SEPTIEME APPARITION « Ta larme sur les cils de tes paupieres rompt la malediction au-dessus des toils tout cela qui pese sur mon cceur: pour vous pourtant j'ai desire le chant. » JAROSLAV SEIFERT Elle est ainsi, la geante au pied boiteux, la Pleurante des rues de Prague, elle porte dans les plis de ses hardes couleur de terre et de muraille des noms, des visages et des voix par milliers et milliers. Elle recele tant de noms dans les replis de sa robe effilochee qu'ils pourraient, tous ces noms, former un peuple. Comme les noms graves sur les murs des memoriaux. Elle retient le timbre de chaque voix, - toutes ces voix qui susurrent dans l'ombre de ses plis et s'en echappent par instants, une a une, ainsi que des abeilles se detachant d'un essaim pour s'en aller voleter dans la lumiere du jour. Et elle connait au plus intime les visages de tous ces etres, elle rend visages a toutes ces voix, a 59 ces noms. Elle les seme sur son passage, grains de lumiere, lueurs fugaces. Tous les tissus qui vetent son grand corps immateriel sont comme autant de suaires. Elle n'est cependant nullement un fantome, une fossilisation du passe. Elle n'est pas davan-tage une prophetesse. Elle n'annonce rien. Elle est la peau du temps; du temps qui passe et glisse et disparait, et sans cesse s'avance dans la clarte du jour, et sans cesse s'efface dans 1'ombre, dans la brume, s'enfonce dans la nuit puis resur-git au jour. Elle est le mysterieux frisson qui par-court la peau du temps, la fait trembler. Un frisson de fatigue, d'emoi, de tendresse ou de peine. Mais jamais de colere. Non, jamais, lors de ses apparitions, il n'y eut en elle, autour d'elle, la moindre vibration de violence. Elle est la peau du temps, du temps des hommes. La tendre et vulnerable peau du visage et du corps des humains. La peau du cceur humain. Elle est l'infiniment doux frisson de compassion qui parcourt cette peau vaste comme le monde et longue comme l'histoire. Peut-etre est-elle l'echo lointain de la pitie de Dieu. Cette pitie immense, immense et inces-sante, qui parcourt le monde en suppliant qu'on la recoive, qu'on ecoute sa plainte. Cette pitie manante qui traverse l'histoire en boitant sous le fracas sans cesse recommence des guerres, des crimes, de tout le sang verse. Mais on la chasse de partout, on ne sait qu'alourdir le poids de sa dou-leur, le poids de 1'ombre et du sang et des larmes dans les plis de sa robe en haillons. Elle ne se lasse cependant pas d'en appeler ä chacun, ä tous. Un soir elle apparut comme jamais encore elle ne s'etait montrée. Elle se tenait assise au flanc de la colline de Vyšehrad. Sa taille et son volume n'etaient plus seulement ceux ďune géante, mais ďun colosse démesuré. Colosse étrange dont la silhouette était diaphane et qui semblait sans force. Son corps avait la translucidité du verre, ou d'une pierre de lave. Les lueurs et les ombres du soir la traversaient. Elle se tenait assise, les mains posées sur ses lourds genoux écartés ainsi qu'une paysanne pre-nant un instant de repos sur un talus au bord d'un champ á la tombée du jour. La ville, dont les lumiěres s'allumaient, s'etendait á ses pieds. Elle trónait, immobile, en humble majesté. Et soudain elle pencha légěrement son buste en 60 61 avant, ouvrit les bras et les tendit vers la ville, comme si elle invitait la ville entiere a venir se coucher sur ses genoux, a venir se reposer entre ses bras. Et elle souleva la ville, tout doucement. Elle la • souleva comme une mere son enfant, et la posa sur ses genoux pour la bercer. Et les voix mornes des haut-parleurs de la gare de Smichov, annon-cant de l'autre cote du fleuve les departs et les arrivees des trains, se mirent a chantonner une berceuse. Les haut-parleurs de la gare repan-daient dans le soir la calme chanson murmuree par la geante. Et pendant un instant la rumeur de la ville se fit legere comme un souffle d'enfant assoupi, et le fleuve qui ruisselait entre les bras de la geante prit l'eclat d'une larme luisant au bord des cils d'un tout petit enfant qui vient de rece-voir consolation et apaisement apres un grand chagrin. Les cygnes et les canards se regrou-perent le long des berges, glisserent leurs tetes sous leurs ailes. Et le reflet des ponts sur l'eau s'eclaira jusqu'a prendre la couleur du lait tandis que les tintinnabulements des tramways s'egre-naient en grelots argentins qui semblaient prove-nir des premieres etoiles. Un instant, juste un instant, toute la ville fut bercee sur les genoux de la geante, fut envelop-pee dans ses bras, caressee par le chant qui mon- tait de son ventre, de ses entrailles de terre et de racines, de son cceur tintant de larmes au gout de lait. Un instant, un merveilleux instant, la ville fut délestée de son siěcle de plomb et de crasse et de sang, et retrouva le tres beau songe de ses ori-gines; elle se souvint de ce jour de legendě oú la princesse Libuše présagea sa splendeur et sa gloire á venir. S'enfonca-t-elle dans la colline, dans la roche, ou bien s'eloigna-t-elle du cóté de Podolí? D'un coup la géante n'etait plus la. La ville était revenue á son socle, á son quotidien, á ses bruits et ses clignotements de lumiěre. Peut-étre la géante venait-elle de se glisser dans le train qui alors traversa le pont de fer dans un roulis sonore, éclaboussant le fleuve de carrés de lumiěre pále. Les haut-parleurs de la gare de Smíchov annoncěrent 1'arrivée du train á destination de Plzeň, Stříbro, Mariánské-Lázně, Cheb. La ville était revenue á son present maussade, á sa rugosité. La ville, dont on avait si souvent, si longtemps, assombri la splendeur et la gloire, á laquelle on volait depuis des décennies la Uberte et la fierté, retombait dans sa torpeur. Mais deux années plus tard la ville s'ebroua de sa trop longue et aměre torpeur, et ce sursaut qui 62 63 allait devenir complet bouieversement naquit la-haut, sur la colline de Vyšehrad. Comme si l'orgueil que la princesse Libuše avait autrefois HUITIĚME APPARITION éprouvé pour sa ville s'etait soudain ranimé, embrasé. «Nous ne sommes pas seuls á souffrir ainsi, penses-y. Pense á loules ces mines de families défaites, á toutes ces braises qui s'eieigneni. II ne serait pas decent de porter un trop grand bon-heur lorsque souffre Dieu, et qu'on a tellement salt le visage de Vhomme. » JAN ZAHRADNIČEK Ce n'est pas seulement au fil des rues, au gré du vent ou de la brume, de la lumiěre et de la neige, qu'elle apparait. Ce n'est pas seulement le long de vieilles facades de maisons á l'abandon, dans des bosquets de Hlas ou á flanc de colline, qu'elle manifeste son imprévisible presence. C'est aussi bien dans des lieux clos, - des chambres, des boutiques, des cafes. C'etait dans une chambre d'hote, aux murs tapissés de papier á fleurs. Ce papier était déjá ancien, fané, assez sali et měme écorché par 65