VII. Eugénie De Keyser 7.1. Biographie[1] Plus connue pour ses ouvrages, articles et conférences consacrées `a la philosophie de l’art et `a l’esthétique, Eugénie De Keyser, figure austere et discrete du roman belge contemporain, n’en est pas moins l’auteur de deux romans, Le Chien et La Surface de l’eau, publiés chez Gallimard en 1964 et 1966. Le second, La Surface de l’eau, reçut le prix Rossel. Eugénie De Keyser naquit `a Bruxelles en 1918. Derniere née d'une famille de cinq enfants, elle eut une enfance heureuse entre son pere, Léon De Keyser, médecin et grand voyageur, et sa mere, Juliette Carrette, peintre qui peignait fleurs et enfants des qu'elle en avait le loisir. Grande maison, vaste jardin, la turbulence des jeux avec ses freres et soeur et une école peu soucieuse de programmes officiels, l’Institut de Demoiselles De Decker, furent ses horizons les premieres années. C’est dans cette école qu’Eugénie De Keyser rencontra et se lia d’amitié avec Marie-Louise Haumont qui sera plus tard journaliste et romanciere. La mort de sa mere, lorsqu'elle avait onze ans, sonna dans une certaine mesure la fin de son enfance. Lorsqu'il fallut songer `a l'avenir, elle se trouva fort démunie : son pere ne se souciant pas de voir une de ses filles `a l'université lui avait refusé toute préparation aux examens indispensables. Elle fit cependant des études d'histoire de l'art `a l’Institut d’Histoire et d’Archéologie de Bruxelles, et commença d'enseigner `a l’Institut de l’Enfant Jésus. Elle assurait également les visites guidées des grandes expositions aux musées du Cinquantenaire et des Beaux-Arts. Entre 1945 et 1950, elle fut assistante `a la Fondation égyptologique Reine Élisabeth apres avoir passé une maîtrise en histoire de l’art. Mais faute de diplômes reconnus, elle se trouva dans une impasse qui la décida `a préparer, `a pres de trente ans, le Jury d'État, `a poursuivre une licence universitaire en philosophie aux Facultés Saint-Louis et ensuite une these de doctorat en philosophie (soutenue en 1959 `a l’U.C.L.). Ces années furent riches en tous points. Elles furent notamment marquées par des voyages, en Italie, en Grece, en Égypte et par un séjour de pres d'un an `a Paris, durant lequel elle suit des cours d’esthétique. L'enseignement et l'écriture l'avaient toujours attirée. Elle aima faire la classe en humanités et, plus tard, eut le plaisir de parler devant de grands auditoires `a l'Université. Cependant, en dehors des travaux académiques exigés pour l'acquisition des diplômes, elle n'avait pas écrit de livres. A la sortie de l'école, elle avait cependant fondé une petite revue, Cahin-Caha, avec son amie, la romanciere Marie-Louise Haumont. Cette publication tres artisanale dura trois ans (jusqu'en 1940). C'est bien plus tard que la commande d'un ouvrage de la collection Art-Idées-Histoire de Skira[2], l'engagea `a prendre la plume pour des travaux de longue haleine : en 1965, elle publie L’Occident romantique. Le Chien vint ensuite, dans l'ordre d'écriture mais fut publié avant : en 1964. Puis, ce fut La Surface de l’eau en 1966. Son mariage avec Marius Guéret fut tardif. Il était veuf avec des enfants mariés et des petits-enfants. En 1976, elle s’impliqua davantage dans la vie politique et devint conseiller communal `a Etterbeek[3]. Son mari mourut en 1982. Les préoccupations de cette époque interrompent l'écriture romanesque. L'élaboration de livres sur l'art y fut aussi pour quelque chose. Aujourd'hui, Eugénie De Keyser est professeur émérite de l'Université Catholique de Louvain et des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles). Elle a été élue membre titulaire de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux Arts en 1985. En 1986, l'Académie royale de Langue et de Littérature françaises lui a décerné le prix De Naeyer pour l'ensemble de son oeuvre. 7.2. Le style d’Eugénie De Keyser § L’auteur et le Nouveau Roman Si l'on compare les dates – L'Ere du soupçon de Nathalie Sarraute est de 1956, Pour un nouveau roman d'Alain Robbe-Grillet de 1963, tandis que les deux romans d'Eugénie De Keyser ont paru respectivement en 1964 et en 1966 –, on est tenté de rattacher cette derniere au Nouveau Roman. L'absence d'intrigue au sens traditionnel du mot, la topographie étouffante, le télescopage temporel, la présence obsédante de certains objets et surtout l'anonymat, la silhouette de plus en plus fantomatique des deux anti-héros, Léonard (Le Chien) et Mlle Marie (La Surface de l'eau), sont autant d'indices de l'appartenance `a un courant célebre, mais il faut se méfier de ces airs de famille trop criants. Interrogée `a propos de sa dette `a l'égard du Nouveau Roman, Eugénie De Keyser répond : « En ce qui concerne le Nouveau Roman, ce n'est point l'essai théorique de Robbe-Grillet que je n'avais pas lu, mais la lecture des Gommes, et aussi de romans de Claude Simon et d'autres, notamment Le Planétarium de N. Sarraute que j'ai moins aimé. » (Lettre du 18 juin 1992) Elle a surtout accueilli l’avenement décisif d’une forme romanesque qui la libérait du souci de raconter une histoire et de construire un personnage en pied[4]. Qu'on inscrive l'auteur dans le Nouveau Roman ou qu'on lui laisse sa situation marginale aux franges des Lettres françaises de Belgique, peu importe, Eugénie De Keyser s'impose. Étrangement, au fur et `a mesure qu'ils s'effacent au fil des pages, les visages de Léonard et de Melle Marie, ses personnages, touchent la sensibilité du lecteur, accompagnent gravement son avancée en terre lisante. § Le tragique quotidien Eugénie De Keyser met en scene des personnages qui sont de pathétiques, pudiques et dérisoires héros. Ils sont les petits de tant de paraboles douloureuses d'aujourd'hui, contrepoint[5], contrepoids[6] des «battants» et des vainqueurs. Les témoins authentiques de la condition humaine. Ce que Maeterlinck suggérait en 1896, Eugénie De Keyser l'accomplit, l'incarne dans ses deux romans : « Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plus conforme `a notre etre véritable que le tragique des grandes aventures. Il est facile de le sentir mais il n'est pas aisé de le montrer parce que ce tragique essentiel n'est pas simplement matériel ou psychologique. Il ne s'agit plus ici de la lutte déterminée d'un etre contre un etre, de la lutte d'un désir contre un autre désir ou de l'éternel combat de la passion et du devoir. Il s'agirait plutôt de faire voir l'existence d'une âme en elle-meme, au milieu d'une immensité qui n'est jamais inactive. [...] Il s'agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et douloureux d'un etre qui s'approche ou s'éloigne de sa vérité, de sa beauté ou de son Dieu. Il s'agirait encore de nous montrer et de nous faire entendre mille choses analogues que les poetes tragiques nous ont fait entrevoir en passant[7].» 7.3. La Surface de l’eau : analyse du début du premier chapitre et de la fin du dernier chapitre Épigraphe : A celui qui n’a pas, on ôtera meme ce qu’il croit avoir (Matt. XXV, 29) Texte dont est tiré cet épigraphe : « Car `a celui `a qui on donnera, il y aura pour lui surabondance ; mais `a celui qui n’a pas, on retirera meme ce qu’il croit avoir/ ce serviteur bon `a rien, jetez-le dans les ténebres du dehors ; l`a seront les pleurs et les grincements de dents[8]. » ------------------------------- [1] Cfr Nys-Masure C., Bio-bibliographie et entretien avec l’auteur in Michaux G., Romancieres de Belgique (Textyles, 9), Bruxelles, 1992 ; Nys-Masure C., Lecture, in De Keyser, E., La Surface de l’eau, pp. 201-203. [2] Albert Skira (1904-1973) a fondé une maison d’édition de livres d’art en 1928 `a Lausanne. Celui-ci a édité des œuvres de Pablo Picasso, Alberto Giacometti, Georges Braque, Jean Metzinger, Henri Michaux... et accompagné plusieurs mouvements artistiques du XXeme siecle notamment le surréalisme, en lançant `a Paris en 1933, la revue d'art Minotaure, dont André Breton a été le rédacteur en chef, puis Labyrinthe `a Geneve. Skira est un des premiers éditeurs utilisant les illustrations en couleur et les reproductions d’une tres bonne qualité technique. [3] Une des dix-neuf communes bruxelloises [4] C’est-`a-dire des pieds `a la tete, en détail. [5] Fig. Motif secondaire qui se superpose `a qqch., en ayant une réalité propre. [6] Ce qui équilibre, neutralise. [7] Maeterlinck M., Le Trésor des humbles (Espace Nord, 30), Bruxelles, 1986, p.101. [8] Grincement de dents : action de serrer et de frotter convulsivement les dents en exprimant un sentiment intense (la douleur, le plaisir exacerbés). Par métaphore et fig. : difficulté.