Une poesie NOUVELLf : Yves Bonnefoy L'Arriere-Pays 1972 « Pourquoi ne pouvons-nous dominer ce qui est, comme du rebord ďune terrasse ? Exister, mais autrement qu'á la surface des choses, au tournant des routes, dans le hasard: comme un nageur qui piongerait dans le devenir puis remonterait couvert d'algues, et plus large de front, ďépaules - riant, aveugle, divin ? » demande Yves Bonnefoy au debut de ĽArriére-Pays. Serions-nous done condamnés á toujours préférer le pays de lá-bas á cet ici oil notre esprit et notre corps restent en souffrance? L'ailleurs que nous désirons n'est-il pas la beauté mécon-nue du monde ou nous vivons ? Ä sa maniere, le poéte reprend et développe dans la prose de ĽArriére-Pays des interrogations voisines de celles de Baudelaire (« L'lnvita- tion au voyage ») et de Mallarme (« Brise marine »). En 1987, Yves Bonnefoy reeditera L'Arriere-Pays, ainsi que d'autres textes en prose (Rue Traversiere, Remarques sur la couleur, L'Origine dela parole) dans un volume intitule Recits en reve. Ce titre est significatif: les pages rassem-blees allient recit et reverie. Plus qu'elles ne racontent une histoire, elles investissent avec precaution une pensee ou un paysage. Ces Recits en reve sont done aussi bien des recits reveurs, ou des reves de recits. II s'agit d'observer les imprevisibles glissements qui, au hasard d'un souvenir ou d'une sensation, conduisent du paysage reel des choses a ses secrets arriere-plans oü «l'absolu se declare ». « Ici, dans cette promesse, est done le lieu » Ce texte est le premier paragraphe de L'Arriere-Pays. D'emblee, le poete y affirme avec force combien l'ailleurs lui est sensible au sein de la realite meme. J'ai souvent eprouve un sentiment d'inquietude, a des carrefours. n me semble dans ces moments qu'en ce lieu ou presque : la, a deux pas sur la voie que je n'ai pas prise et dont deja je m'eloigne, oui, e'est la que s'ouvrait un pays d'essence plus haute, ou j'aurais pu aller vivre et que desormais j'ai perdu. Pourtant, rien n'indiquait ni meme ne suggerait, a l'mstant du choix, qu'il me falhlt s - m'engager sur cette autre route. J'ai pu la suivre des yeux, souvent, et verifier qu'elle n'allait pas a une terre nouvelle. Mais cela ne m'apaise pas, car je sais aussi que l'autre pays ne serait pas remarquable par des aspects mimagines des monuments ou du sol. Ce n'est pas mon gout de rever de couleurs ou de formes inconnues, ni d'un depassement de la beaute de ce monde. J'aime la terre, ce que je vois me comble, et il m'arrive meme de croire que la ligne pure des rimes, la majeste des 10 —arbres, la vivacite du mouvement de 1'eau au fond d'un ravin, la grace d'une facade d'eglise, puisqu'elles sont si intenses, en des regions, a des heures, ne peuvent qu'avoir ete voulues, et pour notre bien. Cette harmonie a un sens, ces paysages et ces especes sont, figes encore, enchantes peut-etre, une parole, il ne s'agit que de regarder et d'ecouter avec force pour que l'absolu se declare, au bout de nos errements. Ici, dans cette promesse, est done le lieu. Yves Bonnefoy, L'Arriere-Pays (1972), ed. d'Art Albert Skira, Geneve. Comme passe une ondee, dans cnaque neur, La part impérissable de la vie. "ed- Mercure de France. Ce qui fut sans lumiěre 1987 Le langage, comme Forée du bois, donne sur 1'inconnu. Les mots poussent comme des ronces a la lisiere du silence et de Fobscurité. 10 I Tu me dis que tu aimes le mot ronce, Et j'ai lá l'occasion de te parler, Sentant revivre en toi sans que tu le saches Encore, cette ardeur qui fut toute ma vie. Mais je ne puis rien te répondre : car les mots Ont ceci de cruel qu'ils se refusent Ä ceux qui les respectent et les aiment Pour ce qu'ils pourraient étre, non ce qu'ils sont. Et ne me restent done que des images, Soit, presque, des énigmes, qui feraient Que se détoumerait, triste soudain, Ton regard qui ne sait que ľévidence. C'est comme quand il pleut le matin, vois-tu, Et qu'on va soulever l'etoffe de l'eau is Pour se risquer plus loin que la couleur Dans 1'inconnu des flaques et des ombres. H Et pourtant, c'est bien l'aube, dans ce pays Qui m'a bouleverse et que to aimes. La maison de ces quelques jours est endormie, 20 Nous nous sommes glisses dans l'etemel. Et l'eau cachee dans l'herbe est encore noire, Mais la rosee recommence le ciel. L'orage de la nuit s'apaise, la nuee A mis sa main de feu dans la main de cendre. Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lurmere_(1987), ' ed. Mercure de France. Unf potbiF NOuvfLLF André Du Bauchet Carnets 1952-1956, publiés en 1990 II est interessant de rapprocher le poéme qui precede des Carnets, dates de la méme époque. Leurs notations prépa-rent et accompagnent en effet la composition poétique. André Du Bouchet empörte ces carnets dans ses marches. II y consigne des reflexions, des perceptions rapides ou des sensations brutes avec lesquelles il s'efforce ensuite (de retour dans la « chambre » qui est l'espace de son travail) de construire un texte tout á la fois elliptique et coherent. Ces Carnets n'ont été publiés qu'en 1990, par les soins de Michel Collot (universitaire, specialisté de l'ceuvre de Du Bouchet), qui rapporte, á leur propos, cette curieuse anecdote : « Un soir d'ete, le poete, rentrant d'une de ses marches, ne retrouva pas le carnet, relie de cuir, qu'il avait empörte avec lui. L'ayant cherche vainement le lendemain en refaisant le parcours, il crut l'avoir perdu. Ce n'est qu'un an plus tard que, retournant en hiver dans une foret normande, il decouvrit par hasard, au pied d'un arbre, son carnet detrempe d'humidite. De retour ä Paris, il le mit a secher sur les rayonnages de sa bibliotheque. Une nuit, il fut reveille par un bruit insolite : un immense et süperbe papillon voletait dans la chambre. II s'etait echappe d'entre les pages du carnet, qui lui avait servi de cocon. » « Juillet 1952 » Voici l'ensemble des notes copiées sur son carnet par André Du Bouchet en juillet 1952. Elles définissent précisément sa poétique. juillet 1952 j'ecris dans mon earner en braise. ... le monde est vraiment k nu, ä vif dans les talons ... je dois avoir un ceil ou la route brulerait moms o je travaille dans cette matiere humame (les mots) je tire un materiel inhumam 10 de cette matiere humaine - pour durer. o je sms plus loin de moi que de 1'horizon o mes carnets ne servent qu'a faire bruler mon feu. o ... e'est toujours l'autre objet que is je cherche - celui qui est cache dernere le premier ecran invisible le Hot de vent et quand j'attems I ecran 20 le but n'a pas bouge - de quelques pas eloigne - je voyage depuis quelques annees -il ne bouge pas -je le porte en moi - ä quelques pas de moi - c'est l'horizon tout entier arbres : c'est comme si l'eau 30 se mettait ä parier O ... suspendu a tes levres j'attendais que la realite 35 parle O ... quand je voyais ce qui restait quand je n'etais plus la j'etais rentre dans 1'objet froid. O 40 je ne vis pas - je suis vecu - ce n'est pas moi qui me fais vivre - ... poesie, contact pur et simple O 45 ... je sors dehors - la ou l'homme n'est pas il est - avec moi - dans ma chambre et c'est pour cela que je sors. O axiome de la poesie : que cela soit mdémontrable so et jamais gratuit. André Du Bouchet, Carnets (1952-1956, publiés en 1990), éd Plön • a>.'-'n- .s e X5 ' , ^ tí l« 41. ■'S-"'? «Ja,vy ■ Une petite sceur du Bengále avec un tigre de Saint-Vin-.,i cent-de-Paul Un professeur de porcelaine avec un raccommodeur de j philosophic >j Un contrôleur de la Table Ronde avec des chevaliers de ,i la Compagnie du Gaz de Paris Un canard á Sainte-Hélěne avec un Napoleon á l'orange Un conservateur de Samothrace avec une victoire de cimetiěre Un remorqueur de famille nombreuse avec un pere de haute mer Jacques Prévert 391 lÜn membre de la prostate avec une hypertrophic de p I'Academie francaise |lln gros cheval in partibus avec un grand évéque de Ii cirque lÜn contróleur á la croix de bois avec un petit chanteur §!. d'autobus min Chirurgien terrible avec un enfant dentisté »Et le general des huitres avec un ouvreur de Jésuites. iPonles BARBARA Rappelle-toi Barbara II pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-la Et tu marchais souriante Epanouie ravie rüisselante Sous la pluie Rappelletoi Barbara 11 pleuvait sans cesse sur Brest Et je ťai croisée rue de Siam Tu souriais Et moi je souriais de měme Rappelfetoi Barbara Toi que je ne corinaissais pas Toi qui ne me connaissais pas Rappelletoi Rappelle-toi quand méme ce jour-la N'oublie pas Un homme sous un porche s'abritait Et il a crié ton nom Barbara Et tu as couru vers lui sous la pluie Ruisselante ravie épanouie 392 Et tu t'es jetee dans ses bras Rappelle-toi cela Barbara Et ne m'en veux pas si je te tutoie Je dis tu a tous ceux que j'aime Meme si je ne les ai vus qu'une seule fois Je dis tu a tous ceux qui s'aiment Meme si je ne les connais pas Rappelletoi Barbara N'oublie pas Cette pluie sage et heureuse Sur ton visage heureux Sur cette ville heureuse Cette pluie sur la mer Sur l'arsenal Sur le bateau d'Ouessant Oh Barbara Quelle connerie la guerre Qu'es-tu devenue maintenant Sous cette pluie de fer De feu d'acier de sang Et celui qui te serrait dans ses bras Amoureusement Est-il mort disparu ou bien encore vivant Oh Barbara II pleut sans cesse sur Brest Comme il pleuvait avant Mais ce n'est plus pareil et tout est abime C'est une pluie de deuil terrible et desolee Ce n'est meme plus l'orage De fer d'acier de sang Tout simplement des nuages Qui crevent comme des chiens Des chiens qui disparaissent Au fil de l'eau sur Brest Et vont pourrir au loin Au loin tres loin de Brest Dont il ne reste rien. Paroles CE U V R E EXUDE ha Parole en archipel (1962) Le titre choisi par René Char affiche son refus ďune poesie solennelle traversée par le souffle du verbe : il tire ses effets de la trěs grande économie du Iangage. versets brefs, phrases concises. Le poéme fractionné recompose ici des paysages dont le poete s'attribue la proprietě. La poesie est ce fruit que nous serrons 1. Croupe dTles. 2. De noces. 3. Recipients contenant les cendres. 4. De «voltiger ■: voler d'un point ä un autre. 5. Ici, probable reactivation du sens etymologique: touler du talon. 6. Grande joie. 7. Comique. Char La Parole en archipel (1962) Notre parole, en archipel', vous offre, apres la douleur et le desastre, des fraises quelle rapporte des landes de la mort, ainsi que ses doigts chauds de les avoir cherchees. Tyrannies sans delta, que midi jamais n'illumine, pour vous nous 5 sommes le jour vieilli; mais vous ignorez que nous sommes aussi l'oeil vorace, bien que voile, de l'origine. Faire un poeme, c'est prendre possession d'un au-dela nuptial2 qui se trouve bien dans cette vie, tres rattache a elle, et cependant a proximite des umes3 de la mort. 10 11 faut s'etablir a 1'exterieur de soi, au bord des larmes et dans I'orbite des families, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui netait que pour nous. St l'angoisse qui nous evide abandonnait sa grotte glacee, si I'amante dans notre cceur arretait la pluie de fourmis, le Chant reprendrait. 15 Dans le chaos d'une avalanche, deux pierres s'epousant au bond purent s'aimer nues dans l'espace. L'eau de neige qui les engloutit s etonna de leur mousse ardente. L'homme fut surement le vceu le plus fou des tenebres ; c'est pourquoi nous sommes tenebreux. envieux et fous sous le puissant soleil. 20 Une terre qui etait belle a commence son agonie, sous le regard de ses sceurs voltigeantes4, en presence de ses fils insenses. Nous avons en nous d'immenses etendues que nous n'arriverons jamais a talonner5; mais elles sont utiles a 1'aprete de nos climats, propices a notre eveil comme a nos perditions. 25 Comment rejeter dans les tenebres notre cceur anterieur et son droit de retour ? La poesie est ce fruit que nous serrons, muri, avec liesse6, dans notre main au meme moment qu'il nous apparaft, d'avenir incertain, sur la tige givree, dans le calice de la fleur. 30 Poesie, unique montee des hommes, que le soleil des morts ne peut assombrir dans l'infini parfait et burlesque7. Un mystere plus fort que leur malediction innocentant leur cceur, ils planterent un arbre dans le Temps, s'endormirent au pied, et le Temps se fit aimant. Rene Char, La Parole en archipel, © ed. Gallimard (1962) ■ LECTURE METHODIQUE Le sens du texte Montrez que le poéme est une definition de I'entre-prise poétique. Montrez que celle-ci est vue comme un salut pour l'homme. Les effets de style Relevez les termes et les images qui se rapportent a la destruction et a la mort. Comment sont-ils mis en relation avec la creation poetique ? ■ 472 ■ XXe S1ĚCLE - LA NOUVELLE GENERATION POÉTIQUE