Variete 1924 Variete rassemble des « etudes litteraires», des « etudes philosophiques» des « essais quasi politiques», des elements de «theorie poetique et esthetique » augmentes de quelques reflexions sur l'enseignement formulees au cours de conferences et des « memoires du poete ». La plupart des « etudes litteraires » rendent hommage aux poetes qui ont le plus influence Valéry : Mailarme, Verlaine, les symbolistes. Cest aussi pour lui ľoccasion de réfléchir sur l'essence du langage poétique, qu'il étudiera lors de ses cours professes au College de France. Le texte donné ci-dessous fut publié pour la premiére fois en Janvier 1921 dans un numero du Gaulois consacré á Verlaine. « La poesie comporte done de grands risques...» La poesie est I'ambition d'un discours qui soit charge de plus de sens, et mélé de plus de musique, que le langage ordinaire n'en porte et n'en peut porter, Rien de plus simple á concevoir que le désir d'accroitre indéfiniment cette charge de merveilles, qui se superpose, ou se substitue, á la charge utile du langage. Mais cet accroissement a des limites qui s'atteignent aisément; 1'équilibre qu'il faut s ,,.„■„„,.„ maintenir dans le lecteur, entre l'effort qu'on en exige et les forces qu'on lui suggěre, ne demande qu'a se rompre. L'obscurite, d'une part; l'inanite, de l'autre; le vague excessif, 1'absurde, la singularité personnelle exagérée, tous ces dangers qui ne cessent de.veiller étroitement autour des ouvrages de l'esprit menacent spécialement les poěmes et les soUicitent vers les abimes de l'oubli. Ds succombent assez souvent á la propre masse des beautés qu'on voulut y mettre, et sous le noble 10 ......, faix des intentions et des omements. L'avenir, quelquefois, se heurtera dans leurs décombres á d'incomparables debris. On ramassera les plus beaux vers du monde dans ces ruines, ou il s'en trouve de si purs qu'il fallait bien que pent autour d'eux tout le reste de l'edifice... La poesie comporte done de grands risques, sans lesquels elle n'existerait pas. Ces grands risques se font immenses quand l'art vient de connaitre une ěre éblouissante de triomphes et une série is trop heureuse de réussites et de beaux coups, qui semblent avoir épuisé toutes les chances et d'avance appauvri toute generation qui suit immédiatement une generation trop favorisée. Cest un grand malheur que Ton naisse au milieu de chefs-d'oeuvre récents, et qu'il faille désespérément faire tout autre chose. Verlaine et Mallarmé, parus á un tel moment, aprěs tant de maitres, du vivant méme de Victor 20_____Hugo et de Baudelaire, et issus de ce groupe du Parnasse qui forme une sorte de grand poete á plusieurs tétes, durent prendre la suite du jeu et s'asseoir a la place méme des joueurs les plus fortunes. lis furent conduits, chacun selon sa nature, l'un á renouveler, l'autre á parfaire notre poesie antérieure. Stéphane Mallarmé, génie essenuellement formel, s'elevant, peu á peu, á la conception abstraite 25 — de toutes les combinaisons de figures et de tours, s'est fait le premier écrivain qui ait osé envisager le probléme httéraire dans son entiěre universalité. Je dirai seulement qu'il a congu comme algebře ce que tous les autres n'ont pense que dans la particularité de rarithmétique... Verlaine, - mais e'est tout le contraire. Jamais contraste plus veritable. Son ceuvre ne vise pas á définir un autre monde plus pur et plus incorruptible que le notre et comme complet en lui-méme, 30 ._M.. mais elle admet dans la poesie toute la varieté de l'ame telle quelle. Verlaine se propose aussi intime qu'il le puisse; il est plein ďinégahtés qui le font muniment proche du lecteur. Son vers, libre et mobile entre les extremes du langage, ose descendre du ton le plus délicatement musical jusqu'a la prose, parfois á la pire des proses, qu'il emprunte et qu'il épouse délibérément, Rien ne le distingue plus nettement de Mallarmé, de qui le vers ne laisse jamais aucun doute sur sa qualité de vers ; il est 35 .,„,«.,......... toujours lumineusement ce qui ne peut pas étre prose. Quant á 1'ingénuité de'Verlaine et de son art, il ne fait aucun doute qu'elle n'a jamais existé. Sa poesie est bien loin d'etre naive, étant impossible á un vrai poete d'etre naif. On oublie trěs aisément que, par nécessité de son état, le poete doit étre le dernier des hommes á se payer de mots. Paul Valéry, Varieté (1924), éd. Gallimard.