© LA FQNDATIQN NOBEL 2008 Les journaux ont l'autorisation generate de publier ce texte dans n'importe quelle langue apres le 7 decembre 2008 17h30 heme de Stockholm. L'autorisation de la Fondation est necessaire pour la publication dans des periodiques ou dans des livres autrement qu'en resume. La mention du copyright ci-dessus doit accompagner la publication de Fintegralite ou d'extraits importants du texte. J.M.G. Le Clezio : Dans la foret des paradoxes Conference Nobel Le 7 decembre 2008 1 Pourquoi écrit-on ? J'imagine que chacun a sa réponse á cette simple question. II y a les predispositions, le milieu, les circonstances. Les incapacités aussi. Si Ton écrit, cela veut dire que Ton n'agit pas. Que Ton se sent en difficulté devant la réalité, que Ton choisit un autre moyen de reaction, une autre facon de communiquer, une distance, un temps de reflexion. Si j'examine les circonstances qui m'ont amené á écrire - je ne le fais pas par complaisance, mais par souci ďexactitude - je vois bien qu'au point de depart de tout cela, pour moi, il y a la guerre. La guerre, non pas comme un grand moment bouleversant oú 1'on vit des heures historiques, par exemple la campagne de France relatée des deux cótés du champ de bataille de Valmy, par Goethe du cóté allemand et par mon ancétre Francois du cóté de l'armée révolutionnaire. Ce doit étre exaltant, pathétique. Non, la guerre pour moi, c'est celle que vivaient les civils, et surtout les enfants trěs jeunes. Pas un instant elle ne m'a paru un moment historique. Nous avions faim, nous avions peur, nous avions froid, c'est tout. Je me souviens ďavoir vu passer sous ma fenétre les troupes du maréchal Rommel remontant les Alpes á la recherche ďun passage vers le nord de 1'Italie et 1'Autriche. Cela ne m'a pas laissé un souvenir trěs marquant. En revanche, dans les années qui ont suivi la guerre, je me souviens ďavoir manqué de tout, et particuliěrement de quoi écrire et de quoi lire. Faute de papier et de plume á encre, j'ai dessiné et j'ai écrit mes premiers mots sur 1'envers des carnets de rationnement, en me servant d'un crayon de charpentier bleu et rouge. II m'en est reste un certain gout pour les supports réches et pour les crayons ordinaires. Faute de livres pour enfants, j'ai lu les dictionnaires de ma grand-měre. Cétaient de merveilleux portiques pour partir á la reconnaissance du monde, pour vagabonder et réver devant les planches ďillustrations, les cartes, les listes de mots inconnus. Le premier livre que j'ai écrit, á 1'áge de six ou sept ans, du reste s'intitulait Le Globe á mariner. Suivi tout de suite par la biographie ďun roi imaginaire appelé Daniel III -peut-étre était-il de Suěde ? Et par un récit raconté par une mouette. Cétait une periodě de réclusion. Les enfants n'avaient guěre la liberté ďaller jouer dehors, car les terrains et les jardins autour de chez ma grand-měre avaient été minés. Au hasard des promenades, je me souviens ďavoir longé un enclos de barbelés au bord de la mer, sur lequel un écriteau en francais et en allemand menacait les intrus ďune interdiction accompagnée ďune téte de mort. Je peux comprendre que c'etait un contexte oú 1'on avait le désir de s'enfuir - done de réver et ďécrire ces réves. En outre, ma grand-měre maternelle était une extraordinaire conteuse, qui réservait aux longues heures ďaprěs-midi le temps des histoires. Ses contes étaient toujours trěs imaginatifs, et mettaient en scene une forét - peut-étre africaine, ou peut-étre la forét mauricienne de Macchabée - dont le personnage principal était un singe doué de malice, qui se sortait toujours des situations les plus 2 périlleuses. Par la suite, j'ai fait un voyage et un séjour en Afrique, oú j'ai découvert la forét veritable, ä peu prés dépourvue ďanimaux. Mais un D.O. du village d'Obudu, ä la frontiére des Camerouns, m'a fait écouter le crépitement des gorilles sur une colline voisine, en train de frapper leurs poitrines. De ce voyage, de ce séjour (au Nigéria oú mon pere était médecin de brousse) j'ai rapporté non pas la matiére de romans futurs, mais une sorte de seconde personnalité, ä la fois réveuse et fascinée par le reel, qui m'a accompagné toute ma vie - et qui a été la dimension contradictoire, ľétrangeté moi-méme que j'ai ressentie parfois jusqu ä la souffrance. La lenteur de la vie est telle qu'il m'aura fallu la durée de la majeure partie de cette existence pour comprendre ce que cela signifie. Les livres sont entrés dans ma vie un peu plus tard. C'était sous la forme de plusieurs bibliothéques que mon pere avait réussi ä réunir et qui provenaient de la dispersion de son heritage lorsqu'il avait été expulsé de sa maison natale ä Moka (íle Maurice). C'est alors que j'ai compris cette vérité qui n'apparait pas immédiatement aux enfants, ä savoir que les livres sont un trésor plus précieux que les biens immeubles ou que les comptes en banque. C'est dans ces volumes, la plupart anciens et reliés, que j'ai découvert les grands textes de la littérature universelle, le Don Quijote illustré par Tony Johannot, La vida de Lazarillo de Tormes ; The Ingoldsby Legends, Gulliver's Travels ; les grands romans inspires de Vietor Hugo, Quatre-vingt Treize, Les Travailleurs de la Mer, ou ĽHomme qui rit. Les Contes drôlatiques de Balzac, aussi. Mais les livres qui m'ont le plus marqué, ce sont les collections de récits de voyage, pour la plupart consacrés ä ľlnde, ä l'Afrique et aux iles Masacareignes, ainsi que les grands textes ď exploration, de Dumont d'Urville ou de l'Abbé Rochon, de Bougainville, de Cook, et bien súr le Livre des Merveilles de Marco Polo. Dans la vie mediocre ďune petite bourgade de province endormie au soleil, aprés les années de liberté en Afrique, ces livres m'ont donne le goút de ľaventure, ils m'ont permis de pressentir la grandeur du monde réel, de ľexplorer par ľinstinet et par les sens plutôt que par les connaissances. D'une certaine facon ils m'ont permis de ressentir trés tôt la nature contradictoire de la vie ď enfant, qui garde un refuge oú il peut oublier la violence et la competition, et prendre son plaisir ä regarder la vie extérieure par le carré de sa fenétre. Dans les instants qui ont precede ľannonce, pour moi trés étonnante, de la distinction que m'octroyait l'Académie de Suéde, j'étais en train de relire un petit livre de Stig Dagerman que j'aime particuliérement: la collection de textes politiques intitulée Essäer och texter {La Dictature du Chagrin). Ce n'était par hasard que je me replongeais dans la lecture de ce livre caustique et amer. Je devais me rendre en Suéde pour y recevoir le prix que ľassociation des amis de Dagerman m'avait donne ľ été passé, afin de rendre visite aux lieux de ľenfance de cet écrivain. J'ai toujours été sensible ä ľécriture de Dagerman, ä ce melange de tendresse juvenile, de naiveté et de 3 sarcasme. Á son idealisme. Á la clairvoyance avec laquelle il juge son époque troublée de 1'aprěs-guerre, pour lui le temps de la maturitě, pour moi celui de mon enfance. Une phrase en particulier m'a arrété, et m'a semblée s'adresser á moi dans cet instant précis - alors que je venais de publier un roman intitule Ritournelle de la Faim. Cette phrase, ou plutót ce passage, le voici: « Comment est-il possible par exemple de se comporter, ďun cóté comme si rien au monde n'avait plus ďimportance que la littérature, alors que de 1'autre il est impossible de ne pas voir alentour que les gens luttent contre la faim et sont obliges de considérer que le plus important pour eux, c'est ce qu'ils gagnent á la fin du mois ? Car il (1'écrivain) bute sur un nouveau paradoxe : lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez á manger ont loisir de s'apercevoir de son existence. » (L'ecrivain et la conscience) Cette « forét de paradoxes », comme l'a nommé Stig Dagerman, c'est justement le domaine de l'ecriture, le lieu dont l'artiste ne doit pas chercher á s'echapper, mais bien au contraire dans lequel il doit « camper » pour en reconnaitre chaque detail, pour explorer chaque sentier, pour donner son nom á chaque arbre. Ce n'est pas toujours un séjour agréable. Lui qui se croyait á l'abri, elle qui se confiait á sa page comme á une amie intime et indulgente, les voici confrontés au reel, non pas seulement comme observateurs, mais comme des acteurs. II leur faut choisir leur camp, prendre des distances. Cicéron, Rabelais, Condorcet, Rousseau, Madame de Stael, ou bien plus récemment Soljenitsyne ou Hwang Seok-yong, Abdelatif Laábi ou Milan Kundera ont eu á prendre la route de l'exil. Pour moi qui ai toujours connu - sauf durant la breve periodě de la guerre - la possibilité de mouvement, l'interdiction de vivre dans le lieu qu'on a choisi est aussi inacceptable que la privation de liberté. Mais cette liberté de bouger comme un privilege a pour consequence le paradoxe. Voyez 1'arbre aux épines hérissées au sein de la forét qu'habite l'ecrivain : cet homme, cette femme occupés á écrire, á inventer leurs songes, ne sont-ils pas les membres ďune trěs heureuse et réduite happy few ? Imaginons une situation extréme, terrifiante - celle-lá méme que vit le plus grand nombre sur notre pláněte. Celle qu'ont vécue jadis, au temps d'Aristote ou au temps de Tolstoi, les inqualifiables - les serfs, serviteurs, vilains de 1'Europe au Moyen-Age, ou peuples razziés au temps des Lumiěres sur la cóte d'Afrique, vendus á Gorée, á El Mina, á Zanzibar. Et aujourďhui méme, á l'heure que je vous parle, tous ceux qui n'ont pas droit á la parole, qui sont de 1'autre cóté du langage. Cest la pensée pessimiste de Dagerman qui m'envahit plutót que le constat militant de Gramsci ou le pari désabusé de Sartre. Que la littérature soit le luxe ďune classe dominantě, qu'elle se nourrisse ďidées et ďimages étrangěres au plus grand nombre, cela est á l'origine du malaise que chacun de nous éprouve - je m'adresse á ceux qui lisent et écrivent. L'on pourrait étre tenté de porter cette parole á ceux qui en sont exclus, les inviter généreusement au banquet de la culture. Pourquoi est-ce si 4 difficile ? Les peuples sans écriture, comme les anthropologues se sont plu ä les nommer, sont parvenus ä inventer une commun- ication totale, au moyen des chants et des mythes. Pourquoi est-ce devenu aujourd'hui impossible dans notre société industrialisée ? Faut-il réinventer la culture ? Faut-il revenir ä une communication immediate, directe ? On serait tenté de croire que le cinema joue ce role aujourd'hui, ou bien la chanson populaire, rythmée, rimée, dansée. Le jazz peut-étre, ou sous d'autres cieux, le calypso, le maloya, le sega. Le paradoxe ne date pas d'hier. Francois Rabelais, le plus grand écrivain de langue francaise, partit jadis en guerre contre le pédantisme des gens de la Sorbonne en jetant ä leur face les mots saisis dans la langue populaire. Parlait-il pour ceux qui ont faim ? Débordements, ivresses, ripailles. II mettait en mots 1'extraordinaire appétit de ceux qui se nourrissaient de la maigreur des paysans et des ouvriers, pour le temps d'une mascarade, d'un monde ä l'envers. Le paradoxe de la revolution, comme l'epique chevauchée du chevalier ä la triste figure, vit dans la conscience de 1'écrivain. S'il y a une vertu indispensable ä sa plume, c'est qu'elle ne doive jamais servir ä la louange des puissants, füt-ce du plus léger chatouillis. Et pourtant, méme dans la pratique de cette vertu, 1'artiste ne doit pas se sentir lavé de tout soupcon. Sa revoltě, son refus, ses imprecations restent d'un certain coté de la barriěre, du coté de la langue des puissants. Quelques mots, quelques phrases s'echappent. Mais le reste ? Un long palimpseste, un atermoiement elegant et distant. L'humour, parfois, qui n'est pas la politesse du désespoir mais la désespérance des imparfaits, la plage oü le courant tumultueux de 1'injustice les abandonne. Alors, pourquoi écrire ? L'ecrivain, depuis quelque temps déja, n'a plus l'outrecuidance de croire qu'il va changer le monde, qu'il va accoucher par ses nouvelles et ses romans un modele de vie meilleur. Plus simplement, il se veut témoin. Voyez cet autre arbre dans la forét des paradoxes. L'ecrivain se veut témoin, alors qu'il n'est, la plupart du temps, qu'un simple voyeur. Témoin, il arrive que 1'artiste le soit: Dante dans La Divina Commedia, Shakespeare dans The Tempest - et Césaire dans la magnifique reprise de cette piece, appelée Une Tempéte, dans laquelle Caliban, ä cheval sur un baril de poudre, menace ď emmener avec lui dans la mort ses maitres détestés. Témoin, il l'est parfois de facon irrecusable, comme Euclides da Cunha dans Os Sertöes, ou comme Primo Levi. L'absurde du monde est dans Der Prozess (ou dans les films de Chaplin), son imperfection dans La Naissance du jour de Colette, sa fantasmagorie dans la chanson irlandaise que Joyce a mise en scene dans Finnegans Wake. Sa beauté brille d'un éclat irresistible dans The Snow Leopard de Peter Matthiessen ou dans A Sand County Almanach ď Aldo Leopold. Sa méchanceté dans Sanctuary de William Faulkner, ou dans Premiere neige de Lao She. Sa fragilitě d'enfance dans Ormen {Le Serpent) de Dagerman. 5 L'ecrivain n'est jamais un meilleur témoin que lorsqu'il est un témoin malgré lui, á son corps defendant. Le paradoxe, c'est que ce dont il témoigne n'est pas ce qu'il a vu, ni méme ce qu'il a inventé. L'amertume, parfois le désespoir, viennent de ce qu'il n'est pas present au réquisitoire. Tolstoi nous fait voir le malheur que l'armée napoléonienne inflige á la Russie, et pourtant rien n'est change dans le cours de l'histoire. Mme de Duras écrit Ourika, Harriet Beecher Stowe Uncle Tom's Cabin, mais ce sont les peuples esclaves qui changent leur propre destin, qui se révoltent et fondent contre l'injustice les resistances marronnes, au Brésil, en Guyane, aux Antilles, et la premiere république noire en Haiti. Agir, c'est ce que l'ecrivain voudrait par-dessus tout. Agir, plutot que témoigner. Ecrire, imaginer, réver, pour que ses mots, ses inventions et ses réves interviennent dans la réalité, changent les esprits et les cceurs, ouvrent un monde meilleur. Et cependant, á cet instant méme, une voix lui souffle que cela ne se pourra pas, que les mots sont des mots que le vent de la société emporte, que les réves ne sont que des chiměres. De quel droit se vouloir meilleur ? Est-ce vraiment á l'ecrivain de chercher des issues ? N'est-il pas dans la position du garde champétre dans la piece du Knock ou Le Triomphe de la médecine, qui voudrait empécher un tremblement de terre ? Comment l'ecrivain pourrait-il agir, alors qu'il ne sait que se souvenir ? La solitude sera son lot. Elle l'a toujours été. Enfant, il était cet étre fragile, inquiet, réceptif exces sivement, cette fille que décrit Colette, qui ne peut que regarder ses parents se déchirer, ses grands yeux noirs agrandis par une sorte d'atttention douloureuse. La solitude est aimante aux écrivains, c'est dans sa compagnie qu'ils trouvent l'essence du bonheur. C'est un bonheur contradictoire, melange de douleur et de delectation, un triomphe derisoire, un mal sourd et omnipresent, á la maniere d'une petite musique obsédante. L'ecrivain est l'etre qui cultive le mieux cette plante vénéneuse et nécessaire , qui ne croit que sur le sol de sa propre incapacité. II voulait parler pour tous, pour tous les temps : le voilá, la voici dans sa chambre, devant le miroir trop blanc de la page vide, sous 1'abat-jour qui distille une lumiěre secrete. Devant 1'écran trop vif de son ordinateur, á écouter le bruit de ses doigts qui clic-claquent sur les touches. C'est cela, sa forét. L'ecrivain en connait trop bien chaque sente. Si parfois quelque chose s'en échappe, comme un oiseau levé par un chien á l'aube, c'est sous son regard éberlué - c'etait au hasard, c'etait malgré lui, malgré elle. Mais je ne voudrais pas me complaire dans une attitude negative. La littérature - c'est la que je voulais en venir - n'est pas une survivance archaique á laquelle devrait se substituer logiquement les arts de l'audiovisuel, et particuliěrement le cinema. Elle est une voie complexe, difficile, mais que je crois encore plus nécessaire aujourd'hui qu'au temps de Byron ou de Victor Hugo. 6 II y a deux raisons ä cette nécessité : D'abord, parce que la littérature est faite de langage. C'est le sens premier du mot: lettres, c'est-a-dire ce qui est écrit. En France, le mot roman designe ces écrits en prose qui utilisaient pour la premiere fois depuis le Moyen Age la langue nouvelle que chacun parlait, la langue romane. La nouvelle vient aussi de cette idée de la nouveauté. A peu pres ä la méme époque, en France Ton a cessé d'utiliser le mot rimeur (de rime) pour parier de poesie et de poětes - du verbe grec poiein, créer. L'ecrivain, le poete, le romancier, sont des créateurs . Cela ne veut pas dire qu'ils inventent le langage, cela veut dire qu'ils l'utilisent pour créer de la beauté, de la pensée, de l'image. C'est pourquoi l'on ne saurait se passer d'eux. Le langage est 1'invention la plus extraordinaire de 1'humanité, celle qui precede tout, partage tout. Sans le langage, pas de sciences, pas de technique, pas de lois, pas d'art, pas ďamour. Mais cette invention, sans l'apport des locuteurs, devient virtuelle. Elle peut s'anemier, se réduire, disparaitre. Les écrivains, dans une certaine mesure, en sont les gardiens. Quand ils écrivent leurs romans, leurs poěmes, leur theatre, ils font vivre le langage. Iis n'utilisent pas les mots, mais au contraire ils sont au service du langage. Iis le célěbrent, 1'aiguisent, le transforment, parce que le langage est vivant par eux, ä travers eux et accompagne les transformations sociales ou économiques de leur epoque. Lorsque, au siěcle dernier, les theories racistes se sont fait jour, l'on a évoqué les differences fondamentales entre les cultures. Dans une sortě de hierarchie absurde, l'on a fait correspondre la réussite économique des puissances coloniales avec une soi-disant superioritě culturelle. Ces theories, comme une pulsion fiévreuse et malsaine, de temps ä autre ressurgissent ca et lä pour justifier le néo-colonialisme ou 1'imperialisme. Certains peuples seraient ä la traine, n'auraient pas acquis droit de cité (de parole) du fait de leur retard économique, ou de leur archaisme technologique. Mais s'est-on avisé que tous les peuples du monde, ou qu'ils soient, et quel que soit leur degré de développement, utilisent le langage ? Et chacun de ces langages est ce méme ensemble logique, complexe, architecture, analytique, qui permet d'exprimer le monde - capable de dire la science ou d'inventer les mythes. Ayant défendu l'existence de cet étre ambigu et un peu archaique qu'est l'ecrivain, je voudrais dire la deuxiěme raison de l'existence de la littérature, car celle-ci touche davantage au beau metier de 1'édition. L'on parle beaucoup de mondialisation aujourd'hui. On oublie que le phénoměne a commence en Europe ä la Renaissance, avec le debut de l'ere coloniale. La mondialisation n'est pas une mauvaise chose en soi. La communication rend le progres plus rapide, en médecine, ou en sciences. Peut-étre que la generalisation de l'information rendra les conflits plus difficiles. S'il y avait eu internet, il est possible 7 que Hitler n'eut pas réussi son complot mafieux - le ridicule l'eut peut-étre empéché de naitre. Nous vivons, parait-il, á l'ere de l'internet et de la communication virtuelle. Cela est bien, mais que valent ces stupéfiantes inventions sans l'enseignement de la langue écrite et sans les livres ? Fournir en écrans á cristaux liquides la plus grande partie de 1'humanité relěve de 1'utopie. Alors ne sommes-nous pas en train de créer une nouvelle elite, de tracer une nouvelle ligne qui divise le monde entre ceux qui ont accěs á la communication et au savoir et ceux qui restent les exclus du partage ? De grands peuples, de grandes civilisations ont disparu faute de 1'avoir compris. Certes de grandes cultures, que Ton dit minoritaires, ont su résister jusqu'a aujourďhui, grace á la transmission orale des savoirs et des mythes. II est indispensable, il est bénéfique de reconnaitre l'apport de ces cultures. Mais que nous le voulions ou non, méme si nous ne sommes pas encore á l'age du reel, nous ne vivons plus á l'age du mythe. II n'est pas possible de fonder le respect ďautrui et 1'égalité sans donner á chaque enfant le bienfait de l'ecriture. Aujourďhui, au lendemain de la decolonisation, la littérature est un des moyens pour les hommes et les femmes de notre temps d'exprimer leur identitě, de revendiquer leur droit á la parole, et d'etre entendus dans leur diversité. Sans leur voix, sans leur appel, nous vivrions dans un monde silencieux. La culture á 1'échelle mondiale est notre affaire á tous. Mais elle est surtout la responsabilité des lecteurs, c'est-a-dire celle des éditeurs. II est vrai qu'il est injuste qu'un Indien du grand Nord Canadien, pour pouvoir étre entendu, ait á écrire dans la langue des conquérants - en Francais, ou en Anglais. II est vrai qu'il est illusoire de croire que la langue Creole de Maurice ou des Antilles pourra atteindre la méme facilité d'ecoute que les cinq ou six langues qui rěgnent aujourďhui en maitresses absolues sur les médias. Mais si, par la traduction, le monde peut les entendre, quelque chose de nouveau et ďoptimiste est en train de se produire. La culture, je le disais, est notre bien commun, á toute 1'humanité. Mais pour que cela soit vrai, il faudrait que les mémes moyens soient donnés á chacun, ďaccéder á la culture. Pour cela, le livre est, dans tout son archaisme, l'outil ideal. II est pratique, maniable, économique. II ne demande aucune prouesse technologique particuliěre, et peut se conserver sous tous les climats. Son seul défaut - et láje m'adresse particuliěrement aux éditeurs - est d'etre encore difficile d'acces pour beaucoup de pays. A Maurice le prix ďun roman ou d'un recueil de poěmes correspond á une part importante du budget d'une famille. En Afrique, en Asie du Sud-Est, au Mexique, en Oceánie, le livre reste un luxe inaccessible. Ce mal n'est pas sans reměde. La coédition avec les pays en voie de développement, la creation de fonds pour les bibliothěques de prét ou les bibliobus, et ďune facon generále une attention accrue apportée á 1'égard des demandes et des écritures dans les langues dites 8 minoritaires - tres majoritaires en nombre parfois - permettrait a la litterature de continuer d'etre ce merveilleux moyen de se connaitre soi-meme, de decouvrir 1'autre, d'entendre dans toute la richesse de ses themes et de ses modulations le concert de l'humanite. II me plait assez de parler encore de la foret. C'est sans doute pour cela que la petite phrase de Stig Dagerman resonne dans ma memoire, pour cela que je veux la lire et la relire, m'en penetrer. II y a quelque chose de desespere en elle, et au meme instant de jubilatoire, parce que c'est dans l'amertume que se trouve la part de verite que chacun cherche. Enfant, je revais de cette foret. Elle m'epouvantait et m'attirait a la fois - je suppose que le petit Poucet, ou Hansel devaient ressentir la meme emotion, quand elle se refermait sur eux avec tous ses dangers et toutes ses merveilles. La foret est un monde sans reperes. La touffeur des arbres, l'obscurite qui y regnent peuvent vous perdre. L'on pourrait dire la meme chose du desert, ou de la haute mer, lorsque chaque dune, chaque colline s'ecarte pour montrer une autre colline, une autre vague parfaitement identiques. Je me souviens de la premiere fois que j'ai ressenti ce que peut etre la litterature - Dans The Call of the Wild, de Jack London, precisement, l'un des personnages, perdu dans la neige, sent le froid l'envahir peu a peu alors que le cercle des loups se referme autour de lui. II regarde sa main deja engourdie, et s'efforce de bouger chaque doigt l'un apres l'autre. Cette decouverte pour l'enfant que j'etais avait quelque chose de magique. Cela s'appelait la conscience de soi. Je dois a la foret une de mes plus grandes emotions litteraires de mon age adulte. Cela se passe il y a une trentaine d'annees, dans une region d'Amerique centrale appelee El Tapon de Darien, le Bouchon, parce que c'est la que s'interrompait alors (et je crois savoir que depuis la situation n'a pas change) la route Panamericaine qui devait relier les deux Ameriques, de 1'Alaska a la pointe de la Terre de Feu. L'isthme de Panama, dans cette partie, est couvert d'une foret de pluie extremement dense, dans laquelle il n'est possible de voyager qu'en remontant le cours des fleuves en pirogue. Cette foret est habitee par une population amerindienne, divisee en deux groupes, les Emberas et les Waunanas, tous deux appartenant a la famille linguistique Ge-Pano-Karib. Etant venu la par hasard, je me suis trouve fascine par ce peuple au point d'y faire plusieurs sejours assez longs, pendant environ trois ans. Pendant tout ce temps, je n'ai rien fait d'autre que d'aller a l'aventure, de maison en maison - car ce peuple refusait alors de se grouper en villages - et d'apprendre a vivre selon un rythme entierement different de ce que j'avais connu jusque la. Comme toutes les vraies forets, cette foret etait particulierement hostile. II fallait faire l'inventaire de tous les dangers, et aussi de tous les moyens de survie qu'elle comportait. Je dois dire que dans l'ensemble, les Emberas ont ete tres patients avec moi. Ma maladresse les faisait rire, et je crois que dans une certaine mesure, je leur ai rendu en distraction un peu de ce qu'ils m'ont appris en 9 sagesse. Je n'ecrivais pas beaucoup. La forét n'est pas un milieu ideal pour cela. L'humidite détrempe le papier, la chaleur dessěche les crayons ä bille. Rien de ce qui marche ä 1'électricité ne dure trěs longtemps. J'arrivais lä avec la conviction que 1'écriture était un privilege, et qu'il me resterait toujours pour résister ä tous les problěmes de l'existence. Une protection, en quelque sortě, une espěce de vitre virtuelle que je pouvais remonter ä ma guise pour m'abriter des intempéries. Ayant assimilé le systéme de communisme primordial que pratiquent les Amérindiens, ainsi que leur profond dégout pour 1'autoritě, et leur tendance ä une anarchie naturelle, je pouvais imaginer que l'art, en tant qu'expression individuelle, ne pouvait avoir cours dans la forét. D'ailleurs, rien chez ces gens qui püt ressembler ä ce que Ton appelle l'art dans notre société de consommation. Au lieu de tableaux, les hommes et les femmes peignent leur corps, et répugnent de facon generale ä construire rien de durable. Puis j'ai eu accěs aux mythes. Lorsqu'on parle de mythes, dans notre monde de livres écrits, l'on semble parier de quelque chose de trěs lointain, soit dans le temps, soit dans l'espace. Je croyais moi aussi ä cette distance. Et voilä que les mythes venaient ä moi, réguliěrement, presque chaque nuit. Pres d'un feu de bois construit sur le foyer ä trois pierres dans les maisons, dans le ballet des moustiques et des papillons de nuit, la voix des conteurs et des conteuses mettait en mouvement ces histoires, ces legendes, ces récits, comme s'ils parlaient de la réalité quotidienne. Le conteur chantait d'une voix aigüe, en frappant sa poitrine, son visage mimait les expressions, les passions, les inquietudes des personnages. Cela aurait pu étre du roman, et non du mythe. Mais une nuit est arrivée une jeune femme. Son nom était Elvira. Dans toute la forét des Emberas, Elvira était connue pour son art de conter. C était une aventuriěre, qui vivait sans homme, sans enfants - on racontait qu'elle était un peu ivrognesse, un peu prostituée, mais je n'en crois rien - et qui allait de maison en maison pour chanter, moyennant un repas, une bouteille d'alcool, parfois un peu d'argent. Bien que je n'aie eu accěs ä ses contes que par le biais de la traduction - la langue embera comprend une version littéraire beaucoup plus complexe que la langue de chaque jour - j'ai tout de suite compris qu'elle était une grande artiste, dans le meilleur sens qu'on puisse donner ä ce mot. Le timbre de sa voix, le rythme de ses mains frappant ses lourds colliers de pieces d'argent sur sa poitrine, et par-dessus tout cet air de possession qui illuminait son visage et son regard, cette sorte d'emportement mesuré et cadence, avaient un pouvoir sur tous ceux qui étaient presents. A la trame simple des mythes - 1'invention du tabac, le couple des jumeaux originels, histoires de dieux et d'humains venues du fond des temps, elle ajoutait sa propre histoire, celle de sa vie errante, ses amours, les trahisons et les souffrances, le bonheur intense de 1'amour charnel, l'acide de la jalousie, la peur de vieillir et de mourir. Elle etait la poesie en action, le theatre antique, en meme temps que le roman le plus contemporain. Elle était tout cela avec feu, avec violence, elle 10 inventait, dans la noirceur de la foret, parmi le bruit environnant des insectes et des crapauds, le tourbillon des chauves-souris, cette sensation qui n'a pas d'autre nom que la beaute. Comme si elle portait dans son chant la puissance veridique de la nature, et c'etait la sans doute le plus grand paradoxe, que ce lieu isole, cette foret, la plus eloignee de la sophistication de la litterature, etait l'endroit ou l'art s'exprimait avec le plus de force et d'authenticite. Ensuite j'ai quitte ce pays, je n'ai plus jamais revu Elvira, ni aucun des conteurs de la foret du Darien. Mais il m'est reste beaucoup plus que de la nostalgie, la certitude que la litterature pouvait exister, malgre toute l'usure des conventions et des compromis, malgre l'incapacite dans laquelle les ecrivains etaient de changer le monde. Quelque chose de grand et de fort, qui les surpasse, parfois les anime et les transfigure, et leur rend l'harmonie avec la nature. Quelque chose de neuf et de tres ancien a la fois, impalpable comme le vent, immateriel comme les nuages, infini comme la mer. Ce quelque chose qui vibre dans la poesie de Jallal Eddine Roumi, par exemple, ou dans 1'architecture visionnaire d'Emanuel Swedenborg. Le frisson que Ton eprouve a lire les plus beaux textes de l'humanite, tel le discours que le chef Stealth des Indiens Lumni adressait a la fin du dix-neuvieme siecle au President des Etats-Unis, afin de lui faire don de la terre : « Peut-etre sommes nous freres... » Quelque chose de simple, de vrai, qui n'existe que dans le langage. Une allure, une ruse parfois, une danse grincante, ou bien de grandes plages de silence. La langue de la moquerie, les interjections, les maledictions, et tout de suite apres, la langue du paradis. C'est a elle, Elvira, que j'adresse cet eloge - a elle que je dedie ce Prix que 1' Academie de Suede me remet. A elle, et a tous ces ecrivains avec qui - ou parfois contre qui j'ai vecu. Aux Africains, Wole Soyinka, Chinua Achebe, Ahmadou Kourouma, Mongo Beti, a Cry the Beloved Country d'Alan Paton, a Chaka de Tomas Mofolo.. Au tres grand Mauricien Malcolm de Chazal, auteur, entre autres de Judas. Au romancier mauricien hindi Abhimanyu Unnuth, pour Lai passina (Sueur de sang), la romanciere urdu Hyder Qurratulain pour l'epopee de Ag ka Darya (River of fire). Au Reunionnais Danyel Waro, le chanteur de maloyas, l'insoumis, a la poetesse kanak Dewe Gorode qui a defie le pouvoir colonial jusqu'en prison, a Abdourahman Waberi le revoke. A Juan Rulfo, a Pedro Paramo et aux nouvelles du El llano en llamas, aux photos simples et tragiques qu'il a faites dans la campagne mexicaine. A John Reed pour Insurgent Mexico, a Jean Meyer pour avoir porte la parole d'Aurelio Acevedo et des insurges Cristeros du Mexique central. A Luis Gonzalez, auteur de Pueblo en vilo. A John Nichols, qui a ecrit sur l'apre pays dans The Milagro Beanfield War, a Henry Roth, mon voisin de la rue New York a Albuquerque (Nouveau Mexique) pour Call it Sleep. A J.P. Sartre, pour les larmes contenues dans sa piece Morts sans sepulture. A Wilfrid Owen, au poete mort sur les bords de la Marne en 1914. A J.D. Salinger, parce qu'il a reussi a 11 nous faire entrer dans la peau ďun jeune garcon de quatorze ans nommé Holden Caufield. Aux écrivains des premieres nations de l'Amerique, le Sioux Sherman Alexie, le Navajo Scott Momaday, pour The Names. A Rita Mestokosho, poétesse innue de Mingan (Province de Quebec) qui fait parler les arbres et les animaux. Á José Maria Arguedas, á Octavio Paz, á Miguel Angel Asturias. Aux poětes des oasis de Oualata, de Chinguetti. Aux grands imaginatifs que furent Alphonse Allais et Raymond Queneau. Á Georges Perec pour Quel petit vélo á guidon chromé au fond de la com ? Aux Antillais Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, au Haitien René Depestre, á Schwartz-Bart pour Le Dernier des justes. Au poete mexicain Homero Aridjis qui nous glisse dans la vie d'une tortue lyre, et qui parle des fleuves oranges des papillons monarques coulant dans les rues de son village, á Contepec. Á Venus Koury Ghata qui parle du Liban comme d'un amant tragique et invincible. Á Khalil Jibran. Á Rimbaud. Á Emile Nelligan. Á Réjean Duchařme, pour la vie. Á l'enfant inconnu que j'ai rencontre un jour, au bord du fleuve Tuira, dans la forét du Darién. Dans la nuit, assis sur le plancher d'une boutique, éclairé par la flamme d'une lampě á kerosene, il lit un livre et écrit, penché en avant, sans préter attention á ce qui l'entoure, sans se soucier de l'inconfort, du bruit, de la promiscuité, de la vie ápre et violente qui se déroule á cóté de lui. Cet enfant assis en tailleur sur le plancher de cette boutique, au cceur de la forét, en train de lire tout seul á la flamme de la lampě, n'est pas la par hasard. II ressemble comme un frěre á cet autre enfant dont je parle au commencement de ces pages, qui s'essaie á écrire avec un crayon de charpentier au verso des carnets de rationnement, dans les sombres années de 1'aprěs-guerre. II nous rappelle les deux grandes urgences de l'histoire humaine, auxquelles nous sommes hélas loin ďavoir répondu. L'eradication de la faim, et 1'alphabétisation. Dans tout son pessimisme, la phrase de Stig Dagerman sur le paradoxe fondamental de 1'écrivain, insatisfait de ne pouvoir s'adresser á ceux qui ont faim - de nourriture et de savoir - touche á la plus grande vérité. L'alphabetisation et la lutte contre la famine sont liées, étroitement interdépendantes. L'une ne saurait réussir sans 1'autre. Toutes deux demandent - exigent aujourd'hui notre action. Que dans ce troisiěme millénaire qui vient de commencer, sur notre terre commune, aucun enfant, quel que soit son sexe, sa langue ou sa religion, ne soit abandonné á la faim ou á 1'ignorance, laissé á 1'écart du festin. Cet enfant porte en lui l'avenir de notre race humaine. Á lui la royauté, comme l'a écrit il y a trěs longtemps le Grec Heraclite. J.M.G. Le Clézio , Bretagne, 4 novembre 2008