Leslie KAPLAN : CONSOMMATIONS je vais souvent au Monoprix j'aime y aller pour rien pour pas grand-chose une paire de collants un peigne un produit de beauté j'entre je regarde les objets étendus dans leurs boîtes détachés je passe entre les rayons je regarde je touche un peu j'essaye un vetement un autre je me vois dans les glaces les miroirs je regarde les choses, je les aime pour elles-memes cette vie facile des objets je crois que le Monoprix m'a accompagnée toute ma vie je ne sais pas pourquoi, il me rassure j'entre, je me promene dans les allées meme la musique débile, je l'aime meme les publicités les lumieres, les grandes glaces j'ai l'impression de retrouver quelque chose quelque chose de moi je m'arrete au photomaton je regarde les gens qui s'assoient pour faire une photo d'identité dans les allées il y a une odeur particuliere je ne sais pas une odeur d'usine elle est liée `a ces objets de Monoprix `a leur emballage peut-etre ces objets petits objets de rien on voit l'origine industrielle anonyme ils sont fabriqués en série, en masse pourquoi ça me plaît ? c'est notre monde ce monde j'aime les belles choses, ce qu'on voit chez les antiquaires les pieces uniques j'aime, j'apprécie mais l`a c'est différent ces objets, je me sens proche d'eux le plastic, l'aluminium, l'acrylique les matériaux modernes je me sens du meme monde tout d'un coup j'ai envie de pleurer une tristesse ces petits objets fabriqués on les faits petits objets soumis ils n'y peuvent rien ils ne comptent pour personne ils n'ont aucune importance ils existent `a peine ils sont jetables personne ne les aime vraiment ils sont juste utiles pas comme un bel objet un objet artisanal qui est fait comme on dit avec amour ce sont des objets fabriqués par des machines de façon impersonnelle petits objets de rien petits objets désolés abandonnés Une fois j'ai vu dans un magazine une femme qui me ressemblait. Juste un peu, mais elle me ressemblait. Ça m'a fait un effet pas possible. Pourquoi elle me ressemble, je n'arretais pas de me répéter ça, pourquoi elle me ressemble. Je la regardais, je notais des détails, je remarquais une chose ou une autre, elle avait un pli au coin de la bouche, moi j'ai le meme, je ne sais pas si d'autres pourraient le remarquer, mais moi je le sais, je le remarquais, et aussi la couleur des cheveux, c'est le meme brun, enfin, je crois, en tous cas je le sentais pareil, et je n'arretais pas de me dire ça, pourquoi elle me ressemble, pourquoi cette femme me ressemble. A la fin je devenais folle. Je n'en pouvais plus, je l'ai raconté `a ma meilleure amie, elle a écouté, elle m'a dit, mais tu te demandes pourquoi elle est dans le magazine, et pas toi, c'est ça que tu te demandes, cettte femme te ressemble et elle est dans le magazine, c'est ça qui te perturbe, et l`a ça m'a arretée, je me suis dit, oui c'est vrai, elle est dans le magazine et pas moi, c'est pour ça que ça me perturbe. C'est vrai que je ne voyais pas ce qu'elle avait fait pour etre l`a dans le magazine, etre l`a `a me ressembler. Ça m'a un peu calmé. Mais apres ça m'a repris. Pourquoi elle et pas moi, pourquoi elle est dans le magazine et pas moi, en fait elle n'avait rien fait de spécial, elle était juste dans le magazine, je ne sais plus qui c'était, elle était mariée, elle avait des enfants, elle avait un probleme de santé, je ne sais plus, elle était l`a dans le magazine, et plus j'y pensais, plus ça me rendait malheureuse, elle me ressemblait, pourquoi elle était dans le magazine et pas moi. Son nom était marqué, mais ça ne me disait rien, je ne la connaissais pas, je ne sais pas qui la connait, mon amie ne la connaissait pas, personne la connaissait mais elle était l`a, elle me ressemblait et ça me rendait malheureuse. On est dans la société du bonheur et on est malheureux. Tous les jours, tout le temps, il y a des raisons d'etre malheureux. Quand on travaille. Quand on ne travaille pas. Quand on a des enfants. Quand on n'a pas d'enfants. Et la santé. Et les vacances. On a tous les jours des raisons d'etre insatisfait, malheureux, mécontent. Et l`a. Cette femme qui me ressemblait, dans le magazine, je ne sais pas pourquoi, ça m'a explosé `a la figure. Vous voulez savoir ce que c'est, la sexualité industrielle de masse? Vous vous demandez ce que ça peut etre? Je vais vous raconter l'histoire d'un ami d'enfance, André. André, je le connais depuis toujours, on est allé `a l'école ensemble. Comme tout le monde, il a fait beaucoup de sexpériences. Pardonnez le jeu de mots, c'est le sien. Il a essayé les femmes, mais il se demandait s'il n'aimait pas mieux les hommes. Il a essayé les hommes, mais il n'était pas sur de ne pas préférer les femmes. Il a cherché l'amour romantique, l'amour simple, mais c'était compliqué. Il a voulu connaître d'autres horizons, l'amour exotique, mais il en est revenu. Il a expérimenté les clubs et les groupes, les marginaux et les bourgeois, les plaisirs et les douleurs, jamais les enfants, notez bien, il gardait des principes, mais c'était tres tres fatiguant. Une fois il m'avait dit, ça m'avait frappé, je fais tellement de choses, je cherche, on ne peut pas dire que je ne fais pas d'efforts, je cherche, je me donne beaucoup de mal, je veux trouver... mais finalement, avait dit André, ça m'est venu comme ça une fois et maintenant j'y pense tout le temps, finalement j'ai la meme sensation que j'avais `a l'école quand je copiais. La meme sensation. Copier c'est un travail, il avait dit, je trouve qu'on ne reconnaît pas suffisamment que les enfants qui copient font vraiment des efforts. Moi j'étais assis `a côté du gros Louis, tu te souviens, il était bon en tout, et souvent je regardais sa feuille, d'ailleurs il était brave, un camarade, il me la montrait, sa feuille, et je recopiais. Et quand on corrigeait j'étais completement excité avant d'avoir ma note, combien j'allais avoir, et bien sur si on allait voir que j'avais copié. Et j'avais une bonne note et ça retombait. Je m'en fichais. Eh bien l`a, c'est pareil... Je m'excite comme un fou, je me suis toujours excité comme un fou, tout ce que je connais pas, surtout si c'est un peu interdit, ça m'excite, j'essaye ceci, j'essaye cela, je fais ceci, je fais cela, je bande, je jouis, remarque je ne suis pas impuissant, c'est toujours ça, et apres... C'est comme `a l'école. Le devoir, ce n'était pas le mien, et meme si j'avais tout bon, bien sur ce n'était pas moi... Est-ce que je copie quand je fais l'amour ? C'est moi, quand meme. Mais je me demande. Et alors, moi, je ne sais pas quoi lui dire, `a André, je n'ai jamais su quoi lui dire, d'autant qu'il a la tete remplie, mais remplie... Par exemple André pense sincerement que maintenant que les femmes sont libérées les hommes se sentent menacés. Parfois, variante savante, il dit : castrés. Il dit qu'il y a une crise de la masculinité. Mais pour rien au monde André ne voudrait d'une femme qui ne soit pas libérée. D'ailleurs André pense que les femmes qui travaillent ne se comporteront jamais comme des hommes. Il pense que les femmes sont plus humaines. Par nature, pense André, les femmes sont plus naturelles que les hommes. Mais depuis longtemps, pense André, les femmes ne sont plus naturelles. Les hommes non plus ne sont plus naturels. D'ailleurs, pense André, plus personne n'est naturel. Pourtant André pense que les femmes noires (variante : asiatiques) sont plus naturelles et sexuelles que les femmes blanches. Les hommes noirs (variante : asiatiques) sont aussi plus naturels et sexuels que les hommes blancs. En général les femmes, dit André, sont plus simples (variante : plus primaires) que les hommes. Ceci dit les femmes sont aussi plus compliquées (variante : plus névrosées) que les hommes. Les hommes, pense André, sont au fond des enfants. Mais les femmes, parce qu'elles enfantent, pense André, sont plus proches de la vie, moins destructrices, que les hommes. Pourtant les femmes sont plus envieuses, plus jalouses, plus rancunieres que les hommes, pense André. Et moi, je ne sais pas quoi lui dire, `a André. Je n'ai jamais vu quelqu'un avoir la tete si remplie. La tete d'André me fait penser `a un caddie dans un super-marché la veille de Noël. Il se rend compte qu'il tourne comme une toupie, il est épuisé, il se sent agressé, mais par quoi ? Assommé, ballotté, excité, mais sans désir. Et alors ? Vous voulez savoir comment ça s'est terminé ? Ça ne s'est pas terminé. Il s'est marié, il a divorcé. Avant son divorce, il a eu un enfant. Son enfant... Il s'en occupe, il est présent... Mais ce qui est bizarre, c'est que l'enfant ne l'a pas modifié. C'est comme s'il ne l'avait pas eu. Oui, c'est ça qui est vraiment bizarre, c'est comme s'il ne l'avait pas eu. Tout le monde, ou presque, reconnait que l'industrialisation effrénée, sauvage, causée par le désir de profit de quelques uns, a beaucoup détruit et continue `a détruire la Terre, l'espace matériel commun de la Terre. Forets, mers, atmosphere, especes animales et végétales... Mais il faudrait tout de meme que l'on commence `a prendre aussi au sérieux l'autre forme de cette destruction, la destruction de l'espace mental commun, l'espace public. Tout ce qui est mis en circulation, ou presque, comme oeuvre, travail de pensée, projet, devient anecdote. Et devant une anecdote, il n'y a rien `a dire ni `a penser, mais seulement `a rester l`a, passif, assis. Pas d'objet, pas de question, on est seulement devant une affirmation vide et agressive, sauvage, Moi c'est moi, et toi, tais-toi. La trivialisation est le nouvel opium du peuple. On l'a déj`a dit : “Ils vendront leurs secrets et cela fera une culture”. Et cela fera une culture, voil`a ce qui est urgent de penser ! Une façon de faire croire aux gens qu'ils participent `a ce qui se passe et `a leur propre vie parce qu'ils peuvent soi-disant se reconnaître dans les énoncés les plus triviaux, les anecdotes les plus triviales, moi aussi j'aime les épinards, moi aussi je déteste l'hypocrisie, moi aussi... Une façon de dire : participons, non pas aux décisions concernant notre vie, ça c'est difficile, vraiment, voire exclu, mais aux prétendus dessous des cartes, vous n'etes pas, nous ne sommes pas parmi les élus, les élites, mais au moins on connaîtra le petit bout de la petite culotte. C'est une façon de faire qui essaie de colmater le désespoir des gens, le nôtre, et la perte de reperes, l'isolement. Toutes les questions que posent une oeuvre, un projet, une idée sont effacées, reste seulement l'agitation, l'auto-promotion du soi-disant médiateur. Imaginez un instant un entretien `a la télévision avec le Marquis de Sade. Le vieux Sade, un peu gâteux, ou mal conseillé, aurait accepté. Le présentateur aurait, pour l'occasion, porté une petite perruque poudrée sur la tete. Alors, Monsieur le marquis, vous aimez toujours la sodomie ? Sade, surpris. Les derrieres, c'est vraiment votre préférance, n'est-ce pas ? Pouvez-vous nous préciser la partie du derriere que vous investissez le plus ? le trou ? la raie ? les fesses ? Sade secoue la tete. Quand est-ce que vous vous etes rendu compte de ces préférences ? Avez-vous eu peur ? Vous n'avez surement pas eu peur de l'opinion d'autrui, quand on vous connait, quand on vous voit, on se rend bien compte que vous n'avez peur de personne, mais avez-vous eu peur de vous meme ? Mmmfff, émettrait Sade, l'air vaguement choqué. Vous préférez les culs bien fermés, n'est-pas ? les pas trop usés ? les plus serrés, ahahaha ? Sade, rétracté, un peu absent, ou pas habitué aux lumieres du plateau, opine. Et votre gout des glaces, des sorbets ? J'ai été tres frappé en vous lisant par votre gourmandise. Sade sourit dans le lointain. Vous aimez les sorbets un peu différents, un peu spéciaux, n'est-ce pas ? Les sorbets `a la merde, au caca, vous dites que c'est eux que vous préférez ? Vous pensez qu'il vaut mieux dire merde ou caca, d'ailleurs ? Sade leve les sourcils. Vous etes toujours tres exigeant sur les mots, tres rigoureux, on voit que vous aimez la langue française, que vous l'appréciez vraiment, j'ai raison, n'est-ce pas ? Sade hausse les épaules. J'ai raison, je vois que vous pensez que j'ai raison. Vous décrivez tres bien votre plaisir en les mangeant, ces sorbets, vous gémissez de plaisir, c'est exact, non ? Enfin, vous, votre héros... Votre héros, on peut dire que c'est vous, n'est-ce pas ? Mais vous avez oublié de nous donner la recette, ahhahah... Mmmff, émet Sade. Le spectateur attentif pourrait peut-etre voir une petite bulle au-dessus de sa tete avec un point d'interrogation comme dans certaines bande-dessinées. Alors, avançons, avançons, il y a beaucoup de matiere, n'est-ce pas, ahhahah. Dites-nous, vous aimez particulierement les relations `a plusieurs, les groupes ? Les positions imbriquées, interactives ? Vous faites appel aux gens les plus divers, ceux que vous connaissez, ceux que vous ne connaissez pas, des domestiques, des princes, vous aimez les mélanges, n'est-ce pas ? Tout ça demande du travail, de l'organisation. Vous etes quelqu'un de tres organisé, n'est-ce pas ? ça se voit. Il faut avoir tout de meme un esprit tres tres organisé pour mettre au point tout ça, non ? C'est un peu transgressif, bien sur, mais on peut comprendre, on peut comprendre. Moi meme... Silence souriant. Sade, étonné sans doute du silence, s'agite sur sa chaise. Et votre gout pour le sang, les blessures, les déchirures, forcer, faire mal, vous pouvez nous en parler ? Mmmfff, réponse de Sade. Ceci dit, vous admettrez que tout ça exige du personnel, des moyens, n'est-ce pas ? Avouez que ce sont seulement des privilégiés, des personnes assez fortunées, tres fortunées meme, qui peuvent avoir ce genre de loisirs ? Vous ne le dites pas assez, vous ne le dites pas du tout, d'ailleurs. Pour que ce soit vraiment accessible `a Monsieur tout le monde, Monsieur le marquis, il faudrait tout de meme repenser les infrastructures, et l`a je vous fait une petite critique, vous n'avez pas pensé au côté populaire, tel que vous le présentez tout ça n'est pas encore suffisamment démocratique, mais peut-etre ce n'est pas votre probleme ? Sade hoche la tete. Pourtant il me semble que c'est important, essentiel meme, `a notre époque, on ne peut pas faire l'impasse l`a-dessus, n'est-ce pas ? Enfin, tout ça c'est de l'amour, une voie d'acces vers l'amour. Ah non, dit Sade, qui subitement a l'air de se réveiller, ah non. C'est la nature, dit Sade. L'amour, la nature, c'est pareil, dit le présentateur, en souriant mais avec un ton grave, l'amour, la nature, c'est la meme chose, et c'est ça qui est beau. Ah non, dit Sade, ah non. La nature n'interdit rien, dit Sade. Ce sont les hommes qui interdisent. La nature, elle, n'interdit rien, répete Sade fermement. Mais, ajoute Sade, pour citer une formule bien connue, tout ce qui est interdit est par définition, je dis bien par définition, possible. Le présentateur reste un moment un peu flottant. Il se ressaisit. Bon, bon, bon, Monsieur le marquis, vous ne nous avez toujours pas dit comment tout ça vous était venu ? Parlez nous de votre parcours, voulez-vous ? Vous pouvez dater ? La premiere fois ? Vous aviez, on croit savoir, une tres mauvaise relation avec votre mere ? D'ailleurs dans un de vos livres, la mere est cousue, n'est-ce pas ? C'est l'expression d'un désir personnel ? Et vos initiales, D.A.F., je me suis toujours demandé ? Pourquoi ces initiales ? Le présentateur continue, il fait les questions et les réponses. Sade, fatigué, ne dit plus rien. Mmmfff... Tu mangeras sainement, ah comme tu y penseras. Tu auras une sexualité épanouie, quoiqu'il en soit. Tu connaîtras ton corps, tu as intéret `a le connaître. Tu rechercheras des plaisirs nouveaux, inconnus, étranges, différents, variés, simples, élémentaires. Tu atteindras une jouissance optimale et personnalisée. Tu soigneras ton sourire et tes dents, façade, façade. Tu te réveilleras toujours gaie, malgré tout. Tu n'auras peur de rien, meme si c'est impossible. Tu ne transpireras pas. Tu seras propre. Tu digereras tout. Impressionnant. Tu ne garderas pas tes problemes `a l'intérieur, ça te rendrait malade. Tu iras vite et tu prendras le temps, tu n'as qu'`a te débrouiller. Tu auras un métier passionnant, enfin, qui te passionne. Tu rentabiliseras ta vie, ce n'est pas si facile. Tu seras informée et cultivée, le loisir est nécessaire. Tu ne seras pas divisée, du tout, du tout. Tu ne te sentiras jamais coupable, tu seras coupable par définition. Tu ne te sentiras jamais seule, tu sais que c'est mal vu. Tu aimeras la vie dans la lumiere, la lumiere, la lumiere. Tu feras tout pour exister, c'est normal. (les textes “la sexualité industrielle de masse” et “Sade `a la télévision” sont adaptés des Amants de Marie ) Consommations / Leslie Kaplan ---------------------------------------------------------------------------------------------- Leslie Kaplan , Consommations © Inventaire/Invention et les auteurs - tous droits réservés - 2005