VI. Le Populisme 6.1. La littérature de l'entre-deux-guerres[1] La guerre a été vécue par les écrivains avec des sentiments partagés entre soumission et révolte. Les auteurs connus sont appelés pour participer au combat patriotique: ainsi Maeterlinck et Verhaeren prendront-ils la parole lors de manifestations nationalistes. Quelques jeunes auteurs feront, eux, l'expérience des tranchées[2]: ceux qui parviennent `a survivre dans cet enfer animent une vie littéraire au front[3] ou participent aux contacts culturels clandestins sous l'Occupation. A cette époque, on verra également se créer une série d'images qui vont marquer l'imaginaire national et alimenter certains textes d'apres-guerre[4] et qui exaltent l'héroisme de l'armée belge ou qui s'arretent sur des épisodes chargés symboliquement, tels l'incendie de Louvain. Dans le sillage de la France, `a Anvers, `a Bruxelles et `a Liege, se développe une agitation qui touche tous les domaines de la création. Le dégout de la guerre et de l'idéologie nationaliste, perceptible des 1916, se répand rapidement et alimente un courant pacifiste. Cette réaction, qui va etre accentuée par la révolution bolchevique de 1917, prône un nouvel internationalisme humaniste. Dans cette perspective, on tente de redéfinir les contours d'un monde nouveau: de nouveaux mots d'ordre apparaissent, qui sont Europe, jeunesse, avant-garde et qui annoncent qu'une ere nouvelle s'ouvre alors. Au sortir de la guerre, la Belgique voit se succéder une série de réformes importantes qui traduisent un changement des mentalités et un nouveau rapport de forces sociales: sont votés le suffrage universel direct, plusieurs lois sociales (comme par exemple la journée des huit heures); la question linguistique commence `a devenir plus "brulante". Par ailleurs, le climat d'extreme tension politique et d'effervescence idéologique — la montée des extremes, la crainte d'un nouveau conflit, le krach boursier de 1929, … — va donner naissance au sein des écrivains belges, deux réactions diamétralement opposées. D'un côté, vu l'incertitude des temps, nombreux écrivains se réfugient dans l'évasion du reve et dans le repli sur soi. Les œuvres de nombreux artistes (tels Georges Linze, Marcel Thiry…) vont se faire l'expression de l'intériorité. A ce courant de dépolitisation, répond un retour en force du politique dans le littéraire: de maniere plus nette encore que dans la période antérieure et avec une radicalité renouvelée, la littérature va prendre part au débat politique, national et international. En outre, celle-ci s'ouvre aux autres arts et les auteurs vont se rapprocher des peintres, des sculpteurs, des architectes qui oeuvrent dans l'avant-garde. Cette évolution va affecter le monde littéraire: elle va créer les conditions d'une ouverture internationale inédite. Ainsi des contacts se nouent entre les revues de l'avant-garde et les jeunes auteurs vont entendre des voies venues de l'Europe entiere. C'est un des traits belges que de s'ouvrir en meme temps `a des influences aussi diverses que le surréalisme, le modernisme, la littérature populiste… Des réseaux se créent: grâce `a ceux-ci, les éditions Rieder accueilleront des artistes belges (`a commencer par André Baillon), Paul Nougé sera entendu des Français, Michel de Ghelderode de l'Europe entiere. 6.2. Le populisme Le populisme dans son sens premier désigne une attitude politique consistant `a satisfaire les revendications immédiates du peuple. On aura compris que le populisme tel que nous allons l'envisager n'est rien de tout cela. Le mot populisme en contexte littéraire désigne une école qui s'est d'abord développée `a Paris et qui rassemble des auteurs qui font de leur milieu social d'origine le sujet de leur inspiration : ce qui caractérise les récits populistes, c’est bien entendu l’évocation des humbles et meme de la misere mais en l’absence de tout réquisitoire, de toute revendication. Une écriture dépouillée, un écart affiché `a l'égard des us et coutumes du monde littéraire sont les points communs `a la génération qui émerge vers 1900. Le courant populiste est tres richement représenté en Belgique: c'est `a son enseigne que débute André Baillon publié aux éditions Rieder; s'y attache également la trilogie autobiographique de Neel Doff (Jours de famine et de détresse, 1911; Keetje, 1919; Keetje Trottin, 1921). On observe également une attirance pour le mouvement populiste chez des écrivains qui sont essentiellement des poetes: Albert Ayguesparse (La Main morte, 1838; D'un jour `a l'autre, 1940), Robert Vivier (Folle qui s'ennuie[5], 1933; Délivrez-nous du mal, 1936), Georges Linze. Citons également le roman La femme de Gilles de Madeleine Bourdouxhe, qui renoue avec une double mémoire collective, celle de la vie ouvriere de la région liégeoise d'une part, celle des femmes-épouses de l'autre. Telle est Élisa, la femme de Gilles: une femme d'ouvrier, une mere de famille[6]. Tous ces auteurs participent du réalisme social mais paraissent moins soucieux de dénonciation que leurs homologues français; ils préferent l'exploration de l'intimité subjective des personnages et montrent un certain gout pour les exceptions sociales ou les figures marginales (comme par exemple les prostituées puis la folie chez Baillon). 6.3. André Baillon A. Biographie[7] André Baillon est né dans une famille aisée d'Anvers en 1875. Tout semble lui sourire mais il voit bientôt son univers se lézarder et son enfance va etre vite marquée par la mort: son pere décédé un mois jour pour jour apres sa naissance, son frere disparaît en 1880, et sa mere en 1881. Orphelin, il va etre élevé `a Termonde par sa tante, une célibataire qu'il baptise Mademoiselle Autorité dans son œuvre. Celle-ci le met rapidement en pension chez les soeurs Saint-Vincent de Paul `a Ixelles, puis dans le college de Jésuites[8] de Turnhout ou il accumule les frustrations: agressé par ses compagnons, il se compare au Christ durant sa Passion. Brillant éleve mais incapable d'endurer la discipline, il passe de college en college pour entrer finalement `a l'École des Mines de Louvain. Mais `a la suite des épreuves subies, il souffre de crises d'angoisse et de dépression qui alternent avec des moments d'excitation, le conduisant `a des déreglements comportementaux. En outre, il noue une liaison avec une prostituée, Rosine Chéret et se fait finalement exclure de l'université. Des sa majorité, il réclame son (important) héritage et part `a Ostende en compagnie de Rosine qui le quitte apres avoir dilapidé sa fortune. Baillon se jette `a la mer mais on le sauve. Peu apres, il ouvre un café `a Liege avec la meme Rosine: l’affaire échoue. Recueilli un moment par son frere, il s’installe dans un deux-pieces au-dessus d’un café, `a Forest, trouve un emploi chez un marchand de charbon, entame un roman autobiographique, La Dupe (qui ne sera jamais achevé) et publie, `a partir de 1899, ses premiers articles et récits dans Le Thyrse, une revue récemment fondée. En 1901, il rencontre Marie Vandenberghe, une ancienne prostituée flamande qui remplace en quelque sorte sa mere trop tôt disparue. Il en fait sa maîtresse avant de l'épouser un an plus tard. Ils vont vivre ensemble onze ans. A cette époque, il écrit un roman biblique intitulé Judith. mais c'est l'échec. Il va trouver un emploi au sein du quotidien La Derniere Heure qui l’engage comme rédacteur de nuit. Les efforts de Baillon pour devenir écrivain semblent voués `a l’échec: `a partir de 1903, il ne publie rien pendant dix ans. En 1912, le journaliste sans grade s’éprend d’une pianiste célebre, Germaine Lievens: apres la cour enflammée qu'André Baillon lui fait, elle finit par se laisser fléchir. Peu apres, il quitte Marie pour s’installer chez Germaine qui va devenir sa compagne pendant vingt ans. A la meme époque, il reprend son activité littéraire. Durant la Premiere Guerre mondiale, écarté du journal réquisitionné par l'ennemi, il écrit presque d’une traite Histoire d’une Marie, En sabots, Délires, Par fil spécial et Zonzon Pépette. En travaillant `a ce dernier ouvrage, il s’identifie si bien `a son héros (un criminel) que Germaine le quitte fin 1918. Il retrouve Marie – ce qui ne l’empeche pas de rester en tres bons termes avec Germaine – et recommence `a travailler `a La Derniere Heure au lendemain de l’armistice. Au printemps 1920, Germaine Lievens part `a Paris avec sa petite fille Eve-Marie (fruit d’une liaison orageuse avec le peintre symboliste Henry de Groux). Quelques mois plus tard, Baillon la rejoint avec Marie. Il a quarante-cinq ans et son tout premier livre, Moi quelque part, qui vient d’etre édité `a Bruxelles, a été tiré `a 535 exemplaires. S’ensuit une tentative tumultueuse de ménage `a trois `a Paris, mais en avril 1922, Marie renonce et retourne `a Bruxelles. Entre-temps paraît Histoire d’une Marie que plusieurs critiques saluent comme un chef-d’œuvre. Baillon signe avec son éditeur Rieder un contrat. De plus, en 1923, il se lance dans une relation compliquée et ambiguë avec sa belle-fille âgée de seize ans: il sombre moralement et est interné dans le service psychiatrique de la Salpetriere, `a Paris, ou il reste trois mois. Ironie du sort, c’est sur son lit d’hôpital qu’il reçoit son premier prix littéraire. Du reste, ce séjour s’avérera particulierement fécond sur le plan littéraire puisqu’il y trouvera l’inspiration de trois romans, Un homme si simple, Le Perce-oreille du Luxembourg et Chalet I, les deux premiers comptant parmi ses chefs-d’œuvre. A sa sortie d’hôpital, il s’installe dans une maison modeste du village de Marly-le-Roi, `a une vingtaine de kilometres de Paris, ou il écrit et vit en ermite pendant quelques années. En 1930, la revue Le Rouge et le Noir organise un banquet en son honneur et le Prix Triennal lui est accordé en 1931 pour Le Perce-oreille du Luxembourg. Il noue une liaison avec un écrivain bruxellois, Marie de Vivier, admiratrice de son œuvre qui est sa cadette de vingt-quatre ans. Ils échangent des centaines de lettres qu’ils brulent dans leurs moments de crise et tentent ensuite de reconstituer. Ils essayent de se tuer l’un l’autre, organisent en duo leur suicide mais se ratent, puis tentent en vain de se suicider séparément. Marie de Vivier entre finalement dans un hôpital psychiatrique. Baillon inonde sa propre chambre de fleurs et absorbe une overdose de somnifere Dial. Il ne se réveillera pas: le 10 avril 1932, il meurt `a l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye ou Germaine l’a fait transporter. Apres sa mort, son œuvre tombe rapidement dans l’oubli. Ce n’est qu’`a la fin des années septante que plusieurs critiques en viennent `a le considérer comme le plus grand écrivain que la Belgique francophone ait connu dans la premiere moitié du XXeme siecle. B. Les œuvres majeures La plupart des écrits d'André Baillon ont un rapport plus ou moins direct avec sa vie — `a l'exception de certains tels Zonzon Pépette qui échappe nettement `a cette caractéristique. En effet, l'ancrage spatio-temporel, les personnages, les événements correspondent dans l'ensemble `a ce que nous savons de la vie de l'auteur. Histoire d'une Marie (1921) Née en Flandre, victime d'un séducteur, Marie passe d'une vie de servante `a la prostitution apres la mort de sa petite fille. Devenue lingere, elle partage un temps une vie paisible avec un écrivain triste et laid, Henri Boulard. Puis elle retourne `a son métier de lingere. En sabots (1922) L'écrivain, apres son séjour en Campine, oppose `a l'agitation qui l'habite la quiétude des paysages de cette région ou il s'était retiré dans une fermette. Dans ce roman, le seul qui évoque le bonheur, l'auteur évite les clichés régionalistes et nuance la psychologie des paysans avec ironie et sympathie. Un homme si simple (1925) André Baillon aborde ici pour la premiere fois la névrose qui le conduira `a la folie. Sous le nom de Jean Martin, il livre les causes de son état mental, les difficultés de son métier d'écrivain, son amour pour Claire et la fille de cette derniere, Michette. Il y témoigne un terrible sentiment de culpabilité et implore le pardon. Chalet I (1926) Le romancier y décrit son séjour `a l'hôpital psychiatrique de La Salpetriere. En une série de portraits de malades, de médecins et d'infirmieres, il analyse les comportements qui caractérisent cet univers clos de folie. Délires (1927) Cette œuvre réunit deux nouvelles: Les Mots. Drame cérébral et Eve et Kiki. Drame familial. La premiere met en scene la lutte de l'écrivain avec les mots qui l'envahissent et le domineraient s'il ne l'écrasait. La seconde conte une fugue enfantine. Le Perce-Oreille du Luxembourg (1928) Marcel glisse dans la folie. Pendant son séjour en hôpital psychiatrique, il se retourne vers son passé, obsédé par un sentiment profond de culpabilité. Le neveu de Mademoiselle Autorité (1930) Sous le nom d'Henri Boulard, l'auteur tente de régler ses comptes avec son passé. Il insiste sur les ruptures qui ont provoqué en lui un désarroi durable. C. André Baillon et le populisme L’auteur s’est attaché `a cultiver la marginalité et l’isolement du monde des lettres. Au ralliement `a l’un ou l’autre mot d’ordre théorique ou `a une école esthétique, il a plutôt travaillé `a se présenter comme un écrivain naif et intuitif, effaçant savamment toute trace d’un quelconque héritage. De sorte que divers qualificatifs lui sont affublés : écrivain populiste, écrivain malade, fou du langage… Par ailleurs, ces origines sociales d'André Baillon ne le prédisposaient pas `a s'insérer dans le courant populiste. Cependant le destin tragique du jeune orphelin, recueilli par sa tante qu'il surnommera Mademoiselle Autorité, le theme et les héros de ses premiers romans et surtout l'esthétique d'une écriture retenue et condensée en ont fait, surtout pour la critique française, un populiste.. ------------------------------- [1] Berg-Halen, Littératures, p. 114 sq; Denis-Klinkenberg, Littérature belge, p. 172 sq; Quaghebeur, Anthologie, p. 95 sq. [2] A la mi-octobre, la bataille de l’Yser s’engage. L’armée belge est réorganisée en ligne de front improvisée le long du troisieme fleuve du pays. Pendant sept jours, les Allemands se ruent sur les positions belges sans égard `a leurs pertes. Alors que les troupes ennemies avaient finalement percé les lignes belges, et se dirigeaient vers Dixmude et Nieuport, et que 12.000 hommes avaient été tués ou blessés en 9 jours, le génie civil eut l’idée d’ouvrir les écluses pour inonder la plaine de l’Yser. Les Allemands s’embourberent dans ce champ de bataille envahi par les eaux et en proie aux marées. Toute tentative d’avancée éclair était désormais vouée `a l’échec. La bataille de l’Yser était gagnée. Le front de l’Ouest stabilisé, la guerre des tranchées commençait. L’armée belge une nouvelle fois réorganisée, il lui fallut faire preuve d’un héroisme tout différent de celui des journées décisives d’aout `a octobre 1914. Une guerre d’usure, dans le froid, l’humidité, les attaques surprises et les bombardements, puis les gaz, commençait pour quatre ans. [3] Les Cahiers publiés au Front par Louis Boumal et Lucien Christophe; le Bulletin des gens de lettres et artistes belges du front de Victor de Maesschalck. [4] Oa des auteurs comme Pierre Nothomb, Henri Davignon. [5] Roman de la faute conjugale, comme l'est La Femme de Gilles de Bourdouxhe, qui a concouru pour le Prix Populiste [6] Adapté au cinéma en 2003 par Frédéric Fonteyne. [7] Cfr photographies dans Laroche, Baillon : André Baillon et les "femmes de sa vie" Rosine Chéret, Marie Vandenberghe, Germaine Lievens et sa fille. [8] Membre de la Compagnie de Jésus, société fondée au XVIe siecle par Ignace de Loyola.