Marie NDiaye, PAPA D0IT MANGER, © Les Editions de Minuit 2003 I PAPA. - C'est moi, mon oiseau. C'est moi. Papa est revenu. MlNA. - Retirez votre pied, ne coincez pas la porte, s'il vous plait. On m'empéche-ra de descendre jouer pendant trois jours. PAPA. - C'est moi, enfant. Je suis Papa et je suis revenu. MlNA. - Mais, maintenant, partez, par-tez ! Chut. Je serai punie. PAPA. - Papa est revenu, Papa entrera, enfant... perfide, grandie si vite. Laquelle de mes deux filles es-tu ? N'aie crainte, petite méchante. C'est moi. J'entrerai. MlNA. - Maman veut de l'ordre et du chic, Maman veut que la perfection nous 9 PAPA DOIT MANGER garde et nous sauve. Soyez gentil. II faut partir bien doucement, s'il vous plait. PAPA. - Laquelle de mes deux filles es-tu ? L'ainée ? Cest impossible ä dire. Eh bien ? MlNA. - Je suis Mina. PAPA. - Mina, Papa est revenu. C'est moi, Papa. Mais qui est Mina ? MlNA. - Ma soeur Ami a dix ans. Maman a beaucoup de talent pour coiffer, alors est-il juste qu'elle ne soit qu'une shampouineuse pármi les autres ? Non, eile nous apprend ä penser que c'est mal fonde et injurieux. PAPA. - Papa est revenu mais Papa ne savait pas, Mina, que les enfants changent aussi vite. Papa croyait que les enfants attendraient son retour avant d'avoir ľair de parfaits inconnus. Comme tu dois étre contente ! Car c'est moi, enfin revenu, ma petite. Allons, laisse-moi entrer. Enlěve cette chaine. J'entrerai, sais-tu. Oui, j'entre-rai, puisque je suis ton pere. MlNA. - II ne faut pas ! S'il vous plait. Maman nous apprend que le tumulte ne 10 PAPA DOIT MANGER doit jamais passer notre seuil, et cet immeu-ble est plein de confusion qui ne cherche qu'ä pénétrer. PAPA. - Ne pleure pas ! Allons bon. Eh, enfant, quelle histoire ! MlNA. - L'agitation et le dérěglement n'ont pas leur place dans ľappartement de Maman. PAPA. - Mais Papa revient et c'est un miracle. Tu seras heureuse, enfant, car je suis ton pere, je suis riche et je veux que Maman me reprenne. Regarde. La peau de Papa est aussi noire que peut ľétre la peau humaine. Ma peau est d'un noir ultime, insurpassable, d'un noir miroitant parmi lequel mes yeux foncés paraissent presque délavés. Alors, enfant, sache děs ä present que cette teinte absolue et impé-rieuse de ma peau me donne ľavantage sur les peaux mates comme la tienne. Sache-le maintenant, pour le comprendre plus tard. MlNA. - Tout est injuste. PAPA. - L'indiscutable superioritě de mon aspect. Maintenant, petit oiseau, 11 PAPA DOIT MANGER ouvre-moi. Laisse entrer Papa, laisse-le revenir paisiblement. MlNA. - La paix, certes, nous ľaimons. PAPA. - Je reviens fier, heureux, aisé, si fier, si heureux et si riche. Je suis la, prét ä retrouver Maman. Eh, ma fille, crois-tu qu'elle me reprendra ? MlNA. - Maman travaille chez Boucle d'or, mais trěs en dessous de ses capacités. PAPA. - Pendant dix ans Maman m'a cru mort, mais, loin de vous, je prospérais, j'engrangeais, je m'élevais, pour revenir aujourd'hui dans tout ľéclat de mon succěs et de mon apparence. Dis-moi, enfant : est-ce que Maman s'est distraite, a pris un peu de bon temps ? MlNA. - Maman est beaucoup plus gaie que nous. Cest pourquoi, souvent, eile nous dit : vous avez le rire difficile, chěres petites mortes. Ah, oui, Maman est gaie. Oui, oui, eile s'amuse. Elle est drôle. PAPA. - Je suis lä, enfin, apres tant de hasards, mais Maman devait-elle rester ä m'attendre dans la solitude et le tracas ? Non, je ľadmets trěs humblement. Qui que 12