E. Henry Carnoy CONTES FRAN C AI S i'Or LA VOCATION DE LARBRE D'OR est de partager ses admirations avec les lecteurs, son admiration pour les grands textes nourrissants du passe et celle aussi pour l'ceuvre de contem-porains majeurs qui seront probablement davantage appréciés demain qu'aujourd'hui. Trop d'ouvrages essentiels ä la culture de 1'áme ou de 1'identité de cha-cun sont aujourd'hui indisponibles dans un marché du livre transformé en industrie lourde. Et quand par chance ils sont disponibles, c'est finan-ciěrement que trop souvent ils deviennent inaccessibles. La belle littérature, les outils de développement personnel, ďidentité et de progres, on les trouvera done au catalogue de lArbre d'Or ä des prix résolument bas pour la qualité offerte. LES DROITS DES AUTEURS Cet e-book est sous la protection de la loi fédérale suisse sur le droit d'auteur et les droits voisins (art. 2, al.2 tit. a, LDA). 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Henry Carnoy Contes fran^ais © Arbre d'Or, Geneve, avril 2001 http://www.arbredor.com Tous droits reserves pour tous pays PREFACE (1885) Pour mener a bonne fin les etudes qui de toutes parts sont entreprises sur les origines et le developpement de la litterature orale — autrement dite populaire — des peuples de l'antiquite et des temps modernes, il est de toute necessite de recueillir et de publier cette meme litterature legendaire et traditionnelle, et de donner des textes surs, authentiques, sur lesquels on puisse s'appuyer a un moment donne pour en tirer les deductions et les conclusions qu'on est en droit d'attendre des recherches sur le Folk-Lore. Pour n'avoir pas compris sufiisam-ment cette necessite, qui aurait pourtant du s'imposer a leur esprit, pour n'avoir pas attendu une complete recollection des contes et des legendes des principales parties du monde, des diverses races aryenne, semitique, moghole, etc., combien de savants des plus estimables, depuis les freres Grimm jusqu'a notre epoque, ont expose des systemes assurement tentants et fort ingenieux, mais que de nouvelles recherches venaient renverser presque aussitot! c'est la l'histoire de toutes les hypotheses, de toutes les theories sur l'origine mythologique, mythique, aryenne, celtique, germanique, de transmission par l'lnde historique et de vingt autres systemes, tous edifies avec trop de hate et sur un terrain trop mouvant, dans le domaine de l'lnconnu. II y a done necessite absolue de rechercher de partout les contes, les legendes, les chansons populaires, les croyances et les usages, les mille et un vestiges d'un passe qui n'est plus qua l'etat de vagues reminiscences, d'incertains souvenirs. Lorsque ce travail aura ete fait non seulement dans nos pays d'Europe et d'Asie, mais encore chez les races si diverses et si curieuses de l'Afrique, de l'Amerique et de l'Oceanie, on pourra facilement en tirer des conclusions probantes, certaines, appuyees qu'elles seront par cette connaissance approfondie, alors seulement reellement obtenue. C'est du reste ce qu'ont fort bien compris nos plus savants erudits, les Liebrecht, les Kcehler, les Rolland, qui pour l'instant se bornent a faire la monographic de chaque theme legendaire, en notant le pays , la region geographique, les variantes et les particularites, sans essayer a priori d'en remon-ter a l'origine, sans y chercher la figure de l'aurore, du soleil, de la lune, de l'oura-gan ou de la foudre, comme on s'etait trop plu a le faire jusqu'a present. C'est dans le but de fournir notre part de documents au travail preparatoire 4 PREFACE dont nous parlions tout-a-l'heure, que nous publions aujourd'hui cette collection de contes francais. A propos de ce titre Contes francais, qu'on nous permette une simple observation. II a ete publie, dans ces dernieres annees, d'importantes collections de contes et de legendes de plusieurs de nos provinces francaises. Ces recueils formes de contes rassem-bles dans une province determinee, la Normandie, la Picardie, le Beam, l'Anjou, etc., ont fait croire a beaucoup de personnes qu'il existait pour chacun de ces pays une litterature orale toute differente, que les contes bretons portaient un cachet particulier, renfermaient des themes tout autres de ceux retrouves dans les recits du paysan normand, de l'ouvrier artesien, du pecheur gallo ou du berger landais; on a fait en somme de la question une chose presque locale. Que des provinces soient plus riches que d'autres au point de vue legendaire, nous le comprenons, les conditions de milieu, les relations, l'ignorance, les croyances, etant des facteurs essentiels avec lesquels il faut neces-sairement compter; mais qu'on pense differencier les contes de Haute Bretagne de ceux de la Bretagne bretonnante, de la Normandie ou du Berry et de la Provence, nous ne l'admettons pas, la comparaison des recits puises dans les diverses collections nous les montrant identiques de fond quand ce n'est pas de forme. Du reste cette analogie remonte bien plus haut; elle va jusqu'aux contes italiens, roumains, scandinaves, lithuaniens, etc., et sans doute meme jusqu'aux recits moghols, polynesiens ou americains. II n'y a done pas de Folk-Lore provincial. De meme qu'on ne jugerait pas utiles de publier les contes slaves par volumes consacres chacun particulierement a une province detachee de l'empire russe — Kiew ou Astrakan, Moscou ou Nowgorod, — de meme nous jugeons pouvoir nous en tenir au titre generique de Contes francais donne a ce volume. Si nous nous sommes etendus longuement sur ce sujet, e'est pour repondre a une critique qu'un de nos savants erudits les plus estimes nous faisait il y a quelque temps lorsque nous lui parlions de donner en un volume des contes recueillis d'un bout a l'autre de la France. Les contes qui suivent ont ete recueillis depuis six ans, soit dans nos excursions, soit de personnes amies qui ont bien voulu nous les communiquer. Dans ce travail de recherches il nous est arrive bien souvent de recueillir des contes textuellement semblables a ceux des collections de MM. Sebillot, Blade, Luzel, Ortoli ou Vinson; nous n'avons pas juge utile de les reproduire. Nous n'avons donne que les contes les plus remarquables, ou comme types ou comme variantes curieuses. Bien entendu que nous avons elimine tout ce qui nous paraissait venir d'arrangements ou de la lecture de quelque conte ecrit. Le plus originairement, on n'a que peu a craindre ce dernier ecueil. Il est rare qu'un 5 PREFACE paysan auquel vous demandez un récit légendaire vous dise un des contes classi-ques des Mille et une Nuits, de Perrault ou de Grimm, dont les recueils pourtant ont pénétré par les publications populaires jusqu'au fond des villages et des ha-meaux. Pour lui, ce ne sont pas des contes, mais des histoires qui se lisent et ne se repetent pas en récits comme les contes merveilleux de la Béte ä sept tétes, de Jean de l'Ours ou du Rusé Voleur. Les seuls contes écrits qui soient entrés dans la littérature orale sont tout au plus quatre ou cinq: Barbe-Bleue, le Petit Poucet, le Petit Chaperon Rouge, Cendrillon parfois et aussi Ali-Baba défiguré oú 1'on ne sait s'il faut voir le conte oriental ou un conte plus ancien analogue; le reste est inconnu. Ce fait ä lui seul prouve bien des choses, quant aux questions ďorigine et de transmission de la littérature orale. La littérature écrite n'a qu'une influence bien minime ä notre époque de diffusion des livres et ďinstruction assez generale; il est certain qu'au moyen áge, dans un temps oil l'imprimerie n'existait pas et oú les connaissances les plus élémentaires n'etaient que l'apanage de quelques rares privilégiés — moines, prétres, clercs, poětes et troubadours, — les oeuvres des lettrés ou les recueils indiens n'ont pu avoir l'influence capitale que quelques savants voudraient leur attribuer. E. Henry Carnoy Paris, le 2 novembre 1884 6 CONTES DÄNIMAUX LES HÜMMES FORTS LES AVENTURES MERVEILLEUSES LES FEES LE DIABLE CONTES POUR RIRE RANDONNÉES I. LE LOUP ET LE RENARD (ILE-DE-FRANCE) Un pauvre homme avait trois chevres: pendant l'ete et l'automne, il les conduisait par les champs et par la lisiere des bois, et les trois animaux pouvaient tant bien que mal trouver leur nourriture. Mais quand vint l'hiver, le paysan du vendre deux de ses chevres. II garda la plus petite et l'attacha dans son jardin. Chaque jour il lui portait quelque peu de pain afin de l'empecher de mourir. La chevre eut bien voulu etre libre et courir par la foret voisine, elle voyait les sapins tout verts et se figurait que la bonne herbe tendre devait pousser la-haut; aussi se promit-elle de s'enfuir bientot. Elle rongea son lien et par une belle apres midi franchit la haie qui la separait de la campagne. Notre chevre etait bien heureuse de courir a son aise et de brouter les quelques plantes que les froids hatifs avaient epargnees. Par malheur, Compere Renard l'apercut et alia prevenir le Loup: — La chevre du pere Mathieu s'est enfuie; veux-tu la croquer ? — Comment done ? mais il y a deux jours que je n'ai mange. Ou est-elle ? j'y cours. — Nous partagerons la bete ? — Oui, oui, e'est convenu. Compere Renard et Compere Loup se jeterent sur la chevre et la tuerent. — Nous allons la manger tout de suite, dit le Loup. — Non, repondit le Renard; il faut aller faire cuire chez toi. Ce sera bien meilleur; nous en ferons une bonne soupe. —Tu as raison, Compere Renard. Le Loup et le Renard prirent la chevre et l'emporterent a la maison du Loup. On alluma un grand feu dans la cheminee, compere Loup tira de l'eau, en rem-plit la marmite et mit a cuire la chevre du pere Mathieu. Quand la soupe eut bien bouilli, il fallut ecumer le pot au feu. — Prends l'ecumoire, Compere Renard, et ecume la soupe. — Prends-la toi, car je n'y vois pas trop. Le Loup prit l'ecumoire et enleva l'ecume dans la marmite. Alors, Compere 8 CONTES FRAN^AIS Renard saisit Compere Loup par la queue et le jeta dans la soupe bouillante. Puis il s'en alia bien content pensant le Loup mort. Mais il n'en était rien; le Loup sortit de la marmite et au bout de huit jours il était guéri. «Ah! se disait-il, si je peux rattraper ce vilain Renard, il me le payera cher! » Effectivement, le Renard passa pres de lui. — Halte-la, ami Renard; tu m'as jeté dans la marmite et je vais te manger. — Mais pourquoi? Je n'avais pas faim et j'ai voulu te donner la soupe pour toi seul. —Ah! pardon alors, donne-moi la patte! —Volontiers! Et pour te montrer mon amitié, je te dirai qu'il y a lá-bas une autre chěvre bien plus grasse que la premiere. Courons la prendre et nous revien-drons la faire cuire. — Oui, mais tu ne me jetteras plus dans la soupe ? — Non, je te le promets. La bete rut prise et mise á cuire, et cette fois encore, maitre Loup fut jeté dans la marmite et il put en sortir. Quinze jours plus tard, nouvelle rencontre du Renard. — Cette fois, je vais te croquer, Compere Renard! — Et pourquoi done, ami Loup ? — Pour m'avoir jeté dans la marmite. — Cest que je songeais á ma femme qui était malade et que j'avais oublié ta recommandation. — Dis-tu vrai ? Alors faisons la paix. — Oui, et d'autant plus qu'il y a la-bas une belle chěvre qui se proměně. La troisiěme chěvre fut prise et mise á cuire et encore le Loup alia dans la marmite. Lorsque le Renard fut rencontre par le Loup il eut bien peur. Il voulut s'enfuir mais son compere l'attrapa et se prépara á le manger. —Je veux bien que tu me croques, Compere Loup, mais je voudrais aupara-vant aller á la messe ? — Et que faire á la messe ? — Prier le bon Dieu pour qu'il m'ouvre le paradis. —Alors je ne te refuse pas. Le Loup et le Renard coururent au village et entrěrent dans l'eglise. —Ah! Compere Loup, il n'y a pas de sonneurs pour annoncer que je fais penitence. Veux-tu sonner les cloches ? —Tout de méme, mais je ne sais pas tirer la corde. — Ce n'est rien; je vais te mettre la corde aprěs la queue et tu tireras d'avant et ďarriěre comme ceci. 9 CONTES FRANCAIS Le Renard attacha la corde ä la queue du Loup et se mit ä mettre les cloches ä branle, puis il lacha tout. Le pauvre Loup etant tire par la corde, montait ä quinze pieds et retombait tout moulu. Cela dura cinq minutes. Ce temps ecoule, les cloches s'arreterent et le Loup put ronger la corde et se mettre ä la poursuite du Renard qui avait pris la clef des champs. Sous un buis-son, le compere s'etait cache. —Ah! te revoilä, Compere Renard. Viens que je te mange! — Ne pourrais-tu pas attendre jusqu'ä ma maison, afin que je fasse mon testament et que j'embrasse une derniere fois ma femme et mes enfants ? —Tout de meme; mais faisons diligence! On arriva devant la maison du Renard. — N'entre pas, Compere Loup, ma femme est ä la mort et tu lui ferais si peur, quelle en mourrait de suite. —Je veux bien! j'attendrais sur le seuil. Compere Renard ferma aux verrous la porte de maison et se crut sauve. Mais le Loup monta sur le toit et jeta des briques par la cheminee. — Merci bien, ami Loup, de m'envoyer des briques; j'en ferai un mur ä mon jardin! Le Loup prit de l'eau ä la riviere et vint la verser par la cheminee. — Merci bien, ami Loup, de m'envoyer de l'eau; j'ai couru beaucoup et je me mourais de soif! » Cette fois, le Loup voulut bruler la maison et il jeta beaucoup de feu au Renard. Et celui-ci criait toujours: — Merci bien, ami Loup, de m'envoyer du feu; hou! hou! hou! j'avais froid et il n'y a pas de bois ä la maison. Tu ferais mieux de descendre par la cheminee. Le compere descendit et fut enfourche par le malin Renard qui le fit cuire ä la broche et le mangea. (Conti en 1883par M. Charles Gamier, ä Paris.) 10 II. LES CHfiVRES ET LE LOUP (LORRAINE) Trois chevres s'en allaient ä la foire. Bien joyeuses, dies sautaient tout le long de la route, riant et chantant. Mais maitre Loup les avait vues venir et s'etait cache dans un gros buisson. — Halte-lä! cria-t-il. — Que veux-tu, maitre Loup ? — La noire, je vais te croquer! — Non, ne me croque pas, mais mange la Blanche. — La Blanche, je vais te croquer! — Non, pas moi, mais la Rouge. — La Rouge, je vais te croquer! — Non, non, ne nous croque pas; comme nous allons ä la foire, qu'on y vend de bons gateaux, nous en acheterons et nous te laisserons ta bonne part. — C'est cela! Depechez-vous, car j'ai bien faim. Mais si vous m'oubliez, je vous mangerai toutes les trois, la Noire, la Blanche et la Rouge. — Oui, oui, oui! A tout ä l'heure, maitre Loup! —A tout ä l'heure! Les chevres continuerent leur route et arriverent ä la ville. Elles coururent au champ de foire, acheterent des bonbons et des gateaux et ne revinrent que lorsqu'elles n'eurent plus de sous dans leur bourse. Malheureusement, elles grignoterent gateaux et bonbons en revenant tant et si bien que lorsque maitre Loup leur demanda sa part, les pauvres betes n'avaient plus rien ä lui donner. — Eh bien! mes gateaux ? demanda le Loup. — N'en parle pas, nous t'avions laisse ce qui te revenait, mais nous les avons perdus en chemin. — La Noire, je vais te croquer! — Non, la Blanche. — La Blanche, je vais te croquer! —Non, la Rouge. 11 CONTES FRANCAIS — La Rouge, je vais te croquer! —Avant de nous manger, va done nous chercher des noisettes dans le bois. —J'y cours et je vous mangerai aussitot apres. Vite la Blanche, la Noire et la Rouge se haterent de faire une maison qu'elles entourerent de fagots d'epines. Puis elles allumerent du feu et attendirent. — Pan! pan! fit le Loup. — Monte par la cheminee, nous avons perdu la clef! Maitre Loup monta sur le toit et de la dans la cheminee ou il fut grille. Les trois chevres revinrent heureuses comme vous le pensez a la maison de leurs parents. (Conte en 1883 a Vacqueville [Meurthe-et—Moselle] par M. Georges Charpentier.) 12 III. LE LOUP ET LES BIQUETS (NORMANDIE) La chěvre eut un jour besoin d'aller ä la ville vendre son beurre et son fro-mage. «Des que je serai dehors, dit-elle ä ses biquets, fermez bien la porte au verrou et n'ouvrez que si ľon vous montre patte blanche. » Les biquets promirent ďobéir, et la měre les embrassa et les quitta. Comme eile passait pres du bois, compere le Loup 1'apercut. «Tiens, la Chěvre qui s'en va ä la ville! Ses biquets doivent étre seuls au logis. Si je pouvais les croquer, cela tomberait bien, il y a deux jours que je n'ai pas mangé. » Et le loup alla frapper ä la porte de la Chěvre. — Pan, pan, ouvrez! dit-il en contrefaisant la voix de cette derniěre. — Qui est lä ? — Cest moi, votre měre, qui reviens du marché. — Montrez patte blanche et nous vous ouvrirons. —J'ai oublié mon panier; je vais revenir, dit le Loup en se grattant la téte. Puis il alla trouver le compere Renard et lui exposa ľ affaire. — Ce n'est que cela? j'ai un sac de farine, trempez-y votre patte et tout sera dit. —Tu as raison, l'ami, les biquets seront bien attrapés! Sa patte blanchie, le Loup alla frapper ä la porte de la Chěvre. — Pan, pan, ouvrez! — Qui est la ? —Votre měre, la Chěvre. — Montrez-nous patte blanche et nous vous ouvrirons. Le Loup passa la patte sous la porte; mais dans le chemin, la farine était partie et la patte était noire. Les biquets refusěrent d'ouvrir. Le pauvre compere retourna demander avis au Renard. —Ami, déguise-toi en pělerin, pour sur qu'on t'ouvrira. — Mais des habits ? 13 CONTES FRANCAIS —J'en ai lä de vieux; je vais te les donner. Le Renard habilla le Loup qui pour la troisiěme fois alia frapper ä la porte de la cabane. La Chěvre était revenue et les biquets lui avaient raconté ce qui était arrive en son absence. —Vous avez bien fait de ne pas ouvrir, c'était sans doute le Loup qui venait pour vous croquer. S'il revient, il me le paiera, allez! » Et la Chěvre prit une botte de paille et un fagot et les mit dans la cheminée. En ce moment le Loup revenait. — Pan, pan, ouvrez! — La porte est fermée et notre mere est ä la ville avec la clef. Nous ne pouvons ouvrir. Mais qui étes-vous ? — Un pauvre pělerin qui revient de Jerusalem. — Nous regrettons bien... mais vous pourriez passer par la cheminée. — Cest une bonne idée! dit le Loup. Le compere grimpa sur le toit et de lä descendit dans la cheminée. Aussitôt la Chěvre alluma la paille et le fagot et le malheureux Loup tomba mort dans le foyer. La mere et ses biquets le prirent et le jetěrent noir comme boudin dans la riviere voisine. (Conti en 1882par M. Mareux Georges qui ľa entendu d'une vieille femme aux environs de Rouen [Seine-inférieure.]) 14 IV. LES BÉTES DU MEUNIER ET LES LOUPS (PICARDIE) Entre Harponville et Warloy1 était báti autrefois un moulin qui appartenait á un batteur ďhuile vieux comme les nues et pauvre á rendre des points á Lazare. Depuis longtemps le moulin s'etait détraqué et Ton n'apportait plus les oeillettes des environs pour en faire extraire 1'huile. Pas ďouvrage, pas ďargent; pas ďar-gent, pas de pain et misěre complete. Cétait le chemin quavait suivi le vieux Michel. Ce qui lui faisait le plus de peine dans sa détresse, c'etait de ne pouvoir nourrir comme par le passé son áne, son chat, son chien, son coq et son canard qu'il aimait plus que lui-méme. Aussi un jour, il ouvrit la porte de sa cabane et mit tous ses animaux en liberie. — Mes pauvres betes, dit-il, il n'y a plus de foin pour 1'áne á 1'écurie, je n'ai pas de pain pour le chien et le chat, pas d'orge pour le coq et le canard, je ne veux pas vous laisser mourir de faim; le bois de Vadencourt est proche; vous y trouve-rez un abri pour la nuit et sans doute la nourriture qui vous est nécessaire. Le batteur ďhuile était bien triste de perdre ses bétes, et ses bétes étaient bien peinées de quitter leur vieux maítre. Enfin, aprěs force pleurs et adieux de cha-que cóté, le batteur ďhuile ferma la porte et les animaux s'eloignerent. lis arrivěrent dans le bois auprěs d'une cabane oú étaient une dizaine de loups. — Quoi faire ? se demanděrent les bétes du meunier. — Si vous m'en croyez, dit 1'áne, nous allons nous mettre á pousser chacun quelques éclats de voix, aprěs nous étre caches dans un buisson. Nous ferons sauver les loups et nous aurons la cabane pour y passer la nuit. — Cest cela! c'est cela! dirent les animaux. Et aussitót ils s'enfoncerent dans un fourré et chantěrent chacun á sa facon. — Hi! Han! hi! han! fit 1'áne d'une voix de tonnerre. — Miaou! Miaou! fit le Chat. —Aou! Aou! Aou! fit le Chien. 1 Villages situés pres de limites de l'Artois et de la Picardie 15 CONTES FRANCAIS — Coquiacou! Coquiacou! éclata le Coq. — Can! Can! Can! Can! ajouta le Canard. Effrayés de ce vacarme épouvantable, les loups, croyant avoir mille legions de diables á leurs trousses, quittěrent la maison et s'enfuirent tout au loin. Bien joyeuses les bétes du moulin entrěrent dans la cabane et mangěrent á la santé des loups d'un excellent repas prepare par ces derniers. Lorsqu'ils eurent bien mangé, ils songěrent á se reposer. L'ane se coucha pres de la porte, le Chat sur 1:'armoilette2, le Chien sur le fumier de la cour, le Coq sur la cheminée, le Canard sur le buffet. Les loups étaient enfin revenus de leur frayeur. Ils chargěrent un des ruses de la bandě ďaller en éclaireur voir par lui-méme quelle était la cause du concert qui les avait interrompus dans leur fete. Le Loup partit, fouilla partout et arriva á la maison. N'entendant aucun bruit, il entra. Láne l'apercevant lui envoya un grand coup de pied en passant, le Chat lui donna un coup de griffe, le Coq lui fit c... dans l'oeil, le Canard poussa un formidable can! can! et comme il passait pres du fumier en se sauvant le Chien lui mordit la cuisse. Retourné auprěs de ses compagnons et interrogé par eux, le Loup raconta qu'une bandě de nombreuse de gens s'etait établie dans la cabane. —Jugez-en, ajouta-t-il; en entrant, un forgeron m'a donné un coup de mar-teau, un savetier m'a piqué ďun paquet ďalěnes, un macon réparant la cheminée m'a jeté du mortier dans l'oeil, et comme je m'echappais, un journalier m'a frappé d'un coup de fourche, tandis qu'un autre homme criait á tue-téte: « Attends! Attends! » Plus épouvantés que jamais, les loups se sauvěrent bien loin et ne revinrent jamais au bois de Vadencourt. Le lendemain, le Chat trouva la bourse des loups et, de compagnie, nos cinq animaux allěrent la porter á leur vieux maítre, le bat-teur d'huile du moulin, avec qui depuis ce jour ils vécurent heureux, mangeant á discretion et s'egaudissant fort lorsque 1'áne ou le Canard faisait le récit de la journée passée dans le bois de Vadencourt, á la cabane aux loups. (Conté en 1878, a Mailly-de-la-Somme, par M. Alphonse Maison.) 2 Petite armoire dans le mur de la cheminée. On y mettait le sel á 1'abri de 1'humidité. 16 V. LES POUSSINS (COMTAT VENAISSIN) Un petit poussin ayant un jour recu une volee de ses parents, se sauva de la maison avec les deux freres. Toute la journee, ils chercherent ou se loger, mais ne trouvant point de grotte ni de maison abandonnee, ils allerent au bois, choisi-rent une petite clairiere et commencerent a batir une cabane. Au bout de huit jours, ils avaient acheve leur travail et ils placerent un bouquet sur le toit de la hutte pour feter leur nouvel-le demeure. Malheureusement l'aine des poussins dansa et se tremoussa tant qua la fin il lacha un p..., et du coup renversa la cabane. Le bruit rut si fort que ses parents l'entendant se dirent: « Ce ne peut etre que nos poussins! » et qu'ils accoururent en hate aupres de leurs petits enfants qu'ils ramenerent tout honteux a la maison. (Conte en 1883, par M. Raphael Paulin, qui I'a appris de sa grand-mere dans les environs d'Avignon [Vaucluse].) 17 VI. JEAN L'OURS ET SES COMPAGNONS (PROVENCE) Une bonne femme n'avait qu'un fils nomme Jean quelle aimait beaucoup. Une famine etant arrivee dans le pays, la paysanne se trouva sans pain et sans nourriture d'aucune sorte. Pour ne pas voir mourir de faim son petit Jean, elle eut l'idee de le prendre et d'aller l'abandonner dans le bois voisin. Le lendemain done elle prit son enfant dans son tablier, courut a la foret et, dans un fourre epais, placa le petit garcon. Puis elle s'eloigna en pleurant. A quelques pas du buisson etait la caverne d'une ourse qui venait de perdre l'un de ses petits. Lani-mal, ayant entendu les cris de l'abandonne, courut de ce cote, le prit dans sa gueule et le conduisit dans la grotte. Lourse en prit les plus grands soins, et l'enfant grandit en force et en beaute. De temps en temps, il luttait avec l'ourson et toujours il arrivait a le battre. Mais un jour Jean l'Ours rut rencontre par des chasseurs qui le conduisirent au village ou il rut reconnu par sa mere qui le croyait mort depuis longtemps. Des le lendemain, il fut envoye a l'ecole pour y apprendre a lire et a ecrire. Ses camarades l'ayant raille sur son ignorance, Jean l'Ours entra dans une violente colere, et il eut bientot fait, en quelques coups de poing, d'assommer les eleves et le magister3. Le soir, les gendarmes arriverent, se saisirent de Jean et le conduisirent en prison. Le lendemain, sa mere vint le voir dans la prison. — Mon pauvre Jean, tu ne viendras pas manger la soupe avec moi au diner! — Si, si, ma mere; fais une bonne soupe; a midi je serai a la maison. — Dis-tu vrai ? — Oui, oui; tu verras. La bonne femme rentree chez elle prepara le diner, et vers midi son fils, apres avoir enfonce la porte de la prison, arriva pour manger la soupe. Lorsqu'il eut 3 Le maitre d'ecole. 18 CONTES FRANCAIS fini de manger, sa mere lui donna quelques pieces de monnaie et l'envoya faire son tour de France. Apres avoir marche durant cinq ou six jours, Jean l'Ours arriva devant la mai-son d'un forgeron. — He! l'homme, lui cria Jean, n'auriez-vous pas d'ouvrage a donner a un bon compagnon ? —Tout de meme. Mais avez-vous deja travaille ? —Je le pense bien. —Alors entrez et mettez-vous a l'ouvrage. » Jean l'Ours fit rougir un morceau de fer dans l'intention d'en faire un soc de charrue; mais, au premier coup de marteau, l'enclume s'enfonca completement dans le sol. — Un joli coup de marteau! dit un des compagnons. Mais, Jean, pourrais-tu d'une main arracher l'enclume ? Le nouvel apprenti prit l'enclume par une corne et la souleva de terre comme il eut fait d'une plume. Puis, continuant son travail, il eut bientot brise fers, mar-teaux, enclumes; le maitre forgeron etait desole d'avoir un tel ouvrier. — Maudit soit le jour ou j'ai engage cet Hercule! s'ecriait-il. Certes, il me ruinera! A la fin, n'y tenant plus, il le pria de s'en aller chercher fortune ailleurs. —Je le veux bien, repondit le compagnon, mais a cette condition que vous me donnerez tous les morceaux du fer que j'ai pu briser jusqu'a present. — Et que veux-tu en faire ? Il faudrait cinq ou six boeufs pour l'emporter. — Donnez toujours et vous verrez. Le forgeron ayant accepte, Jean l'Ours prit les morceaux de fer et s'en fabriqua une enorme canne qui pour le moins pesait dix mille livres. Puis il dit adieu au forgeron et quitta le village. A deux jours de marche de cet endroit, il arriva aupres d'une immense foret. Arme d'une grande faucille, un homme sciait les sapins, les ormes et les frenes dont il faisait des fagots. Puis, pour les lier, il deracinait les plus gros chenes, les tordait sous son pied et en faisait des hartstA. —Tu es un bon compagnon, lui cria Jean l'Ours. Comment te nommes-tu ? —Tord-Chenes, et toi ? —Jean l'Ours. Veux-tu m'accompagner dans mon tour de France ? —Volontiers. 4 Des liens. 19 CONTES FRAN^AIS Tord-Chenes et Jean l'Ours arriverent le lendemain dans une grande vallee. lis y virent un homme occupe a jouer au palet avec des meules de moulin. — Un solide gaillard! s'exclama Jean l'Ours. Puis se tournant vers l'homme: — Comment t'appelles-tu ? — Meule-a-Moulin, et vous ? —Jean l'Ours et Tord-Chenes. Veux-tu nous accompagner dans notre tour de France ? —Volontiers! Un peu plus loin, les trois compagnons trouverent un chariot embourbe jusqu'au moyeu et que douze boeufs ne pouvaient retirer de l'orniere. — Oh hiu! hiu! criait desesperement le conducteur qui jurait, sacrait, blas-phemait sans aucun succes. — Ohe! l'homme; attendez un peu! lui dit Jean l'Ours. Et poussant la voiture d'une seule main, il la tira du bourbier a la grande stupefaction du paysan. Aupres de la etait la ville du roi. Justement les trois compagnons y arrivaient; un incendie devorait une maison voisine du et Ton pensait que l'habitation du roi n'allait pas tarder a prendre feu. — Place, place! dirent les trois hommes forts. lis penetrerent jusqu'a la maison et, la poussant de leurs mains, lui donnerent une secousse telle quelle suivit la grande rue et s'en alia au milieu de la vallee voisine. Le roi voulut connaitre ces trois hommes extraordinaires, mais ils avaient disparu. Les trois compagnons etaient parvenus tout aupres d'un vieux chateau qui s'elevait au milieu d'une grande foret. — Ohe! dirent-ils a une vieille femme qu'ils rencontrerent: qui habite ce chateau ? — Messeigneurs, repondit-elle, je ne vous conseille pas d'y aller voir. On dit que ce chateau est hante par des revenants. Ce que je sais, c'est que plus de cinq cents chevaliers y sont entres et que pas un n'en est sorti. — Merci, bonne femme, nous tenterons pourtant l'aventure. Les trois compagnons trouverent ouvertes toutes les portes du palais dans lequel ils penetrerent. Mais tout y etait desert. — Un chateau extraordinaire, sur ma foi! s'exclama Jean l'Ours. Si nous y restions quelque temps ? — C'est cela! c'est cela! — Mais toutefois, comme il faut vivre, voici ce que je propose. Demain ma- 20 CONTES FRAN^AIS tin, Tord-Chenes fera la cuisine tandis que Meule-a-Moulin et moi nous irons chasser dans la foret. Vers midi, Tord-Chenes nous avertira en sonnant la cloche. — Entendu! Entendu! Le lendemain Tord-Chenes resta done au palais tandis que ses compagnons etaient a la chasse. On frappa a la porte de la cuisine et Tord-Chenes ayant ouvert, vit entrer un nain. — Que veux-tu ? demanda-t-il, — Un peu de cette bonne soupe que tu prepares. —Tu crois, petit nain, que le vais te donner de cette bonne soupe ? Veux-tu t'en aller, et au plus vite! —Ah! e'est cela! Tu vas me le payer! Et prenant un petit baton, le nain se mit a en frapper Tord-Chenes tant et si fort que le malheureux cuisinier resta etendu sans connaissance ne put appeler ses compagnons a l'heure de midi. Vers deux heures, il revint a lui et sonna la cloche. — Pourquoi nous fais-tu rentrer si tard? demanda Jean l'Ours. — Oh! ne m'en parlez pas; il est venu un geant epouvantable qui m'a battu comme platre, a mange la soupe et m'a laisse pour mort. — S'il vient demain, je le rosserai d'importance! s'ecria Meule-a-Moulin. Et le lendemain ce dernier resta au palais. Le nain revint encore demander du bouillon et battit le compagnon. A la rentree des deux chasseurs, Meule-a-Moulin raconta que le geant etait plus haut que les plus grands chenes de la foret, et Tord-Chenes eut garde de le dementir. — Ce sera a moi de donner une lecon a ce geant, dit Jean l'Ours. Mais je lui en promets une dure, croyez-moi! Les deux compagnons sourirent dans leur barbe. Le jour suivant, Jean l'Ours etait a faire la soupe quand le nain se presenta. — Que veux-tu ? demanda l'homme fort. —Je veux de ce bon bouillon. —Approche, alors. Le nain s'avanca et Jean l'Ours saisissant sa bonne grosse canne de dix mille livres en assena quelques coups vigoureux au pauvre nain qui demandait grace de la facon la plus triste et la plus dolente. — Ne me tue pas, criait-il, et je t'indiquerai un grand secret. —Voyons, quel est-il ? — Ce chateau est enchante. Sous la porte, est un caveau profond. Dans ce 21 CONTES FRANCAIS caveau sont trois princesses qui attendent un liberateur. Si tu les delivres, tu pourras choisir entre ces trois. — Merci, je te laisse en paix; va-t'en, mais ne reviens plus. Le nain s'enfuit clopin clopan, et Jean l'Ours put avertir ses compagnons en sonnant la cloche du chateau. —Tu n'as done pas vu le geant? demanderent-ils. — Non pas le geant, mais le nain. Je l'ai battu si fort que pour obtenir sa grace, il m'a confie un secret important. — Quel est-il ? Jean l'Ours dit a ses compagnons ce qu'il avait appris, et tous trois se decide -rent a penetrer dans le caveau. Mais qui descendrait le premier ? — Ce sera moi, dit Tord-Chenes. Un gros cable etait dans un coin; Tord-Chenes s'attacha les aisselles et ses compagnons le descendirent. Mais au bout d'un instant, il s'ecria effraye: — Remontez-moi, je n'en puis plus! On le remonta et Meule-a-Moulin, ayant pris sa place, descendit un peu plus bas et demanda qu'on le retirat du caveau. —Alors, ce sera moi qui descendrai! dit Jean l'Ours. Et il s'attacha a la corde et se laissa aller. A la fin, il toucha terre et se trouva dans un grand Pays totalement inconnu. Une vieille femme etait la a filer. — Que viens-tu faire ici? demanda-t-elle. — Ma bonne mere, mon but est de delivrer les trois princesses enchantees qu'on m'a dit se trouver en cet endroit. —Tu es bien hardi, par ma foi. Tu vois ce grand tas d'ossements: ce sont les restes des chevaliers qui avant toi ont tente pareille aventure et qui ont peri sans reussir. — Cela m'importe peu; je ne crains rien. —Alors, bonne chance! Voici le chemin qui mene au palais enchante. Tu vas avoir a te mesurer avec les monstres les plus terribles. Jean l'Ours quitta la vieille et suivit le chemin indique. Il arriva au bord d'une large riviere sur laquelle une simple planche etait jetee. Au bout etait un enorme dragon dont la gueule lancait du soufre et du feu. L'homme fort marcha contre lui et d'un coup de sa canne lui cassa l'echine. Un peu plus loin etait un autre dragon, mais cette fois il avait sept tetes. Jean l'Ours se precipita sur le monstre, lui creva les yeux et le tua. Le pere de ce monstre accourut derriere l'homme, l'enlaca dans les replis de sa queue et s'eleva dans l'air avec lui. Jean l'Ours reussit a tirer son couteau, a l'ouvrir et a couper d'un coup la queue du dragon qui se laissa choir sur le sol. Dans sa chute, il se 22 CONTES FRAN^AIS brisa contre un rocher; et Jean l'Ours put pénétrer dans un charmant pavilion oil il trouva endormie la princesse á la Pomme-d'Or. Jean lui toucha la main et elle se réveilla. — Oh, merci! s'exclama la jeune fille. Vous m'avez délivrée du méchant génie qui me retenait prisonniěre. Mais, ami, sauvez mes soeurs, enfermées comme moi dans les deux pavilions voisins. Le libérateur eut bientót fait de délivrer la princesse á la Pomme-d'Argent et la princesse á la Pomme-de-Cuivre. Puis tous quatre se dirigěrent vers l'entree du souterrain. La vieille femme n'en revenait pas de voir le jeune homme vainqueur des dragons. — Oh! lá-haut! cria Jean l'Ours. —Voici! répondirent les deux compagnons. » lis descendirent le cable et lorsque la princesse á la Pomme-de-Cuivre y fut attachée, ils la tirěrent á eux. — La charmante jeune fille! s'exclamerent-ils. Elle sera á moi... á moi... non á moi. La dispute allait grandissant lorsqu'ils entendirent: — Oh! la-haut! le cable! La corde remonta Pomme-d'Argent. Nouvelle discussion. — Pomme-de-Cuivre sera á toi, mais Pomme-d'Argent m'appartiendra. —Attendons, s'il n'y en a pas une troisiěme. Pomme-d'Or fut ramenée á la surface. —Au lieu de nous disputer maintenant, assommons notre compagnon, les trois femmes seront á nous! se dirent-ils. Lorsque Jean l'Ours arriva pres de l'orifice, les compagnons coupěrent la corde et le malheureux roula au fond du gouffre. II était tout meurtri de sa chute et serait sans doute mort, si la vieille n'etait venue á son secours et ne l'avait frotté d'un onguent merveilleux qui, sur l'heure, lui rendit toute sa vigueur. Peu aprěs, un petit nain passa pres de Jean l'Ours et lui dit: — Nous dínerons aujourd'hui de ta cervelle! —Attends, vilain nain, attends! répondit Jean qui se mit á le frapper et á le poursuivre jusqu'aupres d'un grand palais. Le nain se refugia dans la chatiěre et l'homme ayant enfoncé la porte du chateau se trouva en face d'un grand géant. —Ah! je t'y prends! cria le géant. Je vais ne faire de toi qu'une bouchée! Et il prit le jeune homme dans ses bras, dans l'intention de l'etouffer et de le 23 CONTES FRANCAIS manger ensuite. Jean, qui s'y attendait, leva sa lourde canne, la plongea dans les yeux du géant et n'eut pas de peine á le tuer. Jean l'Ours se mourait de faim lorsqu'il trouva deux jeunes filles qui se bai-gnaient dans une salle du palais. II leur dit qu'il n'avait pas mange depuis deux jours, et elles s'empresserent de lui donner á manger et de lui remplir les poches de provisions. Mais comment sortir de ce palais enchanté et remonter á la surface de la terre ? Jean n'en savait trop rien lorsqu'il rencontra une vieille femme assise sur une grosse pierre. — La charitě, s'il vous plait! dit-elle. —Tenez, bonne femme; voici des provisions de toutes sortes. Régalez-vous. —Tu as bon cceur, mon fils. Prends cette clef d'or: les portes, les murs et les montagnes s'ouvrent devant elle. — Merci, merci; je vais en profiter pour sortir d'ici. II n'eut qua toucher la muraille du palais pour voir s'ouvrir devant lui un sentier qui le conduisit d'abord dehors et ensuite á la ville voisine. Tout le monde y était en fete, car on célébrait le jour méme le manage de Pomme-d'Or et de Pomme-d'Argent avec Tord-Chénes et Meule-a-Moulin qui avaient dit les avoir délivrées du chateau merveilleux oú le Génie les tenait en-fermées. Jean l'Ours pénétra dans la salle du festin et fut apercu de la princesse á la Pomme-d'Or qui l'aimait beaucoup. — Mon pere, s'ecria-t-elle, je ne veux pas de mon fiance. Que Pomme-de-Cuivre se marie avec lui et j'epouserai le nouveau venu! —Tu n'y songes pas, ma fille ? dit le roi. — Si, si; je le veux. Tord-Chénes et Meule-a-Moulin n'oserent rien dire, et les trois manages se firent á la fois. Mais la nuit venue, les deux compagnons coururent trouver une sorciěre et lui demanděrent le moyen de se débarrasser de Jean l'Ours et de Pomme-d'Or. La mégěre leur donna une certaine poudre et leur dit de la faire aspirer á ceux dont ils voulaient se débarrasser. Ce qu'ils firent pendant le sommeil des nouveaux mariés. Aussitót deux serviteurs du Génie á la Barbe Noire accoururent et enlevěrent Jean l'Ours et sa femme dans le chateau de leur maítre. Le Génie fit prendre un grand sac de fourmis et y fit placer ses prisonniers. Jean l'Ours ne tarda pas á se réveiller en sentant les piqůres des insectes. Vite, il prit sa clef d'or et en toucha le sac qui s'ouvrit. Jean et Pomme-d'Or s'enfuirent dans la forét voisine oil ils restěrent caches deux jours. Ils allaient en sortir quand ils entendirent des cris épouvantables. Ils couru- 24 CONTES FRAN^AIS rent de ce coté et trouvěrent les deux compagnons suspendus par les cheveux aux branches d'un grand chéne. — Grace! grace! criaient-ils. Nous avons bien mérité ce chátiment. Mais grace! grace! — Comment se fait-il que vous soyez ici ? demanda Jean l'Ours. — Le Génie de la Pomme-d'Or, le parrain de la princesse, a appris notre mé-chanceté ä votre égard et nous a punis ainsi. —Attendez un instant, je vais vous délivrer. Jean l'Ours prit sa canne, d'un coup abattit le chéne et délivra ses compagnons. Puis tous quatre s'enfuirent bien loin dans la crainte que le Génie ä la Barbe Noire ne les poursuivít. Iis marchaient depuis trois jours quand ils entendirent un grand bruit: c'etait justement le Génie qui arrivait sur eux avec une vitesse prodigieuse. Les trois compagnons n'eurent que le temps de se cacher dans une grotte, mais Pomme-d'Or qui était un peu ä l'arriere fut apercue par le Génie et empor-tée par lui. —Ah! ah! tu pensais m'echapper ainsi! Demain je te ferai couper la téte, je le jure! En effet, le lendemain on dressa l'echafaud pour couper la téte de la jeune fille. Heureusement qu'au moment oil Tun des serviteurs du Génie ä la Barbe Noire allait lever son sabre, la princesse eut l'idee de mordre dans la pomme d'or que toujours eile tenait ä la main. A l'instant, le Génie de la Pomme d'Or parut sur l'echafaud et, prenant le sabre des mains du bourreau, trancha d'un seul coup la téte du méchant Génie ä la Barbe Noire. Puis il emmena la princesse sa filleule avec lui et lui demanda le récit de ses aventures. Lorsqu'il eut appris que Jean l'Ours devait étre avec les deux compagnons dans un pays éloigné, il envoya ä leur recherche quelques-uns des génies aux-quels il commandait, mais aucun ne put les retrouver. La princesse se désolant toujours, le Génie appela tous les oiseaux du ciel et leur demanda si aucun d'eux n'avait vu trois voyageurs dont il donna le signale-ment. Tous avaient répondu non, quand un vieil aigle arriva tout essoufflé. — Pourquoi arrives-tu si tard? demanda le Génie. —Ah! ne m'en parlez pas! J'etais occupé dans un pays fort lointain ä regarder trois aventuriers qui allaient de caverne en caverne et de forét en forét chercher quelque chose qu'ils ne pouvaient point trouver... — Ce sont justement les trois personnes que nous désirons retrouver. Re-tourne les chercher et aměne-les nous. 25 CONTES FRAN^AIS L'aigle reprit son vol et quelques jours aprěs ramena les trois compagnons dans le chateau du Génie ä la Pomme d'Or. Une semaine plus tard, Jean 1'Ours, Tord-Chénes et Meule-ä-Moulin étaient recus dans la ville au milieu de la joie la plus vive, et les fétes du mariage se conti-nuěrent comme si rien ne s'etait passé dans l'intervalle. Conte des environs d'Arles, conti par M. Mareux, en 1883. 26 VII. QUATORZE (PICARDIE) Une bonne femme qui vivait il y a deja bien longtemps, a ce que m'a raconte ma grand-mere, qui le tenait elle-meme de sa grand-mere, n'y allait pas de main morte en besogne. Elle avait eu treize enfants en moins de dix ans de mariage; puis elle etait restee dix ans sans en avoir d'autres et elle croyait que c'etait fini pour tout de bon, quand un beau jour elle accoucha d'un marmot gros et fort en diable. La bonne femme avait epuise tous les saints du calendrier pour don-ner des noms a ses treize premiers enfants, et, ne sachant comment appeler le dernier, elle se decida a l'appeler Quatorze, sur le conseil d'une bonne fee qu'on avait invitee au bapteme. Ce n'est pas le tout que de lui donner le nom de Quatorze, bonne fee, avait dit la mere; encore lui faudrait-il la force de quatorze personnes. — C'est juste, repondit la fee; je veux qu'il ait la force de quatorze fois quatorze personnes. Et ce qu'avait desire la fee etait arrive; Quatorze etait devenu d'une force extraordinaire. La bonne femme, sa mere, finit par passer de vie a trepas, et Quatorze quitta le village pour aller faire son tour de France. II prit le premier chemin venu et arriva devant la maison d'un meunier auquel il demanda du travail comme domestique. Le meunier accepta et chargea le nouveau venu de prendre deux mulets et d'aller au village voisin chercher plusieurs sacs de ble. Au lieu de faire comme le lui avait dit son maitre, Quatorze laissa les mulets a la maison, alia seul au village et rapporta les sacs de ble au moulin. Le meunier n'en pouvait croire ses yeux. Il dut pourtant se rendre a l'evidence et il ne menagea pas les compliments a son robuste domestique Le lendemain matin, le meunier appela Quatorze et lui dit: —Tu vas prendre une charrue et deux chevaux et tu t'en iras a mes champs. —Vous pouvez laisser les chevaux a l'ecurie, mon maitre, j'irai seul labourer 27 CONTES FRANCAIS vos terres; envoyez seulement avec moi quelqu'un qui m'indique ou elles sont situees. Quatorze alia aux champs et, en une heure de temps, il eut fini de labourer toutes les pieces de terre du meunier son maitre. A son retour, ce furent de nou-veaux eloges a recevoir. Le jour suivant, Quatorze et les autres domestiques devaient se rendre a un bois assez eloigne et y abattre de gros arbres qu'ils avaient a ramener a la ferme en les placant sur un grand binard. Les domestiques partirent de grand matin et se mirent aussitot a l'ouvrage. Quatorze se reveilla assez tard et s'en alia au bois sans se presser. Arrive la, il prit une cognee et en un tour de main il eut fini d'abattre deux des arbres les plus gros. Les domestiques etaient emerveilles. Saisissant les deux chenes a bras le corps, Quatorze les placa sur son binard et revint au moulin. Mais, sur son chemin, un gros arbre venait d'etre abattu. Sans s'en inquieter, le robuste domestique se courba sous le binard et se soulevant lui fit traverser l'obstacle. — Deja revenu ? lui dit le meunier. — Oui, mon maitre, et meme j'ai abattu les deux arbres avant de les placer sur mon binard. — C'est impossible. — Oh! non; c'est tout comme je vous le dis. Vers midi, les domestiques revinrent demander des chevaux de renfort pour enlever un arbre qui barrait la route. Le meunier les chassa de chez lui et ne garda que Quatorze. Mais les domestiques, afin de se venger de Quatorze, allerent trouver le Dia-ble pour le charger de leur vengeance. — Que voulez-vous ? leur dit le Diable. — Nous voulons nous venger d'un certain Quatorze, une sorte d'Hercule, le domestique du meunier de Famechon. — Et comment ? — En le tourmentant sans cesse et en le rossant d'importance quand la fan-taisie vous en viendra. — C'est bien; vous pouvez compter sur moi. Adieu. Et le Diable alia trouver Quatorze, se disputa avec lui et essaya de le battre. Le paysan se defendit a grands coups de poing, mais le Diable allait venir a bout de son adversaire quand Quatorze saisit une bouteille pleine d'eau benite et en jeta le contenu a la tete du pauvre demon qui s'enfuit tout epouvante, en jurant que jamais il ne reviendrait se frotter au paysan. 28 CONTES FRANCAIS Débarrassé du Diable, Quatorze resta tranquille auprěs du meunier, dont il épousa la fille; il eut de nombreux enfants et vécut heureux. (Conti enfévrier 1881, par M. Guyot, de Famechon [Somme]) 29 VIII. L'HOMME DE FER (LORRAINE) Dans un grand lac des Vosges vivait un geant redoute qu'on avait nomme l'Homme de Fer. Plusieurs fois de hardis chevaliers etaient partis pour le com-battre, aucun d'eux n'etait revenu; il leur etait arrive de meme qu'aux soldats envoyes pour le faire prisonnier: l'Homme de Fer les avait precipites dans le lac et les y avait fait perir. Le roi fit alors publier par tout le royaume qu'il donnerait sa fille et la moitie de son royaume a celui qui amenerait l'Homme de Fer prisonnier. Beaucoup encore essayerent sans succes. Un jeune soldat ayant appris l'ordonnance du roi se presenta devant lui et lui demanda la permission de quitter le regiment et d'aller s'eprouver contre le geant. —Tu n'y peut songer, dit le roi. Tous mes chevaliers sont morts en essayant de lutter contre l'Homme de Fer, et tu n'as pas leur force et leur courage. — Laissez-moi faire, et je vous amenerai bientot le geant. En attendant, faites construire une grande voiture tout en fer; j'en aurai bientot besoin. Le roi le laissa faire, et le soldat partit emmenant avec lui son chien fidele Boit-Tout, present de la fee sa marraine. Des que l'homme et le chien furent pres du lac, le soldat fit un signe a son chien, qui se mit en devoir de boire toute l'eau et de le mettre a sec. Ce fut bientot fait. Au milieu du lac etait le palais de l'Homme de Fer. Le soldat s'en approcha sans bruit, y penetra et y trouva endormi le geant qui se croyait en surete sans doute. Sans le reveiller, le soldat le lia solidement avec des cordes toutes neuves; puis il placa Boit-Tout aupres du geant en lui recommandant de faire bonne garde, et il s'en alia a la ville. — Eh bien! lui dit le roi, te voila revenu. M'amenes-tu l'Homme de Fer? — Pas encore, mais ce ne tardera guere. Je viens chercher la voiture. — Elle est prete; demande-la a mon forgeron. Le soldat s'en alia avec la voiture retrouver le geant et son chien Boit-Tout. A une lieue du lac, on entendait les cris de rage du prisonnier. 30 CONTES FRANCAIS Sans s'en inquieter, le soldat le fit monter dans la voiture, en le menacant de le faire dechirer par son chien, puis il revint au palais du roi. Le geant fut enferme dans une grande cage de fer et promene par tout le royaume; puis on le placa, toujours dans la cage, au milieu de la grande cour du palais. Le soldat venait ä peine de se marier avec la princesse que le vieux roi mourut et ce fut lui qui le remplaca. Ii eut deux enfants, un petit garcon et une petite fille, qui furent eleves au chateau et qui bien souvent allaient se jouer aupres de l'Homme de Fer, qui semblait les aimer beaucoup. Un jour, le petit prince jouait aux billes avec sa sceur dans le jardin du palais. Une bille roula dans la cage du geant. — Bon geant, bon geant, rends-moi ma bille! dit l'enfant. — Non, non, tu ne l'auras plus. —Tu es bien mechant aujourd'hui; rends-moi ma bille. —Je te la rendrai si tu m'ouvres la porte de ma cage. —Je n'ai pas la clef, je ne puis t'ouvrir. —Va dans la chambre de ta mere sans en rien dire; tu trouveras la clef sous l'oreiller. Le prince courut dans la chambre de sa mere et rapporta la clef au geant qui n'eut rien de plus presse que d'ouvrir la porte et de s'enfuir dans son lac en em-portant avec lui le fils du roi. On juge de la consternation du roi et de la reine, qui ne tarderent pas ä mou-rir de douleur. La petite fille fut proclamee reine et gouverna avec l'aide de ses ministres. Mais on ne put retrouver le prince son frere. L'Homme de Fer n'avait empörte l'enfant que parce qu'il l'aimait beaucoup et qu'il voulait lui enseigner tous les tours de sorciers et des geants. Dans son palais sous l'eau, il lui apprit ä connaitre l'avenir, ä jeter les sorts, ä les conjurer, ä voyager rapide comme l'eclair ä travers l'espace; enfin il lui indiqua tous ses secrets. Le geant faisait toutes les volontes de son fils adoptif, mais jamais il ne lui permettait de sortir seul un instant dans la foret. Un jour qu'ils chassaient tous deux, ils passerent pres d'une fontaine ou le jeune homme voulut se baigner. — Cette fontaine est une source merveilleuse, lui dit le geant. Je te defends de jamais t'y baigner; il pourrait t'en arriver de grands malheurs! Pendant plusieurs jours, l'enfant se demanda quelle pouvait etre la vertu de cette source, et fini par aller s'y baigner un soir que l'Homme de Fer s'etait en-dormi plus tot que de coutume. Ii y eut ä peine plonge, que ses cheveux etaient devenus des cheveux en or et que sur son front parut une magnifique etoile aussi d'or pur. 31 CONTES FRANCAIS En ce moment arrivait le geant qui s'etait apercu de l'absence de son petit protege. II entra dans une violente colere en voyant le peu de cas que ce dernier avait fait de sa defense. —Tu m'as desobei, enfant; jamais tu ne pourras connaitre l'unique secret que j'avais encore a te devoiler: celui d'une vie sans fin, longue comme l'eternite. Ne pouvant faire de toi un etre parfait, laisse-moi ici. Je n'userai point de ma science et je me laisserai mourir. Adieu! — Si jamais tu as besoin de moi, viens me trouver. Je ferai pour toi ce que tu me demanderas. Puis le geant se retira dans son palais du lac, et le jeune prince se rendit pres de la ville, chez le jardinier de sa sceur. On le prit comme domestique et le len-demain on le chargea de porter au palais un magnifique bouquet. La reine crut le reconnaitre, mais il s'enfuit sans qu'on put le retenir. La fille du roi fit annoncer qu'une grande fete serait donnee dans la cour du palais, a l'occasion de sa naissance, et que des prix seraient decernes aux meilleurs cavaliers de tous pays qui honoreraient la fete de leur presence. On en park chez le jardinier, et le petit domestique aux cheveux d'or s'en vint trouver l'Homme de Fer. Au bord du lac, il l'appela. — Que veux-tu de moi ? dit le geant. — C'est demain grande fete au palais et je voudrais une armure d'argent et un cheval rapide comme le vent. — C'est bien. L'Homme de Fer frappa du pied et un cheval superbement harnache sortit de terre. Sur son dos etait l'armure precieuse. L'ayant revetue, le prince sauta en selle, remercia l'Homme de Fer et retourna pres de la ville dans une maison abandonnee ou il passa la nuit. Grand fut l'etonnement des invites quand le lendemain le jeune cavalier a l'armure d'argent se presenta dans la cour du palais pour y disputer les prix. Le jeune prince les gagna tous les uns apres les autres; puis la reine arriva et du haut de son trone jeta aux cavaliers des pommes d'or que les plus agiles devaient saisir. Son frere les eut toutes. « Comme il ressemble a mon frere! » se dit la reine. Et elle donna l'ordre a ses gardes de lui amener le cavalier. Mais ils ne purent le saisir et il disparut en un clin d'ceil. A une autre fete qui eut lieu huit jours apres, le meme chevalier revint cou-vert d'une armure d'or. On ne put encore l'arreter et il echappa aux gardes de la cour. 32 CONTES FRANCAIS Une troisieme fete fut annoncee. Le jardinier s'en alia encore au palais du geant. —Viens me trouver, lui dit l'Homme de Fer. Je vais bientot mourir. Le jeune homme traversa le lac et entra dans la chambre du geant qui se mourrait de vieillesse. — Que veux-tu ? — Une armure d'un seul diamant et un cheval rapide comme l'eclair. —Voici l'armure; mais pour le cheval, il ne m'en reste qu'un seul et il est boiteux. Prends-le tout de meme. L'Homme de Fer mourut presque aussitot, et des que le prince aux cheveux d'or fut sorti du lac, un grand bruit se fit entendre, lac et palais disparurent; et a la place s'eleva une foret aux arbres gigantesques. Le jour suivant, le chevalier inconnu battit tous ses rivaux; mais quand il voulut s'enfuir, le cheval boiteux ne put le faire echapper assez vite et les gardes de la reine le firent prisonnier. On l'amena devant sa soeur qui le reconnut aussitot. lis s'embrasserent et se raconterent ce qui etait arrive depuis le jour ou l'Homme de Fer avait disparu. Puis durant trois mois on ne cessa de boire, de danser et de chanter par tout le royaume en rejouissance du retour du prince aux cheveux d'or qui toute sa vie se fit aimer pour sa sagesse et respecter de ses voisins par la science merveilleuse qu'il avait recue du geant du lac. (Conte en 1882par Mme F. Charpentier, de Vacqueville [Meurthe-et-Moselle]) 33 IX. LE CHEVALENCHANTÉ (CANADA) Un pauvre homme mourut laissant trois fils. Au retour de l'enterrement, 1'aíné parla á ses deux frěres et leur dit: — Nous sommes trop pauvres ici, partons pour chercher fortune. — Non, pas tous les trois, dit le second; mais pars le premier, si tu la trouves sur ton chemin, tu reviendras vivre avec nous au village. —Tu as raison, reprit le premier. Je m'en vais prendre la grande route et j'irai s'il le faut jusqu'au bout du monde. voici un verre plein d'eau limpide: tant que je serai heureux dans ma route, le liquide restera clair, mais s'il m'arrive un accident, il deviendra trouble, et se je meurs l'eau sera toute noire. Alors Jacques partira á ma recherche. Le jeune homme prit un pain noir dans la huche et, un gros baton ďépine noire á la main, partit á la recherche de la fortune. Chaque jour les deux frěres regardaient le verre d'eau et toujours le liquide était limpide. Mais un matin, Jacques poussa un cri d'effroi: l'eau était toute trouble et semblait presque noire. —Viens vite, André, cria-t-il; un grand malheur est arrive á notre frěre An-toine. André, le cadet accouru. —Vois-tu, frěre ? vois-tu ? II me faut partir á l'instant au secours d'Antoine. Prends cet autre verre d'eau et observe-le bien chaque jour. S'il m'arrive malheur, tu te háteras de prendre la grande route et d'aller á notre recherche. Jacques se munit d'un pain noir, prit son baton de voyage et dit adieu á son frěre. Quinze jours aprěs son depart, l'eau du verre devint trouble, aussi trouble que celle du premier vase. —Jacques est aussi en danger, se dit le cadet reste á la maison. Je pars au secours de mes deux frěres. Et il fit comme il avait pense. Un gros pain noir dans son bissac, le baton 34 CONTES FRAN^AIS ďépine noire á la main, il prit la grande route et marcha toujours droit devant lui. Le premier jour, il rencontra les gens d'une noce qui accompagnaient les ma-riés au village voisin. — Mettez-vous avec nous, jeune homme, et venez diner avec les invites! lui dit-on. —Tout de méme; je vous remercie. André suivit la noce et dína avec les mariés. — Que voulez-vous que nous vous donnions en souvenir de ce jour? deman-děrent les épousés. — Oh! peu de chose, donnez-moi un bon bout de corde. — Un bout de corde! mais vous plaisantez. — Pas du tout. Je ne veux que cela. On alia lui chercher un bout de corde et on le lui donna. André dit adieu aux gens de la noce et continua son chemin. Le lendemain, comme il arrivait auprěs d'un village, il rencontra une autre noce. —Venez avec nous, lui dit-on; un étranger porte bonheur aux nouveaux mariés ; vous nous direz des chansons. André suivit les invites et dína encore avec eux. quand le repas řut achevé on lui demanda: — Que voulez-vous accepter en souvenir de ce jour, jeune étranger? — Peu de chose; seulement cette serviette trouée. —Voyons jeune homme, soyez plus sérieux et dites ce que vous désirez. —Je l'ai dit, cette serviette trouée. —Alors, prenez-la et puisse-t-elle vous porter bonheur! Voilá encore une fois André en route. Une troisiěme noce le retrouva le jour aprěs. — Étranger, venez-vous au village avec nous? Vous prendrez votre part á la fete. André les suivit, et le diner achevé, demanda comme seul souvenir un bout de chandelle d'un sou qu'il avait vu sur la cheminée. On lui offrit de l'argent, mais il persista á ne prendre que la chandelle. Durant toute une semaine, André ne rencontra personne á qui parler. La nuit venue il couchait dans les granges abandonnées, cassait une croute et repartait de grand matin. Mais un beau jour, il trouva sur son chemin un vieux cheval gris tout boiteux qui semblait n'appartenir á personne. 35 CONTES FRAN^AIS —Tiens, un cheval que le bon Dieu m'envoie! pensa-t-il. La béte ne se ven-drait pas bien cher au marché, mais qu'importe. Ce cheval sera bien assez fort pour me porter, et s'il ne sait pas trotter, il marchera. André s'approcha du vieux cheval, le caressa et se prépara á l'enfourcher; —Tu veux bien me porter ? dit-il. — Certainement, répondit l'animal. Tu es á la recherche de tes frěres á ce que j'ai entendu dire. Suis mes conseils de point en point et tu les retrouveras. — Mais qui es-tu done ? Je ne savais pas que les chevaux par-laient. — Pour le moment je ne puis te dire qui je suis. Tu le sauras plus tard. Ap-prends seulement que je suis un cheval enchanté et que, si tu veux que pareille chose t'arrive, il te faut beaucoup de prudence et de malice. D'abord je dois t'avertir que tout á l'heure tu arriveras devant le palais qu'habitent de méchantes fees. Elles ťengageront á manger et á boire avec elles; mais n'accepte rien: il t'en arriverait malheur. Le jeune homme remercia le cheval et aprěs l'avoir enfour-ché, continua son chemin. Il arriva devant le chateau magnifique tout couvert de tuiles d'or. Des fees, toutes plus belles les unes que les autres, parurent aussitót et 1'engagěrent á entrer et á se reposer. —Tu peux accepter leur invitation, mais pas le repas qu'on t'offrira, souffla l'animal á son maitre. André mit pied á terre et suivit les fees. —Tu vas diner avec nous, dirent ces derniěres. —Vous étes bien aimables, mais j'ai dine tout á l'heure et je n'ai pas faim. —Alors tu accepteras bien un verre de ce bon vin. — Pas d'avantage; car, passant pres d'une fontaine dans la forét voisine, j'ai bu á ma soif. Les fees virent bien que quelqu'un avait prévenu le jeune homme. Alors, fu-rieuses, elles se jetěrent sur lui et sortirent pour le pendre devant la grille du chateau. La, les méchantes fees s'apercurent qu'elles n'avaient pas de corde; Comment faire ? pensaient-elles. Tout á coup, l'une des femmes vit un bout de corde sortant de la poche d'André, et ses compagnes eurent bientót fait de suspendre á un grand arbre le malheureux jeune homme. Puis, elles rentrěrent au chateau, fort joyeuses de s'etre débarrassées d'André. A peine elles étaient parties que la corde se mit á s'allonger, á s'allonger et á dé-poser sans aucun mal le pendu sur le sol. —Vite, coupe la corde, dit le cheval gris á son cavalier. Tu es bien heureux d'avoir de la corde magique; sans cela, je n'aurais rien pu pour toi. 36 CONTES FRANCAIS André coupa la corde et demanda ce qu'il fallait faire. —Tu vois le jardin des fées. Dans le jardin est un parterre, dans le parterre est un arbre, sur l'arbre il y a trois branches, sur une branche il y a trois pommes d'or. Vole au jardin et empörte les trois fruits merveilleux. Háte-toi, car les fees pourraient te voir et tu serais perdu. André courut ä l'endroit indiqué, trouva le parterre, dans le parterre il vit un arbre et sur cet arbre les trois pommes d'or qu'il cueillit. Puis il revint auprěs de son cheval. — C'est bien dit ce dernier. Commence par détruire le chateau de ces mé-chantes fees. — Et comment ferai-je ? — Prends une des pommes d'or et jette-la sur les tuiles d'or du toit. André lanca une pomme et aussitöt le palais des fees s'engloutit avec ses habitants. Quelques unes pourtant, qui revenaient du bois d'ä coté, ne périrent point et, voyant un cheval et son cavalier s'enfuir dans le lointain, se lancěrent ä leur poursuite. Les fées allaient vite, bien plus vite que le cheval boiteux, et André allait étre rejoint quand un grand lac se présenta devant les fugitifs. — Nous sommes perdus! s'ecria le jeune homme. — Pas encore, dit le cheval. Jette l'une de tes pommes d'or dans le lac et les fées ne nous rejoindront pas. Děs que le fruit merveilleux eut touché l'eau du lac, celui-ci disparut et fut remplacé par une plaine toute couverte de moissons. Mais lorsque le cheval boiteux eut traverse cette plaine, le lac se reforma aussi rapidement qu'il avait dispa-ru. Les fées accouraient lancées de toutes leurs forces et elles se noyěrent toutes, ä l'exception d'une seule qui les suivait d'assez loin. Le lendemain matin, le jeune homme arriva devant le chateau du roi du pays. Ä la porte, une superbe jeune fille était enterrée dans le sable et sa téte seule se montrait au-dessus du sol. — Par quel charme étes-vous ainsi condamnée ä rester en cet endroit? demanda le voyageur. — C'est la reine des fées qui m'a enchantée et quoi qu'ait pu faire le roi mon pere, jamais on n'a pu me délivrer. — Mais cette fee est morte, je l'ai fait mourir hier. — Dites-vous vrai? alors vous étes mon sauveur, car demain je pourrai sortir de ma fosse. Le jeune homme alia se coucher dans la forét voisine et revint le lendemain ä la porte du chateau. La jeune fille était ä moitié sortie du trou. 37 CONTES FRAN^AIS — Revenez demain, lui dit la princesse; je serai libře et vous direz au roi mon pere que vous avez conjure le sort des fees. Comme il a promis de me marier á mon libérateur, vous obtiendrez ma main. Encore une fois André coucha dans la forét. Mais le jour suivant, á son re-tour, la princesse avait disparu, et la fee qui seule ne s'etait pas noyée dans le lac l'avait conduite au roi son pere et lui avait dit que c'etait elle-méme qui l'avait délivrée. — Puisque vous étes une femme, vous vivrez au chateau et vous y serez la seule maítresse aprěs moi. La fee en profita pour dire aux gardes ďempécher André d'entrer dans le palais. Quand le jeune homme se présenta, on le chassa honteusement en le traitant de fourbe et de menteur. — Que vais-je faire maintenant ? demanda-t-il á son vieux cheval boiteux. — II te reste une pomme ďor, répondit ranimal. Lance ce fruit sur ce grand figuier. André le fit, et de la cime de l'arbre une hache d'or tomba. — Cest bien; maintenant prends cette hache et coupe-moi la téte d'un seul coup. — Mais... — Point de mais, abats-moi la téte. Le jeune homme prit l'instrument et coupa la téte du vieux cheval. Á l'ins-tant le cheval disparut et á sa place Jacques et Antoine se montrěrent. Les trois aventuriers s'embrasserent et les aínés racontěrent á André comment les fées les avaient enchantés et metamorphoses en cheval. — Maintenant, dirent-ils, allons au chateau du roi. — Que voulez-vous ? dirent les gardes. — Parler au roi dont nous avons sauvé la fille. —Ah! encore ces imposteurs! s'ecria le roi qui passait. Gardes, saisissez ces aventuriers et jetez-les dans la cave des lions affamés. Les gardes prirent les trois frěres et les enferměrent dans un grand souterrain avec des lions, des tigres, des ours et des serpents, mais ces féroces animaux se reculěrent pour faire place aux nouveaux arrivants, au lieu de se jeter sur eux. Comme la cave était fort obscure, André prit la chandelle que les mariés lui avaient donnée autrefois et l'alluma. Puis il tira sa serviette et aussitót un diner splendide se trouva servi et des tas de viandes vinrent se placer devant chacun des animaux. Pendant deux ans, gens et bétes firent bon ménage, la chandelle ne s'usait 38 CONTES FRANCAIS point, ä l'heure des repas, la serviette merveilleuse fournissait ä chacun les mets les plus recherchés. Au bout de ce temps, on amena un prisonnier dans le souterrain. Les gardes furent bien étonnés de trouver vivants les trois frěres qu'on y avait enfermés autrefois. Le roi fut prévenu, et il parla de ce prodige ä sa fille. La princesse lui raconta tout ce qui s'etait passé; la fée fut jetée aux bétes fé-roces et dévorées ä l'instant, et André se maria quinze jours aprěs avec la fille du roi. Comme il avait fini par rencontrer fortune, c'etait süffisant pour ses frěres Jacques et Antoine, qui se mariěrent avec des princesses, amies de leur belle-soeur. lis vécurent tous heureux et eurent de nombreux enfants (Conté en 1883, par M. Adolphe Vautros, originaire du Canada) 39 x. LES AVENTURES DE MARCHAND (BERRY) Un paysan avait deux fils, ľun nommé Marchand et ľautre appelé Auguste. Ľaíné, qui s'ennuyait fort au village, demanda un jour ä son pere la permission ďaller ä la ville s'engager dans un regiment de dragons. Le pere refusa ďabord et finit par donner son autorisation. Marchand s'en alia trouver le colonel des dragons du roi et s'engagea dans son regiment. Le jeune homme avait emporté une bourse bien garnie; mais au regiment ľargent eut bientôt disparu, et Marchand se trouva sans le sou. « Mon brave homme de pere, se dit-il, m'a pro mis ä mon depart de m'envoyer cent francs quand je serais sous-officier. Je vais lui écrire que j'ai obtenu ce grade et j'aurai de ľargent. » Aussitôt fait que dit. Deux jours aprěs, Marchand recevait la somme promise. La noce dura pendant huit jours; ľeau-de-vie était ä bon marché, et Marchand put régaler tout le regiment des dragons du roi. Au bout du huitiěme jour, ľargent était dépensé et Marchand avait gagné trente j ours de prison pour étre rentré soůl au quartier. Tout en faisant son temps de prison, Marchand songeait: «Si j'écrivais ä mon brave homme de pere que je viens de passer general, il se laisserait bien encore attendrir et m'enverrait peut-étre deux cents francs! » Et, en sortant de prison, Marchand n'eut rien de plus pressé que ďannoncer ä son pere qu'en recompense de ses services, le roi ľavait nommé general. Au recu de la nouvelle, le paysan courut chez ses voisins: — Mon fils est general! mon fils est general! Je vais lui envoyer trois cents francs! Ce qui fut fait. On juge de la joie de Marchand. Tout un mois durant, le quartier fut en féte; les chefs de Marchand le laissaient faire parce qu'ils profi-taient d'un petit verre par-ci par-lä offert ä la cantine par le soldát; mais děs que Marchand eut vide son gousset, on l'envoya pour trois mois ä la prison. Pendant ce temps, le paysan ne recevait pas de nouvelles de son fils. S'en- 40 CONTES FRANCAIS nuyant par trop, il prit ses souliers neufs, sa longue blouse bleue et son baton de voyage et se rendit a la ville. Au quartier, il demanda le general Marchand. — Inconnu! inconnu! lui repondit-on partout. — Mais enfin, le general Marchand, le jeune soldat Marchand qui s'est engage il y a quelques mois dans les dragons du roi! On finit par comprendre. Vous jugez d'ici de la colere du brave paysan. —Ah! c'est ainsi que tu te moques de moi! dit-il a son fils. eh bien? Tu ne me reverras jamais. Reste au regiment tant que cela te fera plaisir et ne m'ecris jamais. Je te defends de venir me voir. Et, furieux, il s'en alia. Marchand avait fait ses trois mois de prison et il se demandait comment il allait pouvoir vivre sans prendre un verre de temps a autre, quand il lui arriva de nouvelles aventures. La fille du roi, etant a la chasse avec son pere, s'etait egaree avec deux de ses ecuyers; des brigands etaient survenus, avaient tue un ecuyer et enleve la princesse et son autre serviteur. Les brigands avaient une caverne dans la mon-tagne voisine et ce fut la qu'ils conduisirent leurs deux prisonniers. L'ecuyer put s'echapper peu apres et rapporter au roi la triste nouvelle. Une armee fut envoyee contre les brigands; mais ceux-ci caches parmi les rochers avaient tue les soldats du roi et pas un n'etait revenu. Le roi fit alors publier par tous ses Etats qu'il donnerait la main de sa fille et la moitie du royaume a celui qui pourrait delivrer la princesse. Beaucoup se presenterent, mais aucun ne reussit. Marchand l'ayant appris demanda un conge a son colonel et se rendit dans la foret voisine de la caverne des brigands. Dans cette foret, il rencontra un vieillard qui lui dit: — Ou vas-tu ainsi, Marchand ? —Tiens, vous me connaissez done ? — Oui, oui. Ou vas-tu par cette foret ? —Vous m'avez l'air d'un brave homme et je puis me fier a vous. Je vais essayer de delivrer la fille du roi, que les voleurs tiennent prisonniere dans une grotte de la montagne voisine. — C'est bien difficile ce que tu entreprends la, Marchand. Je veux t'aider en quelque chose. Prends ces trois objets, ils te seront utiles. Et l'inconnu, qui n'etait autre qu'un saint ermite, donna au jeune soldat une flute qui mettait les diables en fuite, un manteau qui transportait ou Ton desirait aller, et une baguette qui vous rendait aussi petit qu'on pouvait le souhaiter. 41 CONTES FRANCAIS Marchand remercia Termite et sur l'assurance de ce dernier que les voleurs etaient sortis pour aller en expedition, il alia frapper a la porte de la grotte. — Qui est la? dit une vieille en entrebaillant la porte. — Un pauvre voyageur qui demande l'hospitalite pour cette nuit. — Ne savez-vous done pas que vous etes chez des brigands ? —Je le sais bien, et je viens tout expres. La fille du roi est ici prisonniere et je veux l'enlever aux bandits pour la reconduire a son pere. —Vous etes audacieux, jeune homme. Entrez toujours. Je suis seule ici, au moins pour deux jours. Marchand entra et suivit la vieille femme qui le conduisit par des escaliers souterrains et des portes secretes dans le village des voleurs. Le soldat fut ebloui a la vue des maisons et des palais des bandits. Et ce qui l'etonna, e'est que bien que cet endroit se trouvat sous terre, on y voyait aussi clair qu'en plein jour dans la campagne. La vieille l'invita a souper et lui fit faire un veritable repas de roi. Marchand etait emerveille et ne savait trop comment remercier sa singuliere hotesse. — Ce n'est pas de cela vraiment qu'il s'agit, jeune homme. Tu voudrais deli-vrer la princesse. Je consens a t'aider en cela sous la condition que tu accompliras la tache que je vais t'imposer. —Je suis tout pret. Parlez. — II y a ici une grande boite dans laquelle trois diables viennent coucher cha-que nuit. Serait tu assez ose pour y coucher aussi. — Oh oui! Menez-moi en cet endroit et je me fais fort d'y passer la nuit. Marchand, muni de sa flute merveilleuse, s'accommoda de son mieux dans le grand coffre et attendit l'arrivee des demons. II ne tarda pas a les entendre venir. — Qu'est-ce done ? dit l'un. Quel est cet homme couche a notre place ? Vas-tu deloger d'ici ? — II y a de la place pour nous quatre, repondit Marchand. Couchez-vous aupres de moi. —Alors, tu ne veux pas sortir. Tant pis pour toi! Et les diables s'appreterent a etrangler le jeune soldat. Mais celui-ci tira sa flute et se mit a jouer un air de son invention. A l'instant, les demons s'enfuirent en poussant des cris formidables, chasses qu'ils etaient par l'instrument mer-veilleux. Debarrasse de ces trois compagnons, Marchand dormit tranquillement jusqu'au jour. La vieille arriva, croyant le soldat mort. Elle fut bien etonnee de le voir s'asti-quer de son mieux comme s'il allait se rendre a la revue d'honneur. 42 CONTES FRANCAIS — Comment, les diables ne t'ont pas assomme! lis ne sont done pas venus, cette nuit ? — Oh! si; mais je les ai chasses d'ici. —Tu m'etonnes fort; personne jusqu'ici n'a pu sortir vivant de cette epreuve. Je veux t'imposer une seconde condition: tu vois cette haute eglise, n'est-ce pas ? Un nid de corbeaux est a la fleche. Va denicher les petits et apporte-les moi. Je te donne jusqu'a midi pour accomplir ce tour de force. II est entendu que tu ne te serviras ni d'echelle ni de corde. — C'est bien; a midi, je vous apporterai les jeunes corbeaux. Des que la vieille eut le dos tourne, Marchand s'enveloppa dans le manteau magique et commanda: «Que je sois a l'instant au sommet du clocher! » Et s'y trouvant transports il prit les corbeaux, descendit et rejoignit la vieille. — Deja revenu! Mais c'est a n'y pas croire. Comment as-tu fait ? —J'ai grimpe le long des murs, puis sur le clocher et j'ai atteint la fleche de l'eglise. — Puisque tu te tires si bien des epreuves auxquelles je te soumets, je veux t'en imposer une derniere. J'enfermerai la fille du roi dans sa chambre; si tu peux aller coucher dans son lit, je la laisserai aller avec toi. Marchand accepta encore. Le soir venu, la vieille enferma a double tour la jeune fille dans une chambre aux portes de fer et s'en alia tranquillement se coucher. Marchand vint aussitot et se rendit si petit, si petit, qu'il entra facilement par le trou de la serrure. La princesse en le voyant eu peur. — Ne craignez rien, lui dit le soldat; je suis dans les dragons de votre pere, et j'ai entrepris de vous delivrer. Demain sans doute, la vieille gardienne de ce souterrain nous permettra d'aller retrouver le roi. Puis il lui raconta tout ce qu'on avait fait pour la delivrer, les nombreux chevaliers qui n'avaient pu reussir, et enfin comment il etait parti lui simple soldat, et de quelle facon il avait rempli les epreuves que lui avait imposees la vieille femme. —Je vous remercie, Marchand, vous etes brave, et je serai tres heureuse de me marier plus tard avec vous. Le lendemain matin quand la femme vint ouvrir, elle se vit forcee de laisser partir le jeune homme et la jeune fille, qui bientot furent arrives au palais du roi. Dire quelle fut la joie du pauvre pere et celle de tout son peuple serait impossible. On prepara tout pour le mariage et, huit jours apres, l'heureux Marchand epousait la princesse. Pendant tout un mois ce ne furent que fetes, rejouissances, 43 CONTES FRANCAIS bals et festins dans tout le royaume; les bceufs arrivaient tout rotis sur la place des villages et des villes, les rivieres etaient des vins les plus fins: mangeait et buvait qui voulait. Ce temps de rejouissances termine, Marchand prit une escorte de cent homines et partit pour revoir son brave homme de pere. II allait arriver dans le village ; mais comme il etait nuit, Marchand prefera demander l'hospitalite dans un grand chateau de brigands qui depuis quelque temps ravageaient la contree. Au milieu de la nuit, Marchand entendit des cris, des gemissements; c'etaient ses soldats qu'on egorgeait. II n'eut que le temps de sauter en chemise par une fenetre et de s'enfuir dans la campagne. Un berger etait en ce moment occupe a changer son pare a moutons. II allait se sauver effraye en apercevant Marchand. — Ne craignez rien, lui cria ce dernier. II lui raconta son aventure et le berger courut a sa cabane et en rapporta un pantalon. « Quoi faire, maintenant ? se dit le gendre du roi. Mon pere m'aurait bien recu en me voyant riche et bien habille, mais maintenant il ne voudra pas me voir dans un tel etat et il ne me croira pas quand je lui dirai que j'ai epouse la fille du roi. » Marchand proposa au berger d'aller a la ville dire au roi et a la princesse dans quel etat les brigands l'avait reduit. «En attendant, ajouta-t-il, je garderai vos moutons. » Le berger accepta et se rendit a la ville. Le roi voulait envoyer un corps d'armee avec son meilleur general. La princesse s'y opposa. Elle prit un regiment et partit en emportant la baguette magique qui une fois deja avait si bien servi a son mari. On arriva le soir pres du chateau des bandits. Grace a la baguette, la princesse et les soldats entrerent inapercus dans le chateau, et au milieu de la nuit, a un signal donne, tous les brigands furent egorges. Mais le berger n'etait plus la. Il s'etait arrete en route dans une auberge et s'etait amuse a boire avec les habitues de la maison auxquels il paya force tour-nees de petits verres. La princesse etait embarrassee. Elle se renseigna aupres des paysans et on lui indiqua la maison de son beau-pere. La fille du roi se jeta au cou du brave homme en l'appelant son pere. Le pay-san n'en revenait pas. — Mais, madame, balbutia-t-il, je ne vous connais pas. — Comment, mais je suis la fille du roi, la femme de Marchand. 44 CONTES FRANCAIS —Alors, il etait done general ? — Mais non, mais non; je vous dirai cela plus tard... Ou est votre fils ? — Mais il n'est pas ici. Autrefois, je lui ai fait defense de venir jamais me voir au village et je ne l'ai pas revu. En ce moment, Marchand, prevenu de ce qui s'etait passe par des paysans, arrivait chez son pere qui ne park plus de le mettre a la porte, comme de juste. Quelques jours apres e'etaient de nouvelles fetes dans la ville et au palais du roi pour feter le retour de la princesse et de Marchand en meme temps que l'ar-rivee du paysan et de son fils Auguste qu'on maria a une riche et belle princesse, amie de la reine. (Conte en 1882, par M. Joseph Vouaux, a Neuilly [Cher]) 45 XL LES FIGUES MERVEILLEUSES (CANADA) Les trois fils d'un pauvre bucheron lui demanderent un jour la permission de le quitter et d'aller par les pays lointains a la recherche de la fortune qu'ils ne trouvaient point au village. Le pauvre homme etait bien peine de quitter ses enfants, aussi essaya-t-il de les retenir a la maison. — Mon pere, dit l'aine, c'est inutile de vouloir nous faire rester ici, a moins que vous ne l'exigiez. Depuis un an nous ruminons ce projet et nous sommes tout a fait decides. — S'il en est ainsi, allez. Sachez qu'il est donne a tout homme de rencontrer la fortune au moins une fois dans sa vie. La plupart ne l'arretent pas au moment convenable et restent malheureux comme devant. Ne soyez pas de ceux-la. Je vous donne ma benediction, allez. Les trois freres quitterent le village et arriverent au carrefour de trois routes, lis se promirent de s'y retrouver au bout d'un an et un jour et ils partirent par trois chemins differents. Le premier s'embarqua sur un grand navire et s'en alia en Europe; le second s'en alia en Afrique et le troisieme apres avoir marche bien longtemps arriva dans un grand pays inconnu. Le jeune paysan s'assit sur une grosse pierre et songeant a ses freres et a ses parents se mit a pleurer. Juste alors, passait une bonne fee du pays. — Qu'as-tu done a pleurer, jeune homme ? —Je suis un etranger parti a la recherche de la fortune, et je ne vois guere comment je ferai pour ne pas mourir de faim. Et puis j'ai bien du chagrin d'avoir laisse tout seuls au village mon pere et ma bonne mere. —Tu es un bon garcon et je veux te donner cette fortune apres laquelle tu cours. Voici une bourse merveilleuse qui jamais ne sera vide. Tu peux y puiser a toutes les heures du jour et de la nuit, toujours tu y trouveras six francs. — Ma bonne dame, merci, merci. La fee s'eloigna et l'aventurier continua sa route. Apres quelques heures de marche, il arriva devant un grand chateau qu'on lui dit etre celui de la reine de ce pays. On l'invita a passer quelques jours au chateau et il accepta. Au diner, la 46 CONTES FRAN^AIS reine demanda le recit des aventures de son convive. Celui-ci raconta tout son voyage et n'omit point la rencontre de la fee et le don de la bourse merveilleu-se. — Ce n'est guere croyable que vous ayez une bourse telle que celle dont vous parlez. Jamais je n'ai oui pareille merveille. — Et pourtant c'est bien vrai. Tenez. Vous voyez que je vide ma bourse, ce qui n'empeche pas quelle soit encore pleine. — C'est une bourse fort curieuse; vous devriez me la vendre. —Je ne la vendrai jamais, car avec elle n'ai-je pas plus que vous ne pourriez me donner en echange ? Ainsi ce n'est pas la peine d'y songer. La reine ne dit plus rien, mais lorsque le diner fut acheve, elle fit faire par une de ses suivantes une bourse absolument semblable a celle du jeune homme, et, la nuit venue, elle prit la vraie et la remplaca par la fausse tandis que le paysan dormait. Le lendemain ce dernier demandait sa route et retournait dans son pays natal. II marcha bien longtemps sans trouver ame qui vive, enfin il arriva dans une hotellerie. — Femme, dit-il a l'aubergiste, servez-moi vite un bon diner. On le lui servit, mais quand il fut pour payer, il eut beau chercher dans sa bourse, il n'y trouva que cinq francs. On lui demandait un ecu de six livres et, ne pouvant solder son ecot en entier, on le chassa comme un voleur. — La maudite reine m'a vole ma bourse, pensa le voyageur. Comment pour-rai-je jamais la recouvrer? Et, tout en songeant, il passa pres d'un gros figuier. Comme il avait soif, il grimpa le long de l'arbre et se mit a manger des fruits. Il en avait remarque de deux sortes, de gros et de petits. Naturellement, il prit les plus gros. Tout a coup, il se sentit embarrasse dans les branches du figuier; il se retourna et se vit porteur d'une queue enorme qui descendait jusque sur le sol et qui allait s'allongeant a mesure qu'il mangeait des figues. «Me voila comme les singes, se dit-il. Comment oserai-je jamais retourner dans mon pays? On m'appellera l'homme a la queue!... Voyons, ces fruits ne seraient-ils pas la cause de tout ceci ? Je vais manger des plus petits pour en voir 1'efTet. » Et il se mit a manger des figues les plus petites et sa queue alia se raccourcis-sant jusqu'au moment ou elle disparut entierement. «Je vais prendre de ces fruits, pensa le paysan, et j'irai les vendre a la reine. Je la forcerai bien a me rendre ma bourse merveilleuse. » Il prit des figues de l'arbre en meme quantite, des grosses et des petites, et il 47 CONTES FRANCAIS retourna au chateau. Mais la reine avait place des gardes pour l'empecher d'en-trer et il dut s'en aller sans vengeance. Le jeune homme retourna au carrefour des trois chemins et prit la route que son frere aine avait du suivre. II arriva au bord de la mer et s'embarqua pour l'Eu-rope. Dans une grande ville ou il debarqua, il apprit que son frere etait devenu le tailleur du roi et que son habilete etait renommee par tout le pays. S'etant fait indiquer la demeure du tailleur, il y arriva bientot. Les deux freres furent bien heureux de se revoir et ils s'embrasserent cordiale-ment. Le cadet raconta ses aventures et demanda a son aine ce qu'il fallait faire. — C'est tres simple; je vais te donner un manteau merveilleux avec lequel tu pourras arriver jusque dans la chambre de la reine. Tu lui vendras de tes figues et tu t'arrangeras ensuite pour le mieux. — Quel est done le pouvoir de ce manteau ? — Il a ceci de particulier qu'il rend invisible celui qui le porte, et qu'il permet de traverser un regiment sans etre vu tout en voyant tout le monde. — C'est juste ce qu'il me faut. Apres avoir dine je retournerai en Amerique dans le pays de la reine voleuse. Quinze jours plus tard, l'aventurier etait arrive devant le palais de la reine. Il se couvrit du manteau magique et traversa les portes, les escaliers, les corridors au nez des gardes qui ne pouvaient l'apercevoir, mais qui l'entendaient se mo-quant de leur faible vue. Il entra dans la chambre de la reine et se mit a crier: — Qui veut de bonnes figues? Qui veut de bonnes figues? comme il s'etait grime et qu'il contrefaisait sa voix, la reine ne put le reconnaitre. — Sont-elles bonnes tes figues, demanda-t-elle ? — Delicieuses, madame la reine, delicieuses; vous pouvez en gouter. — En effet, elles sont exquises; mais je ne veux pas de ces petites, donne-m'en pour vingt sous de ces grosses. C'etait ce que voulait le marchand. La reine et sa suivante mangerent les figues, mais tout a coup: — Oh! Marie, vois done quelle queue tu portes! — Oh! madame, voyez done la votre! La reine et la servante etaient furieuses. —Voyons, marchand, la faute en est a tes figues; fais disparaitre cette queue incommode. — Madame, j'ai bien ce pouvoir, mais je ne le ferai que lorsque vous m'aurez rendu ma bourse inepuisable. Car je suis celui que vous avez vole l'autre jour. —Je vais appeler mes gardes et te faire pendre. — Ce n'est pas necessaire; voyez, je vais disparaitre. 48 CONTES FRANCAIS Le jeune homme devint invisible. Puis reprenant sa forme, il donna une figue a la servante et aussitot la queue de la jeune fille disparut. — Puisqu'il en est ainsi, voila ta bourse, debarrasse-moi de cette queue. —Vous m'avez vole autrefois, madame la reine, je vous laisse votre queue, au revoir! Le coureur d'aventures disparut avec la bourse magique, et au jour fixe re-trouva ses deux freres au carrefour des trois routes. Riches desormais, ils vecurent heureux de longues annees avec les femmes qu'ils epouserent et les nombreux enfants que celles-ci donnerent. Quant a la reine, on ne l'appela plus dans son pays que la reine Longue-Queue, nom qui lui resta, car jamais on ne put lui enlever cette queue extraordinaire. (Dit en 1883, par M. G. Charpentier, qui tient ce conte d'un jeune Canadien de ses amis) 49 XII. LES TROIS CHARS (CANADA) Autrefois vivait un puissant roi qui avait trois enfants, tous garcons. Se voyant devenir vieux et pensant bientot a mourir, le roi appela ses trois fils et leur park ainsi: — Mes enfants, je sens qu'il me reste bien peu de temps a passer au milieu de vous. Avant de mourir, je voudrais donner ma couronne a l'un de vous. Mais lequel choisir ? Comme vous la meritez tous les trois, je la donnerai a celui qui me rapportera ici meme dans un an et un jour le char le plus merveilleux qu'il puisse se trouver. Prenez un cheval et de l'argent, et partez. Les trois freres quitterent bientot la ville et se separerent prenant trois che-mins differents. Robert, l'aine, voyagea longtemps, longtemps, ne s'arretant aux auberges que pour s'y reposer. Enfin, il arriva dans un desert inconnu et y rencontra une vieille mendiante toute couverte de haillons. — Ou allez-vous, mon prince? demanda-t-elle. — Cela ne te regarde pas; mele-toi done de tes affaires et laisse-moi tran-quille. —Vous n'etes pas gentil, beau prince; mais je vous l'assure, vous vous repen-tirez bientot de votre grossierete! La vieille s'eloigna laissant le prince a ses reflexions. Robert eut beau voyager de village en village, de ville en ville, de pays en pays, il ne put trouver d'autre char que celui qui lui vendit un paysan moyennant quelques ecus. On juge s'il revint depite au chateau de son pere. Richard, le deuxieme, rencontra la meme mendiante au bord de la mer. — Ou allez-vous mon prince? demanda-t-elle. — Est-ce que je te demande ou tu vas, vieille sorciere de l'enfer? Crois-tu done que j'aie a te faire part de mes secrets ? — Ne vous mettez point en colere, mon prince! Je sais bien que vous allez a 50 CONTES FRANCAIS la recherche d'un char magnifique. Mais soyez certain que vous ne le trouverez point. Le prince allait repondre, mais la fee avait disparu. Comme son frere, Richard ne put trouver d'autre char qu'une vieille voiture vermoulue que lui vendit un charron moyennant quelques pistoles. «Ce n'est pas ce char qui me fera donner la couronne, pensa-t-il en reve-nant. J'aurais du etre moins grossier avec la mendiante qui certainement est une fee! » Jeannot, le cadet, s'en alia a petites journees, s'arretant de ci de la, au gre de son caprice et demandant partout si Ton ne connaissait point un char magnifique qui fut a vendre. Comme il arrivait au bord d'un grand fieuve qu'il ne savait comment passer, la mendiante parut pres de lui. — Bonjour, mon prince; vous voila bien embarrasse; ou allez-vous done ain- si? — Bonjour, ma bonne femme; vous avez bien raison, je ne sais comment traverser le fieuve; et quant au pays ou je m'en vais, je n'en sais trop rien; je suis a la recherche du plus beau char qu'il soit possible de rever et je ne sais ou le rencontrer. — C'est bien, mon ami, tu es un brave jeune homme et tu ne dedaignes pas de parler a une vieille mendiante comme moi. Comme je suis fee, je veux te re-compenser ainsi que tu le merites. La mendiante disparut et se changea en une charmante jeune fille. Puis pre-nant sa baguette, elle en frappa le sol, et un char magnifique en sortit. Des chevaux ailes, rapides comme le vent, conduits par des lutins beaux a ravir, vin-rent d'eux-memes s'atteler a la voiture, et le plus gracieusement du monde, la fee ouvrit la portiere et invita le jeune homme a monter dans le char; puis elle vint s'asseoir aupres de lui, et, sur son ordre, la voiture partit pour la capitale du royaume. Les trois princes arriverent, au terme fixe, dans la grande cour du palais ou le roi se tenait assis sur son trone. — Eh bien! mes enfants, avez-vous rapporte de beaux chars? —Voici le mien, dit l'aine; il n'est pas fort joli, mais c'est tout ce que j'ai pu trouver. — Le mien ne vaut guere davantage, dit piteusement le second; cependant je le prefere au premier. — Et toi, Jeannot, ou se trouve done ton char? — Il est a la porte du chateau a attendre. Je vais le faire venir sur l'heure. 51 CONTES FRANCAIS Ä l'instant, les portes s'ouvrirent avec fracas et le süperbe equipage fit son entrée dans la grande cour. Le roi était émerveil-lé, et sa surprise n'eut plus de bornes quand il vit la fee descendre de voiture. —Avancez, ma belle dame, et faites-moi la faveur de devenir ma belle-fille. — Cest ce que j'allais vous demander! répondit la jeune fille. La noce fut célébrée avec le plus grand éclat et le prince Jeannot fut proclamé roi ä la grande satisfaction de tout le peuple. Seuls, ses deux frěres enviaient son bonheur. Iis essayěrent de l'empoisonner, mais ils furent surpris au moment oil ils versaient le breuvage dans la coupe de leur frěre, et quelques jours aprěs on les pendit. (Conti en 1883par M. Georges Charpentier, qui le tient d'un jeune Canadien de ses amis.) 52 XIII. LES TROIS FILS DU ROI (ALSACE) Au temps jadis vivait un grand roi qui avait trois fils; l'aine s'appelait Robert, le deuxieme Louis, et le cadet Philippe. Dans le jardin du palais etait un gros pommier auquel le roi tenait beaucoup, parce que cet arbre avait ete plante autrefois par la defunte reine, sa femme. Mais chaque annee, l'arbre se couvrait de fruits, et les pommes disparaissaient sans que Ton put connaitre le voleur. Le roi en etait tres peine. Aussi il dit un jour a Robert, son fils aine: — Mon enfant, prends ton fusil et passe la nuit dans mon jardin; vois quel est celui qui vient derober les pommes, et n'hesite pas a le tuer. — C'est bien, mon pere, je ferai bonne garde, repondit le prince. La nuit venue, Robert se cacha dans un massif et attendit. Minuit arriva, et il ne voyait point de voleur. — Sans doute qu'on ne viendra pas cette nuit, pensa Robert. Je puis dormir tranquillement. Et il s'endormit. Le lendemain, il retourna au palais et dit a son pere que le voleur n'etait point venu. Le roi alia compter les fruits du pommier et vit qu'il en manquait plusieurs. Il appela son deuxieme fils et lui dit de passer la nuit a son tour pour surprendre le larron. Louis attendit l'heure de minuit et s'endormit. —Tu n'as done rien vu? lui dit le roi le lendemain. On a pourtant enleve trois pommes a mon pommier. Il faut que je charge Philippe de veiller sur mon jardin. La troisieme nuit, Philippe prit son fusil et attendit l'arrivee du maraudeur. Minuit sonna a l'horloge du palais, puis une heure, et puis deux heures. Alors un grand bruit se fit entendre et le jeune homme vit arriver un grand oiseau aux ailes brillantes comme le soleil, qui s'abattit sur l'arbre et se mit a en manger les fruits. «Je tiens le voleur! » se dit Philippe. Et, prenant son fusil, il visa l'oiseau mer-veilleux et fit feu. L'oiseau poussa un grand cri et s'enfuit, laissant une de ses ailes 53 CONTES FRANCAIS dans les branches de l'arbre. Le prince eut bientot fait de grimper au haut du pommier, de prendre l'aile et de rentrer au chateau se coucher. — Eh bien! lui dit le roi a son reveil, as-tu vu le voleur ? — Non seulement je l'ai vu, repondit Philippe, mais encore je l'ai blesse et je lui ai enleve une de ses ailes, car c'est un oiseau merveilleux. — Montre-moi done cette aile. — La voici. — Oh! je n'ai jamais vu rien de plus extraordinaire. Je donnerais volontiers la moitie de mon royaume pour posseder cet oiseau rare; mais qui jamais pourra me l'apporter ? Le roi en vint a perdre le sommeil a force de contempler les plumes brillan-tes de l'oiseau merveilleux. II en tomba malade, et les medecins qu'il consulta declarerent que le roi mourrait avant une annee, si Ton ne trouvait le moyen de s'emparer de l'oiseau et de le lui apporter. Ayant fait venir ses trois fils dans sa chambre, le roi leur dit: — II est de toute necessite que l'un de vous trouve l'Oiseau de Feu, l'enferme dans une cage et me l'apporte. Sinon, je mourrai. que Robert parte des mainte-nant et ne revienne qu'avec l'oiseau. Si, dans un mois, il n'est pas de retour, Louis partira a son tour. Robert prit cent mille francs, s'habilla richement, monta le meilleur cheval des ecuries du palais et se mit en route. II marchait depuis deux jours lorsqu'il rencontra une vieille femme sur son chemin. — Une petite charite, monsieur; je me meurs de faim! dit la mendiante. — Place! place! repondit Robert. Mon argent n'est pas pour des aventurieres comme vous. —Vilain prince, vilain prince! vous vous en repentirez. La vieille s'eloigna, et Robert passa peu apres devant une auberge. II y entra pour se reposer et pour faire un bon repas. On le servit avec le plus grand luxe, et, quand il se disposa a payer, on lui reclama deux cent mille francs pour le prix du diner. — Deux cent mille francs! mais vous plaisantez. Je n'ai pas cent mille francs. —Alors vous serez notre prisonnier jusqu'a ce que vous ayez de quoi payer votre repas. Cette auberge etait celle des voleurs; les bandits lierent le fils du roi et l'enfer-merent dans un souterrain tres profond. Un mois apres son depart, son frere Louis partit a sa recherche. Il monta sur un bon cheval, emporta cent mille francs et se mit en route. Lui aussi rencontra la vieille mendiante et refusa de lui faire une aumone. 54 CONTES FRANCAIS —Vous vous en repentirez, mediant prince! dit la vieille. L'auberge n'etait pas loin et Louis rut enferme avec son frere. Depuis trois mois que Robert et Louis etaient partis, le vieux roi etait bien plus malade qu'autrefois. Philippe passait ses journees a pleurer aupres de son pere. A la fin, il n'y tint plus. — Mon bon pere, dit-il, mes freres sont partis et ne sont pas revenus. Si vous me le permettez, je prendrai la vieille jument grise et j'irai a la recherche de l'Oiseau de Feu, de Robert et de Louis. — Mon enfant, tu me restes seul et tu veux partir! Je t'en prie, demeure ici pour me fermer les yeux. — Non, non; quelque chose me dit que je reussirai et que je serai bientot de retour. —Alors, va, et prends ce qui te plaira. Monte sur la vieille jument et vetu de modestes habits, Philippe quitta la ville et s'en alia droit devant lui. Au bout de trois jours, il vit la mendiante sur son chemin. — Mon bon monsieur, une petite charite, s'il vous plait. —Tenez, ma bonne femme, mangez de ce bon pain blanc et prenez cet ecu tout neuf. —Votre charite doit etre recompensed; je veux vous donner un bon conseil. A quelque distance d'ici, vous trouverez une auberge qu'habitent des bandits; quoi que Ton fasse, ne vous y arretez point; il vous en arriverait malheur comme a vos freres qui y sont emprisonnes. Continuez a rendre service a tout le monde, vous en retirerez grand profit. Le prince remercia la bonne femme et continua son voyage. Une heure apres, il etait a l'auberge des voleurs. — He! jeune homme, crierent-ils. Venez done diner avec nous; vous ne paye-rez pas bien cher. Mais sans repondre, Philippe donna un coup de talon a sa jument grise et la lanca au grand galop. Les voleurs se mirent a sa poursuite, mais ils ne purent le rejoindre. Malheureusement, l'animal mourut de fatigue la nuit suivante, et Philippe se trouva seul au milieu d'un pays inconnu. Il ne put s'endormir, et tout a coup il entendit des cris de douleur dans un buisson voisin. Philippe y courut et vit un serpent qui allait faire mourir un loup tout blanc Le prince prit son sabre et coupa la tete du serpent. —Je te remercie, prince Philippe, lui dit le loup. Je veux te donner un conseil. Au sortir de la foret, tu trouveras un cheval merveilleux tout en or. D'un seul bond jette-toi sur son dos; et tu auras le plus rapide coursier du monde. Ce 55 CONTES FRANCAIS cheval te sera tres utile pour t'emparer de l'Oiseau de Feu. Adieu! ... Ah! encore un instant. En quelque lieu que tu te trouves, si tu as besoin de mon assistance, appelle-moi, et aussitot je serai pres de toi. Puis le loup blanc detala dans la foret et le prince se mit en marche. Comme le loup le lui avait dit, Philippe trouva le Cheval d'Or au sortir du bois. D'un saut il fut sur son dos. A l'instant, le cheval merveilleux se mit a de-vorer l'espace et conduisit son cavalier au bord de la mer. — La pres est une grande grotte habitee par un geant. C'est a cet homme qu'appartient l'Oiseau de Feu. Propose-lui de m'echanger contre cet oiseau extraordinaire. Philippe descendit de cheval et frappa a la porte de la caverne. — Qui est la? cria une grosse voix a l'interieur. — C'est Moi-meme! repondit le prince sur le conseil du Cheval d'Or. —Attends, je vais t'ouvrir. Le geant laissa entrer le cheval et son cavalier. — Que me veux-tu, jeune homme ? —Vous avez en votre possession l'Oiseau de Feu. Mon pere y tient beaucoup et je veux vous proposer de l'echanger contre ce Cheval d'Or. —Ah! le bel animal. Si tu veux le troquer contre l'Oiseau de Feu, je te don-nerai encore un sac d'or et un sac de diamants. — C'est cela. Marche conclu! Le geant courut chercher les deux sacs et la cage renfermant l'Oiseau merveilleux et les donna au jeune prince. — Maintenant, adieu! lui cria Philippe. J'emporte tout. II avait saute sur le Cheval d'Or et deja il etait bien loin de la caverne. Le geant, tout furieux appela ses voisins les autres geants. — On m'a vole l'Oiseau de Feu! on m'a vole l'Oiseau de Feu! repetait-il. — Mais quel est le voleur? demanderent les voisins. — C'est Moi-Meme! C'est Moi-Meme! —Alors pourquoi te plaindre ? Pauvre voisin, tu es fou ? Et le geant eut beau chercher partout, il ne put retrouver son oiseau favori et il se precipita dans la mer. Le prince arriva devant l'auberge des voleurs et il s'arreta. Ses habits etaient tout en lambeaux et, comme c'etait la nuit, on ne sut point que son cheval portait tant de richesses. Il dina avec les bandits et leur donna les quatre cent mille francs demandes pour la rancon de ses freres. Ceci fait, il reprit la route de la capitale. 56 CONTES FRANCAIS Le cheval s'allongea, s'allongea et les trois freres purent prendre place sur son dos. Philippe, s'etant endormi, ses freres se dirent: — Si nous jetions notre frere dans un precipice, nous dirions qu'il est mort et toute la gloire de cette entreprise nous reviendrait. Comme on passait aupres d'une grande carriere de pierres, ils y precipiterent Philippe et rentrerent a la ville ou ils furent recus avec enthousiasme. Quant au jeune prince, il etait tombe dans un fourre d'epines au fond du precipice, et n'avait fait que se declarer les mains et le visage. « Comment sortirai-je jamais de ce trou? pensa-t-il. Cette carriere est aban-donnee et je mourrai ici de faim et de soif. Mais, si j'appelais le loup blanc, il me tirerait peut-etre d'embarras. » Et Philippe appela l'animal: — Loup blanc, traverse vallees, traverse montagnes, et viens au secours du prince qui se meurt. Il avait a peine acheve qu'il s'entendit appeler. — He! Philippe, que fais-tu dans cette carriere ? — Mes mauvais freres m'ont precipite dans ce trou et se sont enfuis empor-tant le Cheval d'Or et l'Oiseau de Feu. —Attends que j'aille tout pres chercher une paille de ble; je te la descendrai et je te remonterai. Le loup blanc courut au champ de ble le plus voisin, y arracha un chaume encore vert et le fit descendre dans le trou. La tige de ble s'allongea, s'allongea et arriva jusqu'au prisonnier. —Accroche-toi bien et tiens bon! cria le loup. Mais Philippe n'etait pas au milieu de la montee que la corde verte cassa et qu'il retomba. —Je vais en chercher une autre! lui dit l'animal. — Oui, hate-toi, car je suis moulu. Une deuxieme ascension n'eut pas plus de succes; mais la troisieme fois, Philippe sortit de la carriere Le loup blanc le deshabilla, le lecha et le guerit aussitot. Puis il lui dit de retourner au chateau du roi. Philippe remercia la bonne bete et le soir meme arriva devant le palais de son pere. Dans la ville ce n'etaient que fetes et rejouissances. Le vieux roi avait recouvre la sante comme par enchantement a la vue de l'Oiseau de Feu, et il en etait si heureux qu'il avait donne a ses deux fils la moitie de son royaume. Le prince Philippe voulut entrer dans le palais. 57 CONTES FRAN^AIS — Que desirez-vous ? lui dirent les gardes. — Rentrer chez moi! — Rentrer chez vous, pauvre mendiant, mais etes-vous meme le dernier des valets de cuisine ? —Je suis le fils du roi, le prince Philippe, ne me reconnaissez-vous pas ? —Ah! ah! le prince, dites-vous. Assurement vous radotez! Le jeune homme se mit en colere et battit les gardes. Entendant du bruit, le vieux roi parut a la fenetre et demanda ce qui se pas-sait. — C'est ce mendiant qui veut entrer au chateau en se faisant passer pour votre fils, le prince Philippe. —Ah, Dieu! serait-il possible? Le roi s'empressa d'accourir et d'embrasser son fils. Philippe lui raconta de quelle facon odieuse il avait ete trahi par ses freres et comment ils avaient essaye de le faire perir au fond du precipice. —Vite, commanda le roi, qu'on fasse chauffer au rouge le grand four du pa-lais et qu'on y jette mes deux fils! Ce qui fut fait sur l'heure; et le prince Philippe et son pere vecurent fort heu-reux avec les biens dont l'Oiseau de Feu et le Cheval d'Or les comblerent par la suite. (Conte en 1883, par une bonne alsacienne en service chez M. Michel Stoullig, a Paris.) 58 XIV. LAIGUILLE, LE CHIEN ET LA PRINCESSE (LORRAINE) Un roi avait trois fils, et, devenu vieux, il eut voulu donner le pouvoir a l'un d'eux et vivre tranquillement dans la retraite. II appela ses trois enfants et il leur dit: —Voila que je suis tout casse et tout ride; je ne peux plus m'occuper des choses de l'Etat. Je vous aime egalement tous les trois et je ne puis me decider a donner la couronne a l'un plutot qua l'autre d'entre vous. Je veux vous imposer une epreuve; celui qui reussira a m'apporter dans un an et un jour l'aiguille la plus fine et le plus gros fil qui puisse la traverser sera roi a ma place. Les trois freres embrasserent leur pere et prirent chacun un excellent cheval et partirent. Il y avait un mois qu'ils etaient partis de la capitale et leur bourse etait vide. Les deux aines se dirent: —Assommons notre frere et prenons-lui son cheval que nous vendrons pour en avoir de l'argent. Nous serons debarrasses de lui et nous ne craindrons pas qu'il nous enleve la couronne. lis prirent leurs batons et assommerent le jeune prince, puis ils s'eloignerent. Le cadet etait etendu sur la route quand une fee vint a passer. «Ah! le pauvre garcon! se dit-elle. Ce serait dommage de le laisser mourir ainsi. » Elle tira un flacon de sa poche et versa sur la tete du jeune prince quelques gouttes d'un baume merveilleux qui pouvait rendre a la vie des gens morts depuis dix ans. A l'instant le jeune homme parut se reveiller. Il ne se sentait plus de rien. — Oh! merci, merci, bonne dame! qui etes vous done? —Je suis la Reine des Fees; j'ai vu qu'on avait voulu te tuer et je t'ai gueri grace a un baume de ma composition. Mais d'ou viens-tu et ou vas-tu? —Je suis le fils du roi d'Espagne et je voyage a la recherche de l'aiguille la plus fine et du fil le plus gros qui puisse la traverser. Mes freres voyagent dans le meme but et ce sont eux qui m'ont laisse pour mort en cet endroit. —Allons, ne te desole pas: voici une pomme merveilleuse que tu conserveras avec soin. Retourne chez ton pere et, tes freres rentres, ouvre la pomme, tu y trouveras ce que tu desires. 59 CONTES FRAN^AIS Le prince remercia la bonne Reine des Fees et retourna au chateau du roi, ou Ton fut tout etonne de le voir entrer seul bien longtemps avant ses freres. Mais il ne les accusa pas, disant qu'il croyait avoir trouve avant eux ce qu'il cherchait et qu'alors il etait revenu. Les freres revinrent a leur tour et ils eurent bien peur en revoyant leur frere cadet. Le jour fixe par le roi arriva et chacun des freres etala les aiguilles les plus fines qu'ils eussent pu trouver par toute la terre. C'etait fort bien, mais quand il se fut agi de passer un gros fil par le trou, ils n'y purent reussir. — Et toi, dit le vieux pere, ou sont tes aiguilles ? — Mon pere, je n'en ai qu'une, et pour ne pas la perdre je l'ai enfoncee dans cette pomme. Le jeune prince ouvrit la pomme et montra une aiguille aussi fine que les fils que tissent les petites araignees des bois. Puis prenant un gros cable, il le passa sans difficulte par le trou de l'aiguille. Le roi etait enthousiasme. Mais les deux freres: — Pere, il y a quelque tour de magie dans ce prodige; indiquez-nous une autre epreuve afin que nos chances soient egales. — S'il en est ainsi, remettez-vous en route et rapportez-moi le plus petit chien qui soit au monde. Encore une fois, les trois freres quitterent la ville pour se mettre a la recherche du chien merveilleux. Au bout d'un mois, ils tuerent leur frere a coups de poignard, comptant sans la Reine des Fees qui vint presque aussitot rendre la vie au pauvre jeune homme. — Bonne Reine des Fees, combien je vous dois! C'est la seconde fois que vous me sauvez la vie. Je vous en remercie. Mais le chien le plus petit du monde, pouvez-vous me le donner ? — Certainement. Prends cette noix; tu y trouveras ce que tu desires. Le prince prit la noix et partit. Mais en chemin, il perdit le fruit. Bien desole, il chercha s'il ne pourrait point trouver la fee. Justement elle avait appris que le prince avait perdu sa noix. —Voici une pioche, dit-elle a ce dernier; fais un trou bien profond; dans quinze jours tu auras la noix. Le travail fut bien penible, car il fallait piocher dans un terrain aussi dur que le roc; enfin le prince trouva la precieuse noix. Il revint en hate au chateau ou ses freres venaient d'arriver. Ils avaient rapporte des chiens si petits que e'en etait merveilleux. Mais quelle 60 CONTES FRANCAIS fut leur surprise et leur rage en voyant le chien qui sortit de la noix et qui etait gros au plus comme le fruit de l'eglantier. — II y a encore magie! dirent les deux aines. Faites que nous repartions et que celui qui ramenera la plus charmante princesse soit definitivement roi. — Cette fois je vous previens que ce sera la derniere epreuve. Arrangez-vous en consequence. Au bout d'un mois de marche, les deux mediants princes prirent leur frere et lui couperent la tete. Mais la bonne fee qui avait tout vu eut bientot fait de lui rendre la vie. — Que veux-tu de moi ? lui demanda la Reine des Fees. — Une chose impossible; ce serait de me donner la plus jolie femme ou princesse qui existe de par toute la terre. Or, je ne connais que vous qui puissiez sur-passer en beaute les princesses que vont ramener mes deux freres. Je vous aime beaucoup, mais viendriez-vous avec moi ? — Certes, si tu me promets de m'epouser. —Je le jure. —Alors, au jour dit, je paraitrai devant ton pere, et j'essayerai de te faire avoir la couronne. Revenus au palais, les fils aines du roi n'en purent croire leurs yeux en voyant leur frere cadet, gai et souriant, qui les attendait a la porte. Le lendemain le roi les fit venir et leur dit d'aller chacun chercher la princesse qu'ils avaient choisie. Celle du fils aine etait belle, mais celle du second etait d'une beaute sans exemple. — Et toi ? dit le roi au cadet. —Attendez un instant, mon pere, je vais appeler la princesse que j'ai trouvee dans mon voyage, et vous jugerez s'il existe pareille merveille sur terre. On entendit comme un bruissement leger, et, sur un char magnifique, traine par des pigeons blancs et noirs, parut la Reine des Fees. Les deux autres princesses l'eurent a peine apercue, qu'elles se cacherent le visage, tellement elles se sentaient laides aupres de la nouvelle arrivee. Les deux princes etaient atterres. lis le furent bien plus quand la Reine des Fees eut raconte au roi ce que ces deux miserables avaient fait a leur jeune frere pour le tuer. A l'instant, le roi ordonna de les chasser du royaume, et depuis on n'en entendit plus jamais parler. Le jeune prince epousa la Reine des Fees; il eut de nombreux enfants remplis de qualites qui firent son bonheur et celui de son vieux pere. (Conte a Vacqueville [Meurthe-et-Moselle] par M. G. Charpentier, en 1883) 61 XV. UARBRE QUI CHANTE, L'OISEAU QUI PARLE ET L'EAU D'OR (PROVENCE) Un roi mourut laissant trois enfants, une fille appelée Marie, et deux garcons nommés, le premier Louis, et le second René. Ces trois enfants vivaient avec la reine, leur mere, malade depuis longtemps. Tous les médecins de la cour, puis tous ceux de la France et de 1'étranger, avaient été appelés pour essayer de guérir la reine. Les uns avaient ordonné des tisanes faites avec les plantes des bois et des marais; d'autres avaient recommandé des pělerinages dans toutes les chapelles des environs, mais personne n'avait réussi á diminuer le mal dont souffrait la reine. On en vint á appeler les magiciens, puis les sorciers; tous y perdirent leur latin. Mais un jour un étranger passa par la ville et apprit dans une hótellerie que la femme du roi défunt se mourait d'une maladie incurable. Cet étranger demanda á voir la reine, et il lui dit: — II n'y a qu'un moyen de vous guérir, c'est de réussir á vous procurer ces trois choses merveilleuses que détient un grand magicien du pays du «Vent-de-Bise » et qui se nomment XArbre qui Chante, XOiseau qui Parle et XEau ďOr. LArbre qui Chante est un arbre merveilleux dont les feuilles rendent une musi-que divine; l'Oiseau qui Parle est un grand oiseau bleu qui nuit et jour raconte toutes sortes ďhistoires intéressantes; quant á l'Eau d'Or, c'est une eau qui a le privilege de guérir toutes sortes de maladies et de faire cesser les enchantements. Envoyez á la recherche de l'Arbre, de l'Oiseau et de 1'Eau, et vous guérirez aussi-tót. Mais je dois vous prévenir qu'il est fort difficile de s'en emparer, du moins á ce que j'ai entendu rapporter. La reine récompensa magnifiquement l'inconnu, et s'occupa d'envoyer á la recherche des trois choses merveilleuses. Elle fit appeler les plus vaillants chevaliers du royaume, mais tous refuserent d'entreprendre une pareille expedition. — Puisqu'il en est ainsi, dit alors Louis, 1'aíné des enfants de la reine, j'irai seul á la recherche de l'Arbre qui Chante, de l'Oiseau qui Parle et de l'Eau d'Or. 62 CONTES FRANCAIS Des demain je partirai. Si, dans trois mois, je ne suis pas revenu, c'est qu'il me sera arrive malheur. Le lendemain, monte sur le meilleur des trois chevaux de son pere, et muni d'armes et d'argent, le prince Louis se mit en route pour le pays du Vent-de-Bise. A chaque nuit, il s'arretait dans les hotelleries et demandait s'il ne se trompait pas de chemin. Et partout on lui disait que non. Au bout de huit jours, il arriva dans une grande plaine deserte; pas d'arbres, pas de maisons, pas de cabanes, rien, si ce n'est de grands rochers alignes dans le lointain. Et cependant, tout autour de lui, il entendait des gens qui riaient et qui disaient: « A quoi bon, prince Louis ? Tu ne reviendras pas de ton voyage. A quoi bon ? A quoi bon ? » Impatiente, le prince lanca son cheval au galop dans la direction des rochers; mais les voix le suivaient toujours, redisant: « A quoi bon ? A quoi bon ? » Tout a coup il entendit derriere lui le galop d'un autre cheval. Il se retourna et apercut un grand vieillard portant une longue barbe blanche qui lui descendait jusqu'a la ceinture. — Que me voulez-vous, vieillard? — Oh! peu de chose: vous demander ou vous vous rendez au grand galop par cette plaine deserte ? — Ma mere, la reine de France, est malade, et je vais au pays du Vent-de-Bise enlever a un enchanteur trois choses qui doivent rendre la sante a ma mere: l'Ar-bre qui Chante, l'Oiseau qui Parle et l'Eau d'Or. — Savez-vous, jeune homme, que cette entreprise est fort perilleuse ? Ces rochers que vous voyez la-bas ne sont autre chose que les chevaliers qui, comme vous, sont alles a la recherche des tresors de l'enchanteur et qui ont ete metamorphoses en pierres. Vous m'interessez, et je veux bien vous aider. Voici ce qu'il vous faut faire. Arrive pres des cavaliers de pierre, vous vous entendrez appeler par votre nom: vous ne repondrez pas; on vous frappera, on vous crachera au visage: vous ne detournerez meme pas la tete. En suivant cette recommandation, vous arriverez sain et sauf aupres des tresors du magicien. » Le prince Louis remercia le vieillard, et reprit sa route. Il ne tarda pas a passer aupres des rochers qu'on lui avait signales. « Prince Louis, prince Louis, ou allez-vous ainsi ? » disaient des centaines de voix. Mais le jeune homme ne leur repondit pas. Plus loin il entendit des cris de colere, des jurements; puis on le frappa, on lui cracha au visage. Il n'y put tenir plus longtemps, et, oubliant la recommandation du vieillard, il se retourna sur son cheval, et se trouva a l'instant change en pierre. 63 CONTES FRANCAIS Les trois mois s'ecoulerent, et, bien entendu, le prince Louis ne revint pas du pays du Vent-de-Bise. Son frěre René dit adieu á sa mere et á sa soeur Marie, monta sur le meilleur des deux chevaux restants, et partit á la recherche de Louis et des trois objets merveilleux. Comme son frěre, il arriva au bout de huit jours dans la grande plaine deserte, et il entendit les mémes voix qui lui disaient: « A quoi bon ? Á quoi bon, prince René ? » Mais il passa outre, et il trouva le vieillard qui lui recommanda expres-sément de ne pas se retourner lorsqu'il serait au milieu des rochers. Arrive la, il supporta ďabord les insultes dont on l'accablait, puis il n'y tint plus, se retourna et se trouva change en pierre comme son frěre l'avait été. Au bout des trois mois, Marie, la fille de la reine, prit le dernier cheval, et, habillée en paysanne, se dirigea vers le pays du Vent-de-Bise. Elle s'arretait la nuit dans les fermes, et couchait sur une botte de paille dans la grange ou á cóté des vaches et des moutons. Elle mit trois semaines pour arriver á la plaine deserte. « Oú vas-tu, gentille princesse ? Oú vas-tu ? Á quoi bon ton voyage ? Á quoi bon ? Á quoi bon ? » disaient toujours les voix. Le vieillard la rejoignit, et lui recommanda de ne point se détourner quoi qu'il put lui arriver. Marie le promit et marcha résolument vers les rochers. Elle s'entendit injurier par des milliers d'etres invisibles qui la frappěrent, lui lancěrent des pierres et lui crachěrent au visage. Marie les laissa dire et faire, et ne tarda pas á retrouver le vieillard déjá rencontre, qui lui indiqua oil se trouvaient l'Arbre qui Chante, l'Oiseau qui Parle et l'Eau d'Or. —Voici la fontaine á l'Eau d'Or, remplis-en ta gourde, et lorsque tu arriveras auprěs des rochers de tout á l'heure, jette une goutte du liquide sur chacun d'eux, et tu verras des choses extraordinaires. Pour l'Oiseau qui Parle, enlěve-le avec sa cage qui justement est suspendue au-dessous de l'Arbre qui Chante. Coupe une seule branche de cet arbre, et tu la replanteras dans le jardin de ta mere. » Le vieillard laissa la Marie qui se háta de prendre le rameau, la cage et l'Eau d'Or. Quand elle fut revenue parmi les rochers, elle jeta une goutte de son eau sur chacun d'eux, et les cavaliers, les seigneurs, les princes, les rois que le géant avait changes en pierres reprirent leur premiere forme. Louis et René revinrent á la cour avec leur sceur, qui avait refuse ďépouser 64 CONTES FRANCAIS l'un des princes quelle avait rendus a la vie. Grace aux trois objets merveilleux, la reine rut bientot revenue a la sante, et partout Ton disait que Marie etait le mo-dele des filles bonnes et sages. Un an apres elle se maria avec le vieillard rencontre au pays du Vent-de-Bise, et Ton dit que, le mariage acheve, l'epoux se transforma en un prince jeune et beau qui fit le bonheur de la princesse sa femme. Conte en 1883, par M. Mareux Georges 65 XVI. LE FIDFJLE SERVITEUR (LORRAINE) Un roi avait un fidele serviteur auquel il tenait beaucoup; jamais il n'entrepre-nait une expedition ou une guerre sans prendre l'avis de Jeannot, et toujours le roi n'avait eu qua se feliciter de l'excellence des conseils de son domestique. Le roi, qui etait vieux, tomba gravement malade, et bientot son medecin le previent qu'il n'avait plus a vivre que fort peu de temps. — Qu'on fasse venir ici le fidele Jeannot, dit le moribond. Je veux lui dire mes dernieres volontes. On appela Jeannot qui pleurait dans la chambre voisine. — Mon fidele serviteur et ami, je vais bientot mourir; les medecins me l'ont annonce. Apres moi, continue de bien servir mon fils. Tu lui indiqueras l'endroit ou sont mes tresors et la cave ou nous avons enferme mes diamants. Tu lui fe-ras visiter les chambres les plus secretes du chateau et tu n'en excepteras que la chambre verte, celle ou se trouve le portrait de la princesse Marie. Si jamais le prince voyait ce portrait, il deviendrait amoureux fou de la jeune fille; il voudrait l'epouser, et, malgre tous les perils, il se mettrait a sa recherche, et je sais qu'il lui en arriverait de grands malheurs. — Mon pauvre maitre, je ferai ainsi que vous me le demandez, et le prince n'entrera jamais dans la chambre verte. —Je te remercie, mon fidele Jeannot. Amene-moi mon fils, que je ne meure pas sans le benir. Le serviteur amena le prince, le roi l'embrassa et mourut aussitot. Quelques jours apres, le nouveau roi demanda au fidele serviteur de lui mon-trer l'endroit ou les tresors du defunt etaient caches. Jeannot y conduisit son maitre, puis il le mena dans toutes les chambres et dans tous les appartements secrets. —Voici qui est fait, dit Jeannot. Vous avez vu tout ce qui peut vous interes-ser. — Et cette chambre ? — Ce n'est rien; c'est une chambre de domestique. Passons. 66 CONTES FRAN^AIS —Je voudrais bien la voir aussi. —Je vous repete que cela n'en vaut point la peine. Du reste, votre pere, a son lit de mort, m'a defendu de vous en ouvrir la porte. Le roi insista, Jeannot refusa. Rentre dans son appartement, le jeune homme ne songea plus qua cette chambre que Jeannot n'avait pas voulu lui montrer. II en tomba malade, et les plus grands medecins ne savaient que penser de sa maladie. A la fin, un magicien de passage dans la ville demande a voir le roi, et il s'apercut que celui-ci se mourait d'un desir qu'il ne pouvait satisfaire. II le dit a Jeannot, et le fidele serviteur resolut de conduire son maitre dans la chambre verte du palais. A la vue du portrait de la princesse Marie, le prince en devint eperdument epris; il la trouva si belle, si belle, qu'il en tomba comme mort de saisissement. Quand il fut revenu a lui, il dit a Jeannot. —Jeannot, j'ai vu le portrait de la princesse Marie, et depuis ce moment je ne m'appartiens plus. Il faut que je l'epouse, dusse-je en mourir. — Mais je ne sais quelle est cette fille. Peut-etre habite-t-elle un pays fort eloigne. — Que m'importe! Interroge tout le monde, et parviens a savoir ou elle reside. Je partirai aussitot demander sa main. Le pauvre Jeannot etait desespere. Il s'adressa partout, personne ne put lui fournir aucun renseignement. Il eut alors l'idee de consulter le magicien. — La princesse Marie habite bien loin, bien loin, par dela les mers les plus eloignees. tout ce que je sais, c'est que bien des chevaliers sont partis pour l'epou-ser, et qu'aucun d'eux n'est revenu. — Le roi veut Taller trouver a n'importe quel prix. Indiquez-moi la route a suivre. Le magicien renseigna le fidele serviteur et celui-ci alia dire au roi ce qu'il avait appris. Un grand vaisseau etait a la voile; on le chargea d'or, d'etoffes et de diamants, et le prince s'embarqua avec Jeannot pour le pays de la jeune fille merveilleuse. Apres huit jours de voyage, le navire arriva devant la capitale du pays cherche. On debarqua. —Attends-moi ici sous ce chene, dit le roi a son serviteur. Je vais demander en mariage la princesse Marie, puis je reviendrai avec elle. Le prince laissa la Jeannot, et entra dans la ville. Par toutes les rues, il ne vit ame qui vive, et dans le palais ce fut la meme chose. Il n'hesitat pas a frapper neanmoins. La porte s'ouvrit d'elle-meme, et le roi traversa de longs corridors, 67 CONTES FRAN^AIS des cours, des appartements, jusqu'a ce qu'il se trouvat chez la princesse Marie. La princesse dormait sur un grand lit de soie; le jeune homme la prit dans ses bras et l'enleva jusqu'a son vaisseau. La seulement la princesse se reveilla. Elle voulut s'enfuir, mais le vaisseau etait reparti pour le royaume du capitaine, et Marie dut se resigner a laisser son pays. Le fidele serviteur avait ete oublie sur la cote par le prince son maitre. II ap-pela, cria, se desola, mais personne ne vint a son secours. tout a coup il entendit un grand bruit dans le ciel. II regarda et apercut trois cigognes qui vinrent se percher sur le chene au pied duquel Jeannot etait couche. — Savez-vous la nouvelle? dit l'une des cigognes. La princesse Marie vient d'etre enlevee par un roi etranger qui veut l'epouser. — Oui, oui, nous le savons. Mais il ne sera pas plus heureux que ceux qui ont deja entrepris d'enlever la princesse. —Ah! ah! et pourquoi? —Avant de commencer le repas de noces, le roi devra changer de chemise; il l'aura fait a peine qu'il sera brule horriblement. —Vraiment! — Oui. Il y aurait pourtant bien un moyen de conjurer le sort, ce serait de tremper auparavant la chemise dans de l'eau froide. Mais on n'y songera pas. — Du reste, ajouta la deuxieme, je sais aussi qu'au diner on servira une grande soupiere d'or sur la table. Si la princesse y touche par trois fois, elle mourra aus-sitot. — Pourrait-on conjurer le sort? — Oui. Une personne de la noce n'aurait qua jeter la soupiere d'or dans le feu et la princesse ne mourrait point. — Comme nous bavardons! s'ecria la troisieme. Il est vrai que nous sommes seules ici et que personne ne nous ecoute. — Nous ecouterait-on encore qu'on n'irait pas rapporter au roi ce que nous disons. Celui qui le ferai serait change en statue de pierre, et seul le sang de deux enfants nes jumeaux pourrait lui rendre sa nature. Ceci dit, les trois cigognes se changerent en trois belles fees qui disparurent du cote de la mer, laissant la leur peau d'oiseau. Vite, Jeannot se saisit de l'une d'elles, s'en enveloppa et se trouva change en cigogne. Il prit son vol et arriva bientot au pays de son maitre, au moment juste ou ce dernier debarquait avec la princesse. Il y eut de grandes rejouissances dans la ville pour celebrer l'arrivee du roi et de sa fiancee et tout fut prepare pour le mariage. Le jour de la noce, apres la messe, les invites se reunirent avec les maries dans la plus grande salle du palais. Jeannot se trouvait derriere le roi et la reine Marie, 68 CONTES FRANCAIS ainsi qu'il en avait temoigne le desir. On apporta la chemise du prince, mais au moment ou elle allait etre mise, Jeannot la saisit, la jeta dans un seau d'eau froide et la passa au roi. Tous les invites se leverent, indignes contre le malotru. — Laissez done, laissez done, leur dit le jeune homme; e'est mon fidele Jeannot, et je le lui ai permis. Puis ce fut le tour de la soupiere d'or que Jeannot jeta au milieu du foyer, malgre la colere de la reine et du roi. Furieux, le roi commanda a ses gardes de se saisir du serviteur et de le condui-re en prison, en attendant l'execution. Jeannot se laissa lier et emmener sans mot dire. Huit jours apres, un grand echafaud fut dresse sur la grande place de la ville, et Jeannot fut amene pour etre execute au milieu d'une grande affluence de monde. Tous les assistants s'apitoyaient sur son sort, et beaucoup pleuraient de voir un si fidele serviteur envoye a la mort. Arrive au lieu de l'execution, Jeannot se tourna vers le peuple et vers le roi et la reine, et raconta pourquoi il en avait agi ainsi lors du mariage; il park des cigognes et de la conversation qu'il avait surprise, et termina en disant: — Maintenant que j'ai devoile le secret des fees, je vais etre change en statue de pierre. Je demande au roi de me faire placer dans la grande salle verte du pa-lais. Il ne put continuer, il venait d'etre transforms en homme de pierre. Le roi le fit mettre a l'endroit demande, et se desola beaucoup d'avoir perdu un si brave serviteur. Lorsque les fees revinrent pour reprendre leurs peaux de cigognes, el-les furent toutes surprises de n'en plus trouver que deux. La plus jeune des fees comprit qu'avec la peau merveilleuse elle avait perdu son pouvoir. Elle partit par monts et par vallees, par plaines et par mers, par villes et par villages, s'enquerant partout de celui qui avait bien pu la lui enlever. Apres un an et un jour, elle arriva dans la ville ou maintenant residait la princesse Marie. Elle apprit que celui qui detenait la peau de cigogne etait Jeannot, change en statue de pierre pres d'un an auparavant. La fee s'introduisit dans la chambre verte et permit a Jeannot de parler. — Qu'as-tu fait, Jeannot, de l'objet merveilleux que tu m'as enleve ? —Je l'ai cache dans un endroit connu de moi seul, et je ne te le remettrai que lorsque tu m'auras rendu ma nature. —Je le voudrais bien, mais je ne le puis. Il faudrait que ton meilleur ami prit le sang de ses deux enfants jumeaux et t'en couvrit le corps, alors tu reviendrais a la vie. — Mais qui ferait cela pour moi? 69 CONTES FRANCAIS Le roi, qui justement passait par un corridor voisin, et qui avait tout entendu, entra et dit a la fee qu'il tuerait volontiers ses deux jumeaux pour desenchanter Jeannot. II le fit, et Jeannot redevint homme comme par le passe. La fee admira tant le devouement du roi, quelle toucha de sa baguette le corps des jumeaux et les rendit a la vie. Puis, munie de sa precieuse peau de cigogne, elle dit adieu au roi, a la reine et au fidele serviteur, et prit son vol pour la contree lointaine quelle habitait. (Conte en 1883, par M. G. Charpentier, de Vacqueville [Meurthe-et-Moselle]) 70 XVII. LA FEE GRENOUILLE (ALSACE) Une pauvre veuve vivait seule avec son fils dans une miserable chaumiere situee tout aupres d'une grande foret La pauvre femme eüt bien desire envoyer son fils ä l'ecole avec les autres enfants de son age, mais sa misere ne le lui per-mettait point, et eile etait obligee, chaque jour que Dieu faisait, de dire ä son enfant d'aller par les taillis et par les buissons de la foret pour y faire un fagot. Le bois que son fils Guillaume rapportait etait mis en deux parts: la plus grosse etait vendue aux gens riches du village, et les petites branches et les brindilles restaient ä la maison pour faire bouillir la marmite, en ete, et chauffer la chaumiere, en hiver. Un jour, le petit garcon etait alle ä la foret ä son habitude. II avait recueilli beaucoup de bois mort, et son fagot etait dejä bien gros, quand il entendit de petits cris percants dans le sentier voisin. «Qu'est-ce done, se dit Guillaume, quelque pauvre animal se trouve ici en danger? » Et l'enfant courut aussitot dans le sentier. Un gros renard venait de prendre une jolie petite grenouille verte, et il allait l'avaler, quand Guillaume parut. Le courageux enfant courut sus au renard et le forca de lacher la rainette verte. — Oh! le joli animal! s'ecria le fils de la veuve. Je vais le remporter ä la maison. Il prit delicatement la grenouille, la mit dans sa poche, et, son fagot sur la tete, revint ä la maison. — Mere, vois done la belle rainette que j'ai trouvee dans la foret. Je vais la mettre dans un grand vase rempli d'eau, si tu me le permets. — Que veux-tu faire de cette grenouille, Guillaume ? Tu en trouveras de pa-reilles par toute la foret. — C'est vrai, mais ce ne sera pas celle-ci. Et le petit garcon raconta comment il avait sauve la rainette. —Alors, garde-la; mais prends-en bien soin; il ne serait pas juste de la retenir ici pour la faire mourir. 71 CONTES FRANCAIS A partir de ce jour, l'aisance revint dans la maison de la veuve; ce fat une gros-se bourse quelle trouva dans son armoire sans pourvoir connaitre qui l'y avait mise, puis un heritage qui lui echut; de sorte que la bonne femme put envoyer son fils a l'ecole du village, puis a celle de la ville. Et bientot l'enfant devint si instruit, si instruit, qu'ayant voyage par toute rAllemagne et par toute la France, il ne put rencontrer personne en etat de lutter avec lui pour le savoir. Vous jugez si sa mere etait heureuse, et bien souvent elle repetait a ses voisines du village: — La grenouille verte trouvee par mon fils dans la foret doit etre la cause de tout le bonheur qui nous arrive. Aussi elle aimait beaucoup la petite rainette et elle en avait le plus grand soin. Un beau jour, le jeune savant revint de son voyage. Apres avoir embrasse sa mere, il voulut voir la grenouille verte. — Gentille petite bete, lui dit-il, je te remercie de tout ce que tu as fait pour ma mere et pour moi. Je veux que tout a l'heure tu te mettes a la place d'honneur et que tu dines avec nous. La rainette se mit a sauter et a danser, comme si elle avait compris le langage de Guillaume. Puis, lorsque le diner fut servi, elle sortit de son gite et vint s'asseoir sur le fauteuil qui lui etait destine. Mais voila que tout a coup la grenouille se changea en une jeune fille de toute beaute, aux grands yeux bleus et aux longs cheveux blonds flottant sur les epau-les. Jamais il n'avait ete donne au jeune savant de voir reunies autant de perfections dans une fille terrestre. Ladorable creature lui dit au bout d'un instant: —Je suis l'une des fees de la foret. Je t'avais bien souvent remarque cherchant du bois mort par les taillis et les buissons, et j'avais admire ton courage et ton ardeur au travail. Je te voulais du bien, et c'est pour cela que j'ai pris la forme d'une grenouille afin de pouvoir eprouver ton cceur. Lepreuve t'a ete favorable et tu es digne de tout ce que j'ai fait pour toi et pour ta mere; car c'est moi qui avais place la bourse dans le bahut, c'est encore moi qui vous envoyais l'argent donne comme heritage d'un parent defunt, et c'est moi aussi qui t'ai donne l'es-prit de sagesse et de science. Maintenant, j'ai une demande a te faire: « Je t'aime, veux-tu m'epouser ? » — Belle fee, certes, je voudrais vous prendre pour ma femme, mais nous avons depense notre petite fortune pour mon instruction et mes voyages, et il ne nous reste presque plus rien. Je ne voudrais pas vous rendre miserable. — Ce n'est que cela qui te retient? Vois mon pouvoir! 72 CONTES FRANCAIS Et la fee, saisissant une poignee de feves placees pres de lä dans un sac, les changea en beaux louis tout neufs. Le jeune savant etait decide, et, huit jours apres, on celebrait ses noces dans l'eglise du village voisin. Grand fut son etonnement, ä son retour de la messe, de voir un chateau mer-veilleux ä la place de la chaumiere qu'il avait quittee le matin. C'etait encore la fee, sa femme, qui, par sa puissance, avait eleve en si peu de temps le palais splendide oü depuis elle vecut heureuse avec son mari pendant de longues annees. (Conte des environs de Colmar [Alsace], recueilli de M. Michel Stoullig, d apres sa bonne, Alsacienne). 73 XVIII. LES TROIS FEES VOLEUSES (CANADA) II y a bien longtemps que vivaient dans une foret du Canada trois fees vo-leuses. Elles avaient tout a leur disposition, mais ce qui n'etait pas vole ne leur plaisait pas. Toute la nuit elles ne faisaient que songer aux larcins qu'elles commettraient le lendemain, et le jour elles couraient d'un village a l'autre, penetrant dans les maisons et faisant main basse sur le beurre, les confitures, les habits ou les bijoux des habitants. Puis elles portaient les objets voles dans leur caverne de la foret et se mettaient a manger, a boire et a danser jusqu'a minuit. Un matin les trois fees partirent pour aller voler les lutins de la vallee voisine; elles prirent par un ravin et se tromperent de chemin, et au lieu d'aller deman-der l'hospitalite chez les lutins pour les duper ensuite, les trois sceurs allerent frapper a la porte d'un chateau qui appartenait a des revenants. Ces derniers leur ouvrirent et leur offrirent a dejeuner. Mais tout en mangeant l'un d'eux vit la plus vieille des fees enlever un des couverts en argent et le mettre dans la poche de son tablier. II prevint ses compagnons et tous ensemble se ruerent sur les fees voleuses; la plus agee fut tuee et les deux autres purent s'echapper. Le lendemain, toutes furieuses contre les lutins, les deux sceurs reprirent le chemin de la vallee. Et la, un grand daim etait a brouter l'herbe de la prairie. C'etait justement l'un des lutins, qu'autrefois les mechantes fees avaient metamorphose en daim. Les fees ne le reconnurent pas. — Peux-tu nous montrer le chateau des lutins ? demanderent-elles. — Le chateau des lutins? Mais vous n'etes pas dans le chemin. II vous faut prendre a droite; dans un petit quart d'heure vous serez arrivees devant le chateau. Des que les fees eurent disparu au tournant du sentier, le daim courut avertir ses freres et deux des plus forts allerent en hate se cacher dans le chateau aban-donne que l'animal avait indique aux fees voleuses. Quand celles-ci frapperent a la porte, les lutins les recurent a grands coups de hache et tuerent l'ainee. L'autre dut encore s'enfuir, mais elle jura de se venger. 74 CONTES FRANCAIS Les lutins creuserent un grand trou dans un autre sentier et recouvrirent cette fosse de branchages et de gazon, apres y avoir cache deux gros ours. Le lendemain, la fee rencontra encore le daim de la veille. — Peux-tu m'indiquer le chateau des lutins ? Surtout ne te trompe plus com-me hier. —Je me suis done trompe ? N'avez-vous point pris sur votre gauche ? — Non, tu m'avais dit de prendre le sentier ä droite. — C'est que je n'etais pas tourne dans le meme sens que vous, et ma droite etait votre gauche. —Alors, le premier sentier ä ma gauche ? — C'est cela meme. La fee continua son chemin, prit le sentier ä sa gauche et tomba dans la fosse. Les deux ours se precipiterent sur elle pour la devorer, mais eile prit une des ses epingles ä cheveux et creva les yeux des deux animaux feroces. Elle eut le temps de prononcer quelques paroles magiques et de sortir de la fosse. Elle courut tout d'une traite vers le chateau des lutins. Elle n'avait plus qu'un petit ruisseau ä traverser. Sans s'apercevoir qu'un precipice etait ä cote, elle fit un saut prodigieux et se brisa sur les rochers du fond du precipice. A l'instant le daim repris sa forme, et pendant quarante jours les lutins de la vallee se livrerent ä des repas, ä des festins et ä des danses sans fin pour celebrer la mort de leurs mortelles ennemies, les trois fees voleuses. (Conti en 1883 par unjeune Canadien, M. Adolphe Vautros). 75 XIX. LES TROIS ROSES ET LES TROIS CHIENS (NORMANDIE) Un brave pécheur vivait tant bien que mal du maigre produit de sa péche avec sa femme et ses trois enfants. II avait beau se lever matin, prendre ses filets et revenir fort tard de la péche, il ne rapportait jamais que quelques petits poissons qua peine il pouvait vendre. Depuis quelques jours surtout, il ne jouait que de malheur et la misěre était grande dans sa chaumiěre. Ne sachant á quel saint se vouer, le pécheur avait conduit sa barque dans un endroit isolé au pied ďun gros rocher, et, tout en maudissant son existence, il avait jeté ses filets. En les retirant, il sentit une resistance inaccoutumée et il fut tout étonné de ramener un poisson énorme tel que jamais il n'en avait vu. Sa surprise fut bien plus grande quand il entendit le poisson lui dire: —Je suis le Roi des poissons et c'est moi qui t'ai jusqu'a present rendu si malheureux á la péche en éloignant mes sujets de ta barque. Si tu me fais mourir et que tu me manges avec ta femme et tes enfants, il t'en arrivera bonheur. Tu détruiras un charme qui me tient depuis longtemps dans un corps de poisson et je trouverai moyen de t'en récompenser. Rentre chez toi, mets-moi á frire et conserve mes os que tu enterreras juste au milieu de ton jardin. Tu trouveras un tresor en cet endroit. De ma téte sortiront trois chiens fiděles; tu en donneras un á chacun de tes fils. Puis trois rosiers sortiront de terre; que chacun de tes enfants ait le sien. Ces rosiers porteront des feuilles et des fleurs d'un bout de 1'année á l'autre. Quand un danger menacera l'un de tes fils, son rosier languira et semblera sur le point de mourir. Fais ton profit de ce que je viens de te dire et retourne chez toi. Děs qu'il eut cessé de parler, le Roi des poissons mourut. Rentré chez lui, le pécheur raconta á sa femme et á ses trois enfants la bonne fortune inespérée qui venait de lui échoir. Puis on s'occupa de preparer l'enorme poisson dont bientót il ne resta plus que la téte, les os et les nageoires. Un trou fut creusé au milieu du jardin et Ton y trouva un grand coffre rempli d'argent, d'or et de diamants. Puis le pécheur y enterra ce qui restait du Roi des poissons. 76 CONTES FRAN^AIS Lorsque le lendemain matin l'homme alia au jardin, il y trouva trois beaux chiens qui le suivirent a la maison. II en donna un a chacun de ses fils, selon la recommandation du Roi des poissons. II en fut de meme pour les trois rosiers qui, quelques jours apres, pous-serent a l'endroit ou les os avaient ete deposes. Le pecheur n'etait plus le pauvre homme d'autrefois. A la place de sa chau-miere, il avait fait batir un magnifique chateau. Laine de ses fils s'etait marie a une riche heritiere et les trois rosiers s'etaient tout couverts de feuilles et de fleurs. Un jour l'aine, etant alle a la chasse, trouva un superbe chateau completement inconnu des gens des environs. Il en parla le soir a sa femme. — Oh! je sais ce que c'est; mon pere m'a dit autrefois que ce chateau etait habite par une vieille sorciere, et que tous ceux qui avaient voulu y entrer n'en etaient pas revenus. —Je voudrais bien savoir ce que peut renfermer le chateau et j'ai l'intention de tenter l'aventure des demain. —Je t'en prie, ne l'essaie pas. Tu ne reviendrais jamais. — C'est decide. Demain je prendrai mon chien et je saurai a quoi m'en te-nir. Et, malgre les supplications de sa femme, le nouveau marie prit ses dispositions pour aller visiter le chateau merveilleux. Il suivit le chemin de la foret, puis celui du chateau auquel il ne tarda pas a arriver. La, personne ne se montra pour lui barrer la route. Il traversa des cours, des corridors, des salles, et partout ce n'etaient que cavaliers, que princes, que jeunes filles immobiles et que, de pres, il trouvait de pierre. Enfin, il arriva a une porte aupres de laquelle une vieille filait sa quenouille. — Ou vas-tu jeune homme ? —Je viens visiter ce chateau et je voudrais y entrer. — C'est fort bien. Mais laisse la ton chien et attache-le au fil de ma quenouille. Le jeune homme attacha le chien et se trouva aussitot change en pierre. La vieille sorciere ricana et se remit a filer. Mais, dans le jardin du pecheur, l'un des rosiers avait perdu ses feuilles et ses fleurs a l'instant ou le chercheur d'aventures avait ete change en pierre. Les deux freres s'en apercurent et previnrent leur pere. —Votre frere est en danger. Jacques, siffle ton chien, et vole au secours de ton aine. Jacques siffla son chien et se mit a la recherche de son frere. Lui aussi arriva 77 CONTES FRANCAIS devant le chateau merveilleux, traversa des cours, des corridors et des salles et trouva la vieille filant sa quenouille. — He, la vieille! N'avez-vous point vu mon frere aine venir dans ce chateau ? — Si, si. II est dans cette grande salle. Laisse ton chien et attache-le a mon peloton de fil, et je te laisserai libre d'entrer. Jacques attacha le chien et se trouva a l'instant meme change en pierre, tandis que la vieille se remettait a filer. Le second rosier avait perdu ses feuilles et ses fleurs. Quand le cadet s'en apercut, il siffla son chien, dit adieu a son pere et se mit a chercher ses freres. Arrive au chateau, il vit les chevaliers et les belles dames alignes le long des murs et il soupconna quelque piege. Aussi quand la vieille lui dit d'attacher son chien a son peloton de fil, il s'ecria: — Fidele, mon chien, saute done a la gorge de cette maudite sorciere! Et le chien prit son elan, saisit la vieille par le cou et l'etran-gla. Au meme moment le charme fut detruit, et les chevaliers, les princes, les belles dames et leurs chevaux, les deux freres et leurs chiens, revinrent a la vie, tandis que dans le jar-din de l'ancien pecheur, les trois rosiers refieurissaient de plus belle et n'avaient jamais ete si beaux. Les chevaliers et les princesses quitterent le chateau apres avoir bien remercie le jeune homme. Les deux plus jolies des belles dames qui etaient la suivirent les jeunes gens et les epouserent. Et il y eut des noces si belles, si belles, que depuis que le monde est monde on n'a encore vu leurs pareilles. (Conte a Paris, en 1883, par M. Georges Charpentier, qui I'a recueilli d'un jeune Normand). 78 XX. LE PETIT GARCON DE NEIGE (LIMOUSIN) Deux bons vieux paysans n'avaient pas d'enfants, et pourtant, Dieu sait si l'envie leur en manquait! lis avaient epuise tous les pelerinages a dix lieues a la ronde, s'adressant, toujours sans succes, a toutes les Notre-Dame et a tous les saints si nombreux pourtant du Limousin. lis avaient fini par desesperer lorsque la vieillesse etait venue leur interdire tout espoir. Or, un jour que le paysan etait sorti pour aller fumer la pipe chez un voisin, la neige se mit a tomber a gros flocons et a former une couche epaisse sur les toits, dans les jardins et dans la rue. Notre homme vit a son retour les enfants du village qui roulaient de gros blocs de neige, les empilaient, leur faconnaient une tete tant bien que mal, et en faisaient des hommes de neige. Vite, il courut trouver sa femme: — Femme, femme! Viens done dans la rue ramasser de la neige comme le font les enfants. Nous en ferons un petit garcon de neige. Ne pouvant en avoir un vivant, nous aurons au moins le plaisir ce conserver celui-la pendant quelques jours. —Tu as raison. Allons faire un petit garcon de neige. Et le vieillard et sa femme sortirent dans la rue, firent un tas de neige et se mirent a le faconner en forme de petit garcon. Tous les enfants avaient cesse leurs jeux pour contempler a loisir les deux vieux, et les voisins etaient sortis de leur maison se demandant si 1'homme et la femme avaient perdu la raison. Mais voila que le bonhomme de neige est acheve, charmant au possible. Les enfants admirent et ne rient plus, et les voisins sont stupefaits de voir le petit garcon de neige se mouvoir, remuer les bras et les jambes et embrasser le vieillard et sa femme: le bon Dieu avait enfin accompli le souhait des pauvres gens, et leur avait accorde un enfant blanc comme la neige. Ce fut une merveille dans le pays; on venait de tous cotes voir le petit garcon ne d'une facon si extraordinaire, et Ton reconnaissait unanimement qu'il etait d'un caractere, d'une douceur sans egale. Seulement, on disait qu'il n'avait point 79 CONTES FRANCAIS de sang, que son corps etait froid comme glace et qu'il ne pouvait supporter la grand chaleur du foyer. Tout l'hiver, l'enfant de neige resta gai, jovial et de bonne humeur. Mais des que le soleil du printemps commenca a reparaitre, le petit garcon se montra triste et on le vit rire moins souvent. Puis, vers la fin de cette saison, il rechercha l'interieur des bois et tous les endroits ombrages. Sa tristesse avait augmente et il pleurait presque toujours, ce qui desolait beaucoup ses vieux parents et ses camarades du village. Lors de la Saint-Jean, les enfants reunirent du bois et de la paille, et firent un grand feu de joie autour duquel ils se mirent a danser. Mais le petit garcon de neige n'etait pas la. Ses amis allerent le chercher et l'entrainerent dans leur ronde autour du foyer allume en l'honneur de saint Jean. L'enfant dansa fort joyeusement; mais quand le feu fut a moitie eteint et que Ton sauta par-dessus, il disparut subitement, fondu a la fiamme, et ne laissant qu'un peu d'eau dans la main de ses camarades. (Conte en 1883, par M. Emile Ulry, qui I'a appris de sa nourrice dans le Limousin, a Donzenac [Correze]). 80 XXI. LA PETITE SOURIS BLANCHE (NORMANDIE) La fille d'un pauvre paysan se promenait seule un dimanche dans le bois. Elle cueillait des fleurs pour en faire un bouquet, lorsqu'elle apercut une petite souris blanche couchee sur un tas de mousse. — Oh! la jolie souris blanche! dit la jeune paysanne. Et eile prit la souris pour la rapporter ä la maison. La petite souris etait bien malade, et croyant que la jeune fille la prenait pour la donner ä son chat, eile lui dit: —Je t'en prie, ne me donne pas au chat, mais laisse moi ici. Je suis la Reine des souris; je t'en serai reconnaissante. — Que me donneras-tu alors ? — Oh! tout ce que tu pourras desirer. Tu n'auras qua venir au bois me faire ta demande et je ferai ä l'instant selon tes souhaits. — Pour commencer, je voudrais que la chaumiere que j'habite avec mes parents soit remplacee par une petite maison bien simple, couverte en tuiles et entouree d'un jardin tout rempli de legumes, d'arbres et de fleurs. — Retourne au village, c'est fait. La jeune fille laissa la petite souris blanche sur le tas de mousse et rentra au village. A la place de la chaumiere delabree quelle avait quittee quelques heures aupa-ravant, s'elevait une jolie maisonnette aux murs blanchis ä la chaux et au toit de tuiles; dans la cour s'ebattaient les poules, les canards et les oies, et dans le jardin ce n'etaient que legumes, que fleurs et que fruits. Oh! comme Jeannette etait heureuse et comme ses parents etaient emerveilles de ce prodige! Les jeunes gars du village commencerent ä venir lui faire la cour; mais ce n'etait plus l'affaire de Jeannette. Elle se repentait dejä de n'avoir pas demande d'avantage ä la Reine des souris. Elle aurait pu ainsi se voir recherchee par le fils du notaire, car le fils d'un notaire etait bien plus tentant qu'un fils de laboureur ou de fermier. 81 CONTES FRANCAIS Elle n'y tint bientöt plus et eile alla au bois faire part de ses desirs ä la Reine des souris. « Souris blanche, Reine des souris, Je t'attends par ici.» Jeannette attendit un instant et vit la petite souris accourir ä son appel. — Que veux-tu, Jeannette ? —Je trouve ma maisonnette deplaisante. Et, ä la place, je voudrais voir une belle maison avec domestiques et serviteurs; puis un grand jardin, beaucoup d'argent et de belles robes dans l'armoire. — Retourne au village, Jeannette; tu y trouveras ce que tu desires. Voilä done Jeannette la plus riche heritiere des alentours et heureuse plus que jamais, car le fils du notaire vient assidüment lui faire sa cour et il n'est bruit dans le village que de leur prochain mariage. Mais non, car la jeune fille, maintenant que la Reine des souris lui a donne la maison, les champs, l'argent et les robes, songe quelle eüt pu obtenir un beau chateau, des diamants et aussi epouser quelque riche seigneur. Elle retourne au bois et appelle la souris blanche: « Souris blanche, Reine des souris, Je t'attendspar ici.» —Toi encore, Jeannette! Que veux-tu de moi ? — Etre princesse et avoir un süperbe chateau. — Eh bien, Jeannette, e'est fait. Retourne ä ton chateau. Jeannette etait princesse; un riche seigneur vint la demander en mariage. Mais le seigneur ne lui suffisait plus. Elle voulait un roi. Elle prit le chemin du bois et fit venir la Reine des souris: « Souris blanche, Reine des souris. Je t'attends par ici.» Lorsqu'elle eut demande ä la souris de changer son chateau en palais et de la faire reine de France, la souris blanche lui dit: — Prends bien garde, Jeannette. Tu es trop ambitieuse. Mais va ä la ville. Des maintenant tu es reine de France. Le roi d'Angleterre etant venu ä la cour de France voulut epouser la jeune reine. Mais le roi deplaisait fort au pere de Jeannette et celui-ci refusa de marier 82 CONTES FRANCAIS sa fille ä un Anglais. Jeannette se facha et alia trouver encore une fois la Reine des souris: « Souris blanche, Reine des souris, Je t'attends par ici. » — Encore quelque souhait, Jeannette? Voyons, que veux-tu de moi, aujourd'hui ? — Mon pere refuse de me marier au roi d'Angleterre que j'aime beaucoup. Je voudrais que tu fasses mourir mon pere. —Jeannette, tu n'es qu'une folle, et tu ne meritais pas la fortune. Retourne ä ton village, je te retire tout ce que je t'ai donne. Et la souris blanche disparut, laissant la mauvaise fille toute confondue. II lui fallut rentrer dans la vieille chaumiere d'autrefois et subir les plaisante-ries des jeunes paysans quelle avait jadis meprises. II n'y eut plus pour eile de rois, de princes, de fils de notaires, de laboureurs et meme de valets de ferme; et il lui fallut toute sa vie rester vieille fille. (Conti ä Paris, en 1883, par M. Mareux Georges qui I'a appris en Normandie). 83 XXII. LE DIABLE SANS CORNES (NORMANDIE) Un paysan cassa un jour sa fourche en faisant une meule de foin. II alia chez tous les forgerons des environs, mais aucun d'eux n'avait le temps de lui faire une nouvelle fourche. Notre homme ne savait que faire, car c'etait l'epoque de la moisson. Enfin il se resolut a aller voir le Diable, qui, a cette epoque, demeurait dans un grand chateau au bord de la mer. — Qui est la? dit le Diable, en entendant frapper a sa porte. — Moi, le fermier de Neuville. Et quand le Diable eut fait entrer le paysan: — Que veux-tu de moi ? —J'ai casse ma fourche et je n'en puis trouver une autre. —Alors tu voudrais que je t'en donne une ? —Justement. Je vous la payerai ce que vous demanderez. — C'est bon; j'en ai ici une toute neuve qui jamais ne pourra se briser. Je te la cederai volontiers. —A quelles conditions ? — Nous verrons tout a l'heure. Dinons toujours en attendant. Et le Diable et le paysan se mirent a table. Quand on fut a la fin du repas, le Diable dit a son compagnon: —Je n'ai besoin ni d'or ni d'argent. Tu me donneras ton ame en echange de la fourche. Voici un parchemin que tu vas signer et tout sera dit. — Mon ame, vous n'y pensez pas, maitre Satan! Jamais je ne signerai un pa-reil ecrit. —Tu oublies done que tu es dans le chateau du Diable, et que je puis te jeter en Enfer ? —Je vous repete que je ne signerai rien. Conservez votre fourche et laissez-moi aller. — Buvons toujours un coup en attendant, dit le Diable. Et, croyant n'etre pas vu de l'homme, il jeta dans le verre de son compagnon une certaine poudre pour l'endormir. Le paysan s'en apercut, et profitant d'un 84 CONTES FRANCAIS instant ou le Diable se baissait pour ramasser son chapeau a plumes, il changea les verres. —A votre sante! —A la tienne! Et tous deux burent, et le Diable s'endormit aussitot. Le paysan changea pres-tement ses habits contre ceux du demon, prit le chapeau et la fourche, et s'enfuit du chateau apres en avoir ferme les portes solidement. Le Diable rut etonne, a son reveil; il voulut sortir, et se vit enferme; ne pou-vant ouvrir la porte, il se brisa les cornes en essayant de l'enfoncer. Enfin, ayant reussi a s'ouvrir un passage, il se mit a la recherche du paysan, oubliant sans doute que, sans ses cornes, il ne pouvait rien contre les hommes. Quant au paysan, il etait arrive a la nuit close dans un grand bois ou les vo-leurs avaient l'habitude de se reunir. Il se cacha dans un buisson pour y passer la nuit. Il allait s'endormir quand il entendit du bruit dans le taillis: c'etaient les brigands qui revenaient d'une expedition et qui rapportaient de grand sacs d'or et d'argent. —Asseyons-nous ici, dit le chef. On ne viendra jamais nous poursuivre en cet endroit. Les brigands s'assirent en cercle pres du buisson, ouvrirent les sacs et comp-terent leurs richesses. — Il y a juste un million, dit le capitaine. — Il doit y avoir davantage, crierent les autres. Tu veux nous voler a ton habitude. —Je vous dis qu'il n'y a qu'un million. — Il y a plus! il y a davantage! hurlerent les bandits. Le paysan avait bien peur d'abord, mais tout a coup, songeant a son degui-sement, il se rassura, et, saisissant le moment ou les bandits s'etaient leves pour se battre, il sortit du buisson en poussant un grand cri, et d'un seul bond fut au milieu de la bande. — Le Diable! le Diable! s'ecrierent les bandits, qui aussitot s'enfuirent dans toutes les directions, abandonnant leur butin. Le paysan ne perdit pas de temps; il prit les sacs d'or et d'argent et les trans-porta assez loin de la, dans un buisson aupres d'un grand chene, a la lisiere du bois; puis, son tresor en surete, il sortit du bois et se mit a la recherche de son village. Il y arriva au petit jour et raconta son aventure a sa femme. Puis la nuit suivante, il prit sa voiture et se rendit a l'endroit ou l'or des voleurs etait cache. Sa voiture se trouva presque pleine, et il rapporta le tout a sa maison. Le Diable ayant fini par retrouver le paysan, voulut lui faire un mauvais parti, 85 CONTES FRANCAIS mais l'homme saisit sa fourche et en frappa le Diable qui s'enfuit droit en Enfer pour se faire panser par ses diablotins. Ses cornes n'avaient pas encore repousse, et il etait sans pouvoir. II tomba au beau milieu de l'Enfer et fut grille comme un simple mortel. Quant a notre homme, il quitta bientot le village, et s'en alia riche et heureux vivre a la ville avec sa femme et ses enfants. (Conte en 1883, par M. Georges Mareux, des environs de Rouen). 86 XXIII. LE DIABLE BATTEUR (BERRY) Le batteur d'un fermier mourut. Le fermier chercha partout quelqu'un pour le remplacer, mais tous les batteurs etaient engages, et aucun d'eux n'etait disponible pour le moment. — II me faut pourtant un ouvrier, se dit le fermier. II n'y a que le Diable ä qui je puisse avoir recours. Au meme instant, l'homme entendit du bruit pres de lui, et vit un paysan portant un fleau sur son epaule. — N'auriez-vous point besoin d'un batteur, notre maitre ? — Un batteur, mais si; le mien est mort, et depuis quinze jours je cherche partout sans pouvoir mettre la main sur un seul. —Alors, je tombe bien. Ä quelles conditions m'engagez-vous ? —J'ai tellement besoin d'un bon ouvrier que je t'accorderai ce que tu me demanderas. — C'est entendu, mon maitre! — C'est entendu! Et le fermier conduisit le batteur la grange et lui indiqua ce qu'il fallait faire. Vers midi, on appela l'ouvrier pour le diner. On lui servit une grande jatte de soupe qu'il avala d'un seul trait. II en fut de meme pour les legumes et pour la viande. Le fermier se demandait quel etait ce grand mangeur et commencait ä se repentir d'avoir engage un pareil ouvrier. Huit jours apres, toute la recolte du fermier avait ete abattue, vannee, mise en sacs et portee au grenier par le mysterieux batteur. Celui-ci s'en vint trouver le fermier. — Notre maitre, le travail pour lequel vous m'avez pris est termine; je viens pour que vous me payiez. — Que veux-tu en paiement ? — Peu de chose, ce qui se trouve en ce moment derriere la porte de la cuisine. — Prends-le! dit le maitre, qui croyait que le batteur demandait le balai. 87 CONTES FRANCAIS Mais c'etait Jeannette, la fille du fermier, qui jouant avec sa sceur Catherine, etait en ce moment cachee derriere la porte. Le Diable, car c'etait lui, on l'a devine, le savait bien; il ne fit qu'un bond jusqu'ä la porte, saisit la jeune fille et l'emmena hors de la maison, malgre les supplications de son pauvre pere. — Permettez au moins que j'emmene ma soeur Catherine! dit Jeannette au demon. —Je le veux bien! repondit le Diable en riant dans sa barbe. Jeannette emmena Catherine, et le Diable les placa avec lui sur un grand cheval noir qu'il fit sortir du sol rien qu'en frappant du pied sur les cailloux de la route. Le cheval allait rapide comme le vent, et bientöt on arriva devant un grand chateau. — Est-ce ici ? dit Jeannette. — Pas encore, repondit le Diable. Une heure apres, ce fut un autre chateau, bien plus beau que le premier. — Est-ce ici ? demanda encore Jeannette. — Pas encore, lui dit le demon. Enfin on se trouva ä la porte d'un palais süperbe. — Nous voici arrives; descendez et hatez-vous. Le Diable descendit avec les jeunes filles et les fit entrer dans le chateau. Jamais les filles du fermier n'avaient rien vu d'aussi beau. Les murs etaient d'argent, les portes d'or, et les glaces taillees dans un seul diamant. Puis, partout des sacs rem-plis d'or et de pierres precieuses, des armes et de la vaisselle du plus grand prix. —Jeunes filles, sachez que je suis le Diable et que je ne me suis mis au service de votre pere que pour avoir votre ame. Comme eile ne me serait utile en rien, vous Vivantes, il faut que je vous tue. Je vais commencer par Jeannette. Le Diable prit la seile de son cheval noir, puis il dit: «Pose, ma belle, pose, ma belle, Pose ton cou sur la seile.» —Attendez, mon bon monsieur, attendez que je quitte mon beau tablier, mes beaux bas que ma mere jamais plus ne me donnera! —Je le veux bien, mais depeche-toi. Et le Diable alia mettre son cheval ä l'ecurie. —Vite, ma sceur; vite, ma soeur; monte dans la grande tour et vois si ma marraine la sainte Vierge ne vient pas ä notre secours. 88 CONTES FRANCAIS Catherine monta dans la tour et regarda par toutes les routes et par tous les senders. — Catherine, Catherine, vois-tu venir quelque chose ? —Je ne vois rien, rien, par toutes les routes et par tous les sentiers. Le Diable revint, prit son grand sabre et dit: «Pose, ma belle, pose, ma belle, Pose ton cou sur la seile.» —Attendez, mon bon monsieur, attendez que je quitte ma bel-le chemise que ma mere jamais plus ne me donnera. —Je le veux bien, mais hate-toi. Le Diable sortit encore pour aller donner ä manger ä son cheval. — Catherine, Catherine, vois-tu venir quelque chose ? —Je ne vois venir qu'un petit papillon blanc tout au loin dans le ciel bleu. — C'est ma marraine, la sainte Vierge! Fais-lui signe de venir bientot, car voilä le Diable qui accourt. —Allons, allons, est-ce fini ? «Pose, ma belle, pose, ma belle, Pose ton cou sur la seile.» —Attendez, mon bon monsieur, attendez que je tire mon beau scapulaire que jamais plus ma mere ne me donnera. — Mon cheval a soif et j'y vais, mais c'est la derniere fois. Des qu'il fut sorti, Jeannette appela sa soeur: — Catherine, Catherine, vois-tu le papillon? — Me voici, ma gentille filleule, me voici! dit la sainte Vierge qui venait d'ar-river. Le Diable revint avec son grand sabre. Mais la sainte Vierge le saisit et le placa dans une grande boite, et, comme une grande chaudiere d'eau bouillante etait la, on y jeta le Diable. — Grace, grace! criait-il. Laissez-moi aller, et je laisserai en paix le fermier et ses filles. — Le jures-tu, demanda la sainte Vierge, et donneras-tu ä ma filleule tout l'or et tous les diamants quelle pourra empörter d'ici? — Oui, oui, je le jure. Mais, de grace, laissez-moi aller! La sainte Vierge mit le Diable en liberte et aida les jeunes filles ä empörter 89 CONTES FRANCAIS chez leur pere une partie des trésors du démon, dont jamais on nentendit parler depuis ä la maison du fermier. (Conté en 1882, par M. Joseph Vouaux, ä Neuilly [CherJ). 90 XXIV. LA MORT JOUEE (ARTOIS) Dans un village de l'Artois vivait une bonne vieille femme dont le plus grand plaisir etait de soulager les malheureux. Tous ceux qui se presentaient a sa porte etaient surs de s'en retourner avec quelques sous et un bon morceau de pain blanc. Aussi les mendiants des villages voisins ne manquaient jamais de passer par la maison de la vieille femme. Un grand saint, dont je ne me rappelle plus le nom, avait dine bien des fois avec la bonne femme lorsque ses affaires l'avaient appele en Artois dans les environs du village; et un jour, il dit a son hotesse: — Le bon Dieu m'a donne le pouvoir d'accomplir le souhait qu'il vous plaira de faire. Reflechissez bien, et dites-moi ce que vous voulez. La femme reflechit longtemps et finit par dire: —J'ai un grand prunier dans mon jardin. Je veux que j'y puisse faire rester a ma fantaisie quiconque montera dessus pour en cueillir les fruits. —Votre souhait est bien bizarre, ma bonne femme. Mais enfin, puisque vous le voulez, je vous accorde ce que vous me demandez. Et le saint prit conge de la femme et retourna au ciel. Dix ans plus tard, la Mort vint a passer par la maison de la vieille. — Elle a bientot quatre-vingts ans; elle a vecu sa part, je vais l'emmener aujourd'hui! se dit-elle. Et la Mort entra dans la maison. —Tiens, c'est toi, la Mort? Je t'attendais depuis longtemps. Je suis prete a partir sans regrets. Ah! si; je me trompe; je voudrais bien manger quelques prunes avant de quitter cette terre. — Ce n'est que cela; attends un instant. Tout courant, la Mort alia au jardin, grimpa sur le prunier, cueillit des prunes et voulut descendre. Mais la vieille femme la guettait et elle commanda: —Je veux que la Mort ne puisse descendre sans ma permission. Et la Mort eut beau se demener, menacer, prier, crier, tempeter, elle ne put descendre du prunier. 91 CONTES FRANCAIS Pendant six mois personne ne mourut sur la terre. Les infirmes, les blesses, les malades souffraient horriblement et appelaient la Mort qui ne venait pas. Les plus malheureux de tous etaient encore les medecins, qui ne pouvaient arriver ä faire mourir la plus chetive creature. Lun d'eux, grand ami de la Mort, vint pour l'aider ä descendre de l'arbre et ne reussit qua partager son sort. Enfin, de tous cotes on vint prier la femme de laisser aller la Mort. La bonne vieille le voulut bien et mit pour condition que la Mort ne viendrait la prendre que lorsqu'elle aurait appelee par trois fois. La Mort descendit de l'arbre et se remit ä frapper les vivants comme par le passe, au grand soulagement des uns, au grand de-sespoir des autres. Quant ä la vieille femme, eile devint bientot si cassee, si usee, si infirme, qu'un beau jour eile appela la Mort par trois fois et quelle alia au Paradis prendre la place que ses bonnes actions lui avaient reservees. (Conti enfivrier 1881, par M. Bonnelle, de Ihievres [Pas-de-Calais]). 92 XXV. POUCOT (BERRY) Un petit garcon de dix ans n'etait pas plus gros que le pouce; aussi l'avait-on surnomme Poucot. Sa mere lui dit un jour: — Poucot, prends Grivette, la vache, et mene-la paitre dans notre champ. — Bien, mere, dit Poucot; je vais mener Grivette aux champs. Poucot prit la vache par le lien et la conduisit a l'endroit indique. Mais il ne tarda pas a pleuvoir. « Ou me mettre a l'abri ? » pensa l'enfant. II chercha et trouva un chou sous les feuilles duquel il se blottit. La vache vint justement pres du chou, et le trouvant a son gout elle le mangea sans s'apercevoir quelle avait avale Poucot. Le soir venu, on ne vit pas rentrer l'enfant et ses parents crurent qu'il s'etait noye dans la riviere. Le lendemain, la vache beuglait a etre entendue a une lieue de la. C'etait Poucot qui avait tire son couteau et qui la piquait d'importance. On fit venir un veterinaire qui conseilla de tuer l'animal. Ce qui fut fait. La viande fut vendue au boucher, et les boyaux et les tripes furent jetes dans un coin du jardin, personne ne s'etant avise de penser que Poucot y fut renferme. Un loup, qui passait par aventure, vit les tripes. «La bonne aubaine! pensa-t-il. Il y a longtemps que je n'aurait fait pareil repas. » Et notre loup se mit en devoir de manger les tripes et avec elles Poucot. Son repas acheve, le loup retourna dans la foret. Le lendemain, maitre Loup guettait une brebis assez eloignee du troupeau. — He! he! berger; gare au loup! Au loup au loup! cria Poucot de sa plus forte voix. —Tais-toi done, tais-toi done! disait le malheureux loup. Mais Poucot n'en criait que plus fort: —Au loup! au loup! au loup! Le berger accourut et chassa le voleur de moutons. 93 CONTES FRANCAIS — Qu'ai-je done dans le corps ? pensait le loup. C'est le Diable bien certaine-ment. Voyons si je pourrai le faire sortir en me pressant entre deux arbres. Et le loup fit comme il venait de dire et Poucot dut sortir de son ventre. A peine debarrasse, l'animal s'enfuit. Poucot s'en alia a la riviere, prit un grand bain et se disposa a retourner chez ses parents. Au detour de la route, il se trouva face a face avec une troupe de bandits: — Oh! le joli petit garcon! dit l'un des brigands. Il prit l'enfant et l'alla presenter au chef de la bande. —Tiens, tiens, dit celui-ci; comment t'appelles-tu , — Poucot, not'maitre. — Es-tu adroit et ruse ? —Je le pense bien. — C'est ce qu'il faut. Nous sommes des voleurs, comme tu dois t'en aperce-voir, et nous allons devaliser le notaire. Il serre son argent dans une grand caisse; tu entreras par le trou de la serrure et tu prendras l'argent. — Entendu, entendu! On arriva a la maison du notaire et Poucot n'eut pas de peine a entrer par le trou de la serrure et a prendre tout l'argent du notaire. On s'en alia. Tout le long du chemin, le petit garcon criait: — Des rouges et des blancs! Des rouges et des blancs! Il voulait parler des pieces d'or et des pieces d'argent. —Tais-toi done, petit morveux; tu vas nous faire prendre. — Des rouges et des blancs! Des rouges et des blancs! —Tu vas nous faire arreter. Veux-tu cent francs pour te taire ? —Tout de meme, tout de meme! Poucot recut cent francs du capitaine. — Ce n'est pas tout, dit ce dernier. Nous avons encore a rendre visite a un marchand de fromages. Tu entreras par la chatiere et tu nous passeras les plus beaux fromages. — C'est bien, not'maitre. Poucot penetra dans la maison par le trou de la chatiere et passa les fromages a ses compagnons les bandits. Puis on reprit la grande route. — Des mous et des durs! Des mous et des durs! criait Poucot. —Tais-toi done, Poucot. — Des mous et des durs! Des mous et des durs! 94 CONTES FRANCAIS —Tais-toi et nous te donnerons une douzaine de fromages. — Entendu. Poucot prit les fromages et peu apres s'enfuit inapercu. Apres avoir marche longtemps, bien longtemps, Poucot arriva a la nuit noire aupres de la maison de ses parents. — Pan, pan! Ouvrez; c'est votre fils qui revient. Mais il eut beau frapper et crier, les parents ne l'entendirent point. — Bon se dit Poucot; me voila condamne a passer la nuit dehors. Ce n'est guere agreable. II fureta partout et finit par trouver la peau de vache qu'on avait mise a secher dans le jardin. « Voila mon affaire, pensa Poucot; je vais m'envelopper de cette peau et j'irai me coucher dans le bois voisin. » L'enfant fit comme il venait de dire, s'enveloppa dans la peau de vache et s'en alia dans la foret. Par crainte des loups, il avisa un gros chene, grimpa le long du tronc et s'ins-talla commodement sur une maitresse branche. Il allait s'endormir, quand il entendit du bruit dans les buissons; c'etaient les voleurs que Poucot avait quittes et qui avaient choisi cet endroit de la foret pour faire le partage des richesses qu'ils avaient volees depuis plusieurs mois. Justement les voleurs s'assirent au pied de l'arbre sur lequel se tenait Poucot. — Les affaires ont bien marche depuis quelques temps, commenca le capi-taine; ces douze grands sacs d'or deposes ici vous le prouvent. Nous sommes dix de la compagnie; comme chef je prends trois sacs et je vous laisse les neuf autres... Le voleur continua, mais ses compagnons l'interrompirent disant que deux sacs d'or lui suffiraient amplement pour sa part. On en vint au gros mots, puis aux coups de poing. Poucot etait tellement effraye qu'il laissa tomber sa peau de vache justement au beau milieu des bandits et sur la tete des capitaine. — Le Diable! Le Diable! s'ecrierent les voleurs epouvantes. Et laissant la les douze sacs d'or, ils s'enfuirent dans toutes les directions. Poucot se hata de descendre de l'arbre, prit les douze sacs d'or et les porta chez ses parents qui cette fois l'entendirent et lui ouvrirent. Vous jugez de la joie des parents en voyant revenir extremement riche le fils qu'ils croyaient perdu. (Conte par une vieille mendiante de Neuilly [Cher]) 95 XXVI. LES PETITS GARCONS ET LE DIABLE (NORMANDIE) Deux petits garcons etaient un jour au bois a cueillir des fleurs pour s'en faire un bouquet. lis s'attarderent dans leur recherche, et lorsqu'ils voulurent retour-ner a la maison, ils s'apercurent qu'ils etaient perdus. lis eurent beau aller de droite, de gauche, d'avant et d'arriere, ils ne purent retrouver leur chemin. Les petits garcons avaient grand peur. — Si le loup vient, se disaient-ils, il nous mangera. — Oui, aussi il nous faudrait trouver quelque cabane de bucheron ou passer la nuit. — Comment faire ? — Monte sur ce grand chene et vois si tu n'apercois pas quelque lumiere. Le petit garcon grimpa le long de l'arbre et, de branche en branche, arriva au sommet. Il regarda dans toutes directions et finit par remarquer une lumiere brillant dans le lointain. Il prit son chapeau et le laissa tomber dans la direction de la lumiere. Puis il descendit et partit de ce cote. Comme il avait des haricots dans sa poche, il en sema sur son chemin de maniere a pouvoir le lendemain revenir dans la foret, et bientot il se trouva avec son frere devant un magnifique chateau. — Pan, pan! firent-ils. — Qui est la ? dit une femme qui vint leur ouvrir. — Nous sommes deux petits garcons egares dans la foret, et nous voudrions que vous nous logiez pour la nuit. Demain matin, nous retournerons chez nos parents. —Vous ne savez done pas que vous etes dans la maison du Diable et que, s'il vous voit ici a son retour, il vous mangera ? — Bonne femme, vous nous cacherez bien, et votre mari n'en saura rien. —Allons, venez tout de meme; je vous mettrai dans un petit cabinet. Les petits garcons entrerent dans le chateau du Diable; la bonne femme leur donna a manger un poulet roti et leur fit boire son meilleur vin; puis elle les fit 96 CONTES FRANCAIS coucher dans le petit cabinet dont elle avait parle. Vers minuit, le Diable ren-tra. — Femme, je sens la viande fraiche, la chair de chretien! —Tu te trompes, sans doute; a moins que ce ne soit ce hibou qui a passe tout a l'heure et qui a laisse tombe un os dans la cheminee. — Non, non, c'est la viande fraiche que je sens! Le Diable fureta partout et finit par trouver les petits enfants. — Femme, prends ces garcons et mets-les a la broche. — Ce n'est pas necessaire pour aujourd'hui; je t'ai fait cuire un jeune agneau et il est tout pret a etre manger. —Alors, ce sera pour demain; en attendant, mets les enfants dans le ton-neau. La femme fut forcee de placer les petits dans un tonneau vide; mais elle leur donna une queue de rat en leur disant de la presenter au Diable si celui-ci venait avant le jour. Lorsque le Diable eut fini de manger, il eut encore faim et il alia au tonneau pour y prendre les enfants. — Donne-moi ton bras, toi, l'aine! dit-il a l'ouverture. — Le voici, dit le petit garcon en avancant la queue de rat. —Tu as le bras aussi maigres que cela , Alors, je vais te laisser ici avec ton frere jusqu'a ce que vous soyez grossis. Le Diable alia se coucher en songeant au bon repas qu'il ferait quand ses pri-sonniers seraient convenablement engraisses. Quand les enfants l'entendirent ronfler, ils sortirent du tonneau, mirent beau-coup de bois dans la cheminee et s'enfuirent en montant jusqu'au toit. Puis ils crierent: — Mechant Diable, mechant Diable, nous sommes sauves, tu ne pourras jamais plus nous rattraper! Le Diable se reveilla furieux et vit que les deux petits garcons etaient au-dessus de la maison. —Attendez, attendez, je vais vous reprendre et ne faire qu'une bouchee de votre maigre carcasse! Et il grimpa dans la cheminee. Mais comme il etait fort grand et tres gros, il ne put bientot plus ni monter ni descendre, et il poussait des cris epouvantables, sacrant et jurant comme un demon qu'il etait. Les petits garcons se haterent de descendre du toit et de rentrer dans le chateau. Ils prirent une torche et allumerent le bois qu'ils avaient mis dans la cheminee. Bientot le Diable fut entierement roti, et ce fut un demon de moins. La 97 CONTES FRANCAIS bonne femme etait bien heureuse d'etre debarrassee de son vilain mari, et elle dansait et chantait comme si elle avait ete a la noce. Le matin venu, elle prit toutes ses richesses et en mit la moitie de cote pour ses petits sauveurs qui, grace aux haricots qu'ils avaient jetes la veille, purent retrouver la foret et le chemin de leur maison. Avec l'or et l'argent du Diable, ils vecurent heureux, et s'ils ne sont pas morts, ils doivent etre bien vieux, car ma grand-mere tient leur histoire de sa propre grand-mere morte il y a bien longtemps. (Conte en 1879par M. Charles Gamier, a Paris, d'apres une sceur de charite normande.) 98 XXVII. LA FLUTE ET LANNEAU ENCHANTÉS (ARTOIS) Une bonne femme faisait un jour son pain. Ii resta au fond de la maie un petit morceau de páte. «Tiens, se dit-elle, si j'en faisais une galette pour mon fils Jeannot! » Et la femme prit un peu de beurre, le méla ä la páte, ajouta deux oeufs et fit une excellente galette toute dorée pour son fils Jeannot. Lorsque la galette fut cuite, la bonne femme appela son fils et la lui donna en lui disant d'aller jouer avec ses camarades. Jeannot s'en alia sur la route, s'assit sur un rideau et se mit ä manger sa galette. Une vieille femme passait justement sur la route. — Bonjour, Jeannot, dit-elle. La bonne galette que tu manges! Veux-tu m'en donner un petit morceau ? — Parbleu! mais tout, si vous le voulez. Tenez, prenez-la. —Tu es bien gentil, Jeannot; je n'en veux que la moitié. Et lorsque la bonne vieille eut mangé sa part de galette, eile prit une bague et une flute et les donna ä ľenfant en lui disant: —Je ne veux pas étre en reste avec toi. Tu m'as donne la moitié de ta galette et je m'en suis bien régalée; mais, en échange, prends cette flute et cet anneau merveilleux et garde-les avec soins, car ils pourront ťétre de grande utilité dans la vie. Jeannot remercia la fée, car c'en était une, et, děs quelle fut partie, essaya de quelle utilité pouvaient lui étre la bague et la flute. A peine eut-il mis ľanneau ä son doigt qu'il se trouva petit, tout petit. « Si au moins je pouvais me grandir quand merne! » pensa Jeannot. Et aussitôt il grandit, grandit et devint aussi gros qu'un moulin ä vent ou qu'une meule de foin. II ôta ľanneau et reprit sa taille naturelle. Puis il se mit ä jouer de la flute en-chantée, et grand fut son étonnement en voyant qu'autour de lui tout se mettait ä danser, ä sauter en mesure de plus en plus fort. 99 CONTES FRANCAIS «J'en sais assez, pensa Jeannot, pour faire mon tour de France. » Et il prit le chemin de la ville. Comme le soir de ce jour il traversait une foret, des voleurs l'apercurent et le poursuivirent. Mais Jeannot se servit de sa bague merveilleuse et devint petit, tout petit jusqu'a pouvoir se cacher sous une moitie de coquille d'ceuf. Lorsque les voleurs l'eurent depasse, Jeannot reprit sa taille ordinaire et s'en alia par un autre chemin. D'autres voleurs le poursuivirent encore, et Jeannot dut se cacher sous une feuille de chou ou il passa la nuit. Le lendemain, le jeune voyageur entra dans un chateau et y demanda l'hos-pitalite. Les domestiques le conduisirent par-devant le seigneur, qui n'etait autre que le roi du pays avoisinant. — Que veux-tu, jeune homme ? lui demanda le roi. —A boire, a manger et a dormir, que cela vous plaise ou vous deplaise. —Tu es un insolent, et je vais te faire rosser par mes valets. —Je ne crains ni vous, ni vos valets. Je suis le plus puissant des nains et le plus fort des geants. Voyez. Jeannot se fit immediatement petit comme un moucheron, puis aussi grand que la plus grosse tour du chateau, et le seigneur epouvante lui fit servir un bon diner et lui donna une chambre et deux domestiques a ses ordres. Le roi avait une fille extremement belle; Jeannot la vit et l'aima. Il se decida a la demander en mariage. Le roi demanda a reflechir quelques jours, puis, ce temps ecoule, il appela le jeune aventurier. —Je me suis promis, Jeannot, de ne marier ma fille qua celui qui m'aura donne les plus grandes preuves d'adresse. Beaucoup de princes ont essaye ce que je vais te proposer et n'ont pu reussir. Voici ce qu'il te faut faire pour avoir ma confiance et obtenir la main de ma fille. Tu vas prendre douze lapins noirs et douze lapins blancs que tu conduiras par les champs et par les bois sans les atta-cher d'une facon ou d'une autre. Si tu ramenes les vingt-quatre lapins au chateau lors du coucher du soleil, tu auras ma fille en mariage. Tu as compris ? — Oui, oui. Je suis pret a tenter l'epreuve. Jeannot prit les lapins et les conduisit dans les champs. Arrives la, ils auraient bien voulu s'echapper suivant leur fantaisie, mais Jeannot joua de sa flute et les obligea a danser; de sorte qu'au coucher du soleil il les ramena to us au chateau. Le roi voulut essayer d'une seconde epreuve. — Cette fois, je te donnerai ma fille si tu peux demain echapper au bourreau qui devra te pendre dans la cour du chateau. Ce sera la derniere condition, je te le jure. 100 CONTES FRANCAIS En effet, le lendemain on fit dresser une potence dans la grande cour du palais, et le roi se mit au balcon pour regarder l'execution de Jeannot. Au moment ou le bourreau allait lui mettre la corde au cou, le petit aventurier prit sa flute, joua, joua, tant et tellement que tous les assistants, depuis le roi jusqu'au bourreau, faisaient des bonds prodigieux sans pouvoir s'en empecher. Le roi se vit oblige de demander grace a Jeannot, qui epousa la princesse quelques jours apres. Le jeune homme fit venir sa mere au palais. Quand le roi, son beau-pere, mourut, Jeannot rut proclame roi; il vecut fort heureux avec sa femme et il en eut de nombreux enfants. (Conte en 1881, par M. Bonnelle, de Thievres [Pas-de- Calais]) 101 XXVIII. LA BAGUETTE MAGIQUE (ARTOIS) Un bon paysan s'etait un peu trop attarde au cabaret ä boire des tasses de cafe et des chopes de biere. Ii etait tant soit peu gris en sortant, et ayant tombe ä rencontrer le seigneur du village, il l'insulta. Le chatelain, furieux, fit saisir le paysan et le fit mettre en prison. Puis, quelques jours apres, il le fit mettre en liberte en lui disant: —Je te donne huit jours pour inventer un jeu de Trincmal; si, au bout de ce temps, tu ne l'as pas trouve, tu sera pendu. — Mais, mon maitre, encore faudrait-il que je sache ce que vous entendez par un jeu de Trincmal. —Je te laisse toute liberte ä ce sujet; une fois que tu me fais rire fort avec ton jeu, c'est ce que je demande. Ainsi retourne ä ta maison et invente ce qu'il te plaira. Le paysan passa sept jours ä reflechir et ne trouva rien qui put faire rire le seigneur. «Je suis perdu, se dit-il, si je ne parviens ä m'enfuir. Je vais quitter le village et me sauver en Picardie. » Aussitöt dit que fait. Lhomme prit une binette, comme s'il allait travailler aux champs, mit sa blouse sur le bras et, sans se faire remarquer, sorti du village. Ii allait arriver en Picardie, quand il rencontra une vieille femme ridee, s'ap-puyant sur un gros baton noueux qui lui demanda: — Oü vas-tu avec cette binette ? — Ma bonne femme, je quitte mon village pour eviter la corde qui m'y attend. J'ai eu le malheur d'insulter mon maitre et seigneur et, en punition, il m'a condamne ä inventer sous huit jours un certain jeu de Trincmal, que Dieu confonde! ou ä me voir pendu ä la grande potence du chateau. —Ah! ah! le jeu de Trincmal, je sais ce que c'est... Et tu as sans doute grand regret de laisser lä-bas ta femme Catherine ? — Pour Dieu, oui! C'est mon plus grand chagrin. 102 CONTES FRANCAIS —Tu as tort, tu as tort. Ta femme, depuis trois mois, ne fait que de te trom-per avec le cure du village. Tout le monde le sait, et tu es le seul a l'ignorer. — Ce n'est pas possible! — Si, si; c'est comme je te le dis. Tu vas retourner au village, et tu pourras en juger par toi-meme. — Mais le seigneur? — Ne t'en inquiete pas. Prends cette baguette magique et sers-t'en au moment convenable. Tu n'auras qua dire: «Baguette, fais bien tenir! » et tu feras tout ce que tu voudras. Adieu. La vieille continua son chemin, tandis que le paysan retournait au village. Arrive la, il rentra par le jardin en se dissimulant soigneusement, et il alia se cacher dans le grenier apres avoir creuse un petit trou dans le plancher. Par la, il voyait et il entendait tout. Le cura arriva bientot. — Bonjour, Catherine. On dit que ton mari s'est sauve tout au loin. Cela tombe bien. Nous allons nous coucher. — Causons un peu auparavant. — Non, non; plus tard, cela vaudra mieux. Et le cure se coucha avec la femme. Mais, bientot apres, il eut besoin de se lever pour prendre le vase de nuit. — Baguette, fais bien tenir! dit le paysan, qui avait tout vu. Le charme fit son effet. — Catherine, Catherine, dit le cure; je ne sais ce que j'ai; je ne puis lacher le vase. —Attendez; je vais vous aider. La femme se leva et toucha le vase de nuit. — Baguette, fais bien tenir! ajouta le paysan. Puis, un gros baton a la main, il descendit du grenier et chassa devant lui sa femme et le cure tous deux en chemise et la main rivee au vase de nuit. Les deux amants demandaient grace. — Laisse-moi rentrer au presbytere, dit le cure, et je te donnerai mille ecus. — Non, non, pas au presbytere, mais au chateau. J'ai trouve le jeu de Trinc-mal, et du diable si mon maitre le seigneur ne se tord pas les cotes a la vue de ce beau couple. En avant, marche! Et frappant de plus en fort, l'homme conduisait ses prisonniers au chateau. Un petit paysan tomba a passer avec un panier tout plein de carottes. Il en en-voya une dans le dos du cure. — Baguette, fais bien tenir! dit le villageois. 103 CONTES FRANCAIS Et la carotte resta au dos du cure. Ce que voyant, une vache de passage voulut manger la carotte. — Baguette, fais bien tenir! dit une nouvelle fois l'homme a la baguette ma-gique. Et la vache suivit le couple. On arrivat pres du chateau, lorsqu'un taureau apercut la vache et s'avanca pour la couvrir. Le paysan n'eut qua dire: « Baguette, fais ton devoir! » et le taureau dut suivre le groupe. — He! he mon maitre, cria le villageois en arrivant dans la cour du seigneur. Venez vite voir. J'ai invente le jeu de Trincmal. Le seigneur accourut et pensa mourir de rire en voyant le jeu singulier qu'avait trouve le paysan. Le cure et la femme furent chasses honteusement du pays, et l'homme non seulement eut sa grace, mais encore devint bientot l'intendant du seigneur. (Conte en 1881, par M. Bonnelle, de Thievres [Pas— de- Calais]). 104 XXIX. LA MAUVAISE MFjRE (ALSACE) Dans un menage de paysans, il y avait deux enfants, un petit garcon nomme Henri et une petite fille nominee Lina. La mere aimait beaucoup son fils Henri, mais elle detestait sa fille Lina, quelle battait a tout propos et dont elle eut voulu pour beaucoup se voir debarrassee. Un jour, profitant de l'absence de son mari, qui etait alle a la ville voisine, la mechante femme appela ses deux enfants et, apres avoir envoye Lina a l'ecole pour y chercher ses prix, elle dit a son fils: — Henri, il te faut aller chez le mercier demander pour deux sous de petites aiguilles. Nous les mettrons dans la soupe de ta soeur et elle mourra. — Mais, maman, je ne veux pas faire mourir Lina. — Prends ces deux sous et va-t-en vite; sinon je te battrai d'importance! Effraye, le petit garcon courut chez le mercier. — Bonjour, monsieur; je viens chercher pour deux sous de petites aiguilles. —Ta mere a done a coudre aujourd'hui quelque robe de soie ? — Non, mais elle veut mettre ces aiguilles dans la soupe de ma soeur Lina et la faire mourir. Le mercier refusa de donner pour deux sous d'aiguilles et renvoya le petit Henri. — Maman, dit l'enfant en rentrant, le marchand n'a pas voulu me vendre les aiguilles. — Comment done ? Que lui as-tu demande ? —J'ai dit que je venais chercher deux sous d'aiguilles fines dont tu avais be-soin pour faire mourir soeur Lina. —Tu es done fou, de dire de pareilles choses! Cours chez l'autre marchand et ne dis pas pourquoi j'ai besoin d'aiguilles. Un quart d'heure plus tard, Henri etait de retour, et la femme mettait les aiguilles dans l'assiette de sa petite fille. Debarrasse de sa commission, le petit garcon courut a l'avancee de sa sceur. Il la rencontra toute chargee de gros livres. 105 CONTES FRANCAIS —Tu as done obtenu tous ces prix, petite soeur ? — Oui, j'ai ete la premiere en tout. — Si tu veux me donner le plus beau de ces livres, je te confierai un grand secret. —Je le veux bien, Henri; prends le livre qui te plait le plus. — Eh bien, maman veut te faire mourir; elle a mis de fines aiguilles dans ta soupe et, si tu en manges, je n'aurai plus de soeur. Lina remercia son frere et revint a la maison. Le diner etait servi, et les enfants se mirent a table. — Qu'as-tu done, Lina? dit la mere; tu ne manges pas. — Non, j'ai mal a la tete, et je prefererais diner dans le jardin. — Soit, va diner dehors. Lina emporta son assiette et, a peine sortie, prit une beche, fit un grand trou et jeta sa soupe quelle recouvrit de terre. Puis elle revint aupres de sa mere. La mechante femme etait toute etonnee de voir sa fille encore en vie. «Des aiguilles ne suffisent pas; il faut que je trouve autre chose! » Ainsi songeait la maratre. Le diner termine, elle envoya son fils en commission et dit a Lina de descendre a la cave pour y tirer du vin. La petite fille y alia suivie par sa mere, qui la cloua par les mains et par les pieds a une croix de bois tout au fond de l'arriere-cave. «Enfin, je suis debarrassee de cette maudite enfant! se di-sait la mauvaise creature. Je dirai a mon mari quelle est allee se promener au bois et quelle n'est pas encore revenue. On la croira devoree par les loups. » C'est ce quelle raconta a son mari quand celui-ci fut de retour, et dans tout le village on pleura en songeant qu'une si jolie petit fille etait morte mangee par les animaux de la foret. Un an plus tard, le mari eut besoin d'aller dans l'arriere-cave. Tout a coup il se heurta contre un corps d'enfant qu'il reconnut etre celui de sa petite Lina, et il entendit une petite voix fine qui disait: «Ma mere, ma mechante mere, Sur cette croix ma clouee. » Le pauvre pere essaya d'enlever les clous qui retenaient son enfant. Mais, dans ses bras, il ne resta que quelques ossements; la petite Lina etait morte aussitot quelle avait devoile le crime horrible de sa mere cruelle. Furieux, le paysan prit un grand couteau et tua sa femme. Puis il recueillit pieusement les restes de sa Lina et les fit enterrer dans le cimetiere du village. 106 CONTES FRANCAIS Cette ceremonie achevée, le malheureux pere mourut de douleur. (Conté en 1883, par M. Michel Stoullig, qui le tient de sa bonne, une Alsacienne.) 107 XXX. LA COQUETTE PUNIE (PICARDIE) Un marechal, un menuisier et un macon faisaient la cour a une jeune fille du village. Le mardi, le jeudi et le samedi, c'est a dire, les jours ou les «amoureux pour de bon » vont voir leur bonne amie, les trois jeunes gens arrivaient chez la belle et restaient fort tard a essayer chacun de son cote de se faire agreer par la jeune fille. Mais ce n'etait qu'une coquette qui ne demandait qua se gausser de ses admirateurs et dont le plus grand plaisir etait de rire a leurs depens, ce qui mortifiait d'autant plus ceux-ci qu'ils ne se sentaient pas le courage de lui en faire des reproches. Un soir que le marechal etait arrive de bonne heure, la coquette lui dit: —Je voudrais bien voir si reellement tu m'aimes comme tu me l'assures. Pour t'eprouver, voici ce que je te demande: Tu vas prendre un drap de lit, tu l'envelopperas et tu iras a minuit me cueillir une fleur sur la tombe du fils a la mere Victoire. Si tu fais cela, je te promets de me marier avec toi. —Tu n'y songes pas, aller ainsi me promener dans le cimetiere ? —Alors tu ne m'aimes pas. — Si, si; mais puisque tu le veux , j'irai. Le galant quitta la jeune fille et s'en fut au cabaret se preparer en buvant a ce que lui demandait la jeune fille. Le menuisier arriva peu apres. —Tiens, je suis seul, dit-il en arrivant; cela tombe bien. II y a assez longtemps que je te fais la cour. Veux-tu oui ou non que Ton publie nos premiers bans di-manche prochain ? —Je ne demanderais pas mieux si j'etais sure que tu m'aimes; mais quelles preuves en ai-je ? — Que faut-il faire pour te rassurer ? —Je ne sais trop... Voyons; pour l'amour de moi irais-tu au cimetiere a l'heure de minuit, une peau de vache sur le dos cueillir une fleur sur la tombe du fils a la mere Victoire ? 108 CONTES FRANCAIS —J'aurais prefere une autre epreuve; mais puisqu'il n'y a que ce moyen d'ob-tenir ta main, j'irai au cimetiere a l'heure dite. Adieu, je vais boire un coup en attendant. II venait de sortir, quand le macon arriva et lui aussi demanda la main de la coquette. — Prouve-moi que tu m'aimes en allant au cimetiere avec une lanterne et une clochette cueillir une fleur sur la tombe du fils a la mere Victoire, et je te promets de me marier avec toi dans les quinze jours. — C'est une singuliere facon de te montrer mon amour. Puisque tu y tiens, je le ferai. Mais quand et a quelle heure ? — Ce soir meme, au coup de minuit. — Entendu. Je vais boire un coup en attendant. A l'heure dite, le macon, le menuisier et le marechal arrivaient au cimetiere par trois endroits differents. «Jour de Dieu! se dit le macon , voici le Diable en personne; je le reconnais a ses pieds de bouc et a ses grandes cornes. » Et il se cacha derriere une tombe. «Ou diable me suis je fourre ? se disait le menuisier; voici un grand fantome qui se promene la-bas. Ce n'est pas gai! » «Je suis perdu! pensait le marechal; voici la-bas le Diable et quel que damne qui sonne de sa clochette. Ou me cacher ? » Et il se coucha tout de son long entre deux tertres. Les heures passerent et aucun de nos hommes ne songea a s'en aller. Ce ne fut qu'au matin, qu'ils se hasarderent a se lever. —Tiens, le marechal! —Tiens, le macon! —Tiens, le menuisier! Et tous trois partirent a rire et se raconterent leur aventure de la nuit. Puis ils se dirent: — Nous sommes bien sots de perdre notre temps aupres de cette coquette; laissons-la a ceux qui en voudront, et jouons-lui un tour de notre facon. Ils convinrent pour le soir de se deguiser en pelerins, et ils se donnerent rendezvous aupres de la maison de la coquette paysanne. La nuit venue, le marechal alia frapper a la porte de la jeune fille. — Pan, pan! — Entrez. —Je suis un pauvre pelerin et je reviens a pied de Jerusalem. Voulez-vous m'accorder l'hospitalisation (sic) pour cette nuit ? 109 CONTES FRANCAIS — Certainement, certainement! dirent les gens de la maison. asseyez-vous aupres du feu et rechauffez-vous tandis que notre fille preparera votre souper. —Je vous remercie, mais je ne demande pas a manger. Le bon Dieu fournira a ce besoin. Tenez: « Grand bon Dieu, envoyez-moi un gros pate, du pain blanc, du vin vieux et du raisin rouge. » Et par la cheminee, le macon fit descendre ce que le pelerin venait de deman-der. — Quel saint homme vous etes! s'exclamerent le paysan et sa femme. Le pelerin soupa et se prepara a se coucher sur deux chaises. — Halte-la! lui dit le paysan. II ne sera pas dit que je vous ai mal recu. Vous coucherez avec ma fille. — Mais... — Ne refusez pas, je vous en prie; je n'ai pas d'autre lit a vous offrir. —Alors j'accepte. Le pelerin se deshabilla et se coucha avec la coquette. Tout a coup celle-ci s'ecria: — Pere, pere; le saint me touche. — Laisse-le done faire, ma fille; tu seras mere d'un saint eveque. La coquette ne souffla plus mot! Vers minuit, le pelerin se leva, sortit dans la cour et fut remplace par le me-nuisier. — Mon pere, vous avez bien froid aux pieds! — C'est que je me suis leve pieds-nus, mon enfant. Une seconde fois, la coquette cria: — Papa, papa, le saint ne me laisse pas tranquille. — Laisse-le done faire, ma fille; nous aurons un cardinal. Lorsque deux heures sonnerent a l'eglise, le menuisier ceda sa place au macon. Et la jeune fille de crier, et le pere de dire: —Tais-toi, sotte; tu pourras te vanter d'avoir pour fils un pape pour le moins! Le pelerin eut soin de partir avant le jour et cela chagrina fort le paysan et sa femme qui n'avaient pu lui demander sa benediction. La coquette se trouva enceinte et ne put trouver a se marier quoique sa mere eut publie partout que sa fille ayant couche avec un saint devait pour le moins accoucher d'un eveque ou d'un pape. (Conte en fevrier 1881, par M. E. Wattelet, de Bouzincourt, [Somme]). 110 XXXI. LES TROIS FILLES ET LES TROIS CAVALIERS (LORRAINE) Revenant une apres-midi de vendre son ble au marche voisin, un paysan entra dans une auberge et se fit servir ä boire. Peu apres arriverent trois cavaliers su-perbement vetus qui attachment leurs chevaux ä la porte de l'auberge et vinrent s'asseoir ä la table du paysan. On causa beau temps, recoltes, betail, fermages et nos trois hommes ne tarderent pas ä entrer dans les bonnes graces du paysan qui les invita ä venir souper chez lui. Les trois cavaliers ayant acceptes accompagne-rent le fermier qui les presenta ä ses trois filles, Catherine, Marie et Toinette. Le souper fut fort gai et en terminant, les invites demanderent la main des jeunes paysannes. —Accepte! accepte! s'empressa de dire le fermier. Et Ton convint que Catherine, l'ainee, irait diner le dimanche suivant au chateau des trois cavaliers. Puis ces derniers saluerent le paysan, embrasserent les filles et remonterent ä cheval pour regagner leur demeure. Le dimanche suivant, Catherine revetit ses plus beaux habits, et partit pour le chateau ainsi qu'il avait ete convenu. Elle etait ä peine sortie du village, quelle apercut sur un pommier bordant la route, un hibou qui se mit ä lui dire: « Catherine, Catherine, tu as tort, Tu marches ä grands pas vers la mort!» « Que me veut done cet oiseau ? pensa Catherine. Pourquoi me dit-il que je marche ä grands pas vers la mort ?» Et eile continua sa route. Mais le hibou la suivit, voletant de pommier en pommier et toujours lui repetant ces memes paroles: « Catherine, Catherine, tu as tort, Tu marches ä grands pas vers la mort!» Ill CONTES FRANCAIS La jeune fille n'y tint bientot plus et effrayee reprit le chemin du village. Lorsqu'elle rentra: — Deja revenue, Catherine! Tu n'es pas allee au chateau ? — Non, au sortir du village, j'ai vu un hibou qui m'a suivie en me repetant: « Catherine, Catherine, tu as tort, Tu marches a grands pas vers la mort!» Et je suis revenue a la maison. —Tu t'effrayes pour rien, Catherine; je vais partir a ta place et ce ne sera pas le hibou qui me fera revenir. Et Marie, la deuxieme fille, s'habilla a la hate et partit pour le chateau des trois cavaliers. Elle sortait du village, quand le meme hibou se presenta et se mit a la suivre en disant: «Marie, Marie, tu as tort, Tu marches a grands pas vers la mort!» Comme la jeune paysanne semblait ne pas s'inquieter des paroles du hibou, celui-ci se mit a faire hou ! hou ! et deux, puis trois, puis quatre, puis dix hiboux accoururent disant sur tous les tons a la fermiere quelle avait tort de poursuivre son chemin. A la fin, Marie eut peur et retourna a la ferme. —Ah! ah! toi aussi, tu reviens! tu as vu le hibou sans doute et tu as ete effrayee. Voyons a mon tour, dit Toinette! Et Ton se mit a table. A la fin du diner, Toinette raconta que le dimanche precedent elle avait ete pour aller dans un chateau voisin, que des hiboux voulaient Ten detourner et qu'enfin elle avait vu trois beaux cavaliers manger le cadavre d'une femme qu'ils venaient de tuer. Les trois cavaliers inquiets faisaient semblant de rire. —Votre histoire est fort bien dite. Mais est-elle vraie ? Avez-vous une preuve quelconque ? Et n'avez-vous pas reve ? —Je n'ai que cette preuve, dit la jeune fille en montrant le doigt et l'anneau; et ces trois brigands n'etaient autres que vous. Les cavaliers voulurent s'enfuir, mais le paysan sonna de la trompe et les gendarmes caches dans une piece voisine, se jeterent sur les bandits et les enchaine-rent. 112 CONTES FRANCAIS Quelques jours plus tard, les trois cavaliers etaient juges et condamne ä etre pendus; et leur chateau fut donne au fermier et aux trois jeunes filles qui peu apres se marierent et vecurent heureuses jusqu'ä un age fort avance. (Conti ä Paris en 1883, par M. Georges Charpentier, qui l'a entendu de sa nourrice ä Vacqueville [Meurthe-et-Moselle]). 113 XXXI. {BIS) LES TROIS FILLES ET LES TROIS CAVALIERS (FRANCHE-COMTE) [Variante du conte lorrain ci-dessus] Trois filles a marier sortaient de la messe quand trois beaux cavaliers les sui-virent et les accompagnerent a la maison ou on les invita a diner. lis refuserent disant qu'un travail pressant les attendait a leur chateau, mais comme le fermier insistait, ils finirent par accepter en mettant pour condition que l'une des filles irait le jour suivant leur rendre visite en leur chateau. Les deux ainees refuserent, mais la cadette accepta. Le lendemain la jeune fille prit le chemin du chateau et entendit un hibou qui lui disait: «Jeune fille, jeune fille, tu vas a la mort.» Elle ne s'en inquiete pas, arrive devant un chateau splendide, entre et ne trou-ve personne. Comme elle entend de grands cris, elle a peur et se cache dans un tonneau vide. Les trois cavaliers l'ont entendue et la cherchent partout. Ils des-cendent a la cave, mais chaque fois qu'ils passent pres de la jeune fille, celle-ci souffle sur leur bougie et l'eteint. « Diable de vent! » se disent les cavaliers; et persuades qu'ils ont mal entendu, ils remontent pour descendre peu apres avec les jambes, la tete et le tronc d'une jeune fille qu'ils ont assassinee. Puis ils se mettent a manger ces morceaux de cadavre. Lorsque ce repas abominable est acheve, ils sortent de la cave et la jeune fille peut s'echapper et rentrer chez elle. Le dimanche suivant, les cavaliers re-viennent a la ferme. Au milieu du repas, l'histoire du chateau est racontee, les cavaliers veulent s'enfuir, mais le fermier frappe dans ses mains, la marechaussee se presente, les cavaliers sont saisis, conduits a la ville et pendus. (Conte en 1882, par M. Grenotton de Thouin, qui I'a entendu dans un village des environs de Besancon [Doubs]) 114 XXXII. LES RUSES VOLEURS (NORMANDIE) Trois voleurs rencontrerent un jour un paysan, qui monte sur son ane condui-sait a la ville une chevre superbe ornee d'un collier a grelots. — La belle chevre! dit le premier voleur. — Le bel ane! ajouta le second. — Quelle jolie blouse neuve a ce rustre! termina le troisieme. — Si nous reussissions a enlever la chevre, l'ane et les habits du paysan, nous pourrions nous dire ruses. —Je me charge de la chevre, si vous vous chargez de l'ane et de la blouse! proposa le premier voleur. — Et moi de l'ane! — Et moi de la blouse puisque vous me laissez le plus difficile. — Commence, Jeannot, par prendre la chevre. Les deux larrons entrerent sous bois et doucement Jeannot suivit le paysan. L'homme chantait gaiement ne pensant jamais qu'on put lui enlever sa chevre. Le voleur caressa l'animal, coupa son lien, enleva les grelots et les mit a la queue de l'ane. Puis il emmena la chevre et l'attacha dans la foret, tandis que l'ane fai-sait tinter la sonnette. A la fin, le paysan se retournant s'apercut avec stupefaction que sa chevre etait partie. —Ah! jour de Dieu, s'ecria-t-il, qu'est-elle devenue? Sans doute elle a ronge son lien et elle s'est arretee en chemin. L'homme mit pied a terre, laissa la son ane a brouter les chardons et retourna sur ses pas. Mais la chevre il ne la trouva point et, quand il revint, l'ane avait ete vole a son tour. Comme il se lamentait, le troisieme voleur passant pres de lui, lui demanda ce qu'il avait tant a se plaindre et a gemir. — Ce que j'ai ? mais c'est que j'avais une chevre superbe et l'ane le plus beau du canton et que je viens de les perdre sur cette route maudite. 115 CONTES FRANCAIS —Ah! vraiment! Je viens de voir tomber un ane dans un puits, sans doute que c'est le votre et qu'il sera alle rejoindre la chevre. — Ou est ce puits que j'y coure ? — La tout aupres; suivez-moi. On arriva aupres du puits. — Ecoutez, dit le voleur; entendez-vous votre ane ? He, Jean! Jean! — Han! Han! faisait l'echo dans le puits. — Pour Dieu, oui, c'est mon ane. Aidez-moi a descendre et a Taller cher-cher. —Avec plaisir, mais auparavant enlevez vos habits car vous les mouilleriez. Nous sommes seuls et on ne vous verra point. —Vous avez encore raison. Ah! que je suis heureux d'avoir tombe sur vous! Le paysan se deshabilla et le voleur le descendit dans le puits, puis il alia rejoindre ses deux compagnons emportant avec lui la blouse, le pantalon, la chemise et les souliers du naif villageois. On juge si les trois larrons se rejouirent de leur ruse, et si le paysan etait en piteux etat quand des bucherons le retirerent du puits! (Conte en 1883, par M. Charles Gamier, aux environs de Rouen.) 116 XXXIII. JEAN CHIFFON ET SA FAMILLE (PICARDIE) Un homme nomme Jean Chiffon s'etait marie a une femme appelee Courentasse. On disait que s'ils s'etaient maries ensemble c'etait faute de mieux d'un cote comme de l'autre; leurs noms etaient si ridicules qu'aucune fille n'avait voulu de Jean Chiffon et qu'aucun garcon n'aurait consenti pour tout au monde a epouser Courentasse. lis eurent deux enfants et ne trouverent pas mieux que d'appeler le garcon Tantibus et la fille Delicoton. La famille fut un jour invitee a se rendre a la fete d'un village assez eloigne. — Surtout, dit le pere, ne nous avisons pas de nous appeler par notre nom des que nous serons au village. Tout le monde s'en moquerait et nous serions ridicules. Ceci bien convenu, la famille s'en alia a la fete. On arriva chez l'ami et comme c'etait l'heure du diner on passa dans la salle a manger. —Asseyez-vous, mon frere Tantibus, dit la jeune fille en donnant une chaise a son frere. — Merci bien, ma sceur Delicotonl — Entends-tu, Jean Chiffon, ta fille et ton garcon? ne put s'empecher d'ajou-ter la mere. —Ah! ben oui, Courentasse, nous voila tous nommes! (Contepar Mme Celina Caron, d'Harponville [Somme].) 117 XXXIV. PETIT POU ET PETITE PUCE (BERRY) Petit Pou sortit un jour pour aller porter son blé au moulin. Ii laissa sa femme Petite Puce ä la maison. — Prends bien garde de tomber dans la marmite! dit-il avant de partir. — Ne crains rien, Petit Pou; j'aurai soin de ne pas me laisser choir en écu-mant la marmite. Son mari parti, Petite Puce se mit ä balayer la maison, ä rincer la vaisselle et ä éplucher les legumes. Puis eile songea ä écumer le pot au feu. Elle prit ľécu-moire, monta sur une chaise et glissa dans la marmite. —Aie! Aie! cria-t-elle. — Cest Petite Puce qui est tombée dans la marmite! pensa petit Pou qui revenait du moulin et qui avait entendu le cri de sa femme. Vite, je cours ä son secours. Mais il était trop tard. Petite Puce était morte quand Petit pou rentra ä la maison. — Puisque ma femme est morte, je quitte la maison, dit le mari en pleurant. — Qu'as-tu, Petit Pou? demanda la Table. — Petite Puce est morte et je quitte la maison. — Et moi je me datable et je te suis. La Table et Petit Pou passěrent pres de la Maie. — Qu'as-tu, Petit Pou, ä pleurer ainsi ? demanda la Maie. — Petite Puce est morte; je quitte la maison et ma compagne se datable. — Et moi aussi je me démaie et je vous suis! On passa pres de la Porte. — Oil allez-vous? demanda celle-ci. — Petite Puce est morte; Petit Pou quitte la maison, la Table se datable, la Maie se démaie. — Et moi je me dégonde, ajouta la Porte. Un Arbre était pres de lä. — Ou vas-tu, Petit Pou ? 118 CONTES FRANCAIS — Ma femme est morte; je quitte la maison, la Table se datable, la Maie se démaie et la Porte se dégonde. — Et moi je me désenracinel Petit Pou, la Table, la Maie, la Porte et l'Arbre passěrent pres ďune bonne femme qui puisait de ľeau ä la fontaine. — Oú vas-tu, Petit Pou? demanda-t-elle. — Petite Puce est morte; je quitte la maison, la Table se datable, la Maie se démaie, la Porte se dégonde et l'Arbre se désenracine. — Si Petite Puce est morte, je casse mes deux cruches et je vous suis! La femme brisa ses deux cruches et Petit Pou, la Table, la Maie, la Porte, l'Arbre et la Vieille s'en allerem pour ne plus revenir. (Conti en 1881, par M. Joseph Vouaux, ä Neuilly [Cher]) 119 XXXV. LES MENSONGES (BERRY) BARBARiE, TARTARi, ne viens-tu de Laspari ? Qu'est-ce que tu as vu par la ? —J'ai vu un oiseau qui garnissait son aile ďargent. — O mon maítre, vous navez pas vu cä? — Demande voir ä mon valet qu'y a derriěre moi, s'il vous dira pas la vérité ? — Hé, valet, c'est-i' vrai ce que le maítre a dit ? II a dit qu'il avait vu un oiseau qui garnissait son aile d'argent. — O! mon maítre, vous navez pas vu cä! —J'ai vu un oiseau qui garnissait ses deux ailes ďargent. Ca doit étre cet oiseau-la. — Barbari, Tartari, ne viens-tu de Laspari ? Qu'est-ce que tu as vu par la ? —J'ai vu un étang qui brůlait comme la paille. — O mon maítre, vous navez pas vu cä? — Demande voir ä mon valet qu'y a derriěre moi, s'il vous dira pas la vérité ? — Hé, valet, c'est-i' vrai ce que le maítre ä dit ? II a dit qu'il avait vu un étang qui brůlait comme la paille. — O mon maítre, vous n'avez pas vu cä! —J'ai bien vu cinq ou six carpes qui revenaient de par la, la queue grillée; ca doit étre cet étang lä. Barbari, Tartari, ne viens-tu de Laspari ? Qu'est-ce que tu as vu par lä ? —J'ai vu un moulin ä vent qui tournait au faíte ďun chéne. — O mon maítre, vous n'avez pas vu cä? — Demande voir ä mon valet qu'y a derriěre moi, s'il vous dira pas la vérité ? — Hé, valet, c'est-i' vrai ce que le maítre a dit ? II a dit qu'il avait vu un moulin qui tournait au faíte ďun chéne. — O mon maítre, vous n'avez pas vu cä! 120 CONTES FRANCAIS —J'ai bien vu des chiens qui mangeaient de la manivelle avec des pelles de bois, mais je n'ai pas vu le moulin qui tournait au faíte d'un chéne. (Recueilli d'une vieille femme, ä Neuilly [Cher]). 121 CONTES FRANCAIS Table des matiěres Preface (1885)........................................................................4 I. Le loup et le renard (Ile-de-France)..............................................8 II. Les chěvres et le loup (Lorraine)............................................... 11 III. Le loup et les biquets (Normandie).......................................... 13 IV. Les bétes du meunier et les loups (Picardie).................................. 15 V. Les poussins (Comtat Venaissin).............................................. 17 VI. Jean l'Ours et ses compagnons (Provence)................................... 18 VII. Quatorze (Picardie).........................................................27 VIII. Ľhomme de fer (Lorraine).................................................30 IX. Le cheval enchanté (Canada)................................................34 X. Les aventures de Marchand (Berry)...........................................40 XI. Les figues merveilleuses (Canada)............................................46 XII. Les trois chars (Canada).....................................................50 XIII. Les trois fils du roi (Alsace)................................................53 XIV. L'aiguille, le chien et la princesse (Lorraine).................................59 XV. L'arbre qui chante, l'oiseau qui parle et ľeau d'or (Provence).................62 XVI. Le fiděle serviteur (Lorraine) ...............................................66 XVII. La fee Grenouille (Alsace).................................................71 XVIII. Les trois fees voleuses (Canada)...........................................74 XIX. Les trois roses et les trois chiens (Normandie)..............................76 XX. Le petit garcon de neige (Limousin).........................................79 XXI. La petite souris blanche (Normandie)......................................81 XXII. Le diable sans cornes (Normandie)........................................84 XXIII. Le diable batteur (Berry)..................................................87 XXIV. La mort jouée (Artois)....................................................91 XXV Poucot (Berry).............................................................93 XXVI. Les petits garcons et le diable (Normandie)...............................96 XXVII. La flute et ľanneau enchantés (Artois)...................................99 XXVIII. La baguette magique (Artois)..........................................102 XXIX. La mauvaise mere (Alsace)...............................................105 XXX. La coquette punie (Picardie)..............................................108 XXXI. Les trois filles et les trois cavaliers (Lorraine).............................Ill XXXI. (bis) Les trois filles et les trois cavaliers (Franche-Comté).................114 XXXII. Les ruses voleurs (Normandie)..........................................115 XXXIII. Jean Chiffon et sa famille (Picardie)....................................117 XXXIV Petit pou et petite puce (Berry).........................................118 XXXV. Les menso nges (Berry)..................................................120 122 CONTES FRANCAIS Atbwd'Or © Arbre d'Or, Geneve, avril 2001 http://www.arbredor.com Illustration de couverture : arrangement d'apres l'amche «Emprunt francais, 1916 », D.R. Composition et mise en page: © ATHENA PRODUCTIONS/PhC 123