~i ^v I "*1' •— -ff ' % «M: fca „^,^3- ..... __ ■•••P «gggtim^ PREFACE Ilfaut en rabattre. Stephane Mallarmé Poete: encore un mot douteux. Objet ďune vague entente et ďun puissant soupcon. Un mot usé jus-qu'a la corde, « de plus en plus difficile ä pronon-cer » ', porteur de mythologies désuětes. Un mot renvoyé volontiers au temps des lyres et des. muses, des troubadours et de laßn'amor, des caboulots et des redingotes... Un vieux mot qui donne ä réver cet äge innocent« oü le poete, allonge dans ľherbe verte, la tete contre un arbre, entonnait ses loisirs sur un fifre de quatre sous »2. Un temps oü il semblait parfois suffire de se frapper un peu le cceur pour faire chanter la langue. Un temps de poésie planiere, inspirée, messianique et prophétisante, enrichie 1 Michel Deguy, « Ante-scriptum », in Actes, Paris : Éd. Galli-mard, 1966, p. 16. 2 Ezra Pound, Au cceur du travail poétiqup., Paris • Éd. de l'Herne, 1980, p. 31. JEAN-MICHEL MAULPOIX de figures choisies, de bons sentiments et de belles images... Confusément, poete porte cet encombrant heritage.,. Pourtant, depuis le milieu du XIXe siěcle - qui rut l'heure d'un couchant splendide - les poětes ont eux-mémes engage la plus severe des autocritiques. lis ont appris ä en rabattre, en détruisant charmes et vieilleries. Ľinspiré de naguěre est devenu un critique, ä l'affüt des leurres, moins presse de s'enfuir vers des ailleurs plus beaux que désireux de prendre une mesure plus exacte de ce que peut la langue. Void déjä longtemps que le poete a perdu son aura et son autorite... Ä quel prix et pourquoi preserver le chant, lorsque la voix humaine rend un son de <• cloche félée » (Baudelaire), semble tout pres de se taire (Verlaine), fait entendre son dernier « couac » (Rimbaud), ou s'étrangle d'un spasme (Mallarmé)? Comment se rapporter encore ä ľldéal, quand celui-ci n'est plus l'horizon vers lequel on court, mais un «instinct de ciel » désaffecté, lorsque s'estompent les arriěre-mondes, cédant la place au creusement de « ľespa-ce du dedans » (Michaux)? Mais de quoi parlons-nous, lorsque nous écrivons? Écrire, que veut ce geste? Ce sont la quelques-unes des questions qui mettent, de ľintérieur, la poesie moderně en exa-men. Depuis le milieu du XLXC> siěcle, la poesie francai-se est ainsi entree en involution: eile remonte vers sa source et vérifie le « vide porteur » dont eile pro-cěde. Elle sait ä present qu'il lui appartient en propre í PREFACE 11 de s'établir (ou se suspendre) sur une absence de fondement. **** w* "**i;.'^"--».-.--:..íif*.-... Le refluxďune mythologie est la chance de sa critique. Exténué et revolte, le poete tardifse montre -• tel qu'en lui-méme enfin ». Ni enchanteur, ni pour-rissant, mais portant ľeffort du langage ä son pluj haut degré ďintensité. ^"-" Ľobjet de ce volume est done de rassembler quelques traits d'un portrait. Étudier le poete tel que lui-méme il se figure. En rôdeur, en flaneur, en dan-seur de cordes (funambule, pendu, sonneur de cloches), en arpenteur, en « passant robuste », ou en araignée tissant patiemment sa toile dans les angles morts du temps... Observer ses rythmes, ses mou-vements de plume et ses tours de langue. Examiner le corps obscur de son imaginaire et de son éeritu-re. Est-il besoin de préciser que le poete n'est pas seulement celui qui éerit des poěmes? Cest une figure, aux traits plus ou moins stables et conver-gents, dont le statut varie. Il est ce nom qui signe l'oeuvre, et que ľceuvre construit, plutôt que l'hom-me qui tout simplement la fabrique. Interroger sa fonction implique d'observer ses fictions. Cest la aussi bien une maniere de poser autrement la question: ■• Qu'est-ce que lapoésie? •-. Cest s'inquiéter d'un vouloir et d'un pouvoir: une definition du poěme est en jeu dans la representation de celui qui ľécrit. JEAN-MICHEL MAULPOIX Ces portraits du poete moderne sont done portraits de la poésie, ä ľäge de sa perplexité. Tardive et reflexive. Lorsque le qui suis-je du poete interro-ge le pourquoi du poeme. Lorsqu'il s'agit moins de célébrer que de garder le contact avec la question que tout recouvre et tout oublie. Perplexe, tel est celui que ni le sentiment ni inspiration ne suffisent ä conduire, celui qui ne laisse plus la plume suivre ä son gré des rampes fiévreuses, celui qui ne verse pas « de furie tout ce qui lui vient en la bouche >•3, celui qui se penche sur la langue avec un « soin par-ticulier », qui suggěre bien plus qu'il n'exprime, voire qui obscurcit et laisse deviner, «reserve »la traduction, va toujours cherchant, ne pretend pas savoir, s'inquiete, s'obstine, observe ses semblables, ne détourne les yeux de rien, attend, patiente, ouvre et referme nombre de livres, boite entre la chambre et la rue, insiste et ne se résigne pas... Si ľon en croit Joe Bousquet,«écrire un livre, e'est faire assister le lecteur ä toutes les vicissitudes d'une situation que l'on tire au clair. 4». Perplexe, tel est aussi ce detective, que ľon nomine parfois « přivé »5, qui tente de reconstituer une identite ou une mémoi- 3 Montaigne, Essais III, chapitre 9, « De la vanité ». "* Ce mot est cite par Claude Royet-Journoucl en conclusion de sa Lettre de Symi, Montpellier : Éd. Fata Morgana, 1980. 5 Voir Emmanuel Hocquard, Un privé ä Tanger Paris : Éd. P.O.L, 1987. PREFACE 13 re perdue, en réunissant de maigres indices. Si 1'ombrc d'Edgar Poe plane avec tant d'insistance sur la poésie moderne, depuis que Baudelaire a traduit ses Histoires extraordinaires, e'est la perplexité de ľenqueteur qu'elle y a apportée avec eile, aussi bien qu'un;.« déljre de lucidité6». Un délire de culpabilité également, puisque le poete est toujours accuse des mémes crimes contre ľesprit, la morale et la langue: trop en faire, trop en dire, trop en rajouter, exagérer, perdre la mesu-re, parier de ce qu'il ne connait pas, embellir, idéa-liser et fausser la realite des choses... Or voici que le criminel, le juge et le commissai-re, ä present, ne font qu'un, ou que le poete se connaít ä ce point coupable qu'il s'inflige ä lui-méme la plus étroite des surveillances et la plus radicale des inculpations, n'ayant parfois pas de mots assez durs pour son propre travail et pour •- ľinéluctable poussée lyrique » dont il procěde. Tout son effort se retourne alors contre « le poétique ». Et ľon sait que certains ne s'accrochent aujourd'hui ä cette identite qu'ä proportion des outrages qu'il font subir ä la poésie. II arrive parfois qu'on Use, sous la plume de poětes contemporains, des diatribes aussi virulentes que celles naguěre lancées contre « ľesprit poétique •> (expression douteuse, il est vrai...) par les pěres de l'École naturaliste, tel Edmond Duranty: ň Paul Valéry, Lettres ä quelqiies-uns, Paris : Éd. Gallimard, 1952, p. 7. 1 ' JEAN-MICHEL MAULPOIX Les lapins, race rongeuse, se multiplient avec une rapidité incroyable; les poětes se multiplient encore plus víte, etpourtant ce sont des ennemispublics, une autre race de rongeurs ires envabissante qui attaque sans cesse le sentiment du juste et du vrai, pour mettre ä sa place ľ amour de ľ ampoule, du maniere et du niais.7 Que les poětes eux-mémes - dans une Jogique, il est vrai, ä present tout autre, qui n'entend pas défendre «le sentiment du juste et du vrai», mais traverser l'ignorance et accuser ľinnommable et ľim-pensable du reel - poussent ä leur tour l'autocri-tique de la poésie ä son paroxysme, ce fait mérite qu'on s'y attarde... Perplexe, tel est done aussi ľauteur de ces pages qui voudrait bien savoir ä quoi s'en tenir, moins théoricien que lecteur, cherchant dans les livres des autres la raison d'etre de son encre; moins poete que critique8, poursuivant Je pourquoi et le 7 Edmond Duranty, Realisme, 10 juillet 1856. Cite par Jean-Louis Cabanes, « Le Naturalisme et ses petits poětes ou la poésie au risque de la prose », in Releclure des petits naturalistes, Nanterre : Éd. Ritm, Universitě Paris X, 2000, p. 372. H Nombre de textes composant ce volume ont pour origine des articles ou des conferences. Je remercie ici ceux qui ont su créer, par leur invitation, des circonstances propices ä la releclure, au réexamen et done ä Ja poursuite d'une reflexion dont le lecteur pourra verifier combien eile tourne et retourne sans cesse des motifs obsédants : la soif, le tissage, le lien, la question... PREFACE 15 comment du travail ďécrire en ricochant d'une question l'autre, inquiet de motifs, de rapports et de liens. **** Peip/exus, en latin, signifie « enlacé, enchevétré, confondu », puis, au figure,« embrouille, embarras-sé, obscur ». U m'importe que ce qualificatíf résiste ä la « manie totalitaire d'alignement»9 et qu'il main-tienne la poésie dans i'enchevetrement de ses propres contradictions, pármi les bosses, les pointes et les tourbillons, au lieu de lui ouvrir quelque issue artificielle qui prétendrait ľaffranchir de la com-1 -plodt^Jperplexe, le poete moderne ne ľest pas seulement pour étre devenu critique, mais parce qu'il travaille la langue, empétré dans sa toile, aussi désireux ďen découvrir la tráme que ďen surveiller les nceuds et de n'en pas perdre le fil. ľ~~ Montainville, le 18 aoút 2001. ,; Botho Strauss, Ľincommencement, Paris : Éd. Gallimard, 1992, p. 72.