Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO (*1940) Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Procs-verbal, Paris, Gallimard, 1963. 1 LE PROCS-VERBAL On y voit le jeune Adam Polo, isolé des hommes par la folie ou la mystique de la vie, subsister dans une ville méridionale déserte, o le rejoint une complice fascinée, Michle. D'abord obsédé par le monde vivant, Adam s'y projette et s'identifie ce qu'il rencontre (plage, chien, btes de zoo) ou mme qu'il tue (rat); il lui reste réintégrer le monde des hommes, et le voici qui prche de façon délirante sur la Promenade du bord de mer; arrté et interné dans un asile, il plonge dans la région infinie des mirages rigoureux . Il était cette peur... Dans son exploration des tres vivants, Adam vit la relation agressive avec un rat comme un échange de leurs natures respectives : il sent tre la peur du rat, et éprouve le rat comme un minuscule homme terrorisé. Outre cette métamorphose quasi mystique, l'aspect pathologique apparaît plus encore dans la violence des pulsions, l'acharnement meurtrier, peut-tre autodestructeur, la rverie sur le sang, et le délabrement du langage imprécatoire. En revanche, l'expression romanesque est d'une intensité prodigieuse, dans la violence comme dans une sorte de douceur momentanée, et atteint parfois la beauté de la poésie surréaliste. Quand tout1 fut prt, Adam se tint devant le billard, décidé; il se sentait devenir géant tout coup; un type trs grand, dans les trois mtres de taille, débordant de vie et de puissance. Un peu devant lui, contre le mur du fond, placée côté du carré de lumire livide qui venait de la fentre, la bte était campée sur ses quatre pattes roses, avec beaucoup de patience. Sale rat ! dit Adam. Sale rat ! Et il lança la premire boule, de toutes les forces dont il était capable. Elle éclata sur le haut de la plinthe, quelques centimtres gauche de l'animal, avec un fracas de tonnerre. Une demi-seconde aprs, le rat blanc fit un bond de côté, en criant. Adam exulta. Tu vois ! Je vais te tuer ! Tu es trop vieux, tu n'as plus de réflexes, vilain rat blanc ! Je vais te tuer ! Et puis il se déchaîna. Il lança cinq ou six boules les unes aprs les autres; quelques-unes se cassrent contre le mur, d'autres rebondirent sur le plancher et vinrent rouler prs de ses pieds. Une des boules, en se brisant, envoya un éclat sur la tte du rat, juste derrire l'oreille gauche, et le fit saigner. Le rongeur se mit courir le long du mur, et de sa gueule ouverte sortit comme un souffle d'air sifflant. Il se précipita vers l'armoire pour se cacher, et dans sa hâte donna du museau contre l'angle du meuble; il disparut dans la cachette en glapissant. Adam, incapable désormais de se tenir sur ses jambes, tomba quatre pattes. Il balbutia avec fureur : Sors de l, sale bte ! Sale rat ! rat ! sale rat ! sors de l ! II envoya quelques boules de billard sous l'armoire, mais le rat blanc ne bougea pas. Alors il se traîna sur les genoux et fouilla dans l'ombre avec son bâton de bambou. Il cogna quelque chose de mou contre le mur. Le rat finit par sortir et courut l'autre bout de la pice. Adam rampa vers lui, son couteau de cuisine la main. Avec ses yeux, il accula la bte contre un mur : il vit le pelage raide un peu souillé de sang, vers l'occiput. Le corps chétif pantelait; les côtes se soulevaient et retombaient spasmodiquement; les yeux bleu pâle étaient exorbités par la peur. On lisait dans deux cercles noirs enchâssés au fond des prunelles transparentes, une idée de la fatalité, l'inspiration d'un dénouement chargé de mort et d'angoisse, un reflet humide et mélancolique; cette peur était mlée d'une nostalgie secrte ayant rapport beaucoup d'années heureuses, des kilogrammes de grains de blé ou de tranches de gruyre, savourés doucement parmi la pénombre fraîche des caves des hommes. Et Adam sut qu'il était cette peur. Il était un danger colossal, couvert de muscles, si on veut une espce de rat blanc géant avide de dévorer ses congénres. Tandis que le rat, le vrai, devenait cause de sa haine et de sa terreur, un homme. Des tressaillements nerveux secouaient le corps du petit animal, comme s'il allait pleurer, ou tomber genoux et réciter des prires. Arc-bouté sur ses quatre pattes, Adam avançait en criant, en grognant, en marmonnant des injures; les mots n'existaient plus; ils ne partaient ni n'étaient reçus, et de ce mouvement intermédiaire, ressortaient éternels, véritables, négatifs; ils étaient parfaitement géométriques, dessinés sur décor d'inimaginable, avec une touche de mythique, dans le genre des constellations. Tout était écrit autour du motif central de Bételgeuse ou d'Epsilon Cocher2. Adam était perdu en plein abstrait; il vivait, ni plus ni moins : il lui arriva mme de couiner. Il empoigna des boules et les jeta sur la bte, cette fois touchant juste, brisant des os, faisant claquer des chairs sous le pelage, en criant des mots sans suite, comme, rat ! , crime ! crime ! , salaud ! rat blanc ! , crie, crie, arrah ! , écraser !... , je tue , rat ! rat ! rat ! rat ! Il jeta le couteau, la lame la premire, et couvrit les paroles du rat blanc avec une des injures les plus basses qu'on puisse jamais adresser ce genre d'animaux : 1 Les boules d'un billard destinées servir de projectiles. 2 Dans l'imagination délirante d'Adam, le drame a pris des proportions cosmiques. L'univers se réduit ce drame, comme si les deux protagonistes étaient, l'un Bételgeuse (une étoile de premire grandeur) et l'autre Epsilon (une étoile peine perceptible de la constellation du Cocher), et cela alternativement. Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO (*1940) Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Procs-verbal, Paris, Gallimard, 1963. 2 Sale, sale chat ! C'était encore loin d'tre fini; la petite bte myope, moitié mutilée, bondit hors d'atteinte d'Adam. Elle n'existait déj plus. Au terminus de cette vie remplie de souvenirs trs denses, elle était une sorte de fantôme pâle, aux formes vaporeuses, trouble comme un peu de neige ; elle fuyait sur le sol marron, insaisissable et perpétuelle. Elle était un nuage lobulaire, ou bien un flocon de mousse douce, dissocié du sang et de la terreur, naviguant la surface des eaux sales. Elle était ce qui reste d'un moment de lessive, ce qui flotte ce qui bleuit, ce qui parcourt l'épaisseur de l'air, et éclate sans qu'on ait jamais pu la polluer, sans qu'on ait jamais pu la tuer. Adam la vit glisser, gauche, puis droite, devant lui ; une espce de fatigue s'ajouta sa volonté, le rendant sobre. Alors il cessa de parler. Il se remit debout sur ses jambes et décida de finir le combat. Il prit une boule de billard dans chaque main, -- presque toutes les autres étaient brisées, maintenant. Puis il se mit marcher vers le rat. En passant le long de la plinthe, il vit le fameux endroit, qu'il marquerait d'une croix au charbon, plus tard, o le rat blanc avait commencé perdre la vie. Du début du massacre, il ne restait plus, sur le parquet de bois, que quelques touffes de poils clairs, des morceaux d'ivoire, semblables des éclisses d'os, et une mare. Une mare de sang violet, épais, déj terne, que les lattes sales buvaient goutte goutte. Dans une heure ou deux, le temps d'entrer plein corps au sein de l'éternité, tout serait fini. Le sang aurait l'air d'une tache de n'importe quel liquide, du vin, par exemple. En se coagulant, il deviendrait dur, ou poudreux, et on pourrait le gratter avec la pointe de l'ongle, on pourrait y poser des mouches sans qu'elles se noient, sans qu'elles s'en nourrissent. Avec un rideau mouillé devant les yeux, Adam marcha jusqu'au rat. Il le vit comme s'il avait essayé de regarder travers un paravent de douche, un pan de nylon parcouru de gouttelettes derrire lequel se cache la femme nue, couleur de chair, au milieu des bruits de l'averse et de l'odeur des bulles de savonnette. Le rat blanc, couché sur le ventre, semblait dormir au fond d'un aquarium. Tout était parti vau-l'eau hors de la sphre d'habitation de l'animal, laissant un secteur nu et immobile; maintenant trs proche de la béatitude, le rat attendait la minute-limite, o un demi-souffle expirerait sur ses moustaches raides, le propulsant jamais dans une sorte de vie double, dans la jonction précise des tas de clairs-obscurs de la philosophie. Adam l'écouta respirer tranquillement; la peur avait quitté le corps de la bte. Il était bien loin, présent, peine agonisant; avec deux yeux pâles, il attendit que les dernires boules d'ivoire, accablant son squelette de coups de boutoir, l'expédient au paradis des rats blancs. Il irait l-bas, un peu la nage, un peu par les airs, plein d'une joie mystique. Il laisserait par terre son corps nu, pour qu'il se vide de tout son sang, goutte goutte, et que ce sang indique longtemps l'endroit sacré du plancher qui avait encastré son martyre. Pour qu'Adam, patiemment, se baisse jusqu' terre, et ramasse son cadavre disloqué. Pour qu'il le balance un instant dans ses mains, et qu'il le jette, en pleurant, au sein d'une longue chute courbe, depuis la fentre du premier étage jusqu'au sol de la colline. Un buisson d'épines recueillerait son corps et le laisserait mrir l'air libre, en plein soleil. Le Procs-verbal, Paris, Gallimard, 1963, G , p. 94.