Et le futur, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Antoine Reverchon - Cahier du « Monde » No 22742 daté Vendredi 23 février 2018 Il est, pour l’individu moderne, un défi difficile à surmonter : ne pas passer pour un vieux con aux yeux de ses enfants « millennials » ou de ses collègues technolâtres. Il faut pour cela ne pas s’interroger à haute voix sur l’utilité de la montre qui compte vos pas (même à ce prix-là) ; ni s’étonner des trésors d’ingéniosité déployés par les salariés pour « faire tourner la boîte » malgré les bugs à répétition des algorithmes et des robots « implémentés » par des consultants anonymes croisés à la machine à café. Il faut en revanche s’émerveiller du nouveau record de capitalisation de Google, investir son Livret A dans les « licornes », ne pas lire cette chronique en pliant le journal en quatre dans le métro, mais sur son smartphone dans un Uber. Voilà qui vous épargnera le soupçon d’appartenir au « vieux monde » ou, pire, d’être un traître à la « Start-up nation ». A moins de se réconforter auprès de sociologues du travail, d’historiens des sciences, voire des rares économistes qui confrontent leurs modèles théoriques aux travaux de ces derniers. David Edgerton, économiste et historien au King’s College de Londres, et auteur de Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale (Seuil, 2013), mettait son humour anglais, lors des Rendez-vous de l’histoire de Blois consacrés en 2017 à l’invention et la science, au service de l’observation de la vie matérielle contemporaine, où, disait-il, la plupart des objets et systèmes techniques mis en œuvre sont « des choses anciennes », éventuellement transformées. LES HISTORIENS RELATIVISENT On nous abreuve d’« économie immatérielle », mais il n’y a jamais eu autant de marchandises transportées à travers le monde. L’objet fabriqué au plus grand nombre d’exemplaires dans l’histoire est l’iPhone, en grande partie produit par l’usine Foxconn, à Shanghai, la plus grande qui ait jamais existé avec ses 400 000 ouvriers – celle de Ford en comptait 100 000 au milieu du XX^e siècle. Les smartphones ne sont pas des « applis », mais des objets contenant des métaux rares, devenus aussi stratégiques que le pétrole ou l’or en leur temps, et générant tout autant de monstrueux conflits où la machette non connectée tient une place non négligeable. Les historiens préfèrent relativiser la notion de « révolution » technique (ou énergétique) en décrivant des processus cumulatifs, longs et imprévisibles. Le pic de la consommation de charbon au Royaume-Uni n’est pas intervenu quand le pétrole s’est révélé, à la fin du XIX^e siècle, moins cher et plus efficace, mais… en 1955. Robert Fogel, Prix Nobel d’économie en 1993, a calculé que la « révolution ferroviaire » de la seconde moitié du XIX^e siècle aux Etats-Unis n’a généré que 5 % du PIB sur la période. Bien des économistes s’empoignent pour savoir si la « révolution numérique » va détruire 40 % ou 70 % des emplois actuels, et combien elle va en créer. Mais d’autres observent que, si mutation du travail il y a, elle a déjà eu lieu au fil des quarante dernières années, quand les emplois de la classe moyenne sont, par millions, devenus précaires, de courte durée, moins bien payés et de moins en moins socialement protecteurs. Ce sont les politiques économiques guidées par les principes d’efficacité et d’équilibre « naturel » des marchés édictés par des « économistes morts », comme disait Keynes, qui en sont la cause. Pas la technologie. La fortune des GAFA ne vient pas seulement des « applis », mais des objets qu’ils nous vendent ou nous vantent, fabriqués par les mêmes machines qu’il y a cent ans par des ouvriers bengalis payés deux fois moins cher que les ouvriers européens d’il y a cent ans. La sémantique ne s’y trompe pas. Le mot « technologie », qui signifie « discours sur la technique », a remplacé le mot « technique ». Y associer systématiquement l’adjectif « nouvelles » confirme qu’il s’agit de représentation de l’avenir, pas de réalité présente. Le physicien Etienne Klein remarque aussi que le mot « innovation » s’est substitué à celui de « progrès » dans le discours public à partir de 1980 : il a compté 307 occurrences sur les 50 pages du document bruxellois « L’Union européenne en 2020 ». Au XIII^e siècle, ce mot désignait en théologie ce qui s’écarte du dogme ; au XVI^e, un avenant à un contrat. Le philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626), le premier, l’associe à la technique : il voyait dans trois inventions des facteurs d’amélioration de la société humaine : la boussole, l’imprimerie et… le canon. Philosophies et religions considèrent que l’homme progresse parce qu’il observe des règles morales et sacrifie le présent au nom d’une représentation d’un futur souhaitable. Le discours d’innovation, lui, prétend déterminer dès à présent les formes du futur. Plus ou moins bien. Pour paraphraser Peter Thiel, cofondateur de PayPal, « la Silicon Valley nous avait promis des hommes augmentés et des voitures volantes ; nous avons eu Trump et 140 caractères ». Autrement dit, nous ne savons rien sur ce qui se passera. Vraiment rien.