Annie Ernaux : « La lecture, un levier d’émancipation évident » C’est la première fois qu’elle accepte d’être la marraine d’un festival parce que les Rencontres populaires du livre de Saint-Denis se distinguent par leur engagement auprès des habitants de cette ville-monde et leur exigence artistique. Entretien réalisé par Muriel Steinmetz - l’Humanité du Jeudi 4 octobre 2018 Les Rencontres populaires du livre de Saint-Denis se tiennent du 4 au 7 octobre dans la salle de la Légion d’honneur de la mairie et à l’école Jean-Vilar, où un premier volet de la manifestation, ouverte à tous, populaire et solidaire, s’effectuera avec le troc-livres. Un second volet, ludique et éducatif, impliquera des spectacles, des ateliers et des expositions, dont « l’Écho des tranchées », réalisée en partenariat avec les écoles et les associations de la ville. Enfin, le troisième volet, dans un esprit multiculturel et alternatif, consistera en un salon des éditeurs indépendants, ainsi que des débats, des conférences, des rencontres et des cafés littéraires mettant à l’honneur la littérature engagée. Parmi les intervenants, Gérard Noiriel, Rokhaya Diallo, la Syrienne Hala Mohammad, la Compagnie Jolie Môme, l’association Sciences-Po… La soirée d’ouverture se déroulera ce jeudi, à partir de 18h30, au cinéma l’Écran (14, passage de l’Aqueduc, Saint-Denis), avec la lecture du texte d’Annie Ernaux en présence des syndicats de cheminots, suivie de la projection du film de René Clément la Bataille du rail (1946). Ce sera ensuite un échange autour de l’ouvrage collectif la Bataille du rail. Cheminots en grève, écrivains solidaires, paru aux Éditions Don Quichotte. Qu’est-ce qui, dans le projet des Rencontres populaires du livre, vous a amenée à accepter d’y participer ? ANNIE ERNAUX J’ai reçu une demande de l’éditeur du livre qui a rassemblé tous nos textes pour la Bataille du rail. Cheminots en grève, écrivains solidaires. Il m’a demandé si j’acceptais d’être la marraine des Rencontres. J’ai dit oui. Ce titre est très beau. Jusqu’à présent, je n’étais marraine de rien. En général, je refuse toujours. C’est presque un principe pour moi. Là, c’est très différent, car cela fait appel chez moi à des choses extrêmement profondes. Il est écrit, dans les attendus de la manifestation, que « la lecture demeure un levier essentiel d’éducation et d’émancipation ». Pouvez-vous nous rappeler votre propre rapport à la lecture ? ANNIE ERNAUX Il s’agit d’une évidence riante. Je suis née dans un milieu ouvrier. Ma famille était ouvrière. Mes parents avaient réussi à obtenir un petit commerce de café-épicerie. J’étais en quelque sorte déterminée, comme mes cousines, à quitter l’école à 14 ans et à travailler. J’ai eu la chance d’avoir une mère qui lisait beaucoup. Dès que j’ai appris à lire, j’ai aimé ça. Elle a satisfait mon désir de lecture bien plus que dans les milieux bourgeois. Elle me laissait lire tout ce que je voulais. À 11 ans, je me suis plongée dans Une vie de Maupassant, qui était plus ou moins bien caché dans la maison. Il a fallu que je poursuive des études après le bac pour que je perçoive à quel point cela avait été déterminant. Dans Rencontres populaires du livre, le mot « populaires » est significatif du projet. C’est aussi affirmer une différence avec les festivals de lecture habituels… ANNIE ERNAUX En effet, cela a beaucoup compté dans mon acceptation. D’abord, que cela se passe à Saint-Denis, un département à la fois très voisin de Paris et qui, en même temps, paraît aux Parisiens intra-muros et à toute une catégorie de la population comme étant en dehors, étranger alors qu’il va faire partie du Grand Paris. Et puis ces Rencontres approchent tout ce qu’il est possible de réaliser en termes d’associations œuvrant pour la culture et le rassemblement des populations dans ce département. Je crois vraiment que les engagements les plus profonds sont toujours fondés sur des fractures intimes, des blessures. On se dit qu’on est appelé à témoigner, à s’engager, tout simplement. Il n’est pas innocent que la création de ces Rencontres ait lieu à l’initiative de la ville de Saint-Denis, dans ce département du 93 qui vient justement d’alerter le gouvernement sur son désengagement patent à son égard… ANNIE ERNAUX La finalité de ces Rencontres est extrêmement importante. Elles se différencient en cela de tous les Salons du livre où, de toute façon, je ne vais plus jamais, mis à part le Salon du livre de Paris. Tous les autres ne sont que des sortes de célébration. Elles s’inscrivent, à mon sens, dans l’état d’esprit de quelqu’un que j’ai beaucoup admiré, Jack Ralite, qui a été le fondateur des États généraux de la culture.