Guerre de l’orthographe, angoisse existentielle typiquement française LE MONDE | 16.02.2016 Une ile sans accent circonflexe est-elle encore une île ? Réponse : rien n’est moins sur ? Vous voulez dire : rien n’est moins sûr ? En ces temps fort paisibles, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières, la France s’ennuie, semble-t-il. Et, dans ces moments-là, elle sait s’offrir, en forme de distraction, un de ces psychodrames dont elle a le secret et qui font tout son charme. Elle débat des mérites de l’accent circonflexe, du tiret, du tréma et autres singularités de notre orthographe. Affaire d’Etat ! La langue a été, en France, l’un des fondements de l’Etat, l’une des composantes essentielles de l’identité nationale. Elle a porté et continue de porter une littérature universelle, elle aussi indissociable de l’histoire du pays. Sachant que l’orthographe est l’une des respirations de la langue, on n’en disposera pas avec légèreté. Certes. Mais le débat d’aujourd’hui relève moins d’une question de fond que d’une coïncidence de calendrier scolaire. Une réforme de l’orthographe doit commencer à être appliquée dès l’an prochain, à l’occasion de la mise en Å“uvre des nouveaux programmes du primaire et du collège. Í Â« Anomalies », illogismes ou « absurdités » Le toilettage en question date d’un quart de siècle. Toutes les précautions ont été prises. Il a été suggéré en 1989 par le Conseil supérieur de la langue française – alors créé et présidé par le premier ministre Michel Rocard. Le Conseil s’entendit sur une série de « rectifications » destinées à corriger de prétendues « anomalies », illogismes ou « absurdités » dans l’orthographe du moment. Vestale de l’évolution de la langue, l’Académie française, suivant l’opinion de son secrétaire perpétuel de l’époque, Maurice Druon, donna son imprimatur, sans barguigner, à deux reprises – le 16 novembre 1989, puis le 3 mai 1990. Í On en était là de cette aventure lorsque les Immortels éprouvèrent quelques regrets et, pour une minorité d’entre eux, manifestèrent en 1991 leur opposition à la réforme. On peut les comprendre. Celle-ci est animée d’une sorte de fonctionnalisme terre à terre qui, au nom de la simplification, gomme parfois l’origine étymologique de notre orthographe pour lui substituer une logique phonétique. Le nénuphar sera un nénufar et, comme les autres, les iles Britanniques vont perdre leur chapeau. Celui-ci, l’accent circonflexe, s’il reste sur les a, disparaît aussi des u. C’est un peu triste, cela a un cout : le poétique. Í Mais rien d’essentiel n’est ici en jeu et, d’ailleurs, rien n’est vraiment obligatoire : « l’ancien » coexistera avec le nouveau. Plus que de cet ajustement mineur, on devrait s’inquiéter de la permanence d’une forme d’illettrisme, de la dégradation générale de la langue écrite et parlée ou de la progression des anglicismes (notamment dans ces colonnes). Voire, comme l’écrit dans Le Figaro, l’académicien Marc Fumaroli, de « l’angoisse existentielle » que révèle le débat provoqué dans le pays par cette mini-réforme (ici, on gardera le tiret, mais pas à chauvesouris ni à croquemonsieur). Í Du XVII^e siècle, qui vit le premier dictionnaire de la langue française, au XX^e, la langue et son orthographe n’ont cessé d’évoluer, le plus souvent sous la pression de l’usage plus que de l’Etat. C’est le propre d’une langue vivante. A la longue, dans l’orthographe, l’usage triera ce qui est secondaire et ce qui relève de l’immarcescible. Et préservera, espérons-le, une part d’irrationnel et de rêverie orthographiques. Car « l’homme descend du songe », comme disait Antoine Blondin.