ALANI La f illette de 10 ans, qui a commence á prěcher á l'äge de 3 ans, monte sur scéně plusieurs soirs par semaine afin ďapporter guérison et paix aux f iděles de son pere. Les Eglises evangeliques bresiliennes abritent un nombre grandissant d'enfants dont les sermons enflammes attirent les foules. Pour le plus grand bonheur, notamment financier, de leurs parents. Religion Precheurs en herbe JULIE ZAUGG RIO DE JANEIRO Coincée entre une boucherie et un magasin de ventilateurs, une simple porte en metal marque l'entree de la Mission internationale des miracles, une Eglise évangélique plan-tée au milieu de la cité-dortoir de Säo Goncalo, dans la banlieue de Rio de Janeiro. A 1'intérieur, une petite fille aux longs cheveux noirs lit une Bible ornée ďune couverture rose. Vétue d'une robe rayee et d'escarpins en velours noir, eile a de grands yeux expressifs. Ses traits enfantins tra-hissent pourtant son age. Le culte debute ä 19 heures pile. Adauto dos Santos, le pasteur, monte sur la scene et commence ä precher sur un ton regulier, presque rythmique, repe-tant chaque phrase deux ou trois fois. Tres vite, les fideles sont debout. lis levent les bras au del, les yeux f ermes, et crient. lis sont presque en transe. Puis Adauto dos Santos annonce 1'arri-vee du « miracle Alani». Sa fillette de 10 ans monte alors sur scene pour ecouter les doleances des fideles. Une vieille femme en robe a fleurs raconte qu'elle vient de faire une attaque cerebrale et qu'elle peine desormais a se deplacer. Alani lui prend les mains, dit une priere et presse sa paume sur le cceur, la tete et les membres de la dame. Le pasteur se saisit alors du bras de la vieille femme et la promene d'un pas energique a tra-vers l'assemblee, pour montrer qu'elle ne boite plus. Alani surveille la scene en se dandi-nant, l'air legerement ennuye. Elle a mal aux pieds et a enleve ses chaus-sures. Ce n'est pas fini. Son pere lui tend un micro et elle se met a precher, sur un ton a la fois enflamme et robo-tique. Elle fait les cent pas sur scene, leve un bras au ciel, declamant son preche sans la moindre hesitation ni balbutiement. Elle a les mimiques d'un pasteur professionnel, alors que son visage se revele presque impassible. L'HEBDO 3 AVRIL 2014 SIL I 47 Alani dos Santos fait partie de la cohorte grandissante des enf ants pré-cheurs, un phénoměne qui a explosé ces derniěres années au Brésil, dans le sillage du succěs des Eglises évangé-liques. Certains de ces jeunes prodiges sont devenus de véritables stars: ils écument le pays pour délivrer des sermons que leurs parents facturent jusqu'a 400 dollars de l'heure et vendent des milliers de CD et de DVD. Un congrěs, qui a lieu depuis quatre ans á Säo Paulo, en regroupe plus de 100. Un instrument de Dieu. «J'ai commence á précher á l'äge de 3 ans, raconte Alani de sa voix fluette. J'ai sorti mon premier DVD cette année-lá.» Son pere affirme que le «don» de sa fille permet de soigner des maladies aussi diverses que le cancer, le sida, le diabete ou les migraines. «Ce n'estpas moi qui guéris, c'est Dieu, glisse la filierte. Je ne suis qu'un instrument.» Elle raconte n'avoir jamais ressenti de timi-dité face á la perspective de précher devant une large assemblée. «Je me prepare en lisant la Bible, en apprenant par cceur des mots clés et en m'exer-cant devant le miroir.» Plus tard, elle veut devenir médecin «pour pouvoir guérir les gens á la f ois par la science et par la religion». Et, surtout, continuer á précher.« J'aime ce que je fais, ce n'est pas un poids», insiste-t-elle. Son agenda ressemble plus á celui d'un ministře qu'a celui d'un enfant de 10 ans. Lorsqu'elle n'est pas en voyage, elle préche plusieurs f ois par semaine á la Mission internationale des miracles. Parfois, eile effectue des guérisons via Skype. «Mais elle est comme tous les autres enf ants, eile va á 1'école, elle joue, precise son pere. Elle sait trěs bien faire la part des choses.» Cela n'a pas empé-ché les pasteurs ďune autre Eglise de déposer plainte contre Adauto dos Santos pour travail force. L'apparition de ces enfants précheurs est un phénoměne typiquement évan-gélique. «Ces Eglises accordent une grande importance á la parole directe de Dieu, qui s'exprime á travers celui qui préche, indique Paul Freston, pro-fesseur á lTJniversité Wilfried Laurier, au Canada, et specialisté des évangé- liques brésiliens. Un enfant est percu comme un véhicule particuliěrement pur pour transmettre ce message sacre.» Ces miniprécheurs acquiěrent une qualité quasi miraculeuse. «Normale-ment, les enfants ne s'expriment pas de facon aussi eloquente: le fait qu'ils y parviennent est interprete comme la preuve que c'est Dieu qui parle á travers eux», souligne Cecilia Loreto Mariz, sociologue des religions á Rio de Janeiro. Sa collěgue, Maria das Dores Machado, qui enseigne á lTJniversité fédérale de Rio de Janeiro, rap-pelle que «les Eglises évangéliques, trěs indépendantes, sont en competition les unes avec les autres pour atti-rer des fideles». Un enfant précheur représente á cet égard une attraction - «un peu comme un chien savant» -qui permet de se distinguer des autres. «LES ÉVANGÉLIQUES ONT SURTOUT PROLIFÉRÉLÁOl) SONT CONCENTRÉES LES POCHES DE PAUVRETÉ ET DE MIGRANTS.» Cecilia Loreto Mariz, sociologue des religions Mateus Moraes, qui a commence á précher professionnellement á l'äge de 6 ans, se voit ef f ectivement comme un recruteur. «II est plus facile pour moi de toucher les jeunes et de les faire venir á 1'église, car je m'habille et je parle comme eux», explique le garcon de 15 ans, rencontre dans un centre commercial au sud de Rio, non loin du quartier ouvrier oü il vit. Avec ses lunettes de soleil d'aviateur, son visage aux traits fins et sa grosse montre en argent, il ressemble plus á un membre d'un boys band qu'a un précheur. Né pour étre précheur. Au debut, il imitait les pasteurs adultes. «Mais j'ai développé mon propre style, mainte-nant.» Son pere, Juanez Moraes, jure qu'il n'a pas poussé son fils ä précher. «II était tout le temps fourré á 1'église, děs sa plus tendre enf ance. II est né pour faire cela.» L'adolescent livre quelque 300 sermons rémunérés par an, dans le monde entier. «Je suis méme venu en Suisse.» Plus tard, il aimerait devenir manager pour les autres enfants precheurs. Mateus Moraes appartient ä Assemblies of God, l'une des plus puissantes Eglises du pays. Fondee en 1911 par deux missionnaires suedois venus des Etats-Unis, eile represente la premiere incursion des evangeliques au Bresil. «Mais ces Eglises n'ont vraiment commence ä croitre que dans les annees 70, sous l'influence d'une poussee du cou-rant pentecötiste qui a touche toute l'Amerique latine, releve Paul Freston. Le Bresil heberge aujourd'hui l'une des plus importantes communautes evangeliques du monde, avec les Etats-Unis et le Nigeria.» Quelque 22% des Brasiliens y sont af filies, contre 5% en 1970. A l'inverse, les catholiques sont passes de 92% ä 64%. De l'influence politique. «Les evangeliques contrölent un veritable empire mediatique, dont la seconde plus importante chaine de television du pays. Record Network, des stations de radio et des labels de musique gospel», releve Maria das Dores Machado. Iis ont meme reussi ä influencer la der-niere election presidentielle en met-tant le theme de 1'avortement sur l'agenda, ce qui a provoque un second tour opposant l'actuelle chef de l'Etat Dilma Rousseff ä la verte Marina Silva, une evangelique. Le succes des evangeliques est la consequence directe de la faillite de l'Etat providence.«Iis ont surtout pro-lif ere dans l'Amazone, dans le Nord et dans les banlieues des grandes villes comme Rio de Janeiro et Säo Paulo, lä oü sont concentrees les poches de pauvrete et de migrants, note Cecilia Loreto Mariz. Ce sont des endroits oü les liens unissant traditionnellement les communautes ont ete rompus. L'Eglise vient combler ce vide.» Elle devient une famille d'appoint, une agence d'emplois et meme un lieu oü l'on peut manger gratuitement. Dans la petite salle aux murs blancs de la Mission internationale des miracles, le culte touche ä sa fin. II dure depuis plus de trois heures. Le pasteur fait passer des enveloppes pour recolter les donations. Meme delivre par une filierte de 10 ans, le salut a un prix. o 3 AVRIL 2014 L'HEBDO