Françoise SAGAN (*1935) Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Paris, Juliard, 1954. Les premiers jours furent éblouissants. Nous passions des heures sur la plage, écrasés de chaleur, prenant peu peu une couleur saine et dorée, l'exception d'Eisa qui rougissait et pelait dans d'affreuses souffrances. Mon pre exécutait des mouvements de jambes compliqués pour faire disparaître un début d'estomac incompatible avec ses dispositions de Don Juan. Ds l'aube, j'étais dans l'eau, une eau fraîche et transparente o je m'enfouissais, o je m'épuisais en des mouvements désordonnés pour me laver de toutes les ombres, de toutes les poussires de Paris. Je m'allongeais dans le sable, en prenais une poignée dans ma main, le laissais s'enfuir de mes -doigts en un jet jaunâtre et doux; je me disais qu'il s'enfuyait comme le temps, que c'était une idée facile et qu'il était agréable d'avoir des idées faciles. C'était l'été. Le sixime jour, je vis Cyril pour la premire fois. Il longeait la côte sur un petit bateau voile et chavira devant notre crique. Je l'aidai récupérer ses affaires et, au mi lieu de nos rires, j'appris qu'il s'appelait Cyril, qu'il était étudiant en droit et passait ses vacances avec sa mre, dans une villa voisine. Il avait un visage de Latin, trs brun, trs ouvert, avec quelque chose d'équilibré, de protecteur, qui me plut. Pourtant, je fuyais ces étudiants de l'Université, brutaux, préoccupés d'eux-mmes, de leur jeunesse surtout, y trouvant le sujet d'un drame ou un prétexte leur ennui. Je n'aimais pas la jeunesse. Je leur préférais de beaucoup les amis de mon pre, des hommes de quarante ans qui me parlaient avec courtoisie et attendrissement, me témoignaient une douceur de pre et d'amant Mais Cyril me plut. Il était grand et parfois beau, d'une beauté qui donnait confiance. Sans partager avec mon pre cette aversion pour la laideur qui nous faisait souvent fréquenter des gens stupides, j'éprouvais en face des gens dénués de tout charme physique une sorte de gne, d'absence; leur résignation ne pas plaire me semblait une infirmité indécente. Car, que cherchions-nous, sinon plaire? Je ne sais pas encore aujourd'hui si ce got de conqute cache une surabondance de vitalité, un got d'emprise ou le besoin furtif, inavoué, d'tre rassuré sur soi-mme, soutenu. Quand Cyril me quitta, il m'offrit de m'apprendre la navigation voile. Je rentrai dîner, trs absorbée par sa pensée, et ne participai pas, ou peu, la conversation; c'est peine si je remarquai la nervosité de mon pre. Aprs dîner, nous nous allongeâmes dans des fauteuils, sur la terrasse, comme tous les soirs. Le ciel était éclaboussé d'étoiles. Je les regardais, espérant vaguement qu'elles seraient en avance et commenceraient sillonner le ciel de leur chute. Mais nous n'étions qu'au début de juillet, elles ne bougeaient pas. Dans les graviers de la terrasse, les cigales chantaient. Elles devaient tre des milliers, ivres de chaleur et de lune, lancer ainsi ce drôle de cri des nuits entires. On m'avait expliqué qu'elles ne faisaient que frotter l'une contre l'autre leurs élytres, mais je préférais croire ce chant de gorge guttural, instinctif comme celui des chats en leur saison. Nous étions bien; des petits grains de sable entre ma peau et mon chemisier me défendaient seuls des tendres assauts du sommeil. C'est alors que, mon pre toussota et se redressa sur sa chaise longue. J'ai une arrivée vous annoncer , dit-il. Je fermai les yeux avec désespoir. Nous étions trop tranquilles, cela ne pouvait durer! Dites-nous vite qui, cria Elsa, toujours avide de mondanités. -- Anne Larsen , dit mon pre, et il se tourna vers moi. Je le regardai, trop étonnée pour réagir. Je lui ai dit de venir si elle était trop fatiguée par ses collections et elle... elle arrive. Je n'y aurais jamais pensé. Anne Larsen était une ancienne amie de ma pauvre mre et n'avait que trs peu de rapports avec mon pre. Néanmoins ma sortie de pension, deux ans plus tôt, mon pre, trs embarrasse de moi, m'avait envoyée elle. En une semaine, elle m'avait habillée avec got et appris vivre. J'en avais conçu pour elle une admiration passionnée qu'elle avait habilement détournée sur un jeune homme de son entourage. Je lui devais donc mes premires élégances et mes premires amours et lui en avais beaucoup de reconnaissance. A quarante- deux ans, c'était une femme trs séduisante, trs recherchée, avec un beau visage orgueilleux et las, indifférent. Cette indifférence était la seule chose qu'on pt lui reprocher. Elle était aimable et lointaine. Tout en elle reflétait une volonté constante, une tranquillité de coeur qui intimidait. Bien que divorcée et libre, on ne lui connaissait pas d'amant. D'ailleurs, nous n'avions pas les mmes relations : elle fréquentait des gens fins, intelligents, discrets, et nous des gens bruyants, assoiffés, auxquels mon pre demandait simplement d'tre beaux ou drôles. Je crois qu'elle nous méprisait un peu, mon pre et moi, pour notre parti pris d'amusements, de futilités, comme elle méprisait tout excs. Seuls nous réunissaient des dîners d'affaires -- elle s'occupait de couture et mon pre de publicité --, le souvenir de ma mre et mes efforts, car, si elle m'intimidait, je l'admirais beaucoup. Enfin cette arrivée subite apparaissait comme un contretemps si l'on pensait la présence d'Eisa et aux idées d'Anne sur l'éducation. Elsa monta se coucher aprs une foule de questions sur la situation d'Anne dans le monde. Je restai seule avec mon pre et vins m'asseoir sur les marches, ses pieds. Il se pencha et posa ses deux mains sur mes épaules : Pourquoi es-tu si efflanquée, ma douce? Tu as l'air d'un petit chat sauvage. J'aimerais avoir une belle fille blonde, un peu forte, avec des yeux en porcelaine et... -- La question n'est pas l, dis-je. Pour quoi as-tu invité Anne? Et pourquoi a-t-elle accepté? -- Pour voir ton vieux pre, peut-tre. On ne sait jamais. Françoise SAGAN (*1935) Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Paris, Juliard, 1954. -- Tu n'es pas le genre d'hommes qui intéresse Anne, dis-je. Elle est trop intelligente, elle se respecte trop. Et Elsa? As-tu pensé Elsa? Tu t'imagines les conversations entre Anne et Elsa? Moi pas! -- Je n'y ai pas pensé, avoua-t-il. C'est vrai que c'est épouvantable. Cécile, ma douce, si nous retournions Paris? Il riait doucement en me frottant la nuque. Je me retournai et le regardai. Ses yeux sombres brillaient, des petites rides drôles en marquaient les bords, sa bouche se retroussait un peu. Il avait l'air d'un faune. Je me mis rire avec lui, comme chaque fois qu'il s'attirait des complications. Mon vieux complice, dit-il. Que ferais-je sans toi? Et le ton de sa voix était si convaincu, si tendre, que je compris qu'il aurait été malheureux. Tard dans la nuit, nous parlâmes de l'amour, de ses complications. Aux yeux de mon pre, elles étaient imaginaires. Il refusait systématiquement les notions de fidélité, de gravité, d'engagement. Il m'expliquait qu'elles étaient arbitraires, stériles. D'un autre que lui, cela m'et choquée. Mais je savais que dans son cas, cela n'excluait ni la tendresse ni la dévotion, sentiments qui lui venaient d'autant plus facilement qu'il les voulait, les savait provisoires. Cette conception me séduisait : des amours rapides, violentes et passagres. Je n'étais pas l'âge o la fidélité séduit. Je connaissais peu de chose de l'amour : des rendez-vous, des baisers et des lassitudes. CHAPITRE II ANNE ne devait pas arriver avant une semaine. Je profitais de ces derniers jours de vraies vacances. Nous avions loué la villa pour deux mois, mais je savais que ds l'arrivée d'Anne la détente complte ne serait plus possible. Anne donnait aux choses un contour, aux mots un sens que mon pre et moi laissions volontiers échapper. Elle posait les normes du bon got, de la délicatesse et l'on ne pouvait s'empcher de les percevoir dans ses retraits soudains, ses silences blessés, ses expressions. C'était la fois excitant et fatigant, humiliant en fin de compte car je sentais qu'elle avait raison. Le jour de son arrivée, il fut décidé que mon pre et Elsa iraient l'attendre la gare de Fréjus. Je me refusai énergiquement de participer l'expédition. En désespoir de cause, mon pre cueillit tous les glaeuls du jardin afin de les lui offrir ds la descente du train. Je lui conseillai seulement de ne pas faire porter le bouquet par Elsa. A trois heures, aprs leur départ, je descendis sur la plage. Il faisait une chaleur accablante. Je m'allongeai sur le sable, m'endormis moitié et la voix de Cyril me réveilla. J'ouvris les yeux : le ciel était blanc, confondu de chaleur. Je ne répondis pas Cyril; je n'avais pas envie de lui parler, ni personne. J'étais clouée au sable par toute la force de cet été, les bras pesants, la bouche sche. Etes-vous morte? dit-il. De loin, vous aviez l'air d'une épave, abandonnée... Je souris. Il s'assit côté de moi et mon coeur se mit battre durement, sourdement, parce que, dans son mouvement, sa main avait effleuré mon épaule. Dix fois, pendant la dernire semaine, mes brillantes manoeuvres navales nous avaient précipités au fond - de l'eau, enlacés l'un l'autre sans que j'en ressente le moindre trouble. Mais aujourd'hui, il suffisait de cette chaleur, de ce demi-sommeil, de ce geste maladroit, pour que quelque chose en moi doucement se déchire. Je tournai la tte vers lui. Il me regardait. Je commençais le connaître : il était équilibré, vertueux plus que de coutume peut-tre son âge. C'est ainsi que notre situation -- cette curieuse famille trois -- le choquait. Il était trop bon ou trop timide pour me le dire, mais je le sentais aux regards obliques, rancuniers qu'il lançait mon pre. Il et aimé que j'en sois, tourmentée. Mais je ne l'étais pas et la seule chose qui me tourmentât en ce moment, c'était son regard et les coups de boutoir de mon coeur. Il se pencha vers moi. Je revis les derniers jours de cette semaine, ma confiance, ma tranquillité auprs de lui et je regrettai l'approche de cette bouche longue et un peu lourde. Cyril, dis-je, nous étions si heureux... Il m'embrassa doucement. Je regardai le ciel; puis je ne vis plus que des lumires rouges éclatant sous mes paupires serrées. La chaleur, l'étourdissement, le got des premiers baisers, les soupirs passaient en longues minutes. Un coup de klaxon nous sépara comme des voleurs. Je quittai Cyril sans un mot et remontai vers la maison. Ce prompt retour m'étonnait : le train d'Anne ne devait pas tre encore arrivé. Je la trouvai néanmoins sur la terrasse, comme elle descendait de sa propre voiture. C'est la maison de la Belle-au-Bois-dormant! dit-elle. Que vous avez bronzé, Cécile! Ça me fait plaisir de vous voir. - Moi aussi, dis-je. Mais vous arrivez de Paris? -- J'ai préféré venir en voiture, d'ailleurs je suis vannée. Je la conduisis sa chambre. J'ouvris la fentre dans l'espoir d'apercevoir le bateau de Cyril mais il avait disparu. Anne s'était assise sur le lit. Je remarquai les petites ombres autour de ses yeux. Cette villa est ravissante, soupira-t-elle. O est le maître de maison? -- Il est allé vous chercher la gare avec Eisa. J'avais posé sa valise sur une chaise et, en me retournant vers elle, je reçus un choc. Son visage s'était Françoise SAGAN (*1935) Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Paris, Juliard, 1954. brusquement défait, la bouche tremblante. Elsa Mackenbourg? Il a amené Elsa Mackenbourg ici? Je ne trouvai rien répondre. Je la regardai, stupéfaite. Ce visage que j'avais toujours vu si calme, si maître de lui, ainsi livré tous mes étonnements... Elle me fixait travers les images que lui avaient fournies mes paroles; elle me vit enfin et détourna la tte. J'aurais d vous prévenir, dit-elle, mais j'étais si pressée de partir, si fatiguée... -- Et maintenant..., continuai-je machinalement. -- Maintenant quoi ? dit-elle. Son regard était interrogateur, méprisant. Il ne s'était rien passé. Maintenant, vous tes arrivée, dis-je btement en me frottant les mains. Je suis trs contente que vous soyez l, vous savez. Je vous attends en bas; si vous voulez boire quelque chose, le bar est parfait. Je sortis en bafouillant et descendis l'escalier dans une grande confusion de pensées. Pourquoi ce visage, cette voix troublée, cette défaillance? Je m'assis dans une chaise longue, je fermai les yeux. Je cherchai me rappeler tous les visages durs, rassurants d'Anne : l'ironie, l'aisance, l'autorité. La découverte de ce visage vulnérable m'émouvait et m'irritait la fois. Aimait-elle mon pre? Etait-il possible qu'elle l'aimât? Rien en lui ne correspondait ses gots. Il était faible, léger, veule parfois. Mais peut-tre était-ce seulement la fatigue du voyage, l'indignation morale? Je passai une heure faire des hypothses. A cinq heures, mon pre arriva avec Elsa Je le regardai descendre de voiture. J'essayai de savoir si Anne pouvait l'aimer. Il marchait vers moi, la tte un peu en arrire, rapidement. Il souriait. Je pensai qu'il était trs possible qu'Anne l'aimât, que n'importe qui l'aimât. Anne n'était pas l, me cria-t-il. J'espre qu'elle n'est pas tombée par la portire. -- Elle est dans sa chambre, dis-je; elle est venue en voiture. -- Non? C'est magnifique! Tu n'as plus qu' lui monter le bouquet. -- Vous m'aviez acheté des fleurs? dit la voix d'Anne. C'est trop gentil. Elle descendait l'escalier sa rencontre, détendue, souriante, dans une robe qui ne semblait pas avoir voyagé. Je pensai tristement qu'elle n'était descendue qu'en entendant la voiture et qu'elle aurait pu le faire un peu plus tôt. pour me parler; ne ft-ce que de mon examen que j'avais d'ailleurs manqué! Cette dernire idée me consola. Mon pre se précipitait, lui baisait la main. "J'ai passé un quart d'heure sur le quai de la gare avec ce bouquet de fleurs au bout des bras et un sourire stupide aux lvres. Dieu merci, vous tes l! Connaissez-vous Elsa Mackenbourg? Je détournai les yeux. "Nous avons d nous rencontrer, dit Anne, tout aimable... J'ai une chambre magnifique, vous tes trop gentil de m'avoir invitée, Raymond, j'étais trs fatiguée. Mon pre s'ébrouait. A ses yeux, tout allait bien. Il faisait ds phrases, débouchait des bouteilles. Mais je revoyais tour tour le visage passionné de Cyril, celui d'Anne, ces deux visages marqués de violence, et je me demandais si les vacances seraient aussi simples que le déclarait mon pre. Ce premier dîner fut trs gai. Mon pre et Anne parlaient de leurs relations communes qui étaient rares mais hautes en couleur. Je m'amusai beaucoup jusqu'au moment o Anne déclara que l'associé de mon pre était microcéphale. C'était un homme qui buvait beaucoup, mais qui était gentil et avec lequel nous avions fait, mon pre et moi, des dîners mémorables. Je protestai : Lombard est drôle, Anne. Je l'ai vu trs amusant. -- Vous avouerez qu'il est quand mme insuffisant, et mme son humour... -- Il n'a peut-tre pas une forme d'intelligence courante, mais... Elle me coupa d'un air indulgent : Ce que vous appelez les formes de l'intelligence n'en sont que les âges. Le côté lapidaire, définitif de sa formule m'enchanta. Certaines phrases dégagent pour moi un climat intellectuel, subtil, qui me subjugue, mme si je ne les péntre pas absolument. Celle-l me donna envie de posséder un petit carnet et un crayon. Je le dis Anne. Mon pre éclata de rire : Au moins, tu n'es pas rancunire. Je ne pouvais l'tre, car Anne n'était pas malveillante. Je la sentais trop compltement indifférente, ses jugements n'avaient pas cette précision, ce côté aigu de la méchanceté. Ils n'en étaient que plus accablants. Ce premier soir, Anne ne parut pas remarquer la distraction, volontaire ou non, d'Elsa qui entra directement dans la chambre de mon pre. Elle m'avait apporté un chandail de sa collection, mais ne me laissa pas la remercier. Les remerciements l'ennuyaient et comme les miens n'étaient jamais la hauteur de mon enthousiasme, je ne me fatiguai pas. Je trouve cette Elsa trs gentille , dit-elle, avant que je ne sorte. Elle me regardait dans les yeux, sans sourire, elle cherchait en moi une idée qu'il lui importait de détruire. Je devais oublier son réflexe de tout l'heure. Françoise SAGAN (*1935) Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Paris, Juliard, 1954. Oui, oui, c'est une charmante, heu, jeune fille... trs sympathique. Je bafouillais. Elle se mit rire et j'allai me coucher trs énervée. Je m'endormis en pensant Cyril qui dansait peut-tre Cannes avec des filles. Je me rends compte que j'oublie, que je suis forcée d'oublier le principal : la présence de la mer, son rythme incessant, le soleil. Je ne puis rappeler non plus les quatre tilleuls dans la cour d'une pension de province, leur parfum; et le sourire de mon pre sur le quai de la gare, trois ans plus tôt ma sortie de pension, ce sourire gné parce que j'avais des nattes et une vilaine robe presque noire. Et dans la voiture, son explosion de joie, subite, triomphante, parce que j'avais ses yeux, sa bouche et que j'allais tre pour lui le plus cher, le plus merveilleux des jouets. Je ne connaissais rien; il allait me montrer Paris, le luxe, la vie facile. Je crois bien que la plupart de mes plaisirs d'alors, je les dus l'argent : le plaisir d'aller vite en voiture, d'avoir une robe neuve, d'acheter des disques, des livres, des fleurs. Je n'ai pas honte encore de ces plaisirs faciles, je ne puis d'ailleurs les appeler faciles que parce que j'ai entendu dire qu'ils l'étaient. Je regretterais, je renierais plus facilement mes chagrins ou mes crises mystiques. Le got du plaisir, du bonheur représente le seul côté cohérent de mon caractre. Peut-tre n'ai-je pas assez lu? En pension, on ne lit pas, sinon des oeuvres édifiantes. A Paris, je n'eus pas le temps de lire : en sortant de mon cours, des amis m'entraînaient dans des cinémas; je ne connaissais pas le nom des acteurs, cela les étonnait. Ou des terrasses de café au soleil; je savourais le plaisir d'tre mlée la foule, celui de boire, d'tre avec quelqu'un qui vous regarde dans les yeux, vous prend la main et vous emmne ensuite loin de la mme foule. Nous marchions dans les rues jusqu' la maison. L il m'attirait sous une porte et m'embrassait : je découvrais le plaisir des baisers. Je ne mets pas de nom ces souvenirs : Jean, Hubert, Jacques... Des noms communs toutes les petites jeunes filles. Le soir, je vieillissais, nous sortions avec mon pre dans des soirées o je n'avais que faire, soirées assez mélangées o je m'amusais et o j'amusais aussi par mon âge. Quand nous rentrions, mon pre me déposait et le plus souvent allait reconduire une amie. Je ne l'entendais pas rentrer. Je ne veux pas laisser croire qu'il mît une ostentation quelconque ses aventures. Il se bornait ne pas me les cacher, plus exactement ne rien me dire de convenable et de faux pour justifier la fréquence des déjeuners de telle amie la maison ou son installation complte... heureusement provisoire! De toute façon, je n'aurais pu ignorer longtemps la nature de ses relations avec ses invitées et il tenait sans doute garder ma confiance d'autant plus qu'il évitait ainsi des efforts pénibles d'imagination. C'était un excellent calcul. Son seul défaut fut de m'inspirer quel- que temps un cynisme désabusé sur les choses de l'amour qui, vu mon âge et mon expérience, devait paraître plus réjouissant qu'impressionnant. Je me répétais volontiers des formules lapidaires, celle d'Oscar Wilde, entre autres : Le péché est la seule note de couleur vive qui subsiste dans le monde moderne. Je la faisais mienne avec une absolue conviction, bien plus srement, je pense, que si je l'avais mise en pratique. Je croyais que ma vie pourrait se calquer sur cette phrase, s'en inspirer, en jaillir comme une perverse image d'Epinal : j'oubliais les temps morts, la discontinuité et les bons sentiments quotidiens. Idéalement, j'envisageais une vie de bassesses et de turpitudes. pp. 9-29.