j ' Uisparaitre derriere son oeuvre, cela veut dire renon-cer au role d'homtne public. Ce ifest pas Facile aujourd'hui ou tout ce qui est tanl soit peu important doit passer par la scene insupportablement eclairee des mass media qui, oontrairement a Fintention de Flaubert, font disparaitre Fncuvre derriere l'image de son auteur. Dans cette situation, a laquelle per-sonne ne peut entierement eehapper, l'observation de Flaubert nr apparait presque comme une mise en garde : en se pretant au role d'homme public, le romancier met en danger son oeuvre qui risque d'etre consideree comme un simple appendice de ses gestes, de ses declarations, de ses prises de position. Or, le romancier n'est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu'a dire qu'il n'est memejias [e pqrte-piaroje de ses propres idees. Quand Tolstoi'a esquisse la premiere variante d\lnna Kareninc, Anna etait une femme tres antipathique et sa fin tragique n'etait que justifiee et meritee. Fa version definitive du roman est bien differente, mais je ne crois pas que Tolstoi ait change entre-temps ses idees morales, je dirais plutot que, pendant Fecriture, il ecotitait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. 11_ ecoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman. Totis les vrais roman-ciers sont a 1 ecoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Fes romanciers qui sont plus intelligents que leurs ceuvres devraient changer de metier. Mais qu'est-ce que cette sagesse, qu'est-ce que le Si le prix le plus important que décerne Israel est destine á la littérature internationale, ce n'est pas, me semble-t-il, le fait du hasard mais d'une longue tradi-tion. En effet, ce sont les grandes personnalités juives qui, éloignecs de leur terre originelle, élevées au-dessus des passions nationalistes, ont toujours montré une sensibilitě exceptionnelle pour une Europe supranationale, Europe concue non pas comme ter-ritoire mais comme culture. Si les Juifs, měme aprěs avoir été tragiquement décus par 1'Europe, sont pourtant restés fiděles á ce cosmopolitisms euro-péen, Israel, leur petite patrie enfin retrouvée, surgit á mes yeux comme le veritable ceeur de 1'Europe, étrange cceur place au-delá du corps. Cest avec une grande emotion que je reeois aujourd'hui le prix qui porte le nom de Jerusalem et l'empreinte de ce grand esprit cosmopolite juif. Cest en romancier que je le reeois. Je souligne, romancier, K je ne dis pas écrivain. Fe romancier est celui qui, selon Flaubert, veut disparaitre derriere son ceuvre. 185 roman ? II y a un proverbe juif admirable : L'hoiiiuie pense, Dicu rii. Inspire par cette sentence, j'aime ima-giner que Francois Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que e'est ainsi que 1'idee du premier grand roman europeen est nee. 11 me plait de penser que Fart du roman est venu au monde comme Fecho du rire de Dieu. . . ~ Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l'homme qui pense ? Farce que l'homme pense et la verite lui echappe. Farce que plus les hommes pensent, plus la pensee de Fun s'eloigne de la pensee de Fautre. Et enfin, parce que l'homme n'est jamais ce qu'il pense etre. Cest a Faube des Temps modernes que cette situation fondamentale de l'homme, sorti du Moyen Age, sc revele : don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la verite du monde mais la verite de leur propre moi se derobent a eux. Fes premiers romanciers europeens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l'homme et ont fonde sur elle Fart nou-veau, Fart du roman. Francois Rabelais a invente beaucoup de neolo-gismes qui sont ensuite enures dans la langue franchise et dans d'autres langues, mais un de ces mots a etc oublie et on peut le regretter. Cest le mot ugc-laste ; il est repris du grec et il veut dire : celui qui ne rit pas, qui n'a pas le sens de l'humour. Rabelais detestait les agelastes. 11 en avait peur. II se plaignait que les agelastes fussent si« atroce^-contre lui» qu'il avait failli cesser d'ecrire, et pour toujoui~s. II n'y a pas de paix possible entre le romancier et Fagelaste. N'ayant jamais entendu le rire de Dieu, 186 187 js agelastes sont persuades que la verite est claire, que tous les hommes doivent penscr la mcrae chose et qu'eux-memes sont exactement ce qu'ils pensent etre. Mais c'est precisement en perdant la certitude de la verite et le consentement unanime des autres. que l'humme devient individu. Le roman. c'est le paradis imaginajre des ladiyidus._C'est le terntoire ou personne n'est possesseur de la verite, ni Anna ni Karenine, mais ou tous ont le droit d'etre compris, et Anna et Karenine. " Dans le troisieme livre de Gargantua et Panta-gruel, Panurge, le premier grand personnage roma-nesque qu'ait connu l'Europe, est tourmente par la question : doit-il se marier ou non ? II consulte des medecins, des voyants, des professeurs, des poetes, des philosophes qui a leur tour citent Hippocrate, Aristote, Homere, Heraclite, Platon. Mais apres ces enormes recherches erudites qui occupent tout le livre, Panurge ignore toujours s'il doit ou non se marier. Nous, lecteurs, nous ne le savons pas non plus mais, en revanche, nous avons explore sous tous les angles possibles la situation aussi cocasse qu'ele-mentaire de celui qui ne sait pas s'il doit ou non se marier. L'erudition de Rabelais, si grande soit-elle, a done un autre sens que celle de Descartes. La sagesse du roman est diffcrente de celle de la philosophic Le roman est ne non pas de Pesprit theorique mais de Pesprit de l'humour. Un des echecs de l'Europe est de n'avoir jamais compris l'art le plus europeen - le roman ; ni son esprit, ni ses immenses connaissances reponse a la question : qujest-ce que 1'existence humaine.etoa reside sa poesie ? Lcscontempbraihs de Sterne, Fielding par exemple, ont su surtout goti-ter rextraordinaire charme de Taction et de Taven-turc. La reponse sous-entendue dans le roman de Sterne est diffcrente : la poesie, selon lui, reside non pas dans Taction mais dans Vinterruption de factum. Peut-etre, indirectement, un grand dialogue s'est-il engage ici en ire le roman et la philosophic. Le rationalisme du xvmc siecle repose 'sur la phrase fameuse de Leibniz : nihil est sine ralwne. Rien de ce qui est n'est sans raison. La science slimulee par celle conviction examine avec acharncment le pour-qmn de toutes choses en surte que tout ce qui est parait explicable, done calculable. L'homme qui veut que sa vie ait un sens renonce a chaque geste qui n'aurait pas sa cause et son but. Toutes les biographies sont ecrites ainsi. La vie apparait comme une trajectoire lumineuse de causes, d'effets, d'echecs et de reussites, et l'homme, fixant son regard impatient sur Tenchainement causal de ses actes, accelere encore sa course iblle vers la mort. Face a cette reduction du monde a la succession causale d'evenements, le roman de Sterne, par sa seule forme, affirme : la poesie n'est pas dans Taction mais la ou Taction s'arrete ; la ou le pont entre une cause et un effet est brise et ou la pensee vagabonde dans une douce liberie oisive. La poesie de 1'existence, dit le roman de Sterne, est dans la digression. Elle est dans Tincalculable. File est de l'autre cote de la causalite. Elle est sine ratione, sans raison. Elle est de l'autre cote de la phrase de Leibniz. et decouvertes, ni Tautonomie de son histoire. L'art inspire par le rire de Dieu est, par son essence, non pas tributaire mais eontradicteur des certitudes ideo-logiques. A l'instar de Penelope, il defait pendant la nuit la tapisserie que des theologiens, des philosophes, des savants ont ourdie la veille. Ces demiers temps, on a pris Thabitude de dire du mal du xviiT" siecle et on est arrive jusqu'ä ce cliche : le malheur du totalitarisme russe est Tceuvre de l'Europe, notamment du rationalisme athee du siecle des Lumieres, de sa croyance en la toute-puissance de la raison. Je ne me sens pas competent pour polemiquer contre ceux qui rendent Voltaire responsable du goulag. Par contre, je me sens competent pour dire : le xviue siecle n'est pas settlement celui de Rousseau, de Voltaire, d'Holbach, mais aussi (sinon surtout!) celui de Fielding, de Sterne, de Goethe, de Laclos. De tous les romans de cette epoque, c'est Tristram Shandy de Laurence Sterne que je preiere. Un roman curieux. Sterne Touvre par Invocation de la nuit oü Tristram fut concu, mais ä peine commence-t-il ä en parier qu'une autre idee le seduit aussitöt, et cette idee, par libre association, appelle une autre reflexion, puis une auu'e anecdote, en sorte qu'une digression suit l'autre, et Tristram, heros du livre, est oublie pendant une bonne centaine de pages. Cette facon extravagante de composer le roman pourrait apparailre comme un simple jeu formel. Mais, dans Tart, la forme est toujours plus qu'une forme. Chaque roman, bon gre mal gre, propose une On ne petit done pas juger l'esprit d'un siecle exclusivement scion ses idees, ses concepts theo-riques, sans prendre en consideration Tart et parti-culierement le roman. Le xixe siecle a invente la locomotive, et Hegel etait sür d'avoir saisi l'esprit meine de l'Histoire universelle. Flaubert a decouvert la betise. J'osc dire que c'est la la plus grande decou-verte d'un siecle si tier de sa raison scientitique. Bien sür, nieme avant Flaubert on ne doutait pas de 1'existence de la betise, mais on la comprenait un peu difieremmcnt : elle etait considcree comme une simple absence de connaissances, un defaut corrigible par l'instruction. Or, dans les romans de Flaubert, la betise est une dimension inseparable de_ 1'existence humaine. Elle accompagne la pauvre Emma ä travers ses jours jusqu'ä son lit d'amour et jusqu'ä son lit de mort au-dessus duquel deux redou-tables agelastes, Homais et Bournisien, vont encore longuement echanger leurs inepties comme une sorte d'oraison funebre. Mais le plus choquant, le plus scandaloux dans la vision (laubertienne de la betise est ceci : la betise ne s'eiiace pas devant la science, la technique, le pt ogres, la mydern.itCi.au "contraire, avec le progres, elle progresse elle aussi! Avec une passion mechanic, Flaubert collection-nail les tommies stereotypees que les gens autour de lui prononyaient pour paraitre intelligcnts et au cou-rant. II en a compose un celebre Diciionnaire des idees recites. Servons-nous de ce litre pour dire : la betise moderne signitie non pas l'ignoranee mais la UOH-t)i'llSi'r des idee\ iv ■: \íXx.*í* Quelque quatre-vingts ans apies que Flaubert a imagine son Bin ma Bovary, dans les années trente de noire siecle, un autre grand romaneier, Hermann Broch, parlera de TcHori heroíque du roman moderně qui suppose á la vague du kitsch mais finira par étre terrassé par lui. Le nun kitsch designe i'attitude de celu i qui vein plaire á lout prix et au plus grand nombre. Four plaire, II Taut confirmer ce que tout le monde veut entendre, étre au service des idées reeues. Le kitsch, e'est la traduction de la bčtise des idées reyues dans le langage de la beauté et de Icmo-tion. II nous arrache des larmes d'attendrissement stir nous-mémes, sur les banalités que nous pensons et sentons. Aprěs cinquante ans, aujourd'hui, la phrase de Broch devienl encore plus vraie. Vu la nécessité imperative de plaire' et de gagner'ainsi Fattendon du plus grand nombre, resthétique des mass media est inévitablemcnt celle du kitsch ; et au fur et á mesure que les mass media cmbrassent et inliltreiu loute notre vie, le kitsch devicnt notre esiheiique et notre morale quoiidiennes. Jusqu'a une' 192 epoque reeenle, le modernisme signifiait une revolie non-conlnrmi'Uc cr\ntre les idees reeues et le_kitseh. \- Aujourd'hui, la modernite se confond_avec rimmense viiuliie mass-mediatiquc^ci. etre moderne. signilie un_ effort elTrene pour etre a jour, etre conforme, giro tmcore plus eonforme_que les plus conkjjmes..La modernite a revetu la robe du kitsch. Les agelasies, la non-pensee des idees reeues, le kitsch, e'est le seul et memo eunemi tricephalc de l'art nc eomme l'echu du rire de Dieu et qui a su ereer ce tascinant espace imaginairc ou personne h'est possesseur de la verite et ou 'cTiiaeun ale droit (Telre compiIsTT;et espace Imaginairc est. ne avec l'liurope moderne. il est 1'image de l'Europe ou, au moins. untie love de l'liurope, reve maintes Ibis trahi mais pourt.ant assez fort pour nous unir tous dans la Irateinite qui depasse de loin notre petit continent. Mais nous savons que le monde ou 1'indi-vidu est respecte (le monde imaginairc du roman, et eclui reel de l'liurope) est fragile et perissable. On voit a 1'horizon des armees d'agelastes qui nous guettent, lit piecisement en cette epoque de guerre non dcclaree et permanente, et dans cette ville au deslin si dramauque ct cruel, jc me suis decide a ne_ parler que duqojjnan. Sans doute avez-vous compris que ce n'est pas de ma part une forme d evasion devant les questions elites graves. Car si la culture europeenne me parail aujourd'hui menacce, si cjlc est menacce de l'exlericur et de l'interieur_dans ce qu'elle a dc plus precieux, son respect pour Findi-vidu, respect pour sa pensee originate ct pour son 193 i^ll1.J. unLvie pnvee inviolable, aim s, me semble-t-il, cetle essence precicuse de l'esprit europecn est deposee comme dans une boile d'argenr dans I'his-toire du roman, dans la sagesse du roman. C'cst a cette sagesse que, dans ce discours de rernerciemcnr, je.voulais rendre hommage. Mais" il est temps' dc*" marreter. J'etais en train d\»ublier que Dieu nt quand ii me voit pensei roman. L'approche psychologique, les premiers nar-rateurs européens ne la connaissent měme pas. Boc-cace nous raconte simplement des actions et des aventures. Cependant, derriěre toutes ces histoires amusantes, on discerne une conviction : c'est par Taction que Vhomme sort de Yurúvers, répéútií du qyvoúůien. ou \oMt \e monde ressemble a tout \e monde, c'est par 1'action qu'il se distingue des autres et qu'il devient individu. Dante l'a dit : » En toute action, l'intention premiere de celui qui agit est de reveler sa propre image. » Au commencement) Taction est comprise comme Tautoportrait de celui qui agit. Quatre siécles aprěs Boccace, Diderot est plus sceptique : son Jacques le Fataliste séduitla fiancee de son ami, il se soule de bonheur, son pére lui file une raclée, un regiment passe par lá, de dépit il s'enrole, á la premiére bataille il recoit une balle dans le genou et boite jusqu'a sa mort. H pensait commence: une aventure amoureuse, alors qu'en réalité il avancait vers son infirmité. II ne peut jamais se reconnaitre dans son acte. Entre I'acte et lui, une fissure s'ouvre. L'homme veut reveler par Faction sa propre image, mais cette image ne lui ressemble pas. Le caractere paradoxal de Taction, c'est une des grandes découvertes du roman. Mais si le moi n'est pas saisissable dans Taction, oú et comment peut-on le saisir ? Le moment arriva alors oú le roman, dans sa quěte du moi, dut se détourner du monde visible de Taction et se pencher sur Tinvisible de la vie inté-rieure. Au milieu du xviir5 siěcle Richardson découvre la forme du roman par lettres oú les per- 36 sonnages confessent leurs pensees et leurs sentiments. C. S. : La naissance du roman psychologique ? M. K. : Le terme est, bien sur, inexact et approxi-mauf. Evitons-le et utilisons une periphrase : Richardson a lance le roman sur la voie de Texplo-ifsraaori de la vie interieure de Thomme. On connait ses „grands continuateurs : k Goethe de Werther, Laclos, Constant, puis Stendhal et les ecrivains de son siecle. L'apogee de cette evolution se trouve, me semble-t-i, chez Proust et chez Joyce. Joyce analyse quelque .chose d'encore plus insaisissable que le «temps perdu » de Proust: le moment present. II n'y a appa-remment rien de plus evident, de plus tangible et palpable que le moment present. Et pourtant, il nous echappe completement. Toute la tristesse de la vie est la. Pendant une seule seconde, notre vue, notre ouie, notre odorat enregistrent (sciemment ou a leur insu) une masse d'evenements et, par notre tete, passe un cortege de sensations et d'idees. Chaque instant represente un petit univers, irremediable-ment oublie a Tinstant suivant. Or, le grand microscope de Joyce sait arreter, saisir cet instant fugitif et nous le faire voir. Mais la quete du moi finit, encore une fois, par un paradoxe : plus grande est Toptique du microscope qui observe le moi, plus le moi et son unicite nous echappent: sous la grande lentille joy-cienne qui decompose Tame en atomes, nous sommes tous pareils. Mais si le moi et son caractere unique ne sont pas saisissables dans la vie interieure de Thomme, ou et comment peut-on les saisir ? 37 Le chemin du roman se dessine comme une his-toire parallele des Temps modernes. Si >e me retourne pour Tembrasser du regard, il m'apparait etrangement court et clos. N'est-ce pas don Quichotte lui-meme qui, apres trois siecles de voyage, revient au village deguise en arpenteur ? II etait parti, jadis, pour choisir ses aventures, et mainte-nant, dans ce village au-dessous du chateau, il n'a plus de choix, Taventure lui est imposee : un miserable contentieux avec Tadrninistration ä propos d'une erreur dans son dossier. Apres trois siecles, que s'est-il done passe avec Taventure, ce premier grand theme du roman ? Est-elle devenue sa propre parodie ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Que le chemin du roman se termine par un paradoxe ? Oui, on pourrait le penser. Et il n'y en a pas qu'un, ces paradoxes sont nombreux. Le Brave Soldat Chvetk est peut-etre le dernier grand roman populate. N'est-il pas etonnant que ce roman comique soil en meme temps un roman de guerre dont Taction se deroule dans Tarmee et sur le front ? Que s'est-il done passe avec la guerre et ses horreurs si elles sont devenues sujet ä rire ? Chez Homere, chez Tolstoi, la guerre possedait un sens tout a fait intelligible : on se battait pour la belle Helene ou pour la Russie. Chveik et ses compagnons se dirigent vers le front sans savoir pourquoi et, ce qui est encore plus choquant, sans s'y interesser. 20 ft Mais quel est done le moteur d'une guerre si ce n'est ni Helene ni la patrie ? La simple force voulant ^afErmer comme force ? Cette «volonte de volonte » JE_dont parkra plus tard Heidegger? Pourtant, n'a-t-elle pas ete derriere toutes les guerres depuis toujours ? Si, bien entendu. Mais cette fois-ci, chez Hasek, elle ne cherche meme pas a se masquer par un discours tant soit peu raisonnable. Personne ne exoit au babillage de la propagande, meme pas ceux qui la fabriquent. La force est nue, aussi nue que dans les romans de Kafka. En effet, le tribunal ne tirera aucun profit de Texecution de K., de meme que le chateau ne trouvera aucun profit en tracassant Tarpenteur. Pourquoi TAllemagne hier, la Russie aujourd'hui veulent-elles dominer le monde ? Pour etre plus nches ? Plus heureuses ? Non. L'agressivite de la force est parfaitement desinteressee ; immoti-vee ; elle ne veut que son vouloir ; elle est le pur irra-tionnel. Kafka et Hasek nous confrontent done a cet immense paradoxe : pendant Tepoque des Temps modernes, la raison cartesienne corrodait Tune apres Tautre toutes les valeurs heritees du Moyen Age. Mais, au moment de la victoire totale de la raison, c'est Tirrationnel pur Qa. force ne voulant que son vouloir) qui s'emparera de la scene du monde parce qu'il n'y aura plus aucun systeme de valeurs commu-nement admis qui pourra lui faire obstacle. Ce paradoxe, mis magistralement en lumiere dans Les Somnambuks de Hermann Broch, est un de ceux que j'aimerais appeler terminaux. II y en a d'aurres. 21 C S5. : Et peut-on les saisir ? M. K. : Bien sür que non. La quete du moi a tou-jours fini ex finka toujours par un paradoxal inassou-vissement. Je ne dis pas echec. Car le roman ne peut pas franchir les limites de ses propres possibilites, et la mise en lumiere de ces limites est dejä une immense decouverte, un immens« exploit cognitif. Ü n'empeche qu'apres avoir touche le fond qu'implique l'exploration detaillee de la vie inte-rieure du moi, les grands romanciers ont commence ä chercher, consciemment ou inconsciemment, une nouvelle orientation. On parle souvent de la trinke sacree du roman moderne : Proust, Joyce, Kafka. Or, selon moi, cette trinke n'existe pas. Dans mon his-toke personnelle du roman, c'est Kafka qui ouvre la nouvelle orientation : orientation post-proustienne. La maniere dont il concoit le moi est tout ä fait inat-tendue. Par quoi K. est-il defini comme etre unique ? Ni par son apparence physique (on n'en sait rien), ni par sa biographie (on ne la connait pas), ni par son nom (il n'en a pas), ni par ses souvenirs, ses penchants, ses complexes. Par son comporte-ment ? Le champ libre de ses actions est lamentable-ment limite. Par sa pensee interieure ? Oui, Kafka suit sans cesse les reflexions de K., mais celles-ci sont exclusivement toumees vers la situation presente : qu'est-ce qu'il faut fake la, dans l'immediat ? aller a rinterrogatoke ou s'esquiver? obek ä l'appel du pretre ou non? Toute la vie interieure de K. est absorbee par la situation oil il se trouve piege, et rien de ce qui pourrait depasser cette situation (les souve- 38 Faussement mondiale. Elle ne concernait que l'Euxope, et encore pas toute l'Europe. Mais l'adjectif « mondial » exprkne d'autant plus eloquemment la sensation d'horreur devant le fait que, desormais, rien de ce qui se passe sur la planete ne sera plus affake locale, que toutes les catastrophes concernent le monde entier et que, par consequent, nous sommes de plus en plus determines de I'exterieur, par les situations auxquelles personne ne peut echap-per et qui, de plus en plus, nous font ressembler les uns aux autres. Mais comprenez-moi bien. Si je me situe au-dela du roman dit psychologique, cela ne veut pas dke que je veux priver mes personnages de vie interieure. Cela veut settlement dke que ce sont d'autres enigmes, d'autres questions que mes romans poursuivent en premier lieu. Cela ne veut pas dke non plus que je conteste les romans fascines par la psychologic Le changement de situation apres Proust me remplit plutot de nostalgie. Avec Proust, une immense beaute s'eloigne lentement de nous. Et pour toujours et sans retour. Gombrowicz a eu une idee aussi cocasse que geniale. Le poids de notre moi, dit-il, depend de la quantite de population sur la planete. Ainsi Demo-crite representait-il un quatre-cent-millionieme de l'humanite; Brahms un milliardieme; Gombrowicz lui-meme un deux-milliardieme. Du point de vue de cette arithmetique, le poids de l'kifini proustien, le poids d'un moi, de la vie interieure d'un moi, devient de plus en plus leger. Et dans cette course vers la legerete, nous avons franchi une limite fatale. i de K-, ses reflexions metaphysiques, ses considerations sur les autres) ne nous est revele. Pour i Proust, l'univers interieur de 1'homme constituait un ; miracle, un infini qui ne cessait de nous etonner. --Mais la n'est pas 1'etonnement de Kafka. II ne se : demande pas quelles sont les motivations interieures .qui determinent le comportement de rhomme. II pose une question radicalement differente : quelles sont encore les possibilites de l'homme dans un monde oü les determinations exterieures sont deve-nues si ecrasantes que les mobiles Interieurs ne pesent plus rien ? En effet, qu'est-ce que cela aurait pu changer au destin et ä l'attitude de K. s'il avait eu des pulsions homosexuelles ou une douloureuse his-toire d'amour derriere lui ? Rien. C. S. : C'est ce que vous dites dans L'Insoutenable Legerete de I'etre :«Le roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de ce qu'est la vie humaine dans le piege qu'est devenu le monde. » Mais qu'est-ce que cela veut dke, piege ? M. K.: Que la vie soit un piege, 9a, on l'a toujours su : on est ne sans l'avok demande, enferme dans un corps qu'on n'a pas choisi et destine ä mourir. En revanche, l'espace du monde procurait une permanente possibilite d'evasion. Un soldat pouvait deserter l'armee et commencer une autre vie dans un pays voisin. Dans notre siecle, subitement, le monde se referme autour de nous. L'evenement decisif de cette transformation du monde en piege a sans doute ete la guerre de 14, appelee (et pour la premiere fois dans l'Histoke) guerre mondiale. 39 -C. S.:« L'insoutenable legerete » du moi est votre obsession, depuis vos premiers ecrits. Je pense a Bisibles amours ; par exemple, a la nouvelle Edouard etDieu. Apres sa premiere nuit d'amour avec la jeune Alice, Edouard fut saisi d'un bizarre malaise, decisif