps se livre ! les jeunes hommes, les anges de Botticelli, si reels, et beaux pourtant comme des femmes, d'un sexe equivoque, dans lequel se mele la solidite savante des muscles a la delicatesse infinie des contours, tous souleves par une flamme de desir dont on emporte la brulure ! Ah! les bouches de Botticelli, ces bouches charnelles, fermes comme des fruits, iro-niques ou douloureuses, enigmatiques en leurs plis sinueux, sans qu'on puisse savoir si elles taisent des puretes ou des abominations ! les yeux de Botticelli, des yeux de langueur de passion, de pamoi-son mystique ou voluptueuse, pleins d'une douleur si profonde, parfois, dans leur joie, qu'il n'en est pas au monde de plus insondables, ouverts sur le neant humain ! les mains de Botticelli, si tra-vaillees, si soignees, ayant comme une vie intense, jouant a l'air libre, s'unissant les unes aux autres, se baisant et se parlant, avec un souci tel de la grace, qu'elles en sont parfois manierees, mais chacune avec son expression, toutes les expressions de la jouissance et de la souffrance du toucher ! 74 Divergences L'etonnement de Pierre grandissait, et il ecoutait Narcisse, dont il remarquait pour la premiere fois la distinction un peu etudiee, les cheveux boucles, tailles a la florentine, les yeux bleus, presque mauves, qui palissaient encore dans l'en-thousiasme. « Sans doute, finit-il par dire, Botticelli est un merveilleux artiste... Seulement, il me semble qu'ici Michel-Ange... » D'un geste presque violent, Narcisse l'interrompit. «Ah ! non, non ! ne me parlez pas de celui-la ! II a tout gache, il a tout perdu. Un homme qui s'attelait comme un bceuf a la besogne, qui abattait l'ouvrage ainsi qu'un manoeuvre, a tant de metres par jour ! Et un homme sans mystere, Venus et les Graces offrant des presents a une jeune fille, 1483, (detail), Sandro Botticelli. Fresque, 2110 x 2830 cm. Musee du Louvre, Paris sans mconnu, qui voyait gros a degoüter de la beaute, des corps d'hommes tels que des troncs d'arbres, des femmes pareilles ä des boucheres geantes, des masses de chair stupides, sans au-dela d'ämes divines ou infernales !... Un macon, et si vous voulez, oui! un macon colossal, mais pas davantage !» Et, inconsciemment, chez lui, dans ce cerveau de moderne las, complique, gate par la recherche de l'original et du rare, eclatait la haine fatale de la sante, de la force, de la puissance. C'etait Pennemi, ce Michel-Ange qui enfantait dans le labeur, qui avait laisse la creation la plus prodigieuse dont un artiste eüt jamais accouche. Le crime etait lä, creer, faire de la vie, en faire au point que toutes les petites creations des autres, meme les plus deli-cieuses, fussent noyees, disparussent dans ce flot debordant d'etres, jetes vivants sous le soleil! « Ma foi, declara Pierre courageuse-ment, je ne suis pas de votre avis. Je viens de comprendre qu'en art la vie est tout et que Pimmortalite n'est vraiment qu'aux creatures. Le cas de Michel-Ange me parait décisif, car il n'est le maitre surhu-main, le monstre qui écrase les autres, que grace á cet extraordinaire enfante-ment de chair vivante et magnifique, dont votre délicatesse se blesse. Allez, que les curieux, les jolis esprits, les intel-lectuels penetrants raffinent sur l'equi-voque et l'invisible, qu'ils mettent le ragout de l'art dans le choix du trait précieux et dans la demi-obscurité du symbole, Michel-Ange reste le Tout-Puissant, le Faiseur d'hommes, le Maitre de la clarté, de la simplicitě et de la santé, éternel comme la vie elle-méme !» Narcisse, alors, se contenta de sourire, d'un air de dédain indulgent et courtois. Tout le monde n'allait pas á la chapelle Sixtine s'asseoir pendant des heures devant un Botticelli, sans jamais lever la téte, pour voir les Michel-Ange. Et il coupa court, en disant: «Vbila qu'il est onze heures. Mon cousin devait me faire prévenir ici, děs qu'il pourrait nous recevoir, et je suis étonné de n'avoir encore vu personne... Voulez-vous que nous montions aux chambres de Raphael, en attendant ? » i a m m grille de lecture 1. Le terme de « monstre » qui caractérise Michel-Ange est-il pris dans un sens positif ou négatif ? 2. Quand Narcisse utilise le mot « moderně », a quoi I'applique- t-il? Narcisse devant Botticelli 3. Quelle notation peut indiquer lattitude critique de Zola vis-ä-vis du personnage de Narcisse ? Divergences 4. Quelle critique trouve-t-on du symbolisme ? Ä qui est attribuée 1'immortalité ? Substantif + « avec » (repete) : la femme... avecsa longue face, avec son ventre un peu fort Participes present et passe : empörte dans I'ouragan, enfantant des mondes Structure du groupe nominal : - article + nom + participe passe ou adjectif: les bras elargis - « de » + nom + adjectif: d'une ligne (si) noble - «I » + nom + adjectif: aux flancs solides - nom + « de » + nom : bouche de verite - 0 nom + adjectif: geste admirable m etude linguistique Les precedes du discours descriptif sont évidents et fort nombreux dans ce texte qui á la fois décrit ce qu'il voit sur les tableaux et le sentiment produit chez celui qui regarde. • Choix de substantifs et d'adjectifs : stupeur émerveillée, abimé d'extase, opulence, incomparable, superbe, etc. • « si » + adjectif: pleins d'une douleur si profonde • Adjectif + « comme » : ferme comme des fruits ' « Quel(le)/Quel(Le)s » + substantif: quelle exaltation du corps humain ! ■ expression écrite 1. Dans ce texte, on retrouve deux champs semantiques majeurs : la puissance de la vie, qui s'applique a Michel-Ange et la sensualite ou « la tristesse dans la volupte », qui s'applique a Botticelli. Relevez les substantifs, adjectifs et formules qui caracterisent Tun et I'autre de ces champs semantiques. 2. Choisissez un objet a decrire: tableau, ville, personne connue (artiste, homme politique, vedette, etc.) et decrivez-Le en redigeant un texte a la maniere de Zola. 75 S C E C R DELF B2 • DALF CI r Unite 5 Gerard Mermet Francoscopie 2003 © Larousse, 2002 Le Saviez-vous ? L'art et I'ecole 49 % des collegiens et lyceens considerent que « Part, c'est beau », 28 % que « ca fait rever », 22 % que « c'est essentiel ». 15 % ne sont pas interesses et 5 % estiment que « ca ne sert ä rien». 64 % trouvent que les cours d'arts plastiques sont« un plaisir », 16%« une recreation », 11%« un cours classique », 9 % « une corvee ». En dehors de I'ecole, 30 % pratiquent la musique ou le chant, 28 % la video ou le multimedia, 25 % la peinture ou le dessin, 20 % la danse, 12 % la sculpture ; seuls 24 % n'ont aucune activite artistique extrascolaire, 74 % ont dejä visite une exposition, 26 % non. Beaux Arts magazine IBVA, octobre 2001 La France, atelier ou musee ? L'image de la France ä l'etranger est davantage associee ä l'art ancien qu'ä l'art contemporain. Une etude du ministere des Affaires etrangeres sur la notoriete dans la presse internationale place les artistes francais loin derriere les Americains (4 % contre 34 %) et meme les Allemands (30 %) et les Britanniques (8 %) ; elle les situe ä egalite avec les Italiens. Parmi les cent artistes les plus connus dans le monde, on ne trouve que cinq Francais : Boltansky (10c), Buren (44c), Sophie Calle (85c)3 Pierre Huygue (96e) et Dominique Gonzales-Foerster (99e)- Si la France reste pour beaucoup d'etrangers un pays oü l'art est omnipresent, c'est surtout de l'art de vivre qu'il s'agit. Si elle est encore a leurs yeux un pays de culture, c'est davantage par celle qui est enfermee dans les musees nationaux que par celle qui est creee dans les ateliers des peintres ou des sculpteurs. de 15 ans et plus) iesse es par sexe et age i population Jouer dun instrument musical Faire de la musique en groupe Tenir un journal intime Ecrire des poemes, nouvelles, romans Faire de la peinture, sculpture, gravure Faire de la poterie, ceramique, reliure, artisanat d'art Faire du theatre Faire du dessin Faire de la danse Ensemble 13 10 9 6 10 u 2 16 7 - Homme 15 11 6 5 9 3 2 16 5 - Femme 11 9 11 7 11 5 2 16 10 - 15 a 19 ans 40 26 14 15 20 7 10 49 23 - 20 a 24 ans 27 14 12 11 12 5 4 29 11 - 25 a 34 ans 16 10 9 7 13 5 2 18 5 - 35 a 44 ans 9 7 8 4 12 4 2 14 7 - 45 a 54 ans 11 9 8 6 10 3 1 10 6 - 55 a 64 ans 4 6 5 3 6 3 1 7 6 - 65 ans et plus 3 4 7 4 5 2 0 5 4 Source : Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Francais, Enquete 1997. Ministere de la Culture et de la Communication. Departement des etudes de la prospective, Paris, la Documentation francaise, 1998. Activates L'art de la jeunesse Faites le compte-rendu ecrit du tableau sur les pratiques culturelles des jeunes. La France, atelier ou musee ? Donnez votre point de vue ecrit sur cette image de la renommee des artistes francais. 76 Citations sur Tart 1. «Je crois que l'art est la seule forme ďactivité par laquelle l'homme en tant que tel se manifeste comme individu. Par eile seule, il peut dépasser le Stade animal, parce que Part est un débouché sur des regions oů ne dominent ni le temps ni l'espace.» Marcel Duchamp (1887-1968) 2. « Une oeuvre d'art est un coin de la creation vu ä travers un temperament. » Emile Zola (1840-1902) 3. « Nul n'a jamais écrit ou peint, sculpté, modele, construit, inventé que pour sortir en fait de l'enfer. » Antonin Artaud (1896-1948) 4. « L'art veritable n'a que faire de proclamations et s'ac-complit dans le silence. » Marcel Proust (1871-1922) 5. « Cest un des privileges de l'Art que l'horrible, artisti-quement exprimé, devienne beauté et que la douleur ryth-mée et cadencée remplisse l'esprit d'une joie calme. » Charles Baudelaire (1821-1867) 6. « L'art des affaires est I'etape qui succěde á l'art. J'ai commence comme artiste commercial, et je veux fmir comme artiste d'affaires. Aprěs avoir fait ce qu'on appelle de "l'art", ou ce qu'on veut, je me suis mis ä l'art des affaires. » Andy Warhol, Américain d'origine tchěque (1928-1987) 7. « La mission supreme de l'art consiste a liberer nos regards des terreurs obsedantes de la nuit, a nous guerir des douleurs convulsives que nous causent nos actes volontaires.» Friedrich Nietzsche (1844-1900), Ainsi parlait Zarathoustra 8. « La peinture est un art, et l'art dans son ensemble n'est pas une creation sans but qui s'ecoule dans le vide. C'est une puissance dont le but doit etre de developper et d'ame-liorer Fame humaine. » Wassily Kandinsky (1866-1944), Du spirituel dans l'art 9. « Ce n'est pas l'histoire, mais l'art qui exprime la vraie vie.» Friedrich Nietzsche, Le Crepuscule des idoles 10. « L'art est la recherche de l'inutile ; il est dans la speculation ce qu'est l'heroisme dans la morale. » Gustave Flaubert (1821-1835), Carnets 11. « L'art, c'est l'homme ajoute a la nature. »* Vincent Van Gogh (1853-1890) 12. « Le premier merite d'un tableau est d'etre une fete pour l'oeil. » Eugene Delacroix (1798-1863) 13. « Nous n'avons que l'art pour ne pas mourir de la verite. » Friedrich Nietzsche (1844-1900) Comprehension Comment interprétez-vous les citations numéros 6, 8, 10, 13 ? Donnez-en des paraphrases. Production écrite Choisissez la citation qui vous parle le plus. Écrivez un texte pour donner votre point de vue sur le sujet choisi. Exposition Ousmane Sow, passereile des Arts, Paris 1999. © Adagp, Paris 2005 77