9782203031579 Anne Pouget Cet ouvrage a recu le Prix Val Cerou sur l'univers medieval 2006 et le Prix du Roman jeunesse de la ville d'Aumale 2006 Un dossier pedagogique consacre a ce livre se trouve sur le site Casterman a !a rubrique «enseignants»: http://jeunesse.casterman.com/enseignants.cfm ONTFAUCON www. casterman. com ISBN: 978-2-203-03157-9 N°d'edition: L10EJDN000747.C002 © Casterman 2005 et 2010 pour la presente edition Achieve d'imprimeren octobre2012, en Espagne.Depot legal: juin 2010; D. 2010/0053/242 Conception graphique : Anne-Catherine Boudet Depose au ministere de la Justice, Paris (loi n° 49.956 du 16 juiilet 1949 sur les publications destinees a la jeunesse). Tous droits reserves pour tous pays. II est strictement interdit, sauf accord prealable et ecrit de I'editeur, de reproduire (notamment par photocopie ou numerisation) partiellement ou totalement le present ouvrage, de le stacker dans une banque de donnees ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque maniere que ce soit, La memoire de fer Le jour se levait a peine, apportant la promesse d'une journee ensoleillee. Hanin se debarbouilla dans le cuveau puis quitta la maison de sonpere. De lourdes toitures, qui interceptaient l'air et la lurniere, surplombaient les rues etroites. II se hata de gagner la rue principale, deja animee par les bourgeois allant aux affaires, les medecins courant a leurs visites, les revendeurs en litieres ou en chars s'activant a chaque croisee. Les voix des crieurs1 publics s'elevaient, melees aux hurlements des animaux de l'abattoir. Un groupe d'enfants turbulents arriva entrombe. Les chenapans2, qui reconnurent Hanin, lui bar-rerent la route. - Dis done, toi, tu vas ou? Et sans rouelle3? 1. Les crieurs allaient par les rues annoncer les nouvelles. (Jarnements, vauriens. .'i Si^nc distinctif des juifs au MoyenAge, equivalent de l'etoile jaune. 5 Aurais-tu oublie qu'il est interdit aux juifs de sortir durant la semaine sainte ? La main de Hanin se posa instinctivement sur son coeur. S'ils alertaient la garde, il serait arrete. L'un des enfants lui cracha au visage, provoquant l'hilaritegenerale. De la main gauche, Hanin s'essuya la joue. Les garnements s'appretaient a lui lancer des pierres, lorsqu'un mouvement de foule inhabituel attira leur attention. — On s'occupera de toi un autre jour, lanca le chef de la petite bande en brandissant le poing, tandis que ses complices se precipitaient sans plus attendre vers la place de la Fontaine. Hanin profita de l'aubaine et se faufila, le dos au mur, avant de disparaitre sous une porte cochere. Simon, son oncle, l'accueillit enle houspillant. — Mais tu as perdu la raison? Quel diable t'a encore inspire ? J'espere au moins que personne ne t'a vu! — Non, personne, mentit le garcon. — Ton pere a-t-il termine le tannage des peaux que je lui ai confiees ? — Presque... Son oncle mit une piece de drap dans un bac et y vida un broc d'urine de bceuf fermentee. I'icds nus, Hanin proceda au foulage4 dans cette odcur njiuseabonde, ä laquelle il etait ä present ll.lllllllC. I In caillou heurta la porte avec violence. Encore un malefice des juifs... Qa ne peut etre qu'un juif! cria quelqu'un. D'un geste prompt, Simon fit sortir son neveu du bac et le poussa ä l'interieur de la maison. II a du se passer quelque chose! souffla-t-il. - En arrivant, j'ai remarque une animation inhabituelle sur la place, repondit Hanin ä voix basse. Precedant le jeune garcon, Simon monta ä l'etage el entrouvrit un volet. Dans la rue, une femme bagarde allait, Interpellant chaque passant: - Z'auriez pas vu ma petite Gertrude ? On la cherche depuis hier... Parait qu'on l'a vue par ici. La mere eploree leva la tete; apercevant Simon derriere le volet, elle brandit le poing. - G'est eux, j'suis sure qu'c'est eux, avec tous leurs malefices ! Regardez-moi done comment qu'y s'cachent! Simon bouscula son neveu jusqu'a une palissade qui separait la cour d'un jardinet attenant. ■1'. Pour rendre certains draps et peaux plus souples, on les foulait avec les pieds dans mm bac contenant de l'urine de pore ou de bceuf. 6 7 — Vite, va prevenir ton pere... Et demain, ne viens sous aucun pretexte! Glace par les cris provenant de la rue, Hanin disparut entre les planches disjointes de leur passage secret. Lorsqu'il raconta les evenements a son pere, celui-ci hocha tristement la tete. — Les jours a venir ne presagent rien de bon pour nous... *** La voix dun crieur public propagea la nouvelle: — Oyez, oyez: ce matin, le corps de Fenfant Gertrude a ete trouve aux abords de la ville et une enquete va etre menee, a la demande de sire de Mondragon. Quiconque aurait vu ou entendu quoi que ce soit est tenu de se faire connaitre. Tapi derriere les volets, Hanin s'impatientait. Comme s'il avait le pouvoir de lire dans ses pensees, son pere siffla entre ses dents: — Tu es fou! Tu sais qu'il nous est interdit de sortir... Resigne, Hanin se remit au travail. Un peu plus avant dans la journee, l'oncle Simon arriva par leur passage secret. D'un air grave, il annonca: Jacob, Misha et Gedeon ont ete arretes et sou-ni ik a l.i question . On les accuse du meurtre de cette enfant, Je connais bien Jacob, jamais il n'aurait commis un adc aussi abominable ! protestale pere. Simon se contenta de hausser les epaules. Dis, papa, qu'est-ce que 9a veut dire ? demanda 11.111 in. - Qa veut dire qu'ils vont etre tortures jusqu'a ce qu'ils avouent... Qu'ils avouent quoi, s'ils n'ont rien fait ? I ,a main calleuse que David posa sur Fepaule de son l'ils resuma son desarroi. Durant sept jours, les rumeurs allerent bon train et, de bouche a oreille, ce que Ton savait des evenements se repandit comme une trainee de poudre.-rclxouve dans un fosse, le corps de la petite Gertrude etait couvert de plaies et de meurtrissures. La colere publique s'amplifia et partout dans la v i I le on reclamait justice. Voulant s'attirer les bonnes graces des chretiens en cette semaine sainte, les I'Veres mineurs6 menerent la question avec beaucoup de zele: ils torturaient les accuses en leur donnant .'1 Mi'lhode de torture judiciaire legale au Moyen age. I. (Irdre religieux fonde par saint Francois d'Assise et charge par Saint Louis de |)i'{iceder a la question, au nom de Dieu. 8 9 tous les details du meurtre, leur soufflant ainsi les reponses attendues. Dans ces conditions, les prisonniers avouerent tout ce qu'onvoulait qu'ils avouassent. Les « coupa-bles » avaient meme reconnu une fiole, exhibee par les Freres, comme etant celle dans laquelle ils avaient recueilli le sang de l'enfant, necessaire ä la preparation de leurs philtres malefiques. Pour plus de surete, on fit arreter les amis ou les familiers des trois hommes... Parmi eux se trouvait David, le pere de Hanin. Le temps clement attira une foule compacte sur la place de Greve. Sur l'estrade, qui surplombait la maree humaine, s'alignait en bon ordre tout ce que la ville pouvait compter en personnalites: repre-sentants du clerge, juges et prevöt7, notables de la ville constituaient la cour de jugement. Au centre, reconnaissable ä sa riche parure, sire de Mondragon, seigneur de Valreas en Vaucluse, depositaire de la haute justice de la ville, presidait le tribunal. Des gardes firent descendre les condamnes de la charrette et les alignerent en bon ordre. Le prevot prit la parole: — Sire, voici neuf hommes, arretes apres denon- 7. Representant du pouvoir judiciaire, equivalent du maire actuel. I i.11 inn. Tons ont avoue le meurtre de la petite rude. (les hommes ont le visage et le corps tumefies ! ni uicsla le rabbin8, qui s'etait invite aux debats. Apres une vague hesitation, sire de Mondragon se i.icl.i l.i gorge. I ,es accuses pretendent-ils avoir ete soumis ala (|ll('Kl ion ? Aueun des prisonniers ne broncha et Ton se iiiiilenta de leur silence. - Si nul d'entre vous ne souhaite se plaindre ilcv.int nous... conclut le prevot avec soulagement. Le rabbin s'enhardit: - Sire, je souhaite prendre la parole devantvous. 11 s'etait exprime d'une voix suffisamment forte et daire pour etre entendu par tous. Hesitant, sire de Mondragon se tourna vers le representant de l'Eglise, l'interrogea d'un ceil inquiet, puis laissa son regard s'egarer sur l'assem-hlee, toujours avide de sensationnel. Gomprenant <|imI ne pouvait baillonner le rabbin sous peine de se l.ii re mauvaise reputation, il le laissa poursuivre. - Sire, nobles seigneurs de la ville et du clerge, je me riomme Simeon et je tiens a protester: tous les hommes, ici presents et condamnes pour meurtre, It. (Uicf religieux des juifs, equivalent du pretre chez les chretiens. 10 11 sont innocents. Iis n'ont avoue que sous une cruelle torture, comme nous pouvons le constater. Pique au vif, un Frere mineur s'opposa avec ardeur: — Pourtant Tun d'eux, le denomme David Ben Meir, n'a pas avoue malgre la question! La reponse fit bondir le rabbin. — Vous voyez, sire: il reconnait en public que ces hommes ont ete tortures! Une clameur s'eleva, que sire de Mondragontenta de reprimer. Comment allait-il se sortir de cette situation ? II jeta un regard implorant aux membres du jugement; l'eveque intervint. — L'enfant Gertrude a ete assassinee par ces juifs! — Faux! On veut leur faire endosser un meurtre commis par d'autres, martela le rabbin. Vous n'avez aucune preuve que cette fillette a ete tuee par les juifs. — Nous avons leurs aveux, sire, leurs aveux! tam-bourina un Frere mineur en se tournant vers les inculpes, comme s'il en attendait le soutien. Hanin fendit la foule et vint se jeter aux pieds de la cour. — Sire, j'implore votre clemence. Monpere aurait ete incapable de faire une chose pareille ! Se sentant pris au piege, le seigneur de Mondragon posa un regard glace sur le jeune gargon. — Et... tu dis etre le fils de qui ? I ď I lavid Ben Meir, sire. (Ib.erch.an1 ňgagnerdu temps, le seigneur fit avan-l i i I Livid. Puis, se tournant d'un air faussement < .íluu- vers le prévôt, il ľinvita ä mener les débats. i iľlui či prit pompeusement la parole: Dis inoi, petit, quel age as-tu? Tie i ze ans, votre grace. Tľcize ans... Tu dis étre juif et tute présentes ä ......I s.ins rouelle ? 11 ,i n i n se releva, posa instinctive ment la main sur non i (iiiľ. Son accablement lui avait fait oublier ce detail. I,c prévôts'acharna: I griorerais-tu la loi qui oblige les juifs ä porter i lei ix rouelles jaunes, ľune surle devant de leur habit cl I'autre dans le dos, ä compter de treize ans ? Hanin lanca un regard terrifié ä son pere, puis au i.ilihin, et enfin au seigneur de Mondragon. Ge derme r, profitant de cet instant de désarroi, retrouva son aplomb. — Tu connais la loi, petit ? Oui... murmura Hanin, penaud. - Et tu sais que tout juif qui se proměně sans rouelle doit payer une amende ? Kxaspéré, le rabbin vola au secours de ľenfant. - Sire ! Comment voulez-vous qu'il s'acquitte de pareille somme ? Son pere est aux fers! 12 13 L'eveque, qui tenait enfin sa vengeance, s'eleva pour faire taire le rabbin: — La loi, que nul ne peut pretendre ignorer, est la meme pour tous, et cette loi precise que tout juif trouve sans rouelle doit s'acquitter dune amende de dix ecus. G'est alors que Guillemette, mere de la victime, poussaun cri. — Qu'on en finisse ! Nous sommes la pour juger les assassins de ma petite Gertrude. Ses pleurs emurent la foule, d'oü s'echapperent des « A mort! A mort! ». Le prevöt leva la main pour apaiser le public, puis se tourna vers le chapelet d'inculpes. — Les accuses ont-ils quelque chose ä ajouter ? David s'avanca: — Sire ! M'accorderez-vous la grace de parier ä mon fils quelques instants avant que... Apres un moment d'hesitation, voyant la foule en haleine, le seigneur de Mondragon acquiesca comme ä regret. — Soit! repondit-il en accompagnant son accord d'un geste auguste. Hanin s'approcha timidement. — Pere ! Que vous ont-ils fait ? grimaca-t-il. — Ecoute, fils, le temps nous est compte, je vais mourir. mais toi, ne reste pas ici. Ton oncle te • I<• 1111«• t-.-i mie somme d'argent: quitte ces lieux ou mil re soil ne fait qu'empirer de jour en jour, gagne Paris, oil vit mon frere Isaac. II est apothicaire, il I'M i id r.i soin de toi. Peut-etre le bon roi Louis est-il plus charitable envers les juifs ? A Paris, tu seras sans dOUte plus heureux qu'ici, ou nous sommes traites iiiiiiinc (les chiens. I ).ivid n'eut pas le temps d'en dire davantage : d'un .",1 lite brusque, un garde vint l'arracher a son fils. I ,c prevot se leva et anonna la sentence : Au nom de la cour de justice: tous les biens (les eondamnes seront saisis ce jour et distribues .tux pauvres. Les coupables ici presents, et qui ont .ivoue, seront livres au gibet en punition de leur crime. On fit monter les inculpes dans les charrettes et, au milieu des bruissements de la foule, la cour se iclira. Hanin, qui avait suivi son pere du regard liisqu'a ce qu'il eut disparu, se resigna a rejoindre son oncle, le cceur lourd. I )es garnements firent cercle autour de lui. - Alors, juif, il parait qu'on ne respecte pas la loi? D'un regard furtif, Hanin cherchaune issue; trop lard ! lis se jeterent surlui et s'acharnerent. Ilsom-lna dans l'inconscience. 14 15 Hanin poussa un gemissement plaintif: son corps tout entier le mettait au supplice, son visage tumefie lui interdisait d'ouvrir la bouche. — Ne bouge pas, lui murmura son oncle dune voix presque inaudible. Les souvenirs douloureux se bousculerent dans la memoire de Hanin, auxquels Simon coupa court: — Je sais ä quoi tu penses... G'est fini. Ton pere n'a pas souffert, et il valait mieux que tu n'y fusses pas. G'est un miracle qu'ils ne t'aient pas tue, mais la prochaine fois... Quelques gouttes d'eau aromatisee humecterent les levres du blesse, qui s'entrouvrirent avec peine. — Apres la mort de ton pere, ils ont confisque tous vos biens. Je n'ai rien pu faire... Maintenant, il faut que tu attendes que tes plaies cicatrisent. Hanin ferma les yeux, son esprit chercha vaine-ment l'exil: tant de questions se bousculaient dans sa tete, auxquelles il ne pouvait repondre autrement que par la patience... Progressivement, son etat s'ameliora... Le jour du depart arriva enfin. Simon prepara une besace qu'il tendit ä Hanin. — Tiens. Lorsque tu arriveras ä Paris, demande Isaac, l'apothicaire. II t'hebergera. — Et toi ? Que vas-tu devenir ? Nr i iiiijiiicU' pas pour moi, va. J'aima clientele, Hill imi( dc COBur, ma vie ici. J'ai appris a etre pru- hi I'111-. prudent que toi en tout cas ! i I i.....Iicicn! d;ms les bras Fun del'autre, s'etrei- I'ui i1 hi avec force comme si, par instinct, ils savaient ■ pi 111 .c voyaient pour la derniere fois. 1 • i iih in relacha son etreinte, accompagna sonneveu in -«111 .1 l,i porte cochere. A lie/,. File maintenant! Tu as une longue route i I.me. Nr pouvant se resoudre a quitter la ville sans avoir if-vii s;i iii.iison, Hanin y fit un detour. II gagna la pl.Mc dc hi Fontaine, oudesfilles remplissaientleurs l'ii i'ek en bavardant gaiement; les boutiquiers 1111\ r.'i i(*111, leurs echoppes, les crieurs commencaient leur journee, les rues s'animaient: la vie continuait, i riK<-risible a son malheur. F.i porte d'entree avait ete fracturee. Hanin se l'J issa dans la piece principale; hormisunbroc casse ipii cparpiFiait ses debris sur le sol de terre battue, rien ne subsistait de leur vie passee. Fn levant les yeux, il remarqua leur Memoire de Fer9 — trois clous fiches dans une poutre qui '' I In |ilantait des clous sur une poutre pour chaque evenement important dont on Miul.'iil se souvenir. On appelait ce « calendrier» Memoire deFer. 16 17 commemoraient chacunun evenement important: le premier pour sa naissance, le deuxieme pour la mort de sa mere, le troisieme pour sa bar-mitsvahi0. AT aide de son couteau, Hanin recupera les trois clous, qu'il placa dans sabesace. Puis, le cceur lourd, il s'en alia vers son destin... PARIS I Lnuii avail; trouvé une place dans un convoi de ii i.i nl lauds itinerants. Aprěs huit jours ďun éprou-v.ini voyage sur les routes pierreuses, le charroi11 iii iva aux abords de la Cite. Paris la belle, Paris dont il avaittant entenduparier 01 dm it i I avait tant révé, était ä portée de regard. I .a (lité avait fait éclater le corset de ses murailles i plusieurs reprises pour élargir son enceinte. Passé I Ion rds remparts percés de portes, on était happé Im r 1111 decor dense qu'etouffaitun dédale tortueux de iiiaisons capricieuses et grimacantes duquel |.i 111 issaient des églises qui dressaient leurs clochers rl leurs Heches vers le ciel. I ).i us les rues bruyantes et animées, crieurs, mar-ehands ambulants, gens venus de la Campagne pour mikI re leurs produits enchevétraient leurs voix dans 10. Ceremonie religieuse qui marque Fentrée de l'adoleseent de treize ans dans la communauté des adultes. 11 I loavoi, groupe de charrettes. 19 une confusion singuliere. Gomme si cela n'y suffisait pas, d'innombrables mendiants se melaient a la foule en sollicitant les passants. — Ou as-tu dit que tu allais? s'enquit le mar-chand. — En fait, je cherche l'apothicaire... Son compagnon de voyage lacha un rire toni-truant. — L'apothicaire ? Mais mon pauvre ami, ou reside-t-il, ton apothicaire ? Et quel est son nom? C'est qu'ici, nous sommes dans la plus grande ville du royaume! — Bernard! mentit Hanin. Mais je le trouverai. Merci pour le passage ! II sauta de la charrette, salua le marchand et hela une passante: — Je cherche Isaac, l'apothicaire... La femme le toisa un instant puis lui repondit, de maniere fort peu aimable d'ailleurs: — Isaac, dis-tu?... Tu le trouveras sans doute dans la rue du bout du monde... Demande done les Champ eaux. Dun doigt pointe, elle lui indiqua la direction: — Passe par la... longe le quai, puis tourne au pignon, la-bas, en te dirigeant a la fleche de l'eglise Saint-Eustache, ettuyseras. Fort de ces explications, Hanin s'engagea dans Utli mi-ci roile, sombre et malodorante. Lesmaisons > m I'tignaient par leurs faites, comme si elles I I'.Mil.ii.nl Tune l'autre pour ne pas s'effondrer. PirtOUl palaugeaient pores, oiesetpouletslaisses en lil" i !<•, .in milieu des immondices ou des eaux usees que les if m rnesjetaient par les fenetres. \ Ihim tier et suivre les fleches des eglises, Hanin i Pourvoya. II dceida de rester dans la grand-rue, reconnais-iI'll .1 l.i rarigeedebornesdresseespourprotegerles rtiMisons contre les coups d'essieu des charrettes. M.iih la rue s'etrangla; ilse retrouva dans une ruelle ■ Iroilc, icscrvee aux seuls pietons, et enfindansun i ill de sac. Un enfant surgit fort a propos d'une arriere-r our. Dis moi, peux-tu m'indiquer la fleche de '■''ill Mustache ? Je crois que je me suis egare! I .<• garconnet l'accompagna jusqu'a la croisee de jiluHirurs rues et le remit surle bon chemin. I'aligue, Hanin l'etait autant par le bruit que par I .iiiiniaUon ambiants: le long de la Seine, on egor-ff.ul des agneaux; un peu plus loin, on abattait les I "rids. II traversa la place du Marche aux Pourceaux, mi lun luaitlesporcs. Le sang ruisselait dans le cani-\ i .in <• I les hurlements des bestiaux se melaient aux iales d'agonie. Les animaux en attente d'abattoir 20 21 pataugeaient dans une boue d urine et d'excrements, propre a provoquer des haut-le-coeur a trois lieues a la ronde. Un juif, identifiable a sa rouelle, passa devant lui; ainsi, malgre la bonte legendaire du roi Louis, les juifs etaient ici aussi marques du sceau de 1'infamie! Hanin l'apostropha. — Dis-moi, je cherche Isaac, l'apothicaire. Un coup d'oeil furtif sur le cceur de Hanin, la ou devait se trouver la rouelle, suffit a faire prendre la fuite au jeune homme. Resigne, il allait reprendre sa marche, lorsqu'une voix lui parvint: — Tu n'obtiendras rien ainsi! Hanin fit volte-face. — Et pourquoi ? demanda-t-il, intrigue, au jeune crieur qui venait de lui adresser la parole. — Tu interpelles un juif pour lui dire que tu cherches un juif, alors que tu ne portes pas rouelle... Et que lui veux-tu, a cet Isaac ? — J'ai besoin de le voir pour une affaire urgente, repondit Hanin, mefiant. Apres une vague hesitation, le garcon, qui devait avoir son age, lacha: — Suis-moi. — Ou? — Chercher Isaac. N'est-ce pas la ton souhait ? — Mais on m'a dit qu'il vivait ici. An\ Champeaux... Oui... c'est normal... On .....pir in n'cs pas d'ici... 1.....1«'. H.minsuivitsonguide improvise de rues « m vrncllcH1-1: NOUS a rrivons a la synagogue... Je ne sais pas ou il IiiIhIc. ion Isaac, mais je pense qu'ici on saura te i1 Hungrier... Mi i■<.1111ii<■ s'il avait eu soudainement le diable a ses ' i 'hi.•,<:,, il dctala sans explication. Ill i! ;i I lends, comment t'appelles-tu? I 11 k ■ 1111 n n cria son nom, mais le roulis dun chariot rjl m 11.1111118 couvrit sa voix; haussant les epaules, Hanin i M11.1 dims la synagogue par une porte derobee. • i 11111 is de voir un inconnu avancer dans le couloir in l.i | km tite des pieds, le rabbin le regut tres seche - un III : (,>ni es-tu et que veux-tu ? h me nomme Hanin Ben Meir, je viens de \ .iIic.ik et je cherche mon oncle Isaac, apothicaire rjl ion Hat. Le rabbin pointa severement l'index sur le coeur ■In |(ii ne gargon: I >u est la rouelle ? J ';i i du l'abandonner pour voyager en paix. L'homme a la barbe poivre et sel 1'entraina dans i • Ruelles. 22 23 une piece attenante, fouilla dans une armoire, en sortit deux pieces de tissu jaune. — Pour commencer, tu vas respecter la l0i et coudre ca sur ta chemise. Inutile de risquer ta vie. L'estomac de Hanin, grognant soudainement comme lion en cage, attendrit le rabbin, qui oublia son ton de reproche. — Mais pour l'heure, allons restaurer ce petit juif affame... Apres une collation bienvenue, Hanin quitta la synagogue en compagnie du rabbin, qui Fentrabia au coeur de la Cite. lis emprunterent une venelle aux odeurs nausea-bondes et deboucherent dans une arriere-courpaisi-ble. La, a la lumiere du jour, un homme age s'affairait, aiguille en main, au milieu d'un amoncellement de chemises et de draps. — Isaac ? L'homme relevalentementlatete. Alavue du rabbin, il esquissa un mouvement pour se relever. — Reste assis, je t'en prie. Le rabbin poussa Hanin devant lui. — Ce jeune homme dit s'appeler Hanin Ben. Meir, etre ton neveu et venir tout droit de Valreas. Le visage d'Isaac se fendit d'un large sourire. — Mon frere David habite effectivement Valreas et son fils se prenomme bien Hanin... 24 Hi ureux (lliarbon, le sac un denier, V0U8 en trouverez a volonte a I 'rnseigne du Pied-Perce, chez Caspar le charbonnier. » Lei I was ballants, Hanin le regarda s'eloigner. 1 LAG, qui avait remarque le trouble de son neveu, I i i k'ihIr, bnurbiers. 26 27 l'entraina dans la rue de la Petite - Bouclerie, ou les marchands etalaient boutons, boucles et fermoirs sur la tablette prolongeant la fenetre de leur atelier. Apparemment coutumier des lieux, Isaac s'entre-tint quelques instants avec l'artisan avant de faire son choix. Sa petite mercerie acquise, il proposa a son neveu de faire un detour. Hanin n'avait jamais vu autant de drapiers, d'orfevres, d'armuriers, de fabricants de meubles ou d'objets de luxe. D'un etal a l'autre, il progressait, lui semblait-il, dans une grotte mer-veilleuse. Le tremolo funebre d'une cloche fit provisoire-ment taire tout le monde. D'une voix lugubre, un crieur proclama: «Arretez-vous, gens qui marchez, priez Dieu pour les trepasses.» Chacun se signa sur le passage du cortege funebre, marquant une pause dans sa course. A peine la procession eut-elle disparu au coin de la rue que le brouhaha reprit de plus belle. Hanin et Isaac traverserent le parvis de la cathe-drale Notre-Dame, ou un homme, installe sur un tapis bariole, racontait a un auditoire conquis son voyage en Orient. Ca et la, des mendiants faisaient escorte aux passants, le temps de solliciter leur ■ i. Id \ r. sous le porche de l'Hotel-Dieu, un II |..... mi|i,r.:;ihl(; devant sasebile14 emut Hanin. Mmi oncle, ce malheureux me rappelle i ■ 111 itid un lepivux de Valreas qui, un jour, a fait i.....I< en nements qui m'agressaient. I iui | mi i i.i la main a sa bourse et donna son obole. ii mi lam, une femme en guenilles, sortie d'on ne ......111 I un (liable de sa boite, se precipita sur lui et i'M i i,11 11,i ,ni visage. \U i'.ude/, moi ca: lapourriture nourritlapour- III u i c Un an! n* gueux s'approcha, menagant: Side pore! C'estauxChampeauxquetudevrais ■ 111 1 I i'csI la bas que vivent les animaux de ton ■ n|i» i r I ,i liininc bouscula Isaac en beuglant: Sui aux juifs qui ont assassine le Christ! (»ui, c'est les juifs qui ont mis en croix Notre-• Igtirur! rencheritun autre. Ic \ iciix lailleur trebucha sur un goret, la toile i 'Mil ii.i111 ses achats tomba, boucles et boutons se i • |>.111■ I ■ icut sur le sol. Une nuee de chenapans, qui ii Ittendaient que pareille occasion, se ruerent ' mimic un cssaimd'abeilles etramasserentlesobjets • |'ii pi I les dans le caniveau. 14 liiill|lrllr 28 29 Alors que Hanin se precipitait pour porter secours a son oncle, un garcon lui assena un grand coup de pied, sous les vivats de quelques badauds qui braillaient: — Aux Ghampeaux, aux Champeaux! Hanin se releva et, sous les quolibets, il aida son oncle a se remettre sur pied. Tete baissee, crottes, humilies, ils rebrousserent chemin et se haterent de rentrer chez eux. La porte fermee, ils se debarrasse-rent de leurs vetements sales et se laverent. — Pourquoi tout le monde parle-t-il des Champeaux, mon oncle ? — Les Ghampeaux, c'est la rue du bout du monde, ou aboutissent les egouts de la Cite; c'est la que se tient le marche aux cochons, lacha Isaac avec resignation. Nerveusement, Hanin chercha une chemise neuve parmi cedes que son oncle avait confectionnees. — Que fais-tu? Hanin enfila l'habit. — Je refuse de porter la rouelle a partir d'au-jourd'hui. Affole, Isaac lui fit signe de baisser le ton et souffla: — Tu es fou! Sais-tu ce qu'il en coute ? — Oui, je sais ce qu'il nous en coute d'etre juifs, mon pere en est mort. Ici, personne ne me connait et je tente le sort. .....ii ri miIii desarma son oncle, qui se remit ä ii 1 .....ii ronchonnant. I I n< ptr le ton mordant qu'il venait d'adopter, 11.....• iilmciv.i le vieil homme, penche au-dessus 1 ..... I ■•«■<•<• de lissu. Sa voix se fit plus affable: I- i rgrette, mon oncle; tu dois me trouver bien n'l'i ii M'appr endras-tu ä coudre ? "in vcrra plustard... Pour le moment, il m'ar-i nil" nil I 11 ne lu livres cet habit. "ii neveu s'approcha du surcot, palpa le velours 1 II I lequcl il ;ivait ete faconne. Quelle merveille! Tu as des doigts d'or. Quel nullit' Hcigneur le portera? (','v.st notre medecin. Tu le trouveras dans le |l i ■■»;■,<■ de la grosse chaine. Poureviterdeteperdre, ri I" i< loi ;i la fleche de l'eglise Saint-Pierre-aux-Wii i'l.. puis longe la Seine jusqu'ä la tour Barbeau. II .i 11111 c nveloppa l'habit avec la plus grande pre -I Mltion el sortit. A IVniour de Notre-Dame, les commeres ven-•I in in lail, cresson ou beurre frais sur la place, chas-1111 < ■ 111< ■ r is errants et gorets venus chaparder quelque niiiii Tilure. (lomme fil conducteur, Hanin suivit le cours du II. live jusqu'ä la tour Barbeau et s'engouffra dans le i' r .lye oühabitait le medecin. I ,'homme, qui arborait la rouelle, detailla l'habit 30 31 avec satisfaction. Sans en demander davantage, il paya son du et retourna ä sa clientele. Hanin mit les quelques pieces dans sa besace et revint sursespas. Au detour d'une rue, il tomba nez ä nez avec le crieur. II le fixa longuement, se demandant s'il allait encore l'eviter comme tantot, voire le denoncer. Le jeune garcon s'approcha de lui, un peu gene. — Je regrette, pour ce matin. Mais tu sais bien... Du regard, il avait designe la rouelle absente. Hanin ne repondit pas. Au fond, pouvait-il en vouloir ä un chretien d'eviter un juif ? La loi meme le leur imposait. — J'ai fini ma criee. Si tu veux, on fait quelques pas ensemble ? Trop heureux de pouvoir parier librement ä un jeune de son age, Hanin acquiesga d'un signe de tete. lis resterent un long temps silencieux, aussi genes l'un que l'autre. — Je m'appelle Gome, trancha enfinle crieur. — Et moi, Hanin... (II rit.) Heureusement que je te rencontre, je crois bien que je me suis encore perdu! lis deambulerent dans les rues et, ä proximite du Grand Ghätelet, aboutirent sur une berge sablon-neuse descendant vers les roseaux du fleuve, ou ils s'installerent. lei nous serons mieux pour parler librement, pi oposa Gome. I hinint le long silence qui accompagne les hési-i it ions limides du premier contact, Hanin observa il compagnon: brun comme lui, il avait également hi. i ne taille et méme carrure. Se sentant épié, Come lui offrit son visage I,al.-. - Qu'est-ce qu'ily a? demanda-t-il na'ivement. Rien... Je... je me demandais ce qui nous illI lérencie, toi et moi, sinon notre foi. Géné par cette remarque directe, Come rougit et Fixa son regard sur les bateaux au déchargement. I'iiis, comme s'il avait trouvé la réponse, il le dévi-Míigea et répondit: - La couleur de nosyeux: les miens sont verts, les liens trěs noirs. lis se mirent á rire, la glace était rompue. — Tu es á Paris depuis peu, n'est-ce pas ? inter-rngea Come. D'emblee, et en toute confiance, Hanin lui livra sonhistoire, savie áValréas, la mort de son pere, sa luite, enfin son arrivée chez son oncle Isaac. — Ettoi? Come tendit l'index. — Regarde, je vis outre-pont, la, au milieu des vignes, avec mon pere, ma mere et mes trois sceurs. 32 33 — Trois ? Quelle chance tu as. Moi, je n'ai pas eu le temps d'avoir des freres et des sceurs ! — Si tu veux, je te preterai les miennes, repartit Gome avec humour. — Me les presenteras-tuunjour ? Come esquiva le regard insistant de Hanin et le fixa sur les galees15, qui se frayaient un chemin entre les bateaux-lavoirs et les bateaux-moulins, dans le sillage desquels les pecheurs ramenaient leurs filets. — Tu sais, j'aimerais bien, mais... — Mais je suis juif! La cloche sonna l'angelus; les deux gargons se leverent et, en silence, revinrent sur leurs pas. Les artisans avaient cadenasse leurs boutiques, les rues s'etaient soudainement videes, les femmes etaient rentrees avec leur marmaille, les crieurs s'etaient tus. En peu de temps, un morne silence avait succede a l'activite bruyante de la journee. — Bon, bien... je dois y aller, marmonna Come. — D'accord. ADieu. Nous verrons-nous demain? Outravailles-tu ? questionna Hanin d'une voiximpa-tiente. — Je crie les nouvelles de la prevote, mais je tra-vaille aussi pour un charbonnier et pour un drapier. Alors, je vais et je viens dans les rues. Peut-etre m'y 15. Embarcations de commerce. '1 ni "iii icras-tuauhasard d'une promenade ou d'une .....imc mais... 1 i Mne s'interdit de poursuivre, il savait que Hanin "i, ompris. Son silence signifiait « mais si tu portes rtilli 11«'... ». lis s'adresserent un regard entendu, 11 I li ni ii n accord tacite16, avant de se séparer. I i ml is que Come courait pour traverser le pont, ii 111111 cesta lá, figé, suivant le chrétien d'un regard lili I.iiiiolique. Puis il fit les quelques centaines de ni' 11cm qui le séparaient de la maison d'Isaac. ()li, mononcle, jeme suis déjáfaitunami... Et i i un chrétien! I aac rangea son materiel, visiblement blase. S'il I'adresse la parole, c'est qu'il est aussi fou 'I'm toi!... Allons, aide-moi á preparer notre ' m.i i el ia udise: la foire du Lendit17 arrive á grands pas. I .a foire du Lendit! Oh, mon oncle! Combien de i"i •• a i je révé de m'y promener un jour, lorsque je i is a Valréas! Et enfin j'y suis ? C'est trop beau... I aac haussa les épaules : ()ui, mais nous, nous ne nous y promenerons |i i . coinme deux chatelaines á la recherche d'une I ii I ihsc ou d'un ouvrage d'orfevrerie. Nousy vendrons noi draps. Il ..... cntendu, inexprimé. i I miř ilcs deux plus grandes foires de Paris, quise tenait au mois de juin et durait l.....jours. 34 35 *** La ville tout entiere afflua dans la rue de Saint-Denis pour prendre part a la grande foire annuelle du Lendit. Partout on exposait, non seulement les pro-duits des boutiques de la capitale, mais egalement toutes les denrees venues de l'etranger. Au sein de cette messe commune, grace aux marchands qui gagnaient Paris pour l'occasion, on trouvait tout ce que Ton cherchait vainement le reste de Fannee et qui se fabriquait ailleurs. Les juifs etaient autorises a exposer et vendre, a condition de preciser « vin juif », « viande juive », « fromage juif » sur leurs produits et de se cantonner a la place qui leur etait assignee. Dans les rues et sur les places, menestrels et sal-timbanques attiraient les badauds venus applaudir leurs pitreries ou les prouesses d'animaux savants. On suivait les pirouettes des funambules ou l'adresse des jongleurs. Les patissiers confectionnaient gaufres et confiseries, dont le parfum enivrant courait les ruelles et faisait oublier, pour un temps, les odeurs coutumieres. Ala criee, les faux medecins vendaient des herbes ou des potions miraculeuses, sorties tout droit du secret de leurs laboratoires. Ivres de liberte, les enfants parcouraient les rues, jouaient aux echasses, aux billes ou aux des. 1 'nunc ions les autres fripiers juifs, Isaac avait .....114 ion 6ventaire aux Halles, contre le mur du ..... i un' des Innocents. I ii rcpos de criee, Come s'approcha timidement 'I' lew ii.il; i I salua Isaac avant de demander: llanin pourra-t-il se liberer quelque temps? I 1111 (' i'csse langa un regard suppliant a son I niinene-lesur-le-champ,sinonjen'auraipas i ' |'.n\. repondit le vieil homme, visiblement de Imiiuic Immeur. Tu es sur, mon oncle, que mes bras ne te man-■ 11" i"nl pas? Mais non, j'ail'habitude, tu sais... Va t'amuser! I pop hcureux, Hanin suivit Gome, non sans avoir in p i*n I a hie offert a son oncle un regard debordant de i' ' 'Hiiuissance. I I | deux garcons longerent l'eglise de Saint-Innocent, bordee de part et d'autre par le cimetiere du W6me nom, dans lequel les marchands debi-| Hi nl leurs denrees, disputant la place aux animaux. I In liornme de haute stature, dont le visage avait les I |" nics d'un rocher, les croisa. Papa? interjeta Gome, comme s'il etait pris a 'I- I.ml. Je te presente Hanin... I.e regard de l'homme glissa sur Hanin sans lui II OOrderplus d'attention. 36 37 — Viens... suggera Come, aussi gene que Hanin par l'attitude glaciale de son pere. lis revinrent sur leurs pas, soudainement indiffe-rents a 1'effervescence des rues. — Tu veux que je t'emmene outre-Petit-Pont ? proposa Come pour dissiper le malaise. Hanin improvisa un sourire force. lis gagnerent les berges de la Seine ou ils admi-rerent un moment les galees chargees a fond de cale des marchandises les plus variees que les bateliers, comme des fourmis laborieuses, dechargeaient sur la greve. Ils emprunterent le pont de bois, longerent l'un des deux cimetieres juifs de la capitale et traverserent des clos depourvus d'habitations. Hanin marchait fierement aux cotes dun chretien, lui, le petit juif de Valreas. Come lui indiqua une batisse sobre: — Ici est l'ecole de... heu... de ta religion. — La Yeshiva™ ? rectifia Hanin. — Oui, je crois que c'est un nom comme 9a... On raconte une drole d'histoire a propos de Yehiel, le rabbin qui la dirige... II n'en fallut pas davantage pour tenir Hanin en haleine. II pressa Come de poursuivre. 18. Ecole ou Ton etudie et enseigne les commandements de la religion juive. Yehiel possede une lampe mysterieuse, qu'il ""•lit labriquee lui-meme. On dit que cette lampe, 1! I mure le vendredi soir a l'entree du shabbat, brule toUte la semaine sans huile. Tu penses bien que tous les GUrieux se pressaient a sa porte pour percer son secret! I .....me Yehiel en avait assez de tous les garnements (I n 11 e ntaient d'entrer chez lui, il a fabrique une serrure ii mi aussi mysterieuse, qui ferait tomber au centre de II fcerre quiconque essaierait d'ouvrir la porte. 11 s'arreta, reprit son souffle et regarda alentour, ■ "inme s'il craignait de voir apparaitre le diable. Hanin, abasourdi et les poils herisses, le questionna: Et tu l'as vue, cette lampe ? lis etaient parvenus dans la rue Coupe-Gueule, 1111 passage sombre qui, sans nul doute, meritait bien ■'Mm nom. Alors ? Tu l'as vue cette lampe ? insista Hanin. - Non, personne n'a jamais reussi a percer son myslere... C'est ici que j'habite. 11 anin detailla la petite maison devant laquelle ils vrnaient de s'arreter. La porte etait ouverte et Hanin mom-ait d'envie d'y entrer, de voir en quoi un interim r chretien pouvait differer d'un interieur juif. Come, d'abord hesitant, proposa: — Viens! Ilanin ne se fit pas prier. Ils penetrerent dans le logis dont le mobilier se resumait a un lit, une table, 38 39 quelques escabeaux et un poele. Dans un coin de la piece, sur le sol jonche de paille, deux fillettes jouaient avec une poupee de bois; elles accueillirent les arri-vants par des effusions de joie. Gome s'agenouilla et se laissa caliner tout en presentant ses sceurs: — Voici Marthe et Ondine. L'une des deux marchait depuis peu, l'autre avait presque leur age. Une fille entra en chantonnant, une cruche calee sur la hanche. — Del'eaufraichepour... En apercevant Hanin, elle suspendit son geste et son sourire mourut sur ses levres. Elle posa rudement la dame-jeanne sur la table, puis s'approcha de son frere et lui souffla en aparte: — Tu es f ou de te commettre jusqu'ici avec un juif! Come ne repondit pas a sa sceur, tout du moins Hanin n'entendit-il pas sa reponse. La reflexion, acerbe, le ramena brutalement a sa condition et la honte le submergea. II sortit de la maison, la tete enfoncee dans les epaules. Son ami le rattrapa: — Je suis sincerement desole par le comporte-ment de ma sceur... Je crois qu'Yvelise n'a rien contre toi, elle a seulement peur. — Ne t'inquiete pas, je comprends... Je dois m'en retourner a present. Merci pour la promenade ! Hi.....i le plantalaets'enfuitcommes'ilcherchait I i hi, i won ombre. La Cite en effervescence l'aspira, ......» If euvur n'y etait plus: Yvelise avait gache sa lillll nee iiu ■;1111 i, Hanin longea les etals et revint dans la |i ii i ii icservee aux juifs. Ala vue de sononcle, rata-lltli [in- les annees de labeur, son orgueil reprit le ill ihiih cl il s'inventa un sourire insouciant. Isaac ......ii II it avec bonhomie. Mors ? As-tu fait bonne promenade ? Tics belle, mononcle, tres belle... Mais attends i|iu |c I'aideunpeu... Pour gommer sa peine et son humiliation, Hanin • laissa griser par l'effervescence de la foire : les 1.....rgeois arborant coiffes elegantes et vetements otiques accomplis dans les brocarts les plus • 1111111 leux cotoyaient les matrones vetues de tissus i' h il peu elegants, les ecoliers desargentes ou les i Itrnapans prets a saisir la moindre occasion. Dans cette foule d'anonymes apparut soudain le i lage familier de Come. Dansant d'un pied sur I '.ml re, il resta a l'ecart, attendant visiblement que Htnin le rejoigne. Aussi gene que lui, ce dernier i oniournal'etal de son oncle. Je suis vraiment desole... tu sais, pour tout a I'heure... 40 41 — J'ai l'habitude, va, alors oublions 9a! repondit tristement Hanin. — J'aimerais vraiment qu'on devienne amis. — Moi aussi... — On fait un tour ? proposa timidement Gome. Hanin se tourna vers son oncle. Comme s'il avait entendu leurs propos, celui-ci lui donna conge d'un geste vif. Les deux garcons deambulerent silencieusement devant les terrasses des tavernes, ou les vins aroma-tises coulaient a flots, repandant leurs suaves nectars. Les filles etaient belles dans leurs atours legers, son nouvel ami se tenait a ses cotes, le monde etait a nouveau ouvert a Hanin. Durant les quinze jours que dura la foire, les deux amis prirent l'habitude de se retrouver chaque jour sur la berge. La, ils se racontaient leur journee, par-tageaient leurs reves, leurs joies, leurs peines. Gomme une belle parenthese, la fete du Lendit prit fin; marchands, etrangers, baladins se disper-serent et disparurent comme par enchantement. Chacun revint a son quotidien, la Cite retrouva son espace et ses habitudes. Dans le tumulte de la foire, un juif et un chretien avaient noue une belle amitie... ......V, I'LOMB \ I Occasion des vendanges, les clos du pays latin I 11 a nsl'ormerent en une immense ruche bourdon-m.iiiIc. Les files de valets arpentaient incessamment |l vignespentues pour deverser leurs hottes dans les I* incites, qui ä leur tour accomplissaient leur inlas-ihle va-et-vient jusqu'au pressoir, nimbe d'une ndfiur capiteuse. Sur les places de Paris, oil la main-'I 1111 vre s'embauchait ä la journee ou ä la semaine, I illcrvescencebattaitsonplein. Assis sur le quai, en contrebas de Notre-Dame, Hanin contemplait ce spectacle avec des yeux gour-iM. 11 ids. Unsoir, n'y tenant plus, il risqua la question: - Mon oncle ? J'aimerais bien faire les ven-ilanges... I.c regard appuye d'Isaac fit mourir la fin de la phrase sur ses levres. C'est interdit aux juifs, tu le sais... crut bon iI .1 jouter le vieil homme, apres un long silence. 43 — Mais pourquoi un juif ne serait-il pas autanl capable qu'un chrétien de cueillir des grappes ? — Parce qu'il empoisonne le raisin au contact de ses mains, comme tout ce qu'il touche ! Tu devrais le savoir, depuis le temps... — Sans rouelle, personne n'en saurait rien, et cel. argent serait le bienvenu. — Ne tente pas le diable! répondit simplement Isaac. Hanin baissa la téte et plia docilement les véte-ments épars sur la table de travail. II se présenta pourtant le lendemain á la bourse des journaliers et fut embauché sur l'heure. Tout á sa liesse, il se mela á la marée humaine des travailleurs, percut panier et secateur avant de se lancer avec zěle dans son nouveau labeur. Désireux de se fondre dans la famille des vendangeurs, il chanta á l'unisson et sectionna les grappes avec entrain, riant avec l'un, aidant tel autre quand le besoin s'en faisait sentir. ÁTissue de la journée, il salua Jacques, Marie et Benoit, ses compagnons de hotte. Fourbu mais fier, heureux de s'etre ouvert á de nouveaux amis, il dévala la montagne Sainte-Genevieve et se dirigea vers la berge de la Seine. Sur le marché de la place Maubert s'entassaient chátaignes, champignons, búches, mottes á brúler, noisettes et grappes de ■ il in. Heureux d'avoir vecu cette grande communion, il s'arreta devantun etal, humant les parfums • 1111 ils (Je l'automne. Dans sa griserie, il n'avait pas ■ I marque le maraicher, plante face ami, les poings hi les hanches, qui le devisageait depuis quelque li lll|)S. Dis done, toi... ta tete ne m'est pas inconnue!... I ,a main subitement posee sur son cceur, lä ou etait il'-.etile la marque d'infamie, rendit la memoire au i nmmercant. Ca y est! A la foire du Lendit... dans la partie ' I crvee aux juifs! Regardez-moi ces gorets. Iis ne portent meme pas rouelle. Comment voulez-vous BU'on les reconnaisse ? — Assassins du Christ! cria un badaud. (Quelques vauriens, qui trainaient partout oü une bonne occasion pouvait se presenter, profiterent de I .nihaine: l'unjetaune pierre ä Hanin, l'autrebous-iiila intentionnellement une commere tandis que deux complices se servaient sur Petal et detalaient prcstement. On cria au voleur, on se bouscula encore rl I lanin, sans avoir eu le temps de realiser ce qui lui .inivait, recut une bastonnade; un coup assene au crane lui fit perdre connaissance. *** 44 45 La tenaille du froid matinal mélée á la souffrance tira progressivement Hanin de ses limbes. Oú était-il ? Dans un effort, il se redressa et s'appuya sur un čoude; autour de lui, un terrain vague étalait quelques sepultures qui se découpaient dans le jour naissant: on 1'avait jeté comme un chien dans le cimetiěre aux juifs. II se recroquevilla et, découragé, implora le ciel ďardoise. Puis, transi de faim, de fatigue et de froid, il pleura longuement... Enfin, il serra les máchoires et se releva. Un áne indolent qui se repaissait pres de 1'église des Chardonnets le gratifia ďune ceillade pleine de douceur; Hanin s'en approcha, lui caressa triste-ment le museau. — Méme toi, animal le plus stupide de la creation, tu es mieux traité qu'un juif! En attendant Fouverture des portes de la Gité, Hanin s'assit sur un promontoire et observa avec nostalgie les vignes désertées qui alignaient leurs pieds en files parfaites. Lui qui 1'avait tant souhaité, qui s'en était senti capable, savait qu'il ne ferait plus partie de ce groupe d'abeilles laborieuses, qu'il ne chanterait plus ni ne participerait á la grande féte des Vignes qui clóturait les vendanges. Le cor du Chátelet, qui annoncait la fin du guet de nuit et Fouverture des portes de la Cité, vrombit bruyamment. Réalisant que son oncle devait étre mort it Inquietude, Haningagnalepont. Enchemin, iltomba I' ii liasard sur Gome, qui se decomposa d'effroi. Mon Dieu, mais que t'est-il arrive ? I ,<• silence de Hanin, les meurtrissures qui macu-i ii<-ni sa peauluifirent apprehenderlatriste realite. II grimaca: J'ai mal pour toi... Pourquoi ne veux-tu pas l">i ler rouelle ? Apres tout... — Tu ne peux pas comprendre!... Tu serais lnurcux, toi, si on obligeait tous les Chretiens a IH h I er une pancarte sur la poitrine ? (lurame s'il avait reflechi de longue date a toutes lei fventualites, Come rencherit: — Pourquoi alors ne pas te convertir ? Le roi Louis ■ IIre memeune rente... Je ne veux pas etre paye pour ma foi. Pour qui iiic prends-tu? Son ami piaffa d'impatience. Au moins tu serais libre et Fon pourrait se liri|uenteralaface des gens. Regarde-toi! Unjour on rcl rouvera ton cadavre dans la fosse aux chiens, ou alors a Montfaucon20. Les premiers cris de Paris, qui annoncaient Fou-\ erture des bains publics, obligerent Come a prendre rouge de son compagnon. 'il Le plus terrible gibet de Paris. 46 47 — On se voit ce soir, dis? demanda Hanin, anxieux. Apres un signe discret de la main, Gome s'eloigna en criant: «Arrivage de draperies au port des Templiers! Vite, bourgeois et seigneurs, ou votre tour va passer!» Le cceur lourd, Hanin laissa fläner son regard outre-Petit-Pont. Le spectacle de la campagne opulente, rehaussee par les couleurs flamboyantes de l'automne, lui vrilla le cceur. L'odeur acre du raisin fermente qui se degageait du pressoir royal lui rappela la fin de son beau reve. II se ressaisit et reprit son chemin: pour l'heure, il lui restait ä affronter les reproches douloureux de son oncle et se remettre ä l'ouvrage ä ses cotes. Occupe ä tailler un surcot, Isaac releva la tete ä l'arrivee de son neveu et le toisa. Malgre son regard fievreux, quitrahissaitl'angoisse dune longue nuit blanche, il ne dit rien, ne posa aucune question, ne fit aucune remontrance. II laissa Hanin prendre place face ä lui. Le silence pesant se liquefia progressive-ment, comme s'il devenait evidence, et l'on n'en-tendit bientot plus que le cliquetis des ciseaux. Soudain, on tambourina ä la porte avec brutalite. Isaac, pret ä sursauter ä la moindre chute d'aiguille, jeta ä son neveu un regard ou la panique se melait ä l'interrogation. Lui faisant signe de se taire, il alia ouvrir. 1 <>tii<\ car c'etait lui, s'engouffra dans leur cour. I 1 M -.nil a une visite amicale, Hanin se leva; mais i iin sic de la main, le crieur le stoppa dans son I Mi d, s'adressant davantage a Isaac qu'a Hanin, il .......nca: Je n'ai pas beaucoup de temps. Je viens du Nrloir aux Bourgeois21, ou je suis alle prendre mes "' . J'aientendu dire que Notre Tres Saint-Pere i" 11,11 ic a adresse une lettre a tous les seigneurs de I i mice, ordonnant la saisie de votre Livre saint. I ,e Talmud22, precisa Isaac. ()ui... On dit que le pape ordonne la confisca-•1 "i 111 c | ous les exemplaires presents sur le royaume ill IVance. I'u is, setournantvers Hanin comme sile message Ini da it personnellement destine : II precise a nouveau l'obligation de porter la ■'i 11c 11 c... Tous les crieurs publics vont etre charges ill | no pager la nouvelle. II est egalement dit que les ■ I' ux ci metieres juifs devraient prochainement etre ■li places pour plaire au projet du roi de faire ■ 'iisixuire outre-Petit-Pont plusieurs colleges. ......fl'erie des Marchands de l'Eau, qui avait en main tout le commerce des i urrivant par la Seine et qui siégeait en un lieu appelé «Parloir aux Huniki'dih •>. i im, ralement: «enseignement». Livre de commentaires sur l'enseignement lt| Ipiik du judaisme. 48 49 Le regard de Come s'immobilisa sur un objel inconnu de mi. — Quel beau chandelier! — C'est la menorah, rectifia Isaac, chandelier a sept branches qui fait partie de notre culte. — Ah! répondit simplement Come, circonspect. Je dois retourner á mes criées, á present. Hanin le raccompagna. — Merci de nous avoir prévenus, dit-il recon naissant. — Bah! de toute facon, vous l'auriez su tot ou tard... Quand il fut parti, Hanin se mit á harceler son oncle de questions: — Tu penses que c'est sérieux, toutes ces lois sur les juifs ? — Ce ne sont peut-étre que des rumeurs... répon dit Isaac. Pour le moment, il te reste á terminer ton travail, alors ne révasse pas. Hanin reprit sa táche lá oú il l'avait laissée, ou du moins baissa-t-il pudiquement lesyeux pour ne pas voir une larme couler sur la joue d'Isaac. Aprěs un long silence, son oncle posa ses ciseaux et se leva gauchement. — J'ai une course á faire. Je sors un moment. Son neveu, qui n'etait pas dupe, le fouilla d'un regard inquisiteur et prévint: Pall attention... I iac sc I'igea un instant avant de repondre, non in I ironic: 1 !fl te vabien de dire 9a! II' tc seal, Hanin se posa mille questions: pour- i..... 'ii prendre au Talmud? Pourquoi vouloir fill 111 uer leurs cimetieres ? Pourquoitant de haine 11 1 n< oniredesjuifs?Aucuned'elles,illesavait, ne iHHivrr.iil de reponse. N'y tenant plus, il se leva et .....1 a son tour. Drambulant ä la recherche de Come, il longea la 1 mm (jui coulait entre ses rives basses et ver-i'M anics, marquees 9a et la par latache fauve d'une |il ire on d'une greve. I uit.es place d la charrette des condamnes, afin /" 11: soient livres augibet!» I es passantss'ecarterentetsuspendirentunins-ir»1 leurs bavardages. Les familiers et quelques Ii i'lauds suivaient la procession, en route vers les I "im lies23de Montfaucon. Irrite de n'avoirpastrouve mi ami et esperant le rencontrer peut-etre sur la route du gibet, ou il ne s'etait pas encore engage, II a m n se laissa empörter par le triste cortege. Scion le rituel du dernier voyage ä Montfaucon, i l,r gihet avait plusieurs piliers, appelés «fourches» ou «fourches i' tlihiiljires ». 50 51 l'equipage et son escorte firent halte devant le cou~ vent des Filles-Dieu. Une sceur s'avanc,a et tendit un crucifix aux condamnes, qui le baiserent; apres quoi, deux autres leur offrirent trois morceaux de pain el un gobelet de vin. Le cortege reprit sa route vers les fourches pati-bulaires. De loin, on pouvait voir les corps, retenus par une chaine suspendue a chaque pilier; les jours de grand vent, on pouvait meme les entendre s'en-trechoquer dans un bruit sourd. Quel destin avait conduit ses pas ? Hanin en etait a se le demander lorsque, soudain, il sentit tous les poils de son corps se herisser; la, expose aux vents, pendait le corps de Salomon, un voisin de son oncle. Pris d'unhaut-le-cceur, il rebroussa cheminentitu-bant. Le vent d'ouest semblait le suivre, entrainant dans son sillage la pestilence des cadavres. II se precipita dans Fatelier d'Isaac, qui etait rentre avant lui; ce dernier, voyant le visage defait de son neveu, lui donna promptement un siege. — Que t'arrive-t-il ? Tu es blanc comme latoile de mes draps. Avare de mots, Hanin lui relata sa macabre decou-verte. — Mais de quoi Salomon s'est-il rendu coupable ? demanda le tailleur dune voix chevrotante. — Je Fignore ! repondit tristement Hanin. I« vieil homme s'assit, se releva, tourna comme un linn en cage. About de patience, il sortiten claquant 1 I porte. Hanin lui emboita le pas et partit a la I icherche de Gome; il lui rapporta les evenements 'I"i11 iI venait d'etre temoin. Je vais me renseigner demain, proposa son ami. \ 1.11 s I u sais, a Failure ou vont les supplices, on ne suit i • 11 i ■ i I a cadence. Regarde ! I )'un doigt tendu et pour appuyer ses dires, Gome III! i udiqua la petite place ou fumait encore unbucher. Je m'en retourne, dit Hanin; peut-etre mon mule aura-t-il appris quelque chose. Curieusement, la maison etait deserte. Hanin Ittendit, guettant les allees et venues a travers les IfOlets entrouverts; mais la nuit tomba sans qu'Isaac (Oil rentre. Le jeune juif ouvrit la fenetre pour mieux preter I'oreille aux bruits de la rue, etala une toile sur le sol I i s'allongea, le nez plante dans les etoiles. Apres une nuit sans sommeil, trepignant d'im-Mtience, il courut a la rencontre de Come des I < overture des portes de la Cite. - Mon oncle n'est pas rentre cette nuit, je suis irllenient inquiet! Commentle retrouver? - Je vais voir si je peux glaner quelque information... Retrouvons-nous devant Saint-Eustache ipres ma premiere criee. 52 53 Hanin mi adressa un regard ou s'ebattaient recon naissance et fatalite. — En attendant, retourne chez toi; ton oncle sera peut-etre rentre entre-temps, crut bon d'ajouter son ami. Ni Fun ni l'autre, pourtant, n'etait dupe... Arrive aux abords de la maison dTsaac, Hanin remarqua une animation peu coutumiere. Al'affut, il se faufila le long d'un mur et passa la tete par une lucarne donnant sur leur reserve. — Regardez, si ce n'est pas un sorcier! declara le chef de la garde en montrant les clous plantes dans une p outre. Hanin reconnut sa Memoire de Fer mais n'osa pas intervenir. II s'esquiva, se dilua dans la foule et gagna Saint-Eustache pour y attendre son ami, qui arriva enfin; mais son visage grave, son regard tristement desole n'auguraient rien de bon. — Les gardes de la prevote auraient arrete ton oncle a Montfaucon. On Faccuse de s'etre rendu au gibet pour arracher des morceaux d'etoffe et des lambeaux de chair aux cadavres. Hanin s'emporta. — Mais c'est faux! Tu sais que mon oncle n'est pas un jeteur de sorts ! — Je le sais bien... Et puis, ily a aussiles clous... Les clous? Mais ce n'est qu'une Memoire de 11 i ! Je vais aller trouver le roi Louis, lui expliquer et linplorer son pardon... J'ai bien peur que ta demarche soit vaine ! Va pliilol voir ou Fon inflige chatiment. I la 11in se mit a courir comme un derate; comment • una bout de tous les gibets ? Et par lequel com- mrtieer? II courut de Saint-Germain-des-Pres a mil Martin-des-Champs, du port Saint-Landry a i tVlielle du Temple, de la place de la Greve a Saint-|i lor. Partout, on pendait, decapitait, suppliciait, •tuns qu'a aucun de ces endroits il trouvat trace de son .....le. A bout de souffle, il remonta la montagne Mnte-Genevieve jusqu'al'abbaye, derriere laquelle |< I''re res mineurs rendaient justice, et se fraya un pannage dans la couronne de badauds. Quatre Freres tnineurs faisaient face a quatre juifs, parmi lesquels I la nin reconnut son oncle. Son cceur se crispa dou-loureusement. « Oh, non, pas lui, Seigneur, pas lui! » II arrivait au moment ou tombait la sentence: Les jeteurs de sorts ont profite de Fobscurite pour depecer les cadavres de Montfaucon, ceci afin de I h u i rvoir a leurs remedes diaboliques. Chez eux, nous ivons meme retrouve des clous blasphematoires ! i )u i, les clous que les juifs plantent envue de lancer des sorts, et aussi pour se moquer de la crucifixion. 54 55 Pour cela, a moins qu'ils ne renoncent a leur foi pour prouver leur innocence et qu'ils se convertissent, ils seront b rules vifs. L'un des freres brandit un crucifix en clamant: — A genoux et convertissez-vous pour trouver la paix! Hanin assistaitalascene, submerge par le deses-poir. II pensa de toutes ses forces : « Je t'en conjure, mets-toi a genoux, sauve ta vie... Mets-toi a genoux, sauve ta vie... », esperant que son oncle entendrait le cri de son ame. Crucifix en main, le moine passa devant chaque condamne. Lorsqu'il s'arreta devant Isaac, Hanin cria: — Agenouille-toi! Isaac releva la tete, repera son neveu et le fixa d'un regard aneanti. Le religieux reprit: — Que le feu sacre purifie vos corps, que Dieu ait pitie de vos ames; vos biens seront confisques afin qu'ils serventune ceuvre charitable. D'un simple mouvement de la tete, l'ordre fut I donne d'attacher les condamnes au bucher, puis de l'embraser. Ivre de douleur et d'impuissance, Hanin n'eut d'autre reaction que la fuite. II regagna la Bievre24, au 24. L'actuelle rue de Bievre etait alors une riviere qui se jetait dans la Seine. Iii11 (I de laquelle il se laissa tomber, et se perdit dans l' i mages qui s'effilochaient au gre de la brise. Droits I iimme des fleches, les clochers se noyerent bientot ilariH la fumee acre poussee par le vent. Odeur de un>rl. L'angelus sonna, rappelant Hanin a la raison. II ne fit violence pour se relever et quadrilla les rues til la Cite a la recherche de Come. A son visage decompose et ravage par les larmes, mill ami mesura l'ampleur du drame. Oh, je voudrais mourir, la, maintenant... Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre notre foi? Pourquoi nous persecute-t-on ? Suis-je moins bon ■ Iu«- loi? Come entoura les epaules de Hanin d'un bras i niisolateur. - Tu es bon et lame de ton oncle etait pure... Hue pouvons-nous contre l'intolerance ? Begarde: (i ans ton ami et je vois ton cceur avant de regarder la foi... 11 anin fondit en larmes. — Je n'ai plus rien... plus rien... Si, tu m'as, moi! Je suis la, je suis ton ami, ne I iniblie pas. Mais tu n'as rien mange... As-tu faim ? III <>u vas-tu dormir? demanda-t-il, sincerement 11111uiet. Je vais demander a mon pere... Tu es fou ? Ta famille me meprise; et si le bruit j "nit; que tu as heberge un juif!... 56 57 Tout les ramenait toujours a la realite. Gome n'insista pas, conscient de Tabsurdite de sa proposition. Pour ne pas mettre son ami definitive ment mal a l'aise, Hanin se calma et s'efforca d'adop ter un ton rassurant. — Je vais dormir chez mon oncle cette nuit... Les gardes du guet commencent leur ronde, alors va maintenant et ne t'inquiete pas pour moi. Resignes, ils se saluerent et, tandis que Come rejoignait sa famine qui Tattendait, Hanin se diri gea vers la maison ou nul ne l'attendrait plus. La. tapi dans Tombre d'un porche, il attendit que le voisinage ait laisse la rue a son desert pour se glisser a l'interieur de ce qui fut, un temps, son havre de paix. Du materiel de tailleur dTsaac, de leur maigre mobilier, il ne restait rien. Lamine par tant d'injus-tice, Hanin s'effondra et pleura toutes les larmes de son corps. Inconsolable, ne parvenant pas a trouver l'apaisement, il sortit et se fondit dans la nuit... *** Des l'ouverture des portes de la Cite, Come guetta la rue par laquelle arrivait habituellement son ami. Apres une longue et vaine attente, il se resolut a se rendre a son travail. 58 '•moěrement inquiet, il profita de ses criées pour |i««Hfľ par la maison dTsaac, qu'il trouva envahie de n iK'inents. Préoccupé, ilpassale reste delajournée oruter le moindre recoin de porche ou de place, I x'ranty voir son ami; mais Hanin resta introuvable I i mesure que les heures passaient, l'impatience de I ■ m 111 ■ se mua en désespoir. A ľ issue de ses criées, il gagna lagrěve encontre-1 i de Notre-Dame, ou ils se retrouvaient chaque h . (jôme y attendit Hanin jusqu'ä ce que le cor du ! liAlelet ait vrombi. Le cceur comme une enclume, ulli par les plus sombrespensées, il gagna ľ outre-I'plil Pont. I c lendemain matin, il se rendit ä la prison du 1 ii.nclet. J e cherche un certain Hanin Ben Meir» serait-• I n'i parhasard? Le garde crachaparterre. G'estun nomjuif, 9a; qu'as-tu ä combiner avec 'in |nif? G'est que... il doit une somme d'argent ä mon I" re. G'est lui d'ailleurs qui m'envoie. II aimerait n ' npérer sonbien, mentitCôme. I ,e garde ouvrit son registre. II serait ici depuis quand ? - Guěre longtemps... Un jour... peut-étre deux... 1 'ne sais-je, moi ? 59 Le doigt a l'ongle ronge parcourut la liste des inscrits. — Je n'ai pas trace du nom que tu cites. Mais s'il a ete arrete ce matin, il est peut-etre a la morgue25. Va-t'en voir la-bas... Mu par Pespoir fou de retrouver son ami en vie, Come alia repeter le meme mensonge a un autre garde. Mais a la morgue non plus il ne trouva aucune trace de Hanin. Les jours suivants ne furent pas plus heureux: Come arpenta les rues, fit le tour des gibets et des echelles26, courut de la fosse aux chiens aux cime-tieres juifs, sans succes, au point qu'il en vint a devL sager chaque vagabond, chaque mendiant, chaque voleur de foire, chaque supplicie. Mais personne n'entendit plus parler de Hanin, ni ne le revit; il semblait meme n'avoir jamais existe ! Le soir, affale sur la greve comme un navire echoue, Come admirait les reflets du soleil couchanl danser sur l'eau, se souvenant des conversations et des confidences echangees avec son ami. Comment expliquer ce long silence ? II se refusait a admettre le pire. II preferait se persuader que Hanin avait tout ■Implement quitte Paris pour rejoindre quelque autre Mliele, dans une autre ville. Mais si tel etait le cas, Jjuurquoi ne pas lui avoir fait part de ses projets ? Et i.....rquoi ne pas l'avoir salue ?... Non: si Hanin etait Ivunt, il serait venu a leur rendez-vous quotidien. inn.iis il ne l'aurait laisse macerer ainsi dans ! uigoisse... Amsi Come se debattit-il avec ses interrogations, 1 i nt filer les jours... 25. La morgue, attenante a la prison, etait un lieu d'identification des personnes arretees. 26. Autre forme de gibet. 60 Le diable Vauvert Accompagnee de sa petite sceur, Yvelise remonta vers le champ oü son pere entretenait leur potager. — Allons, Marthe, presse le pas, tu marches comme un escargot. — Mais j'ai des petites jambes, alorsjenepeuxpas aller aussi vite que toi... Au loin, elles reconnurent la silhouette familiere de leur pere, quibinaitle sol. Toute äsajoie, lafillette l'appela. Pierre deroula l'echine et agita la main puis, posant sa pioche, il accueillit ses filles avec plaisir. Yvelise retira le linge humide qui couvrait la jarre de terre cuite, vida la cuve de l'eau tiede quelle conte-nait et la remplaca par celle, fraichement puisee, quelle avait apportee. Apres avoir echange quelques mots avec son pere, eile s'appreta ä s'en retourner. — Tu viens, Marthe ? La filierte entoura la jambe de son pere de ses deux petits bras et refusa obstinement de la suivre... Laisse-la, je l'installerai a l'ombre d'un arbre pi nous rentrerons ensemble, finit par repondre I'll i re. \ velise haussa les epaules. Recuperant la jarre lilc, die rebroussa chemin. Kile devalaitle clos desvigneslorsque, soudain, un "ii icn lui coupala route. I -a belle donzelle que voila! Me donneras-tuun i.....l'eau fraiche aboire ? Laisse-moi passer, miserable, ouje crie. I ,c gaillard se retourna et regarda alentour. Crier ? Mais qui t'entendrait ? Plein d'assurance, il s'approcha d'elle. Acculee i' i is un chemin pierreux et prise de panique, Yvelise Inula, provoquantl'hilarite duvoyou. I — Crie ma belle, crie ! Ne sachant plus comment se sortir de cette mau- ii .e posture, elle luijeta sajarreau visage et profita li I clourdissement du goujat pour s'echapper. Mais, i nee par ses jupons, elle perdit de la vitesse et se fit in raper par le chenapan qui se jeta sur elle, la fai-ini lomber. Elle poussa un gemissement plaintif, .....seiente que personne ne l'entendrait. Pitie ! non, pitie ! supplia-t-elle. Soudain, un autre maraudeur, sorti de nulle part, lihkIit sur l'agresseur et le molesta. Le voyou prit la hole en criant: 62 63 — Eh bien, si eile te convient, garde-la, je te la laisse! Paralysee par la peur, le regard embue de larmes, Yvelise devisagea son sauveur. II l'aida ä se relever Ges yeux ne lui etaient pas etrangers... Elle s'attarda sur ces traits, hesita, avant de lächer: — Hanin! II la fixa un long moment puis, avec l'aisance d'un saltimbanque, il joua la desinvolture. — Hanin... Hanin... Ce nom me dit quelquc chose... Hanin... Oui... c'est bien moi! Crasseux ei immonde, comme merite de l'etre un juif! La peur de la jeune fille ceda le pas ä la colere. — Quand je pense que pendant des jours et des jours mon frere t'a cherche partout, qu'il a couru quotidiennement les gibets et les cachots, qu'il soulevait meme les pierres des chemins dans l'espoi i de t'y trouver... Et toi, tu es lä, meconnaissable sous ta crasse, ä quelques pas de lui, sans daigner lui donner de tes nouvelles ? II redevint grave, presque severe ■. — Quelles nouvelles veux-tu que je donne ? Je n'ai plus de famille, plus de toit, pas de metier, rien pour me vetir ni me nourrir. La famille de mon seul ami me meprise parce que je suis juif. Es-tu etonnec qu'etant moins qu'un chien, je vive comme un chien ? Au moins un chien n'a-t-il pas ä porter rouelle ! Mais oü avais-tu disparu durant ce temps ? Oil veux-tu que vive le diable ? A Vauvert27 i'm Ii mit ! '•urmontant son degoüt, eile le saisit par une .......he et le tira. Tu vas me suivre. II est hors de question que je " Iivrc ä nouveau aux chemins d'errance et ä la 'i.mile. Si je dis ä Gome que je t'ai rencontre et i ll .c repartir... I — Que je te suive ? Oü ga ? Jusqu'ä la Bievre. Tu pues autant que tous les ula v res de Montfauconreunis. Tu vas t'y decrasser, |ioissons et les castors dussent-ils mourir empoi- "iiiics. Sulere äl'idee que quelqu'uns'inquietaitde lui, il uivil Yvelise jusqu'ä la berge dufleuve. Comme eile In iiait ä le laisser, il commenga ä se devetir et ill Mianda, sur un ton qui se voulait insolent: Tu vas me regarder me baigner ? Kuh... non, bien sür que non... Euh... Ecoute: |l rours äla maison chercher du savon, une brosse et '|iicl(|ues vetements propres... Mais promets-moi 'lr ne paste sauver... (leite supplique fit ä Hanin l'effet d'un bäume. II \ Mnrrl oulaVerte Vallee, endehors de la Cite, oü vivaient les gueux (la « Cour i Mlnicles » n'existait pas encore). On disait qu'ä Vauvert vivait le diable. 64 65 comptait done vraiment pour Come et il avait quelque importance aussi auxyeux d'Yvelise... — II est vraiment fache contre moi ? La jeune fille n'avait nulle envie de discuter. — Promets! Amuse, Hanin adoptauntonfaussement solennel pour repondre: — Je te le promets ! — Promets-le-moi sur ton Dieu, et aussi sur le Livre saint des juifs. — Ma parole ne suffit-elle pas? aboya Hanin, soudainement irrite. Un dernier regard reprobateur, et Yvelise s'en fut, non sans s'etre retournee plusieurs fois pour s'assurer qu'il ne disparaissait pas. Reste seul, Hanin s'assit sur un promontoire el suivit le va- et-vient des barges sur la Seine. Combien de fois avait-il atteint les trefonds du desespoir lorsque, recroqueville sur lui-meme, il lui avail semble ne pas pouvoir resister a la morsure du froid ? Combien de fois n'avait-il pas eulavelleite de se jeter dans la Seine et d'en finir avec cette vie qui le niait? Et pourtant, aujourd'hui, un lumignon d'espoir brillait a nouveau pour lui... A ressasser ces jours d'errance, il n'entendit pas Come approcher. Lorsque son ami se presenta a lui, i i iclcvalentementetilssetoiserent,l'unetl'autre lubmerges par une intense emotion. (ktmme tu as grandi! s'exclama Hanin, surpris. C'est que j'ai fete mes treize annotines ! Annotines ? *- Oui, chaque annee, un chretien fete la comme-• mirai ionde sonbapteme ! expliqua Come. Maistoi, |'m 11'impression que tu as forci! I — Heu... si j'etais baptise selon ta foi, je feterais in, niol... mesquatorzeannotines! repondit-ilavec humour. lis rirent de bon coeur. Come s'approcha de lui. — Par saint Eustache, comme tu pues ! Depuis rnmbien de temps ne t'es-tu pas lave ? Autant, en tout cas, qu'a dormir n'importe ou, I i n anger n'importe quoi... rep ondit Hanin avec une uiidaine gravite. Un bonheur incommensurable mais pudique in illait dans leurs regards, qui semblaient ne plus "iiloir selacher, depeur sans doute que ce moment in Cut qu'un reve. Hanin, le premier, reprit ses I nits et se jeta a l'eau en criant joyeusement: Viens me rejoindre! Non, tu es trop sale! repondit son ami, visi-lilrment comble. Lorsque Hanin eut repris apparence humaine, ils is .issirent sur la berge. Come risqua la question: 66 67 — Toi qui en es revenu, il parait que le diable vit a Vauvert ? Personne n'ose s'y aventurer... Hanin laissa eclater un rire sonore: — Je te rassure, il n'y a aucun autre diable que les gueux. — Pourtant, on dit que le manoir en ruine, sur le bord du chemin qui traverse les terres de Notre Dame-des-Champs28, est habite par le diable ! El d'ailleurs, les bonnes gens quiy passent, äla chute du jour, entendent des clameurs terrifiantes sortir de la sinistre bätisse. — Je sais ! Mais ce ne sont autres que les chena pans qui se reunissent la pour partager le fruit de leurs larcins... Je peuxt'enparier, j'enfaisais partie. Nous nous amusions de voir les braves gens se signer et presser le pas, trop heureux de n'etre pas attaques par le diable de Vauvert. Au moins, ä semer la terreur, nous avions la paix... — Mais pourquoi t'y etre refugie ? Pourquoi ne m'avoir rien dit ? — A la mort de mon oncle, comme tu le sais, on nous a confisque tous nos biens. N'ayant pas de quoi survivre, je me suis enfui, avec l'idee de me jeter dans la Seine ou de disparaitre ä jamais. Mais je ne l'ai pas fait... Sachant que tu ne pourrais m'aider 28. Pres de l'actuel jardin du Luxembourg. in in peril de ta vie, sachant ä quel point ta famine im I xecre, je me suis cache comme un miserable i hi I les vignes, me nourrissant d'herbes ou de fruits I dt I lasses ä Tissue des marches, vivant d'aumones ou lii l.ireins, comme tous les autres gueux de la ville. I a 11 rouve refuge ä Vauvert, car la-bas, au moins, on tir le demande pas de justifier ta foi. Souvent, je ilrHce.ndais et je te guettais lorsque tute rendais ätes * flees... J'apercevais egalement Yvelise, montant I rsla Glaciere. Oui. Elle y travaille ä present dans l'atelier dun I ih ii cant de tuiles. Elle a grandi, eile aussi... — Elle va sur ses douze annotines. - Dis... est-il vrai que tu m'as cherche partout ? Hue tu as meme pense que j'etais mort ? Qui t'a mis ces idees en tete ? - Yvelise. - Elle ferait mieux de se taire, eile raconte n'im-porte quoi. Le sourire de Hanin se deconfit. - Ah... — Ne fais pas cette tete : oui, j'avoue que c'est vrai, que pendant tout le mois d'octobre... Ces paroles, les plus touchantes que Hanin ait |,imais entendues, l'ebranlerent au point de le faire lutidre enlarmes. 68 69 — Je te demande pardon pour ne ťavoir pas pré venu pardon de n'avoir pas donné de mes nouvelles pendant ces longs jours. Je n'aurais jamais pense compter á ce point pour toi, hoqueta-t-il entre deux sanglots. Le regard humide, Gome scruta Notre-Dame comme si ce qu'il allait dire y était inscrit sur la pierre: — Maintenant que je ťai retrouvé, je voudrais... te demander un geste ďamitié. — Tout ce que tu voudras... Góme hésita encore un moment avant ďoffrir un visage empreint de gravité. — Je veux que tu te convertisses. Hanin le dévisagea, bouche bée, avant de retrou-ver la voix. — Me convertir ? Devenir... — Je veux seulement que tu sois libře, que nous puissions nous voir, que je te sache en sécurité... Je ne supporterais pas une fois de plus ces longues semaines d'angoisse á me demander si tu es mort ou vif. — Ton amitié me rend l'espoir, mais tu m'en demandes trop... pour le moment. — Promets-moi au moins que tuy penseras. — J'ypenserai. Tout était dit. lis se levěrent et, en silence, revin-rent sur leurs pas. hTu veux passer la nuit chez nous ? Je te cacherai, Droposa Gome. Non, je ne veux pas t'attirer d'ennuis. Ne t'in-ijiiiete pas pour moi, j'ai appris ä me debrouiller. Ily a la cabane, pres du moulin de Saint-Victor, qui sert de remise ä mon pere; ce n'est pas grand -Chose, mais accepterais-tu de t'y installer en attendant mieux? — Tu oublies que ton pere me hait: jamais il n'y consentira. — Je lui en ai dejä parle... II est reconnaissant de ee que tu as fait pour Yvelise et il est d'accord. En panne de reponse, Hanin le devisagea. — Ma sceur nous a raconte comment tu es venu ä hu rescousse... Soudain vulnerable comme unoiseau Messe, heu-reux de revenir ä la vie, Hanin s'en remit ä la decision de son ami. Les deux jeunes gens remonterent jusqu'au clos Saint-Victor. La cabane, qu'ils entreprirent de nettoyer, consistait enun reduit de planches oü s'en-tassaient quelques outils, sans autre Ouvertüre qu'une porte branlante. Yvelise arriva, chargee d'une besace el d'une couverture. — Ma mere t'a prepare quelque nourriture et mon pere dit qu'avec cette courtepointe les nuits te seront plus agreables... 70 71 Emu, Hanin but cette phrase comme une goulec d'eau fraiche. — Tu les remercieras pour moi. Elle rough: — Non, c'est moi qui te suis reconnaissante pour cet apres-midi. Pour la premiere fois elle lui sourit, avant de laisser les deux amis en tete-a-tete. — Eh bien, je crois que ton nouveau logis est pret. Tu dois etre fatigue... — Pour le moment, je meurs de faim! repondit Hanin. — Alors, partageons ce repas de l'amitie. — Et la loi, petit chretien inconscient, l'oublies-tu29? — Qu'importe ! Ce soir, je proclame solennelle-ment que la seule loi qui sevit en ce lieu est celle de l'amitie. Puis, saisissant la gourde, il la tendit a Hanin. — Buvons a l'amitie! Hanin avala une gorgee d'eau et s'exclama: — Chez nous, les vceux de bonheur se resument en Mazel-Tov! — Alors... Mazel-Tov pour l'eternite ! Come rompit le pain tout en suggerant: 29. Interdiction etait faite aux Chretiens de partager leur repas avec un juif. Je sais qu'ils cherchent des fossoyeurs a la 1.11 vole. I ,e lerme de « fossoyeur » glaca le sang de Hanin. Pourquoi ne dis-tu pas plutot «aide-b©urreau» ? (lome haussa simplement les epaules. Pour pas que 9a porte malheur! Si tu veux, nous nous ensemble a la prevote, demain... Mais pour I'heure, parlons d'autre chose... Hanin se rangea volontiers au souhait de son ami tit, comme s'ils s'etaient quittes la veille, Come lui ho 11 Ilia: Te souviens-tu de mon histoire de Yehiel et sa lampe mysterieuse ? 1 lanin se fit plus attentif. — Ne me fais pas languir... L'as-tu enfin vue ? — Moi, non... — Quelqu'und'autre, alors? — Oui! - Par toutes les cloches de la Cite, vas-tu te decider a parler? — Patience!... Voila: a Paris, tout le monde ne parlait plus que de cette lampe. Intrigue, le roi Louis .1 voulu voir de ses yeux si cette lampe etait aussi tniraculeuse qu'onvoulaitbienle pretendre. Alors, il u'est rendu chez Yehiel. Le rabbin etant absent, le roi a cherche a actionner la serrure... 72 73 — Mais ne m'avais-tu pas dit que la serrure etai! piegee ? — Precisement! Louis n'y a pas coupe et il esl tombe... — Au centre de la terre ? — Mais non! En fait, il s'agissait d'une simple fosse. Tu imagines Fevenement! Les garnements el aussi les familiers du roi ont couru par les rues cher cher Yehiel, lui expliquant ce qui venait de se passer. — Le rabbin a du finir a Montfaucon pour pareillc offense! conclut Hanin. — Point du tout! Yehiel s'est precipite au secours du roi, 1 a delivre et meme invite a voir sa lampe. Come fit une pause, le temps de lancer un caillou qui fit des ricochets sur la surface de l'eau. — Et alors? Cette lampe est-elle miraculeuse? malefique ? Raconte, ne me laisse pas sur des char-bons ardents! — Rien de malefique ni de miraculeux... En fait, la lampe est simplement alimentee par une huile inconnue des Francs et dont Yehiel a devoile le nom a Louis. Hanin s'affaissa mollement, comme une outre percee se vidant de son contenu. — Tu es decu ? demanda Come. — Un peu, oui... Je m'attendais a quelque sortilege.. . a quelque histoire extraordinaire... 11 s'allongerent sur le dos, cote á cote, le nez dans ■ lodes. Sais-tu que Fétoile de David est le symbole de ......c foi? Ah oui ? Et pourquoi ? Parce que c'etait le moyen de protection llflgique de David... David ? Le David qui a vaincu Goliath ? Oui. Mais cette histoire fait aussi partie de la religion i Inciienne ! s'exclama Gome. - Je sais... murmura simplement Hanin. Le silence tomba. Seul leur arrivait le coassement des grenouilles des marais. En repos de criée, Come attendit naturellement Hanin ä la croisée des chemins, le lendemain matin, I h mr Faccompagner ä la prévôté. - Je viens quérir un emploi de fossoyeur. L'homme le toisa un instant puis nota son nom dans un registre. — Tu seras chargé de déplacer les corps et de faire chaque jour le tour des gibets, ou le bourreau te dictera ta täche. L'homme ventru lui tendit ensuite un document. 74 75 — Tiens, tu montreras ton autorisation d'emploi ;i chacun. Tu repasseras ici en fin de semaine afin d'etre paye. — Combien percevrai-je ? — Tu seras paye au corps. A toi d'esperer qu'on supplicie de nombreux juifs, si tu veux que 9a te rapporte! Satisfait par ce qu'il considerait etre une belle boutade, l'homme eclata d'un rire tonitruant. Humilie, Hanin ramassa son feuillet et sortit precipitamment. Come, qui l'avait attendu a l'exterieur, accourul vers lui. — Alors ? Oubliant la remarque desobligeante du prepose aux emplois, Hanin lui adressa un sourire conque-rant: — Une maison, un emploi, un ami... Sur la cite, cette annee, souffle un vent de promesses ! ||ONTFAUGON I lanin eut quelque mal a s'accoutumer au rythme pfrene de son nouvel emploi, qui le partageait ehaque jour entre les divers lieux patibulaires30 de Paris: de la place de Greve aux Halles, de la place M.iubert aux quatre portes de Paris, de la porte de IT.nfer a l'abbaye de Saint-Germain-des-Pres, de I'rgiise Sainte-Genevieve a Saint-Victor, sans rnrnpter chaque croisee de chemin. Aces lieuxper-manents s'ajoutaient les echelles occasionnelles, dressees provisoirement, faute de place sur les f< lurches habituelles. Et le spectacle n'etait pas toujours ragoutant: on itait pendu, decapite, brule, ecartele, roue, bouilli vivant, fouette, marque au fer rouge, ampute dune rtiain, de la langue, des oreilles, du nez, selonle mefait dont on s'etait rendu coupable. Les tetes des decapi- Lieux de supplice. 77 tes etaient fixees au sommet de pieux plantes en place de Greve ou aux Poternes, afin de montrer au tou! venant ce qu'il en coutait de contrevenir aux lois. Le plus redoutable de tous les gibets de Paris eta i I Montfaucon, situe sur une butte a proximite de la maladrerie31 Saint-Lazare. Lieu de la grande justice de Paris, il etait prevu pour recevoir seize corps supplicies, dont le crime etait reconnaissable a la maniere dont ils etaient suspendus: les notables supplicies sur l'une des places de Paris y etaient pen dus pour l'exemple; les cadavres des suicides y etaient accroches par un seul pied, tete en bas; si Ton avait ete bouilli ou ecartele sur une autre place de la Cite, les restes etaient enfermes dans des sacs de cuir ou de toile que Ton trainait a Montfaucon et que Ton suspendait a la chaine du gibet. Les corps restaient exposes jusqu'a decomposi tion, puis etaient jetes dans la fosse du meme lieu, que des archers surveillaient nuit et jour. II fallait en effet interdire aux families de recuperer les corps afin de leur donner une sepulture a laquelle ils n'avaient pas droit; il fallait egalement veiller a ce que les barbiers ou les medecins ne viennent s'approvi-sionner en cadavres pour leurs pratiques, les faiseurs de sorts pour la composition de leurs fibres. 31. Leproserie. 78 A ce travail aussi, Hanin s'accoutuma, et les ■ un dies lui procurerent un moyen de subsistance. InMiiquement, le monde des morts lui donnait de 111■ >i vivre. *** Le printemps souffla les derniers flocons, illu-mina les journees de ses reflets d'azur, offrit a Paris ■rK arbres enfleurs, ou s'ebattaient joyeusement des inilliers d'oiseaux. Come se protegea la bouche et le nez a l'aide d'un huge et attendit que Hanin, hisse sur l'echelle, eut I'lni de decrocher le corps d'un pendu, qui tomba da ns un son creux en se debarrassant d'une giclee de vcrmine. S'etant apercu de la presence de son ami, Hanin descendit de son perchoir et, ensemble, ils ilevalerent la butte en silence. Lorsqu'ils furent Nuffisamment eloignes de l'odeur de charogne, ils nil rerent le linge qui leur couvrait le visage. — Connais-tu la grande nouvelle ? demanda Come par pure formalite. Sans attendre de reponse, il poursuivit, tout excite: — Le roi Louis possede depuis peu la vraie couronne du Christ. II va la deposer en la chapelle Saint-Nicolas avec les autres saintes reliques. 79 Son ami, qui ne semblait pas partager le mémc enthousiasme, demanda, perplexe; — II y a une chose qu'il faut que tu m'expliques: tu m'as dit que les églises de Saint-Germain-des-Pres et Saint-Denis ont déjá chacune une vraie couronne ďépines. Gombien de couronnes Jésus a-t-il done portées? Et les trois couronnes vont-elles fairc procession ensemble ? Pris á mal, coupe dans sa ferveur, Gome balbutia i — A vrai dire, je n'en sais rien. Mais l'importarj! n'est-il pas qu'il y aura procession et fete, et que nous ne travaillerons pas ? — Tu as raison! répondit Hanin, trop heureux ďéchapper une journée á son pénible labeur. Durant la semaine précédant 1'arrivée de la sainte couronne á Paris, les erieurs de la prévóté redou-blěrent ďannonces: «11 sera interdit aux juifs de sortir lejour de la procession sous peine d'etre arrétés sur-le-champ et tondus comme des champignons. » « Tout juif surpňs á róder autour ďun gibet sera immédiatement arrété et mis á mort. » «Seuls les lépreux de Saint-Lazare auront le droit de se trouver sur le passage de la sainte relique, mais á condition d 'étre munis de leurs crécelles et de ne point pénétrer dans la Cite. » Pour féter 1'événement, la ville se para de drape- . arborant fleurs de lys, de banderoles et, le Ifintemps aidant, d'une jonchee de petales et .1 lierbes odorantes... I ,c bourdon de Notre-Dame donna le ton et la Cite ( pa rpilla le carillon de ses trente eglises. 1'lnl.oure de sa mere Blanche de Castille et de la Mine Marguerite, son epouse, le roi arriva par la pin le de Paris. La foule se massait, compacte et pieuse, dans un rrtnous silencieux, en se frappant la poitrine. Pieds mis et habilles d'une simple tunique blanche, le roi Louis et sonfrere Robert, comte d'Artois, portaient I' idiquaired'orsurleursepaules. lis etaient escorts de chevaliers allant, eux aussi, nu-pieds, precedes par une procession de prelats dans leurs plus liraux ornements. On sonna la trompe, et Far-clieveque, vetu d'une chasuble brodee d'or, annonca s - Notre-Seigneur Jesus-Christ a confie son plus precieuxtresor a la France et, en cette annee de grace, nous recevons la tres sainte couronne ! Dans un elan de ferveur, la ville entiere s'age-nouilla, meme si chacun regrettait que la relique ne It11 pas visible, enfermee dans son receptacle sacre. La garde amorga la marche pour eloigner pour-ceaux et volailles qui s'ebattaient en chemin, et une ky rielle de pretres langa ses encensoirs, precedant les liannieres royales. 80 81 La sainte couronne prit la tete de la procession, escortee en grande pompe par toutes les reliques de la Cite, que suivaient tous les ordres religieux -moines, freres, religieuses —, chantant des cantiques. Derriere eux, enfin, la foule se deroula comme un immense serpent discipline. La suite royale penetra dans la cathedrale Notre Dame, ou une messe solennelle fut dite, puis gagna la chapelle Saint-Nicolas, au cceur du palais, laissant a la porte les fideles ouailles, qui finirent par se disperser. En ce jour exceptionnel, la Seine etait au repos: moulins, bateaux-lavoirs, barques de peche s'etaient tus. Come rejoignit Hanin, qu'il savait trouver aux abords de la Bievre. II voulut faire partager sa ferveur a son ami: — Tu aurais du voir l'explosion de piete. Les gens s'agenouillaient, se battaient la poitrine, pleuraient comme si c'etait le Christ lui-meme qui apparaissait couronne... Quand repenseras-tu a ta conversion? Elle te rendrait libre ! Libre de marcher dans les rues sans crainte d'etre reconnu et moleste, libre de sor-tirun jour comme celui-ci, libre d'exercerun metier qui te plait, libre de rester en vie... — Pourquoi ne peut - on etre libre, tout simplement ? — Tu sais, c'est surtout la faute du pape. II dit que les Juifs ont rue le Christ. — Qui, mais moi, je n'y suis pour rien! Mon pere 11 v etait pour rien, mon oncle Isaac non plus. Alors, BOUrquoi nous punir pour un crime vieux de mille aiis ? Et puis, il y a une chose qu'il faudrait que tu 111'expliques: vous dites que votre Christ est ressuscite. '/il est ressuscite, c'est done qu'il n'est pas mort, et s'il n'est pas mort, on ne peut etre accuses de son crime! Incapable de repondre a cette evidence, Come garda le silence. A peine les reliques eurent-elles rejoint leurs eglises respectives que le roi Louis, obsede par sa foi, devoue au Christ, lanca une nouvelle serie de mesures contre les juifs. Come, bien a contrecceur, criait chaque jour dans les rues de Paris les ordonnances de la prevote: rappel i le l'interdiction pour les juifs de sortir de chez eux et d'ouvrir leurs volets les jours anniversaires de la Passion du Christ-, confirmation du droit pour les ehretiens de poursuivre les juifs de leurs jets de pierres durant la semaine sainte et de leur donner le soufflet du jour de Paques32. En reparation de leur crime contre le Christ, les juifs de Paris furent contraints de payer une taxe de quarante-quatre livres, destinee a financier la fabrication du cierge pascal. 'M. Les Chretiens qui trouvaient un juif dans la rue durant la semaine sainte avaient le droit de le gifler. Plus tard, les juifs qui le desiraient purent « racheter » ce droit lies Chretiens au soufflet, en versant une taxe annuelle. 82 83 Durant 1'année, la liste s'allongea: interdiction pour les juifs d'exercer un emploi public; les dettes contractées par les chrétiens envers les juifs furent purement et simplement annulées; tout chrétien dénon£ant un juif sans rouelle se verrait attribuer les vétements dudit juif, qui devait pour sa part s'ac quitter dune amende de dix livres. Presse par les rappels du pape, mais également par Blanche de Gastille, le roi Louis fit confisquer le Talmud aux fins d'etre étudié par des docteurs chrétiens. Les juifs recurent l'ordre formel de remettre leurs livres saints aux Frěres mendiants, sous peine d'etre expulsés du royaume. Durant une semaine entiěre, Paris devint une immense procession de juifs trans-portant des livres hébraiques par les rues de la ville. Des religieux et des professeurs de 1'université de Paris furent nommés et charges ďétudier le Talmud, de noter tous les passages qui ne correspondaient pas ä la religion chrétienne ou qui insultaient le Christ. Inévitablement, le Talmud fut condamné ä étre détruit par le feu. Deux jours durant, les Frěres mineurs traversěrent Paris avec des tombereaux remplis de manuscrits, qu'ils déchargeaient sur la place de Grěve. I'.ii presence duprevot, des ecoliers33 desuniver-Ite8, du clerge et du peuple attire par la nouveaute du ipectacle, l'eveque prit la parole. Au premier rang, on ivait aligne tous les juifs, ainsi que les rabbins. Tete bflHse, impuissants, ils ecouterent la sentence de l'eveque: Le Grand Gonseil de Sages de notre Sainte Eglise Gatholique, sur requete de sire Nicolas Donin, Ini meme juif converti, apres avoir entendu la defense des rabbins Juda et Yehiel de Paris, a juge le livre juif denomme Talmud coupable de contenir des inexactitudes et des blasphemes contre Jesus-Christ, des insultes contre la Sainte Vierge ainsi que les Chretiens, denommes scandaleusement goyim... En consequence, nous, Louis le Neuvieme, roi de France, reconnaissons et reaffirmons la suprematie spiri-luelle de la sainte Bible et ordonnons la destruction par le feu du livre denomme Talmud, qui se moque de hi religion chretienne. A compter de ce jour, tout [iropos relevant dudit Talmud, qui serait profere devant temoin, verra infliger la sanction suivante a celui ou celle qui l'aura prononce: seront cauterizes au fer rouge les levres par ou s'echappent les ordures. II est egalement dit et declare qu'a compter de ce jour, tout juif trouve en possession d'un manus- 38. Les étudiants, que Ton nommait alors « escholiers ». 84 85 crit condamne se le verra confisquer aux fins d'etre brule. Le coupable subira le meme sort que son livre. On entendit des vivats et des: « Sus aux juifs! Sus aux juifs! II faut chasser ces pourceaux! » Apres quelques instants qui lui permirent de balayer la foule du regard, comme pour s'assurer qu'elle etait toujours attentive, il poursuivit: — De nombreuses plaintes ont ete deposees par les riverains en raison des odeurs nauseabondes degagees par le traitement des peaux. Ainsi, il esi rappele que, si les juifs sont, comme tous les etran gers, toleres et autorises ä vivre en pays chretien, ils doivent se plier ä nos lois. En consequence de quoi, pour ne plus incommoder le voisinage et pour leur permettre de pratiquer leur metier dans les meil-leures conditions, il est vivement conseille aux tan neurs et aux pelletiers de s'installer exclusivement le long des rues qui bordent la Seine, afin d'avoir de l'eau ä proximite pour faciliter leur travail. L'eveque marqua une pause, le temps pour un anonyme de crier: — Aux Champeaux! Le representant du pouvoir royal reprit: — Enfin, il est dit que pour compenser le temps perdu ä cet acte de cremation, tout juif versera une obole au profit de l'eglise de Saint-Innocent. II se tut, roula le parchemin sur lequel avait ete oil ige Facte et, d'un signe de la tete, donna 1'ordre de toterles torches sur Lamas de livres. Agenouille et en priere, le roi Louis assista ä la mise ä feu de l'immense bücher ou s'entassaient des mi Iiiers de manuscrits, qui s'embrasa, aneantissant vingt-quatre charretees de livres juifs. Lorsqu'il ne resta que cendres, la foule se dispersa. Mächoires serrees, Hanin suivit Come. Pourquoi verser une obole ä cette eglise ? ques -ttonna-t-il. — Parce que c'est la qu'on a depose le corps d'un rnf'ant que les juifs avaient martyrise. — Avaient ou auraient ? — Tu sais, c'est ce qu'on a dit. En tout cas, c'est pour 9a qu'on l'appelle l'eglise de Saint-Innocent... Ki ne recommence pas, hein ? Je n'y suis pour rien... L'un comme l'autre avait appris ä eviter la question ile leurs differences, afin de n'avoir pas ä se disputer. I In long silence s'installa, chacun maugreant sa rancceur. — Ca veut dire quoi, goy? interrogea enfin Come. — Goy n'est pas une insulte, comme ils Font pre-tcndu, ga veut simplement dire « non juif ». Tu sais, dans notre religion, il est dit qu'on doit avoir pitie d'un pauvregoj comme d'un pauvre dTsrael, qu'on doit visiter et soutenir un malade goy comme on le ferait avec un malade juif... 86 87 — Mais alors, pourquoi ce Nicolas Donin pretend il que c'est une insulte ? — Combien de juifs ont ete lapides, brules, noyes, rues, egorges sous pretexte d'insulter ta foi ? — Tu as raison: depuis que je te connais, je me rends compte qu'on dit beaucoup de choses fausses sur vous et j'ai parfois honte de ce que font les chre tiens... Interloque, Hanin le devisagea: — C'est la premiere fois que je t'entends me dire une chose pareille... Pensif, Come perdit son regard dans l'epaisse fumee qui s'elevait au-dessus de la place de Greve. — Surtout, ne le repete a personne, lacha-t-il enfin. — Tu sais, je voudrais changer de metier, avoua Hanin apres une longue pause. — Changer de metier? Je te comprends... Tra-vailler dans les cadavres, dans cette puanteur. Heureusement qu'on ne t'a pas confie le charnier aux lepreux! — Toi, au moins, tu sais etre rassurant! soupira le jeune juif. Simples34 Comme tous les samedis, avant de se rendre ä Montfaucon, Hanin devala le sentier qui descen-dait vers la Seine, celui qu'empruntaient chaque loir les troupeaux pour aller boire au pied du pont Saint-Michel apres la journee de päturage. II aimait lambiance bon enfant de ce quartier oü s'etalaient chiffons et vieux souliers destines aux ecoliers pauvres, tandis que les fripiers ambulants allaient dans les rues enproposant leurs articles. Plus loin, autour de la place de Justice oü six hommes etaient exposes au gibet, le marche battait Hon plein dans sa cacophonie coutumiere. Les itinera nts arrivaient ä cheval avec leur marchandise en croupe et les bonimenteurs vendaient leur matiere premiere. IL. C'estainsiqu'onnommait, demanieregenerale, lesplantesauMoyenÄge. Outre Irurs qualites decoratives, ellesavaient des vertus medicinales. En remontant par Saint-Eustache, Hanin s'arrela devant Petal d'une plumassiere35 qui decorait unr coiffe de plumes de paon. Une fleur fraiche, pres d'elle, chut. II la ramassa et en huma le delicieux parfum! — Que fais-tu la, petit ? Surpris, Hanin sourit maladroitement au vieil homme qui venait de Tinterpeller. — Je... rien. — Desires-tu acheter une coiffe? Je te ferai un bon prix! Ma fille est tres douee de ses mains, regarde ce travail! — Non... je n'ai pas d'argent a depenser! L'homme plissa les yeux, son ton se fit incisif. — Gare si tu traines ici pour me voler! — Oh, non! Je travaille et gagne honnetemenl ma vie. — Et que fais-tu? Le visage de Hanin s'empourpra. Saisi par la honte, il resta coi. — Pas de sot metier, jeune homme, pas de sot metier! Alors dis-moi. — Je suis fossoyeur. L'homme se signa par trois fois. 35. Persorme qui decore les chapeaux de plumes, mais egalement de plantes vertes et de fleurs fraiches, selon la saison. — Mais si l'occasion s'en presentait, j'en chan-flerais volontiers, crut bon d'ajouter l'interesse. — La coiffe t'interesserait-elle ? Hanin balbutia une reponse inaudible, resumant I r mbarras dans lequel il se trouvait. - Alors ? — Je... je n'en sais rien. Et puis, je n'y connais rien. — Moi non plus, en naissant, je ne savais pas marcher; pourtant j'ai appris et, aujourd'hui, je sais mettre un pied devant l'autre... Je cherche un aide, pour mon herbier. — Votre herbier ? — Oui. Ma fille me seconde bien a l'atelier, mais B'est moi qui m'occupe des fleurs et des herbes qui Herventauxparures, ainsi qu'alajonchee des sols. Et comme je ne rajeunis pas, cette tache m'est de plus en plus penible. Le vieil homme lui placa vaillamment une coiffe hous le nez. — Le parfum des fleurs t'inspire-t-il, au moins ? Hanin ferma les yeux et se laissa griser par les Henteurs subtiles: un monde de beaute compare a la puanteur de Montfaucon... — Bon, ecoute. Va faire tes charniers et reviens me voir si tu te decides. Le regard de Hanin croisa celui de la jeune fille, dont la couleur du myosotis semblait en degager le 90 91 parfum; sans compter son sourire, doux comme une promesse. II s'en fut. Lui etait-il pousse des ailes ? Hanin se sentait leger, pret a s'envoler a la moindre brise. La lumiere du soleil lui semblait radieuse malgre les grondements du ciel charge de gros nuages noirs, el la cacophonie de la rue etait devenue musique. II enjamba joyeusement cochons et poules, bavarda avec un chien errant et remonta allegrement vers Montfaucon. La journee achevee — se souvenait-il seulemenl avoir travaille ? —, il redescendit en courant par la rue de Saint-Denis. A son grand soulagement, l'etalde la plumassiere etait toujours ouvert. II avanca, obnubile par les mains de la jeune fille qui virevoltaient au-dessus de la coiffe avec la grace de deux oiseaux. Le vied homme le laissa un moment a sa contem plation puis s'approcha de lui, le tirant de sa douce torpeur. — Aurais-tu repense a ma proposition ? — Oui, mais je n'ai pas bien compris ce qu'il me faudrait faire. L'homme dodelina de la tete, visiblement satisfait. — Des herbiers36 ambulants passent aux Cham- 36. Herboristes. peaux comme aux foires. lis me rapportent des plumes de paon, de faisan, des plantes rares «m seches. J'ai moi-meme un carre de terre ou je i ullive quelques fleurs ou aromes, que je te mon-trerai. Mais si tu veux, tu peux m'apporter des plumes ou des fleurs coquettes, quipourraient nous inrvir a honorer les commandes. Je te paierai selon le que tu m'apporteras. Mon atelier se trouve pres de la halle aux bles, a l'enseigne de la Plume de I'aisan. Hanin, qui ne pouvait decidement pas quitter la jeune fille du regard, rough de confusion en lui demandant: — Quel type de fleurs souhaitez-vous... ? — Ge que vous pourrez m'apporter selon la saison, rl ce qui vous plaira. La chapellerie est une creation qui demande de l'imagination, lui repondit-elle en se I'endant d'un large sourire. Hanin s'empourpra une nouvelle fois et begaya iin « oui» pitoyable avant de prendre conge. II retrouva Gome sur la greve de Notre-Dame, lui raconta son enthousiasme, sa colere contre les rou-gissements. — Je ne sais pas ce qui m'a pris de... Gome eclata de rire. — Mais tu es tout simplement tombe amoureux! 92 93 Hanin le gratifia dun regard hebete. Son arm insista: — N'avais-tu done jamais eprouve cette sensation bizarre avant ce jour ? — J'ai dejä trouve des filles belles, j'ai dejä ete emu par leurs charmes, mais jamais comme aujourd'hui... Et toi? Come detourna le regard, le sourire en faucille. 11 fixa un moment le port au Charbon qui aureolait de sa poudre noire l'autre cöte de la rive. — Je suis, moi aussi, amoureux. — Et tu ne m'en avais pas parle ? Raconte ! De qui s'agit-il? Encourage, Come expliqua: — Je sais qu'elle s'appelle Alba et je la croise tous les jours en faisant mes criees. C'est la fille de la ventriere37. Elle est blonde comme un soleil de printemps, des yeux immensement noirs, et belle, mais belle !... Et ton elue ? Quel est son nom ? Hanin hasarda sur le visage de son ami un regard abeti. — Je n'ai pas pense ä le lui demander... Iis eclaterent de rire, complices. — Mais la plus grosse difficulte reste ä venir, declara Hanin. Elle m'a dit que c'est « de la crea- 37. Sage-femme. lion » :etmoi, enmatiere de simples oude creation, II u'y connais vraiment rien! Mais rien, tu ne peux jutH savoir a quel point! line pluie fine se mit a tomber, les obligeant a se •sparer. *** Reveille aux aurores, Hanin alia se debarbouiller dans la Bievre. Puis, coupant par le clos du Char-i Inn net pour saluer Fane imperturbable quiypaissait jour et nuit, il alia flaner dans le Quartier latin, ou i'activait le monde savant. Les marches regorgeaient ile papier, manuscrits, ou encore de paille d'occasion, ou les etudiants de l'Ecole de medecine allaient et venaient, fouillant les etals des fripiers pour y deni-cher quelque vetement encore mettable. Menetriers38 et. jongleurs apportaient leur touche coloree a ce monde bigarre ou se melaient les langues de toutes les nations. Apres avoir cueilli un bouquet de marguerites, llanin longea l'Abreuvoir de Saint-Michel et se pendit aux Champeaux, comme tous les matins, avant de gagner Montfaucon. Les halles, comme une immense ruche, grouillaient de bourgeois, de ,'IH. Hommes qui jouaient dun instrument de musique pour faire danser les gens. 94 95 badauds et de marchands itinerants. II se fourvoya dans le passage ou guerisseurs, faiseuses de potions et vendeurs de simples criaient les vertus de leurs produits. Enfin, au debouche de cette rue sur le marche aux fleurs, son cceur se mit a battre avec violence. Car elle etait la, belle et aureolee de La lumiere matinale: la plumassiere. A mesure qu'il s'approchait d'elle, il se sentait fondre. Pris dun vertige, il renonca a s'en approcher, rebroussani brusquement chemin, tenant fort dans sa main le bouquet qu'il trouva soudain ridicule. II s'arreta sur le pont, sous lequel etaient amarres les moulins a grains. Les pecheurs lanc^ient leurs filets, les barques se laissaient mener au gre des courants on des remous formes par les navires allant decharger leurs denrees au port aux grains. Une a une, il fit tomber les marguerites, et elles suivirent le fil de l'eau. Puis il flana jusqu'au port aux vins, ou il ren-contra Come au detour d'une rue. — Alors, as-tuvuAlba? — Oui, elle accompagnait sa mere au marche. En fait, elle ne m'a pas vraiment parle, on s'est simple-ment croises et elle m'a souri. Mais j'ai bien vu que son sourire m'etait destine, a moi tout seul. Et toi, ta faiseuse de coiffes ? Hanin s'ebouriffa les cheveux d'un geste defaitiste. — Oui, elle y est, mais j'aifondu, rougi, sueetn'ai ■I i mm'en approcher. J'avais memecueilli quelques marguerites pour qu'elle en decore une coiffe, mais . 11 < • s ont fini au gre de la Seine. Son ami rit de bon cceur. - Quels idiots nous faisons lorsque nous sommes nnoureux, n'est-ce pas? Soudain, il regarda le ciel et suspendit la son discours. — II faut que j'aille m'acquitter de ma criee si je I cnx garder mon emploi. Hanin suivit son ami du regard et l'ecouta quelques instants: «VenezälataveraedeMalvoisin, vousyboi-rcz clairet, via epice, mielle, de sauge ou de romarin...», « Veaezä la tavevae deMalvoisia...», jusqu'ä ce que sa voix se füt noyee dans la cacophonie des autres cris. Pour Hanin aussi, il etait temps d'aller au labeur. En chemin, il tomba nez ä nez avec la plumas-niere. Pas le temps de rougir, de transpirer ou de londre, encore moins de Feviter; elle luilangatout ä trac: — Oü sont les marguerites? Je t'ai vu t'enfuir avec... Pris au depourvu, Hanin lui adressa un sourire pitoyable. — Elles ont fini au fil de l'eau. — Pourquoi? — Je n'ai pas le sens de la creation, je crois. Je n'y 96 97 connais rien et ma cueillette m'a paru ä tel poinl ridicule... — Tu veux que je t'enseigne les simples ? II approuva d'un mouvement de la tete. — Demain, si tu veux? Donnons-nous rendez vous pres de la porte d'Enfer apres la messe. Hanin accepta avec plaisir; puis, le cceur leger, il se rendit ä son travail. II s'arreta net et se mit ä rire i « Je ne connais toujours pas son nom; quel empote je fais! » Pour l'occasion, Gome preta ä son ami une chemise neuve. Encourage par ses compliments, Hanin se rendit allegrement au lieu de rendez-vous. La plu massiere n'etant pas encore arrivee, il attendit en ruminant ce qu'il allait lui dire; mais lorsqu'elle apparut, belle comme un bouton de rose, Tesprit de Hanin se liquefia, noyant les phrases qu'il avail preparees. — Je suis confuse, j'ai ete retardee... s'excusa t-elle Peu importait, eile etait venue. D'emblee, eile se presenta. — Je me prenomme Jane; et toi ? — Hanin. — Voilä un nom bien original! II eluda la remarque et lui proposa de tenir le I i.i nier quelle avait apporte. Puis, ensemble, ilspas-i rent outre-Petit-Pont en bavardant allegrement... — Si tu veux, je t'apprendrai des choses sur les 11 n pies: car il y a les plantes qui servent a decorer ines chapeaux et mes coiffes, et celles qui sont utiles pour les maux. Elle coupa une tige de lierre. — Tu vois ? Si le lierre est decoratif, le sirop de ses fleurs et de ses feuilles est excellent contre la toux. Pantois, Hanin buvait les paroles de la jeune fille. lis flanerent, cueillirent des plantes diverses ipi'elle placait delicatement dans son panier en le gratifiant de commentaires avises. — Viens, dit Hanin en lui saisissant le bras; il faut ipie je te montre quelque chose ! II l'entraina jusqu'aux Ghardonnets, ou son ane laissait aux abords de l'eglise. — Je te presente mon ami. Je lui confie tous mes secrets et il m'ecoute sans broncher. Jane se mit a rire et caressa le museau de Tanimal. — Bonjour, broute-chardons; tu m'as l'air bien sympathique... Puis elle se baissa et, al'aide d'un couteau, sectionna <|uelques plants. D'humeur badine, Hanin lanca: — Mais que fais-tu ? Tu viens voler la nourriture de ce pauvre animal ? Jane lui montra la fleur: 98 99 — Mais non! regarde, c'est du chardon etoile... — Allons, laissons ca! J'en sais assez pour aujourd'hui! coupa-t-il, desireux d'en finir avec sa legon de simples. II lui saisit amicalement la main, ce qu'il regret I a aussitot tant le regard glace de Jane fut sans equi voque. « As-tu pense un seul instant que j'etais venue folatrer dans les clos en ta compagnie comme unc fille facile ? » Voila ce qu'il semblait dire. La voix meme de la jeune fille se fit distante: — La fleur maceree dans de l'eau de rose est tres efficace contre les affections desyeux. Etune decoc tion de la plante dans du vin est un remede contre la fievre et la migraine. Un long et lourd silence gene accompagna son explication. Elle plaga les chardons dans son panier et conclut sechement: — Je crois qu'il est l'heure pour moi de m'en retourner; pere s'inquieterait... Hanin l'avait brusquee, il le regrettait amerement; a quoi bon, dans ces conditions, chercher a la retenir, la prier de rester ? Silencieusement, ils firent demi-tour. Parvenus a la croisee des chemins, elle le salua fraichement. Degu, il regarda s'eloigner la silhouette gracieuse, comme un beau reve evanoui... Les semaines passant, il fallut bien de la patience ii 11 anin pour reapprivoiser la belle plumassiere, qui ilrvoila les uns apres les autres les secrets des plantes i un eleve sage et attentif. Passer par l'atelier et s'oc-ni per occasionnellement de l'herbier du vieil homme Iul une belle parenthese dans le quotidien du jeune fossoyeur. Ce doux reve se prolongea jusqu'aux premiers frimas, jusqu'a ce que la nature lui retirat pour un temps ces instants magiques... *** L'hiver arriva, qui couvrit la Cite d'une chape de neige et de glace. Les meutes de chiens sauvages, qui d'ordinaire tournaient autour du gibet de Mont-la ucon, s'approchaient dangereusement des portes de Paris. Nul n'osait plus s'aventurer au-dela de I'enceinte malgre les pieges a loup poses a l'entour. Hanin allait quitter Montfaucon lorsqu'un gemis-Hement plaintif, qu'il avait pris dans un premier temps pour le miaulement de la bise, se precisa. Scrutant I'horizon, tendantl'oreille, ilpergutunfaible appel, en direction duquel il avanga precautionneusement. La neige, aun endroit, etait maculee de sang; bravant sa peur, il penetra dans le sous-bois ou il decouvrit le corps d'un homme inconscient, le pied pris dans un piege a loup, les cheveux et la barbe figes par le givre. 100 101 Puisant dans ses forces les plus profondes, le jeune gargon reussit a desserrer le piege et a liberer la jambe blessee; a Paide de la claie qui lui servait a deplacer les cadavres, il transporta l'homme evanou i jusqu'au couvent des Filles-Dieu, qui se trouvait su r le chemin du gibet. L'inconnu fut installe dans une cellule ou on le devetit pour le frictionner. — II faut nettoyer ses plaies avec une decoction de fenouil de pore, suggera Hanin. — Nous allons nous occuper de lui; toi, tu n'as plus rien a faire ici, alors file maintenant et rentrc chez toi! — Pensez-vous qu'il va vivre ? — Ca m'a tout Pair d'etre un solide gaillard et il devrait rapidement se sortir d'affaire. Sache que situ ne l'avais pas trouve, il serait en tout cas mort de froid. Nous ferons toutes une priere pour lui, et pour toi aussi. Hanin se retrouva dans la rue, frustre d'avoir etc reconduit aussi vertement. Qu'allaient-elles dire a Dieu dans leur priere pout lui ? Cette interrogation l'occupa durant le trajet de retour. II retrouva Gome et s'en ouvrit a lui, encore intrigue. — Que crois-tu qu'elles vont dire pour moi dans leur priere ? Je ne sais pas, moi. Elles vont peut-etre deman-ilcr ä Dieu de te proteger. - Me proteger? Mais ton Dieu protegerait-il un plf ? N'a-t-il pas assez ä faire avec les Chretiens ? - Oh, ne recommence pas avec tes questions. Je te l'ai dejä dit: evitons de parier de religion! — Je voulais juste savoir, e'est tout! Contrarie, il changea de sujet de conversation. *** L'imminence de la fete des Fous39 chassa le blesse ilc l'esprit de Hanin, dont la seule raison d'etre etait chose d'exception — la presence de la belle plu-massiere ä ses cotes. Meies ä la foule bigarree, Hanin et Come retrou-verent Alba, Jane etYvelise surla place de Greve, ou les sous-diacres elurent «l'eveque des Fous», qui prit solennellement la parole: — Selon la coutume, les pouvoirs qui me sont conferes, mais aussi monbonvouloir, je decrete que les portes de la Cite resteront ouvertes jusqu'ä laube... Que la fete des Fous commence ! La foule costum.ee et masquee, qui pouvait s'en donner ä cceur joie sans licence d'heure, escorta La fete des Fous, costumee, marquait le cap de la nouvelle annee. 102 103 l'eveque des Fous, a grand renfort de trompes et de tambourins, jusqu'a Notre-Dame. Dans une debauche de couleurs et de cris, la joyeuse procession s'engouffra dans la cathedrale, s'installa sur la paille et s'assagit peu a peu. En file indienne, les sous diacres s'avancerent jusqu'a Fautel ou les attendai! l'eveque des fous, mitre, pour leur delivrer les indul gences40 burlesques. II posa sa main gantee sur la tete du premier sous diacre en declarant solennellement: — Je te souhaite deux doigts de teigne sous le menton... Le sous-diacre se signa et laissa la place au suivanl. — Atoi, je souhaite des croutes et des pustules sur tout le corps... du premier au dernier jour de Fannee! Chacune des indulgences de l'eveque etait accom pagnee des applaudissements ou des commentaires bruyants d'un public conquis au rire. Al'issue de la ceremonie, les sous-diacres enva hirent Fautel pour yboire duvin et jouerauxdes, tan-dis que d'autres mettaient a b ruler dans Fencensoir de vieilles semelles, incitant la foule a danser. La « messe » terminee, on attrapa les sous diacres et on les traina bruyamment dans des tombereaux d'ordures en faisant le tour de la Cite. 40. Souhaits, voeux. La chape de la nuit les enveloppa progressivement It la neige se mit a tomber en flocons doux et gras; |.me manif esta son desir de rentrer et Hanin proposa a contrecoeur de la raccompagner chez elle. Pour la distraire en chemin, il decrochaune dentelle de glace Bui pendait d'untoit. — Comment fais-tu pour ne pas mourir de froid, kcuI dans ton abri, au beau milieu des clos ? Gene par cette remarque, Hanin retorqua avec un regain de fierte: — Tu sais, j'y suis habitue. Et j'achete de la paille pres de FEcole de medecine. — N'as-tu jamais songe a changer de metier? A vivre dans la Cite ? — En fait, j'y ai dejavecu. L'etonnement de la jeune fille fit regretter a Hanin cette confidence echappee. — Ah oui ? mais ou ? II eut un moment d'hesitation puis se resigna a rcpondre. — Pres de l'eglise Saint-Pierre-aux-Bceufs. — Quelle idee alors que d'en etre parti ? La curiosite naive de la jeune fille le mit mal a I'aise. Heureusement, ils etaient arrives. — C'est une longue histoire et la, il est deja tard; de plus, il fait trop froid. Jane se rangea a son avis et le salua joyeusement. 104 105 II regarda la frele silhouette s'engouffrer dans uric maison et rentra chez lui, assiege par de sombres pensees. Gombien de temps cacherait-il encore son histoire ? Comment Jane reagirait-elle en l'appre nant? Leur amitie, lui semblait-il, s'etait transfor mee en amitie amoureuse, meme s'il n'avait plus ose" l'approcher comme il l'avait fait le premier jour de sa leijon de simples. Elle semblait se plaire en sa com pagnie et, pour la premiere fois, elle avait accepte de l'accompagner a la fete des Fous. — He, toi, la-bas... Hanin se retourna. Un gaillard imposant se tenai i face a lui, jambes ecartees. — N'es-tu pas celui qui charrie des cadavres ? Instinctivement, Hanin rentra la tete dans les epaules et ignora la question. Que lui voulait eel homme ? II etait fatigue, il avait froid et n'avait qu'une envie: rentrer chez lui et dormir. Ayant repere un passage propice a sa fuite, il vou lut s'y precipiter; mais l'inconnu s'interposa. — Ne me remets-tu pas ? Hanin le devisagea, haussa enfin les epaules. — C'est moi, l'homme pris dans un piege a loup, que tu as sauve d'une mort certaine. Le jeune garcon se detendit. — Vous etiez alors si mal en point que je ne vous avais pas reconnu. Mais comment... — En fait, les religieuses des Filles-Dieu m'ont |iarle de toi: qui ne connait le fossoyeur! Je n'avais • I autre occupation, durant ma convalescence, que de regarder par la fenetre de la cellule du couvent... < I'est ainsi que je te voyais passer sous mes croisees. Mais ou vis-tu? Une fois encore, Hanin eut a s'expliquer: — Outre-Petit-Pont. L'homme retira sa cape fourree, dont il couvrit les epaules de son sauveur. — Tu es transi, tu grelottes... Tiens, pour le che-Biin. Moi, je vis tout pres d'ici et je suis arrive; tu en trouveras davantage l'utilite que moi. — Mais je ne puis accepter! s'exclama Hanin, qu'une chaleur exquise enveloppa comme une caresse. — Ne refuse pas... Ecoute: faisons un marche. Je te prete ma pelisse pour la nuit et tu me la rapportes tan-l;6t, ici meme, a l'heure de sixte41. Qu'en penses-tu? Son jeune interlocuteur, qui n'avait plus aucune envie de se separer de la fourrure, accepta sans se faire prier. I leureux comme un prince, il remonta les clos avec ardeur, impatient de se plonger dans sa nuit magique. Hanin mit un point d'honneur a etre ponctuel; attendre un peu ne l'incommoda pas, puisque ce il, Midi. 106 107 on hi retard lui permettait de prolonger la douce sensat] de chaleur dans laquelle il se delectait. L'homn arriva enfin, aussi chaudement vetu que la veille soir; apparemment, le vetement prete a Hanin tie lui manquait pas ! A la lumiere du jour, il paraissa i I moins grand, plus jeune. Le bourgeois s'approcha du jeune garcon et, avec emphase, le salua. — Viens avec moi. Hanin lui emboita le pas. — Je me nomme Jacques. — Ou allons-nous ? — Viens, viens, je te dis. lis parvinrent sur une place ou le roi etait installc. entoure de quelques sujets avec lesquels il s'entrete nait librement. A la vue de Jacques, un sourirc illumina le visage du souverain; d'un geste de La main, il leur fit signe de s'approcher. Impressionne, Hanin le fut i s'il croisait regulie rement le roi et la reine lorsqu'ils accomplissaierii leurs actes de charite dans la Cite, jamais il ne lui avail ete donne d'adresser la parole au couple royal. L'apprehension le gagna. — Comment faut-il s'adresser au roi ? marmonna t-il. — Fais comme moi et tout ira bien. Parvenus a bonne hauteur du roi, Jacques prit la parole: — Sire, je vous salue. Voici le jeune homme dont I a i evoque devant vous le courage et le merite. Le regard du roi, doux et debordant de tendresse, Be posa sur Hanin, qui ne put s'empecher de s'inter-roger: « Comment un tel homme peut-il etre aussi '•vere avec les juifs ? » D'un signe de la main, le souverain Finvita a approcher. Hanin s'executa, s'inclina gauchement. — Sire... Louis le Neuvieme posa une main sur la tete du jeune garcon. — Mon ami Jacques de Rochencroix m'a longue-mentparle de ton courage. Dis-moi, quel est ton nom? — Hanin... Le temps s'arreta, fige par un froid glacial qui navait rien emprunte au temps. La main du roi, posee comme une caresse sur ses cheveux, se retira brusquement. — N'est-ce point la un nom juif? Le monde de Hanin vacilla; seule une remarque, venue de Fassemblee et soufflee en un murmure, brisa son apathie: «II ne porte pas la rouelle ! » Le roi le devisageait a present, le regard etreci; on n'aurait su dire s'il etait en colere ou s'il reflechissait. Profondement humilie, Hanin aurait souhaite fondre sous sa cape. Louis declara enfin a l'adresse des quelques personnes presentes: 108 109 — Voulez-vous nous laisser seuls tous les deux nn instant ? Rouge de confusion, ou de colere retenue, Jacques s'avanca. — Non, non, allez, vous aussi, lui intima le roi en balayant l'air d'un revers de la main. Louis, tres simplement, fit asseoir Hanin a sea cotes et la conversation se fit murmure, dont les badauds tentaient vainement de saisir quelque bribe. Tenu a Fecart, Jacques de Rochencroix arpenta le pave comme lion en cage, dressant l'oreille, a l'affut d n moindre signe de son souverain. Tendu, il se repro chait amerement d'avoir impose l'affront supreme a son saint roi: lui presenter unjuif, le lui faire toucher. Louis lui pardonnerait-il un jour cette offense ? L'attente lui fut insoutenable, Fentretien inter minable; pourtant, lorsque le tete-a-tete royal pril fin, il regretta qu'il fut deja acheve. II guetta l'expres sion du roi lorsque ce dernier, d'un geste de la main, lui fit signe d'approcher. Masse compacte, la foule curieuse se regroupa immediatement autour du souverain. Louis se leva, posa a nouveau la main sur la tete de Hanin et, tout en s'adressant a Fassemblee, s'ecria i — Nous avons eu une conversation fort instructivi i avec notre ami Hanin. Nous lui avons d'ailleurs demande quelle recompense il souhaitait recevoir pour avoir sauve la vie de mon ami Jacques, ici pre-■ nl... II nous a demande le droit de ne pas porter le ligne distinctif des juifs. Des murmures parcoururent la foule, toujours HKsoiffee de ragots. — Nous le lui avons accorde a titre personnel, pnursuivit le roi. Ainsi, qu'on se le dise, Hanin Ben Meir, ici present, pourra circuler librement sans rouelle et ne devra plus etre inquiete pour cela. One cela se sache et que cela soit dit, au nom de la rlemence de Notre-Seigneur Jesus-Christ. Un silence hesitant suivit l'annonce de cette deci-lion, que personne n'oserait contredire ou com-menter. Hanin fut rendu aux bonnes graces de Jacques, qui l'entraina en sifflant entre ses dents: — Comment as-tu pu me faire un tel affront! En guise de reponse, Hanin se defit de la pelisse et la lui tendit. — Non, garde-la, persifla le bourgeois. — Je ne puis... — Garde-la, je te dis. — Parce qu'un juif l'a portee, elle est empoison-nee, comme le raisin ou le pain sur Fetal ? Jacques lane,a un regard noir au jeune garcon: — Non! Parce que tu m'as sauve la vie. Agace, Hanin lui retorqua, non sans ironie: — Le roi m'a accueilli en son sein, et vous ne pouvez 110 111 vous y resoudre ? Vous a-t-il fait craelque reproche ? Non! Alors, il est bien plus clement que vous! Muet, Jacques le devisagea comme s'il adheraii a cette remarque, puis tourna les talons et s'en fut dun pas energique. S'enveloppant dans la douce chaleur de la peau, Hanin se pressa d'aller a la rencontre de Gome. Heureux d'apprendre le privilege que lui avail accorde le roi, son ami palpa la fourrure, admiratif. Hanin commenta: — Me vois-tu faire le tour des charniers ainsi vetu? Cette peau sera ma couverture d'interieur el rechauffera mes longues nuits d'hiver. Pour le reste, j'ai l'habitude ! Et si je suis dispense de rouelle, jc n'aurai plus a me convertir! Libre... me voila libre... A cela, Come n'avait pas pense. — Mais... il te sera tout de meme interdit de sorti r les jours de la Passion du Christ, et aussi... Hanin lui coupa la parole; — T'es-tu mis en tete de gacher cette bonne nouvelle ? N'es-tu done pas heureux pour moi ? Amicalement, Come se rendit a sa cause t — Tu as raison, pardonne-moi... D'ailleurs, pour qu'on te reconnaisse comme son juif favori, notre bon roi aurait meme du t'accorder le droit d'arborer l'etoile de David, puisque tu m'as dit quelle a porte bonheur au roi David. 112 Tu as raison! Je n'y avais meme pas pense! Si le destin m'accordait la chance de recevoir une nouvelle I'nveur royale... — En tout cas, je suis heureux pour toi, repondit chaleureusement Come. ■i- "i- En se rendant a un gibet, le chemin de Hanin croisa celui de Jane; mais l'accueil ne fut pas celui qu'il avait espere. — Comment as-tupu me mentir? Loin d'imaginer la cause du courroux de la jeune lille, Hanin la toisa, hagard. — Moi? Je t'aurais menti? Elle s'enveloppa dans un chale epais. — Tout le monde, dans la Cite, ne parle plus que du «juif du roi Louis ». II m'en a fallu du temps pour savoir qu'il s'agissait de toi! Normal: tu ne m'avais jamais dit que tu es juif. Elle fit une pause, attendant sans doute un dementi qui ne vint pas. Elle laissa a nouveau exploser sa colere: — Quand je pense que j'eprouvais quelque sentiment pour toi, que mon pere t'a regu comme un fils. Je ne veux plus jamais te voir! Et ne t'avise plus de venir dans notre boutique ou mon pere te tuera! 113 Irrite par les propos de la jeune fdle, Hanin sort i I de ses gonds: — Dois-je porter le poids du monde sur mea epaules? Faut-iltoujours sejustifier? Ettoi, t'es-lu justifiee d'etre chretienne ? Qu'avais-je de differen! jusqu'a ce que tu l'apprennes ? Je respirais le meme air que toi, j 'ai sauve la vie d'un inconnu, tout juif que je suis. Je n'ai qu'un Dieu, et en son nom je fais le bien, j'aide mon prochain. Et vous, Chretiens, qui melangez Pere, Fils et Saint-Esprit, enleur nom vous maudissez juifs, lepreux et prostituees! Jane se boucha les oreilles: — Blasphemateur! Tais-toi! Se refusant a en entendre davantage, elle prit la fuite. Hanin la rattrapa et lui saisit le bras-, elle se libera avec mepris. — Ne me touche pas, sale pore. Ne me touche plus jamais! Resigne, il la laissa s'eloigner. Son regard s'evada pour se fixer sur la Maison des Templiers, vaste for teresse qui dressait ses remparts creneles, ses tours, son donjon plus haut que celui du Louvre. Voila a quoi ressemblait le monde pour lui: un rempart de chretiens fermes a la tolerance et a Famour... Et le sien, d'amour, il venait de le perdre a tout jamais, simplement parce qu'il etait juif. Le Quartier latin Un attroupement inhabituel, devant FEcole de medecine, attira Fattention de Hanin. II s'approcha du groupe d'ecoliers qui faisaient cercle autour d'un homme vetu de la tenue des savants professeurs: une robe longue et un bonnet carre. lis buvaient littera-lement ses paroles. — Qui est-ce ? se hasarda-t-il a demander. — G'est le Docteur admirable42, repondit un ecolier avec emphase. Un autre ecolier leur intima de se taire avant d'offrir son visage ebahi au maitre savant, qui evo-quait - pour le peu de latin que pouvait comprendre Hanin — les pores, les oies et les canards pataugeant dans les immondices de la cite. « Et ils se pressent les uns contre les autres pour 42. II s'agit de Roger Bacon, l'un des professeurs les plus brillants de son temps, surnomme « Docteur admirable ». 115 l'ecouter parler d'animaux; quel Docteur admi rable! » songeale fossoyeur, amuse etpeu convaincu, avant de laisser les etudiants ebahis se repaitre des balivernes de cet homme que Ton disait savant et que Ton voulait « admirable »... Traversant le marche aux chevaux, il remarqua un jeune homme occupe a monnayer une monture. Se tenant a bonne distance de la scene, il attendit le moment propice pour s'approcher de l'inconnu. — A votre place, je n'acheterais pas ce cheval, il n'est pas de qualite. Le jeune homme le gratifia d'un sourire amuse. — Et qu'est-ce qui te permet d'etre aussi catego rique ? — Regardez ses sabots. L'acheteur se pencha. — Oui? Et alors? Qu'ont-ils, ses sabots? Je les trouve parfaits! — Precisement! Ony voit coquinerie. En fait, le maquignon a fait patauger ses chevaux dans des excrements de vache, qui ont la faculte de recons truire rapidement la corne. Mais des que Ton arrete cette methode, la corne se desseche brutalement et le sabot se fendille. Et votre cheval, estropie, n'est plus bon a rien. — Comment sais-tu cela? Serais-tu coquin toi-meme ? — Non. Simplement, j 'ai travaille durant quelques inois au service d'une plumassiere, et ainsi, ä cueil-lir des simples, j'en ai appris les secrets. Le jeune homme lui accorda un regain d'attention. — Preparerais-tu quelques potions ? — Cela m'est interdit. Je suis... Je suis celui que Ton nomme «le juif du saint roi Louis ». Lui qui croyait couper court ä l'ardeur de l'inconnu ne provoqua pourtant aucune reaction negative, bien au contraire: celui-ci lui entoura l'epaule d'un bras amical et l'entraina ä l'ecart. — Et moi, je ne sais pas si tu as entendu parler de moi: je me nomme Yves de Kermantin. J'etudie pour devenir avocat, afin d'assurer la defense des plus demunis. — J'ai entendu parler de toi: on dit que tu cedes ton lit et ton repas ä tes camarades pauvres. — C'est la raison pour laquelle tes services m'interessent, car toutes les bonnes volontes sont bienvenues. Vois-tu, les colleges du Quartier latin assurent le gite et le couvert aux ecoliers pauvres qui manquent pourtant de tout: pour survivre, ils font des travaux de copie, de menage, ou nettoient les ecuries. Lorsqu'ils tombent malades, l'argent leur fait defaut pour se soigner, et il nous faudrait de l'aide. Cueillir des plantes ne coüte rien, et si, de surcroit, tu les connais et sais les preparer en 116 117 decoctions ou en onguents, cela nous serait d'un grand secours. Au lieu d'etre flatte, Hanin se retracta. — J'ai sans doute exagere, je ne connais pas tous leurs secrets... Etpuis, je te le repete, il m'est inter dit de preparer des potions. Yves resta longuement silencieux avant de reprendre; — Je pourrais te faire entrer chez un apothicaire'! — Impossible, je suis juif! L'affaire etait bien compliquee. Yves reflechil encore. — Ecoute, il faut que j'en parle a quelqu'un. Retrouvons-nous ici demain matin a la meme heure, veux-tu ? Bien que mefiant, Hanin acquiesca et ils se sepa rerent. Lorsqu'il s'en ouvrit a Gome, celui-ci ne cacha pas ses craintes: — L'affaire est risquee. Je te rappelle qu'il esl interdit aux juifs de pratiquer tout metier lie aux simples. Et si tu te faisais prendre ? Et si tu attrapais un mal en soignant toutes ces maladies dont on ne sait rien ? — J'ai survecu a Vauvert, alors le mal ne me fait pas peur. Quant au reste, tu sais, je suis habitue a vivre dans la crainte et les interdits. Et puis, j'ai envie d'etre utile a quelqu'un, de prouver qu'un juif peut egalement avoir sa place dans la Cite... Bien que rétif, Gome n'insista pas; ainsi, le len-demain ä la premiere heure, Hanin se rendit-il au rendez-vous convenu. Yves, qui faisait le pied de grue, l'accueillit avec soulagement. — Je craignais que tu ne viennes pas, que tu aies change d'avis. — Je suis curieux de nature... Alors ? — Antoine, un ami ä moi, écolier en médecine, fait des travaux pour Jehan, l'apothicaire qui tient échoppe pres des arěnes de Lutěce. Je lui ai parle de toi et il accepte de t'enseigner quelques rudiments de son art. — Mais tu mets sa vie en danger! Je te rappelle que je suis juif et... — Ne t'inquiete pas. J'y ai réfléchi et voilä comment nous allons procéder: officiellement, tu restes fossoyeur; si jamais tu avais un probléme, tu pré-tendras que, durant tes heures de liberie, tu vas soigner les chevaux de l'apothicaire pour gagner quelques sous. Ge qui se passe ä l'arriere de son échoppe ne regarde personne. — Et si lui se faisait prendre ? — Pourquoi? Tu soignes ses chevaux. II ne me semble pas que ce labeur soit interdit aux juifs ? — Et mon rapport avec toi et ce que tu me demandes ? — Nous ne serons jamais en contact direct: mon 118 119 ami Antoine sera notre intermediaire, et toi, tu aideras l'apothicaire a preparer les remedes qu'il nous fournira. L'affaire fut conclue sans autre question et sans fioritures. Quelle ironie du sort: le jour, Hanin cotoierait le monde qui donne la mort, et la nuil, celui qui preserve la vie... Hanin se plut immédiatement au contact de Jehan. L'apothicaire, un homme ďáge múr, était doux el patient. Que Hanin soit juif ne lui posait aucun pro blěme. Avec Antoine, qui venait réguliěrement cher cher des potions, ils forměrent bien vite untrio efficace. Hanin se tissa un veritable réseau ďamitiés, grace aux remědes qu'il préparait dans le fond de 1'officine de Jehan, ou aux soins qu'il prodiguait clandestine ment aux plus démunis. Ses activités ajoutées á son travail de fossoyeur ne lui permettaient pas d'avoir une vie amoureuse. L'amitie qui le liait á Gome n'avait jamais failli et résistait á toute épreuve : méme si Yvelise était á present plus aimable, méme si Marthe et Ondine, les deux plus jeunes sceurs de Gome, éprouvaienl une veritable admiration pour Hanin et ne man quaient jamais de lui parler lorsqu'elles le croisaient en chemin, jamais leurs parents ne 1'avaient recu en leur foyer. Pour eux, il restait le juif... L'emoi s'empara de Paris: le roi Louis avait contracte une terrible maladie et on le disait mourant. Le concours des meilleurs medecins, des prieres, ainsi que de toutes les reliques de la Cite mises a contribution laissa un sursis au souverain. Depuis, il ne parlait plus que de prendre la croix et aller, a son tour, se battre en Terre sainte pour delivrer le lombeau du Christ. Alors qu'ils preparaient des onguents dans l'arriere-boutique, Hanin questionna Antoine. — Qu'est-ce qui fait la difference entre deux medecins ? — Je l'ignore... Pourtant, tous les savants ont a Paris les meilleurs maitres qui soient! C'est grace a eux que Paris est appelee «ville lumiere» dans toutes les nations. Cette remarque fit sourire le jeune apprenti. — Si tu paries de maitres savants comme ce Doc-teur admirable de l'Ecole de medecine... Je l'ai entendu un jour parler de pourceaux, de poules et d'oies; si tu avais vu tous les ecoliers rester pantois ! Drole d'enseignement! II n'y a qua se promener dans les rues et humer la puanteur pour s'en rendre compte, pas besoin d'aller ecouter ses niaiseries ! 120 121 Jehan posa son mortier et se tourna vers Hanin, le sourcil severe. — Ne persifle pas les savants. Si tu savais le latin, si tu avais pu comprendre son enseignement ou si tu avais ete un peu moins presse, tu aurais saisi toutc l'ampleur de son raisonnement. Gar, selon la theorie du Docteur admirable, les animaux infestent les rues de leurs dejections; les odeurs envahissent l'air e1 l'empestent. L'air ainsi pollue est, d'apres lui, la cause premiere des epidemies; il estime meme qu'il faudrait une loi poury remedier! II remplit sa besace: — Crois-moi, ce n'est pas en vain qu'onl'appelle Docteur admirable... Voila, touty est; je me sauve... ADieu! — ADieu! Reste seul, Hanin entreprit de ranger la reserve, se demandant comment des dejections et de l'air pouvaient provoquer des epidemies... Un homme fit irruption dans l'officine de l'apo thicaire. — Je cherche Jehan: est-il ici ? — II est chez maitre Philippon? j'ignore a quel moment il reviendra. — Es-tu son aide ? — En marechalerie, precisa Hanin, mefiant. — Voila: mon cheval boite depuis plusieurs jours. 122 Je l'ai bien mene dans la Bievre pour lui faire trem-ner les pattes dans l'eau froide, comme cela se fait d'ordinaire, mais sans resultat. Hanin s'approcha de l'animal et l'examina. — II faudrait lui faire un cataplasme de poix noire. — Peux-tu le faire ? — Je n'y suis pas autorise. Arrivant a point nomme, Jehan prit le relais. 11 proceda aux premiers soins de l'animal avant d'observer: — II faudra renouveler le pansement de poix et laisser votre cheval au repos; je preparerai Ponguent et mon aide viendra pratiquer l'emplatre. — Soft!... Et, s'adressant a Hanin: — Demande Charles de Mirbrai, ou la maison de La Licorne, pres de Notre-Dame. II s'en fut, cheval en longe, laissant Hanin au rangement de l'arriere-boutique. En fin de journee, le jeune aide prepara sa besace de soins et se rendit a la maison de La Licorne. Le porche s'ouvrait sur un agreable petit jardin, au centre duquel un chene dressait son tronc cente-naire vers les cieux. Ses lourdes racines imprimaient des degres, sur lesquels des enfants s'ebattaient en riant. 123 — Qui t'es ? demanda Fun d'eux, intrigue par cette intrusion dans leur univers familier. — Je me nomme Hanin et je viens voir un cheval quiboite. — Ah! oui, viens, suis-moi. La petite fille le preceda jusqu'aux ecuries atte nantes, oü elle indiqua l'animal convalescent. — Qu'est-ce que tu vas lui faire ? — Arrete d'importuner les gens! lui intima une voix masculine. Charles de Mirbrai descendait de cheval, accompa gne par une jeune fille si gracieuse que Hanin en resta pantois d'admiration. Le temps parut se figer, torpeur languissante dont il aurait souhaite ne jamais sortir. Constatant enfin qu'onle devisageait avec amusement, il bredouilla quelques mots et pansa le cheval. La porte de sortie franchie, il se laissa bercer parle souvenir de la gracile silhouette auxyeux clairs, aux cheveux dores, enveloppee de velours lie-de-vin. Pourquoi cette apparition avait-elle ete si breve? Pourquoi Finstant magique avait-il si peu dure ? Hanin longea la Greve avec la sensation d'etre un oiseau pose sur un nuage; indifferent au trafic des ports successifs, il flotta ainsi jusqu'ä la pente douce qui menait ä la berge, oü il avait coutume de retrou-ver Come les jours de repos de criee. Des que son ami parut, il lui relata sa rencontre avant de soupirer: — Ce n'etait pas une jeune fille, c'etait une vision divine, un ange parmi les anges, comme tu le dis toi-meme lorsque tu paries d'Alba. — Ah, mon ami, mefie-toi des fleches acerees de Famour! — Je ne me fais aucune illusion quant a cette beaute, rassure-toi; je suis conscient de tout ce qui nous eloigne, a commencer par son rang. Mais la voir, seulement la voir, me comblera de joie. Come laissa son regard vagabonder au fil de Feau. — J'ai moi aussi une nouvelle a t'annoncer... J'ai embrasse Alba, hier, pour la premiere fois. — Vrai? Raconte ! Que ressent-on? — C'est merveilleux: c'est doux comme le miel, tendre comme la mousse des bois... Et tu ressens un drole de frisson, si agreable. Hanin donna une bourrade complice a son ami et, ensemble, ils rirent de bon cceur. Leurs regards errerent sur les navires qui, vides de leur cargaison, ressemblaient a d'enormes scarabees eventres. Outre-Petit-Pont, la montagne Sainte-Genevieve rougeoyait sous le soleil couchant, qui imprimait au feuillage ses reflets cuivres. Le temps s'eternisa ainsi, jusqu'au passage des gardes du guet. Ils etaient heureux et amoureux, et point n'etait besoin d'en faire de longs discours. 124 125 Ľhabitude des choses fait que, si le regard glisse impassiblement sur un décor familier, il détecte instinctivement le detail, aussi minime soit-il, qui différe des autres jours. Et au tableau familier manquait la silhouette robuste de ľane du clos des Chardonnets. Intrigue, Hanin coupa par un guéret et découvrit ľanimal étendu qui étirait son encolure pour se redresser. Le propriétaire de ľanimal parut ä ce moment précis, encombré dune corde et ďune claie. — Qu'y a-t-il ? questionna Hanin, inquiet. — II s'est brisé une patte, il va falloir ľachever, expliqua ľhomme. Le jeune fossoyeur s'accroupit, caressa le museau de ľane. — Tout doux... tout doux... Laisse-moi voir. Pas de doute, la patte était cassée. Hanin plaida en faveur de ľanimal. — Nous pouvons le soigner! — Voyons, tu sais bien qu'un animal qui se casse la patte doit étre abattu. — Non! Un ami, qui suit ľenseignement de savants de l'Ecole de médecine, dit que la moelle de ľos continue á le nourrir, merne cassé, au point que sa séve ľendurcit et ľossifie. Ce savant dit avoir deja sauvé plusieurs chevaux gräce ä cette méthode. 126 L'homme resta perplexe. Cela lui semblait grotesque, mais pouvait-il critiquer les savants medecins ? II finit par proposer: — Ecoute, je n'ai pas le temps de m'occuper de cet ane blesse, qui est deja vieux et ne sert plus a grand-chose a part croquer le chardon. Alors, fais comme tu veux. Hanin releva le defi. — II faudrait le transporter jusqu'au clos des Arenes... — Ah, ga! tu te debrouilles; j'ai bien d'autres choses a penser. Je dois m'occuper de mon champ. Apres s'etre essuye le front, l'homme le laissa seul. Livre a lui-meme, Hanin hesita: comment prendre en charge cet ane, alors qu'il devait poursuivre vers Montfaucon ? Yvelise ! Elle empruntait ce chemin chaque matin pour se rendre a la fabrique de tuiles ou elle travail-lait; il ne restait qu'a l'attendre patiemment! Lorsque, enfin, elle parut, il l'interpella et sollicita son aide. Le ruban qui retenait les cheveux de la jeune fille lui souffla une idee. — II faut lui maintenir la jambe... Reste la et empeche l'ane de se relever. Hanin grimpa sur un arbre et rapporta quelques branches qu'il convertit en attelles. 127 — Prete-moitonflot. Intriguee, Yvelise defit sa lourde natte et lui tend i I le ruban, dont Hanin se servit pour bander la patte de l'animal soutenue par les attelles. La jeune fille l'interrogea: — Mais crois-tu que deux branches et un bout do tissu... — II faut immobiliser la patte jusqu'a ce que l'os se soit solidifie. Je repasserai plus tard pour lui faire des compresses et un meilleur pansement. Aide-moi a le relever. — Le relever ? Mais il va tomber, et ton installation n'aura servi a rien. — Ne t'inquiete pas. Lorsque tu te blesses une jambe, tu t'y appuies le moins possible. Un ane, tout ane qu'il est, fait de meme. L'animal, remis sur pied, s'eloigna en claudiquant. — Et maintenant ? demanda la jeune fille entres-sant habilement ses cheveux defaits. — Je vais demander l'aide de l'apothicaire. Liberant Yvelise, il se hata de remonter jusqu'a l'officine de Jehan. — Tu es fou ? Si on t'avait vu! Tout «juif du roi Louis » que tu es, ne tente pas le diable. Pour une vieille bourrique, qui plus est... Allons, prepare mon havresac et conduis-moi la-bas. Ne s'attendant pas a tant de sollicitude pour un malheureux äne, Hanin conduisit son maitre sur les lieux. Jehan le houspilla: — Allez, va travailler ä present, ou tu vas t'attirer des ennuis; je m'occupe de lui... Sa besogne aux charniers terminée, Hanin retourna au clos des Chardonnets. N'y trouvant pas ľane, il imaginale pire: sans doute, pour lui éviter la douleur de voir la bete achevée faute de pouvoir étre guérie, Jehan avait-il renvoyé son aide pour l'abattre entoute tranquillité... Une infinie tristesse ľenvahit, au point qu'il resta sourd aux appels d'Yvelise, par-venue ä sa hauteur. Comprenant son désarroi, elle le gratifia d'un regard empli de compassion et se hasarda á suggérer: — Peut-étre que Jehan ľa conduit ailleurs... — Idiot que j e suis! Mais bien súr, comment n'y ai-je pas songé ? II se précipita au clos des Arénes, talonné par la sceur de Come; un long braiment accueillit les jeunes gens et, le visage lumineux, Hanin entraína Yvelise dans ľarriére-cour. Surpris, Jehan les accueillit avec bonhomie. — Eh bien! que vous arrive-t-il, les jeunes ? Encore tout essoufflé, Hanin hoqueta. — En ne voyant pas ľane dans le clos, j'ai cru... 128 129 — Et comment voulais-tu que je lui fasse ses saignees? En me piquant les fesses sur les chardons ? — Tu devrais lui trouver un nom, proposa Yvelise, de bonne humeur. — Tu as raison. Je vais l'appeler... Ghardon. Apres tout, c'est son mets favori! La sceur de Come posa la main sur le dos de 1'animal. — Je suis a la fois surprise et admirative devant ta patience et ton acharnement a vouloir sauver cet ane. Ou as-tu appris toutes ces choses ? Flatte par l'interet qu'il suscitait, Hanin sourit: — Je te confie un secret: Antoine, ecolier a l'Ecole de medecine, vient travailler ici pour gagner sa subsistance. Tu sais, il suit les lecons des maitres les plus renommes, alors il nous transmet son savoir. — II t'a aussi enseigne a soigner les jambes cassees ? — Oui. Mais etant juif, l'art m'est interdit. Quelqu'un fit irruption dans la piece, qu'ils n'avaient pas entendu arriver. — Et tu ferais mieux de ne pas confier tes secrets a toutes les jolies filles de Paris ! Surpris, les deux jeunes gens sursauterent. Hanin accueillit le nouveau venu et fit les presentations. — Antoine ! Je parlais de toi, precisement. 130 Lesyeux remplis ďétoiles, Yvelise fut immediate-ment conquise par le bel ecolier. Ne pouvant se résoudre ä le quitter du regard, elle buvait ses paroles suaves et enjouées tandis qu'il lui distribuait des ceillades flatteuses. Lorsque Antoine prit congé, Hanin scruta le visage d'Yvelise. — T'aurait-il ensorcelée que tu en aies perdu la parole ? Troublée, la jeune fille rougit de confusion, sans toutefois démentir ses dires. Le lendemain matin, Hanin eut la surprise de trouver Yvelise dans ľofficine de Jehan. Äla maniere soignée dont elle s'était apprétée, il comprit que la raison de sa presence était dictée par son espoir de rencontrer Antoine. — C'est gentil de te soucier de la santé de Chardon, lanc_a-t-il avec un brin de malice dans la voix. Yvelise s'empourpra et resta muette. L'apothi-caire, qui auscultait ľane, déclara: — Je pense que notre ami va pouvoir retourner au pre aujourd'hui. — Au pre ? demanda Yvelise, visiblement décue. En étes-vous sur ? — C'est un animal trés robuste ! conclut Jehan. D'un regard discret, Yvelise épiait ľentrée; mais ce fut en vain. Presque ä regret, elle proposa ä Hanin 131 de l'accompagner. lis passerent une bride a 1 ane el progresserent jusqu'a l'enclos. La voyant aux aguets, Hanin se hasarda: — Ne te serais-tu pas eprise d'un certain ecolier ? — Que dis-tu! s'offusqua-t-elle, les pommettes cramoisies. — Tes yeux criaient leur admiration pour lui des qu'il est apparu dans l'officine, et je doute que tu aies fait ce chemin ce matin pour prendre des nouvelles d'un ane! — Ne parlons pas de choses impossibles. Vois-tu un savant daigner baisser le regard sur une pauvre tuiliere ? Poussee par cette complicity soudaine, la jeune fille s'enhardit. — Tu as deja ete amoureux ? Jamais, jusqu'a ce jour, ils ne s'etaient fait de confidences, leurs rencontres n'etant favorisees que par l'amitie qui liait Hanin a Come. II sourit et confia: — D'abord une plumassiere, aujourd'hui la belle inconnue de la maison de La Licorne. — N'est-ce point la que tu es alle soigner un cheval ? — C'est bien la. J'y passe d'ailleurs plus que de raison, rien que pour voir la belle... Mais c'est sans 132 espoir, elle ne me remarque meme pas. D'ailleurs, verrais-tu mieux une bourgeoise chretienne acoqui-nee a un fossoyeur juif ? — Surement pas!... Peut-etre la verras-tu a la foire de Saint-Ladre ? La conversation s'arreta sur cet espoir, comme s'ils avaient depasse les bornes de la convenance et des aveux. Yvelise, pour la premiere fois, lui sourit avec chaleur lorsqu'elle le quitta. *** La foire de Saint-Ladre, autre grande foire de Paris apres celle du Lendit, vit affluer tout ce que le royaume pouvait compter de marchands et vendeurs de reves. Les Halles furent prises d'assaut, la moin-dre parcelle de la rue Saint-Denis foulee par les badauds. Les eventaires des vendeurs ambulants etalaient leurs couleurs fievreuses, ca et la on jouait aux des, on se mesurait a des jeux de force et d'adresse. Le son de la corne des menetriers, qui ressemblait a s'y meprendre au cri des cygnes, se perdait dans les melodies des vielles, des flutes ou de l'orgue a main, dans une cacophonie festive. Come, Alba et Hanin deambulaient dans les rues animees qui se noyaient dans les aromes des epices tout droit venues d'Orient. A la hauteur de Notre- 133 Dame, le bac du passeur emmenait les ruminants paitre sur l'ile aux Vaches43. — Allons cueillir la marguerite ! proposa Cöme. — Profitons plutöt de la fete, repliqua Hanin. Regardez, lä! Un groupe d'apprentis du pain faisait procession joyeuse ä un recent diplöme, que Ton reconnaissail au traditionnel pot rempli de noix et de confiseries qu'il tenait en main. Empörtes par cette Hesse communicative, les trois jeunes gens les suivirent. Le groupe arriva devant une maison et le jeune elu, selon la coutume, jeta le pot contre le mur. Riant et chantant au son de la flute, unbroc de vinporte entriomphe, ils attendirent que le patron vint leur ouvrir la porte. Iis penetrerent dans sa maison ä grands renforts de vivats, laissant les enfants se battre ä qui mieux mieux pour ramas-ser noix et confiseries eparpillees sur le sol. Rebroussant chemin, les trois amis croiserent Antoine, qui s'incrusta dans le groupe. II prit Hanin en aparte: — Tu n'es pas en compagnie de ta douce ? Hanin posa sur lui un regard interrogateur. — Je parle d'Yvelise. Je me demandais si... eile et toi... 43. Actuelle üe Saint-Louis. Hanin se libera d'un rire sonore. — Non! il n'y a rien entre nous; en fait, c'est la sceur de mon meilleur ami. — Ah! interessant... Et... a-t-elleungalant? — Je l'ignore. Tu n'as qu'ä lui poser la question, retorqua malicieusement le jeune juif. — Venez, dit Alba sur un ton appuye, pour faire comprendre ä Antoine qu'il derangeait leur complicity. Elle entraina ses amis vers les moulins de Montmartre et, au sommet des vignes de la Goutte d'Or, eile les fit asseoir. — Je vais vous montrer ce que voient les anges... La Cite corsetee de murailles, et qui ne communi- quait que par deux ponts avec les deux rives de la Seine, s'offrait ä leurs regards. Elle etalait son ocean de toitures desordonnees, etroitement ramassees, et du sein duquel s'elancaient clochers et cloche-tons, dominesparlafleche de Notre-Dame. Excepte les deux rues principales, qui coupaient la cite en croix pour permettre le passage des voitures, les autres s'entortillaient en Hasses inegales, tene-breuses, couvertes de ponts suspendus, herissees de tourelles ou de donjons hasardeux, encombrees d'immondices et repues d'eaux croupissantes. La Seine enlacait le cceur de Paris et coulait, libre et voluptueuse, entre ses rives basses plantees 134 135 ďarbustes et de buissons verdoyants, ponctuée par les innombrables gréves oú chalands, barges, bateaux plats, halés du rivage ou poussés ä la perche, venaienl décharger leurs marchandises. Une rangée de pieux marquait le port de la Gréve oú affluaient les bateaux charges de vins, de bois, de grains, de fruits, de sel, débarqués sur cette plage. La Seine, en ce jour de féte, était orpheline du clapotis des moulins ä eau qu i séparaient chacun des ports, ainsi que detoute ľani-mation coutumiére provoquée paries cris des mari niers et le va- et-vient des portef aix44, des sommiers4r' ou des marchands. Au-delä de la Seine, outre-Petit-Pont, le regard découvrait jusqu'ä de lointains horizons les contours harmonieux de la campagne: vignes, blés, vergers, páturages rivalisaient de couleurs généreuses. Cá et lá, les nombreux églises, couvents, colleges ethôtels sei-gneuriaux dressaient leurs ilots de pierres imposantes. Un troupeau descendait vers la Seine par la rue de l'Abreuvoir, qui débouchait prés du Petit-Pont. Dans ce décor étroit et grimacant, la population joyeuse et colorée s'épanchait comme une legion de fourmis sous le ciel aux couleurs de la féte. 44. Personne qui porte les fardeaux, de lourdes charges. 45. Bétes de somme (änes). La malediction Ce soir-la, comme tous les soirs, Hanin arriva au clos des Arenes, la besace emplie dune provision d'herbes de medication. Dans l'obscurite, il decela une presence et s'arc-bouta, mefiant. — Quivala? Une silhouette, a peine eclairee par les rayons de la lune, sortit de l'ombre. II la reconnut immediate-ment. — Yvelise! Que se passe-t-il pour que tu rodes ici a pareille heure ? La jeune fille s'effondra en pleurs. — Ne restons pas ici, viens! suggera-t-il en l'entrainant a l'interieur de l'officine. Que se passe-t-il? Ne pouvant se relever de ses pleurs, Yvelise se contentait de secouer la tete. — Come ? Est-il arrive quelque chose a mon ami ? Elle hoqueta. Voyant qu'il n'en tirerait rien pour 137 l'heure, Hanin lui versa une bolee de tisane et atten dit quelle se fut apaisee. Elle lui adressa enfin un regard fievreux. — II faut que tu m'aides... — Evidemment que je vais t'aider; mais dis-moi en quoi ? Elle se vida d'une nouvelle eclusee de larmes; Hanin brida sa curiosite, laissant a la jeune fille le temps de se ressaisir. Sans oser relever les yeux sur lui, elle finit par murmurer entre deux sanglots: — Je crois que je vais avoir un bebe... L'instant de stupeur passe, Hanin risqua la question: — Qui est le pere ? — Antoine... Je ne savais pas, je te jure... Je ne sais pas comment c'est arrive... C'etait a la foire de Saint-Ladre, il m'a fait gouter de la cervoise beige; je ne connaissais pas le houblon... C'etait bon et frais, etcam'afaittournerlatete. Sivite, si... Seigneur, si mon pere l'apprend, il me jette dans la fosse aux chiens. Je ne savais pas vers qui me tourner... Jure-moi que tu m'aideras et que tu garderas le secret... Elle saisit les mains du jeune homme, le regard implorant. D'une voix a peine audible, il lui demanda: — Sait-il? — Non. — A-t-il pour projet de t'epouser ? — II m'a délaissée depuis... ce jour-lá. L'heure n'etait pas aux sermons... Hanin réfléchit un instant puis décida: — Je vais te conduire chez Rose de Mai, une per-sonne de confiance. Yvelise posa sur lui un regard tourmenté. II insista: — Je t'assure... Viens, je t'y conduis. Ensemble, ils se faufilěrent dans les vignes á pas feutrés, empruntěrent le chemin fleuri conduisant á 1'église Saint-André. — Qui est cette femme chez qui tu m'emmenes ? — Nous avons parfois recours á elle... car tu n'es malheureusement pas la premiere jeune fille á te trouver dans cette situation. Nous ne pouvons avoir recours á une ventriěre, car ta religion interdit... II s'interrompit, soulagé d'etre arrive devant la petite maison de bois. II frappa cinq coups rythmés áune porte, quis'ouvrit engrincant. Une téte, dissi-mulée sous un chale, apparut. Hanin poussa Yvelise á 1'intérieur, sans toutefois pénétrer dans la maison. — Je t'apporte une amie, elle a besoin de tes conseils... Sans mot dire, Rose de Mai ferma la porte, laissant le visiteur sur le perron. 138 139 Lorsque, enfin, Yvelise fut rendue ä Hanin, ils remonterent ensemble la rue de l'Ecole de medecine. — Elle pense qu'il est trop tard pour le faire partir, j'aitrop attendu... Hanin se tourna vers Yvelise, qu'il surplombail d'au moins une tete. — Pourquoi n'avoir rien dit avant ? Elle lächa un hoquet nerveux: — Parce que je ne m'en doutais pas, et que j'ai realise en me voyant grossir. Elle lui parut soudain si gracile, si vulnerable qu'il eut envie de la prendre dans ses bras. Lui qui avail toujours vu en elle la sceur de son meilleur ami, et la respectait pour cela, se trouvait devant une fille capable de seduire un jeune homme... Deroute, il se tut et reprit sa marche; le reste du chemin se fit en silence. Iis etaient arrives. Apres un regard si soutenu qu'il en etait palpable meme dans l'obscurite, la jeune fille s'eclipsa et Hanin remonta le clos des Arenes. Quelle serait sa reaction lorsqu'il se trouverait face ä Antoine ? Bien qu'il eüt ardemment espere ne pas le ren-contrer, il trouva l'ecolier ä l'officine, qui preparait un emplätre. — Ah! te voilä, ami. Puis-je te demander d'ache-ver cette tache ? J'ai rendez-vous avec une creature aux formes prometteuses... Hanin ne put s'empecher de lancer, sur un ton qu'il aurait voulu plus anodin: — Et Yvelise ? Je croyais que tu la trouvais ä ton gout? Antoine ramassa son sac, dans lequel il plaga quelques potions avec rapidite. — Oh, oui, mais tu sais, au fond, ce n'est qu'une enfant... Et puis, si on ne s'amuse pas durant notre jeunesse, quand veux-tu qu'on le fasse ? II administra ä Hanin une accolade complice. — D'ailleurs, toi aussi, tu devrais songer ä t'amu-ser davantage... Sur quoi, il croqua une pomme et s'en fut en riant. *** Les semaines avaient passe sans que Hanin ait revu Yvelise ni eu aucune nouvelle. II avait retrouve Come pres du Grand-Pont, ou les roues des moulins a eau, installes entre les arches de pierre, protegeaient leurs confidences. — Et... Yvelise ? se hasarda-t-il a demander. — Ah! mais tu t'interesses de bien pres a ma sceur? Voila plusieurs fois que tu cherches a t'en-querir... Alors: elle va assez bien, a part quelle a bien grossi ces derniers temps. Si elle continue ainsi, elle ne trouvera pas de mari. 140 141 Son rire n'etant pas suivi a"echo, Come devisagea son ami. — Quelque chose te tourmente ? Hanin se ressaisit. — Oh, non, je suis simplement fatigue. — Tu travailles trop, mon ami. Tu devrais songer a t'amuser unpeu plus. Sais-tu que j'ai revu Alba ? — Mais je croyais que vous vous etiez faches ? Raconte... Come fourvoye dans ses confidences, Hanin se sentit libere. Lorsque le garde du guet annonga le couvre-feu, les moulins se turent pour la nuit et les deux amis se separerent. En proie a mille pensees, Hanin remonta jusqu'a son logis et s'affala sur la jonchee de paille qui recouvrait le sol-, dans un coin s'entassaient les quelques vetements achetes aux fripiers de Sainte-Genevieve ainsi que son seul luxe, le chaud manteau de fourrure offert un jour par l'homme auquel il avait sauve la vie. Pour eviter l'invasion des rats et des fourmis a la belle saison, il avait installe sa reserve d'aliments a l'ex-terieur, dans un abri recouvert de cailloux et de feuilles. II sortit pour puiser un peu d'eau, puis s'avachit au pied d'un arbre et, le nez au ciel, il se vida l'esprit. Un craquement de branches le fit sursauter; il se releva d'un bond et reconnut Rose de Mai. Au visage ferme de la jeune femme, il comprit qu'un evenement d'im-portance avait conduit ses pas jusqu'a lui. — II faut que tu viennes tres vite. En entrant chez moi, ce soir, j'ai trouve Yvelise, baignant dans son sang. Elle se tordait de douleur... Je ne savais pas qui avertir et je ne sais pas quoi faire, alors j'ai pense... — Tu as bien fait; je te suis. II extirpa sa besace ensevelie sous des branchages et, a pas de loup, ils se faufilerent dans la nuit. Hanin trouva Yvelise en larmes, le regard perdu au plafond, les traits marques par la douleur. II posa sa main sur le front brulant de sa jeune amie. — Tu preferes peut-etre que j'appelle une ven-triere ? ou un medecin ? — Non, implora la jeune fille. — Mais il faut te soigner ou tu risques la mort! Elle lui prit la main. — Personne ne doit savoir. Aide-moi, toi... Rendu a sa cause, il vida son sac. — Je vais aller en enfer! lacha-t-elle entre deux sanglots. — Ne t'inquiete pas... Je crois que l'enfer, c'est sur la terre qu'il est... — Jevaismourir? demanda-t-elle, a bout deforces. II posa un linge humide sur son front. — J'espere que non; je ne le permettrai pas... Je sais que tu n'en as toujours rien dit ä ta famille... Pourquoi ? — J'avais trop honte... II m'a dejä ete assez difficile de t'en parier, ä toi... — Je vais devoir te soigner... Tu es sure que tu ne veux pas... Elle tourna la tete, honteuse. — Non... Fais ce que tu as ä faire ! Je mets ma vie entre tes mains... — Je vais faire en sorte que tu la gardes, ta vie... lui murmura-t-il. Sa voix, rassurante comme unfeu de büches, etait si douce qu'Yvelise fondit en larmes. Lorsqu'il eut termine de prendre soin d'elle, il lui caressa la joue et lui tendit un bol: — Tu as ete tres courageuse... Tiens, bois, c'est de la reine-des-pres, contre la fievre maligne. — Tu me dirais la verite si j'allais mourir, dis ? — Mais bien sür... Et jepeuxte dire que tu vas t'en tirer... A present dors, tu as besoin de repos. — Mais ä la maison, on va s'inquieter de mon absence... II posa le bout de ses doigts sur les levres de la jeune fille. — Chut!... repose-toi. Je trouverai bien un mensonge ä leur raconter... Rose de Mai entraina Hanin dans un coin de la piece. D'un geste du menton, elle lui indiqua le corps du mort-ne qu'elle venait d'empaqueter dans un linge, pose a meme le sol. Hanin le ramassa. — Je m'en occupe. Fais cuire des feuilles de chou rouge dans du vin blanc et donne - lui en autant qu' elle en reclamera; c'est efficace contre la douleur et Finflammation. La femme le raccompagna jusqu'a la porte. — Je passerai demain avant de me rendre a la Cite, murmura-t-il. Puis, son etrange paquet sous le bras, il disparut dans la nuit. Ayant emprunté le Chemin Fleuri, il espérait remonter jusqu'a Vauvert pour y ensevelir le corps. Au mo ins la, personne ne viendrait y voir! Dans un sentier de traverse, il se retrouva bien malgré lui au coeur d'une querelle. Voulant esquiver les ennuis inutiles, il fit volte-face. Trop tard! Un homme Finterpella. — Eh, toi, qu'as-tu dans les bras ? Conscient du danger, Hanin se mit á courir. Mais les deux ivrognes, par leurs vociferations, alertěrent leurs compagnons miséreux, qui se mélěrent á cette chasse á l'homme improvisée. Hanin fut rattrapé et jeté au sol; Fun d'eux 144 145 s'empara du paquet, dans lequel ils esperaient sans doute trouver quelque butin, tout du moins de la nourriture. Lorsque le ballot delivra son secret, les marau deurs se figerent d'horreur. Puis, dans un memc elan, ils se jeterent sur Hanin, le rouerent de coups et le trainerent jusqu'a la maison du guet. Un garde leva sa lanterne au-dessus du visage du jeune homme. — Quel est ton nom ? Un autre le reconnut: — Mais c'est le juif du roi! Le garde s'assit et defit le ballot. Posant lesyeuxsur Hanin, il lui lanca avec ironie : — Je crois que tu peux reserver ta place a Mont faucon... Gardes, emmenez-moi 9a a la morgue ! Des odeurs immondes d'excrements harcelerent les narines de Hanin. II etait allonge dans un cachot sombre et sinistre, au milieu de prisonniers attaches a la raeme chaine, retenue de loin en loin par un anneau fiche dans le mur. Un petit rai de lumiere s'insinuait timidement par la seule ouver-ture du lieu, la lucarne de la porte de la cellule. Contigue, la chambre ou Ton donnait la question delivrait cris et gemissements, que rien ne sem-blait vouloir apaiser. Hanin ferma les yeux: il ne se bercait daucune illusion quant au sort qui lui etait reserve. En prevision de son jugement, il fut soumis a la question preparatoire, destinee a lui arracher l'aveu de son crime. On le devetit et on Fallongea sur un support; apres l'avoir solidement attache, on lui enfouit un enton-noir dans la bouche; tandis qu'un aide lui pincait le nez, on lui faisait absorber le contenu de pots d'eau avant de poser inlassablement la raeme question: — Vas-tu avouer ton crime ? A chaque pause, a chaque silence, on lui faisait avaler l'eau de force. Mais Hanin n'avoua pas et fut traine, le ventre gonfle de liquide, devant les juges du Ghatelet. Le juge charge de l'instruction proceda a la lecture de l'accusation: — Hanin Ben Meir, present par-devant nous, et juif de son etat, est accuse d'avoir derobe le cadavre d'un enfant aux fins de s'en servir pour des rites de sorcellerie et preparation de potions interdites. N'ayant pas a jurer sur l'Evangile, il lui est toutefois offert de plaider sa cause. Hanin ne pouvait pas contredire ses accusateurs, car se defendre eut ete trahir le secret d'Yvelise. 146 147 Apres une breve deliberation, le juge principal declara: — L'eau n'ayant eu aucun effet, il sera procede ä la pelote. Si, au terme de cela, Faccuse n'avoue pas son crime, il sera mis ä mort selon la sentence... Hanin fut reconduit en salle de question par ses geoliers, etendu sur une nasse et garrotte avec des liens Serres graduellement jusqu'ä entrer au plus profond de ses chairs. Ses membres gon-flaient, toujours plus douloureux, au point de lui arracher des hurlements. Mais il ne conceda aucun aveu. — II est coriace, celui-lä, plaisanta un garde en deliant ses garrots. On le traina ä nouveau au Chätelet, oü le juge proceda ä une deuxieme lecture de l'accusation. Mais Hanin garda son secret. Tout en chassant une mouche obstinee d'un geste nonchalant de la main, le juge soupira: — Que la sentence soit appliquee. Porte ä bout de bras par ses geoliers, Hanin se laissa ramener, ä demi-inconscient. N'ayant pas vu paraitre Hanin ä leur lieu de rendez-vous habituel depuis deux jours, Come se 148 precipita alaprevote. Le concierge, qu'il connaissait bien, le renseigna: — II a ete accuse detrafic de cadavre. Des temoins pretendent l'avoir souvent apergu avec des ecoliers de medecine. D'ailleurs, c'estparla-bas qu'onl'aarrete. On pense qu'etant fossoyeur, il leur revendait les cadavres de fraiche date pour leur pratique... J'ai bien peur que son sort soit desormais lie a Mont-faucon. Le seul miracle qui aurait pu le sauver eut ete la grace royale -, malheureusement, le roi est en Touraine actuellement... Come trembla d'effroi. Pourquoi le ciel per-mettait-il que le roi Louis soit absent de la Cite au moment ou son ami avait le plus besoin de lui ? Quant a Blanche de Castille, inutile d'y penser! Poussee par sa haine des juifs, elle n'accorderait jamais la grace a Hanin. Come revint sur ses pas, enproie auxplus sombres pensees. II se sentait impuissant devant une justice aveugle, lui qui connaissait son ami, lui qui savait que Hanin n'etait coupable d'aucun autre crime que celui d'etre ne juif et de vouloir le rester. Yvelise, qui l'avait apergu pres du pressoir royal, courut a sa rencontre. Le visage defait de son frere ne lui laissant rien presager de bon, elle le harcela de questions; Pannonce de l'arrestation de Hanin lui fit l'effet d'un coup de boutoir. 149 — On ne peut pas laisser faire ! II faut que j'aillc leur dire que tout est ma faute ! — Allons, calme-toi, tuny es pour rien. Moiaussi, je serais pret ä mentir pour lui, mais cela ne serviraii ä rien. — Mais tu ne comprends pas ? Je te dis que c'esl MA faute! Entre deux sanglots, Yvelise confia ä son frere la honteuse verite. Come, dont le visage s'etait decompose ä mesure de l'aveu, jeta son regard affole en päture aux passants. Brusquement, il tourna les talons. — Ou vas-tu ? demanda sa sceur. Et tes criees ? — Elles attendront. II se precipita outre-Petit-Pont, ä la recherche d'Yves de Kermantin. Son interlocuteur l'ecouta raconter son histoire, poser mille questions, sugge-rer autant de reponses. — Hanin m'a souvent parle de toi. II faut que tu l'aides... Mais il faut faire vite! Montfaucon, c'est pour aujourd'hui! Un geölier vint liberer Hanin de ses chaines. — Dejä? demanda l'accuse. — Non... Mais comme tu es fossoyeur, tu vas pou-voir te rendre utile en attendant. Et puis, 9a t'occu-peral'esprit. II entraina Hanin jusqu'a un coin de la morgue, ou s'entassaient plusieurs cadavres. — On les a amenés ici en charrette; une tuerie cette nuit... Vois s'ils sont tous morts; leur crasse me répugne. Toi, tu as l'habitude de la charogne. Hanin fit rouler le premier vagabond sur le dos; il était couvert de sang et de vomissures au point d'en donner la nausée. II lui attrapa le pied et le mordit fortement46. — Mort! déclara-t-il. II poursuivit sa funeste besogne, posant le corps dans un coin de la piece avant d'en saisir un autre, tandis que le garde les comptabilisait sur son registre. Un autre garde arriva, qui annon9a laconique-ment: — C'est l'heure... Le cceur de Hanin se serra et il se demanda si Come, ou qu'il fut en ce moment, pensait á lui et avait connaissance de sontriste sort. Avertis par un garde complaisant, Yves, Come et Yvelise attendaient devant la prison du Chatelet que Hanin, ainsi que trois autres compagnons d'infor-tune, soient extraits de leur geóle pour étre conduits au gibet. Děs qu'il aper9ut son ami, Come cria son 46. D'ou le terme de « croque-mort» qui nous est reste. 150 151 nom en levant la main. Hanin projeta en sa direction un regard vitreux et las; sa chemise dechiree laissail entrevoir les blessures infligees par la question. Atterree, Yvelise laissa echapper un gemissement plaintif et se blottit contre son frere. Pieds nus, les penitents furent emmenes par la porte de Saint-Denis. Le regard perdu dans le loin-tain, Hanin voulut croire que la route ne finirail jamais, qu'elle les emporterait, lui et ses compa-gnons, vers la campagne bucolique qu'ils traverse-raient. Comme il enviait les oiseaux, dans le ciel, sans entrave, libres de vivre et d'aller ou bon leur semblait... L'un des condamnes se mit a chanter, d'un chant trainant et lugubre entrecoupe de silences et de soupirs, qui s'harmonisait au glas lointain d'une cloche. Selon le rituel, on s'arreta devant le couvent des Filles-Dieu afin d'y baiser le crucifix et de recevoir les trois morceaux de pain et le verre de vin. La marche reprit; les piliers de Montfaucon, qu'il avait tant de fois blanchis a la chaux, etaient a present bien visibles; chaque condamne, dans sa marche vers la mort, avait tout loisir d'imaginer la place qu'il y occuperait prochainement. Aujourd'hui plus qu'a l'habitude, Hanin etait sensible a tout ce qui l'entourait. Familier des lieux, il reconnut ses supplicies, au milieu desquels il 152 denombra trois places vacantes: laquelle lui etait reservee ? Quelle nique du destin! Un corbeau entonna son ramage, qui jeta dans les ames une terreur sinistre. On arriva au pied de la fatale echelle. L'officier livra les hommes au bourreau et, publiquement, declama la sentence, tandis que des sanglots ecla-taient ca et la dans la couronne de badauds ou de familiers des condamnes. L'un des archers de la pre-vote, qui veillaient a ce que les families ne vinssent pas recuperer les corps, reconnut Hanin et lui adressa un regard charge de compassion. Soudain, un remous anima le flux de spectateurs. Au bout d'un temps suspendu dans le silence, Yves s'en extirpa et monta Fescalier. — Je me nomme Yves de Kermantin et me consti-tue avocat pour ledit Hanin Ben Meir. L'officier, presse d'en finir pour rentrer chez lui, lui langa sur un ton agace: — C'estunpeutard, non? La foule, curieuse, bourdonna un instant. Yves reprit d'une voix forte et posee: — Je n'ai pas ete prevenu de la procedure et Fon m'a refuse Faeces a la prison jusqu'a ce jour! Je demande done a etre entendu ceans. — Je ne vois pas bien ce que 9a changera, mais soit! Face a face, les deux hommes renvoyaient le regard 153 de la foule de Tun a l'autre, tenant les haleines en suspens. — D'apres les lois du Chatelet, il est dit que si la corde casse, le condamne est gracie. Un rire parcourut Tassemblee. — Mais il nest meme pas encore pendu! repondit l'officier, sincerement amuse par le ridicule de la demarche. Le regard d'Yves chercha celui de Come pour y puiser du courage, avant de se fixer sur celui de Hanin, incredule et pathetique. — Je sais, repondit enfin l'avocat. II est un autre article qui dit que si une femme accepte de prendre un condamne pour epoux, il sera egalement gracie. Hanin plomba Yves dun regard consterne. Toutes les tetes se detournerent, a l'affut de celle qui oserait devenir la femme dun juif trafiquant de cadavres, dun meurtrier d'enfant. Enfin, Yvelise se fraya un passage et, dune voix presque inaudible, elle articula: — Moi, Yvelise Dubrayer, accepte de prendre ledit Hanin Ben Meir pour epoux. Le silence se fit, comme si la foule buvait toutes les etapes de cette scene incongrue. — Mais c'est un juif, objecta l'officier avec mepris. Tous les yeux se fixerent sur Hanin: une calme consternation se peignait sur son visage, au point II que la foule en fut emue. Yvelise repondit avec une assurance insoupgonnee: — II m'avait promis de se convertir pour nos epousailles, il y a ä peine quelques jours de cela. Apres un silence atterre, l'officier se tourna vers Hanin et le questionna: — Est-cevrai? Les regards de Hanin et d'Yvelise se harponnerent et le condamne y lut la meme priere muette qu'il avait adressee ä son oncle le jour de son supplice: « Sauve ta vie!» Que faire ? Que dire ? Lui qui se battait chaque jour pour vivre librement sa foi, dont l'obstination avait provoque plus que de coutume la colere de son oncle Isaac, ne savait plus quoi faire... Se convertir equivalait ä renier toute une vie de lutte... S'il se convertissait, ils auraient gagne... Mais s'il mourait, ils auraient gagne aussi et pour lui rien ne serait plus possible. — Que l'on frappe la cruche contre un caillou ou le caillou contre la cruche, c'est toujours mauvais pour la cruche, murmura-t-il. L'officier se tourna vers lui: — Qu'as-tudit? Tout se bousculait dans la tete de Hanin. Seul le regard d'Yvelise l'emportait sur l'heure. L'officier le pressa de repondre: 154 155 — Alors? Est-cevrai? Sans se l'expliquer, et comme si quelqu'un d'autre avait pris la parole á sa place, il s'entendit confirmer: — Oui, je devais me convertir car nous projetions de nous marier. Yves réprima un soubresaut de victoire, Come un sanglot, et Yvelise fondit enlarmes lorsque l'officier annonca le sursis á 1'exécution. Á bout de forces et submerge par les emotions, Hanin perdit connais-sance. En rouvrant les yeux, il decouvrit le visage de Jehan penche surlui. — Je suis mort ? — Si tu etais mort, tu serais dans l'enfer des juifs et nous n'y serions pas ! lanca joyeusement Come en lui prenant la main. Hanin se redressa sur sa litiere. Son corps tout entier le faisait souffrir. — Tu l'as echappe belle, n'est-ce pas ? La question dYves etait davantage une affirmation, a laquelle Hanin repondit par un sourire las. — J'avaisunbonavocat... — Mais pour le coup, tu as gagne une femme a epouser et une conversion a assumer. Yvelise... Hanin se souvint qu'elle avait menti pour lui, qu'elle s'etait sacrifice pour lui sauver la vie. Lui, le petit juif, n'en aurait jamais attendu tant. — Ou est-elle ? — Elle va bien... Elle explique ä mes parents qu'elle va t'epouser, mais ä eux, elle ne dira pas pourquoi. L'ceil de Hanin s'affola. — Elle nous a tout avoue, poursuivit Come. Elle a compris que tu prefererais mourir plutot que de divulguer son secret. Elle a estime qu'elle te devait la vie. — Mais pas sa vie entiere... Come... Elle n'eprouve que pitie pour moi: je ne puis lui imposer... — Pour le moment, je t'impose de te calmer et de dormir. Tu en as grand besoin. Ensemble, Yves et Come s'esquiverent, laissant Hanin se debattre avec ses pensees. Le silence s'installa progressivement dans l'arriere-boutique de Jehan et le miracule du jour ceda bientöt ä la fatigue. A Tissue d'une nuit agitee de cauchemars, Hanin decida d'aller sans delai affronter les parents d'Yvelise, malgre les plaies qui le tiraillaient encore. II se leva, se debarbouilla dans le cuveau, puis sortit, la mort dans Fame. 156 157 Arrive devant la maison de Come, il prit une longue inspiration et frappa a la porte. Le pere d'Yvelise lui ouvrit avec un air grave et le fit entrer. Les yeux rougis de la mere, accoudee a la table, indi-cruaient quelle avait du pleurer longuement j Come et Yvelise, rencognes et discrets, restaient silencieux. Muet, pour ne pas dire paralyse, Hanin attendit l'attaque. Apres un long silence gene, le pere d'Yvelise prit la parole: — Je n'ai jamais vu d'un bon ceil l'amitie de mes enfants pour un juif, mais j'avoue qu'avec le temps je t'avais pris en sympathie. II est dit que tu t'es rendu coupable de malefices ? — Point de malefices, rectifia Hanin. J'aide des misereux a soigner leurs maux, sous la surveillance d'un apothicaire et d'un ecolier de medecine. — Bien que 9a soit interdit aux juifs, persifla le pere de Come. — La loi de Dieu nous demande d'aider notre pro-chain; c'est la loi des hommes qui les laisse mourir parce qu'ils n'embrassent pas la meme foi. Nerveux, le pere s'abstint de poser son regard sur sa fille, comme s'il savait la honteuse verite. — Et cet enfant mort que tu avais dans les bras ? Hanin sentit la nervosite l'etreindre et inspira profondement, cherchant une reponse adequate, une 158 histoire a inventer, conjuguant ses propres forces pour ne pas regarder Yvelise. II improvisa: — Un drame s'est deroule dans une famille et je n'ai fait que mon devoir. — Encore une fille de plaisir qui se debarrassait d'un bebe encombrant ? — Tous nos actes d'aide sont couverts par le sceau du secret. Je n'ai pas avoue sous la question et je n'avouerai pas davantage ici, malgre toute l'affec-tion et le respect que je porte a votre famille... Tout ce que je puis dire, c'est que je n'ai rien fait dont je puisse avoir honte. Le pere de Come chercha l'assentiment dans le visage de sa femme. — En attendant, nous voila bien avances. Notre fille, pour sauver Fami de son frere, un juif, a accepte le sacrifice de te prendre pour epoux. Je te l'avoue, cette idee ne nous enchante guere. Tu as, pour ta part, promis de te convertir. Je compte sur toi pour tenir ton engagement au plus vite. Hanin n'avait pas envie de se poser en vaincu; il repondit avec douceur: — Je sais a quel point l'idee de voir Yvelise epou-ser un juif, de surcroit fossoyeur, vous execre. Vous devez egalement savoir a quel point je me bats pour le droit de vivre librement ma foi, malgre toutes les pressions de conversion. Pourtant, je me plierai a 159 vos volontes. Toutefois, sivous souhaitez vous delier duserment... Un seul regard de la mere lui coupa la parole. Elle persifla: — Une promesse estune promesse, fut-elle faite aun juif. Tuvas commencerparte convertir, et aussi, tu vas changer de travail. Nous annoncerons alors vos fiancailles dans des delais raisonnables. La fin de sa phrase mourut dans un sanglot. Un calme pesant tomba, ponctue de reniflements. Tout etait dit et Hanin salua gauchement. Avec une douceur respectueuse, Yvelise le raccompagna; personne ne Ten empecha. Les jeunes gens marcherent silencieusement dans les rues du Quartier latin et gagnerent le port Saint-Bernard. Yvelise dit simplement <. — Je suis tellement attristee par ce qui arrive et ta fidelite me laisse pantoise... Nonseulementtu m'as aidee, mais tu as accepte railleries, humiliation, torture et gibet pour le sceau de mon secret. — Ta famine me meprise encore davantage et tu ne m'as jamais aime. Quel triste mariage nous allons faire! La jeune fille detourna la tete et balbutia: — Ne t'inquiete pas de ca... Toi mort, Come n'aurait jamais supporte et moi, je ne me le serais jamais pardonne... Je t'accompagnerai a Notre- 160 Dame pour ta demande de conversion děs que tu y seras dispose. Hanin soupira. — Alors, allons-y tout de suite et finissons-en! Le representant du clergé, plutót accueillant, répondit aux interrogations du candidat á la conversion: — En dehors des sermons des prédicateurs Chretiens auxquels tu seras oblige d'assister, tu auras un parrain, responsable de ton education chrétienne. En as-tuun? — Oui, Come, le crieur. — N'est-il point present? — II s'acquitte de sa criée. Le religieux se táta le ventre puis s'assit á son écritoire. Prenant sa belle plume, il écrivit quelques mots sur un parchemin qu'il tendit á Hanin. — En attendant, va porter ce document á la prévóté. — Qu'est-ce? — C'est ta demande de pension. — De pension? — Oui, notre bon roi Louis octroie quarante sols de rente á tout nouveau converti. — C'est trěs généreux á lui, répondit Hanin sur un ton faussement oblige. — Oui, mais avant, il faut que tu abjures publi- 161 quement ton ancienne foi et que tu t'engages a devenir chrétien. Le clerc rajusta son habit avec une concentration feinte pour signifier la fin de ľentretien. Les jeunes gens longérent le pressoir royal et gagnérentlaprévôté. Les demarches accomplies, ils revinrent sur leurs pas, jusqu'ä la croisée des chemins. Yvelise le regarda et, non sans géne, lui déclara: — Je te dis merci pour tout... Je sais qu'il n'y a pas d'amour entre nous, mais je m'efforcerai d'etre une bonne épouse... Elle s'apprétait ä rebrousser chemin, lorsque Hanin la saisit par les épaules. — Attends. G'est moi qui suis redevable. Je sais que ta famille ne m'aime pas et j'insiste encore: si tu veux te délier de ton serment... — Non! Je ne reprendrai pas ma parole, donnée devant témoins et pour justice. — Ecoute: quoi qu'il m'en coute, je te promets de me convertir et aussi de respecter ta liberie. Nous vivrons en amis, comme frére et sceur. Jamais je ne m'imposerai ä toi de quelque maniere que ce soit. Des larmes commencaient ä sourdre, que la jeune fille tenta désespérément de cacher. — II f aut que j'y aille ä present ou j e vais perdre mon emploi. Impuissant, Hanin la laissa fuir. Pourl'heure, il lui fallait se concentrer sur une recherche de travail... *** Hanin avait ete etourdi par les evenements qui s'etaient bouscules et qui avaient radicalement change sa vie. Lui, le juif si fier de sa liberte, qui avait frole la mort de pres, s'etait vu contraint d'aban-donner la foi de ses peres, uniquement pour sauver sa vie... Les semaines avaient fui, emportees par une cohorte de sentiments contradictoires. Les disputes avec Gome, incapable de repondre a toutes les questions que se posait le candidat a la conversion, ternissaient parfois leur amitie: « Pour-quoi dit-on que la religion juive est fausse alors que Jesus lui-meme etait juif? » « Pourquoi vous attri-buez-vous Joseph d'Arimathie comme un saint homme de votre foi alors qu'il etait juif? » « Pourquoi dit-on "Jesus de Nazareth, roi des Juifs" ? » « Pourquoi Jesus enseignait-il dans les synagogues s'il etait chretien ? » « Pourquoi Jesus a-t-il ete presents au Temple pour la circoncision si vous dites qu'il etait chretien ? » « Pourquoi les Chretiens persecuted-ils les juifs alors que Jesus dit que tous les hommes sont egaux ? » — Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi? repondait 162 163 invariablement son ami, irrite. On s'entendait mieux avant, parce que, au moins, tu ne me harcelais pas de questions! — Ga montre bien qu'un juif et un chretien peu-vent parfois mieux s'entendre que deux chretiens! Pourtant, ni Gome ni Yvelise ne manquaient a leur engagement: chaque dimanche, ils se rendaient ensemble a la messe et, chaque mercredi, ils accom-pagnaient Hanin au sermon du predicateur. Enfin, et au grand soulagement de Come, le converti fut pret. On fixa la date de la ceremonie qui, par coutume, avait lieu en la synagogue confisquee aux juifs et rebaptisee eglise Sainte-Magdeleine... Agenouille au pied du crucifix, en simple chemise de lin blanc, main posee sur la Bible, Hanin lut sa declaration d'intention: «Ayantentrevu cequem'apportela vraieFoi, celledu Christ Redempteur, je jure de renoncer a mon ancienne religion; de prendre desormais la croix et suivre Notre-Seigneur Jesus-Christ... J'annoncepubliquement ma reconnaissance au Dieu qui accepte ma conversion. De mon vivant, je souhaite recevoir tous les saints sacre-ments selon les rites del'Eglise catholique ,■ de meme a ma mort,je desire etre enseveli selon ma nouvellefoi, aupres 164 de mesfreres chretiens... Je mets toute ma confiance et mon esperance en Dieu et demande que me soit accordee la Paix du Bapteme. » Par trois fois, le prelat lui presenta le crucifix. — Prosterne-toi devant Dieu liberateur. La ceremonie achevee, Come s'approcha de lui et, ensemble, ils s'avancerent sur les fonts baptismaux. Derriere les parents d'Yvelise, Hanin repera les visages familiers et si chers d'Yves et de Jehan. — Quel etait ton nom ? — Hanin Ben Meir, repondit le converti. — Pour ton entree dans la famine du Christ, as-tu choisi ton nouveau nom ? Come, le parrain, posa la main sur son cceur. — Devant le Christ, Hanin souhaite desormais porter le nom de Bienheureux. Au milieu de ses amis reunis, et sous ce nouveau nom, Hanin recut le bapteme. La ou Come voyait son reve devenir realite, Hanin ne voyait que la vie gagnee, la liberte trouvee: celle d'aller et venir, de pratiquer le metier de son choix, de sortir tous les jours sans etre inquiete... Toutes les libertes, excepte celle de pratiquer la foi de ses peres. A Tissue de la ceremonie du bapteme, et le cceur lourd par la contrainte qu'il lui imposait, Hanin epousa Yvelise. Dans ses sourires las, dans ses yeux embues, il lisait toute la detresse de ce mariage sans amour. 165 Lui-meme, s'il donnait le change, aurait prefee un mariage selon la tradition juive; comme il en awt tant vu, comme il avait reve le sien... Mais tout ctla faisait partie dune autre vie, dune vie que le sortki avait arrachee. Pour la premiere fois, Hanin partagea le repasle sa nouvelle famille. Le vin aromatise delia les espms et Ton dansa, on chanta, dans une sincere allegress. Enfin, Hanin se leva. — Je crois que l'heure de se separer est venue,. Le pere s'approcha de lui et le prit dans ses bras: — Hanin... Bienheureux... Sache qu'a compter de ce jour notre maison est la tienne et nousty recevrons toujours comme un fils. Tout le monde applaudit tandis que la mere, ele aussi, embrassait son nouveau gendre. Hesitante, Yvelise ne savait si elle devait suivie son mari ou rester chez ses parents. Come, Yvesft Jehan prirent les devants: — Allons escorter nos tourtereaux jusqu'a ler logis! Le petit groupe sortit en chantant gaiement, pro-gressa jusqu'au clos Saint-Victor, comme un group de jeunes ecoliers fetant leur recent diplome. Parvenus devant la cabane ou vivait Hanin, Com prit la parole: — Monami... — Notre ami, rectifia Yves en riant. — Notre ami, reprit Come. Nous avons un cadeau pour toi... C'est une idee d'Yvelise... Surpris, Hanin se tourna vers sa jeune epouse, qui baissa la tete apres lui avoir decoche un frele sourire. Yves ouvrit la porte du modeste logis, ou Hanin plongealatete. Sur le sol, une toile de bure47masquait un objet. — Nous avons voulu te faire ce cadeau d'epou-sailles... — Dis-lui toute la peine que nous avons eue a nous le procurer! plaisanta Yves. Intrigue, Hanin jeta encore un coup d'ceil a Yvelise, laquelle, d'un mouvement de tete, l'encou-ragea a devoiler le mysterieux present. Une menorah apparut. — Qu'est-ce que... Mais ouavez-vous... Yvelise prit la parole: — Je n'ignore pas que c'est interdit... Mais je voulais te prouver que je ne sauvais pas ta vie a Montfaucon en echange de ta foi. Sache que je respecterai tes croyances, a condition que tu ne me les imposes jamais. — Mais... 47. Etoffe grossiere. 166 167 — Attends, attends, ce n'est pas tout! intervint Jehan. Come quitta hativement la cabane et revint avec une toile blanche qu'il placa sur le sol, et sur laquelle il deposa un verre. — Mais... mais... begaya Hanin, emu aux larmes. — Nous nous sommes renseignes, expliqua Yves de Kermantin. Et nous savons que, selon la tradition juive, le marie, a la fin de la ceremonie, brise un verre avec son pied... Alors nous, tes amis de cceur ici presents — Come, Jehanet moi-meme —, ignorant les religions qui nous separent, vous declarons mari et femme... — et nous nous declarons tous amis pour la vie ! conclut Come. D'un coup de talon, Hanin brisa le verre sous les vivats de ses amis. — Mazel-Tov! cria Come. — Mazel-Tov a toi aussi, mon frere ! — Mazel quoi? demanda Yvelise. — Mazel-Tov ! Ce sont des voeux de bonheur, dans la langue de mes peres, expliqua Hanin. Elle se contenta de sourire. — Te rends-tu compte? demanda Jehan; a present converti, tu vas pouvoir abandonner ton travail a Montfaucon et devenir a part entiere mon assistant ? — Et moi, ajouta Yves, je te familiarisai avec le latin-, d'ici peu, tu pourras profiter des legons dispensees en plein air par les grands maitres de l'Ecole de medecine. — Ben, moi... dit Come, heu... en qualite de beau-frere... — De frere, rectifia Hanin. — De frere... Oui... Moi, en ma qualite de frere, je te donne rendez-vous, tous les soirs sur la berge oü nous avons l'habitude de nous voir depuis notre enfance! — Merci ä vous tous, repondit Hanin, la voix lourde d'emotion. — Bien... Le cor du chätelet ne va pas tarder ä se faire entendre, partons, suggera Jehan. Un instant, Yvelise hesita. Mais, chacun lui faisant l'accolade, elle se resolut ä rester aux cötes de Hanin. Une gene, soudain, s'installa. Son mari ouvrit un coffre et en extrait la pelisse que lui avait Offerte Jacques de Rochencroix. — Tu la possedes toujours? constata Yvelise, etonnee. Hanin l'etala sur la jonchee de paille ; — Cette fourrure te servira de couche; tu verras, ony est bien. II se releva: elle etait si petite, si fragile, qu'il ne savait que faire. 168 169 — Quel áge as-tu ? demanda-t-il enfin. — Jai feté cette année mes quinze annotines. Et toi? Us s etaient mariés et ne savaient rien de l'autre... — Bientót dix-sept. Un silence géné s'installa. Empoté, Hanin bredouilla: — Je dormirai la, devant la porte > si tu avais besoin de quelque chose... Bonne nuit. — Mais... comment ferons-nous lorsque l'hiver viendra? questionna-t-elle. — D'ici lá, j'aurai trouvé une autre maison, plus grande, plus digne de toi... — Bonne nuit, répondit-elle simplement. ■ Les temps nouveaux Hanin traversait la halle aux grains lorsqu'un enfant l'aborda. — S'il vous plait, monsieur, je cherche des parcheminiers. — Tu en trouveras outre-Petit-Pont, dans le Quartier latin. — G'est que... je viens de Beauce et je me suis dejä perdu ä plusieurs reprises. Cette remarque, qui lui rappela bien des souvenirs, arracha un rire ä Hanin. — Jesais... Heureusementqu'ilyalesflechesdes eglises pour se reperer! Vois, la-bas, l'abbaye au sommet de la montagne Sainte-Genevieve... Tu y trouveras ce que tu cherches. Longe la Seine et traverse le Petit-Pont, la... La main en visiere, le garcon regarda dans la direction indiquee, puis le remercia et s'en fut. En le suivant du regard, Hanin fut gagne par une vague 171 soudaine de melancolie. II deambula dans les rues qu'il connaissait a present par cceur, se rememorant son arrivee dans la Cite. Quatre annees s'etaient ecoulees, lentes et silen-cieuses comme le flux des eaux de la Seine, avec leur lot de joies et de chagrins, erodant ses esperances, marquant ses traits de cicatrices, certaines visibles, d'autres imperceptibles. Parvenu sur la berge, il s'assit a Fombre d'un saule et rumina de lointains souvenirs, se demandant ce qu'aurait ete sa vie si... Come surgit, qui le tira de ses sombres pensees: — Ohe, mon frere, je te trouve bien soucieux! — Je songeais au temps qui passe... Combien de vies differentes pourrions-nous vivre, selon les choix que nous faisons... Son ami prit place a ses cotes. II ramassa un caillou, le jeta dans Feau. — Quelle tristesse morbide dans tes paroles! Raconte-moi ta peine, n'oublie pas que je suis ton confident. Le regard de Hanin se perdit dans la progression dune galee qui cherchait amarrage, comme poury puiser le courage de poursuivre : — Tu as raison. J'ai tout pour etre heureux, et pourtant... Je me fais du souci pour Yvelise... Nous sommes maries depuis deux mois et nous vivons comme de simples amis. Serait-elle eprise d'un autre ? Je Fignore car eile n'en dit rien. Pourtant son visage est grave, et souvent il y court une onde de melancolie. — II y a plus d'amitie entre vous que dans la plupart des couples. Alors... — Tu as sans doute raison... mais est-ce süffisant ? — Et toi? Que ressens-tu? — Que veux-tu que je ressente ? Son attitude me brise le cceur... — Je ne parle pas de son attitude, je parle de toi. Que ressens-tu pour elle ? — Tu veux m'entendre dire que je Faime ? Comment pourrais-je seulement y penser?... Tiraille entre mes desirs et ma dette, je m'interdis de l'ap-procher, mais je m'interdis aussi d'en regarder une autre. Je respecte son sacrifice, car j'imagine les humiliations et les quolibets qu'elle a subis en mon nom... Sans compter les tourments de ta famine... — Ne te preoccupe pas de ma famine ! Mon pere t'apprecie et ma mere n'y trouve plus ä redire puisque, ä present, tu es converti et ton travail est honorable. Et toi ? Si elle en aimait un autre ? Comment reagirais-tu en l'apprenant ? Son ami resta silencieux. Leurs esprits s'egarerent ä la surface de Feau jusqu'ä l'heure de se separer. 172 173 — Parle-lui... lachasimplement Come. — Je vaisy penser, consentit Hanin. Lorsqu'il arriva a Saint-Victor, Hanin vit s'effondrer sa determination. Assise sur un tronc, et ignorant quelle etait observee, Yvelise semblait se morfondre; pourtant, alavue de sonmari, elle s'inventaunagrea-ble sourire. Ce fut plus qu'il n'en pouvait supporter. — II faut qu'on parle! lui dit-il dun air grave. Yvelise leva sur lui un regard surpris. — Est-il survenu un evenement grave ? II chercha ses mots et elle comprit, a la maniere dont il froncait les sourcils, que l'affaire etait d'im-portance. Elle attendit posement qu'il prit l'initiative de la parole. — J'ai beaucoup reflechi, dit-il enfin. Je remarque ta tristesse, mais aussi le manque d'amour que tu eprouves pour moi. Si tu en es d'accord, nous deman-derons un demariage... Interloquee, Yvelise resta sans voix. — Ainsi, poursuivit Hanin, tu pourrais retrouver ta liberte. Yves de Kermantin m'a dit que pour cer-taines raisons, le demariage peut etre accorde. Tu pourrais par exemple dire que je continue a pratiquer mes rites judaiques et que ma conversion... Elle lui coupa la parole avec fougue: — Pour cette raison, on te conduirait tout droit a Montfaucon, tu le sais!... Et puis, tout d'abord, pour-quoi es-tu alle raconter nos soucis a Yves ? En quoi cela le regarde-t-il ? — C'est pour toi... Je vois bien que tu es malheu-reuse! — Comment peux-tu en juger? Ou alors... ou alors... peut-etre y vois-tula une maniere detournee de te debarrasser de moi afin de reprendre cette liberte qui t'est si chere ? Ces mots prononces, elle rentra dans l'abri en claquantlaporte. N'osant pas insister, Hanin s'assit a meme le sol et laissa le temps s'enfuir, epiant l'entree, qui restait desesperement close. La nuit tomba, l'enveloppant de ses griffes acerees. Paris s'endormait, belle et majestueuse, en contrefort de la Seine. Les mats des galees, se decoupant dans le crepuscule rougeoyant, ressemblaient a une foret d'arbres depourvus de leur feuillage. La porte gringa et Yvelise parut, enveloppee dans la pelisse, une ecuelle a la main. — Tu dois avoir faim... Elle s'installa a ses cotes et lui conceda un pan de la fourrure, tandis qu'il avalait la soupe chaude. Puis elle parla, la nuit rendant plus propices ses confidences. — Si tuveux que je parte, jem'enirai. Maisavant, je voudrais que tu saches une chose... 174 175 Elle attendit une reponse, qui ne vint pas. Respirant a pleins poumons, la voix mal assuree, elle poursuivit: — Te souviens-tu de notre premiere rencontre? Lorsque je t'ai vu pour la premiere fois, je t'ai trouve laid, tout simplement parce que tu etais juif. Je ne t'aimais pas non plus, tout simplement parce que tu etais juif. Je n'arrivais pas a comprendre ce qui entoi pouvait toucher ou seduire Gome, car rien ne vous destinait a devenir amis. Petit a petit, car il n'avait que ton nom a la bouche, je me suis habituee a te voir dans son sillage. Je te plaignais, pour tous les malheurs qui etaient les tiens et, te voyant courir de charnier en charnier, mon cceur s'est pris de compassion pour toi. Je me suis mise a admirer ton courage, car tu bravais tous les dangers, ne voulant jamais renier ta foi, au peril de ta vie. J'ai alors compris ce qui pouvait seduire Gome; ton appartenance a la foi juive s'est peu a peu estompee dans mon esprit, car je voyais qu'au fond tu avais les memes reves que mon frere ou moi. J'ai admire d'autant plus ton courage lorsque tu as rejoint Yves de Kermantin, aidant les plus demu-nis, voulant apprendre chaque jour le secret des simples pour encore mieux soigner les gens. On m'a meme dit que tu allais dans les quartiers des gueux et des filles de plaisir, afin de soulager leurs souf-frances... Est-cevrai? — Oui, murmura simplement Hanin, se taisant 176 aussitot pour ne pas rompre l'elan des confidences de sa jeune epouse. Elle reprit le fil de son discours : — Rose de Mai m'a raconte comment tu mettais ta vie en peril pour secourir les plus pauvres... Je crois que c'est a cet instant precis que j'ai commence a aimer ton ame, sans me demander a quelle foi elle appartenait... Et ce jour ou je t'ai vu vouloir soigner cet ane... Gomme je t'ai trouve touchant! Un ane qu'on aurait egorge et traine a la fosse, tu voulais absolument le remettre sur pied, envers et contre tout... Et puis, ily a eu ce jour ou j'ai ete agressee dans les vignes, ou tu as vole a mon secours. Tout crasseux et sale que tu etais, tu devenais mon sauveur... Hanin se refusa a tourner la tete dans sa direction, de peur de l'effaroucher, de peur de reduire a neant cet instant magi que. II attendit la suite, qui ne tarda pas. — J'ai ete seduite par Antoine, je l'avoue. Je le trouvais beau, instruit, ses propos me faisaient tourner la tete. Et il y a eu la foire de Saint-Ladre : je me sentais belle, a ses yeux, et libre, et j'avais envie de m'amuser. C'etait la premiere fois qu'un garcon me traitait comme une femme! Je n'ai pas resiste a son insistance a me faire gouter de la cervoise... Apres, je me suis sentie delestee de toutes mes craintes. II m'a emmenee avec lui, nous nous sommes promenes et nous avons bavarde. Et j'ignore comment, mais 177 c'est arrive. Lorsque j'ai eu la certitude d'attendre un enfant, j'etais terrorisee... Aqui allais-je confier ma honte ? C'est vers toi que mes pensees se sont tout naturellement tournees. Et tu m'as soutenue, aidee, soignee, sans jamais rien me demander, sans jamais me juger. Tu as respecte mon silence, la honte de mon peche. Comme je t'etais reconnaissante ! Et lorsque tu as ete arrete, soumis ä torture, envoye ä Montfaucon, acceptant de mourir plutot que de devoiler mon lourd secret, j'ai compris tout ce que je te devais, et aussiä quel point je t'aimais... Biensür, lorsque j'ai declare vouloir te prendre pour epoux, c'etait une decision d'urgence, car il fallait faire vite... J'avoue egalement qu'auparavant, il ne m'etait jamais venu ä l'idee de t'epouser. Mais sache que je n'en ai jamais eprouve le moindre regret. Soudain, contre toute attente, un sanglot etouffe fit echo aux paroles d'Yvelise, qui se tut et n'osa pas reagir, encore moins interroger son mari qu'elle surprenait ä pleurer pour la premiere fois. Le silence s'installa, qui semblait eternel. Allaient-ils passer la nuit, assis la, cote ä cote, sans plus se parier ? Lassee d'attendre, presque honteuse de s'etre ainsi livree ou d'avoir tenu des propos blessants, elle lui murmura: — Je suis desolee... Je n'aurais pas du te dire toutes ces choses... Mais je suis si triste pour toi, car je vois ta peine ! Tu as dů te convertir, ce que tu n'aurais jamais fait, car tu tenais tant á ta foi! Ensuite tu as du m'epouser, alors que tu ne m'aimes pas... Car j'ai vu comment tu regardais la belle plumassiěre : lorsque tu en parlais, toutes les étoiles du ciel sem-blaient briller dans tes yeux... Ces étoiles-lá, elles n'ont jamais brillé pour moi. Hanin lui fit face, prit son visage entre ses mains et le couvrit de baisers. — Oh! ma douce, ma belle Yvelise ! Tes paroles me font l'effet d'un baume capable de soigner les pires maux. Tu es le feu auquel jamais je n'aurais osé espé-rer pouvoir me réchauffer. Si je souffrais, ce n'etait pas par manque d'amour, mais á cause de la situation que nous vivions... Je croyais que je te répugnais, car jamais tu n'avais exprimé tes sentiments avant ce jour... Sache que je ťai aimée děs l'instant oú je ťai vue... Peut-étre n'en avais-je pas conscience alors, ou peut-étre me l'interdisais-je, tout simplement parce que j'etais juif. Peux-tu seulement imaginer le tourment qui a été le mien durant tout ce temps ? Oh! combien de fois, dans la solitude de ma nuit, ai-je espéré t'avoir á mes cótés ? Elle se redressa, incrédule. — Que me dis-tu la ? — Je suis en train de te dire que je ťai aimée děs l'instant oú je ťai vue... Depuis ce jour oú tu es entrée 178 dans ma vie, avec une cruche sur la hanche, tout aureolee de la lumiere qui se decoupait derriere toi. Tu n'etais alors qu'une enfant et pourtant je t'ai trou-vee si pleine de grace! Mais tu m'es immediatement apparue hostile... J'ai entendu ce que tu as dit a Gome: tu lui reprochais de se commettre avec un juif... J'ai compris que jamais nous ne pourrions etre amis, etant donne le dedain de ta famille, et aussi le tien, a mon egard. Je savais qu'on tolerait l'ami de Come, mais qu'on ne supportait pas l'idee qu'il fre-quentatun juif. L'accueil de ta mere etait meprisant, celui de ton pere dedaigneux, le tien glacial. Pourtant, et malgre tout, vous etiez ma seule famille, car je n'en avais pas d'autre. Etant condamne a etre juif, j'ai voulu assumer ce choix, car jamais il n'a ete pour moi question de conversion. Peux-tu comprendre que malgre toutes les brimades subies je suis fier d'etre juif? Alors, j'ai vecu comme un juif, avec ses humiliations et le danger permanent, qui etaient devenus mes compagnons d'infortune, sachant qu'ils me privaient a jamais de ton affection. Oui, j'ai reve a d'autres filles que toi: la plumassiere, qui semblait repondre a mes oeillades et qui m'a traite comme un chien le jour ou elle a su... Oui, j'ai ete attire par la belle inconnue de la maison de La Licorne, tout en sachant que jamais une jeune fille de sa condition n'abaisserait le regard sur un juif, fossoyeur de surcroit... Mais dans la trame de ma vie, les jours s'ecoulaient, tu étais toujours présente, comme le soleil qui se lěve chaque matin et qui éclaire nos journées, quelles que soient nos joies ou nos peines. Je te voyais grandir, devenir plus jolie chaque jour, mais je te voyais comme la soeur de mon ami et, sur-tout, je me savais juif... J'etais present, ce jour-lá dans les vignes, parce que je guettais ton passage, chaque jour, pour aller porter de l'eau á ton pere. Et ce fameux soir oú tu es venue me voir pour me confier ton lourd secret et me demander mon aide, le ciel me faisait le plus cruel des cadeaux: c'est moi que tu avais choisi entre tous, c'est entre mes mains que tu placais ta vie alors que tu avais donné ton amour á un autre. Sache qu'alors j'aurais accepté de ťépouser et d'etre un pere pour cet enfant... Mais que jamais je n'aurais osé te l'avouer. Sache aussi que j'aurais pré-féré mourir cent fois et de toutes les maniěres plutot que de parler. En voyant ma propre mort en face, j'ai realise, du haut du gibet de Montfaucon, que tu m'etais aussi chěre que Come, et je n'avais aucun regret de mourir pour toi. Je n'attendais rien d'autre et j'allais mourir en paix... Lorsque j'ai entendu ta declaration, te voyant entre Yves et Come, j'y ai vu un sacrifice atroce; j'ai pense que tu le faisais pour ton frěre... Pour ne pas te faire perdre la face et, te devant la vie sauve, j'ai accepté de me convertir: renier ma 180 181 foi a ete la plus cruelle epreuve qu'il m'ait ete donne d'affronter, car c'etait renoncer a toutes les convictions pour lesquelles je me suis battu toute ma vie. Convaincu de ton sacrifice, je t'ai epousee en me jurant de ne jamais t'importuner, persuade qu'ap-partenir a un f ossoyeur, qui plus est juif, etait pour toi la pire des decheances. — Ne crois pas cela. Tu me vois comme une vierge chretienne alors que j'ai peche par la chair, que j'ai failli mettre un enfant au monde apres avoir ete delaissee, ce qui aurait fait de moi Legale dune pros-tituee. Apres 9a, aucun garcon n'aurait voulu de moi, et je peux m'estimer heureuse d'avoir trouve un mari. — Oh! ma douce ! Ne dis pas 9a! Ce qui t'est arrive est un accident de la vie, je ne t'en ferai jamais le reproche et je t'accepte ainsi. Leurs yeux se chercherent dans l'obscurite. Ils pleuraient et s'embrassaient, heureux de s'etre enfin trouves, apres tout ce temps d'incertitudes et de rendez-vous manques. Le monde entier, avec son lot de guerres, de persecutions, de mort et de larmes, s'evanouit autour d'eux. Pour ce soir, ils etaient seuls sur terre. Ils se leverent et, silencieusement, ils entrerent dans Fabri. Table des chapitres 1. La Memoire de Fer 2. Paris 3. Gielde plomb 4. Le diable Vauvert 5. Montfaucon 6. Simples 7. Le Quartier latin 8. La malediction 9. Les temps nouveaux Dossier histoňque Carte de Pans sous Saint Louis 5 19 43 62 77 89 115 137 171 184 191 Ce qui est reel dans l'histoire... Hanin est un personnage entiěrement fictif. Pourtant, rien n'est inventé sur ce qui était le quotidien des juifs au Moyen Age. Certains personnages et événements entourant Hanin out réellement existé ou eu lieu, méme si, pour les besoins du roman, Pauteur a pris des libertés avec certaines dates. LES ÉVÉNEMENTS • Le meurtre de Valréas. Le meurtre de la petite fille, par lecruel commence l'histoire de Hanin, a bien été commis á Valréas dans le Vaucluse, mais en 1247. Les trois juifs arré-tés, tortures pendant sept jours, « avouěrent» et furent mis amort sur ordre du sire de Mondragon, seigneur de Valréas. • Le brulement du Talmud. G'est Nicolas Donin, juif converti au catholicisme, qui réussit á convaincre le pape (Grégoire IX) en 1238 que le Talmud, le livre saint des juifs, portait des attaques intolérables contre la foi chré-tienne. Le pape envoya une lettre aux rois et á divers évěques, leur demandant de confisquer tous les exem-plaires du Talmud afin qu'ils soient examines. Un debat public s'ouvrit á Paris, auquel assistěrent Yéhiel de Paris, alors chef de l'ecole talmudique de Paris, ainsi que d'autres intervenants juifs. La condamnationtomba enfin et vingt-quatre charretées d'exemplaires du Talmud furent brulées en place de Grěve. • La Memoire de Fer. Les juifs avaient pour coutume de planter des clous sur une poutre de leur maison, afin de conserver le souvenir d'evenements importants (on les appelait «archives» ou «memoire de fer»). Les Chretiens pensaient que les juifs se moquaient ainsi de la crucifixion du Christ. • Le gLbet de Montfaucon. C'etait le gibet le plus terrible de Paris. La coutume de Parret devant le couvent des Filles-Dieu, decrite dans ce livre, est authentique (voir p. 189). • Le soufflet et le jet de pierres. Du dimanche des Rameaux a la veille de Paques avait lieu la « poursuite des descendants des meurtriers du Seigneur » : les chretiens etaient autorises a courir apres les juifs, a leur lancer des pierres et les gifler (le soufflet). Des le Xlle siecle, le soufflet de Paques et le jet de pierres purent etre rachetes contre une taxe annuelle. • La lampe miraculeuse. L'episode de la lampe merveil-leuse mettant en scene la rencontre si particuliere entre Yehiel et Saint Louis est tire de faits historiques, mais on ignore de quelle huile il s'agissait. • La sainte couronne. L'episode de Parrivee de la sainte couronne, alors que Paris enpossedait deja deux, futunvrai casse-tete car on ne pouvait decemment faire defiler les trois reliques en une meme procession. • La declaration de conversion. La ceremonie de conversion des juifs avait lieu en l'eglise Sainte-Magdeleine en la Cite (voir p. 189). La declaration que fait Hanin est un extrait de celle recitee par des convertis au Moyen Age. 184 185 Les personnages • Yehiel Ben Joseph, nomme sire Vives de Meaux, etait directeur de la Yeshiva (ecole talmudique) de Paris sous le regne de Saint Louis. Tres diplomate, Yehiel avait su gagner l'estime de Louis IX jusqu'au brülement du Talmud. Ne pouvant plus enseigner, Yehiel quitta Paris vers 1257 ou 1259, en compagnie de trois cents disciples. • Le Docteur admirable, Roger Bacon, fut Tun des plus grands professeurs du Quartier latin sous Saint Louis. Des le Xir siecle, il y avait ä Paris des professeurs de reputation universelle, qui attiraient les etudiants de toutes les parties du monde. •Yves de Kermantin (1253-1303), tout en etudiant le droit, se priva pour venir en aide aux plus demunis et fut sur-nomme «l'avocat des pauvres». Canonise en 1347, saint Yves est le patron des juristes et avocats. L'antisemitisme chretien Issu du judaisme, le christianisme est ne au ier siecle de notre ere dans l'Empire romain, ou il a fini par s'imposer comme la religion dominante grace ä l'empereur Constan-tin en 313. C'est ä partir de ce moment que les juifs ont commence ä etre persecutes, les Chretiens leur faisant notamment porter la responsabilite de la mort du Christ en les accusant de « deicide ». Selon les periodes et selon les regions, la condition des juifs a beaucoup varie, certains rois comme Charlemagne les protegeant, quand la plupart les briment ou les pourchassent, comme Dagobert qui, en 629, expulse tous ceux qui refusent le bapteme. Mais partout en Europe, les juifs sont exclus des fonctions administratives et de la possession de la terre pour etre cantonnes aux acti-vites commerciales, et particulierement au pret ä interet, interdit aux chretiens. C'est avec la premiere croisade (1096-1099) que se repand dans toute la chretiente un climat d'intolerance et de guerre sainte, dont les juifs sont en Europe les premieres victimes: le passage des croises provoque ainsi le massacre de quelque 50 000 juifs dans diverses regions d'Allemagne et d'Europe centrale. Toute ä sa lutte contre l'heresie et la dissidence religieuse, l'Eglise elle-meme prend des mesures discri-minatoires. En 1215, le IVe concile du Latran impose aux juifs le port d'un chapeau de couleur blanc et jaune. Les rois chretiens de l'epoque ne sont pas en reste, ä commencer par les plus pieux d'entre eux, comme Saint Louis qui part en croisade ä deux reprises et confirme l'obligation faite aux juifs de porter un signe distinctif: la rouelle, d'abord jaune (couleur de la trahison pour les chretiens), puis rouge (couleur de l'enfer, du crime de sang, de la prostitution). 186 Texte de l'ordonnance sur la rouelle, 1269, sous le regne de Saint Louis « Louis, roi des Francs, aux baillis, vicomtes, sénéchaux, prevöts et ä tous autres tenants de pouvoir, salut. Du fait que nous voulons que les juifs puissent étre distingués et recon-nus par les chrétiens, nous vous ordonnons — sur la requéte ä nous présentée de notre frěre en Christ, Paul Christini de l'ordre des Frěres précheurs — que vous imposiez ä tous et chaque juif des deux sexes, des insignes. Cest ä savoir une roue de feutre ou de drap ďécarlate, cousue sur la partie supérieure du vétement, sur la poitrine et dans le dos, qui les fasse connaítre, que, de la roue, la largeur soit en cir-conférence de quatre doigts et que la concavité contienne une paume. Que si dans la suite un juif était trouvé sans ce signal, son vétement supérieur appartiendrait au dénon-ciateur. Que néanmoins le juif trouvé sans signal soit frappé d'amende jusqu'ä la somme de dix livres; de maniěre cependant que sa peine n'excede pas ladite somme. Que Tarnende de cette somme soit inscrite aux comptes par nous, ou — sur notre mandat — convertie en usages pieux. » Fait á Paris, le mardi avant la Nativitě de saint Jean-Baptiste, Van 1269. Le Paris des Brumes de Montfaucon montfaucon 'Parte St-Denis CHAMPEAUX 188 collection Romans děs 12 ans Si Dieu le veut ! Inch'Aliah ! Le Mystěre des pierres Les derniers jeux de Pompéi Anne Pouget est historienne, specialisté du Moyen Age. Depuis son premier titre, Le Fabuleux Voyage de Benjamin, qui a regu le Prix du roman pour enfant en 1994, elle continue de publier des livres tant pour la jeunesse que pour les adultes et anime des ateliers de recherche et ďécriture dans les écoles.