Aux noms des femmes Par Guillaume Lecaplain – Libération – Samedi 13 et Dimanche 14 Avril 2019, p.56 Dominique Bona, l’écrivaine biographe est l’artisane du vote d’un rapport de l’Académie française qui valide (enfin) la féminisation des noms de métiers. L’Académie française est cette vieille institution réac, centralisatrice et dogmatique, prompte mettre à l’index le moindre écart de langue un peu moderne, rétive à toute remise en question, peuplée d’orgueilleux aux cheveux gris qui sont rarement les meilleurs écrivains de leur temps. On avait pris l’habitude de la laisser vieillir tranquillement dans son coin, et on en entendait parler uniquement lors de l’élection d’un nouvel « immortel », le plus souvent un homme de droite. Et puis quelque chose s’est passé, le 28 février. Le vénérable cénacle, créé par Richelieu au début du XVII^e siècle, a validé l’usage des mots « pharmacienne », « avocate » et même « auteure ». Le rapport portant sur « la féminisation des noms de métiers et de fonctions » a été voté à une presque unanimité. C’est tout sauf anecdotique, tant chaque combat pour l’égalité passe aussi par un aggiornamento du vocabulaire. Le français connaissait « infirmière » ou « femme de ménage », mais butait encore sur « chirurgienne » ou « cheffe ». Cette révolution, on la doit à une écrivaine et académicienne, ne boudons pas notre joie d’écrire ces formes désormais autorisées. Dominique Bona, 65 ans, a été la huitième femme à être admise sous la Coupole (pas d’obligation de présence, à peine plus de 3800 euros de rétribution par an). Quand on la rencontre, cet après-midi ensoleillé sous les dorures du Quai Conti, elle joue les guides avec un plaisir évident. « Avant 1980 et l’élection de Marguerite Yourcenar, voilà la seule femme de l’Académie », dit-elle en souriant en passant devant une grande statue de la divinité Minerve. Dominique Bona est un peu un Jean d’Ormesson version femme […], elle est animée par une grande soif de reconnaissance qui la fait ne pas dédaigner les honneurs et les distinctions. Elle a candidaté trois fois à l’Académie. […] Née à Perpignan en 1953, arrivée à Paris sept ans après, celle qui s’appelle alors Dominique Conte est élevée dans une famille pleine d’amour et de rigueur. […] Elle décrit le pays catalan qui l’a vu naître comme une « civilisation méditerranéenne, où la vocation de la femme est d’être au foyer ». […] Son père, lui, est un écrivain passionné d’histoire. Député socialiste, puis gaulliste à partir de 1968, président de l’ORTF [L'Office de radiodiffusion-télévision française] sous Pompidou, soutien de Giscard en 1981. […] Après le bac, elle passe une maîtrise sur les fées et les sorcières dans la littérature du Moyen Age, puis enchaîne sur l’agrégation. On est en 1975 et elle a 22 ans, elle est mariée depuis deux ans (elle est toujours avec son mari, un entrepreneur qui fait du négoce avec l’Amérique du Sud), elle est déjà mère et elle est passée à côté de Mai 68. « J’étais sérieuse, un peu grave, tentée par la mélancolie. » […]. Au début des années 80, elle bascule vers la presse écrite: la voilà critique littéraire pour le Quotidien de Paris, puis au Figaro. Parallèlement, elle voit son premier roman publié au Mercure de France, sous l’égide de Simone Gallimard qui l’aide à vaincre une grande timidité. Mais c’est dans l’art de la biographie qu’elle trouve sa voix la plus retentissante. Après celle de Romain Gary, en 1987, elle se spécialise dans les vies de femmes, souvent artistes, presque toujours confinées à l’ombre d’hommes célèbres: Marie de Heredia, Camille Claudel, Berthe Morisot, Gala Dalí, Clara Malraux, les sœurs Rouart, Jeanne Voilier (la maîtresse de Paul Valéry). Pour brosser leur parcours, elle assume de choisir l’angle sentimental, jusqu’à aborder de front leur vie amoureuse. A Clara Malraux, elle demande si son mari « faisait bien l’amour ». Au final, sa bibliographie, qui compte plusieurs succès de librairie, dessine de livre en livre une réflexion sur la condition féminine. Cette passionnée de la langue a pourtant peur du mot « féminisme ». « Oui, je le redoute, assume-t-elle. C’est un mot lourd à porter, en “isme”, avec un relent de guerre des sexes. » Elle est d’ailleurs, comme l’ensemble de l’Académie, opposée à l’écriture inclusive. Le rapport sur la féminisation des noms de métiers serait au contraire « au-dessus des clivages, dans une philosophie d’ouverture », estime-t-elle. Et l’on se doute qu’au-delà de sa propre conviction, il a fallu effacer toute trace d’un militantisme trop visible et arrondir les angles revendicatifs pour que le rapport soit voté par le plus grand nombre. […] Dominique Bona cultive l’art du consensus qui consiste à ne se fâcher avec personne. « Elle n’est pas révolutionnaire », observe son confrère Jean-Christophe Rufin. « Mais elle a une force toute catalane, une persévérance presque paysanne. » C’est « par usure », raconte-t-il, « lentement et fermement », qu’elle a obtenu la création de la commission sur la féminisation des noms de métiers. Selon lui, les principales résistances internes avaient de toute façon sauté: « La sociologie de l’Académie a changé, observe-t-il. Elle est plus diverse, plus ouverte, moins à droite. » […]