Anne Hébert - LE TOMBEAU DES ROIS (1953) J’ai mon cœur au poing. Comme un faucon aveugle. Le taciturne oiseau pris à mes doigts Lampe gonflée de vin et de sang, Je descends Vers les tombeaux des rois Étonnée À peine née. Quel fil d’Ariane me mène Au long des dédales sourds ? L’écho des pas s’y mange à mesure. (En quel songe Cette enfant fut-elle liée par la cheville Pareille à une esclave fascinée ?) L’auteur du songe Presse le fil, Et viennent les pas nus Un à un Comme les premières gouttes de pluie Au fond du puits. Déjà l’odeur bouge en des orages gonflés Suinte sous le pas des portes Aux chambres secrètes et rondes, Là où sont dressés les lits clos. L’immobile désir des gisants me tire. Je regarde avec étonnement À même les noirs ossements Luire les pierres bleues incrustées. Quelques tragédies patiemment travaillées, Sur la poitrine des rois, couchées, En guise de bijoux Me sont offertes Sans larmes ni regrets. Sur une seule ligne rangés : La fumée d’encens, le gâteau de riz séché Et ma chair qui tremble : Offrande rituelle et soumise. Le masque d’or sur ma face absente Des fleurs violettes en guise de prunelles, L’ombre de l’amour me maquille à petits traits précis ; Et cet oiseau que j’ai Respire Et se plaint étrangement. Un frisson long Semblable au vent qui prend, d’arbre en arbre, Agite sept grands pharaons d’ébène En leurs étuis solennels et parés. Ce n’est que la profondeur de la mort qui persiste, Simulant le dernier tourment Cherchant son apaisement Et son éternité En un cliquetis léger de bracelets Cercles vains jeux d’ailleurs Autour de la chair sacrifiée. Avides de la source fraternelle du mal en moi Ils me couchent et me boivent ; Sept fois, je connais l’étau des os Et la main sèche qui cherche le cœur pour le rompre. Livide et repue de songe horrible Les membres dénoués Et les morts hors de moi, assassinés, Quel reflet d’aube s’égare ici ? D’où vient donc que cet oiseau frémit Et tourne vers le matin Ses prunelles crevées ? 5 10 15 20 25 30 35 35 40 45 50 55 60