Tentation Quand j'étais tout enfant, nous habi-tions á la Campagne. La maison qui nous abritait n'était qu'une petite métairie isolée au milieu des champs. Lá nous vivions en paix. Mes parents gardaient avec eux une grand-tante paternelle, Tante Martine. C'était une femme á ľantique avec la coiffe de pique, la robe á plis et les ciseaux d'argent pendus á la ceinture. Elle régen-tait tout le monde : les gens, le chien, les canards et les poules. Quant á moi, j'étais gourmandé du matin au soir. Je suis doux cependant et bien facile á conduire. N'importe! Elle grondait. Cest que, m'adorant en secret, eile croyait cacher ainsi ce sentiment d'adoration qui jaillissait, á la moindre occasion, de toute sa personne. 13 Autour de nous, on ne voyait que champs, longues haies de cypres, petites cultures et deux ou trois métairies solitaires. Ce paysage monotone m'attristait. Mais au-delá coulait une riviere. On en parlait souvent, á la veillée, sur-tout ľhiver, mais je ne ľavais jamais vue. Elle jouait un grand role dans la famille, á cause du bien et du mal qu'elle faisait á nos cultures. Tantôt eile fertilisait la terre, tantôt eile la pourrissait. Car c'était, parait-il, une grande et puissante riviere. En automne, au moment des pluies, ses eaux montaient. On les entendait qui grondaient au loin. Parfois elles passaient par-dessus les digues de terre et inon-daient nos champs. Puis, elles repartaient, en laissant de la vase. Au printemps, quand les neiges fon-d^->t dans les Alpes, d'autres eaux appa-raissaieii*. Les digues craquaient sous leur poids et de nouveau les prairies á perte de vue ne formaient qu'un seul étang. Mais, en été, sous la chaleur torride, la riviere s'évaporait. Alors des ilots de cailloux et de sable cou- 14 paient le courant et fumaient au soleil. Du moins on le disait. Je ne le savais que par oui-dire. Mon pere m'avait averti : — Amuse-toi, va oú tu veux. Ce n'est pas la place qui te manque. Mais je te defends de courir du côté de la riviere. Et ma mere avait ajouté : — A la riviere, mon enfant, il y a des trous morts ou l'on se noie, des serpents pármi les roseaux et des Bohémiens sur les rives. II n'en fallait pas plus pour me faire réver de la riviere, nuit et jour. Quand j'y pensais, la peur me soufflait dans le dos, mais j'avais un désir violent de la con-naitre. De temps á autre un braconnier pas-sait chez nous. Un grand, sec, la figure en lame de couteau. Et avec ca, ľceil vif, rusé. Tout en lui décelait la souplesse et la force : les bras noueux, le pied corné, les doigts agiles. II apparaissait comme une ombre, sans bruit. — Tiens, voilá Bargabot, disait mon pere. H nous apporte du poisson. En effet. Bargabot déposait un panier de pois-sons étincelants sur la table de la cuisine, lis m'émerveillaient. Dans ľalgue luisaient des ventres d'argent, des dos bleuätres et des nageoires épineuses. C'étaient des bétes d'eau toutes f raiches encore de la riviere. — Bargabot, comment faites-vous pour prendre de si belles pieces? Bargabot d'un air évasif répondait á mon pere : — Le Bon Dieu a pitié du pauvre, monsieur Boucarut, et puis j'ai la main. Et on n'en tirait jamais davantage. Un jour que j'étais seul á la maison, Bargabot apparut, comme toujours, á l'im-proviste. II portait au bout d'un crochet une alose énorme. II me dit: — Cest pour toi, tiens, je te la donne. II posa le poisson sur le coin de la table. Puis il me regarda d'un air étrange : — Petit, petit, murmura-t-il, tu as une bonne frimousse, une frimousse de 16 pécheur. As-tu jamais pris du poisson? — Non, monsieur Bargabot, on me defend d'aller á la riviere. II haussa les épaules. — Tant pis! mais si je t'avais avec moi, je t'en ferais connaitre des bons coins ou personne ne va, surtout dans les iles... A partir de ce jour, je ne dormis plus. Souvent, la nuit, je pensais á ces coins merveilleux, enfouis au milieu des bois, sur le bord de ces iles, ou personne, sauf Bargabot, n'allait jamais. D'autres fois, Bargabot me montrait de beaux hamecpns en acier bleu, ou bien de petits bouchons de liege joliment taillés. Bargabot était mon grand homme : je l'admirais. Pourtant ses yeux gris et rusés m'inspiraient de la crainte; et, á cause de cette crainte, mon amitié restait cachee au fond de moi. Quand il était lá j'avais un peu peur; quand il n'y était plus, je le regrettais. Si dans la cour j'entendais glisser ses espa-drilles, mon coeur se mettait á battre. Bien vite, il s'était apercii de ľintérét que je portais á sa personne. Mais par feinte il prenait des airs indifferente qui me met- taient au supplice. Parfois on ne le voyait pas de quinze jours. Je ne tenais plus en place. Une envie folie me prenait de m'en-fuir jusqu'á la riviere. Mais je craignais mon pere. II ne badinait pas. L'hiver, passe encore : il fait froid, le vent hurle, la neige tombe, courir la Campagne est folie. On se sent bien devant le feu, et on s'y tient. Mais au printemps le vent est doux, le temps léger. On a besoin d'air et de mouvement. Ce besoin me prenait comme il prend tout le monde. Et c'était un désir si vif de m'échapper que j'en tremblais de peur. Je risquais toujours ďy céder, un beau matin, et de partir á ľaventure. II n'y manquait que ľoccasion. Elle se présenta. Et voici comment. Mes parents durent s'absenter pendant quelques jours. En leur absence, ce fut, comme de juste, Tante Martine qui régna sur la maison. Tante Martine était despo-tique, je l'ai dit; mais děs qu'elle restait seule avec moi, toutes les libertés m'étaient permises. Car elle-méme voulait étre libre; et ľeut-elle pu en me surveillant du matin au soir? Celui qui tyrannise son prochain 18 se tyrannise aussi lui-méme. Tante Mar-tine le savait. Elle me laissait done la bride sur le cou pour pouvoir trotter á son aise. Car eile trottait. Elle trottait du haut en bas de la maison. Elle trottait le jour; eile trottait la nuit; eile trottait á ľaube; eile trottait au crépuscule. Et toujours ďun trottinement á peine perceptible, un pas de souris. Quand mes parents étaient á la maison, eile se tenait á peu pres tran-quille; mais á peine étaient-ils partis qu'elle se mettait á trotter. On ne la voyait plus; mais on ľentendait f ureter de chambre en chambre. Tantot eile s'enfoncait dans les téněbres de la cave; tantot eile disparaissait dans le cellier. A quels travaux s'y livrait-elle? Dieu le sait! On percevait des bruits mysté-rieux : le bois remuait, une caisse dégrin-golait avec fracas... Et puis le silence... Mais á touš les séjours que lui offrait notre vieille demeure, Tante Martine pré-férait les combles. Elle s'y élevait tous les aprěs-midi et y séjournait bien souvent jusqu'á ľarrivée des premieres ombres. C'était son refuge de predilection, son 19 paradis. La s'alignaient d'antiques malles cloutées de cuivre et revétues de poils de chěvre. Des malles centenaires. EUes étaient bourrées de vieux habits : jaquet-tes á fleurs, gilets de satin, dentelles jau-nies, broderies, escarpins á boucles d argent, bottes vernies. Et quelles robes! Toutes soies roses, côtes lamées, paillettes d'or, rubans puce, feu, pourpres! Couleurs fanées, sans doute, et qui sentaient le vieux, mais de quel charme! Car tout cela fleurait encore la lavande et la potnme reinette. J'en raffolais. Et ce n'étrient pas les seules merveilles! De vénérables portraits de famille pendaient á un clou. Dans un coin s'empilait de la vaisselle peinte. Deux chandeliers d'argent reposaient sur un coif re ďébene. Des livres relies de cuir gisaient sur le plancher parmi un monceau de papiers jaunis, oú nichaient les rats... Enfin, au plafond était suspendu, par la queue et la téte, un vieux crocodile em-paillé, don d'un oncle navigateur, ľoncle Hannibal. Quand Tante Martine montait dans les combles, rien au monde, je crois, n'eut pu ľen tirer. Elle s'y enfermait á double 20 tour, et je n'avais pas le droit de l'y suivre. — Va t'amuser dans le jardin, me di-sait-elle. II faut que je range les fripes. Je comprenais. Seul, désceuvré, j'errais un peu dans la maison, et puis j'allais m'asseoir sous le figuier du puits. Cest lá qu'un beau matin d'avril la tentation vint me trouver á ľimproviste. Elle sut me parier. C'était une tentation de printemps, une des plus douces qui soient, je pense, pour qui est sensible au ciel pur, aux feuilles tendres et aux fleurs f raichement écloses. Cest pourquoi j'y cédai. Je partis á travers les champs. Ah! le cceur me battait! Le printemps rayonnait dans toute sa splendeur. Et quand je pous-sai le portail donnant sur la prairie, mille parfums ďherbes, d'arbres, ďécorce frai-che me sauterent au visage. Je courus sans me retourner jusqu'á un boqueteau. Des abeilles y dansaient. Tout l'air, oů flottaient les pollens, vibrait du frémis- sement de leurs ailes. Plus loin un verger ďamandiers n'était qu'une neige de fleurs oú roucoulaient les premieres palombes de ľannée nouvelle. J'étais enivré. Les petits chemins m'attiraient sournoi-sement. «Viens! que ťimportent quelques pas de plus? Le premier tournant n'est pas loin. Tu ťarréteras devant ľau-bépine. » Ces appels me faisaient perdre la tete. Une fois lancé sur ces sentes qui serpentent entre deux haies chargées ďoiseaux et de baies bleues, pouvais-je m'arréter? Plus j'allais et plus j'étais pris par la puissance du chemin. A mesure que j'avancais, il devenait sauvage. Les cultures disparaissaient, le terrain se faisait plus gras, et ca et lá poussaient de longues herbes grises ou de petits sau-les. Ľair, par bouffées, sentait la vase humide. Tout á coup devant moi se leva une digue. C'était un haut remblai de terre couronné de peupliers. Je le gravis et je découvris la riviere. Elle était large et coulait vers ľouest. Gonflées par la fonte des neiges, ses eaux 22 puissantes descendaient en entrainant des arbres. Elles étaient lourdes et grises et parfois sans raison de grands tourbillons s'y formaient qui engloutissaient une épa-ve, arrachée en amont. Quand elles ren-contraient un obstacle á leur course, elles grondaient. Sur cinq cents metres de lar-geur. leur masse énorme, d'un seul bloc, s'avancait vers la rive. Au milieu, un cou-rant plus sauvage glissait, visible á une créte sombre qui tranchait le limon des eaux. Et il me parut si terrible que je frissonnai. En aval, divisant le flot, s'élevait une ile Des berges abruptes couvertes de sau-laies épaisses en rendaient l'approche difficile. C'était une ile vaste ou poussaient en abondance des bouleaux et des peupliers. A sa pointe venaient s'échouer les troncs d'arbres que la riviere charriait. Quand je ramenai mes regards vers le rivage, je m'apercus que, juste á mes pieds, sous la digue, une petite anse abritait une plage de sable fin. Lá les eaux s'apaisaient. C'était un point mort. J'y descendis. Des troěnes, des osiers géants et des aulnes glauques formaient une voůte au-dessus de ce refuge. Dans la pénombre mille insectes bour-donnaient. Sur le sable on voyait des traces de pieds nus. Elles s'en allaient de l'eau vers la digue. Les empreintes étaient larges, puissantes. Elles avaient une allure ani-male. J'eus peur. Le lieu était solitaire, sauvage. On entendait gronder les eaux. Qui hantait cette anse cachée, cette plage secrete? En face, l'ile restait silencieuse. Son aspect cependant me parut menacant. Je me sentais seul, faible, exposé. Mais je ne pouvais pas partir. Une force mysté-rieuse me retenait dans cette solitude. Je cherchai un buisson ou me dissimuler. Ne m'épiait-on pas? Je me glissai sous un fourré épineux, á ľabri. Le sol doux y était couvert d'une mousse souple et moel-leuse. Lá, invisible, j'attendis, tout en sur-veillant l'ile. D'abord je ne vis rien. Sur moi s'éten-dait ľombre des feuillages; les insectes dansaient toujours; parfois s'envolait un oiseau; l'eau coulait, ralentie par la sinuo-sité de la plage; le temps passait, mono- 24 tone, et l'air devenait tiěde. Je m'assou-pis. Longtemps je dus rester dans le som-meil. Comment f us-je éveillé? Je ne sais. Quand j'ouvris les yeux, étonné de me retrouver sous ce buisson, le soleil était bas, et 1'aprěs-midi touchait á sa fin. Rien ne semblait change autour de moi. Et cependant je restais immobile, au fond de ma cachette, dans ľattente de quelque événement. Tout á coup, au milieu de l'ile, entre le feuillage des arbres, s'éleva un fil de fumée, pur, bleu. L'ile était habitée. Mon coeur battit. J'observai avec attention le rivage oppose, mais vainement. Personne n'apparut. Au bout d'un moment la fumée diminua; eile semblait se retirer peu á peu dans les bouquets ďarbres, comme si la terre invisible 1'eůt absorbée. H n'en resta rien. Le soir tombait. Je sortis de ma retraite et revíns á la plage. Ce que je découvris m'épouvanta. A cóté des premieres traces que j'avais rele-vées sur le sable, d'autres, encore frai- ches, marquaient le sol. Ainsi pendant que je dormais quelqu'un était passé pres de mon refuge. M'avait-on vu? La nuit arrivait maintenant derriěre les roseaux. Un oiseau s'envola brusquement du milieu des joncs. II poussa un cri, et, de ľile, lui répondit un douloureux gémissement. Je m'enf uis. Je n'arrivai á la maison qu*á la nuit close. Je laisse á penser de quelle f aeon me recut Tante Martine. — Vagabond! Pied-noir! Gr.itte-che- min! Elle me renifla : — Tu sens la vase. — Ah! tu as de jolis cheveux! lis étaient barbelés de feuilles et ďépi- nes. — Vatepeigner! J'y allai, penaud, sans répondre. Je connaissais Tante Martine. Des colěres, des cris. Mais cela n'allait pas plus loin. ■ 26 — Tu n'as pas honte? Naturellement j'avais honte, mais qui a honte se tient coi, et je me tus. — Si je disais tout á ton pere, hé! Pascalet (Pascalet est mon nom), tu vois ďici ce qu'il ferait, ton pere!... Je le voyais parfaitement, mais je voyais aussi Tante Martine : et tout en eile me disait : « Chenapan! tu as de la chance que Tante Martine soit faible pour ce petit gredin de Pascalet! Aprěs tout, dans son temps, ton pere en a fait bien d'autres!...» Sous son air menagant, Tante Martine s'attendrissait. — Et tu as f aim sans doute?... J'avais f aim et je ľavouai. — Parbleu! grommelait-elle, en prépa-rant sa poele á frire. Depuis sept heures du matin!... Malheureux! je parie que la téte te tourne... Je mentis : — Oui, Tante Martine, cette fois la téte me tourne, mais pas trop vite. — Et tnoi, qui n'ai qu'un peu de soupe á te dormer... Et deux tomates... Et de la saucisse... 27 On entendit un pas. Bargabot entra dans la cuisine. Jamais il ne m'avait paru si grand. II avait son air sauvage. Tante Martine de saisissement faillit laisser tomber sa poéle. Mais lui, ne s'en apercut pas. II dit: — Je vous apporte des gardons. Faites-les cuire. Vous ne me refuserez pas un verre de vin. Et il s'attabla. Tante Martine prit le panier de pois-sons. On l'entendit qui "'raclait les écailles. Dans la poéle, ľhuile fuma. Nous invi-támes Bargabot. Tante Martine apporta la cruche de vin, le pain bis, du vinaigre. Bargabot tira de sa poche un long couteau. II se tailla une enorme miche de pain, y placa deux poissons et traca une croix avec sa lame au-dessus de la nourri-ture. Puis il mangea. Nous le regardions. II ne disait mot. De son corps s'exhalait l'odeur du fleuve. Nous ne pensions pas á manger. II s'en apercut. Nos yeux se rencontrěrent : — II faut manger, fiston, murmura-t-il. 28 J'ai pěché ce poisson pour vous. II vient de la riviere... tu sais bien, la riviere?... Avec son íle et ses buissons, oů ľon peut se cacher ?... Je pälis. Tante Martine m'observait. Mais Bargabot prit dans le plat le poisson le plus beau, et il le mit dans mon assiette. Avec une délicatesse inattendue, il l'ou-vrit, détacha les arétes, versa deux gouttes d'huile sur la chair et un fil de vinaigre. — U n'y manque plus rien, dit-il. Tu peux y mordre. Tante Martine boudait un peu. Le repas s'acheva dans le silence. Quand les plats furent enlevés, Bargabot, toujours taciturne, se mit á tracer sur la table, avec la pointe de son long couteau, des figures bizarres. C'étaient des poissons inconnus, les uns tout hérissés ďépines, d'autres tout en tétes, enormes, ouvrant leurs gueules goulues dans le vide. II y avait aussi des serpents fantastiques et des tortues d'eau. Tante Martine et moi nous nous tai-sions, fascines par ces bétes singuliěres. Soudain Bargabot grommela : — Ca sent l'orage. 29 Peu aprěs il tonna au loin. Bargabot se leva, et dit : — Bonne soiree! Mais je n'ai pas de temps á perdre. Et il disparut. II tonna toute la nuit. Le tonnerre gron-da vraiment, sans se ménager. II couvrait de ses roulements sombres toute la Campagne. Les eclairs s'ouvraient et se fer-maient comme des ciseaux de feu. La fou-dre tomba sur un pin qui craqua et s'abattit. La maison tremblait Le sous-sol en ses profondeurs repercutait les grondements. Enfoui sous mes couver-tures, je pensais á la riviere. Sous la flamme bleue des eclairs eile devait luire sinistrement. La pluie vint dans le vent, en biais, et fouetta la maison qui se mit á gémir du haut en bas, sous la fureur de ľaverse. Ľorage dura jusqu'au matin. Alors, il s'éloigna en grommelant. Le soleil per^a un nuage et ďun grand revers de lumiere il illumina ľétendue des champs. 30 H fallut trois grands jours de chaleur pour sécher le sol. Pendant ces trois journées je ne bougeai pas. Tante Martine se remit á trottiner. Prise par sa passion, eile avait oublié mon escapade. Utk "> Je repartis, un mardi matin. Le jour pointait á peine. Tante Martine dormait encore dans sa chambre. Elle avait fureté jusqu'á minuit. Je profitai de son sommeil pour bourrer de provisions un petit sac : figues, noix, quignon de pain. Une heure apres, j'étais au bord de la riviere. Quelle splendeur! Ľonde était devenue limpide et le bleu d'un ciel vif, lavé, oů le vent poussait en riant deux petits nua-ges, se reflétait sur ces eaux claires qui d'un grand mouvement fuyaient vers un horizon de collines. Le terrible courant central, crčte de noir, ne troublait plus ce miroir lisse. La riviere riait entre ses rives colorées de rose par le jour qui se levait. Un martin-pěcheur voletait le long 3b de ľile, et la brise du matin bruissait dans les roseaux. Je remontai la rive vers une cabane. Quatre pilotis la portaient sur l'eau. Une passerelle y donnait accěs. Dedans, sur un hamac, il y avait une paillasse d'algues sěches. Un vieux filet pendait au plafond. Dans un coin, quelques ustensiles de cuisine. « Ici, pensai-je, vient dormir Bargabot quand il braconne. > Sous la barque on voyait une petite plage. Amarrée á un pilotis y flottait une barque. Elle était vieille et un peu vermou-lue. A travers les ais mal joints ľeau filtrait sournoisement. Plus de peinture sur la coque. Depuis longtemps le soleil et la pluie ľavaient écaillée. On avait enlevé les rames. Une corde de chanvre effilochée retenait ľembarcation, et ľeau était si calme que la corde molie trempait dans la riviere. Cette tranquillité, cette quietude me ten-térent aussitôt. Je descendis jusqu'á la barque, et, aprěs une brěve hesitation, je 36 posai mon pied sur le bord; il flechit sous mon poids. Ce fléchissement me troubla beaucoup. Mais la barque reprit son équi-libre. Je m'assis, avec precaution, au milieu, sur le banc, et ne bougeai plus. Ľembarcation, l'eau et la rive parais-saient immobiles, et, malgré la sourde emotion qui me serrait le cceur, j'étais heureux. Car, tournant le dos au rivage, je ne voyais plus devant moi que la riviere. Elle glissait. Plus loin, en aval, ľile, prise dans les premiers rayons du jour, commengait á sortir des brumes matinales. Peupliers, ormes et bouleaux formaient une masse confuse d'ou peu á peu se détachaient de grands pans de feuillages qui prenaient la lumiěre. A la pointe, un roc bleu émer-geait au-dessus de ľeau, qu'il brisait avec violence. Et l'eau bouillonnait de colěre. Mais la rive de ľile était si rose et, sous une légěre brise, il en venait de tels par-fums ďarbres, de plantes et de fleurs sau-vages, que j'étais saisi ďémerveillement. De nouveau, comme ľautre soir, entre les arbres monta la f umée. € C'est Bargabot qui fait du feu, pen- sai-je, il a du pecher cette nuit»... Que n'étais-je dans l'ile? J'en révais... La barque restait immobile. Pas un couraní visible n'atteignait ce petit havre ou je me sentais á ľabri. Je pouvais m'y abandonner á la contemplation des eaux glissantes et silencieuses dont le mouve-ment me fascinait... Je perdis la notion du temps, du lieu et de moi-méme, et je ne savais plus qui s'en allait, de ma barque ou de la riviere. Fuyait-elle, ou était-ce moi qui merveilleu-sement, sans rames, la remontais? Dieu sait comment je m'étais détaché du rivage, et déjá je voyais «'eloigner les quatre pilo-tis de la cabane... Ils s'éloignaient... S'éloi-gnaient-ils?... Brusquement je revins á moi. Ou étais-je? Entre la barque et la cabane, la corde était tombée. Pris dans un courant invisible je partais á la derive. J'essayai de saisir, au passage, une branche; mais eile m'échappa. Sans secousse, insensiblement, je m'éloignais du bord. Le froid de la peur me glacait. Car l'eau, d'abord paisi-ble, entrait dans le courant á mesure que j'avancais, et je voyais, sur moi, venir 3» ľimmense nappe de la riviere avec rapi-dité. Elle était tout entiěre en marche, et sa masse profonde m'entrainait vers ce récif dressé á la pointe de l'ile oú les flots se brisaient en bouillonnant. Leur violence augmentait. Ils empor-taient de plus en plus rapidement la vieille barque. Elle craquait. L'eau montait par les fissures. De vastes tourbillons me pre-naient par le travers et la barque tournait sur elle-méme. Quand eile offrait le flanc au choc de l'eau, eile roulait dangereu-sement. J'allais droit au récif. II s'avan-cait vers moi, terrible. Je fermai les yeux. L'eau gronda, puis la barque saisie dans un remous vira avec lenteur. Un racle-ment ebrania la coque. Elle s'immobilisa sur un lit de gravier. J'ouvris les yeux. J'étais sauvé. Nous venions ďéchouer sur une grěve en pente douce, á la pointe de ľile. Le récif, évité, écumait toujours, mais plus loin. D'un bond je f us á terre. Et alors je pleurai. 39 Lorsque j'eus pleuré tout mon saoul, je compris seulement quelle était ma situation. Deux cents metres d'eau profonde me séparaient de mon rivage, le rivage des terres habitées. Lá fument les bonnes maisons maternelles. A deux kilometres plus loin, sous un bouquet de pins et de platanes, la mienne, dans ce bleu matin, devait mettre son fil de řumée sur le ciel. II était neuf heures. Déjá Tante Martine avait allumé son feu de bois. Et eile me cherchait. J'eus un mouvement de désespoir. Comment sortir de l'ile? Qui appeler? Je m'assis sur une racine, et essayai de réfléchir. Hélas! mes reflexions n'allaient pas loin. Toutes me disaient : « Pascalet, tu es perdu. » Mais cela m'importait peu. Une seule question me tourmentait : « Que va penser Tante Martine? II n'est encore que neuf heures, et déjá eile a de la peine. Que sera sa peine á minuit? Car á minuit tu seras toujours lá, Pascalet, mon ami. Et ľeau, devenue toute noire, coulera sinis-trement.» Tristes, tristes, mes pensées... Cest alors que la brise douce rabattit vers moi une odeur aigrelette de bois brů- 40 Ié. Le souvenir de ce foyer, dont j'avais, par deux fois, remarqué la fumée entre les arbres, me revint á ľesprit. « II faut voir ca», me dis-je. Et je me faufilai sous les buissons. J'arrivai á ľorée d'une clairiěre. Au milieu de cette clairiěre se dressait une hutte. Largement arrondie, eile mon-tait en pain de sucre. Un sac pendait devant la porte. Sur la terre battue, on avait dispose trois pierres. Lá, brülait un peu de feu. La fumée qui s'en élevait léchait une grosse marmite. toute noire, sorte de creature étrange, avec deux petites oreilles et une panse rebondie. Une fillette accroupie devant le foyer attisait le feu avec un baton. Un chat noir sommeillait devant la hutte. Quelques poules picoraient. Qui étaient les gens assez miserables pour habiter dans cette cabane de branches ? La petite fille était en haillons. Des yeux noirs, une peau bistrée. Quelle étrange creature! 8 Elle portait de gros anneaux de cuivre aux orcilles. Parfois eile chantonnait á voix basse. Un äne errait nonchalamment dans 'a clairiěre. Au-delá de la hutte, sous un arbre on entrevoyait vague-ment une enorme masse brune. Cette masse m'inquiéta. Je ne pus ľidentifier, car eile se trouvait trop loin de moi; eile demeurait immobile. Etait-ce un animal? De la marmite s'échappaient des volutes de vapeur. Elles sentaient bon. Une Corneille vint du bois et se posa sur ľépaule nue de la fillette. La fillette lui parla. Stupéfait, je me soulevai pour mieux la voir. La fillette tourna la téte et regarda de mon côté. Mais eile resta impassible. M'avait-elle aperga? Une vieille femme sortit de la cabane. Elle était maigre et farouche. Saisissant un coq par le cou, eile ľégorgea sur le feu, en poussant des glapissements sauvages. La masse brune se souleva, grogna, se mis sur quatre grosses pattes et l'ours — car c'était lá un ours — s'approcha du feu en se dandinant. Arrive pres de la 42 marmite, il huma ľair, lé museau levé dans ma direction. Je m'enf uis. Je courus ďune traite á la pointe de l'ile, et j'y cherchai une bonne cachette. A peine y étais je installé que ľeau clapota. Je regardai craintivement. Une barque venait de la rive vers ľile. Quatre hommes la montaient. Quatre grands diables, sees et noirs, plus noirs, plus sees que Bargabot. Des Bohémiens! Cette fois, j'étais bien perdu, vraiment perdu!... lis accostěrent, puis poussěrent leur embarcation, á ľabri d'une touque, pour la cacher. Ils en tirěrent un enfant. C'était un garepn de mon äge. On ľavait ligoté. Un des hommes le souleva et le chargea sur ses épaules. Je vis bien son visage. II était basané comme ceux de ses ravis-seurs, et tout aussi sauvage. Mais rien n'y trahissait l'effroi. Les yeux clos, la bouche serrée, ľenfant semblait de pierre. On ľemporta. Les quatre hommes dispa-rurent sous les arbres. J'étais seul. H était midi. Je sentis la faim. Mais je n'osai pas toucher á mes provisions. Le moindre mouvement me semblait dan-gereux : un geste maladroit, une branche cassée, tout pouvait me trahir. Je serais découvert, saisi, ligoté! Pendant tout 1'aprěs-midi je n'osai sortir de ma cachette : une petite excavation, creusée dans le roc, et dissimulée par deux canneberges. J'attendais un miracle : sur la rive, quelqu'un allait surgir, un pécheur, probablement... Mais personne ne se montra. Et le soir vint. J'en fus étonné, car jamais jusqu'alors je ne ľavais vu; Du moins tel que je le voyais, sombre et tout bleu, á l'Orient, avec de grands arbres ďétoiles. Son immensité m'emplit de stupeur. A mesure que la clarté du jour dimi-nuait, le ciel, approfondi par l'ombre, s'enfoncait d'abime en abime et de grandes figures celestes mystérieusement apparais-saient. C'étaient des astres inconnus. Plus tard j'ai su leurs noms : la Grande Ourse, Bételgeuse, Orion, Aldébaran. Pour lors, les ignorant, je me contentais d'admirer leur étincellement nocturne. lis brulaient trěs loin en silence. Leurs feux se reflé- 44 taient, en tremblant. dans la riviere, main-tenant luisante et noire. Car la nuit était descendue et ľeau, devenue plus rapide, courait vers l'ile avec une telle puissance que j'avais peur. En vain, blotti dans mon abri, essayais je. fermant les yeux, de ľoublier. Le murmure confus de ses eaux m'arrivait encore et troublait mon äme. Je me sentais petit, freie, réduit á ce peu de moi qui tremblait dans un trou de béte. De mon pied, j'aurais pu toucher ľeau froide qui glissait par vastes nappes si rapidement sous mon refuge. Voisinage perfide et redoutable qui bientôt m'an-goissa. Je ne pus le supporter. En rampant hors de ma cachette. je gravis le talus du rivage. Que n'eussé je donne pour entendre une voix humaine, pour voir une figure d'homme!... Mais quels hommes appeler á mon secours? Ceux de l'ile, sans aucun doute, enlevaient les enfants. Et quelle cruauté!... C'étaient des hommes, cependant... Ils possédaient une cabane; une pauvre cabane, certes, mais qui abritait leur sommeil, humainement. Et ils faisaient du feu. De ce feu, les 45 lueurs éclairaient par bouffées rouges le feuillage des arbres, non loin de mon refuge. Lá brůlait un foyer; un vrai foyer, avec ses braises et sa cendre chaude, sa marmite, sa nourriture, et sa rassurante clarté... Plus je pensais á ce foyer, plus me prenait la tentation de me glisser jusqu'á la hutte, pour voir, dans cette nuit oů je me sentais seul, au moins le feu de l'homme. Aussi, est-ce furtivement que je me faufilai dans le sous-bois. Sans briser une brindille, je réussis, á pas de loup, par miracle, á retrouver la fameuse clai-riěre. Et lá, tapi sous un houx épineux, je regardai. Accroupie devant le feu, se tenait la vieille sorciěre. La fillette tisonnait. La vieille, une louche á la main, remuait lentement dans le chaudron je ne sais quelle infernale nourriture. Le chien, assis sur son derriěre, regardait fixement la vieille et humait les vapeurs. II avait les oreilles pointues. Lours errait librement dans la clairiěre. Comme le vent venait 46 du campement vers moi, les bétes ne pou-vaient déceler mon odeur. Trois hommes, assis sur le sol, man-geaient, non loin du feu. Le quatriěme était debout. II tenait un fouet. A un poteau, par les pieds, par les bras, on avait attache ľenfant. L'homme venait de le fouetter. La laniěre du fouet avait marqué son dos, nu jusqu'á la ceinture. On voyait sur ce dos de bronze trois longues raies noires de sang, quand la flamme s'élevait. L'homme adressa des paroles violentes á ľenfant. Je ne les compris pas. II parlait une langue bizarre. Ľenfant, loin de trembler, répondit á son bourreau avec une telle colěre que ľautre, derechef, le f ustigea. La laniěre sifflante cingla la peau. Ľenfant se tut. C'était un bel enfant, robuste, plus grand que moi, plus fort aussi, un petit bohémien sans doute. Sous le fouet, il serrait les lěvres et ses yeux se fermaient de douleur, mais il ne gémissait pas. i 47 L'homme, á regret, abandonna ľenfant et alia manger. Puis lui et ses trois compa-gnons s'éloignerent du feu et entrěrent dans la cabane pour y dormir. La vieille se leva et se retira á son tour. II ne resta plus dans la clairiěre que le chien, l'ours et la fillette. L'enfant attache au poteau n'avait plus ouvert les yeux. L'ours s'approcha de hli, le flaira. L'enfant demeura immobile. L'ours se coucha presque á ses pieds, et ne bougea plus. Le chien partit dans les bois pour chasser. La fillette s'allongea devant le feu et bientôt s'endormit. Alors l'enfant souleva la téte et ouvrit les yeux. D'un regard lent il fit le tour de la clairiěre. Ce regard vint vers moi et, quand il passa sur mes yeux, un f rémis-sement m'agita. Pourtant il n'avait pu me voir. J'étais enfoui sous les branches et les feuilles, mais il me toucha. Une folle idée prit ma téte: c Ah! pensai-je, il faudrait ramper jusqu'au poteau et délier les cordes.» Je n'en avais pas le courage. Le camp, á peine assoupi, était lá, avec sa sorciěre, son ours, ses quatre hommes 48 cruels, et cette fillette, qu'un rien pouvait éveiller brusquement. Comment fis-je pour l'oublier?... Je sortis de mon buisson et m'avanca» d'un pas dans la clairiěre. Alors l'enfant me vit La flamme m'éclairait en plein. II me vit, mais ne broncha pas. Ses yeux brillaient, ses dents de loup luisaient entre ses lévres retrous-sées, et il me regardait venir vers lui, comme un fantome, sans manifester la moindre emotion. Arrive au poteau, je portai ma main sur la corde pour la dénouer. Mais les noeuds étaient durs, serrés, inextricables. — II y un couteau pres du chaudron, me chuchota l'enfant. Je m'appelle Gatzo. Mais pres du chaudron dormait la fillette. — Elle va s'éveiller, répondis-je, déjá tremblant. — Ah! tu as peur?... murmura le prisonnier. Et il baissa la téte. Sa douleur me bouleversa. Je le quittai et allai vers le feu. Je marchais légěrement, comme en songe. Le couteau se trouvait par terre, mais, par hasard, en s'endormant, la fillette avait mis dessus sa main crispée. Je pris cette main, écartai doucement les doigts, retirai le couteau. La fillette entrouvrit les yeux et me regarda. — Oh! soupira-t-elle, je réve... Elle porta la main á son visage et, effrayée par sa vision, me tourna le dos. Le sommeil la reprit. Je revins au poteau. Dej á les cordes qui serraient les bras étaient tranchées. Un oiseau nocturne gémit. L'ours s'éveilla. Etonné de me voir, il se dressa, tout d'une piece et, en grognant, tendit vers moi son enorme museau. — Ne crains rien, me dit l'enfant. Je sais lui parier. 11 dit : « Agalaoů, Agalaoú, Rekschah! Arazadoulce!... » Sa voix, en prononcant ces mots, se fit, de gutturale, caressante. L'ours s'apaisa. II se remit en boule, soupira d'un air résigné, et se rendormit. Je tranchai les derniers liens. SO Nous nous éloignämes du campement. Pas de lune. II faisait tellement sombre que, sans mon compagnon, je me serais perdu vingt fois. Mais lui, se dirigeait dans l'ombre, avec des yeux de chat étin-celants, et il me tenait par la main. — Oůnousměnes-tu?demandai-je. — A la barque, me souffla-t-il. Nous y arrivämes bientôt. II me dit : — Voilá le salut. J'avouai ma peur : — Nous allons nous noyer, certaine-ment, le courant est terrible. — lis nous tueront, si nous restons ici, me répondit-il vivement. Ne crains rien. Je connais ľeau. Nous tirämes péniblement la barque du buisson ou ľavaient cachée les Bohémiens. J'embarquai. Gatzo entra dans ľeau, poussa. J'admirais sa force. Mais le courant nous ayant pris, il grimpa á bord. — Tiens-toi á l'avant, me dit-il. Moi, je vais gouverner. II placa une rame en poupe et gouverna. Un remous lentement nous écarta de rile. Elle m'apparut alors colossale et sombre, 51 avec ses arbres gigantesques, au milieu de ces grandes eaux en mouvement. On la côtoya quelque temps. Puis on prit le courant en biais et on se dirigea vers le large de la riviere. L'ile, peu á peu, s'enfonga dans les téněbres. — Oú allons-nous? demandai-je timi-dement. Gatzo ne me répondit pas. A peine pouvais-je le voir. Mais á son souffle, á ses ahans, je devinais qu'il pesait de toutes ses forces sur la rame. Car la riviere était puissante et ne se laissait pas naviguer sans effort. Les eaux dormantes Nous naviguämes une bonne partie de la nuit. Je veillai. Gatzo tint d'abord le milieu de la riviere. II semblait la connaitre. Un courant rapide nous emporta. Plus tard, je vis se rapprocher les arbres de la rive. lis s'avancaient vers nous confusément et notre vitesse se ralentit. On s'engagea alors dans un chenal entre deux murailles noires de plantes. Bientôt il devint si étroit qu'en passant on frôlait les feuilles humides. Puis il s'élargit et, sur un plan d'eau, qui me sembla vaste, á la faible clarté stellaire, la barque de plus en plus lente finit par s'immobiliser. On l'amarra. Gatzo me dit : — Comment ťappelles-tu? — Pascalet. — Eh bien, Pascalet, tu es á ľabri. Fais comme moi, dors. Bonne nuit. Et il s'allongea au fond de la barque. Je ľimitai. Quoique les planches fussent dures, je m'endormis bientôt, car j'étais fatigué. Et mon sommeil fut bon cette nuit-lá. Or, ceci se passait il y a bien longtemps et maintenant je suis presque un vieil homme. Mais de ma vie, füt-elle longue encore, je n'oublierai ces jours de ma jeunesse oú j'ai vécu sur les eaux. Ils sont lá, ces beaux jours, dans toute leur fraicheur. Ce que j'ai vu alors, je le vois encore aujourďhui, et je redeviens, quand j'y pense, cet enfant que ravit, á son réveil, la beauté du monde des eaux dont il faisait la découverte. Quand j'ouvris les yeux ľaube se levait. D'abord je vis le ciel. Je ne vis que le ciel. II était gris et mauve, et seul, sur un fil de nuage, trěs haut, un peu de rose apparaissait. Le vent tissait, plus haut encore, ďautres fils á travers un 56 treillis léger de vapeurs; et, du côté de ľaube, une buée ďor päle se levait lentement de la riviére. Un oiseau lanca un appel, peut-étre était-ce une bouscarle. Son cri hardi et coléreux éveilla le coasse-ment discret ďune grenouille. Puis un vol de plumes mouillées froissa les touffes de roseaux et tout autour de notre barque le murmure confus des bétes ďeau, encore invisibles, monta : tous les bruits, tous les soupirs, des mouvements furtifs, un clapotis, des gouttelettes, ce plongeon ďun rat effaré, lá-bas cet oiseau vif qui s'écla-bousse, le choc d'un éboulis, le glissement d'une sarcelle qui se faufile entre les joncs, un rauque appel, la rousserole, tout á coup, le sifflet du loriot, et dej á, sous un saule du rivage, le roucoulement de la tourterelle... J'écoutais. Par moments la brise de ľaube passait sur ce monde irréel, ces lieux uniquement sonores, et les plantes des eaux s'éveillant du silence, pliées par le souffle, bruissaient douce-ment. La barque ne remuait pas. Comme un flotteur de liege, eile paraissait si légěre qu'á peine tenait-elle á ľeau... Dans le fond du bateau dormait mon 57 compagnon. II était allonge sur le dos. La téte renversée en arriěre, il dormait. Le sommeil immobilisait son visage. Un visage brun et musclé aux pommettes sail-lantes. Le nez court y gonflait deux petites narines. Les lěvres avaient ľair de serrer le sommeil avec fureur, et deux grandes paupiěres noires lourdement couvraient les yeux clos. Ainsi le masque du sommeil moulait exactement cette petite arne sau-vage. Entre eile et la chair du visage, il n'y avait rien. Mais la vie y montait avec violence. Quand le soleil, passant par-dessus les roseaux, atteignit ce visage, les yeux s'ou-vrirent tout á coup. Gatzo m'apercut et il me sourit. Sur cette figure sérieuse les traits durs tout á coup se détendirent et alors se forma ce sourire trěs tendre qui me bouleversa. — Pascalet, murmura Gatzo... Et je lui souris á mon tour. Nous étions amis. C'est alors que commenca le temps des eaux dormantes. Nous vecümes dix jours caches dans un bras mort de la riviere. 58 c Lá, afiirmait Gatzo, nous serons quel-que temps en sůreté, plus tard, on verra. » Ce bras mort s'enfongait du côté de la rive gauche (á ľopposé de ma rive natale) profondément dans les terres basses. Nous étions séparés de leur rivage par ďinextricables fourrés de plantes aquatiques. Elles nous cachaient. Le long du bord, une épaisse muraille ďaulnes. Plus pres de nous, des obiers, des ajoncs et, par masses profondes, des murailles de roseaux. Tous les roseaux : le roseau des étangs, le panaché, celui de la Passion, ľaromatique. Du limon vierge, ils s'élevaient, durs et vivaces, et formaient cá et lá, au milieu des eaux glauques, ďimpénétrables iles. Le bras mort s'y perdait en canaux innombrables. Les uns partaient á travers ľarchipel végétal, et peu á peu, dispa-raissaient sous une voůte de verdure. D'autres s'enfoncaient sous les saules. Tous restaient mystérieux. Leurs eaux sommeil-laient. Quelquefois cependant un courant invisible entrainait une fleur de sagittaire ou de trěfle d'eau. 59 Ces spectacles m'enchantaient. Gatzo, au contraire, y paraissait indifferent. II parlait peu. Ses maniěres brusques m'éton-něrent d'abord, puis je sus m'y faire. Sa délivrance, notre fuite, jamais il ne les rappela. II avait ľamitié taciturne. Nous pouvions nous entendre, car, moi aussi, j'aime le silence. Mais pour d'autres rai-sons que lui. II se taisait pour réfléchir á des actes utiles. Ses pensées s'appli-quaient toutes á des besoins : pěcher, trouver un bon mouillage, tendre une toile contre le soleil, s'abriter, cuire le repas. Rien pour le plaisir de parier, quand il disait quelque parole. Et pas un geste vain. Chaque mot contenait une intention, chaque mouvement son utilitě. II était économe de son áme. Mais son äme était lá. Je la sentais á mes côtés, toute close dans ce corps bran, et sans doute un peu sombre. Inseparable d'une vie vio-lente, c'était sur un sang noir qu'elle vivait. On la devinait vindicative et fiděle. Tout en moi contrastait avec cette nature, sauf ce goůt du silence. Mais, moi, si je me tais, c'est pour le plaisir 60 de me taire. Ce plaisir n'exclut pas quelques pensées; toutefois, ce ne sont que des pensées oisives, qui flänent, errent, vagabonded, ou bien entrent dans ce demi-sommeil si favorable aux vaines son-geries. Je ne fais pas alors de reflexions, mais je poursuis nonchalamment le reflet des figures vagues qui me peuplent et, si je garde le silence, c'est qu'il facilite á ces ombres fugitives I'acces d'une äme enchantée par leurs apparitions. — Tu dors debout, me disait Gatzo, irrité. Lui, avait séparé le sommeil de la veille, avec une cruelle netteté. — Quand je dors, disait-il, je fais ce qu'il faut. Je ferme les yeux et je ne pense á rien. Ca me repose. Toi, quand tu dors, tu te tournes, tu paries et tu gates ton sommeil... Je ne répondais rien; il avait raison. Mais j'étais peine. Le premier jour passé dans le bras mort fut beau. Je n'en ai jamais connu de pareil. II est le plus beau de ma vie. Tout d'abord on explora la barque. Elle révéla des trésors. Deux coffres pleins. Ľun á l'avant. II contenait des engins de péche : crins, flotteurs, hamecons, lignes, nasses, tramails, bricoles. L'autre, á ľarriere. II était bourré de provisions. On les avait placées dar s des boites de f er, á ľabri de ľhumidité. — Souvent ils allaient loin de ľile, m'apprit Gatzo... Sans pouvoir se ravi-tailler. Voilá pourquoi... J'aurais voulu en savoir plus long, mais Gatzo s'en tint lá de sa confidence. La découverte de ces vivres nous emplit de joie. II y avait lá du café, du sucre, un barillet plein de farine, des legumes sees, des épices, une fiasque d'huile, que sais-je?... En somme, de quoi subsister pendant plus d'une semaine. Pour la barque, eile était armée de quatre rames. La coque en bon etat paraissait tout á fait étanche. La peinture tenait bon. Sur le dos du coffre de proue on avait encastré une rose des vents en cuivre. Elle nous émerveilla. Car eile avait 62 trente-deux pointes et portait seize noms de vents, tous plus beaux les uns que les autres : Labe, Gregali, Tramontane... — II faudra ľastiquer, déclara Gatzo, vivement, c'est notre porte-chance. On laissa tout pour ľastiquer. Elle étincela. Tout autour de la rose, en grandes lettres d'or, apparut le nom de la barque : « LaMarouette ». — Ils ľont volée, affirma Gatzo. Je sais ou. Mais c'est loin d'ici. II montra les eaux en amont. A peine y voyait-on bleuir de légěres collines. — Lá?demandai-je. — Lá, me répondit Gatzo. C'est un beau pays. Quel pays? Et ďoů venait Gatzo dans ľile? Qui était-il? Je me le demandais sans oser l'inter-roger, lui qui ne demandait jamais rien. Car moi aussi j'étais pour Gatzo un mystěre. Ma presence dans ľile, mon apparition imprévue, auraient dů ľintriguer. Et cependant il ne manifestait nulle curiosité de ces miracles, dont j'étais, moi-méme, le premier stupéfait. Car, par moments, je me disais que je faisais un réve délicieux et terrifiant.. Pouvais-je me trouver, aprěs tant d'aventures, seul avec un enfant dont je ne savais que le nom, sur cette barque? Cette barque cachée, perdue au milieu des roseaux, sur un bras mort de la riviere?... Et le pouvais-je avec delices, sans remords? Car je n'avais pas de remords, méme en pensant á la pauvre Tante Martine. Elle devait gémir, pleurer, crier, arracher sa coiffe, la pauvre! Je la voyais, je ľentendais, je la plai-gnais un peu, d'ailleurs sans conviction; mais n'empeche que d'etre lá á flotter sur ces quatre planches legeres, en pleine matinee de soleil et de brise, m'emplissait d'un bonheur vivant, d'un vrai bonheur... J'en avais sur la peau, j'en avais dans la chair, j'en avais dans le sang; il descen-dait jusque dans ľäme. Je ne savais pas ce qu'est ľäme. A cet áge-lá on est ignorant. Mais je sentais bien que ma joie de vivre était plus grande que mon corps, 64 et je me disais : « Pascalet, c'est l'ange du Bon Dieu qui remue de plaisir en toi. Traite-le bien. » Je le traitais bien, mais assez familiě-rement. Car le premier jour on travailla dur. D'abord on changea de mouillage. — Au beau milieu de ce plan d'eau, si quelqu'ün passe, il va nous voir, remarqua sagement Gatzo. Déplacons-nous. A petits coups de rames, on se rappro-cha des roseaux. On mouilla au milieu de trois ilots touffus. Ľun ďeux faiblement émergeait. Le sol, de vase desséchée, en était assez dur. II y poussait de longues herbes, quelques arbustes et, sur les bords, de beaux plants ďécuelle d'eau. — C'est lá que sera notre feu, décida Gatzo. II y a du bois mort. Creusons un four. On le creusa. Gatzo découvrit deux 65 galets, larges, plats. Nous fimes un tas de bois mort et de brindilles. — Et maintenant péchons notre diner, ordonna Gatzo. II arma deux lignes. J'étais novice dans ľart de pěcher. II m'enseigna. Lui se posta sur le bout de la barque á croupetons. — Regarde-moi faire et tais-toi, m'en-joignit-il. Les deux lignes erraient nonchalamment et, immobile, le bouchon flottait sur l'eau limpide et sombre. Rien ne bougeait. Pas un souffle sur les roseaux. Pas un courant dans ľonde. Seul un vain papillon voletait, rose et or, á deux doigts de l'eau pure et assoupie. Parfois il ľeffleurait. Y buvait-il?... Tout autour de notre retraite, l'ombre des roseaux et des saules tamisait la lumiěre; et seul un demi-jour flottait sur cette mys-térieuse étendue liquide. Peut-étre, sous ses reflets glauques, ľinvisible empire des eaux était-il inhabité. J'inclinais á le croire; et cependant, parfois, dans la pénombre sous-marine, il semblait qu'on vit se glisser un doigt ďargent qui dispa- 66 raissait aussitôt. Et alors, quelques bulles ďair, détachées ďune algue, montaient. Gatzo prit quatre éperlans et une loche. Moi, un vairon. Děs lors nous menämes une vie passion-nante. Nous avions dans nos mains la nourriture! Quelle nourriture! Car ce n'était pas lá un aliment banal, acheté, prepare, offert par d'autres mains, mais notre nourriture á nous, celle que nous avions péchée nous-mémes, et qu'il nous fallait nettoyer, assaisonner, cuire nous-mémes. Or, les pouvoirs secrets de cette nourriture donnent á celui qui la mange de miraculeuses facultes. Car eile unit sa vie á la nature. C'est pourquoi entre nous et les elements naturels un merveilleux contact s'établit aussitôt. L'eau, la terre, le feu et l'air nous furent révélés. L'eau qui était devenue notre sol naturel : nous habitions sur l'eau; nous en tirions la vie. La terre, á peu pres invisible, mais qui tenait les eaux entre ses bras puissants. L'air d'ou viennent les vents, les oiseaux, les insectes. L'air oú les nuages circulent si légě-rement. L'air paisible et orageux. L'air oú s'étendent la lumiěre et ľombre. L'air oů se forment les presages. Le feu, enfin, sans quoi la nourriture est inhumaine. Le feu qui rechauffe et rassure. Le feu qui fait le campement. Car sans le feu il manque un génie á la halte. Elle n'a plus de sens. Elle perd tout son charme; eile n'est plus une vraie halte, avec son repas chaud, ses causeries, son loisir entre deux étapes, ses réves et son sommeil bien protege. Jusqu'á ce jour, je ne connaissais pas le feu, le vrai feu, le feu de plein air. Je n'avais jamais vu que des feux appri-voisés, des feux captifs dans un fourneau, des feux obéissants, qui naissent d'une pauvre allumette, et auxquels on ne permet pas toutes les flammes. On les mesure, on les tue, on les ressuscite et, pour tout dire, on les avilit. Us sont uniquement utiles. Et si 1'on pouvait s'en passer, pour chauffer et cuire, on n'en verrait plus 68 chez les hommes. Mais \k. en plein vent, au milieu des roseaux et des saules, notre feu fut vraiment le feu, le vieux feu des camps primitifs. Ces feux-lá ne s'allument pas facile-ment. On dénicha une pierre á fusil dans la barque. Mais pas d'amadou. Gatzo tordit des fibres de massette morte et á force de patience finit par y piquer une étincelle. On souffla dessus. Le cceur nous battait. II nous fallait du feu. Sans feu, impossible de vivre, comme nous ľavions résolu. Enfin, la fibre pétilla et on communiqua le feu á un tas ďherbes sěches. Placées sous une hutte de brindilles, elles l'enflam-měrent peu á peu. On fit de la braise. On chauffa le four et les galets. Quand les galets furent brülänts, on y déposa les poissons, gavés et habillés de branches de fenouil. La chair grésilla. Ce fut le plus beau repas de ma vie. II embaumait la braise, le fenouil et l'huile fraiche. On but de l'eau. On trempa nos biscuits dans un café fort. Puis on s'allongea sur le dos et on dormit. Quant au feu, on le préserva sous une coupole de cendres bien close. II fut abrité, dans un trou, et il se mit á vivre trěs doucement. II devint alors invisible. Ce n'était qu'un germe de feu enfoui dans l'argile, et il dura jusqu'au soir, oil nous ľalimentámes de nouveau. De temps á autre, il émettait un imperceptible fil de fumée et ľodeur de la cendre tiěde s'épan-dait á travers les roseaux qui abritaient le campement. Nous eümes, děs le premier jour, le souci de cacher notre fumée. Car la terre, toute proche, était pleine de menaces. La vegetation de notre íle, certes, nous dissi-mulait bien, mais la fumée s'en échappait; et, á tout moment, eile pouvait trahir notre presence. Les bords de la riviére paraissaient inhabités. Mais il n'y a pas de lieux inhabités oú ne vienne parfois un homme : pécheur, braconnier, prome-neur oisif. Nous résolumes done ďexplorer le rivage. 7° Darts le bras mort, le courant étant insensible et les fonds hauts, nous manceu-vrämes á la perche. Les abords de la terre étaient bien gardés. La flóre des eaux y croissait avec une merveilleuse puissance. Nous navi-guions avec lenteur et precaution sur de grandes prairies en fleurs. Lá s'élevaient le plantin et la vinaigrette, la boule ďor et le glaíeul des marécages. Nous écartions de notre proue des lentilles ďeau et des nenuphars. Plus loin les eaux ďun canal glauque étaient couvertes de valérianes palustres. Ľétendue liquide dormait sous toutes ces floraisons blanches, roses, jaunes et violacées; les unes dressant leurs tigelles; les autres flottant sur les eaux immobiles. Parfois on rencontrait de hautes gentianes bleues qui nous émer-veillaient. Nous vimes méme quelques flambes ďeau, qu'on appelle aussi ľiris des marais, mais il ne fleurit qu'en septembre. On prit terre sur un lit de gravier. Ayant escalade la berge, on examina le pays. II était vide. — Cest le désert, me dit Gatzo. — Alors on sera bien tranquille... — Peut-étre, Pascalet. Mais il vaut mieux se tenir sur ses gardes. S'il n'y a que nous dans ce coin, on ne tardera pas á s'en apercevoir... — Et qui? — Je ne sais pas. Quelqu'un. II y a toujours quelqu'un de cache. Lá s'élevait un énorme bouleau. On y grimpa. Alors le pays nous apparut. En amont du fleuve, une vaste vallée. Des bois assombrissaient les rives basses. Au fond une montagne. A peine si on la voyait; eile ressemblait á un nuage. Gatzo me dit : — Cette nuit, Pascalet, on a bien fait sept Heues. Tu ne vois plus l'ile. Cest une chance. — lis nous poursuivront ? demandai-je. — Peut-étre. II leur faut une barque. — La mienne est restée échouée; mais eile prend ľeau. — lis ľauront vite réparée. Je les connais bien. Trois jours suffiront. II réŕléchit, puis ajouta : 72 — Jusque-lá on sera á peu pres tranquille. Et aprěs, on s'arrangera... En aval, le bras mort, un quart de lieue plus loin, rejoignait la riviere. Celle-ci descendait en se rétrécissant vers de jolies collines. Lá, eile rencontrait des falaises ro-cheuses et on la voyait qui tournait, tout étincelante, au soleil couchant. Sur ľéten-due des terres brunes, une étendue d'eau, vive, immense, plus loin encore, res-plendissait. Déjá le soir y soulevait de grandes colonnes de vapeurs tiědes. Les unes poudroyaient comme de For; les autres, qui fumaient á l'ombre des collines, bleuissaient déjá. A nos pieds, longeant le bras mort, courait une lande deserte. Des bouquets de viornes et de tamaris, seuls, ľanimaient. Partout ailleurs un sol inculte, caillouteux. Pas une cabane, et aucune vie. A peine cá et lá une farlouse ou un triste grimpe-reau. La lande s'élevait, au sud, rapídement vers la créte ďune colline dénudée qui nous cachait le reste du pays. — II doit y avoir un village, dit Gatzo. 73 j — Oú? — Quelque part, derriěre cette créte. — Comment le sais-tu? II sourit. — Te le sens. Voilá tout. Un jour on ira jusqu'á la créte. Et tu verras. J'admirais ľassurance de Gatzo. II savait tout. Du haut de ľarbre on voyait, traversant les cailloux de la lande, un ruban d'herbes vivaces II descendait vers le bras mort, et cá et lá, une tou ff e de joncs en jaillissait. — Une source, me dit Gatzo. II faut aller voir. On y alia. On ne trouva, sous l'herbe haute, qu'un sol humide. On retourna jusqu'á la barque pour y prendre une pioche. — Creusons ici, Pascalet, dit Gatzo. Et sous un renflement d'argile, on fit un trou. L'eau suinta. On continua á creuser et on maconna un petit bassin. Pa une faille dans l'argile l'eau humecta une couche de sable. On construisit une paroi ou un roseau fut enfoncé. Et on attendit. D'abord le roseau resta sec. Nous 74 brůlions ďimpatience, plus encore que pour le feu. Enfin, une gouttelette se forma, eile s'arrondit; longtemps eile resta indécise. Tout á coup eile tomba. Une autre vint, et lentement, á la pointe du roseau vert, naquit la source. A peine un fil d'eau, mais filtre. En une heure, la conque recueillit une coupe d'eau limpide. A plat ventre chacun de nous en but une lampée. Elle avait encore la douceur de l'argile fraiche et de la racine de sureau. J'en emportai une bouteille. Et la barque nous ramena dans l'ile, oil nous arrivämes avant la nuit. Le feu fut attisé, mais avec prudence; car les arbres, sur nous, děs qu'une flamme s'échappait, en reflétaient vivement la lueur dans leur feuillage. Les grenouilles, en coassant, annon-cěrent la nuit. Elle fut calme. Les jours suivants ressemblěrent au premier jour, les nuits á la premiere nuit. 75 II y avait, en nous et tout autour de nous, une grande paix. Aprěs ľivresse des premieres heures, nous avions accordé notre vie á la vie de ces eaux dormantes. Nous réglions tous nos mouvements sur le soleil et sur le vent, sur notre faim et sur notre repos. Et il nous en venait au coeur une merveilleuse plenitude. Tout ce que nous faisions durait long-temps; et nous trouvions ce temps trop court. Car sur les eaux dormantes tous les gestes sont lents, et c'est avec lenteur qu'une barque s'en va ďun ilot á ľautre. On vit sans impatience, et on a de longues journées. On les aime pour leur longueur et leur apparente monotonie. Car rien n'est plus vivant, quand on sait déceler la vie, que ces lieux ou l'air et les eaux semblent dormir. Certes, il est des moments ou ils reposent; mais, sous leur repos, mille vies invisibles secrětement continuent á les animer. Je le compris alors et n'ai pu děs lors l'oublier. C'était le jour, le plus souvent, qui immobilisait les nappes de l'air et de ľeau. 76 Děs que la brise du matin s'était enfuie, la terre et ľeau tombaient dans la tran-quillité. Vers onze heures, Gatzo faisait un grand plongeon. II s'enfoncait obliquement jusqu'á des algues sombres, et je suivais des yeux, avec une vague terreur, son corps brun qui errait, loin de moi, sur ces fonds aux herbes dangereuses. Je voyais se ployer et se déployer lentement ses longues jambes dans cette onde verte. II y évoluait longtemps et avec une telle aisance qu'il semblait créé pour les eaux autant que pour la terre. Ce n'était alors, á mes yeux, qu'une inquiétante bete sous-marine et j'étais étonné de le voir émerger, les yeux clos, le visage grave, sous ses longs cheveux ruisselants, á dix pas de la barque lourde ou, incapable de le suivre, je l'avais attendu avec apprehension. II allait se sécher sur le rivage. En plein soleil, sa peau de bronze fumait doucement. Ne sachant pas du tout nager, je ne le suivais pas dans ses baignades. Parfois il partait, en nageant, á travers les canaux, 77 et j'étais angoissé qu'il disparút. «S'il ne revenait pas, s'il se noyait, que ferais-tu tout seul ? » me demandais-je. La barque, pour moi seul, était trop lourde, et je n'avais aucune experience de cette vie libre et sau vage, á laquelle il semblait habitué. Les apres-midi étaient chauds. On s'y assoupissait. A part le frémissement ďun insecte, ou le saut inattendu ďune carpe, rien ne passait sur le silence. Nous faisions, dans l'ilot, des siestes douces, á l'ombre des roseaux et des bou-leaux nains. Quelquefois nous menions la barque sous un tunnel de verdure, á ľabri. Lá poussaient ľosier rouge et cet « arbre ďargent * qui ressemble á un olivier. On s'amarrait á une racine de saule et jusqu'au soir on s'abandonnait sans souci au plaisir de voir voleter, sur les eaux, papillons, ephemeres et libellules, ou ces gerris infatigables qui rament si nerveu-sement, pour le plaisir de plisser l'eau... Nous parlions peu. Gatzo ne rompait le silence que pour me chuchoter : — Pascalet, tiens-toi bien, il y a une bete. 78 On ne bougeait plus. Une touffe remuait. Le plus souvent, sauf ce frémissement, rien ne décelait la presence d'un animal. II restait invisible. Quelquefois un museau pointu fouillait les roseaux; et une bete apparaissait, rous-sätre, aux yeux cruels. Une belette. Ayant flairé l'eau prudemment, eile se reti rait dans le feuillage. Rassuré par notre silence, un rat fruitier se glissait sur la berge, inquiet, fureteur. II y restait peu. Une sarcelle ou une foulque traversait le canal et disparaissait dans les Jones, en ridant á peine l'eau. Parfois, sous la voüte des branches, telle une fleche, s'élancait le martin-pécheur; de son ventre bleu il effleurait l'onde... Le soir venait bientôt, de la terre sur notre retraite. Toutes les eaux se colo-raient de rose, d'or et d'hyacinthe, et les feuillages roux se reflétaient sur la lisse étendue du canal tranquille. Nous repartions, á petits coups de perche, vers le vaste plan d'eau pour y passer la nuit. 79 Lá, on mouillait sur une petite ancre, par trois metres de fond. Nous y étions en sůreté; car nous gardions tou jours la crainte du rivage. Et c'est en mangeant, á la proue, deux biscuits et trois figues sěches, que nous regardions descendre la nuit. Quand eile était tout entiěre venue, avec son chargement ďétoiles, Gatzo, plus confiant, me parlait un peu. L'ombre nous rapprochait. — II y a sürement une loutre, tout pres, me disait-il. — Ou? — Dans les aulnes. Elle vient boire. Je l'entends toutes les nuits. — Tard? — Oui, trěs tard. — Et tu es reveille ? — C'est eile qui m'éveille. Elle bat l'eau quand eile a bu. C'est une forte bete. — Je voudrais la voir, lui disais-je. — Comment la voir? II n'y a pas de lune... Car il n'y avait pas de lune, sauf un 80 croissant imperceptible, qui frôlait ľhori-zon au crépuscule, puis il disparaissait. Nos nuits n'étaient qu'un empire d'étoiles. II en pendait de tous côtés et ľentre-croisement de leurs branches d'argent étincelait, en haut, sur ľombre, tandis que, tout autour de nous, leurs milliers de feux purs luisaient sur les eaux immobiles. Nous flottions entre deux ciels calmes, hors du temps et de ľespace... Les rainettes coassaient, par peu-plades entiěres, quelquefois sauvagement. Plus tard, chantait, non loin de nous, une tribu plus douce de crapauds. Je les aimais. Partout, plantes et eaux, rives et arbres, s'animaient, á la nuit tombée, d'une vie confuse et mystérieuse. Un canard s'ébrouait dans les roseaux; une chevéche miaulait sur un peuplier noir; un blaireau brutal fouillait un buisson; une fouine, glissant de branche en branche, faisait imperceptiblement frémir deux ou trois feuilles; au loin glapissait un renard rôdeur. — C'est une bete triste, me disait Gatzo. Elle réfléchit. Je ne comprenais guěre. 81 — Alors, Gatzo, c'est pour ca qu'elle est triste?... Mais Gatzo ne répondait pas. II se contentait de me dire : — Elle a perdu son paradis... C'est ce qu'on raconte chez nous, les vieux le savent bien... Mais écoute... Et j'écoutais. Car un oiseau trěs mer-veilleux commencait á chanter sur le rivage. Toutes les nuits, á la méme heure, á la pointe du méme ormeau, son appel nuptial s'élevaít sur les eaux et la Campagne. Le renard se taisait et nous retenions notre souffle tant était beau le chant nocturne du rossignol, en cette fin du mois d'avril, qui est le temps des pariades. On s'endormait en ľécoutant. Le sommeil de ces nuits était léger; si léger que ľon s'éveillait une ou deux fois avant la naissance de l'aube. Souvent on entendait, en sortant du sommeil, la voix de l'oiseau merveilleux qui chantait encore. Mais alors eile était plus lente et plus grave. Rien qu'á la facpn dont sa plainte retentissait, seule, au fond de la nuit, sur le silence des 82 eaux invisibles, on devinait que toutes les bétes lacustres reposaient. Et soi-méme on rentrait dans le sommeil en trainant longtemps aprěs soi ce chant brülant et solitaire... A l'aube, on ne voyait d'abord qu'un grand oiseau. II se tenait dans une pro-fonde immobilité, sur un mince banc de vase, á cinquante metres de la barque. Son bee pointu menacait l'eau. Le jabot en avant et haut sur pattes, solennellement il péchait. C'était un heron gris. Nous l'admirions, mais en silence, car un rien effarouche ces oiseaux. Un peu plus tard, une troupe de harles apparaissait. Elle débouchait toujours d'un canal. C'était une petite flotte matinale qui manceuvrait avec aisance sur le vaste plan d'eau oú flottait une buée fine. Ľapparition des harles annoncait le debut de la matinee. Arrives á vingt metres du rivage, ils viraient de bord tous ensemble, et l'escadre -mettait le cap, soleil en poupe, sur un de ces tunnels de feuillage ou bientôt eile disparaissait dans la pénombre. Alors toutes les bétes remuaient. C'était ľéveil. 83 Ainsi nous vivions dans l'oubli et l'in-souciance. Quelquefois tout était si calme que ce calme nous pesait. Alors nous inventions des dangers imaginaires. — On ne sait pas, disait Gatzo, d'un air pensif, quels sont les habitants de ce pays. Car il y en a. — Pour súr qu'il y en a, répétais-je comme un echo. Ce sont peut-étre des sauvages... J'avais un frisson dans le cou, un frisson délicieux. Pensez done! des sauvages!... Gatzo, prudent, hochait la téte. — Cette rive-lá, Pascalet, ne m'a jamais rien dit de bon... II désignait la rive gauche du bras mort, couverte de fourrés impénétrables. — Imagine, poursuivait-il, qu'on est chez les coupeurs de tétes, les canni-bales noirs. Ca n'est pas different. Tout broussaille par lá et tout broussaille par ici. J'éprouvais alors une feinte terreur. Elle 84 m'était bien agreable. Car lorsqu'on se fait peur, en créant un danger invrai-semblable, on sait évidemment que ľon ne risque rien, mais on a tout de méme peur. Et e'est un plaisir des plus mer-veilleux. — Pascalet, m'annonca Gatzo un beau matin, il faut nous fabriquer des armes!... II facpnna un arc, plus haut que lui. On fit des flěches de roseau. Děs qu'un buisson remuait un peu, on lui décochait une rieche. Quand on a une arme, on s'en sert, f atalement. On tire pour tirer. Par malheur on n'aime pas tirer sur rien. On cherche vite un but. Je n'en sais pas de plus tentant qu'un bel oiseau. II venait des milliers d'oiseaux autour de nous, fami-liers, confiants qui, nous voyant inoffen-sifs, s'étaient associés á notre vie, presque autant que la leur, paisible, naturelle... Souvent Gatzo, ľarc á la main, suivait du regard un col-vert qui, á quinze pas de la barque, se pavanait sur l'eau, plon-geait, lissait ses plumes et méme s'endor- 85 mait, le bee fourré sous l'aile, sans aucune méfiance. Gatzo, d'un doigt nerveux, faisait vibrer la cordelette, et il la tendait doucement sans s'en apercevoir, visait la béte... Puis il relevait 1'arme avec colěre, et lancait sa rieche au hasard contre le rivage. Le soir, on allait á ľaffút, pres de la source. — Attendons la nuit, Pascalet, disait Gatzo. On verra les bétes sauvages. Cest la nuit qu'elles viennent boire. J'ai relevé des griffes... II me les montra. Ces griffes nous trou-blaient beaucoup, l'un et ľautre. Mais la béte ne vint pas. Du moins on crut ľaper-cevoir au milieu de la lande. Elle nous parut énorme. On se tint coi. — Je n'ai pas révé, Pascalet, affirma Gatzo. J'ai entendu son pas. — Et moi, Gatzo, j'ai vu remuer ses oreilles. Nous ne nous mentions plus, cette nuit-lá. Certes, on y voyait mal; mais il est certain qu'une forme se montra, assez loin de nous, au milieu de la lande. Elle 86 apparut et disparut mystérieusement. Si je n'avais pas vu réellement remuer ses oreilles, comme je l'affirmais, du moins croyais-je l'avoir vu, ce qui me permit ďajouter, en maniere de conclusion : — Gatzo, cette béte est un monštre. Une fois revenus dans notre barque, nous en discutames longtemps. Le monštre prit corps. On lui fit des pattes, une queue terrible. Pourquoi une queue? Je ne sais. Peut-étre á cause des lions, des tigres... Car c'était forcément un carnassier. — Pourtant, Gatzo, on n 'a pas vu briller ses yeux. — II les fermait, mon pauvre Pascalet. II les fermait tout bonnement pour nous faire une ruse. — Tu crois, Gatzo? demandai-je, allé-ché par cette trouvaille admirable. Et Gatzo, d'un ton protecteur : — Pascalet, ces animaux-lá, e'est pourri de malice. J'en étais ému et ravi de bonheur. On discuta longtemps encore pour établir plus clairement la nature, la race et le nom de la béte. On ne voulait ni 87 du chien, ni du loup. Du moment qu'on tenait un vrai monštre, on n'allait pas le troquer sottement contre ces animaux connus de tout le monde. Comme on n'arrivait pas á ľidentifier, Gatzo eut une idee qui m'émerveilla : — Cest un Racal, affirma-t-il. On ľappellera un Racal. II y a du Racal dans le pays. Tu as vu un Racal... Rien de plus simple... ... Rien, en effet, n'était plus simple. Cette béte était un Racal, et méme un énorme Racal, de la taille d'un ane; un Racal dangereux, par consequent; et de plus un Racal errant, un solitaire, un de ces Racals susceptibles, qu'un rien irrite et qui fonce sur vous d'un bond prodi-gieux, le bond bien connu du Racal, qui dépasse le bond du tigre; et ce Racal évidemment devait ravager cette lande, oů ne vivait pas une béte, oů ne poussait pas une plante. Car le Racal hante la solitude, rěgne sur le desert et, quand il prend de l'ägo, il devient d'une telle férocité que méme le taureau de combat et le buffle prennent la fuite devant lui. On ne chasse pas le Racal; car la chair 88 du Racal est dure comme cuir; et le Racal blessé est un adversaire terrible. Le Racal n'errant que la nuit, on le connait mal. D'ailleurs, dans nos pays, le Racal devient rare. Bientôt il n'en restera plus. Nous avions vu probablement ľun des derniers Racals de notre époque. Et nous en restions pantelants de plaisir et d'effroi... — Gatzo! déclarai-je, exalte par la grandeur de ľaventure, il faut retourner á 1'affůt. La nuit suivante, on retourna done á 1'afřůt, mais on se posta sur un arbre. — Le Racal ne grimpe pas, m'assura Gatzo, qui le connaissait mieux que moi, certainement. Nous restämes perches sur la branche maitresse d'un ormeau pendant la moitié de la nuit. Mais le Racal ne revint pas. — II nous a éventés, me dit Gatzo. Car le Racal, chacun le sait, a un flair extraordinaire. Mais, deux jours aprěs, il nous fit une fiěre peur. Vers dix heures du soir, on entendit 89 un vacarme de bois cassés dans les boque-teaux du rivage. La broussaille tremblait; les branches éčlataient de toutes parts. De brutaux piaffements troublaient l'eau. Puis, la béte souffla, renifla, grogna, s'ébroua. — II se baigne, Pascalet, me chuchota Gatzo, qui s'était rapproché de moi en rampant au fond de la barque. Et surtout ne bouge pas. On dit qu'il nage. Cette fois, je frémis réellement de peur Enfin la bete s'en alia. Nous nous taisions. Peu á peu le som-meil me prit. Mais Gatzo, plus brave que moi, sur-veilla le rivage jusqu'á ľaube. A dater de ce jour, ľinquiétude nous saisit. C'était un sentiment bizarre : nous commencions á craindre ďavoir vraiment peur. Car ce vacarme de la nuit, nous ľavions entendu, de nos propres oreilles. II n'avait rien d'imaginaire. Un animal était venu troubler la paix de la retraite ou nous pensions que, sauf le farouche Racal, nulle béte ne hantait. Nous affirmions bien, il est vrai, que 90 ce visiteur inconnu ne pouvait étre qu'un Racal, mais finalement nous n'en savions rien. Et si ce n'était pas un Racal?... Si c'était simplement une vraie béte?... — II vaut mieux changer de mouillage, Pascalet, conseilla Gatzo. Vers le soir, on appareilla discrětement. D'abord nous fimes dans l'ilot une escale brěve. On y embarqua un fagot de bois sec et notre feu, qu'on déposa religieusement dans un pot de terre. Le pot fut place sous un banc, dans le fond de la barque. Aprěs quoi, ayant salué notre ancienne demeure, nous quittämes sa plage bien abritée. On prit un canal. Peu á peu ses deux rives se rapprochěrent; il devint un de ces tunnels de feuillage mystérieux qui se perdaient á travers ľarchipel des iles, pármi les saules et les calmes oseraies. Nous froissions, en passant, les Cannes feuillues des roseaux, et ce frémissement troublait des nids caches : pluviers et sarcelles sensibles, qui se plaignaient de nous, au ras de l'eau. A mesure qu'on avanqait, le tun- 91 nel devenait sombre. Mais tout au bout luisait une tache de clarté. Nous gouver-nions avec lenteur. On se taisait. Les feuil-les quelquefois nous frôlaient le visage et des insectes irascibles s'en échappaient en tourbillons tout autour de nos joues. Enfin, on déboucha sur un autre plan d'eau, entiěrement fermé par des murailles de roseaux et d'arbres. Ce petit lac dormait. La lumiěre du soir illuminait á peine ľétendue de ses eaux désertes. De larges peupliers l'envelop-paient. Serrés étroitement ľun contre ľau-tre, leur feuillage dressait, á contre-jour, une haie sombre. Les uns s'élevaient pres-que au ras de l'eau sur de faibles lagunes. D'autres barraient 1'horizon tendre ou une clarté cristalline éclairait encore le ciel. Le rivage était rocheux. Du haut de sa falaise un bois épais de chénes verts des-cendu des collines assombrissait les eaux. Ces eaux, partout pures et planes, n'émet-taient plus qu'une lueur. Au milieu du lac reposait une íle. On y voyait une petite chapelle. Toute ľile était plantée de grands cypres. lis 92 semblaient trěs vieux. La barque, encore sur son erre, glissait sans rider l'eau; et ľile s'avangait vers nous, calme, fantomale. C'était, au jour tombant, une forme irréelle, la demeure improbable du silence. Car il n'en venait pas un bruit. Sur toute ľétendue lacustre, les plantes, les arbres, les eaux, merveilleusement se tai-saient. La barque á bout ďélan finit par s'arré-ter entre ľile et le rivage. On mouilla au point mort. Le site et le silence nous inti-midaient. Nous étions tellement émus que, pendant tout notre repas, nous n'osämes pas dire une parole. Je dormis mal. Car la nuit fut hantée. Sous le silence de ces lieux étranges, á force de se taire, on finissait par perce-voir comme la vibration sourde d'une vie indéfinissable : des bruits vagues ou des soupirs, plus loin, un murmure, peut-étre un pas hesitant sur la grěve, le souffle ďun étre invisible et, sous le miroir des eaux calmes, le mouvement mysterieux des eaux secretes... Quelqu'un vint sur le rivage. II était 93 peut-étre minuit. Gatzo ľentendit, comme moi, trěs distinctement, du côté de la falaise... Le lendemain, nous visitämes ľile. Un chemin moussu conduisait á la cha-pelle. On y accédait par un porche bas. La bise et les pluies de ľhiver avaient usé la facade de pierre tendre. Elle offrait un trěs vieux visage, roussi par les lichens et le long travail du soleil. Au-dessus de la porte, on avait creusé une niche oú se tenait une petite Vierge de plátre colorié. Les couleurs en étaient parties. On devinait un peu de rose sur la robe. Une inscription en lettres bleues entourait cette modeste image. Elle disait le nom de la chapelle, un beau nom : Notre-Dame-des-Eaux-Dormantes. Le sanctuaire était pauvre et semblait abandonné. Sur l'autel, de bois peint, on voyait deux petits chandeliers de plomb. Une croix en roseaux se dressait sur le tabernacle. Contre les murs, badigeonnés 94 de chaux, restait encore suspendue une guirlande desséchée de Jones et d'osier rouge. Ľair sentait ľhumidité. Nous sortimes de la chapelle, pour en faire le tour. Gatzo découvrit, par-der-riěre, deux tombes enfouies dans ľherbe haute oú poussaient quelques fleurs de véronique. Les cypres enserraient étroitement la chapelle et les deux tombes. Les eaux baignaient les antiques racines de ces arbres, tant ľile était petite; et leurs formes sévěres, en s'y reflétant, les assombrissaient. Aprěs ľile, nous explorámes la falaise et le bois de chénes verts, mais sans oser pousser dans ľarriere-pays. La lande y finissait. Remontant une pente rocailleuse, des halliers de genets, de cystes, de houx épineux, s'élevaient vers le dos mamelonné d'une colline oú s'avan^ait une forét de pins. Pas une äme. Pas une maison. Dans le ciel, un épervier. II planait, pur. Je dis : — Ce pays est triste, Gatzo. Gatzo me dit : 95 — Tu as raison. £a n'est pas un pays comme les autres. II y a des ämes... Etonné, je lui demandai : — Quitel'adit? Ilmurmura : — Tu as bien entendu, comme moi, cette nuit? Ca remuait... II en est venu une... Je lui dis : — Ca Cest vrai, j'ai entendu. Et tu sais ce que c'est, une äme? — Non, Pascalet. Mais on peut voir. En se cachant... Cette nuit, eile reviendra probablement. Mon coeur battait. Gatzo continua : — Vers dix heures, la lune tombe. II fait noir. II y a un grand trou au pied de la falaise. On s'y embusquera. J'avais peur. II le devina tout de suite : — Pascalet, me dit-il, il faut voir «ja. On est des hommes. Comme je me taisais, il ajouta : — On ne navigue pas pour rien... Reste si tu veux... J'irai seul. J'avais honte; mais ma peur devenait si forte que je répondis á Gatzo : 96 — Ce que tu fais est défendu; on est puni. II haussa les épaules; et jusqu'á la dis-parition de la lune, il se tut. Alors, il se déshabilla, mit ses vétements sur sa téte, glissa dans ľeau, nagea vers la falaise. Je Ie vis qui boúgeait sur le rivage. II se rhabillait sans doute. Puis il disparut. La barque reposait tout pres de ľile. Du rivage, on ne pouvait pas ľapercevoir. L'ombre des arbres la couvrait. Je m'étais installé au bane de proue. De lá je pouvais commodément surveiller le rivage. Rien n'y boúgeait. Ľattente fut longue, mais je n'avaís pas envie de dormir. Je voulais. moi aussi. méme de loin, voir quelque chose. Láme se manifesta vers minuit. Elle marcha le long du rivage, écarta un buisson et descendit sur la grěve. Elle m'y apparut, comme une petite blancheur. Cette blancheur erra un moment, puis s'approcha de ľeau. 97 Cest alors que je perdis la téte. Je détachai la barque du mouillage, et tout doucement á la perche, je la poussai. Elle m'obéit et se mit á glisser sur ľeau noire. « II fait si nuit, pensai-je, que ľäme ne me verra pas. Cest impossible. Moi, si je ľapercpis c'est qu'elle est blanche... > Mal-gré cette blancheur, je n'arrivais pas á la distinguer. Avait-elle une forme ? J'avan-cais cependant vers eile; mais, immobile sur la grěve, eile n'était toujours qu'une tache dans l'ombre. Au milieu de cette méme ombre, sans doute ne me voyait-elle pas lentement arriver. Soudain eile poussa un léger cri : je venais de surgir pres du rivage. Je l'entendis qui s'écriait : «O mon Dieu! Cest une äme! » Je f us trěs étonné d'etre pris pour une äme; aussi retrouvant mon sang-froid, je demandai : — Et toi, comment ťappelles-tu? Ľäme s'enfuit, mais Gatzo, bondissant hors de son trou, la saisit au vol. — Je la tiens, me dit-il. Cest une fille! Caparexemple! La barque arrivait sur la grěve. Je rejoi-gnis Gatzo. 98 II tenait la fille par les poignets. Elle ne se débattait pas. Elle paraissait de notre äge, mais on la voyait mal. — Que faisais-tu lá? Qui es-tu? Oú est ta maison? Gatzo ľaccablait de demandes. Elle se taisait, mais ne semblait pas avoir peur de nous. — On ne te fera pas de mal, lui annon-ca Gatzo, ďun ton radouci. Et il lui lächa les poignets. Alors eile nousdit : — Je vous connais. Cest vous qui étes arrives sur le bras mort, il y a un peu plus d'une semaine. On vous cherche dans tous les villages... Je fus glacé ďeffroi. Mais Gatzo, calme, demanda : — Vrai? On nous cherche? Et qui? — Chez nous, á Pierrouré, c'est le garde champétre... — Et comment il nous cherche, dis? — II roule du tambour, le matin á onze heures, et il fait une annonce sur place. Aprěs ca, il rentre chez lui. Ca dure depuis quatre jours... Tout le monde est au cou-rant. 99 — Alors nous pouvons dormir tran-quilles. Toi, tu ne diras rien? — Moi, je ne dirai rien, répondit la fillette. Mais il y en a un autre qui vous cherche, aussi. Et celui-lá est bien capable de vous trouver. Cette fois, Gatzo s'inquiéta : — Comment est-il? — Un grand sec, la peau noire. II est venu par la riviere sur un vieux bout de barque. Je pensai avec terreur : — C'est Bargabot. Nous sommes pris! La fillette continua : — II est lá depuis hier soir. On ľa vu arriver en měme temps que les pantins. — Quels pantins? demanda Gatzo. Sa voix tremblait. — Le petit theatre. Demain il va jouer sous l'orme. II passe touš les ans. II joue, la nuit, aprěs le diner. C'est toujours le méme qui vient. Ľan dernier les gens étaient deux. Cette année il n'y a qu'un vieux, tout seul... Elle se tut. Gatzo, lui aussi, se taisait. Soudain eile dit : — II f aut que je rentre. ioo Nous la reconduisimes jusqu'au bois. Elle nous précédait. Ses yeux percaient la nuit aussi bien que ceux de Gatzo. A ľorée du bois, on se fit des adieux. Sous les arbres ľobscurité était si noire que Gatzo s'étonna, lui-méme, que la petite n'eút pas peur. — Pourquoi viens-tu, la nuit, au bord de ľeau? demanda-t-il. Comme eile se taisait, Gatzo ľinterrogea encore, en insistant avec douceur. II avait une voix si tendre qu'á la fin eile paria. ... Ses parents étaient morts. On ľavait recueillie toute petite. Elle servait chez de bonnes gens, grand-pere Saturnin, grand-mere Saturnine. Eux, ils n'avaient qu'un petit-fils, Constantin, ige de douze ans. Un beau jour, tous les trois étaient partis pour faire un long voyage. Ils ľavaient laissée seule á la maison, avec une vieille servantě qui grondait toujours. On disait qu'ils vivaient trěs loin, dans un pays triste. Dieu seul savait pourquoi. Et lá-bas, naturellement ils étaient, eux aussi, devenus tristes. Mais ils n'osaient plus retourner dans leur maison. Alors en cachette, la nuit, eile venait prier Notre- IOI Dame-des-Eaux de les ramener au village, .OÚ tout le monde les regrettait... Cette histoire nous troubla beaucoup. La petite, en la racontant, se troubla elle-méme. A la fin, eile pleurait. Gatzo, ému, lui demanda : — Comment t'appelles-tu, petite? Elle répondit : — Hyacinthe. Et continua á pleurer. A ce moment, on entendit un pas dans la forét de pins. Un drôle de pas, un pas d'animal. Effrayé, je dis : — Cest la béte! Le Racal! La petite dit: — Pas du tout. Cest mon áne. II vient me chercher. On vit une ombre. La béte sortit des téněbres. La petite ľappela : «Approche, Cu-lotte, mon beau. Bien doucement. II ne faut pas leur faire peur, cette fois-ci...» Ľane vint. II était dressé ďune mer-veilleuse maniere. (Culotte était son nom.) — Cest ľane enchanté du pays, nous dit Hyacinthe. 102 Peut-étre riait-elle. Tout á coup eile devint triste. — Demain, je ne reviendrai pas. Je veux voir le petit theatre. II jouera pour les enfants, sur la place du village. II y a de la lune, toutes les nuits... Gatzo et moi, nous nous taisions. Alors eile enfourcha son áne, et touš deux s'enfoncérent dans le bois le plus naturellement du monde'. Le lendemain, la journée traina en longueur. On fläna sans plaisir. Les jours precedents, tout nous occupait : un oiseau, une mouche, une grenouille, un papillon. Maintenant, sans raison, nous étions dé-soeuvrés. Gatzo se tenait á ľécart. II me répondait á peine. De nouveau, il avait ce visage fermé que je n'aimais pas. Son air absent nous séparait. Je me sentais seul. Le cceur gros, je gardais le silence. Vers la fin de ľaprés-midi, je n'y tins plus. La barque était alors mouillée sous 1. Si vous voulei mieux connaitre Hyacinthe, lisez L'Ane Culotte (Gallimard). IO3 la falaise. Je sautai á terre et partis en promenade... Sous les chénes il faisait trěs chaud, mais la lumiěre y était belle et de petits écureuils roux, nuUement effrayés, m'ob-servaient du haut de leur branche avec une extraordinaire attention. Leur amitié me donna du plaisir et, insouciant comme on ľest á cet age, j'ou-bliai mon chagrin en marchant dans le bois, ou familierement circulaient d'arbre en arbre des ramiers bleus et des loriots d'or aux ailes noires. Plus haut, dans le feuillage, d'autres oiseaux chantaient. Comme le bois grim-pait vers de hautes collines, je dominai bientôt une bonne étendue de ce pays. Alors je m'arrétai et m'assis sur une pierre. Vers le couchant, mais assez loin, la riviere reparaissait, toute luisante. Sur un grand bateau plat, deux petits hommes lentement péchaient á ľépervier. A ma gauche, les chénes verts et de grandes pinědes escaladaient les contreforts des premieres collines. Le soir tombant, il se creusait, dans ces collines, des vallonne-ments bleus et des ravines mauves, cepen- 104 dant que les mamelons restaient ensoleillés. Dépassant un épaulement, on apercevait un bout de village : cinq ou six maisons, une tour, un petit clocher. Derriěre le clocher, trois ou quatre fumées montaient dans ľair. Lá devait se cacher le plus gros de ce bourg. On voyait, á mi-côte des collines, le sentier qui y menait. La Campagne était deserte; mais un äne mar-chait sur le sentier. Un äne tout seul, sans ánier. II n'en suivait pas moins, exac-tement, le trace de la sente. II portait deux couffins; et avancait, á petits pas, d'un air parfaitement sense, dans ma direction. « Ah! me dis-je, soudain illumine, c'est l'äne de Hyacinthe. Je vais le voir... » J'attendis, le cceur battant. Mais ľane tout á coup prit sur la droite et il disparut dans une piněde. Presque aussitôt le soir commenca á tomber. Je ne m'en apercus pas tout d'abord. Quand je revins á moi il faisait déjá assez sombre et je retournai en hate au mouillage. La barque était toujours la, mais Gatzo avait disparu. Le montreur ďämes Pour tou jours. J'en eus aussitôt le sentiment net; mais je ne voulais pas y croire. C'est pourquoi j'attendis. « II va venir, me disais-je, sans grande confiance. II a du aller fureter pres ďun trou á lapin; j'ai eu tort de le laisser seul. II s'est ennuyé. > Mais comme il ne revenait pas, peu á peu je perdais ma foi en son retour. Pour me consoler je redou-blais d'espérance. Cela ďailieurs ne me servait de rien, car je savais bien qu'il était parti... Tout me disait que j'étais seul : les bétes et leur cri, les eaux et leur silence... Tout. La petite grenouille triste qui coas-sait á la pointe d'une lagúne dans sa touffe de cresson. Elle aussi était seule. Et la 109 hulotte á grosse téte qui se cachait dans le feuillage ďun énorme peuplier sur l'au-tre rive. Elle se plaignait réguliěrement á une hulotte plus proche qui habitait dans un cypres juste au milieu de l'ile. Cette habitante du cypres répondait avec patience et beaucoup de mélancolie á sa douloureuse compagne; et la conversation lugubre des oiseaux traversait tristement les étangs solitaires. Si nul bruit, venu de leurs eaux, parfaitement paisibles, n'assombrissait mon cceur, c'est que les étangs me parlaient par leur silence. Us se taisaient : ainsi je comprenais ma solitude. Peut-étre avais-je peur, mais je pense que le chagrin d'avoir été abandonné étouffait en moi cette peur. Ií ne m'en restait que des craintes. Je n'appréhendais que des perils vagues : les bruits, une ombre, un rien qui souffle... Au moment oú la lune se leva, ma tris-tesse devint plus grande. A sa clarté, quand je vis ľétendue deserte des étangs, je découvris ľimmensité de ma solitude. J'étais si seul qu'en moi doucement j'appe-lais Gatzo; mais pas un son ne sortit de ma bouche, tant je craignais, dans ce no silence et ce desert lacustre, que le bruit de ma voix ne retentit... < U est au village, pensais-je, mais comment a-t-il pu s'en aller sans moi? » Car d'etre seul dans la nuit en ces lieux sauvages m'éprouvait moins que de penser á la trahison de Gatzo. II avait brisé, en partant, ľamitié la plus belle de ma vie. J'en souffrais beaucoup. Car jamais je ne retrouverais un compagnon pareil; un compagnon plus fort, plus courageux, plus habile que moi. Et c'était mon premier ami. Un obscur pressentiment me donnait sourdement á craindre qu'il ne revint pas. Aussi, mü par le désespoir, je résolus de quitter ce mouillage triste, ou j'étais si seul, pour aller á sa recherche. Je supposais qu'il se trouvait dans ce village dont j'avais apercu quelques mai-sons, au coucher du soleil. Je me rappelais le sentier oú j'avais vu trottiner ľane. II me paraissait facile de l'atteindre, en traversant les chénes. Je me dirigeai done d'abord vers ce bois dont la lisiěre était illuminée par la pleine lune. Elle m'aida beaucoup cette nuit-la : sa clarté éclaira ma route et sa grande dou- iii ceur m'apaisa un peu, par enchantement. Car la lune enchante les ämes bien mieux que toute autre planete. Sa lumiěre est si pres de nous! On la sent attentive, affec-tueuse et, aux lunaisons de printemps, son amitié devient si tendre que toute la Campagne s'attendrit Alors il n'y a pas, pour les enfants qui s'éveillent la nuit, de plus charmante conseillěre. Far la fenétre ou-verte eile éclaire teur chambre et, quand ils se rendorment, eile fournit á leur som-meil les plus beaux songes. Et c'est l'un de ces songes que je fis, sans doute. Certes, je n'étais pas endormi dans ma chambre; mais comment tout ce que j'ai fait, cette nuit-lá, ce que j'ai vu, ce que j'ai cru entendre, eut-il pu se passer aussi facilement. si je ne l'avais pas rencontre dans un réve? Le bois de chénes tout entier baignait dans la clarté lunaire. A travers les feuil-lages noirs, eile descendait en colonnes bleuätres. Les vieux arbres trempaient de toutes leurs branches dans ce bleu astral. Quand moi-méme j'entrais, sortant de l'ombre, dans un de ces blocs de clarté, je 112 devenais subítement un petit corps pétri de lumiěre et de lune. Je franchis le bois sans encombre, et aussitôt vint le sentier. Je ne le cherchai pas, il arriva lui-méme, naturellement inondé de lune. Et il fut aussitôt si fami-lier que je m'abandonnai á sa prévenante douceur. C'était un beau sentier de nuit, un de ces sentiers qui vous accompagnent, avec lesquels on peut parier, et qui vous font, tout le long du chemin, un tas de petites confidences. On y marche sans crainte, avec légěreté. Comme ils ont conserve une grande innocence, ils ne sau-raient vous fourvoyer. Sur eux, le temps ne compte plus et l'espace se fond amica-lement dans le plaisir nocturne de la marche. On ne sait jamais ďoú l'on vient ni oil l'on va. quand on est parti, á quelle heure on arrive; et d'ailleurs arrive-t-on? Ces sentiers n'aboutissent pas, ou, si par hasard. ils vous quittent. c'est pour vous laisser doucement dans un pays plus mer-veilleux encore... Je le sais bien, moi qui vous parle, puis-que mon sentier m'y laissa. II semblait qu'on l'eut mis sur le flanc «3 des colli nes uniquement pour me conduire dans le village le plus singulier du monde. Et encore était-ce du monde?... A peine pouvait-on le croire, tant tout y paraissait improbable, irréel; et plusieurs fois, au cours de cette nuit étrange, je crus dans ma téte naive, que c'était lá un lieu de féeries innocentes créé pour le plaisir des enfants réveurs et fantasques, juste sur les confins du paradis... J'entrai dans le village par le haut. Les ruelles étaient désertes, les maisons parais-saient inhabitées. Et cependant, elles sen-taient encore le pain chaud et la soupe ďépeautre. Evidemment, les gens venaient á peine den parti r. Et maintenant ni bruit, ni lampe... Les chiens eux-mémes, si hargneux sur les lisiěres des villages, s'en étaient allés avec letirs maitres. Les poules dor-maient. Pas un chat. lis avaient émigré ailleurs. Je suivis la ruelle en pente et, allant ainsi au hasard, de maison en maison, 114 toujours dans le silence, soudain je débou-chai sur une petite place. Alors tout le mystěre m'apparut. Le village était lá, le village tout entier, hommes et bétes. Et il semblait attendre. II semblait attendre avec confiance. C'était un village patient et de bonne foi. Cela sautait aux yeux, rien qu'á voir la tete des gens. Elles étaient sensées et paci-fiques et il y en avait phisieurs rangs. Le premier se tenait assis, gravement sur un banc de bois. Au milieu trônait le maire. Le maire avait la face glabre et les cheveux raides et Wanes. II s'était endi-manché. Un énorme faux col amidonné sortait de sa jaquette puce, et probable-ment le génait beaucoup, car il n'osait pas tourner la téte. Aussi regardait-il droit devant lui avec une extréme patience, ce qui, en tant que maire, lui donnait une grande dignité. Devant son immobilité, les autres, par respect, restaient immobiles. A sa droite, d'abord, le vieux cure. Par habitude, il croisait les mains sur son ventre, et sa "5 grosse figure rouge avait pris pour la cir-constance un air de bienveillance et de resignation. A côté de lui, le notaire, petit vieux, maigre comme un clou, á la bouche rail-leuse, se grattait le bout du nez. II l'avait pointu. Le médecin ventru, en veste d'alpaga, coiffé d'un canotier de paille, essuyait son binocle d'or avec un mouchoir á carreaux, pour mieux y voir. C'était, lui aussi, un homme d'äge, le visage barbu et couperosé. Immédiatement á la gauche du maire, le garde champétre sommeillait. II sem-blait plus vieux que le monde, mais il portait barbiche militaire, et un galon d'argent entourait son képi. Pres de lui, un vieillard á la large car-rure orgueilleusement se carrait. Sur sa poitrine il étalait en un vaste éventail sa barbe blanche. De temps á autre, il levait un grand nez charnu, pour humer Pair; et, dans son vieux visage boucané, ses yeux verts restaient immobiles. C'était ľancien Navigateur, la gloire du village. Sous son épaule, se cachait, boulot, 116 moustachu et rageur, le petit buraliste. Sexagénaire et retraité, il était le seul de la file qui n'eut pas toujours de bons sentiments. Tel était le banc des notables. Derriěre se groupait les villageois. D'abord les femmes, sur trois rangs : á droite, toutes les grand-měres, et, au centre, toutes les femmes mariées. Les jeunes filles se serraient á gauche et ne cessaient pas de rire ou de chuchoter. Derriěre les femmes, les hommes. Debout sur quatre rangs. II y en avait de longs et de larges, de moustachus et de rasés. Mais la méme expression de calme et de puissante simplicitě modelait leurs visages. Touš regardaient dans la méme direction. lis regardaient un ořme colossal dont le feuillage, tel un dóme, s'étalait sur toute la place. Aux branches les plus basses on avait suspendu une multitude de petits lampions et de grandes lanternes vénitiennes multi-colores. Sous l'ormeau se dressait un modeste theatre de toile. Et, de chaque côté de «7 ce theatre, en avant des notables, bien en vue, on avait aligné les enfants, sur les bancs de ľécole. Les garcons á droite, les filles á gauche. Et lá, ik attendaient, aussi sagement que les grandes personnes. Pour lors le rideau du petit theatre était baissé. Mais on pouvait y admirer une peinture. Elle représentait un äne. Cet äne était assis dans un fauteuil. II avait des lunettes et il tenait un livre. Devant lui, á genoux, un petit garcon écoutait. Ľane lui faisait la lecpn. Par-dessus ľane et l'enfant, souriait, avec indulgence et malice, un masque couronné de lierre, qui tenait les yeux baissés. Derriěre le theatre, il y avait ľéglise : un porche profond et plein d'ombre. Et, par-dessus ľéglise, ľombre, le theatre, les villageois, les lanternes et ľorme immense, flottait le grand ciel de la lune d'avril, tout electrise. Je ne sais ce qui se passa d'abord, réel-lement. Car j'étais trop ravi pour com-prendre, et peut-étre un spectacle aussi merveilleux n'avait-il été compose que pour charmer les yeux et les oreilles... ii8 On entendit d'abord, derriěre le theatre, une voix qui chevrotait, mais eile était prenante et nourrie de sagesse. Tout de suite j'en f us touché au fond du coeur. Cette voix annoncait ce qui se préparait derriěre le rideau; eile disait le nom des personnages et nous demandait de les croire, car ils allaient, pour nous, rire, pleurer, hair, aimer, c'est-á-dire vivre et mourir comme des hommes... Aprěs cette courte harangue, le rideau se leva sur un jardin et son jardinier. Dans ce jardin poussaient des fruits enormes; et le jardinier en était trěs fier, si fier qu'il regardait avec mépris touš les autres jardiniers. II avait une jeune femme et un fils beau comme le jour. On les voyait tous deux qui couraient sous les arbres pour attraper de grands papillons bleus. Le jardinier était fier de sa femme et de son fils presque autant que de ses melons et de ses prunes. Cest pourquoi il leur défendait de frequenter les petits jardiniers du voisinage; et ils obéissaient. Or, voilá qu'un beau jour passe un mendiant, trěs fatigue, un vieux mendiant accablé par la faim et par la soif. Une í 19 péche pendait sur le chemin, par-dessus la haie de ľenclos. Le mendiant la cueille et s'appréte á la manger. Soudain, ľorgueilleux jardinier apparait, rouge de colěre et, se jetant sur le mendiant, ce pau-vre! il lui fait lächer le fruit ďun coup de baton. Le fruit tombe sur le chemin et le mendiant s'en va, résigné, sans se plaindre. Or, sachez que c'était saint Théotime qui voyageait, en ce temps-lá, pour ses affaires, c'est-a-dire pour Celles du Bon Dieu. Et, le decor ayant change, le Bon Dieu lui-méme arrivait sur un nuage. II mani-festait aussitôt la plus vive irritation, et il parlait du jardinier en termes tels que toute l'assistance en frémissait de peur, particuliěrement les filles. Aprěs quoi, il s'en allait á son tour, grondant de menaces, et un roulement de tambour, derriěre le theatre, imitait le tonnerre. Le Bon Dieu, irrité, allait venger son Saint On revenait alors au jardin de la terre. L'enfant jouait On le voyait courir sans méfiance; et cependant, juste sous le pé-cher de Théotime, une vieille sorciěre le I20 guettait avec des yeux de braise. Elle avait ramassé le fruit sur le chemin. Ah! quel beau fruit! Je le vois encore. L'ayant léché, la sorciěre le pose, rose tendre, au pied de ľarbre. L'enfant passe, le voit, le mange et tombe évanoui. La sorciěre tombe sur lui et l'emporte dans les airs. Des années passent. On voit un camp de Bohémíens. Cest lá que vit l'enfant. II a beaucoup grandi, mais il a perdu toute sa memoire. Car la sorciěre avait empoisonné le fruit. En y mordant il y avait laissé tous ses souvenirs. Aussi n'a-t-il plus un bon sentiment. C'est main-tenant le pire garnement de la tribu : il ment, il jure, il triche, il vole, comme l'on respire, et pour un rien, il met la main á son couteau. Tout le monde le craint. Et ses parents? II les a oubliés depuis longtemps puis-qu'il a perdu la memoire. Mais eux se souviennent toujours. Et ils sont trěs mal-heureux. Les fruits ont beau pousser, aussi gros que jadis, á profusion, sur tous les arbres, le jardinier ne pense méme plus á les cueillir. II a vieilli. Songez qu'il 121 pleure du soir au matin, en cachette de sa femme. Son chagrin lui a fait des cheveux blancs; et il n'a plus, dans sa poitrine, une once d'orgueil. Lui et sa femme esperent tou jours. € Le petit reviendra », se disent-ils. Et ils l'attendent. Aussi la porte est-elle ouverte, nuit et jour, pour qu'il puisse rentrer dans la mai-son, sans les appeler. Mais voilá-t-il pas qu'une nuit les Bohé-miens arrivent. Ils se cachent dans les bois. Or, le soir měme, un vieux mendiant est venu demander ľaumône. U avait faim, il avait soif. Le jardinier s'est souvenu. II lui a donne un panier de péches. Le mendiant n'a pris qu'une péche et a mordu dedans sans la manger. Puis il a dit au jardinier : « Garde-la bien soigneusement au chevet de ton lit, et prends patience. Un jour quelqu'un la mangera. > Aprěs quoi il disparut. C'était saint Théotime. Les Bohémiens, caches dans le bois téné-breux, ont vu le jardin admirable. Et tous 122 en chceur ils se sont dit: «Le jardinier est riche. On va le voler. > Le sort a designe ľenf ant habile au vol. La lune s'en va, la nuit tombe, la chouette ulule, et ľenfant se faufile dans l'enclos. II atteint la maison, trouve la porte et, á tätons, il cherche la serrure. Mais ses mains ne rencontrent que le vide... Cette étrange maison, sans souci des voleurs, repose, en pleine nuit, la porte grande ouverte... Le mauvais garnement hésite, tremble... II avance cependant, par amour-propre; mais il a chaud, sa gorge brüle, il meurt de soif. Soudain, il découvre une chambre. Un vieil homme y dort sur le dos. Une veilleuse éclaire sa figure. Et pres de lui, á son chevet, sur une assiette peinte, il y a une péche, juteuse á point, ou deux dents, semble-t-il, ont á peine mordu. Ľenfant voleur tend sa main vers le fruit et le porte á sa bouche. Quel gout! Quelle douceur! Mais ce n'est pas un fruit! Cela vous emplit tout le corps, cela vous tire toute ľäme! Ou suis-je?... II crie!... 123 Le bon vieux s'éveille. Sa femme accourt... Ah! c'est leur fils. II est lá, il les voit, il les reconnaít, il sanglote. Le Bon Dieu apparait dans son nuage et hoche la téte de satisfaction. Le rideau tombe. En ce temps-lá, dans nos villages, les gens avaient encore l'esprit simple et, quand ils prenaient du plaisir, ils le pre-naient bien. Cette simplicitě d'esprit leur permettait de comprendre tout de suite le sens profond des contes; et, s'ils étaient ravis de leur naivete, c'est qu'elle s'accor-dait á leur propre sagesse. Réduite á quelques pensées claires, cette sagesse pe'ut nous sembler courte; et cependant eile est le trésor épuré ďune antique experience. Ce vrai savoir, s'il vit réellement, n'est pas morose. II appelk souvent et inspire la fantaisie des hommes. Alors il devient, comme dans ce conte, un divertissement, et ce qu'il enseigne est si beau que la sagesse nous enchante. Visiblement, cette nuit-lá, eile enchanta toutes les tétes du village. Durant toute 124 la representation, le maire resta bouche bée. Le curé, lui, bayait aux anges et, quand le Bon Dieu apparut, il se signa. Le notaire et le médecin se déclarěrent satisfaits. Le Navigateur, quatre fois, faillit se lever de colěre pour aller étran-gler la sorciere execrable et les perfides Bohémiens. On eut quelque peine á le rete-nir. Les villageois par rangs entiers manifesterem de puissantes emotions. II y eut des ho! et des ha! qui gronděrent en sourdine et ils trahissaient la colěre, ľindi-gnation ou la pitie. Les enfants, eux, ne disaient rien, mais ils écarquillaient étran-gement les yeux. Le dráme les hypnotisait. Un magicien les avait pris dans son filet de charmes. Ils ne regardaient plus, car ils étaient passes de ľassistance sur la scene, ou ils étaient non plus eux-mémes, mais les étres qu'ils y voyaient. On ne leur jouait plus la piece, c'étaient eux qui, mer-veilleusement, se la jouaient entre eux. Alignés sur leurs bancs on les voyait par fois tous soupirer ensemble, et leurs petits visages passionnés, serrés ľun contre ľautre, s'immobilisaient dans ľextase. Ľun surtout, un visage de fillette. II 125 avait les pommettes roses, la bouche bien large et les yeux trěs verts. Les cheveux étaient roux et bien tirés. II en sortait une petite couette qui se tenait raide sur la nuque. Evidemment c'était Hyacinthe. Rien qu'á ľair de ravissement et de ter-reur qui pétrifiait ce visage, on le devinait. Car aucun autre enfant n'était saisi, comme eile, par le jeu de la scene, ou eile avait posé toute son äme. Le rideau tombé, il se fit un grand silence. Puis la méme voix chevrotante parla derriěre le theatre. c Bonnes gens, disait-elle, c'est fini. Maintenant, mon chien Piquedou, la sébile aux dents, va passer; et il fera la quéte. Traitez-le amicalement. C'est mon seul compagnon de route. Car mes enfants ne sont plus de ce monde et, comme dans la fable, j'avais un petit-fils, mais les Bohémiens l'ont vole. Voilá cinquante ans que je fais danser les marionnettes dans vos campagnes. Aprěs moi, plus personne ne viendra vous les montrer. Cest la der-niěre fois que vous les voyez, mes amis. Car je me fais trěs vieux et désormais je ne viendrai plus dans le village. Ce soir, je 126 vous dis done adieu. Et maintenant, don-nez un petit sou pour le theatre, quand le chien passera...» Alors le village pleura. Les femmes se mouchěrent, les hommes essuyěrent leurs yeux et le maire éternua. Puis les filles toutes ensemble élevěrent la voix ét dirent: c Grand-Pěre Savinien, montrez-vous encorě une fois...» Leur voix était douce et chantait telle-ment, que ľon vit Grand-Pěre Savinien sortir de dessous le theatre. Le rideau bougea, la téte apparut. Elle était longue et chauve; mais autour du crane poli, une couronne de beaux cheveux blancs descendait, se mélant á la barbe de fleuve du vieillard, qui coulait comme de la neige. Les yeux étaient clairs et candides, et quand le vieux se releva péniblement, trois cents visages s'atten-drirent. II portait une vieille redingote et, autour du cou, un foulard. On le sentait trěs pau-vre et trěs patient. Si pauvre et si patient, qu'á le voir surgir de son trou, avec tant de simplicitě 127 et de courtoisie complaisante, saisi de respect, le village se tut. Pourtant il ne sou-riait pas, il ne cherchait pas á plaire; mais il portait, sans le savoir, naturelle-ment, sur son vieux visage, im signe pur. Quand il fut tout á fait debout, on entendit quelqu'un qui sanglotait en ľair, dans le f euillage. Cela venait des branches basses de l'ormeau. Toutes les tétes se levěrent. Alors on découvrit Gatzo. II pleurait, á cheval sur une branche. II pleurait avec une sorte de fureur contre lui-méme. II avait honte de pkurer sur ces trois cents tétes sensées, ébahies de le voir lá-haut ruisselant de larmes. Mais il pleurait, quoi qu'il en eüt; et ďen bas, son grand-pěre Savinien. pétrifié par ľémotion, le regar-dait ďun air inexpressif, tant il hů parais-sait inexplicable que ľenfant perdu lui tombat du ciel. — Descends, petit, criaient les femmes. On te donnera du vin cuit. Le grand-pere ne disait rien; ľémotion lui avait coupe la parole. II regardait tou-jours son petit-fils, dont les jambes pen-daient au milieu du feuillage. Et Gatzo, 128 du haut de son arbre, le regardait aussi, tout en pleurant. Au pied de ľarbre, les notables : le maire, le cure, le notaire, le médecin, for-maient le cercle et ils souriaient á ľenfant pour ľencourager á descendre. Ce qu'il fit. — Doucement, lui disaient les grand-měres prudentes, ne te casse rien, petit fou. Et les hommes hochant la téte félici-taient Grand-Pere Savinien. — Regardez, disaient-ils, comme il s'y prend bien. Ľécureuil n'est pas plus léger. Lorsque, glissant le long du tronc, Gatzo tomba devant le maire, tout le monde fit : « Ouf! > de soulagement. Or. ce maire était bon : il s'appelait Mathieu Varille. On n'a jamais vu pareil maire dans le pays. C'est pourquoi nul ne s'étonna quand. se retournant vers la foule, il lui annonca fraternellement : — C'est moi qui off re le vin cuit. Un murmure de satisfaction s'éleva de ces trois cents ämes. Et le maire continua : — En route, mes enf ants! Et par ordre de marche : les petits d'abord, puis les 129 filles, et, aprěs les filles, les femmes et, pour finir, touš les électeurs. Le garde champětre, éveillé, souleva son tambour et prit la téte. Le maire se placa derriěre lui. A sa droite, il y avait Grand-Pěre Savinien. A sa gauche, Gatzo, tout á fait rasséréné. Et il les tenait, chacun par la main. Suivaient, sur un seul rang, les cinq notables : le curé, le notaire, le médecin, le navigateur et le buraliste. Les villageois venaient ensuite. En téte les petits. Dans la premiere file on voyaít Hyacinthe, avec ses yeux bleus et sa couette. Elle regardait devant eile, d'un air sérieux. Les vieux fermaient la marche. Doucement le garde champětre de ses vieilles mains battait du tambour. II battait, du bout des baguettes, un air de marche guilleret, en dépit de son grand age. Et sur ce rythme sautillant, tout le monde, sans le savoir, se dandinait. Ainsi, je les vis tous passer, la face épanouie, et les filles, qui s'étaient prises par la taille, chantonnaient de plaisir, en se balangant. 130 — Jamais, disaient les vieilles, on n'a vu, depuis cinquante ans, une féte pa-reille! Les vieux approuvaient de la téte. Et les jeunes riaient sans savoir pour-quoi. Quand le dernier rang fut passe, je vis le chien. II suivait, la sébile entre les dents, avec son air de chien habitue á suivre. II suivait, le museau sur les talons des vieux, en trottinant. Et, s'il était le dernier du cortege, il n'en semblait pas le moins satis-fait. II passa á son tour et je restai seul. Personne ne m'avait remarqué, pas méme Gatzo. Gatzo tenait avec respect la main solenneile du maire et il paraissait pénétré de cet honneur. M'avait-il apercu? Peut-étre ne voyait-il rien, car il était, cette nuit-la, le roi du cortege. Mais moi, qui ľavait vu et qui l'aimais, j'en avais le cceur tout gonflé de peine, et les larmes me montaient aux yeux. De la féte, il ne restait plus que les bancs vides de ľécole et le petit theatre en toile avec son äne peint sur le rideau. Les lampions un á un s'éteignaient dans les branches de ľormeau, et plus haut, dans le ciel laiteux, on devinait bien que la lune commencait á tomber vers les collines. Je me sentais si seul, j'étais si malheu-reuxj que je ne savais plus que faire. Derriěre le theatre abandonné, on avait oublié ďéteindre une chandelle. Elle brü-lait en tremblotant et la lueur de sa flamme invisible épandait au-dessus du léger toit une faible et mystérieuse couronne de lumiěre. Elle me fascina bientôt, et j'allais m'avancer vers eile, lorsqu'un homme mai-gre surgit á côté du theatre. II était plus haut que le toit de toile et, nonchaiamment appuyé aux montants du petit edifice, il se mit á examiner trěs attentivement touš les coins de la place. - II me vit. C'était Bargabot! Mais il ne broncha pas. Alors je pris la fuite. Solitude de Pascalet Je ne sais trop comment j'atteignis le mouillage. Tant que je courus ou marchai, je n'éprouvai rien. Mais, arrive au bord des eaux, une extraordinaire impression de silence et de solitude me saisit. Rien ne remuait aux étangs, rien dans les airs. Les eaux semblaient de plomb. Une nappe ďhumidité couvrait le paysage triste ou scintillait, entre les lances des roseaux, une étoile solitaire. La lune s'en était allée visiter d'autres mondes. L'ile formait, au milieu de ces eaux mélancoli-ques, comme une barque de téněbres. Elle m'inspira une telle crainte que je n'osai rester sur ce rivage ou le bateau était mouillé. Je le détachai et, pesant sur ma lourde perche, je me séparai de la terre ferme. «II vaut mieux, me disais-je vague- 135 ment, puisque tout est fini, que la barque s'en aille á la derive. * Mais la barque ne dériva qu'un peu de temps. Nul courant n'atteignait, cette nuit-lá, la surface de ces eaux inanimées. La barque, en s'éloignant des rives, coula dans une sorte de torpeur magique oil la faible impulsion qui la poussait encore s'affaiblit et expira. Je m'enveloppai d'une couverture et je me couchai au fond du bateau. Děs lors, j'attendais mon destin. Je sa-vais bien que c'était lá ma derniěre nuit de sommeil dans le monde des eaux dor-mantes. Aussi, je voulais la dormir comme j'avais dormi les autres, allonge sur le dos, dans le fond de ma barque, respirant á travers les planches ľodeur nocturne de ľeau douce, d'oü je tirais, malgré la menace des songes, tant de paix, tant de repos. Le soleil était déjá haut quand je m'éveillai. Avant méme ďouvrir les yeux, je compris que quelqu'un était avec moi dans la barque. Je sentais passer sur ma face une odeur de café fumant, de pain chaud et de pipe joyeuse. 136 — Bargabot, dis-je, les yeux toujours clos, á quelle heure on appareille? Bargabot me dit : — Hé, bientôt! On boit le café et on prend le large. Je me soulevai. Sur la proue, Bargabot, sa longue pipe au bec, accroupi devant un fourneau (qu'il avait déniché je ne sais ou), versait dans un grand bol de terre, avec precaution, du café brúlant. — Arrive, fiston! cria-t-il Oa rechauffe, et ca dégourdit quand on se reveille. Et lui-méme buvait d'un air content, et sur le pain il étendait ses rudes mains d'homme sauvage, habiles á la nour-riture. Le café me rendit quelque courage. Jedemandai : — Tante Martine, Bargabot?... — Elle t'attend, Tante Martine. — Elleapleuré? — Elleapleuré. Cela me rassura beaucoup. — Ton pere, ajouta-t-il, ne rentrera que vers la fin de la semaine. 137 « Dieu soit loué! » pensai-je. Les choses avaient ľair de s'arranger. Je m'enhardis : — Tu as eu peur pour moi, Bargabot? demandai-je. Stupéfait, Bargabot me regarda : — Fichtre! s'écria-t-il; mais il ne com-menta pas son exclamation. A ses regards, á ses intonations, je sen-tais qu'il était, somme toute, assez content de moi. Mais il annonga le depart, et alors seule-ment je m'apercus que, pendant mon som-meil, on avait change de mouillage. Nous étions ancrés sur un autre point du bras mort, séparé seulement par une laguně assez plate, du lit courant de la riviére. Je la voyais, á travers les joncs, qui passait, toute claire, par grandes nappes rapides. Contre le flanc robuste de la barque, flottait un petit bachot. Presque rien. Six planches, pas de banc, mais deux rames immenses et, comble d'arrogance, un mat. — Embarque, me dit Bargabot. On laisse ici ta marouette! Trop lour J pour IS« remonter ce courant lá. Je viendrai la re-prendre. Je changeai de bord sans enthousiasme. — Passe á l'avant, me cria-t-il. Je dus m'asseoir á méme le fond. — Bonne brise, remarqua-t-il avec satisfaction. Et il hissa la toile. Elle était vieille, rapiécée; mais, gonflée de vent, tout á coup eile claqua. Alors la barque s'inclina vers l'eau qui affleura jusqu'au plat-bord, et nous appareillämes. Bargabot, torse nu, avait saisi les rames et vigoureusement il tirait des deux bras. L'esquif filait, au ras de l'eau, si bien que le flot quelquefois venait mouiller mes coudes. Je craignais de le voir, sous le poids de la toile, chavirer en plein courant. Mais il tenait bon. Bargabot, insouciant, affron-tait, rame au poing, vent dans le dos, les puissances de la riviere. Nous coupions les tourbillons noirs et, tanguant, roulant á plein bord, nous sautions par-dessus les eaux tumultueuses. Tout respirait la joie : Bargabot, les flots aérés, la brise qui souf-flait á la bonne fortune, le ciel rayé d'oiseaux et le grand poudroiement des 139 terres riveraines, qui fumaient, attiédies déjá par le soleil, en pleine matinée, entre les eaux et les collines ďun bleu vif. J'en oubliais un peu mes peines et, enivré par l'air violent qui volait comme un f ol sur la riviére, je m'abandonnais au plaisir de boire le vent. Vers midi, on aborda la rive gauche. On y prit un repas. Bargabot tira un canard. II avait une immense canardiěre. C'était une arme venerable fonctionnant avec un si lex. Lorsque partait le coup, il laissait dans les airs une longue trainee ďétincelles rougeätres et beaucoup de fu-mée, qui sentait bon le salpétre et lé feu. On passa la nuit á la belle étoile. Le lendemain on navigua comme la veille; mais plus pres des bords, en eau calme. Vers le soir, l'ile fut en vue. Bargabot parlait peu. II me dit cependant, en mon-trant l'ile : — Cest nettoyé, petit. lis ont eu peur. Et il caressa gentiment sa canardiěre. Je crois bien qu'il était content de lui. — II ne reste plus rien? lui demandai- 140 II hocha la téte, et se tut. J'eus ľimpres-sion qu'il cachait quelque chose. Mais je n'osai pas l'interroger. On dépassa l'ile, on vira, et légěrement on toucha au rivage. On fut á la maison, comme la nuit tom- bait. Nous traversämes le jardin. Sous la treille de la terrasse il y avait une lampe allumée. Elle éclairait la table. Le couvert était mis : sur la nappe toute blanche, trois assiettes, une cruche ďeau et deux carafes de vin clair. Le pain, avec son grand cou-teau, reposait sur une corbeille. II était roux. Dans la cuisine, par la porte ouverte, on apercevait le foyer, sur lequel deux poé-lons et deux grosses marmites mijotaient paisiblement. Devant le feu on voyait Tante Martine. Assise dans un vieux fauteuil, en tablier blanc, la coiffe de piqué nouée sous le menton, les mains posées sur les genoux, immobile et grave, eile surveillait le repas du soir. Sa figure brune exprimait la confiance. Elle attendait ľenfant parti. Peut-étre chaque soir avait-elle allumé ce feu, prepare ce repas, mis ce couvert, sus- 141 pendu cette lampe sous la treille, sans se décourager. Et maintenant que j'étais lá, eile sem-blait, devant cette nourriture odorante, cuite pour moi avec amour, ľätne méme de la maison paternelle. Certes, j'étais alors trop jeune pour comprendre ces choses graves, mais le sentiment presque religieux qui émanait de cette vieille femme de mon sang, attentive et fiděle, me troublait le cceur. Alors je ne pus m'empécher ďéclater en sanglots. Elle m'entendit, et trěs douce-ment, eile m'appela : — Pascalet, viens ici, mon beau, que je t'embrasse. J'entrai, tout sanglotant, dans la cuisine. Bargabot resta sur le seuil, son fusil á lamain. Je me laissai aller sur le coeur de Tante Martine. Elle me donnait des noms doux : «Petoulet! Vagant! Courrentille!» que sais-je encore? Et nous nous embrassions avec fureur, devant le feu et les marmites, d'ou, pour me rassurer et m'attendrir davantage, s'exhalaient les vapeurs du repas qui cuisait, sans doute depuis le 142 matin, couvert de thym, bourré ďépices. Et tout en pleurant, j'avais f aim. Nous mangeámes au frais, bien tran-quillement. Aprěs quoi, j'allai me coucher, mais Tante Martine veilla. Bargabot partit tard. Longtemps touš deux, ils chuchoterent. Ils avaient éteint la lampe, et ils parlaient sur la terrasse. D'en haut, par la fenétre ouverte, j'entendais leurs voix étouffées comme un murmure. Sans doute parlaient-ils de moi, et je m'assoupis en pensant que je pouvais dormir sans crainte puisqu'ils protégeaient mon sommeil. Mes parents rentrěrent une semaine plus tard. Comme vous le pensez bien, Tante Martine garda le silence sur le fait de mon escapade. Mais eile se plaignit tout de méme beaucoup, pour se conformer aux usages familiaux. Ils voulaient qu'elle füt á plaindre, particuliěrement quand mes parents lui confiaient, en leur absence, le gouvernement de la maison. On le savait. Cela ne tirait pas á consequence. Et eile 143 le savait aussi; mais il fallait que les rites sacrés de la plainte et du reproche fussent accomplis scrupuleusement. Parmi les causes de désordre, j'eus ma part. — II a souffert tout le temps d'insom-nies, affirma Tante Martine. II lit trop. Ca ľénerve, ce petit. — H lit trop, en effet, approuva, cré-dule, mon pere. Et se tournant vers moi : — Pascalet, il faut ťamuser. A ton äge, on s'amuse. On me táta le pouls. II était agité. Et on me fit tirer la langue. Elle était blanche. Ma mere s'inquiéta. — Un peu ďembarras, dit mon pere. Evidemment! II est toujours assis!... On m'enleva mes livres. et on me donna du séné. Je le pris á contrecoeur. mais il fallait bien en passer par lá. Somme toute. ce n'était pas payer trop eher. Tante Martine, pour me consoler, nťapporta des gäteaux au miel. qu'elle avait fait cuire en cachette. Toutefois, ľadministration de cette mé- 144 decine purgative, bien loin de me ragail-lardir, engendra, dans les regions vives de mon étre, une langueur inexplicable. Car chacun voulut ľexpliquer á sa f aeon. Pour mon pere, c'était le foie. Pour ma mere, la rate; et pour Tante Martine, le pou-mon. « II respire mal, disait-elle. Ecoutez-le bien. Pascalet n'est plus qu'un soupir. » II est vrai que je soupirais beaucoup, peut-ětre de langueur, peut-étre d'autre chose, mais pas plus que les miens, je ne savais de quoi, tant ce malaise restait vague. II s'accrut cependant, mais sans se pré-ciser. On me rendit mes livres. « Aprěs tout, grommela mon pere, s'il en a besoin, qu'il les lise! » Mais je ne les lus pas. lis m'en-nuyaient. On entra dans le mois de juin. On passa de juin en juillet. et des fruits aux mois-sons. par des temps magnifiques. Matinees f raiches et nuits claires. léger soleil. beaux soirs. Et méme en aoüt. ľété chauffait, sans la bruler, la Campagne oů les sources vives ne tarirent pas un seul jour. Et cependant je languissais. Un indé-finissable ennui alourdissait mon existence. 145 Les journées me paraissaient longues. J'errais qá et lá, désceuvré, autour de l'aire, dans le verger et sous les vieux pla-tanes. Parfois, lasse de la maison et de ses dépendances, j'allais m'asseoir dans le che-min, sur le bord du fossé. Et lá, sans plaisir, j'attendais. Sans plaisir et sans espérance. J'aurais voulu que quelqu'un vint, n'importe qui : le facteur, une béte, un chien, peut-étre ľane... Bargabot ne revenait plus á la maison. Qu'était-il devenu? Personne n'en parlait jamais. Son absence passait inapercue. Pourtant c'était surtout dans les mois de chaleur qu'il nous apportait du poisson, une fois par semaine. Maintenant plus de Bargabot, et on ne s'en inquiétait pas. Moi, j'y pensais, et d'y penser m'empé-chait souvent de dormir, me rendait triste. Cette tristesse s'accrut en septembre. Le raisin ne m'égaya pas. On vendangea fer-me pourtant et les grappes bouillaient dans les cuves enormes, comme jamais, á ma 146 memoire, elles n'avaient bouilli chez mes parents. L'annee semblait courir vers de hautes fortunes, car octobre fut sec et novem-bre á peine pluvieux. La riviere ne gronda pas, et ses eaux, restées raisonnables, n'envahirent pas notre terre, qui fut labourée, trěs paisiblement. Mais tous ces bonheurs qui frappaient ľesprit de ma famille n'allégeaient pas mon äme. Et j'étais si mélancolique que, méme les froids de Noěl, ces froids si francs, si vifs, qui ďordinaire vous ragaillardissent, ne me touchěrent pas. Je passai un hiver long, penible, morose. Souvent, je pensais á Gatzo. Oů était-il? Parfois, á la tombée du jour, trěs haut dans les nuages, les canards passaient, volant en triangle, á travers une bour-rasque. Et leurs cris sauvages me péné-traient. Mes parents, me voyant si taciturne, devenaient, eux aussi, trěs taciturnes. lis avaient essayé de tout, et rien ne m'avait réussi. lis en restaient pensifs. Le printemps revint : les vents tiědes, 147 le premier vol de la bouscarle, et le merle siffleur. Je soupirais. Et je ne savais pas trěs bien si c'était d'aise ou de tristesse. — II soupire. disait Tante Martine, mais c'est peut-étre soupir de printemps. Moi aussi, je soupire. Et toute vieille que je suis, c'est encore soupir d'avril. Pour mieux veiller sur moi eile avait obtenu qu'on installät ma chambre á côté de la sienne, en bas. Quelquefois, si je remuais, derriěre la cloison, sur ma douce paillasse de mais,. eile m'appelait par mon nom, pour voir si je veillais, ou si j'étais agité par un réve. Elle avait le sommeil subtil, incroya-blement. Aussi, pour ne pas ľéveiller, car eile était vieille et laborieuse, je m'effbr-cais, la nuit, quand je ne dormais pas, de rester immobile dans mon lit. Alors, com-me un fil de vie, j'entendais passer sa respiration. Elle dormait. Une nuit, je fis un réve. Voici comment cela m'arriva. 148 J'étais dans mon premier sommeil. Sans doute ne veillais-je plus, mais je ne dormais pas encore, du moins réellement. Je le sais bien, car on avait laissé mes volets entrouverts et, par la fente, je voyais scin-tiller deux petites étoiles. II me sembla que ces volets peu á peu s'ouvraient davan-tage et qu'á mesure un ciel plus vaste et un plus grand nombre ďétoiles envahis-saient ma chambre. Cet envahissement de-vint bientôt si vaste que les murs de la chambre s'effacerent et que j'eus le plein ciel autour de moi. Peu á peu se forma un paysage étrange, diamante d'astres et cristallin. C'était le fond ďune riviere nocturne et lumineuse, mystérieusement éclai-rée en dessous par des feux invisibles. Leur pále lumiěre inondait un monde mou-vant et secret de plantes et de bétes aqua-tiques, et j'y voyais respirer lentement les racines des iles, dont les arbres énormes plongent, bien plus 'oin qu'on ne pense, sous le régne des eaux. Des monstres sur-gissaient aux écailles phosphorescentes, du fond de retraites cachées, et quelques-uns portaient un signal de feu vert et or, au sommet de leurs cränes épineux. Ils 149 erraient, ľair féroce, avec aisance, á travers les algues géantes et les prés fleuris de miriophylles. Parfois, un courant entrai-nait des creatures inimaginables, corps lai-teux, aux formes changeantes, ďoú éma-nait une clarté diffuse qui disparaissait rapidement. On voyait se mouvoir avec lenteur sur leurs cinq branches bleues, des étoiles Vivantes, cependant que nageaient les conques transparentes de coquillages inconnus á travers des foréts de coraux fragiles... Ce monde, que le songe dévoilait en moi, inquiétait mon sommeil et, dans mon impuissance, j'aspirais á sortir de ces lieux irreeis oú partout m'épiaient des monstres attentifs et malveillants. Mon désir dut étre bien fort (ou je recus du ciel quelque secours) car peu á peu ces formes illu-soires s'effacerent de mon réve et, á leur inhumaine et cruelle beauté, se substitua doucement une aube familiěre, un ciel matinal, et la vue du printemps sur la Campagne oú coulait paresseusement mon amie la riviere. Et lá j'errais joyeux, dans des sites connus : ľile des roseaux, la fälaise, le rivage ou filtrait la source, le bois de 150 chénes. Lá, tout me ravissait, les oiseaux, les fleurs, la vie libre, et particuliěrement une petite anse rocheuse ou souvent (je m'en souvenais) au temps des eaux dor-mantes, je m'étais attardé, pour admirer la limpidité de ces eaux. C'était un lieu privilégiá. La nature des roches cristallines y avait compose des fonds purs oú les ondes calmes se puri-fiaient. Leur transparence était si delicate que la lumiěre y circulait aussi facilement que dans ľair, et les fonds riaient de soleil. On voyait sur le sable fauve de petits graviers de porphyre bleu et de marbre rose, «tries. Sous le roc, entre les galets, quelquefois une bulle d'air venait éclore, indice d'une veine d'eau qui alimentait, en secret, la conque limpide. C'était l'apport des pluies et des neiges tombées pendant ľhiver dans les collines. Sans doute donnait-il á ce peu de riviére, en ce lieu abrité, cette pureté insolite et ľodeur des eaux vives. Aussi les bétes aquatiques y hantaient familiěrement, et je m'imaginais qu'elles y trouvaient un refuge, quelque chose com- 151 me un jardin liquide reserve á leurs jeux et á leurs loisirs. On ne pouvait s'y dévo-rer, du moins me semblait-il... Sous une renoncule d'eau vivait une tribu de chevrettes translucides. Timide et active á la fois, eile disparaissait au moindre mouvement. Quelquefois une truitelle tentée par la fraicheur des eaux faisait halte dans la conque, et des ablettes argentées s'y attar-daient, en promenade, toutes f rétillantes de plaisir. Moins souvent 1'épinoche mouche-tée y montrait sa brillante armure. Si une tanche irisée d'or, égarée de ses lieux de chasse, pénétrait dans cette onde claire, eile furetait, indécise, et bientôt s'échap-pait pour des terrains plus riches, hors de ce petit monde mineral. Plus familiére de ces eaux, une rainette, amie des fonds purs, s'enfoncait, les quatre pattes écar-tées, et tombait jusqu'au sable fin; puis eile remontait, merveilleusement verte. Elle posait au ras de l'eau sa gorge delicate et ses yeux d'or, que semblait fasciner mon visage immobile, de bonheur s'immo-bilisaient... Cette double immobilité, que je retrou- 152 vais dans mon réve, le dissipa. Je m'en-dormis vraiment. Cest plus tard que quelqu'un gratta á la fenétre, et je m'éveillai. Je n'eus pas peur, mais tout de suite mon cceur battit. « C'est lui, me dis-je. II est revenu. » Je sautai de mon lit et courus á la fenétre. Jedemandai : — C'est toi, Gatzo? Une voix murmura mon nom, eile était un peu rauque, mais je la reconnus. — J'ai beaucoup á te raconter, me dit Gatzo. Dans sa chambre, Tante Martine sou-pira. — Attends, dis-je á Gatzo. II vaut mieux aller jusqu'au puits. Je passai dehors. On alia au puits. II y faisait bon. La lune se levait paisiblement au bout de la prairie tiéde et odorante. Alors Gatzo commenca á parier. II me raconta toute son histoire. Je ľécoutai, ému. Tout á coup il se tut. »S3 — Et puis ? lui demandai-je. II me répondit simplement : — Grand-Pere Savinien est mort. Je lui pris la main. A ce moment Tante Martine ouvrit dou-cement ses volets. Nous vit-elle?... Ellem'appela : — Pascalet, mon petit, avec qui parles-tu? Je me levai machinalement et entrainai Gatzo vers la maison. — Tiens, s'écria Tante Martine, il y a quelqu'un avec toi ? — C'est mon ami Gatzo, lui dis-je. Elle respira bruyamment : — Oh! il sent le sauvage. J'eus le courage d'ajouter : — II est seul au monde, Tante Martine. Elle grommela quelque chose. Puis eile dit : — II f aut qu'il entre; et demain on le brossera de la téte aux pieds. Gatzo entra. Tante Martine alluma sa chandelle. — C'est, dit-elle, en voyant Gatzo, un solide garcon. U a ľair franc. Nous en parlerons á ton pere. 154 Ce qu'elle dit, nul ne le sait. Mon pere s'attendrit. Dieu fit le reste. C'est ainsi que Gatzo devint mon frěre. Quant á son histoire, peut-étre, un jour, vous la raconterai-je... TentatioH 11 ĽUe 33 Les eaux dormanies S3 Le montreur ďames 107 Solitude de Pascalet 133