Sophie Mazet, la prof qui apprend aux élèves à penser par eux-mêmes Sonia Desprez Le 26 novembre 2020 Cette normalienne agrégée d’anglais, prof de lycée en Seine-Saint-Denis, a une obsession : aiguiser l’esprit critique des élèves. Au programme de ses ateliers d’"autodéfense intellectuelle" : précision, vigilance, respect des sources et intelligence. Elle publie la suite de sa méthode sous forme de lexique. Madame Figaro. - Comment vous est venue l’idée d’un atelier qui apprend à décrypter le vrai du faux dans tout ce qui est présenté comme de l’information ? Sophie Mazet. - Après avoir découvert The Onion, un média parodique aux États-Unis, j’avais proposé à mes élèves en cours d’anglais plusieurs documents à étudier, les prévenant que parmi eux s’était glissé un «faux» texte à repérer. Je pensais que c’était facile : il y avait, par exemple, un faux discours de Barack Obama qui se terminait par «Fuck you !». Ils n’ont rien vu, sauf une élève. Après cette expérience, j’ai proposé à ma chef d’établissement cet atelier d’«autodéfense intellectuelle» pour les élèves de première, sur la base du volontariat. Quelle est votre méthode ? Elle comprend une partie de cours magistral et une autre de travaux pratiques. Par exemple, je commence par leur transmettre des connaissances sur la rhétorique et les arguments fallacieux, sur la sophistique. Puis, on organise un faux procès : les élèves sont les avocats, leur but est de faire acquitter leur client avec une plaidoirie emplie d’arguments le plus fallacieux possible. Je prends la place du juge : le gagnant est celui qui a réussi à caser le plus d’arguments de ce genre. J’organise aussi un cours sur l’embrigadement et les sectes, à la suite duquel ils doivent créer leur propre secte et m’expliquer comment ils vont recruter, en utilisant les éléments du cours. Ou encore un cours sur le complotisme. Comme les francs-maçons peuvent servir de boucs émissaires dans diverses théories du complot, j’ai proposé une visite au Musée de la franc-maçonnerie, à Paris, où nous avons été reçus par un super conservateur. Il a expliqué aux élèves le fonctionnement des loges en comparant les grades à ceux d’un club de foot. Les élèves ont-ils changé depuis dix ans ? Ils sont encore plus tournés vers les réseaux sociaux, comme nous tous. Mais je dirais que c’est plutôt le débat public qui a changé depuis cinq ans. C’est pour ça que je me suis intéressée, dans mon dernier livre, aux mots de l’époque. Il y a des sujets, comme l’homéopathie ou les vaccins, qui sont devenus explosifs. Les jeunes sont très intéressés par ces sujets, et par d’autres comme le féminisme, le multiculturalisme. Mais certaines choses leur ont été montrées comme étant des évidences, il faut nuancer. Quel est leur rapport à l’information ? Ils sont assez consommateurs. Le jour de l’hommage à Samuel Paty, j’étais en cours avec une classe de terminale extraordinaire, nous parlions des médias quand l’un a dit : «Les chaînes d’info en continu font mal à la tête». J’ai répondu : «Éteignez la télé ! Critiquez ! Tournez-vous vers d’autres médias, devenez journalistes, prenez le pouvoir !» Je n’ai pas envie qu’ils pensent comme moi, mais comme eux-mêmes Votre livre analyse des termes et des expressions de plus en plus employés aujourd’hui, comme «antisystème», «appropriation culturelle», et souligne leurs ambiguïtés… «On ne peut plus rien dire», entend-on beaucoup. J’ai recensé dans les médias traditionnels quel type de personne disait cela, pour parvenir à la conclusion qu’il s’agissait principalement de gens qui ne sont pas contents de ne pas pouvoir faire de blagues racistes, homophobes ou sexistes. J’ai aussi étudié le cas des manuels scolaires américains, qui sont relus par un comité dont le but est de faire retirer tout élément qui pourrait fâcher qui que ce soit. On a, par exemple, enlevé le mot «dinosaure», qui pouvait heurter la sensibilité des créationnistes, ou encore le mot «hibou», car cet animal est tabou dans la culture amérindienne navajo. Des gens du comité en situation de handicap ont pu dire ensuite : «Très bien, mais on va enlever ceci ou cela aussi», au prétexte que cela ostracisait. Est-ce que cela arrive en France ? Je me suis penchée sur la loi Gayssot (loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, Ndlr), qui encadre la liberté d’expression. On peut dire beaucoup de choses, en réalité. Par exemple, la députée George Pau-Langevin a dénoncé le terme «blanchi», dans le sens «innocenté», déplorant que la couleur noire soit toujours associée à du négatif. Certains ici l’ont épinglée, mais personne n’a été empêché de dire quoique ce soit dans ce débat. Est-ce que vous pouvez donner raison à un élève qui a d’autres opinions que les vôtres ? Je ne lui donne ni raison ni tort, je lui explique juste s’il a bien argumenté ou non. J’essaie de ne pas leur donner mon avis, je n’ai pas envie qu’ils pensent comme moi, mais comme eux-mêmes, avec le moins d’erreurs possible de raisonnement. Mais si un élève, par exemple, justifie un attentat en disant que les victimes l’ont mérité ? Je laisse dire, mais je ne laisse pas passer. C’est dur, mais il faut que ça sorte, sinon comment commencer la discussion ? Cependant, j’ai très peu entendu ce genre de propos, c’est important de le dire. Rapporté au nombre d’élèves, c’est infime. Je suis optimiste à l’échelle de ma classe et de mes élèves, plus qu’à l’échelle du pays Pourquoi ne pas dupliquer ce type d’ateliers ailleurs ? Quand Najat Vallaud-Belkacem a été ministre de l’Éducation nationale (de 2014 à 2017, Ndlr), son ministère a créé un groupe de travail. Mais je précise que moi, je me suis autoformée en passant des mois à la BnF à lire des livres sur tous ces sujets. Ce que je fais est très personnel et repose aussi beaucoup sur l’humour. Ce n’est pas facile à retranscrire. Ce groupe avait malgré tout réussi à intégrer des choses dans différentes disciplines, en particulier sur le conspirationnisme. Et puis Jean-Michel Blanquer a dissous le groupe, ça ne l’intéressait pas. Imaginez-vous vous lancer en politique ? Pourquoi pas, mais plutôt à un niveau local, celui d’une mairie par exemple, parce que c’est ce qui permet d’agir vraiment dans la vie des gens. Mais pas tout de suite, parce que je viens d’avoir un bébé ! Et puis, j’adore mon lycée : l’équipe est géniale, je n’ai pas du tout envie de partir… Je suis optimiste à l’échelle de ma classe et de mes élèves, plus qu’à l’échelle du pays. Autodéfense intellectuelle (le retour), de Sophie Mazet, Éd. Robert Laffont, 240 p., 18 €.