16. COLLABORATION ET RESISTANCE LITTÉRAIRES Robert Desnos Le Veilleur du Pont-au-Change (1942) Robert Desnos (1900-1945), qui a été, dans les années 20, lun desplus actifs compagnons ďAndré Breton pour la conquéte surrealisté (voirpp. 226-227), s'est consacré par la suite a unepoesie plus populaire, sensible par ailleurs aux apports du monde modeme, auxquels ses activités de journaliste et d'homme de radio le rendaient éminemment permeable. II s'engage dans la clandestine sous /'occupation, fait parailre Le Veilleur du Pont-au-Change sous le pseudonyme de Valentin Guillois, puis, /'action relancant sa verve poétique, publie des recueils (Fortunes, 1942, Etat de veille, 1943). II est en train de regrouper ses écrits antérieurs quand il est interne, puis déporté. II mourra du typhus quelques jours aprěs sa liberation du camp de Terezienstadt en Tchécoslovaquie. « Je suis le veilleur... » Photo de Robert Doisneau. Je suis le veilleur de la rue de Flandre. Je veille tandis que dort Paris. Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit. J'entends passer des avions au-dessus de la ville. 5 Je suis )e veilleur du Point du Jour. La Seine se love dans I'ombre, derriere le viaduc d'Auteuil, Sous vingt-trois ponts a travers Paris. Vers I'ouest j'entends des explosions. Je suis le veilleur de la Porte Doree. 10 Autour du donjon le bois de Vincennes epaissit ses tenebres. J'ai entendu des cris dans la direction de Creteil Et des trains roulent vers Test avec un sillage de chants de revolte. Je suis le veilleur de la Poterne des PeupUers. Le vent du sud m'apporte une fumee acre, 15 Des rumeurs incertaines et des rales Qui se dissolvent, quelque part, dans Plaisance ou Vaugirard. Au sud, au nord, a Test, a I'ouest, Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris. Je suis le veilleur du Pont-au-Change 20 Veillant au coeur de Paris, dans la rumeur grandissante Ou je reconnais les cauchemars paniques de 1'ennemi, Les cris de victoire de nos amis et ceux des Francais, Les cris de souffrances de nos freres tortures par les Allemands d'Hitler. Je suis le veilleur du Pont-au-Change 25 Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris, Cette nuit de tempete sur Paris seulement dans sa fievre et sa fatigue, Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse. Dans I'air froid tous les fracas de la guerre Cheminent jusqu'a ce lieu ou, depuis si longtemps, vivent les hommes. 30 Des cris, des chants, des rales, des fracas il en vient de partout, Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc et de the, Des quatre coins de I'horizon a travers les obstacles du globe, Avec des parfums de vanille, de terre mouillee et de sang. D'eau salee, de poudre et de buchers, 35 De baisers d'une geante inconnue enfongant a chaque pas dans la terre grasse de chair humaine. Je suis ie veilleur du Pont-au-Change Et je vous salue, au seuil du jour promis Vous tous camarades de la rue de Flandre a la Poterne des Peupliers, 40 Du Point du Jour a la Porte Doree. 442 2. ÉCR1VAINS DE LA RESISTANCE s d'André ; populaire, ne de radio ge sous le ; (Fortunes, lis déporté. eur. :uil, jbres. de revolte. girard. Hitler. jue, i terre grasse GROUPEMENT THEMATIQUE Paris et ses poetes BOILEAU, > Les Embarras de Paris » dans Satire Vi 1660. —. VlGNY, ■ Paris i. dans Elevation, 1831. — BAUDELAIRE, "Tableauxparisiens» dans Les Fleurs du mal, 1857. — APOLLINAIRE. « Le Pont Mirabeau » dans Alcools, 1913. — ARAGOK, // ne m'est Paris que d'Elsa, 1964. Je vous salue vous qui dormez Apres le dur travail clandestin, Imprimeurs, porteurs de bombes, deboulonneurs de rails, incendiaires, Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages, 45 Je vous salue vous tous qui resistez, enfants de vingt ans au sourire de source, Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons, Je vous salue au seuil du nouveau matin. Je vous salue sur les bords de la Tamise, Camarades de toutes nations presents au rendezvous, 50 Dans la vieille capitale anglaise, Dans le vieux Londres et la vieille Bretagne, Americains de toutes races et de tous drapeaux, Au-dela des espaces atlantiques, Du Canada au Mexique, du Bresil a Cuba, 55 Camarades de Rio, du Tehuantepec, de New York et San Francisco. J'ai donne rendez-vous a toute la terre sur le Pont-au-Change. Robert Desnos, Le Veilleur du Pont-au-Change (1942) © ed. de Minuit POUR LE COMMENTAIRE 1. Que symbolise le Pont-au-Change ? Pourquoi avoir fait du «veilleur» le personnage central du poéme, le « récitant ■ ? 2. Précisez sur un plan de Paris les lieux cites dans le texte. Que remarquez-vous ? 3. Quelles sont les activités nocturnes de ce Paris occupé ? Proposez-en un classement. 4. Étudiez la facon dont s'effectue la transition entre la premiere partie (Paris) et la seconde partie (le monde). 5. Montrez que ce poěme d'occupation est déjá un poeme de liberation. Peut-on parler de dimension épi-que ? 6. Analysez le vers de Desnos. Commentez le rythme du texte. Vercors Le Silence de la mer (1942) Vercors (né en 1902), pseudonyme de Jean-Marcel Bruller, d'abord dessinateur et graveur, entre dans la clandestinité, ce qui lui vaut son pseudonyme, et crée avec Pierre de Lescure les Editions de Minuit, en 1941. Editeur des écrivains de l'ombre, il fait paraltre lui-měme en 1942 son Silence de la mer. L'annee suivante, il publie La Marche ä 1'étoile. Aprěs la guerre, il poursuit son oeuvre littéraire dans une voie humanisté et fraternelle (Les Animauxdenatures, 1952 ; Sylver, 1961). Sa rupture avec le Parti communiste lui inspirera son P.P.C. Pour prendre congé, en 1957. *** Le Silence de la mer Un homme age et sa niece sont contraints ďhéberger un officier allemand, Werner von Ebrennac, pendant I'occupation. Cet officier, homme cultivé et courtois, tente en vain de briser le silence absolu dans lequel s'enferment ses hötes : c'est le silence de la mer qui engloutit tout. Que pense Werner von Ebrennac de la reaction de ces deux francais qui « resistent • ä leur facon, qui se murent dans ce silence désapprobateur ? « Il faudra vaincre ce silence » Nous ne le vlmes plus que rarement en tenue. II se changeait d'abord et frappait ensuite a notre porte. Etait-ce pour nous epargner la vue de I'uniforme ennemi ? Ou pour nous le faire oublier, — pour nous habituer a sa personne ! Les deux, sans doute. 11 frappait, et entrait sans attendre une reponse qu'il savait 5 que nous ne donnerions pas. II le faisait avec le plus candide naturel, et venait 443 16. COLLABORATION ET RESISTANCE LITTÉRAIRES 1. Statue de femme soutenant une corniche sur sa těte. Vercors. Photo de Robert Doisneau. Affiche du Silence de la mer, film deJean-Pierre Melville, 1947. 15 20 se chauffer au feu, qui etait le pretexte constant de sa venue — un pretexte dont ni lui ni nous n'etions dupes, dont il ne cherchait pas meme a cacher le caractere commodement conventionnel. II ne venait pas absolument chaque soir, mais je ne me souviens pas d'un seul 10 ou il nous quittat sans avoir parle. II se penchait sur le feu et, tandis qu'il offrait a la chaleur de la flamme quelque partie de lui-meme, sa voix bourdonnante s'elevait doucement, et ce fut au long de ces soirees, sur les sujets qui habitaient son coeur — son pays, la musique, la France — , un interminable monologue ; car pas une fois il ne tenta d'obtenir de nous une reponse, un acquiescement, ou meme un regard. II ne parlait pas longtemps — jamais beaucoup plus longtemps que le premier soir. II prononcait quelques phrases, parfois brisees de silences, parfois s'enchainant avec la continuity monotone d'une priere. Quelquefois immobile contre la cheminee, comme une cariatide1, quelquefois s'approchant, sans s'interrompre, d'un objet, d'un dessin au mur. Puis il se taisait, il s'inclinait et nous souhaitait une bonne nuit. II dit une fois (c'etait dans les premiers temps de ses visites) : — Ou est la difference entre un feu de chez moi et celui-ci ? Bien sur le bois, la flamme, la cheminee se ressemblent. Mais non la lumiere. Celle-ci depend des objets qu'elle eclaire — des habitants de ce fumoir, des meubles, des murs, des 25 livres sur les rayons... [...] « Et nous nous sommes fait la guerre ! » dit-il lentement en remuant la tete. II revint a la cheminee et ses yeux souriants se poserent sur le profil de ma niece. « Mais c'est la derniere ! Nous ne nous battrons plus : nous nous marierons ! * Ses paupieres se plisserent, les depressions sous les pommettes se marquerent 30 de deux longues fossettes, les dents blanches apparurent. II dit gaiement :« Oui, Oui ! » On petit hochement de tete repeta l'affirmation. « Quand nous sommes entres a Saintes, poursuivit-il apres un silence, j'etais heureux que la population nous recevait bien. J'etais tres heureux. Je pensais : Ce sera facile. Et puis, j'ai vu que ce n'etait pas cela du tout, que c'etait la lachete. » II etait devenu grave. 35 « J'ai meprise ces gens. Et j'ai craint pour la France. Je pensais : Est-elle vraiment devenue ainsi ? »11 secoua la tete :« Non ! Non ! Je I'ai vu ensuite ; et maintenant, je suis heureux de son visage severe. » Son regard se porta sur le mien — que je detoumai — , il s'attarda un peu en divers points de la piece, puis retourna sur le visage, impitoyablement insensible, 40 qu'il avait quitte. — Je suis heureux d'avoir trouve ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. II faudra vaincre ce silence. II faudra vaincre le silence de la France. Cela me plait. II regardait ma niece, le pur profil tetu et ferme, en silence et avec une 45 insistance grave, ou flottaient encore pourtant les restes d'un sourire. Ma niece le sentait. Je la voyais legerement rougir, un pli peu a peu s'inscrire entre ses sourcils. Ses doigts tiraient un peu trop nerveusement, trop sechement sur I'aiguille, au risque de rompre le fil. — Oui, reprit la lente voix bourdonnante, c'est mieux ainsi. Beaucoup mieux. 50 Cela fait des unions solides — des unions ou chacun gagne de la grandeur... Vercors, Le Silence de la mer (1942) © ed. Albin Michel POOR LE COMMENTAIRE _ 1. Étudiez les attitudes des protagonistes. Que révě-lent-elles de leurs sentiments profonds ? 2. Que pensez-vous du comportement de Werner von Ebrennac ? 3. La part du silence dans le texte. 4. Pourquoi I'officier allemand préfěre-t-il le silence de ses hdtes á I'accueil favorable de la population de Saintes ? 5. Le Silence de la mer a connu un succěs considerable, mais il a été critique également par les résistants qui lui reprochaient de donner un portrait flatteur de l'occu-pant. Qu'en pensez-vous ? 444