Gustav Flaubert – Un coeur simple[1] Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé à la Havane ; il avait lu, ce renseignement dans une gazette. A cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l'on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s'en retourner par terre ? A quelle distance était-ce de Pont-l'Evêque ? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais. Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes ; et il avait un beau sourire de cuistre devant l'ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua, dans les découpures d'une tache ovale, un point noir, imperceptible, en ajoutant « Voici. » Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre ; et Bourais l'invitant à dire ce qui l'embarrassait elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ; une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n'en comprenait pas le motif, - elle qui s'attendait peut-être à voir jusqu'au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée ! Ce fut quinze jours après que Liébard, à l'heure du marché comme d'habitude, entra dans la cuisine ; et lui remit une lettre qu'envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours à sa maîtresse. Mme Aubain, qui comptait les mailles d'un tricot, le posa près d'elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d'une voix basse, avec un regard profond. - « C'est un malheur... qu'on vous annonce. Votre neveu... » Il était mort. On n'en disait pas davantage. Félicité tomba sur une chaise, en s'appuyant la tête à la cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l'oeil fixe, elle répétait par intervalles : - « Pauvre petit gars ! pauvre petit gars ! » Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu. Elle lui proposa d'aller voir sa soeur, à Trouville. Félicite répondit par un geste qu'elle n'en avait pas besoin. Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer. Alors elle dit : - « Ça ne leur fait rien, à eux ! » Sa tête retomba ; et machinalement, elle soulevait de temps à autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage. Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d'où dégouttelait du linge. En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive ; l'ayant coulée la veille, il fallait aujourd'hui la rincer ; et elle sortit de l'appartement. Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir ; et les coups forts qu'elle donnait s'entendaient dans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s'y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l'eau. Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir fut très brave ; mais à peine dans sa chambre, elle s'y abandonna, à plat ventre sur son matelas, le visage dans l'oreiller, et les deux poings contre les tempes. Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elle connut les circonstances de sa fin. On l'avait trop saigné à l'hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit : - « Bon ! encore un ! » Ses parents l'avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima mieux ne pas les revoir ; et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou endurcissement de misérables. Virginie s'affaiblissait. Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des marbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde. M. Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain s'y décida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison, sans le climat de Pont-l'Evêque. Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d'où l'on découvre la Seine. Virginie s'y promenait à son bras, sur les feuilles de pampre tombées. Quelquefois, le soleil traversant les nuages la forçait à cligner ses paupières, pendant qu'elle regardait les voiles au loin et tout l'horizon, depuis le château de Tancarville jusqu'aux phares du Havre. Ensuite on se reposait sous la tonnelle. Sa mère s'était procuré un petit fût d'excellent vin de Malaga ; et, riant à l'idée d'être grise, elle en buvait deux doigts, pas davantage. Ses forces reparurent. L'automne s'écoula doucement. Félicité rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu'elle avait été aux environs faire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M. Poupart ; et il était dans le vestibule. Madame Aubain nouait son chapeau. Questions: 1 – Montrez en quoi les deux situatuions auxquelles Félicité est confrontée (absence et puis mort de son neveu) sont révélatrices de son caractère. 2 – Étudiez les différentes modalités du texte (vision extérieure, intérieure, point de vue de Félicité). 3 – Qu´est-ce qui rend ce texte particulièrement émouvant? 4 – Quelle était la relation entre Mme Aubain et sa servante? ________________________________ [1] http://pagesperso-orange.fr/jb.guinot/pages/coeur2.html