RÉJEAN DUCHAŘME ĽOcéantume ř Joes D 0039329712 UtV\ mf GALLIMARD 0030329712 INVÉNTAIRE 1977 R Touš droits de traduction, de reproduction et ď'adaptation reserves pour touš les pays, y compris ľ U. R. S. S. © Editions GaUimard, 1968. A Marie-Claire Blais, respectueusement comme á une princesse. Elle me demande si j'ai bien appris mes lecons, puis eile me crie d'aller me coucher : comme ä un chien. La maitresse d'école a des dents en or plein la bouche. «Mouche-toi done! Ne laisse pas couler cela comme cela! Tu n'as done pas de mere pour ťélever ? »Nous vivons au bord du chemin, le dos au fleuve, dans un bateau. lis ľont cimenté dans le sol, un peu comme une pierre tombale, mais ils ne l'ont pas cimenté tout á fait droit : je souhaite qu'il chavire. II s'agit d'un steamer que lna a trouvé en piochant pour enterrer un de ses chiens. Ils l'ont peinturé en noir. Ils lui ont fait des fenétres et des portes de maison. Avant, nous vivions sur une ile, juste derriěre. Nous sommes partis en voyage et, quand nous sommes revenus, les rats avaient mange tout le chateau, sauf la pierre. Ils avaient méme mangé les fenétres et les portes. Parfois, la nuit, toute la terre de ľile se change en rats et les restes du chateau chancellent. Hurt heures, lode; va te coucher! Non! Elle me flanque une paire de claques á faire tomber le cap Diamant. Je m'entortille comme un bonbon dans mes couvertures. Pendant que peu á peu tout le soleil pris dans la journée sort de moi, je m'imagine que ľécole brůle. Je m'imagine que j'ai des dents en or comme la maitresse et je suce mes dents. 9 2 Notre steamer, qui s'appelle « Mange-de-la-merde », est la derniěre habitation du chemin. En face, un peu á ľécart, se dresse le manoir. II était á vendre. II vient d'etre acheté. Avant de se coucher, la vieille Six allumait une lanterne rouge á chaque fenétre. Ils disent qu'elle était folle. Elle est morte pendant les vacances. L'hiver, la nuit, quand il neigeait, eile sortait son piano, ľinstallait sous le préau, et jouait de toute sa force. Elle s'est noyée. Ils disent qu'elle se promenait sur le chenal avec son chien et que ľeau s'est ouverte. Je me met-tais á genoux dans ľébrasement de ma fenétre et j'attendais qu'elle sorte. Elle finissait toujours par sortir. Son chien, qui ne pouvait s'arréter de japper, la suivait. Elle portait une rame á ľépaule et un fanal á la main. Elle allait tuer des gre-nouilles; c'est ce qu'elle mangeait. Les gens ont peur de nous comme ils avaient peur de la vieille Six. Ils disent que du pus sort en avalanche de la bosse de mon pere, Van der Laine. Mon frěre, Ino, pousse des cris de mort quand il voit des étrangers : ils disent que lorsque tout le monde est couché il se proměně dans le village en regardant par les fenétres. (Cela n'a aucun sens : moi-méme je ne peux lui faire quitter la chaufferie.) Quand le laitier trouve Ina, ma mere, ivre-morte dans le fossé, je passe des semaines á en entendre parier ä ľécole. A genoux dans ľébrasement de ma fenétre, je regarde le manoir étre éteint. Je regarde au clair de lune la vieille Six étre absente du manoir. J'attends pour rien. Elle ne sortira pas. Le chien ne jappera pas. Tout cela est fini. Les galeries ont été repeintes. La cheminée rompue par le tonnerre a été réparée. Ľherbe qui envahissait la cour a été fauchée. Je me demande qui va venir habiter le manoir. 10 3 Ils sont arrives. Je m'assois sur le bord du chemin et je les regarde décharger les camions lettrés débordant de chaises, de malles, de matelas et ďarmoires. II semble qu'il n'y ait que des adultes. Je n'ai jamais vu á la fois autant ďhommes aussi grands et aussi blonds. Ils ne doivent pas étre crétois. II y en a un qui me demande qui je suis, oü j'habite, ce que je fais la. Je ne lui réponds pas. Je ne ťai rien demandé! Ils ont les mémes yeux, des yeux ďun vert pále comme de ľeau, clair comme de ľair. Ils ont les mémes cheveux, le merne nez, le merne sourire. La porte d'un des camions s'ouvre. Tous s'arrétent; tous regardent et sourient dans cette direction. Sort une petite rille. Elle se frotte les yeux et branie. Us se mettent ä rire. II y en a un qui la saisit á la taille et la lance au bout de ses bras. Un autre la prend sur ses bras et tourne avec eile. Us ont ľair de l'aimer. Elle doit étre leur soeur. La sceur que j'aurais eue est morte quand je suis née. Elle s'appelait Ina, comme ma měře; eile serait devenue la reine Ina Ssouvie 39. La petite rille s'approche de moi, les mains derriěre le dos, la téte de côté. Elle se met á sauter á pieds joints en regardant ailleurs. Que me veut-elle? Je me lěve, préte á réagir. Brusquement, eile se tourne, me lance un caillou, éclate de rire et se sauve. Ino et moi sommes crétois, comme notre mere. Quant á Van der Laine, il vient des Pays-Bas. 4 La petite fille qui m'a lancé le caillou s'appelle Asie Azo-the. Aux recreations, tous courent se masser autour d'elle. 11 Cest ä qui serait le plus proche. lis lui demandent ä quelle école eile allait avant, comment c'était. La maitresse nous la cite deja en exemple quinze fois par jour. Mademoiselle se parfume. Elle porte des colliers en or et des bracelets en diamant. Elle a toujours les ongles nets et frais taillés. Elle n'a jamais les genoux sales; aprěs la priěre, eile prend une heure pour essuyer ses genoux avec son mou-ehoir. Elle change de robe chaque jour. Comme les yeux d'un chat, ses souliers brillent perpétuellement. Nous buvons tous dans la tasse ďétain accrochée au robinet. Elle se sert d'un verre de cristal sculpté qu'apres utilisation eile désinfecte, rince et essuie pendant une heure. Elle dit qu'á sa féte, ses frěres se mettent en habit et l'emmenent danser dans un grand hotel. Elle a tenement de crayons qu'elle peut faire un éventail avec. Son encrier, taille dans une defense de narval, a la forme d'un chien assis. Elle dit qu'elle a une voix d'ange. En Finlande, des barons et des comtes venaient l'en-tendre chanter, lancant ä ses pieds des couronnes de fleurs. Un jour, un roi a fait lancer á ses pieds une couronne de roses plus grosse et plus lourde qu'une des grandes roues d'un tracteur, si grosse et si lourde que le theatre a penché et que ses huit frěres ensemble n'ont pu la soulever. La bouche grand ouverte, de toutes leurs forces, ils 1'écoutent mentir. Ses cheveux, presque blancs, sont tous roulés en boudins. Quand eile marche, eile s'arrange pour qu'ils sautillent sur sa nuque. Elle n'est qu'une petite vache. Je la déteste; je la tuerais. Je l'ai battue, l'ai rebattue et la battrai encore. Je lui inspire une grande terreur. Je m'ingénie á déjouer tous les calculs qu'elle fait pour m'éviter. Le matin, je pars une heure plus tôt, ramasse une bonne provision de cailloux, me cache dans un bon fourré, et j'attends qu'elle passe. Je vais lui apprendre ä lancer des cailloux aux gens et á aller se réfugier entre les jambes de ses huit frěres aprěs! Le moment venu, je ne la rate pas, je ne la mitraille pas pour rire. Je la pousse dans le fossé. Ou je lance son cartable par-dessus 12 le chenal (qui a deux cents pieds de largeur), parmi les gaurs de York. La petite vache est en train de leur dire que son frěre ainé a parle au chef de police de ma conduite. — Le chef de police a promis á mon frěre ainé qu'il la ferait chasser de l'école. — Moi, je crois qu'il ne faut pas la traiter comme cela. II faut avoir pitie ďelle. Ce1 qui donne sa famille ä quelqu'un ne ľa pas gätée. N'oublions pas que son frěre est fou, sa mere ivrognesse et son pere bossu. — Je n'ai jamais vu un fou. J'aimerais bien voir son frěre. — Je l'ai vu, une nuit. II me regardait me déshabiller par la fenétre. II avait le visage jaune comme une banáne et il se tortillait comme un ver. J'ai tiré le store d'un coup sec. — Je ne te crois pas. Ma mere dit que personne ne ľa jamais vu. Le frěre ainé de la petite vache a telephone au steamer. Cest Ina qui a répondu, et eile était soůle. Elle a raccroché á son nez aprěs lui avoir dit ďaller faire lonlaire. 5 Sa chambre donne sur une fenétre du brisis. Descendant le perron du steamer, je la vois se pomponner dans ľombre. Je parcours un mille ou deux, m'assois au milieu du chemin. J'attends qu'elle veuille bien poindre á ľhorizon. Elle m'aper-coit. Elle s'arréte, puis, attendant que je me remette en marche, tourne en rond. Elle me suit, de loin, comme le trentiěme wagon du train suit le troisiěme, maintenant méthodiquement entre nous la distance comprise entre deux poteaux télégraphiques, distance i. «Ce qui donne... » est mis pour «Dieu » si «la chose » qui distri-bue les families aux enfants est Dieu. (N. D. A.) 13 trop grande, suppose-t-elle, pour que je ľatteigne si je veux la lapider et que je la rejoigne si je me mets á courir aprěs eile. Quand je m'arréte, eile s'arréte. Je recule, eile recule. II a suffi que Jacques Cartier plante une croix á Gaspé pour que les Francais lancent, avec la benediction du pape et ľéloge de la moitié du monde, des boulets de canon aux Anglais qui montraient leur nez dans le golfe du Saint-Laurent. Et je n'aurais pas le droit de lancer des cailloux ä une Finlandaise qui s'est mise ä passer comme sur rien sur un chemin que je parcours seule matin et soir depuis des années...? II n'y a pas deux poids deux mesures. II n'y a pas une loi pour les Francais et une pour moi. S'ils étaient logiques avec eux-mémes, ils ne me menaceraient pas de me faire chasser de ľécole : ils m'éleveraient une statue, comme á Frontenac. «Allez dire á votre maitre que je lui répondrai par la bouche de mes canons!» Va dire á ton frěre aíné qu'il se tienne tranquille s'il ne veut pas que je troue le milieu de son front avec un vilebrequin á měche chauífée ä blane. On ne s'apercoit vraiment que sa main est sienne que lorsque quel-qu'un la touche. Avant que Asie Azothe vienne y trainer ses souliers de poupée, je ne sentais pas que ce chemin m'appar-tenait. II est mon bien autant que ma chambre. Je n'y avais jamais entendu que mon silence. Comme des jouets brisés au fond ďune garde-robe, comme des fauteuils crevés dans un grenier, toutes les gaietés, indifferences et amertumes que j'ai eues ces trois derniěres années trainent tout le long de cet ancien lé. Quand il y pleut ou y neige, c'est comme s'il pleuvait ou neigeait dans mon lit. Je n'y endurerai personne, surtout pas cette Asie Azothe. Le sol battu y affleure á travers le gravier. Des pieds de plantain ľétoilent. Mais je n'ai pas besoin d'aller raconter tout cela á cette mijaurée... Certains ont besoin de dire á ceux qu'ils frappent pourquoi ils frappent. Je foudroie sans avoir pipe mot. Je gaspillerais ma salive : je suis sure que la notion de propriété ne lui est jamais passée par la téte. II ne faut pas en demander beau-coup á ceux qui sont fascines par le lustre de leurs souliers. 14 Je m'arréte. Elle aussi.. Je la regarde. Sa vue m'est insupportable. Je la vois : c'est accablant comme avoir un boeuf sur les épaules. J'avance puissamment á sa rencontre. II faut ľanéantir, la faire disparaitre de ma vie en surface et en profondeur. Un grand cri eile a poussé. Elle court de toute sa force. Follement inquiěte, comme embarrassée par télépathie de la force de ma colěre, eile titube, zigzague. Je peux courir deux fois plus vite qu'elle. Je me rapproche, mon ombre la touche, je la rejoins, la happe aux bras. J'en-fonce mes doigts dans sa peau, mes ongles dans ses os. Oú que mes mains serrent, la chair est comme pleine de coeurs minuscules que mes pressions ne font que faire cogner plus fort. Elle est de plus en plus tendue : c'est comme si ce que je voulais rompre se durcissait ä mesure que je presse. Ses joues et son menton tremblent comme de la gelatine. Son dégoůt de moi l'agite comme si était prisonniěre en eile une girafe en etat de erise médiumnique. — Ne me bats pas! Ne me fais pas mal! Non! Non! Je ťen supplie! Pitie! Demande-moi tout ce que tu veux! Je ferai tout ce que tu diras! — Marche dans le fossé! Je ne veux plus te voir sur ce lé! Ce lé est ä moi, entends-tu? ä moi seule! Je l'ai et le posséde! Que je ne te reprenne plus á marcher dessus! Je tue quand je suis en colěre! Compte pour un miracle que tu sois encore en vie! — Ne me tue pas! Je marcherai toujours dans le fossé dorénavant! J'aurais toujours marché dans le fossé si j'avais su! Je ne veux pas te déplaire! Je ferais tout pour que tu ne te f aches pas! Läche-moi, s'il te plait! Pitie! Tu me fais si mal! Elle pleure comme une cleure, hurle et se debat comme un clébat. Plus les larmes jaillissent et plus eile s'agite, plus je suis troublée et plus mon impuissance m'impatiente. Je ne sais plus quoi faire. Elle fera tout ce que je voudrai mais eile ne se soumet pas, ne se rend pas; au contraire : eile veut partir, me repousse; ses spasmes, son visage, son corps, tout d'elle reste invinciblement dressé contre moi. 15 6 Je m'engage dans le sous-bois. Cachée sous des voůtes de fougěre, j'attends qu'elle passe. Mes prescriptions sévěres et mes prerogatives sacrées seront-elles ignorées? Je le souhaite, ardemment, du venin sur la langue. Comptant sur l'occurrence d'un flagrant délit, j'ai élaboré pendant la nuit le plan de ľoffensive fatale, finale, létale. Ses blonds che-veux, je les couperai : j'ai des ciseaux. Sa petite bouche, je ľélargirai assez pour qu'un train y circule : j'ai la lame de rasoir qu'il faut. Soudain, j'entends chanter. — II était un petit vampire, il était un petit vampire, qui faisait pipi dans les encriers, qui faisait caca dans les escaliers... Elle n'a pas l'air inquiěte comme une assiette. Sa voix est claire comme le ciel et gaie comme les oiseaux. Elle foule le talus á longues enjambées, avec une allure de militaire en parade. Son sac ä bretelle bat sur ses genoux au rythme de sa chanson. Ici et lá, eile applique de grands coups ďépaule au perchis. Elle s'arréte devant les poteaux télégraphiques, se tait et y appuie ľoreille. — II était un petit satyre, il était un petit satyre, qui menait Lili sous les peupliers, quibattaitGigi á grands coups de pied... La voix se répercute de la terre au ciel comme du plancher au plafond dans une chambre, comme d'un rameau á l'autre le bruissement des feuilles. Elle couvre, inonde, le doux guilleri qui monte de la terre. Cet entrain est épouvantable. Cette envergure cosmique dont eile se permet de jouir, le coeur léger, sous mon nez, en dépit des humiliations sans nom et sans nombre que je lui ai fait subir, me décoit amě-rement, me désoriente complětement, me rompt net. J'éclate de rire, faussement. Je ris, ties fort, comme si je ľavais prise en train d'etre ridicule. Du coup, eile achoppe 16 sur une butte, plonge, se relěve, prend ses jambes á son cou. La poursuivant, je l'entends räler, äprement. Je sens ses nerfs se bander contre moi comme des arcs, son esprit se déme-ner contre moi comme une anguille dans une épuisette. Je sens son áme se barricader, son étre élever contre moi sa plus haute montagne. C'est toujours la méme chose. II n'y a rien ä faire. Je crie grace. — Je ne te veux plus de mal. N'aie plus peur. Attends-moi. Arréte. Je te jure que je ne te toucherai pas. Soudain, sa bretelle se casse. Le cartable bondit et roule jusqu'au fond du fossé, dans l'eau et la boue. Asie Azothe le retire, l'ouvre. Elle sort un á un les livres presque tous monstrueusement macules. Déconcertée, désarticulée, eile s'eíFondre. Elle pleure doucement, le visage dans ľherbe. — Ce n'est pas la fin du monde. Cesse de larmoyer. Je fais de mon mieux pour réparer ľirréparable. J'essuie le plus épais avec ma manche. Je saupoudre le reste de poussiere, pour qu'il sěche plus vite. Mes livres ont la reliure arrachée, les coins bouclés comme les cheveux du petit Jesus, les pages sales comme un mécanicien. Ľintérieur de ceux de Asie Azothe est clair, luit comme des feuilles de peupliers, semble aussi propre et neuf que ľintérieur d'un fruit, Une douce odeur s'y est incrustée, celie de son visage, une odeur de savon, de bonbons, de pommes et d'oranges. Je feuillette, fascinée, presque á corps defendant, les rares manuels épargnés. L'äme de mes livres m'est repoussante, comme ma presence. La presence imprégnée dans ses livres est si douce qu'elle saisit; eile les polit, les patine, les argente, les allume. J'en suis comme extasiée. Je me sens visitée : je me suis laissée entrer en communication avec quelque chose d'aussi terrible que moi-méme, avec quel-qu'un. Je suis vaincue, et je me laisse envahir de curiosité et de désir. On m'a brisée et j'explose. Je ne sais comment me donner á Asie Azothe : je me jette dans ses mains, comme si j'étais un jouet longtemps convoité. Je ne sais comment étre prise par eile : je m'empare d'elle. 17 __Nous jouerons ensemble. Je n'ai jamais laissé personne venir chez moi : tu pourras y venir quand tu voudras. Tu pourras m'apprendre á lire et á écrire : je n'ai jamais laissé personne me faire cela. Nous serons bien ensemble, tu verras. Je te montrerai tout ce que j'ai. Si j'ai des choses que tu aimes, je te les donnerai. Mais Asie Azothe n'a pas entendu l'oracle, n'a pas assisté au miracle. Elle demeure prostrée, dédaigneuse, de glace. — Va-ťen! Laisse-moi tranquille! Rends-moi cette gram-maire! Gilles de Retz feminin! Qu'est-ce qui cloche? N'a-t-elle pas vu l'avalanche, entendu tout ce que je possěde se répandre á ses pieds, senti ľaigle que j'excitais contre elle se poser sur son poignet pour se faire flatter? Ce que j'ai toujours refuse de dire, je veux qu'elle l'entende. Je lui dis oui. N'entend-elle pas crier oui? N'entend-elle pas tonner quand il tonne? J'ai passé en quatre mots de la haine la plus imperative á ľamitié la plus pressante. Je n'exagere pas. Ce fut comme si tout á coup un barrage avait éclaté, comme si un géant s'était brusquement échappé de ľintérieur de moi. Je m'apercois que j'ai divagué, que je me suis trahie, que ma raison a flanché! J'ai honte. Je ne me suis jamais sentie si mediocre. Je n'ai jamais commis uneaussi grave erreur. Voici ce qui est arrive : j'ai perdu pied, läché prise. Ce barrage qui a cédé, c'est moi. Moi: voilá ce géant qui s'est échappé de ľintérieur de moi. Dieu qu'elle est belle! Elle a l'air fragile comme un oeuf de Päques. Ma mere est la reine Ina Ssouvie 38. Mon pere s'appelle Van der Laine. Mon frěre et moi nous appelons Ino Ssouvie et lode Ssouvie, non Ino der Laine et lode der Laine. C'est ainsi. Si on n'est pas content, on n'a qu'á skier. Si tu trouves ton nom laid, grosse valétudinaire, tu n'as qu'á aller te faire renommer. 18 7 Asie Azothe vient de plus en plus souvent au steamer. Elle m'aide á réussir mes devoirs et á mémoriser mes lecons. Ce qu'avec la maitresse je me suis entétée pendant trois ans á ne pas comprendre, il me suffit d'un sourire de Asie Azothe pour que mon intelligence le saisisse. Je songe merne pas á résister. Je ne me suis jamais tant laissé faire. Asie Azothe est plus jeune que moi de deux ans. Et elle est petite pour son äge. Ses doigts sont si small, si little qu'il semble que je casserais sa main comme un soldát de chocolat en la saisis-sant. La bosse de Van der Laine la fait rire, la reputation de Ino frémir. II y a trois milles du steamer á ľécole. Je pars le matin et reviens le soir. Je me décrotte les yeux, me beurre quatre tranches de pain, et la famille est débarrassée de moi pour la journée. Souvent, il n'y a rien dans l'armoire, méme pas de pain. Ina n'oublie jamais d'acheter de quoi boire mais oublie la plupart du temps d'acheter de quoi manger. II ne faut pas s'en faire. II faut prendre la vie du bon côté. H faut se dire que le bon Dieu est bon. II suffit d'etre optimiste. II ne faut pas faire sa petite révoltée. Ce n'est pas en envoyant tout le monde scier qu'on calme sa faim. Les champs de pommes de terre ne sont pas rares le long du chemin. Que j'aie faim ou non, j'en déterre toujours une couple de tubercules en passant. Je les essuie sur ma robe, je broie leur pulpe dure et juteuse. Le goůt est bon, d'autant plus qu'il se méle aux plaisirs de déposséder et posséder, de détruire et recevoir en soi. — lode Ssouvie! Pour la troisiěme fois la maitresse crie mon nom. Je fais comme si elle n'avait rien dit. Je garde le regard fixe au haut de la baie vitrée. Je suis appelée, encore et encore. 19 Je transporte lentement le regard jusqu'au-dessus de sa téte. Je ne regarde personne dans les yeux. J'examine ses dents, son nez, son front, ou au-dessus de sa téte. Je ne veux rien dire, et malgré soi les yeux parlent, appellent, deman-dent. Chacun ses poivrons! — Debout, lode, je te prie! Lěve-toi quand je ťadresse la parole! Tu peux toujours crier, grosse valétudinaire. Ta voix n'est pas de taille á côté de mes voix et mes voix me Commandern de ne pas bouger. Tu peux te fächer aussi, si tu veux; rien ne ťempéche et c'est ä ta portée. La maitresse est vieille. Comme tous les vieux, eile n'est pas un étre humain. Elle fait partie ďune sorte ďinterregne mi-animal mi-autre chose. Je ne ľai jamais vue rire ou courir. C'est comme si eile était instantanément friable et qu'elle avait si peur qu'elle n'osait bouger. Trois milles séparent le steamer de ľécole. L'hiver, plus il géle, plus je marche lentement. Le froid me captive, m'en-sorcelle. Ce matin-lä, la salive se solidifiait dans ma bouche. Le temps serrait mon visage avec ses mains, serrait mes mains avec les siennes. Ľair était dur comme de ľeau. J'écoutais mon étre s'enfoncer dedans et le fendre. Je m'assoyais dedans pour pouvoir étre plus attentive. J'avais envie que le froid me givre, me fasse prendre comme au cours de la nuit il avait fait prendre le fleuve. Quand mes oreilles sont gelées, c'est comme si elles m'étaient devenues étrangěres. Les tätant, je ne sens rien. C'est comme si je touchais les oreilles de quelqu'un d'autre. Je voulais geler d'un bout á ľautre, de la téte aux pieds. J'ai passé l'avant-midi á errer dans le froid, á attendre d'etre gelée. Tout á coup, je me suis apercue que je ne sentais plus mon poids, que je ne sentais plus rien, méme plus la forme de mon nez. Je suis entrée dans la classe en bondissant de joie. J'étais contente de moi, si contente méme que je n'ai pu m'empécher de le dire, de le leur cracher á la figure. — Regardez-moi! Je suis plus glacée que le fleuve! Je suis 20 prise jusqu'au coeur, jusqu'au fond! J'ai les yeux gelés et le ventre gelé. J'ai les jambes en bois et les bras en corne! Je suis au centre d'un bloc de pierre! Frappez aussi fort que vous voulez, vous qui me faisiez mal hier; il y a entre vous et moi, tout autour de moi, vingt pieds de metal! La maitresse n'a pas trouvé cela drôle. Elle n'a pas le sens de l'humour, eile prend tout au sérieux. Elle m'a renvoyée au steamer. « Retourne lá d'oü tu viens. Tu reviendras quand tu seras toute fondue. Täche de dégeler avant les vacances. Je veux dire : arrange-toi pour revenir á temps pour ne pas rater tes examens finals pour la quatriěme année consecutive. » La maitresse insiste. Elle veut á tout prix que je me lěve. Tu ne me feras pas lever le petit doigt, grosse hypocondriaque célibataire! Je continue, imperturbablement au possible, á épouiller ma criniěre brune et graisseuse. Elle s'envole de la tribune. Sur moi eile saute. Elle est aussi hérissée de bras qu'une pieuvre. Elle s'agite tellement et crie si fort que, soudain, ses lunettes tombent sur ma téte. Je reste indifferente, passionnément. Je chasse mes poux comme on se cramponne ä sa planche de salut. Je veux ne dire rien, que rien ne sorte de moi, ne rien lui donner, ne rien laisser paraitre. Tais-toi, raton laveur! Fais l'aveugle, le sourd et le muet. Que tout reste bien enfermé! Que je reste á ľabri au fond de moi-méme! Que je me garde intacte, entiěre! Qu'elle aille au theatre si eile veut entendre des cris, se rincer ľoeil, jouir pour presque rien de ľáme des autres! Souvent mes oreilles gělent. Elles se gonflent en dégelant; j'aime cela. Hier, au milieu de la nuit, Ina est apparue au-dessus de mon lit. Elle était si soüle et si malade que sa téte retombait de son cou á mesure qu'elle la relevait. — Veux-tu laisser maman coucher avec toi, enfant terrible? Maman a tellement vomi dans sa chambre que ľodeur y est trop forte pour qu'elle puisse se rendormir. Et eile s'est glissée sous les couvertures en répétant que 21 j'étais gentille á mort de la laisser gésir pres de moi. Sa chemise de nuit était gluante de glaire : je la lui ai arrachée comme j'ai pu, ai ouvert la fenétre et ľai jetée dehors. Comme je rentrais dans le lit, eile m'a saisie puis, comme eile appuyait sa bouche sur mon front pour me remercier de prendre soin ďelle comme cela, un puissant haut-le-coeur ľa soulevée et eile a rendu sur moi tout ce qui restait d'im-mondices et d'entrailles entre la peau de son recto et la peau de son verso. Des choses de ce genre se sont produites si fréquemment que j'y suis résignée. II ne faut pas s'en faire. II faut prendre la vie du bon côté. On n'a qu'á se dire que la Providence est la qui veille, les yeux ouverts jusque par-dessus le front. II suffit qu'ptti se dise qu'avec de ľoptimisme on arrive ä tout surmonter, méme ce qui ferait mourir de pessi-misme ľinventeur de ľoptimisme. II ne faut pas faire sa petite révoltée. Tu n'as qu'á te dire :« Depuis Rimbaud, étre revolte n'est plus une attitude métaphysique originale en diable.» Dis-toi : «Dans le genre revolte, depuis que Aris-tote s'est masturbé sur la place publique, il n'y a plus rien de surprenant en diable á faire.» 8 Je sais tout lire et tout écrire maintenant, mais je continue de me conduire en classe comme un glyptodon dans une glyptothěque. Chacun ses pois de senteur! Quand eile est ivre, Ina vient me trouver, pleurant et répétant : « Je suis ta maman.» Je ne réponds rien. Mais j'aimerais bien qu'elle sente que cela ne la regarde pas, que j'aime croire que je me suis mise au monde, qu'en ce qui me concerne je ne suis la chose de personne que de moi. «lode Ssouvie, reine de tout lieu, fille supérieure de lode Ssouvie, veut se marier avec lode Ssouvie, impératrice de partout, tombée de son 22 propre ventre. Que ceux qui connaissent des empéchements á cette union viennent me voir. Tout le monde sait que dix pour cent du montant de la dispense tombe dans la poche du sycophante.» Asie Azothe m'a appris 1'alphabet sous promesse de ne le dire á personne. Ino ne veut pas voir Asie Azothe. Quant á eile, eile n'a plus peur de lui et eile dit qu'elle est sure qu'elle pourrait lui inspirer confiance. Je suis en premiere année depuis trois ans et quelques mois, et dans trois ans et quelques mois je serai en premiere année. J'aurais horreur de sentir que la maitresse pense qu'elle m'a appris quelque chose. J'exige qu'elle sente que j'exige qu'elle garde pour eile tout ce qu'elle a, qu'elle sente aigre-ment que je ne veux rien tenir ďelle, méme pas la definition de ľarticle simple. Pour ne pas l'entendre donner son précieux enseignement, j'emplis mes oreilles d'amanites, de , coulemelles, de lactaires, de bolets, de russules, de morilles et ^ de clavaires, ce qui est assez extraordinaire, avouons-le. Vivre ne m'intéresse pas : j'attends en silence que cela cesse ou change. La maitresse ne démord pas : eile est entétée á tout casser. Je ne sais pas ce qu'elle a! Devant toujours étre la premiére á l'École normale, eile doit avoir du mal á admettre qu'avec certains élěves eile n'arriverait á rien méme si eile avait toujours été ľavant-premiere ä l'École normale. Elle est toujours sur la breche, aux aguets, en train de m'essayer. Aujourd'hui, par exemple, pour illustrer, je suppose, comment il faut s'y prendre pour reconnaitre un complement circonstanciel de maniere de transport dans la phrase (il n'y en a pas dans la rue), eile a écrit mon nom au tableau :«lode Ssouvie porte un fez bleu ä glands noirs sur la téte.» Hier, eile est venue me dire que sa chatte avait eu trente-trois chats, et eile m'en a offert un. — Si tu en veux un, tu peux prendre n'importe quel. J'ai dit non. — Prends-en un et donne-le á ta mere. J'ai redit non. J'ai eu un chat, il y a quelques années. Je ľai épilé comme une arcade sourciliěre et ľai pendu comme 23 s'il s'était agi de Joseph Goebbels. Je ľai enterré dans ľile, sous les regards des gaurs de York. Je ľai exhumé quelques mois plus tard; et, apres avoir arraché ľespece de cuir raide qui ľenveloppait, j'ai apporté le squelette á Ino. Ino ľaime, joue avec lui. C'est notre chat plumé. J'avais horreur de cet animal. Je ľappelais et, si je n'avais rien á lui donner á manger, il ne se dérangeait pas. J'aurais voulu qu'il me suive, mais il ne voulait pas. II semblait me dire : « Je suis beau; contente-toi de cela.» La vie ne m'intéresse pas mais je n'y suis pas aussi indifferente qu'avant. Je commence á en éprou-ver de ľhorreur, du dégoůt, du mal. Mélez-vous de ce qui vous regarde! 9 La nuit, un oeufrier á plusieurs coupes dans une main, je traverse le chenal ä la nage. J'attache ľceufrier ä la branche la plus basse du poirier sans écorce et sans feuilles qui gran-dit á la vitesse d'un pied par jour au centre des restes du chateau, et les gaurs viennent s'assembler dessous comme autour d'un candélabre. Je me couche au milieu d'eux et m'endors. D'ailleurs, ľété, dans le steamer, on étouffe. Asie Azothe me reproche d'avoir toujours l'air de bouder, d'etre toujours comme sur le point de vomir. Ne crie pas des injures ä tout le monde, lode; ce n'est pas beau! Et quoi encore, Asie Azothe? Je me promets ä tout bout de champ de ne plus leur laisser entendre de moi que mes rots et mes borborygmes. Un cri pousse en moi qu'il ne sert á rien de lancer. Un cri pousse en moi, comme l'oxygene force dans la bonbonne. Aufil des jours, en moi, quelque chose d'aigre et de lourd grossit, s'anime quelque chose d'une pression déjá insupportable, auquel je ne comprends rien, sur lequel je ne peux absolument pas 24 agir. Un etat de vive impatience me gagne peu ä peu, et je n'ai rien fait pour cela, et je ne peux rien faire contre cela. Chaque matin, je m'éveille mille fois plus inquiěte que la veille; avant, je n'étais pas inquiěte du tout. Je suis comme enfiévrée, comme malade. Oü est passée ma tran-quille indifference? Oü est partie la douce insipidité? Je n'ai rien dit, rien fait, rien cherché. A la nécessité de quoi dois-je tout cela? J'ai l'impression que tout cela va mal tourner. Tiens-toi bien, lode chérie; on part! A tout ce qu'ils diront, réponds :« Oh lá lá! »lis raconteront que tu manques d'imagination, mais au fond ils se sentiront frustrés. Frustre-les comme il faut, lode chérie! N'aie pas peur! Frustre-les jusqu'á ce que Ieurs dents tombent de leurs bouches avec fracas. 10 J'ai fini de conquérir Asie Azothe. Vent, vidi, vici. Je ne ľaime pas vraiment. J'aurais trop honte de moi si je me lais-sais aller á avoir besoin ďelle. Je ľai vaincue, rendue inoffensive; point final. Elle s'ajuste á moi au fur et ä mesure avec la douceur et la fluiditě de l'air. Je ľai réduite au plus total assujettissement. Plus je la presse, plus eile donne. Elle ne me quitte plus; une vraie mouche ä viande. Elle me dit qu'elle a contracté un besoin tyrannique de ma presence. C'est gentil, tendre, tout ce qu'on veut. Ses yeux ne cessent de me chercher, convoiter et prendre. Elle m'aime comme j'ai d'abord eu envie qu'elle m'aime. Efface-toi et écoute! Elle s'efface et écoute. Certes, si je ne ľavais pas, je verserais dans une méchanceté sans bornes; mais cela n'importe guěre. Suis-moi comme je voulais que le chat me suive. Docilement, eile me suit comme je voulais que le chat me suive. Chaque matin, assise sur son cartable, appuyée contre le piquet de la boite aux lettres, eile m'attend. Je sais : je ne suis qu'une 25 arrogante hautaine, prétentieuse, présomptueuse, froide et égoi'ste. J'en ai entendu, des sermons. II ne faut pas croire qu'il n'y a que soi qui aille ä la messe le dimanche. Pour eile, toute chose est bonne et desirable. II faut ľen-tendre disserter sur le manque de presence ďinhumanité dans ľäme humaine. Elle parle en ce cas avec une eloquence qui n'est vraiment pas descriptible, avec la fougue ďun de ces vicaires qui donnent ľimpression qu'ils ne finiront pas par défroquer. Ľémotion la transfigure, un délire la possěde, eile lache de gros soupirs. On sent son coeur se gonfler; on a presque peur qu'il eckte et que tout ce qu'il contient vous vole á la figure. Ses yeux inapparents á force de transparence s'enrobent d'une pellicule chatoyante. — Si j'en avais le temps et si je m'en donnais la peine, je pourrais convaincre tous les habitants de la terre de se laisser étre bons et sereins. Les gens ont peur de laisser dominer en eux leur propension á la douceur et á l'indulgence. Je le sais par experience. Quand je me montre gentille avec une personne, eile se montre gentille avec moi; méme, eile riva-lise de gentillesse. Les gens sont craintifs, ont toujours peur d'etre heurtés. II suffit de les rassurer par ľétalage de vos bonnes dispositions. — Je ne vois pas cela du méme oeil. Encore un peu et je te traiterais ďidiote. Ce que tu prends pour ta gentillesse n'est que basse complaisance. Quand les gens te sourient, ce n'est pas inclination naturelle, ce n'est que ľépanchement irresistible du plaisir grossier qu'ils éprouvent ä se sentir écoutés, sollicités. Veux-tu savoir pourquoi on est tellement gentil avec toi? Je vais te le dire : on l'est parce que tu te laisses dominer, mener par le bout du nez, parce que tu ťacquittes avec zěle d'exigences dont ne s'acquitterait méme pas un domestique, parce que tu te donnes et te soumets sans demander de réciproque, parce que tu les laisses pieusement te raconter des inepties, parce que tu flattes et fais comme si ťétonnait tout ce qui t'est produit. Qui n'exprimerait pas par une mimique ressemblant á la manifestation d'un penchant 26 irresistible pour la bienveillance la satisfaction qu'on éprouve aux assiduités d'un petit bout de chou aussi servilement dispose que toi? Vois-tu oú jeveuxen venir?Non! Évidemment! Cesse de leur jouer ton petit jeu, pour voir... Cesse de leur dormer le spectacle que tu leur donnes comme s'ils étaient tous rois et toi seule sujette, pour voir... Tu cesseras aussitôt de les trouver bons, excellents et meilleurs. Tu te mettras á crier : «Maman, maman, viens me chercher, ils me font des grimaces patibulaires!» Je reprends mon souffle. II faut lui donner le temps d'ava-ler cela. Tu peux toujours avaler; ce n'est pas défendu. J'ai perdu le fil de mes pensées. Je ne sais plus de qui et de quoi je parle. Je continue quand méme. — Ils s'éloigneront de toi avec mépris, aprěs ťavoir jugée bonne á rien, aprěs ťavoir traitée de membre inutile de la société, puis ils te condamneront á ľexil. Poignez vilain, il vous oindra. Ils traitent comme des chiens ceux qui cessent d'etre fiděles comme des chiens. Au fond, ils dédaignent ceux qui se donnent á eux: ils les outragent á la premiere occasion. Ils n'ont de respect que pour ceux qui arrachent, qui les traitent comme des chiens, comme les chefs de pěgre et les chefs de cabinet. Je veux qu'ils me redoutent, me haissent. Asinus asinum frkat! Comme il n'y a que les änes que les änes aiment, je serais un äne s'ils m'aimaient. Laisse faire les plus petits communs multiples, grosse valé-tudinaire. Cesse de bombardér mes oreilles avec tes plus gros communs diviseurs! Ceux qui ne me trouvent pas si drôle n'ont qu'á aller se plaindre au Comité de Salut public! Je ne suis pas du genre de ceux qui paient les autres pour que les autres les trouvent facétieux. Ferme ta gueule et mange, grosse hédoniste. Range tes livres et va te coucher, grosse studieuse. II n'y a plus de pain encore! Qu'est-ce qui te prend? Est-ce que tu te fais des sandwiches á l'alcool main-tenant, grosse intempérante? 27 II II nous est arrive, en route pour ľécole, une aventure dont nous n'oublierons jamais les péripéties, que nous évoquerons comme un drapeau quand nos regards s'attacheront ľun á ľautre sans raison. Soudain, une montgolfiěre flotte sous le ciel, glisse vers nous entre les maisons et les nuages. II va sans dire que nous la dévorons des yeux, que nous la regardons grossir bouche bée, que nous n'arrivons pas á en revenir, que nous en prenons le plus possible avec ce que nous pouvons. Plus eile avance, plus ses couleurs flamboyantes flamboient, plus eile a Fair ďune énorme téte de totem. L'ombre qu'elle traine emplit le chemin, coule comme si le chemin s'était change en riviere. Quelque chose court devant cet envahissant mobile d'ombre : cela gratte le gravier, soulěve la poussiere. On dirait d'un liěvre. Et cet étrange corps donne ľimpression ďémaner de la montgolfiěre, ďy étre attache, ďen pendre. Nous nous lancons á sa rencontre. Cest une ancre. Elle est portée par une échelle de cordage aérienne á demi fondue par ľéclat du soleil, un escalier mou qui ne peut étre que le guide-rope du ballon. Pendant que dessous, indécise, affolée, Asie Azothe trottine en rond, je monte au cordage, mue par le méme élan qui m'a portée á le reconnaitre. Suis-moi! Elle me crie que non. — Si cela gagne de la vitesse, nous ne pourrons pas redes-cendre. Si cela passe au-dessus d'une ville, nous percuterons contre un gratte-ciel. — Et si cela passe au-dessus d'un ocean, nous nous ferons happer par une couple de cétacés... Viens-y, fille! Grimpe! Grimpe done! Elle secoue un visage livide. Elle ne veut pas. Tapant du pied, les yeux pleins de tendresse, eile me conjure de revenir sur terre. 28 — Redescends, voyons! Saute, fille! Reviens! Je ťen conjure! Ľaérostat prend de ľaltitude. L'ancre lěche une derniěre fois le sol, s'éleve. Asie Azothe ne peut plus tergiverser. — Monte! Dépéche! Embarque! Cest ta derniěre chance, fille... Elle se résigne. — Et puis zut et puis tant pis! Elle laisse tomber son cartable, de ľair d'avoir la certitude de quitter pour toujours le plancher des vaches. Elle gravit deux trois degrés, se cramponne et reste eramponnée lá, presque en rase-mottes. Je me suis haussée jusqu'au-dessus des arbres. Je domine tout le village. J'apercois une bonne moitié de ľocéan Atiantique. — Nous allons mourir! J'ai mal au cceur! Je suis tout étour-die! Mon doux Seigneur! Mon Dieu mon Dieu! Petit Jesus! Étre étourdi, comme ivre. Et eile se plaint! Et eile geint! Je continue de grimper. Je lui crie de faire comme moi, d'y aller gaiement. L'indubitable assurance d'etre en voie de mourir, sans la rendre téméraire, laisse sa peur sans fonetion. Elle passe de degré en degré, aussi mal qu'elle peut. Sur cha-eun eile stationne, réfléchit longuement, prend une heure pour ravaler son vertige. Je ris, á perdre haieine, comme je ris quand je suis debout aux ridelles du camion de York, qu'il file ä toute vitesse et que le vent pince mon visage, s'enfonce comme des clous dans mes narines, tire mes cheveux. Je ne peux plus m'empécher de rire. Je renferme une masse de rire trop grosse pour moi. Asie Azothe arrive enfin ä mon niveau. Elle pousse un cri de diable. Roide et livide, eile lache tout et lance comme deux coups de fouet ses bras autour de mon cou. Elle me serre, eile m'étrangle. Entre sa poitrine et la mienne, son coeur bat comme une cloche de tocsin, une grosse cloche. Sa vie remue le long de moi comme un vol de hérons. — Dépends-toi de moi; tu vas perdre pied! Agrippe-toi comme il faut á une marche; il n'y a pas de danger. Comme je lui parle, une brusque secousse venue d'en bas décroche ses jambes. 29 — Je te l'avais bien dit! Ma nuque supporte tout son poids. Cest une meule, un promontoire. Elle gémit et eile gigote. Elle se colore et eile se décolore. Elle pédale fort dans le vide. Tels deux oiseaux sans partes, ses pieds déploient en pure perte les efforts frénétiques qu'ils déploient pour se percher. Le malheur de Asie Azothe ne m'atteint pas; la gravité de sa situation ne produit rien en moi. J'ai trop á faire, trop á rire. Je suis étouf-fée ďhilarité : j'ai chaud, mon visage ruisselle de larmes. D'ailleurs personne n'est vraiment en peril; nous survolons le confluent du fleuve et de la Ouareau et nous savons nager. Ľéglise á ľétrave, le village vogue á notre rencontre. — Ne t'en fais pas, fille. C'est comme si nous étions dans ľéchelle du quai. Si nous tombons, nous tombons dans l'eau. Ce sera humide et non mortel. Nous pendillons, entre oiseaux et poissons, entre nuages et vagues. La queue ďune étoile filante lente comme un escargot nous empörte. JeVoudrais me laisser osciller et trainer jusqu'en Micronésie, jusqu'ä la fin, jusque de ľautre côté du jour, jusqu'au commencement du néant. Mais Asie Azothe est á bout de nerfs; il faut déjá songer á atterrir. L'ancre cogne les cheminées. Le guide-rope se love autour des arbres, arrache les feuilles, casse les branches. Nous fluctuons sans cesse. Mais veines et artěres pětent comme des clous dans les membres de Asie Azothe; il faut jeter du lest. Nous passons au-dessus du grand toit plat du presbytere, un building d'une bonne dizaine ďétages. — Saute, Asie Azothe! Saute ou je te flanque de grands coups de genou au ventre! Nous sautons. C'est fini. Nous et la montgolfiere nous quittons pour toujours. Les pompiers volent á notre secours. Bien qu'ayant les os assez félés, nous parvenons, á la course, á échapper á la foule. Les zostérées sont un groupe de plantes dont la zostěre est le type, et la zostěre est un genre de naíadacées marines. 30 12 Sa queue blane et noir flottant comme une plume ä un cha-peau, la mouffette boite. Je ne la vois pas plus tôt que je me mets ä courir aprěs eile. Asie Azothe jure. — Ne fais pas cela, fille! Ne fais pas ta folle! Elle pissera sur toi et tu pueras comme le diable pendant cent jours! — Viens! Dépéche-toi! Elles ne pissent que sur les porcs-épics ! — En es-tu bien súre? — Que ťai-je dit? Qu'as-tu á atermoyer tout le temps? Elle prend ma parole. Qui m'a fait accroire que les mouf- fettes ne pissent que sur les porcs-épics? Oü, Lucifer, ai-je pris notion pareille? Nous nous faisons arroser, comme il faut, comme si nous étions l'incendie du siěcle. Les mots me manquent pour dormer idée du calibre du jet et de sa puissance. Qu'il suffise qu'on sache que si on veut cesser ďavoir le feu au derriěre on n'a qu'á courir devant le derriěre d'une mouffette. Nous n'avons plus qu'á nous jeter telies quelles, sans méme enlever nos chaussures, dans le fleuve et nous frotter pendant des heures. L'eau est glacée. On est en novembre, dans ľhémisphere boreal. Nous n'avons pas la chair de poule, mais la chair d'autruche. Nous ne grelottons pas et nous ne claquons pas des dents; nous nous trémoussons comme les squelettes de La Danse macabre et nous faisons plus de bruit qu'eux. Plus nous frottons, plus cela sent mau-vais. Et Asie Azothe qui a peur de s'étre empoisonnée parce qu'elle en a avalé un peu par le nez!... Ta gueule pour l'amour du Soldat Inconnu! Nous décidons que les plantes aquatiques sont excellentes pour faire partir les odeurs infectes. Nous nous déshabillons, pendant nos vétements au soleil, et retournons dans l'eau douloureuse, oú nous commencons d'interminables massages réciproques aux algues. Asie Azothe pleure. L'école 31 est commencée depuis longtemps! Nous serons punies! Ferme-toi et frotte! J'en ai avalé un peu par le nez; crois-tu que c'est venimeux? Par ta faute, par ta faute, par ta ires grande faute! Tu n'as qu'ä faire comme moi ä ľavenir, qu'ä ne pas passer ton temps á te moucher! Quand on a les narines pleines de cochonnerie, on n'avale rien par le nez! Fatiguées de frotter sans résultats, nous nous rhabillons, nous étendons au soleil (qui est moins chaud que ľeau) et attendons d'etre á peu pres sěches. Aux grands maux les grands remědes : nous ferons ľécole buissonniěre. Elle a été dure á convaincre, mais eile me suit joyeusement á travers les champs d'avoine, de blé et d'orge coupés en brosse. Elle se détourne soudain, lěve les bras vers le ciel et... appelle son cartable. — Mon cartable! Mon cartable! Elle est sans son cartable! Ou, dans le monde, a-t-elle bien pu laisser son cartable? Fais comme moi, idiote! Flanque-le sous un calorifěre avant de sortir de ľécole! M'as-tu jamais vue égarer mon cartable? Nous revenons sur nos pas, á la recherche du cartable, que nous retrouvons sur la plage. Nous passons le reste de la journée dans la haute futaie, á visiter les nids, qui sont tous vides, et á ruminer des feuilles de gaulthérie á moitié brunies. 13 Mon frére ne s'appelle plus Ino que pour quelques semaines. Les hint frěres de Asie Azothe sont grands comme des fous, beaux comme des fous et gentils comme des fous pour eile. Le seul que j'aie est fou á Her. Ses longues tresses en forme d'amarres, eile est obligee de les couper, á cause des poux que je lui ai donnés. Les ciseaux les tranchent. Elles tombent mortes sur le perron. Elle dit que cela ne lui fait rien. Mais cela fait tout á ses frěres. 32 qui m'injurient, me chassent, jurent ma perte. En Finlande, ils étaient buveurs de lacs. II s'assoyaient autour d'un lac, tétaient toute l'eau avec des pailles, emplissaient mille tom-bereaux avec les poissons gigotant au fond, et ils partaient joyeusement pour la foire de Helsinki. Ina a fait porter jusqu'ici á mon frěre le nom de Ino á cause de sa ressemblance avec le sien et á cause de sa consonance mythologique. Elle a decide de le changer parce que Inachos marque mieux ce double caractěre maternel et légendaire qu'elle veut voir dans le nom de son unique fils. En un mot, il s'appellera Inachos : eile ľa dit, eile a notifié sa decision au ministěre public, et si Van der Laine n'est pas content il n'a qu'ä aller faire lonlaire. Ina est le chef de la famille. C'est son nom que nous portons. Van der Laine n'est que son ex-fécondateur, son sperme passe; et, bien qu'il ne manifeste pas beaucoup son contentement, il est toujours content, il ne contredit personne, il se la tient toujours fermée bien juste. Je voudrais parier de Ina Ssouvie, ma soeur morte, la trente-neuviěme et derniěre reine de ce nom, qui mourut sans descendance á ľäge de quatre ans. Mais je nel'aipas connue.Elle est morte quelques minutes avant que je ne vienne au monde, et c'est ainsi qu'il se fait que j'inaugure la branche cadette de la dynastie. Ino est étendu au fond de la cale, dans la chaufferie. Le chat plume dans les bras, il ne bouge pas, il passe son temps á faire semblant de ne pas pouvoir bouger. II est faussement inerte. Si je n'étais pas née, mon frěre ne serait pas faussement inerte, ma soeur ne serait pas aussi morte que l'homme de Neandertal et ma mere ne boirait pas comme un sas. Que la vie est compliquée! Que je raconte tranquillement, pas vite, dans quelles circonstances ma mise á vie s'est effectuée. On était le 33 2 novembre. II pleuvait á boire debout. A minuit et demie, lna s'étant déclarée en gésine, le reste de la famílie a été reveille. La tradition exige que les Ssouvie enfantent debout, sans aide et isolées. Devant quitter immédiatement le chateau, Van der Laine, ma soeur et Ino (qui avail alors deux ans) sont alles trouver refuge dans la maisonnette du garde du corps. Ivre mort, celui-ci dormait sur la table de la seule piece. Afin de ne pas le réveiller, chacun a déplacé le moins d'air possible. II avait été sergent dans le «Regiment de la Ouareau ». II avait fait la guerre et cela ľavait considérable-ment aigri. On savait que lorsqu'il avait bu, il décrochait souvent le fusil suspendu á deux clous au-dessus de sa porte et en battait les murs et le plancher, blasphémant et sanglo-tant, jusqu'á ce qu'il tombe de fatigue. Mais, cette nuit-lá, il dormait comme un loir. II ne sortirait du sommeil qu'au matin, á jeun, docile et compatissant. A cette époque, ma mere était une amazone rieuse et insurmontable. Mon pere était déjá le reflet de ce qu'il n'avait pu étre, un songe-creux, une chose aussi inutile pour elle-méme que pour le reste du monde. Ma soeur, dégourdie malgré ses quatre seuls ans, retourne le matelas du seul lit, change les draps, puis, aprěs avoir dispose des coussins sur un fauteuil á Prätention de Van der Laine, se couche sur le lit avec Ino et s'endort. Une heure aprěs, Van der Laine, qui est médecin, aprěs avoir lu une etude sur la fibrine dans le magazine américain Doctor International, se laisse lui aussi, sans trop ďinquiétude, aller au sommeil. Ľorage n'a pas cessé. II empire. La foudre se met á frapper ä droite et á gauche. Tant et si bien que soudain, dans la petite maison dépourvue de paratonnerre, tout le monde y reposant comme le Christ dans ľostensoir, une explosion tumultueuse se produit. La cheminée éclate. Les briques volent, lancées avec une telle force qu'elles crěvent les murs, fendent les poutres. Le plancher et le plafond vibrent, comme le tambour sous les coups des baguettes. Mais le pire reste encore á arriver. La deflagration ayant cessé, le garde du corps 34 est debout, brandit son fusil, hurle, se lance d'une cloison sur l'autre. Hagarde, ma soeur secoue son pere, qui a tout entendu mais qui, les yeux toujours fermés, croit vivre un cauchemar. Van der Laine n'a que le temps ďouvrir les paupiěres et d'entrevoir la face hilare et inondée de sang du domestique. II est aussitôt assommé d'un coup de Crosse. Debout á sa fenétre, Ina mere entend tout, devine tout. Oh! voler au secours de son ainée, dont chacun des cris, de plus en plus vifs, transperce son ceeur!... Mais eile ne peut. Les us et coutumes millénaires auxquels la noblesse de son héritiěre doit tout son sens la clouent sur place. Elle ne peut employer tout ce courage auquel l'excitent les appels répétés de la petite dauphine qu'á hater une gestation difficile, douloureuse, impossible. Le foetus se debat sens dessus dessous dans son ventre, comme s'il voulait grimper, remon-ter. Ces phénoměnes augurent la naissance d'une fille, d'une Ssouvie : n'étant les circonstances, eile s'en réjouirait. Voici qu'une fenétre de la petite maison vole en éclats. Le garde du corps sort par le chassis, poussant des cris de guerre et des rales d'agonie. La démence rend comme lumineux ses yeux et sa face. II s'est accroupi, a épaulé son fusil et, dans cette attitude, va se jeter et noyer dans le chenal. Cette scene inspire á Ina une force, une resolution et une urgence d'agir incoer-cibles. Elle attrape par un de ses pieds le foetus agité, l'arrache d'un coup de son ventre, l'emballe dans un drap et le laisse lá. Je suis née; j'ai les membres brisés et j'inaugure la branche cadette de la dynastie des Ssouvie, dynastie royale dont per-sonne ne s'occupe. Épuisée, aprěs étre passée des diverses formes de la course á celieš de la marche puis ä celieš de la reptation, eile atteint les lieux foudroyés et ensanglantés de la tragédie. Elle y trouve ma sceur morte, si morte qu'elle éprouve une sensation de froid á son contact. Elle la trouve debout, dans ľencoignure oú eile s'est réfugiée pour mieux protéger Ino des coups du possédé. Ses bras, rigides, étreignent encore Ino qui vagit d'un air impertinent, qui est intact. La vie n'est pas toujours rose!... Les na'iadacées 35 sont de la famílie des monocotylédones et les monocotylé-dones sont orphelins. 15 Je dormais dans le méme lit que Ino. A travers cette nuit ďautomne, comme á travers celie dont il vient d'etre question, de ľeau tombait. Plusieurs années avaient passé. Une grande lumiěre et un grand tapage se sont produits. C'était Ina. Elle portait une bouteille ďalcool au bout de chaque bras. En passant eile avait renversé touš les meubles. Ses yeux étaient sortis de sa téte. Nous ne l'avions jamais vue en tel etat. Nous la savions distante mais tendre, triste mais souriante. Elle nous a commandé de ľécouter. Comme mes yeux se fermaient tout seuls tenement j'avais sommeil, eile m'a giflée de part et d'autre. Alors eile nous a fait un recit horrible de la mort déjá horrible de notre soeur : & Ma seule vraie fille! Ma seule veritable enfant! Ma seule victoire possible sur ces fabricants de cheveux-vapeur et ces faiseurs de choses rouges en plastique! » Jusque-lá, on ne nous avait rien dit de ce drame. Elle nous a harangues jusqu'á l'aube. Ses paroles vibraient plus que les carreaux sous les fouets de la pluie; et, plus aměres que des oignons cms, leur violence faisait gicler les larmes de nos yeux. Elle nous les lancait en plein coeur, poings serrés, mächoires cris-pées, comme avec un arc. Et eile tournait comme un lion en cage. Elle ne finissait pas d'arpenter. Elle ne s'arrétait que pour s'en jeter un derriěre la cravate ou nous enfoncer jus-qu'au fond des os, au bon moment, son regard brülant. Elle ne mächait pas ses mots. Elle s'adressait á des coupables, des meurtriers. Le lendemain, Ino, qui avait été, jusqu'á cette seconde nuit blanche, un garcon vif et turbulent, commen-cait á devenir cette päte molie qu'il est, cette chose immobile et impassible que j'ai pour frěre. 36 lis disent qu'il est braque. II ne bouge pas : il fait sem-blant d'etre mort; voilá tout! Souvent, dans son sommeil, il se dresse et parle. Singeant la voix aiguě et les accents comminatoires de lna, il repete jusqu'á bout de souffle les bouts les plus sanieux de son réquisitoire. « La nuque béante! Son sang rose séché sur sa chemise rouge! La cer-velle écoulée!»Ino ne peut supporter sans entrer en transe que ma presence et celie de Lange. II ne sait ni lire ni écrire; et c'est un peu á cause de lui que je ne veux rien apprendre á ľécole. II parle trěs mal; il semble extraire chaque mot qu'il prononce des profondeurs de son ventre. lis ľappellent ľlnnocent, Ino ľlnnocent. La chaufferie n'a ni portes ni fenétres : il s'y plait, c'est le seul lieu qui ne ľécceure pas. II ne se reveille pas plus tôt qu'il y descend, le plus péni-blement possible : rampant, se trainant sur le ventre. II ne veut pas marcher, méme pas se mettre debout. Le soir, quand il s'est endormi, Van der Laine vient le prendre sur ses bras et le montér á sa chambre. Je lui parle de Asie Azothe comme ďune divinité de gaie douceur. — Zozote! s'exclame Ino en riant; ce qui est bon signe. II comprend tout. Et il n'oublie rien. Souvent méme il me parle de souvenirs communs que j'ai du mal á recon-naitre. II est veule, veule! «Tu es un veule, un pur Van der Laine! » lui crie Ina quand eile est ivre et qu'elle veut le blesser. C'est vrai, il est veule : il ne veut pas, pas du tout, pas une miette. C'est ce qui me choque en lui, m'impatiente, me mortifie. — Veux-tu que je te dise? Tu es mou, visqueux, tu es pire que ton crachat. Tu es fait comme moi; tu n'as qu'á faire comme moi. Tu as deux bras, deux jambes : je n'en ai pas plus que toi. Et je parle, je marche, je joue, j'étudie. Veux-tu savoir? Je me fiche de la mort de Ina! Je me moque de sa nuque béante comme de ľan quarante! Je me moque de son courage et de sa noblesse comme de ľan quarante! Son héroisme me laisse froide, tellement froide méme qu'il ira un jour jusqu'á me donner la grippe espagnole! Elle a voulu 37 faire ľintrépide, eile en est morte, tant pis pour eile, tant mieuxpour toi! 11 s'allonge contre la fournaise et joue á n'étre rien. Avant, il réussissait tellement bien á mimer la mort que, malgré la chaleur suffocante des lieux, ses mains devenaient de glace et ses lěvres mauves. Quel mal j'ai eu á ľamener á seulement s'apercevoir qu'il jouait la comédie! II a méme fallu, pour rendre sensible mon eloquence, que je lui administre quelques bons coups de pied, comme ä un mauvais chien; ce que d'ail-leurs Lange m'a félicitée d'avoir fait. Je réussirai á le guérir; á le faire tenir debout, marcher, et surtout: vouloir. Mes erTorts ont déjä porté des legumes. — Cest toi sa vraie mere et son vrai docteur, m'a dit Lange. Ino est trěs intelligent. II ne lui manque que les mots, et la volonte de réŕléchir, de produire un travail. Cest de toi qu'il depend, pour que ces mots lui soient appris et pour que cette volonte lui soit inculquée. Lange dit encore que pour parvenir ä vaincre la torpeur de Ino il suffit de ľaimer et que je ľaime comme jamais personne. Quant á Ina, eile le hait; et eile est loin de s'en cacher. Quand eile est alcoolisee, eile irait jusqu'en Austrálie pour rire de lui, ľinsulter, lui cracher ä la figure, le frapper. Souvent, si je n'avais pas étélä pour la stopper, eile ľaurait tué. Ma soeur était la seule raison de vivre de ma mere et cela n'a pas change, sauf que ce qui était amour est devenu haine, et que ce qui était espoir est devenu désespoir. II est inutile de chercher á comprendre les énerguměnes comme eile. J'essaie d'apprendre ä Ino tout ce que m'a appris Asie Azothe. Je lui lis des contes de fees : il ne doit pas étre si fou puisqu'il en prévoit presque toujours le denouement et qu'il les trouve ennuyeux. II n'est pas vide; ce qu'il a, il le cache, le met á ľabri des excitées comme Ina. Je sens, loin au fond de lui, quelque chose grouiller, briller, agir. Ina dit qu'il sait ce qu'il fait, pretend que son comportement est tactique, tendu vers une fin precise. — II est rusé, le petit morveux! II veut que je me sente 38 coupable des misěres et des hontes qu'il se crée. II veut me faire payer le mal qu'il se donne, m'en rendre responsable. Je suis süre qu'il n'hésiterait pas á se tuer s'il était súr que je tomberais dans son piěge, que je mourrais de remords par la suite, par exemple. Sa mise en scene accuse, et c'est moi qu'elle accuse. II se venge. Fort bien, petit purulent! O.K.! A ton aise! Le meilleur moyen de lui apprendre des mots est de lui lire des pages de dictionnaire. Les mots qui lui plaisent, il faut que je les lui repete cent fois, puis que je les lui écrive. Plus je les lui écris gros, plus il les trouve beaux. II les regarde comme on regarde passer un train, puis il les cache, pour mieux les posséder. Jesaisoůil les cache. Quand Lange revien-dra de voyage, je les lui montrerai. II sera fier de moi. U me prendra par le cou. II m'a envoyé une carte postale magni-fique. « Chěre lode, ici, il fait beau. Ino a besoin de toi. J'ai häte de te revoir.»Et c'est signé :« Michel Lange, ton enorme ami et vieil associé. »II aime se moquer de moi. II est chauve comme une ampoule électrique. II rit quand je lui dis que sa téte brille. II est gros comme une femme enceinte. Arréte de m'enceinter ou je te tords la cervelle. 16 « Sousceyrac, Lot, ch.-l. de c; i 200 hab. » Allez y comprendre quelque chose! Quand je me heurte dans le dictionnaire á des diflicultés de la sorte, j'en profite pour faire ressortir mon ignorance et plaider la cause de Asie Azothe. — Elle, eile saurait. Elle, eile t'expliquerait. Lorsqu'il s'agit d'une ville, d'un fleuve, ou d'une montagne, il faut que je repete le nom toute la soiree, que je le calligraphie en lettres d'un pouce, puis que je raconte, invente, en ajoute, rajoute, surajoute. Et s'il s'agit d'une ville, d'un fleuve ou 39 ďune montagne du Chili, de l'Islande, de la Bulgarie ou de la Chine, c'est encore pis, il est encore plus exigeant, j'ai ä tordre la folle de mon logis jusqu'ä la derniěre goutte. Car, selon la géographie que j'enseigne, ces pays sont les quatre les plus éloignés du steamer, ceux fixes comme des ballons á des ficelles au bout de chaque ligne cardinale. Le sud, le nord, l'est et ľouest ont leur centre dans la chaufferie méme, qui les projette comme la pieuvre ses tentacules, le soleil ses rayons, le moyeu les rais. Les mots qu'il assi-mile avec le plus de voracité, qu'il caresse avec le plus de plaisir, sont les moins utiles, les plus inopinés. «Hallstat-tien »,«lactodensimětre »,« dromathérium »,« physostigma » et «chondrostome» sont les plus populaires de son repertoire, pour le moment. II les recite comme une priěre, me les lance ä brüle-pourpoint á la suite en guise de«Ad majorem Dei gloriam», les rumine comme du chewing-gum. II a passé une semaine á m'appeler «Stil-de-grain». II trouvait stil-de-grain si drôle qu'il en avait pour une heure á rire aux larmes aprěs ľavoir prononcé. Le nom d'un animal qu'il ne connait pas pique au vif sa curiosité. Qui gagnerait si un zorille et un phacochěre se battaient en duel? Pauvre vieux, je ne sais méme pas si ce sont les poules ou les requins qui n'ont pas de dents! Asie Azothe saurait! Elle, eile pourrait ťaŕfirmer avec assurance et sans se tromper qui sortirait vainqueur! II a aussi un faible pour les termes médicaux. II aimerait devenir médecin, tout á coup. L'effort pour deve-nir médecin peu ä peu lui paraissant impossible á produire. 17 Le president de la Commission scolaire ne met pas des gants blancs. L'inspecteur depute par la Regie de l'Éducation nationale n'y va pas par quatre chemins. lis affirment avec assu- 40 ranee, comme si ce n'était rien, que si je continue á ne faire aucun progres, á obtenir des zeros en tout, surtoutenconduite, je serai internee dans une institution pour debiles mentaux. — Debiles mentaux toi-méme! Les deux satrapes, deux gros pleins de soupe, me disent de quitter la piece, de m'en aller, de partir. — Et n'oubhe pas en sortant de refermer la porte! lis restent seuls avec Ina. J'ignore ce qu'ils se disent, ce qu'ils décideront. Mais je ne serais pas surprise du tout d'etre bientôt chassée de ľécole et de passer comme Ino, Inachos á present, sous la férule mignonne comme tout de Lange. 18 «Contraindre Inachos, par astuce, ä l'effort de volonte süffisant pour stimuler les muscles de ses jambes et lui faire ainsi éprouver par échec ľinsuffisance de leur tonus. Seule peut encore le sauver ľexpérience cerebrale de la déchéance physique oú il s'est laissé tomber, déchéance si grande qu'elle pourrait lui interdire ďabord de supporter son seul poids. Une crise, mes enfants! Une crise!» Voilá ni plus ni moins ce que Lange préconise. Faire faire une crise á Inachos!... Autant vouloir débalourder un gyroscope avec une brouette! Autant déboulonner le pont de Québec avec des brucelies, aller nu-téte ä pied débonder ľocéan Glacial, faire peur á un porc-épic avec un eure-dent, ou scier en deux la tour de Pise avec un peigne! Le plan que nous avions longuement muri et élaboré n'a rien donne, est sorti amoindri chaque jour des involutions et des revolutions que Inachos, méíiant á ľextréme, lui a fait subir. Notre malheureuse ruse consistait á glisser sous sa tete des oreillers, dont une accumulation prudente aurait 41 haussé son dos peu á peu jusqu'en position assise, d'oü, le faisant passer sous un pretexte religieux par ľagenouille-ment, nous ľaurions amené insensiblement, ne lui faisant ďabord que plier et déplier les jambes, ä admettre comme fait accompli la station vertícale. Mais, comme cela n'a jamais marché, cela ne va plus. II ne nous reste plus qu'á trouver autre chose, et vite. La vie achěve de s'écouler des jambes de Inachos. Quelques mois encore du traitement qu'il leur innige et, jaunies, bletties, les muscles fondus, les os amollis, elles seront irrécupérables. Pour se rendre de sa chambre á la chaufferie, il exerce des modes de locomotion dont Ina seule peut supporter le spectacle sans baisser les yeux. II déboule de son lit, puis, ayant á traverser le salon et la cuisine, se porte en se roulant et se tortillant comme un ver jusqu'ä la trappe; puis, ayant soulevé celle-ci juste assez avec la bouche, il selaisseglisser, á plat ventre, téte la premiere, ne cherchant méme pas á freiner sa chute, de haut en bas de ľescalier. Et il ne souffre pas qu'on ľaide. Veux-tu que je ťassiste, Inachos? Euh! Euuuuuh! Toute la journée, il reste couché sur le dos sur les tôles brulantes de la chaufferie. II fait ses petits besoins sous lui, insouciamment. Entrant pour la premiere fois, Asie Azothe s'est pince le nez. Tu n'as qu'á te dire, fille, que Jésus-Christ n'hésitait pas á donner un baiser á ce qu'il y avait de plus lépreux, qu'on s'habitue á tout. Nous sommes samedi, jour de congé et d'at/ostolat. Nous sommes dans la chaufferie et nous atten-dons que Asie Azothe arrive. Un enchainement intempestif de pointes et de facéties a provoqué une hilarité que la moindre bétise fait éclater comme baril de poudre aussitôt qu'on commence á la dominer. — Plus chauve que vous, docteur, n'est pas trouvable. Le cräne de Yorick n'était pas moins poilu quand le fossoyeur ľa passé ä Hamlet. Inachos n'en peut plus de rire : il gémit, siffle. Les spasmes qui le secouent sont tels qu'on peut entendre clapoter ses viscěres. Un bouton du gilet de Lange pěte, saute, heurte un 42 conduit; sa montre jaillit de sa pochette comme Polichinelle. Parvenant á reprendre son souffle et se contenir, Inachos y va d'une autre. — Vous étes aussi chauve qu'un globe terrestre. — Je ľai fait expres, pour ne pas attraper les poux de lode. Ľéruption nous ressaisit, nous tord de nouveau. Suffo- quant, nous nous serrons le ventre, nous roulons. Alors, soudain, Asie Azothe apparait, et le miracle arrive. Le caractěre particulier de la maison ľa induite á se prendre pour un amiral. Envahis de gaieté nous ne l'avons pas entendue des-cendre ľescalier. — Debout lá-dedans! Fixe, moussaillons! N'a-t-on plus de respect pour les galons? Spontanément, Lange et moi jouons le jeu. Nous nous dres-sons, claquons des talons. Tout á coup, Fair enjoué tombe comme un masque du visage de Asie Azothe. Ses paupiěres se dilatent; eile pousse un cri, se mord les poings. Que se passe-t-il? Inachos! A quatre pattes, hagard, terrifié, afřreux, il déploie des efforts surhumains. II tremble et chancelle comme un veau naissant; il s'écroule. Encore et encore il essaie de se mettre debout. — Je ne peux pas! lode! Je ne peux plus! Des fourmis par millions parcourent mon échine, tourbil-lonnent dans ma tete. Je suis si heureuse! — Je ne peux pas me lever! Je ne peux plus marcher! lode! lode! lode! — Oui! Oui, Inachos! Oui, mon chéri! \ J'accours. Asie Azothe accourt. Mais Lange nous rattrape. — Je vous defends de l'aider! Laissez-le faire! II a bien mérité ce qui lui arrive! Inachos s'affale une derniěre fois, pleure, s'endort ďépui-sement. — Victoire! soupire Lange, nous prenant par le cou et nous serrant contre son bedon. Les autres sont partis. Me rongeant les ongles, j'attends que Inachos se reveille. Van der Laine montre son nez par 43 la trappe, voit que Inachos dort et vient le prendre pour le mettre au lit. Inachos le repousse avec vigueur. — Laisse-moi! Je peux montér tout seul! J'ai deux jambes! II essaie de montér ľescalier tout seul. Cest pitoyable. Pris de trémulation, ses genoux fiechissent, puis cedent. II tombe et retombe, s'entassant sur lui-méme comme un man-teau tombant ďune pateré. II m'appelle. II me supplie de le secourir. II se pend á mon bras, se hisse debout. Bien que je sois solidement agrippée á la rampe, je ne peux résister ä la tension qu'il exerce, et je m'écrase sur lui. A la fin il se laisse saisir sous les épaules par Van der Laine et moi. II se laisse trainer jusqu'au pont comme un gros poisson par les ouies. Ses jambes, comme des queues, frôlent les marches, battant sans pouvoir prendre appui. C'est tout un noyau que celui forme par Inachos, Asie Azothe, Lange et moi. Nous allons de progres inespéré en développement inattendu. 19 Nous sommes dans la chauíferíe. — Que pourrais-je faire ďextraordinaire de ma vie si je pouvais marcher? Nous ne voyons pas oú il veut en venir. Élucide! — Ceux qui peuvent boxer peuvent devenir champions de boxe, ceux qui peuvent nager champions de natation... Lange suggěre qu'il pourrait étre le plus grand coureur de fond du monde. Je suggěre qu'il pourrait escalader les montagnes que jamais personne n'a pu escalader, ou battre dans le domaine du ballet touš les Uerressestois. Asie Azothe, concentrée comme tout, ne dit ďabord rien. Aujourďhui, je suis ďhumeur massacrante, Asie Azothe ďhumeur réveuse. Elle trouve enfin ce qu'elle cherchait. 44 — Tu pourrais étre le premier á marcher sur ľeau et sur l'air. II n'y a pas au monde plus petite vache Marie-Chantale. C'est la suggestion de Lange qui est agréée. — Le plus grand coureur de longues distances de touš les temps, ce sera moi. Passionnément penché sur le guidon de la bicyclette sta-tique, il pédale, il sue. La conversation languit. Triste, á ľécart, couchée en chien de fusil, le chat plumé dans les bras, Asie Azothe jongle avec ses réves. Je la vois faire et cela m'agace. Je vois Inachos se démener contre les pédales comme Roland ä Roncevaux, et cela m'horripile. Lange passe son temps á sucer sans succěs et á allumer en pure perte sa pipe, et le tabac me tombe sur la rate, les ratons et tout le reste. Je ne sais pas ce que je veux. Je voudrais qu'ils me regardent attentivement, qu'ils manifeste« qu'ils ont besoin de moi, qu'ils me demandent quelque chose d'important; mais s'ils faisaient cela j'aurais envie encore plus de leur arracher les yeux. Vont-ils finir de ne pas me voir, de ne pas me sollicker? Je tourne en rond, les mains derriěre le dos, le fiel débordant sur les flancs de mon coeur comme 1'eau bouillant trop sur le ventre de la bouilloire. Qu'ai-je, bon Dieu? Qu'est-ce que j'ai, Christ? Caressant les os félins, Asie Azothe contemple Inachos. Cesse de regarder cet idiot comme cela, idiote! Elle le fixe comme de ľautre côté du temps, sans le voir, comme émerveillée d'une vision. Une grande tendresse rayonne de ses yeux transparents, de ses yeux plus pales que son visage de morte. Imbecile! Petite sotte! Petite vache! Truie! Petite truie! Petite truie hypocrite! Petite truie Judas! Qu'est cela qui me travaille, me brůle, comme une sura-bondance de vie? Soudain, comme si eile terminait á haute voix la lecture faite en silence d'un conte de fees, eile nous montre le fond de ses pensées Marie-Chantale. — Et ils me diront : « Comment allez-vous, madame Inachos Ssouvie?...» Depuis un mois, eile ne parle plus que de se marier avec Inachos!... J'en ai assez! 45 Je bondis, vole en éclats : j'entre dans une grande colěre. On usurpe si effrontément je ne sais quels droits que j'aurais que je lance les tabourets contre la fournaise. — Inachos est ä moi! C'est mon frěre! Si tu veux absolu-ment te marier, marie-toi avec un des huit tiens; laisse tran-quilles les frěres des autres! Des chars d'assaut sortent de mes yeux et écrasent Asie Azothe comme un ver, pendant que je lui flanque des coups de pied en chair et en os. Toute démontée par la violence et la soudaineté de ma haine, eile se met, le temps de le dire, á pleurer á verse. Distrait d'une suite d'heures de reflexions profondes, Lange sursaute et intervient. II n'est pas tout á fait au courant. II a cru comprendre que je voulais fonder une famille avec Inachos. Je me garderai bien de le détromper. Qu'importe aprěs tout? — Inachos est ton frěre. II est défendu de s'unir par le lien conjugal avec un membre de sa parenté. — Défendu! La belle affaire! C'est ridicule! Defense de faire de la navigation á voile sur ce gazon! Defense de bätir sa maison sur cette autoroute! On s'en flehe! Pourquoi courir la Campagne pour trouver un pur étranger dispose á ce qu'on se donne á lui quand on a un frěre qui a besoin de vous comme la terre du soleil? Pourquoi? Dites-moi pourquoi! N'est-ce pas stupide? Pourquoi abandonnerais-je lá, pour suivre une espěce d'individu que je ne connaitrais ni de Ěve ni de Adam, un frěre que j'adore et qui se laisserait crever de faim si je ne coupais pas sa viande et ne portais pas la fourchette á sa bouche? Pourquoi? Dites-moi! Ai-je seulement le droit de laissser Inachos seul aux mains de cet aboulique qui ne s'apercoit méme pas qu'il y a un nez plante au milieu de sa face et de cette alcoolique qui passerait son temps á le frapper comme platte? Que vou-lez-vous que je fasse? Que j'aille de ce pas au village faire du porte-ä-porte? Que je passe de maison en maison demandant á chaeun de ces faux jetons qui prennent Inachos pour un obsédé sexuel s'il trouve que j'ai d'assez belles cuisses 46 pour qu'il me prenne pour épouse? J'ai seule le coeur de le comprendre, de le guérir et de le défendre! C'est moi qui l'aime : c'est moi sa femme et la mere de ses enfants! Lange reste calme. Les deux autres tremblent de peur. — Inachos n'est peut-étre pas d'aecord... — II l'est! Nous sommes toujours d'aecord! Nous ne nous querellons jamais! Et qu'il n'en soit plus question! Vous cherchez touš á me ľenlever! Vous m'écoeurez! — Aucun prétre ne voudra bénir votre mariage. — Je m'en flehe! Nous nous marierons pas confarréation! Je marche, sans pouvoir m'arréter, arpentant, tournant en rond. Je marche, sondant les proföndeurs de ma méchanceté, cherchant en vain á en découvrir les ressorts. Je ne laisse pas souvent cette fureur s'emparer de moi. Plus folle, plus urgente et plus douloureuse chaque fois, eile me fait peur. J'ai les ongles enfoncés dans les paumes, les boyaux noues. J'ai chaud, je transpire.. Je suis plus en colěre que cent géants en colěre. Je hais comme si j'étais mille. Qu'est-ce? Pourquoi done? Les eaux d'aucune mer ne sont assez abondantes pour calmer cette soif qui m'étreint jusqu'aux os. Aucune héca-tombe ne serait ni assez cruelle ni assez sanglante pour ras-sasier le dieu azthěque dix fois plus grand que moi qui s'est dressé en moi. Impuissante á comprendre, á me répondre, je m'écroule. Me jetant ä genoux entre les jambes de Lange, je presse mon visage contre son ventre, nez le premier. — Pourquoi faut-il que je haisse tant? Pourquoi ces envies de vengeance, de faire mal, que j'ai? De qui, de quoi, de quel crime faut-il que je me venge s'il faut pour ne pas devenir folle que je me venge? Soudain, la trappe s'ouvre et Ina parait. Elle est dépoitrail-lée, échevelée et couverte de boue. Elle éclate de rire. Inachos, qui s'était remis á pédaler, s'arréte net de pédaler. Elle lance une orange pour chaeun et laisse retomber la trappe. «Lady of Spain j'adore you. » 47 20 Nous avons trouvé un beau grand arbre au bord du fleuve, loin, au-dela de la fin du lé, et nous avons passé la nuit á califourchon sur ses branches hautes, comme deux singes. Des contingents de phares désarconnés passaient, á la derive entre téněbres d'eau et téněbres d'air. Nous avons parle de la vieille Six, des fantômes, des loups, des tueurs á gages, des assassins qui s'évadent et qui rôdent. — Nous sommes amies une fois pour toutes, n'est-ce pas, fille? — Pour aussi longtemps que tu voudras. — Jure-le. Trace une croix sur ton cceur crache pas : et dit : « Cochon qui s'en dédit.» Ina a fait repeindre en jaune orange á Van der Laine les deux cheminées grandes comme des cheminées d'usine du steamer. Van der Laine passe son temps dans sa chambre á lire et á faire brůler des cigarettes. La moitié des cheveux sur la figure, eile a du agiter les mains pour s'y reconnaitre dans la fumée et lui dire :« Allez repeindre un peu en jaune orange les cheminées. Je ne vous nourrirai pas éternellement á ne rien faire.» Quand eile ľenvoie se faire couper les cheveux, je pourrais mourir de rire.« Voici cinquante cents. Allez voir le barbier. S'il vous regarde comme si vous tombiez du ciel et vous demande ce que vous venez faire chez lui, dites-lui que vous désirez vous faire couper les cheveux. S'il répond qu'il voudrait bien mais qu'il a peur ďesquinter ses ciseaux, permettez-lui de se servir de sa tondeuse ä gazon. S'il vous demande un pourboire, chantez-lui une petite chanson.» 48 21 lna est venue s'asseoir pres de nous sur le rebord large comme une margelle de la cheminée. Elle a actionné deux fois le sifflet assourdissant et eile est redescendue. Elle bar-bote dans le chenal, en slip et soutien-gorge, comme si de rien n'était, brisant sur ses genoux comme soucoupes et assiettes les morceaux de glace achevant defondre. Nous domi-nons la terre, tout ce que l'ceil d'un coup peut prendre de l'univers. La riviere Ouareau, au loin, a ľair ďune bande de chrome. — Je me demande oil commence la riviere Ouareau, comment eile commence... Un jour, nous irons en excursion, voir. Ce sera notre premier voyage. Dans dix ans, nous aurons tellement voyage que nous aurons les jambes usees jusqu'aux genoux. Asie Azothe trépigne, applaudit. — Nous emměnerons Inachos. Nous essayons d'imaginer ou nous serons dans cinq ans, ä la méme heure. Complětement absorbées que nous sommes par ľeífort de transmigration, la peinture fraiche cesse ďirriter nos mains et nos mollets, toute la cheminée se dérobe sous nous. Nous sommes loin, á Sousceyrac, á Kaboul, plus loin que cela. Nous éprouvons le sentiment troublant de vivre tout en étant absentes de ce que nous vivons. Nous révons. Non; nous ne resterons pas ici á gächer du mortier. Nous ne bätirons rien; nous n'aurons pas le temps. Nous nous répandrons sous tout l'azur, comme le vent et la lumiěre du soleil. Nous nous mélerons au monde comme une goutte d'encre á ľeau d'un verre : á toute sa surface comme á toute son épaisseur. Nous nous diluerons en lui jusqu'á ce qu'il ne reste plus rien de nous que lui. Nous nous 49 laisserons absorber par la creation tellement qu'ä la fin ce sera nous qui aurons absorbé. Nous ne sommes pas ici pour faire, mais pour prendre. — Parle, Asie Azothe. Tu ne dis rien; n'as-tu done rien dans le ventre? — Que e'est haut ici! Que nous sommes bien ici! D'ici, la terre a l'air si grande que ma téte tourne! Le monde est divisé en deux. D'une part, il y a nous sur notre terre; d'autre part, il y a touš les autres sur leur terre. lis sont des milliards et chacun d'eux ne veut pas plus de nous qu'un serpent d'un serpentaire. Appelons-les la Milliarde. — La quoi? — La Milliarde. Nous ne les rencontrons qu'un par un, mais ils forment un tout, ils sont unis, syndiqués, et e'est contre nous qu'ils le sont. Au centre du gazon de chacun est plantée une affiche qui dit, souvent en anglais :« Defense de marcher sur ce gazon.» — Je sens que tu vas te fácher encore. — Pense á ce qui est hors de nous, á ce que nous ne por-tons pas; ä ce qui ne nous suit pas. Disons qu'il n'y a qu'une carotte et que la Milliarde et nous mourons de faim. Qui mangera le legume? La Milliarde ou nous? L'écume aux commissures des lěvres, je continue. — Un jour, nous sortirons d'ici, un peu comme au prin-temps une riviere déborde. Mais nous n'inonderons pas quelques ilots et quelques maisons, nous couvrirons tout. Ils fuiront devant nous noyés jusqu'aux cuisses. Leurs oh et leurs ah épouvantables finiront en glouglou sous notre poussée continentale. Nous entrainerons lacs et fleuves, un peu comme la goutte de pluie, dans sa glissade sur la vitre, grossit en agglutinant les autres. Notre crue sera leur deuxiěme deluge. Abandonnant feux et lieux, les survivants se groupe-ront en une masse compacte que nous pousserons jusqu'au plus haut sommet de la plus haute montagne et séques-trerons lá. Ils ne pourront plus alors que s'entre manger. 50 Asie Azothe voit cela comme si eile y était. — Et aprěs nous pourrons pénétrer partout. Nous entrerons, aprěs avoir brisé les fenétres dans les gares, les usines, les magasins, les couvents, les gratte-ciel, les bateaux et les banques, dont ils auront verrouillé les portes en partant. Ouvrant les maisons, nous trouverons les unes pleines de papillons et les autres pleines d'änes. Nous visiterons les gre-niers, y emplirons des sacs de statues brisées et de voiliers embouteillés. II fera un silence tellement grand que, d'une ville á ľautre, nous pourrons nous entendre chanter. En se retirant, nos eaux auront semé la terre de merveilles. Des algues géantes draperont les foréts blanchies de sel. Les rues des villes, comme des cassettes, regorgeront jusqu'aux toits de poissons de couleur,de barres de galions, de jambes de bois de pirates, de pieces ďor méconnaissables et de pierres précieuses. Marchant dans les marguerites, nous buterons contre des baleines. — Ce n'est pas ce que je voulais dire. La Milliarde s'est organisée expres pour que nous la haissions et la combattions. Ils se vautrent sur nos territoires expres pour que nous les en chassions. Ils mangent avec nos couteaux et nos fourchettes expres pour que nous les leur enfoncions dans la gorge. Cest cela, la guerre de Troie, la guerre des Gaules, le traité d'Utrecht, la victoire de Aegos-Potamos. Ne crois pas ce qu'on se dit de soldát de la Milliarde á soldát de la Milliarde. Ne crois que moi : je suis la seule qui soit du méme côté que toi. II y a guerre, tout le temps. Si ce n'est pas toi qui vaincs, e'est toi qu'on vainc. Si tu ne te bats pas, tu es battue : tu les laisses jouir d'une victoire remportée sur personne. Tous ces nuages, toute cette herbe, toute cette eau, tout cela, á qui crois-tu que e'est? Cest á nous ou á la Milliarde. Oü es-tu, crois-tu? Chez nous ou chez eile? Elle me répond que je suis méchante. 51 22 Asie Azothe pense encore á ľinondation, á la couche de sel déposée par nos eaux en se retirant, aux paquebots échoués sur les flancs des montagnes. — Tu as sucé la haine avec le lait, lode. — Que veux-tu que je fasse, Asie Azothe? Que faille á confesse? Nous aidons Inachos ä marcher en nous relayant. Inachos ne remet plus que rarement les pieds dans la chaufferie. II n'y a jamais personne. Quand j'y vais, la vue du chat plume me prend á la gorge comme une abscence d'air Tout ce qui devait se passer dans la chaufferie est passé. Est-ce cela qui reste quand une chose est finie? Inachos vit au grand air maintenant. Ina est membre de la Milliarde, un point c'est tout. Tout est pour le mieux ainsi. Plus la Milliarde est nombreuse, plus on rit. Plus il y a d'eau, plus ľocéan est grand. Plus il y a d'ennemis, moins la victoire est possible. Plus c'est impossible, plus c'est drôle. Je suis assise devant le chenal, sur un cheval mort. Asie Azothe soutient Inachos par la taille et il s'appuie sur son épaule : eile ľaide á marcher. J'appelle Asie Azothe. J'ai besoin ďelle. J'ai froid, et j'ai ľäme si vide. — Viens ici, fille. Laisse tomber Inachos et viens ťas-seoir pres de moi. N'aie pas peur : laisse-le choir. Laisse choir cet imbecile, te dis-je! Plus tôt il mourra, plus tôt je serai débarrassée, plus tôt je n'aurai plus de raison pieuse de vivre. Retirant doucement son bras, eile laisse Inachos s'abattre et, ľabandonnant loin sur la plage, se met á courir vers moi. Pris de panique, Inachos hurle. Ces cris font peur á Asie Azothe, la font courir plus vite. A bout de souffle, eile s'assoit pres de moi, sur la téte trop étroite pour deux du percheron 52 laissé par les vagues. Inachos peut continuer tout á son aise de geindre comme un laindre : le danger est passé; pressée contre moi, eile ne craint rien, méme pas Horus et le livre OÚ il note les bonnes actions sur les pages de droite et les mauvaises sur celles de gauche, eile ne tremblerait pas devant le géant le plus hideux. Asie Azothe, rose parlante, je te vomis de ma vie, de toute la force de ce vide immense que tu laisses immensément vide. — Dis-moi quelque chose, n'importe quoi. Mets des mots dans mes oreilles : il y a tenement rien dedans qu'elles vont éclater. II n'y a que de la sérénité dans la tete de Asie Azothe, un peu comme il n'y a que du néant dans un ciel serein. 23 Nous allons á ľécole en skis. Un pied de neige neuve recouvre le sol. II semble que nous pourrions, sur nos planches vernies étroites et minces, passer en ligne droite d'un continent sur l'autre. Les traces de la Milliarde ont été effacées, comme les taches dans le cendrier par le torchon. Les empreintes des bottes de leurs soldats sont enfouies, comme Troie sous Hissarlik. La terre est recommencée : et c'est Asie Azothe et moi qui, nous étant levées plus tôt que les autres, ľavons recommencée. Ina a decide de dormir tout l'hiver. Elle ronfle, serrant dans ses bras, comme un enfant sa poupée, un jerrican plein de somnifěres. Aussitôt qu'elle reprend conscience, une autre poignée de pilules la remet knock-out. Elle ne prend méme pas le temps d'avaler une bouchée. Tant mieux pour toi, grosse atrabilaire; cela te fera maigrir. Et si tu veux te faire sauter la cervelle, vas-y; fais comme chez toi. Quant á Van der Laine, depuis que je le connais, il lit pendant que les autres dorment 53 et dort pendant que les autres vivent. II se lěve, aspjre deux gorgées ďun thé qui a passé la journée á pourrir sous son lit et va, trainant les pieds, chercher á la bibliothěque une brassée de romans tapissés de chiures de mouches. Nous avons eu une bonne. Elle n'a pas fait long feu, Elle volait, faisait de bonnes tartines á la mélasse, mettait le linge dans le réfrigérateur pour le faire sécher et ne s'arrétait pas de demander des augmentations de salaire. Je ne la haüssais pas: eile riait tout le temps et avait des yeux bruns jaunissant au soleil qui me fascinaient. Aprěs la mort de ma soeur, il n'y avait plus de corps á garder, Ina n'a pas engage ďautres gardes du corps. Si Asie Azothe ne venait pas me réveiller le matin, per-sonne ne s'en occuperait. Les portes du steamer n'étant jamais verrouillées, Asie Azothe peut entrer comme dans un mou-lin. Elle saute tout á coup dans mon lit tiěde, comme une sorte de soleil, propageant des rayons de froid. Elle enlěve ses moufles et saisit mes chevilles avec ses mains glacées : j'ai le souffle coupe. Elle me tend ma robe. Elle range mon pyjama. Ina m'a acheté une robe quand j'ai commence á aller á ľécole et c'est celle-lá que, été comme hiver, je porte depuis. Elle est infecte. On dirait qu'une division blindée a passé dessus. Quant á mon visage, surtout le matin, il n'est guere plus ragoütant. Quand je dors, machinalement, je gratte mes bubes jusqu'au sang. Ma purulence ne derange pas beaucoup Asie Azothe. Elle me sourit comme si j'étais la Vierge Marie. Son regard s'enfonce dans mes yeux comme si j'étais Rudolf Valentino. En plus de m'avoir prise en grippe, son frěre ainé est avare. Ce qui fait qu'elle doit voler tout ce qu'elle m'apporte á manger. — Je ťai apporté des chinois. C'est bon comme tout et c'est enivrant. On a de la difSculté á se tenir debout aprěs en avoir mangé un. Mon frěre ainé les gardait pour une grande occasion. La jarre qui contient les chinois est enorme. Elle doit peser cinquante livres. Nous avons toutes les peines de ľenfer 54 á dévisser le couvercle. Ayant bien déjeuné, nous cachons la jarre comme il faut. II ne faut rien laisser trainer : Inachos et Lange sont de redoutables aífamés. Qu'il a neigé! Le sentiment d'etre des conquistadores s'empare de nous, en dépit de nous, comme par effraction. Derriěre nous s'étend ce dont nous venons d'entrer en possession, ce qui a été découvert. Ivres de puissance autant que de chinois, nous nous arrétons de temps en temps pour regarder les sillons de nos skis, qui se sont remplis d'ombre. Devant, tout reste á découvrir: á voir, entendre, toucher. Peut-étre des bijoux de glace, en forme de mouches et de papil-lons, sont-ils tombés du ciel en méme temps que la neige. Oú personne n'est encore passé, ne se peut-il pas qu'on trouve des ailes ďanges, des auréoles, des branches ďétoiles, ou quelques-uns de ces oeufs donnant naissance aux fleuves etauxlacs? 24 Le menton sur le guidon de la bicyclette statique, Inachos pédale comme un dédale. Get hiver est le dernier á nous tenir prisonniers. Quand la neige sera fondue, nous nous en irons. Nous ne partirons vraiment que de Saint-Jean du Nouveau-Brunswick, ou nous nous serons rendus en train pour éviter d'avoir des ennuis avec la police. Nous marcherons sur le bord de ľocéan, vers le sud. Noüs suivrons le littoral, jusqu'á ce qu'il n'en reste plus. Je nous vois déjá trotter, á travers la ville, jusqu'á la gare. Je nous vois descendre du train á Saint-Jean et déambuler jusqu'á la grěve. Inachos, qui est ľauteur de notre itinéraire, dit que le canal de Panama nous donnera du fil á retordre. II ne croit pas qu'un pont ľenjambe. Sur toutes les photos qu'il a vues de cette ceuvre de Lesseps, aucune construction 55 de ce genre ne figure, pas méme une passerelle. D'ailleurs un canal n'est-il pas par definition le contraire d'un pont? __Qu'est-ce qui te prend? Qu'avons-nous á faire de ponts? De toute facon, pont ou pas pont, nous traverserons le canal de Panama á la nage, entre les bateaux, entre ľétrave des uns et ľétambot des autres. — Tu ne penses qu'ä toi! Tu sais bien que Inachos ne sait pas nager. — Pour apprendre ä nager on n'a besoin que d'eau! Et ici, au confluent d'un fleuve majestueux et d'une riviere limpide, ce n'est pas cela qui manque! Nous marcherons, tout le long, sans chaussures, dans du sable blanc comme du sel et chaud comme du sang. Nous passerons sur des arcs de roc grands et minces comme des arcs-en-ciel. Nous ne fermerons pas l'ceil. Ce sera si délicieux que de peur d'en perdre nous ne dormirons pas. Ce sera un jour sans fin, un seul jour. Nous ne mangerons pas : nous n'aurons pas faim. Des caravelles blanches nous accompagneront de loin, des caravelles autour desquelles tenement de mouettes tourneront que nous ne les verrons pas. Au sortir des villes nos traces dans le sable seront ensanglantées. 25 — Referme la porte, fille. Asie Azothe obéit, aussi silencieusement que possible. Nous nous accroupissons au flanc du lit de Ina et la regar-dons faire. Cest comme si eile faisait un cauchemar sans fin. Elle ne s'arrete pas de remuer, de donner des coups de téte. Elle est agitée comme un sac rempli de chiots á noyer. Quand je suis en colěre, j'ai ľimpression qu'un oiseau plus gros que moi, un aigle géant enraciné, bat des ailes de toute sa force dans ma poitrine. Nous sommes de la méme race, grosse 56 atrabilaire sans temperance! Je connais ce qui lui fait mal, ce qui la serre, tord, fouette, possěde des pieds á la téte. Cest la médiocrité de la mise en scene. Cest le fait que la vie soit si banale et qu'on ne puisse la changer. Le terne, le tiěde et le lent engluent. — Elle est peut-étre malade pour mourir. La sueur perle sur son front brůlant et fait mire les lignes de ses paumes glacées. Elle a les paupiěres rougies, les Iěvres blanches et gercées. Ses couvertures gisent, en accordéon, de chaque côté du lit. Ses oreillers sont entassés dans ľébra-sement de la fenétre. Elle les y a lancés probablement parce que le soleil ľécoeurait. — Couvrons-la comme il faut. Ina a cessé de se démener. Comme les heroines des oeuvres défendues, eile ne porte qu'un slip et un soutien-gorge. — Crois-tu qu'elle se réveillera si j'agrafe son machin? Tout intimidée, grimacant comme si c'était bouillant, Asie Azothe agrafe le porte-mamelles. Ina sue de partout, tel-lement qu'elle luit : son corps est comme couvert de squa-mules. Serrant sa bouche á deux mains, Asie Azothe éclate de rire. — Ce n'est pas ma faute. Les doigts de pied et le nombril des grandes personnes m'égaient. — Tu n'as qu'ä ne pas regarder les doigts de pied et le nombril des grandes personnes, petite vache! Chacune d'un côté du lit, prenant les couvertures cha-cune par un bord, nous les étendons aussi doucement que Dieu le permet sur Ina et les replions sous le matelas. Cest comme si nous étions ses měres. Asie Azothe a repris tout son sérieux; pour tout dire, je ne l'ai jamais vue si gourmée. Elle bat les oreillers comme si eile mesurait six pieds et pesait deux cents livres. Puis, comme s'il s'agissait de la prise de Louisbourg, eile m'expose d'une voix blanche le plan qu'elle a élaboré pour qu'ils puissent étre mis en place sans troubler le sommeil de lna. Je soulěverai la téte juste assez pour qu'elle puisse les glisser dessous. Comme stratégie, 57 Napoleon a fait plus brillant. On n'a qu'ä songer á la victoire de Québec. — Elle respirait peut-étre plus librement avec son machin dégrafé. — Cest sůr. Cest certain. II n'y a pas moyen d'en douter. Toute rouge, Asie Azothe plonge ses bras sous les couver- tures et dégrafe le couvre-buttes. — Je suis habituée á ces choses-lá. En Finlande tout le monde est tout nu ľété. — Si tu retournes lá-bas, emměne-moi. Je repense á ce qu'un jour Ina a dit á Inachos et moi. « Si j'avais eu conscience de ne plus étre une enfant, je ne vous aurais pas faits, mes enfants. Ma mere me disait:" Fais des enfants, ma ŕille : c'est bien, c'est beau, c'est bon! " La vieille idiote! Nous avions tous vingt ans au moins, et eile ne s'apercevait pas que ce n'étaient pas ďenfants dont eile avait accouché, mais ďadultes, de pareils á eile! Avoir des enfants! Permettre que se créent des ámes oů, comme dans la sienne, le fiel montéra jour aprěs jour comme minute aprěs minute le sable dans le sablier! Laisser des visages se former ou, comme dans le sien, on pourra lire ľétonnement et ľespoir, puis le dégoút et le mépris! Quelle derision! Quelle farce! En faire ďautres ä sa triste image et á sa miserable ressem-blance! Autant passer sa vie devant un miroir oú on peut se voir de la tete aux pieds! Étre mere! Pouvoir dire que ceux-lá c'est vous qui les avez plongés dans ľinarrétable dégringo-lade lente, que ces deux ou trois-lá c'est ďentre vos mains tendres et douces et sous voire regard plein d'amour qu'ils sont partis se faire écceurer par les autres et écoeurer les autres! Tapotez un peu leurs petits derriěres et envoyez-les se faire matraquer jusqu'á ce qu'ils ne puissent plus se relever, puis frappez á coups demouton jusqu'á six pieds sous terre! Et qu'on n'oublie pas avant qu'ils partem, comme sa mere avant qu'on parte, de leur dire d'etre forts, de ne se laisser abattre par rien. Peu importe qu'on sache bien qu'apres avoir résisté jusqu'á la vacuité de leurs veines, aprěs qu'ils auront 58 été vaincus á plate couture et qu'il leur aura semblé avoir tout perdu, ils s'apercevront qu'il n'y avait pas d'ennemis et qu'ils n'ont rien perdu, qu'ils se battaient contre des ombres et qu'ils n'avaient jamais rien possédé. Dormer la vie, ce poison! En faire venir d'autres en ce monde, cette galěre! Qu'il faut étre cynique,méchant ou stupide! Ici,il faudrait ne rien faire et ne rien dire. Ici, quoi qu'on fasse finit en mauvaise plai-santerie fake ä ses dépens! Ici, quelque jeu qu'on joue se termine en bon tour joué á soi-méme, finit avec soi-méme dans la banalite et l'angoisse jusqu'aux oreilles! Ici, rester assis sur une chaise á attendre que les formes et la lumiěre se changent en néant et téněbres est tout ce qu'on peut faire sans se tromper. Mais allez, yeux et oreilles grand ouverts, rester assis sur une chaise! Tout miroite. Tout vous fait signe, vous sollicite. La vie en vous, cette contraction spasmodique, cet élan morbide, se gonfle, vous gonfle, déborde, vous empörte. Que tu aies horreur des viandes, des pätes, des fruits, des legumes et de tout ce qui se mange n'importe pas : la vie te forcera ä manger. Je n'aime plus vivre, mais, et lá est le hie, j'ai besoin de vivre, de m'accrocher á ce qui, je le sais, se brisera dans mes mains, de me fixer dans cet ocean ou volerait en miettes un quai en fer. Mais je ne me laisse plus enivrer par ce besoin : je ne suis pas masochisté, je ne veux pas souffrir. N'aidez pas la vie á se moquer de vous. Ne bougez pas : restez assis. Ne dites rien, ne faires rien : ne collaborez pas. Ne courez pas : ne vous élancez pas vers les goufFres; regardez les gouífres avancer jusque sous vos pieds. Ou, si vous voulez á tout prix faire oeuvre pie, défaites tout : abat-tez ce qui se dresse, éteignez ce qui éclaire, tuez ce qui vit et suicidez-vous. Ainsi, peut-étre, vous aurez sauvé la face. » Nous ne succomberons pas, Asie Azothe et moi. Nous ne nous laisserons pas abattre. Nous vivrons sans déchoir et nous mourrons en riant, et nous disparaitrons grasses, et ce sont des cadavres resplendissants qu'ils viendront voir dans notre chapelle ardente. Nous chanterons dans le martyre. Telle-ment nous les aurons étonnés, les negres qui nous auront 59 torturées se disputeront la viande de nos coeurs. Ce qui m'amene á penser aux gaurs que York fait paitre sur ľile ľété, depuis quelques années. York est fou á lier! Cette année, il a decide de les faire hiverner sur ľile, á ciel ouvert. Méme, de peur que ľépaisseur de la neige ne les aide á s'échapper, il a fait hausser de cinq pieds la cloture. Les pauvres gaurs ne s'arrétent pas de beugler; plus il fait froid, plus fort je les entends. 26 Le dictionnaire sur les genoux et un stylo dans la bouche, Inachos n'a plus besoin depersonnepour enrichirsonvocabulaire. Quand il tombe sur un nom géographique, il ľentoure ďune spirále rouge, va ďune mappemonde á ľautre le retrouver et lui faire subir la méme operation, puis se croise les bras et réve. Les murs de sa chambre sont tendus de continents aux couleurs plus brillantes que drapeaux et perroquets; le plancher est bondé de pays plus multicolores que des tapis. Plus les spirales qui constellent les cartes ont de revolutions, plus Inachos a aimé. Que c'est beau, une Yougoslavie verte comme un biliard, une Bulgarie jaune comme une banáne! L'eau, partout, est bleue. Inachos s'empare du nom « Carpentarie ». II devient navire. II flotte; le vent gonfle ses voiles. Le golfe de Carpentarie a donné son immensité ä son äme. II perd pied; il est parti, absent. — Étes-vous passé par lá, docteur? — Non, Inachos. Pas encore. Lange dilapide en voyages tout ľargent qu'il gagne á soi-gner Inachos. II reste parti des semaines, des mois. II revient joyeux, bavard, distrait: il rit différemment; il semble moins gros; il a change de souliers et de veston; il nous regarde, mais son regard porte ailleurs; il salue Ina comme s'il la voyait pour la premiere fois. C'est par lui que nous avons été 60 initiés. Il ne sah rien de notre plan d'expédition, de nos reunions, de nos chartes et de nos recherches. Nous nous cachons de lui. II ne comprendrait pas, lui qui voyage en fau-teuil capitonné, en chambre á coucher munie d'un tourne-disque et qui s'en vante. Plus le paquebot était luxueux, plus il a joui. II serait oŕľusqué monsieur : c'est sur et certain. II essaierait de refroidir, avec toutes les observations perti-nentes qu'il pourrait trouver, notre enthousiasme. II ferait tout de toute sa force pour nous écceurer. II n'est pas de notre espěce. D'ailleurs, si, lui ayant raconté tout, il lui prenait la fantaisie de vouloir venir avec nous, il faudrait, prenant bien garde de le vexer, que nous le blackboulions, que nous lui fassions comprendre que gros et pataud comme il est il ne pourrait que nous ralentir. II fait presque pitié : il prend soin de nous comme de son estomac et nous le traitons en intrus. Nos reunions se tiennent dans la chambre ancillaire. Notre patente royale y est cachée : eile a été glissée sous le revéte-ment de fibro-ciment d'un tuyau. La porte est toujours fermée ä clé. Nous parlons tout bas. Lange regarde partout et ne nous trouve pas. Bang! Je me flanque un coup de massue sur les doigts : la séance est ouverte. Notre trésoriěre demande la parole. Elle a terminé ľenquéte dont nous ľavions chargée et brůle de nous en communiquer les conclusions. Je suis capitaine-présidente.A Inachos a echu le grade de sous-chef. — Nous vous écoutons, madame la trésoriěre. Parle ou je te flanque un coup de massue sur la téte! Qu'attends-tu pour parier, petite vache? Un littoral est-il interrompu ou ininterrompu? Pue-t-il? — Étant donné que ľocéan Atlantique s'étend d'une facon ininterrompue depuis la péninsule de Boothia jusqu'á la Terre de Feu, son littoral, qui n'est autre chose que sa frange, devrait s'étendre ininterrompu depuis cette péninsule jusqu'á cette terre; et, par consequent, nous devrions pouvoir suivre celui-ci sans difficultés, sans rencontrer de solutions de conti-nuité, un peu comme on peut suivre un trottoir, un couloir... 61 — Un tiroir, une histoire, un mouchoir, un entonnoir, un cigare... — II n'en est rien! Nous nous sommes laissé empörter par notre imagination! L'humeur vagabonde nous a obnubilés á n'en plus pouvoir voir le bout de nos nez! Le coup d'oeil le moindrement attentif sur une mappemonde nous découvre un littoral sectionné, lézardé, brisé, entrecoupé de larges et profondes fissures. A tout bout de champ, la côte s'arréte et fait place á des masses ďeau appelées embouchures dont certaines sont insurmontables (je sais que l'adjectif «insur-montable» ne peut qualifier que des choses convexes et que les embouchures ne le sont pas, mais je m'en fiche pas mal)... Je continue! ... Dont certaines, disais-je, témoignent... — Témoignent!... On se croirait au proces de Dreyfus. — S'il arrive qu'on soit oblige de se passer de vos commen-taires, on n'en mourra pas, vous savez, madame la capitaine-présidente... Témoignent, disais-je, de cours ďeau larges comme des fous qui... proviennent... de ľautre côté du continent. — Est-ce que «large comme un fou » est plus large que «large comme tout»? — Dans un cours d'eau large comme un fou cent bateaux peuvent naviguer de front. Est-ce que cela répond comme il íaut á voire question? Je continue! Nous qui sommes si ferrés en géographie, ne savons-nous pas que des rivieres et des fleuves glissent jusque dans des oceans aprěs étre tombés du haut de montagnes? Je me contenterai de citer onze noms : Saint-Jean, Penobscot, Hudson, Susquehanna, Rio Grande, Orénoque, Amazone, Paraguay, Chalia, Choile et Gallapagos. Un littoral est ininterrompu, certes. Mais il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il soit pédestrement praticable. Pour des globe-trotters de notre acabit, un littoral est une succession de morceaux de littoral séparés par des abímes. J'ai dit! — Les fleuves! Les riviěres! Pourquoi pas les ruisseaux et les voies de pluie pendant que tu y es? 62 — II y a des ponts, Asie Azothe. J'ai lu dans le American Geographical Magazine qu'il n'y a pas un cours d'eau qui ne soit enjambé par au moins trente ponts. — Je m'en fiche, monsieur le sous-chef! Les ponts n'ont rien ä voir avec le fait qu'un littoral, qui est la lisiěre d'un océan, soit ou non ininterrompu! — Peu importe! Pour des géants de notre acabit, aucun estuaire, aucun delta, aucun golfe n'est assez profond pour que nous ne puissions le traverser ague! — Si, en plus de n'avoir rien de fertile á dire, tu n'es pas ENGAGÉE (il faut bien que tu manges, pauvre toi) par quelque simplet ou quelque niais pour critiquer, tu ferais peut-étre aussi bien de te tenir coite. — Vous voulez savoir si un littoral est ininterrompu ou non... Je vais vous le dire; tenez-vous bien. Tout est relatif. Pour un pou, les joints entre les planches brisent ľumformité de la surface du parquet, mais pour un étre qui est assez grand, qui a les jambes assez longues, aucune rimaye n'est assez large ou assez haute pour briser ľuniformité de quoi que ce soit! Tout est consommé. La séance est close. La capitaine-présidente, le sous-chef et la trésoriěre se retirent á la queue leu leu, en file indienne, en rang d'oignons. ^ 27 — York, vous étes presque aussi sadique que Sacher Mosoch. Qu'est-ce, dans le monde, qui vous a poussé á priver les gaurs de stabulation cet hiver? — La curiosité scientifique. II fait si froid depuis une semaine que les rivets pětent aux sutures de la coque du steamer. Mais les gaurs n'ont pas qu'á se débattre pour ne pas mourir de gel. II leur faut aussi. 63 afin de ne pas mourir de faim, pour avoir accěs á une paille verglacée, fouir unguibus et rostro une neige dont la couche ne cesse de s'épaissir. York nous a affirmé qu'il ne leur ferait pas porter un seul brin du foin dont sa grange regorge. II doit étre minuit. Asie Azothe me telephone. — Le beau York sort d'ici. II a dit qu'il avait trouvé deux des gaurs morts ce matin. II en rit; il s'en vante presque. II les a trouvés sur le dos, les pattes tendues vers le ciel comme pour ľimplorer, raides comme la fille de Loth aprěs avoir été changée en statue de sucre. — II n'y a plus une seconde á perdre. — Habille-toi; je te rejoins. Attends-moi sous le préau; j'arrive. — Bravo, fille! Je suis préte. Nous travaillons toute la nuit. Nous voyons ľheure de ne pas pouvoir pénétrer par effraction dans la grange. Renfor-cées de larges bandes de fer et barrées ďénormes lambourdes cadenassées, les portes se révělent imprenables, momenta-nément insurmontables. A tout hasard, nous le souhaitant moins invulnerable, nous montons sur le toit. Diable merci! Une sorte de tabatiěre la coiffe. Quelques bons coups de pied, et tout éclate, carreaux comme petits-bois. Je sauterai la premiére. Le puits d'ombre qui s'ouvre sous nos yeux n'offre rien de riant. — Et si tu meurs empalée. — Aucune importance! Je suis si laide La vie ne vaut pas la peine d'etre vécue quand on n'est pas assez belle pour que les garcons aient envie de faire des cochonneries avec vous. Je me laisse pendre un moment des.bords du chassis vio-lenté. J'oublie tout, lache tout. Je plane, retiens mon soufHe. Ouf! Je ne suis tombée ni sur une machine aratoire ni sur le fil du fer d'une hache. J'appelle Asie Azothe; son visage d'albätre brille comme une lune dans le clair de neige. — Viens, fille; saute. Pas de danger. Une mer de foin! 64 Sur quoi atterrit-elle? En plein sur ma téte! Mais cela nous fait plus rire que cela ne me fait de mal. Nous piétinons dans ie noir, tátant tout. Le foin embaume, sent encore ľété du soleil et des pres. Nos vétements sont blanchis, comme tout sales. Marchant á la facon des somnambules, nous heurtons une roue de charrette. Cest ce que nous cherchions. Le chargement s'effectue rapidement. Je lui tends le foin par brassées. Elle le prend et le foule á pieds joints. Le foin, si sec qu'il semble prét á prendre feu, semble souffrir dans mes bras glacés et sous les bottines enneigées de Asie Azothe. Sortir la charrette de cette barricade ne sera pas trěs facile: mais plus le fourrage s'entasse dans la charrette et moins (ľheure oú nous ľaurons résolu approchant ä mesure) le probléme a de sens et d'importance. Nous dénombrons neuf cadenas, plus gros les uns que les autres. Rentrant dans la grange, nous butons sur un coffre á outils qui contient de tout. — Une scie ä métaux! Nous avons la baraka! Sesame, tu vas t'ouvrir ou tu vas dire pourquoi! De cadenas en cadenas, la scie mord de moins en moins. Au septiěme, devenue brůlante, eile se rompt brusquement, fouettant mon visage. Patientes comme des anges, nous usons jusqu'ä la corde les moitiés de la lame, puis retour-nons nous plonger dans ľétude du contenu du coffre ä outils. II ne nous reste plus qu'un cadenas á vaincre et il est á demi vaincu. Je saisis un vilebrequin, un rabot, un tournevis, un pied ä coulisse... Une pince-monseigneur! De facon qu'elle prenne appui sous la lambourde, nous introduisons ľextrémité la plus étroite du levier dans I'arceau aux pieds profondément entaillés de notre dernier obstacle. Nous poussons, tirons, secouons : la serrure ne donne pas signe de faiblesse. Je me juche sur la lambourde, flanque des coups de pied ä la pince-monseigneur, saute dessus : rien ä faire, mon-seigneur. Sers á quelque chose, fille : aie une idée! Nous trouvons un bout de tuyau le long de l'embasement. Nous allongeons notre levier avec, nous mettant en boule, nous y pen-dons. Crac! La soudaineté de la rupture nous surprenant, nous 65 sommes projetées téte la premiere contre la fondation de ciment, tant et si bien que nous passons pres de nous assom-mer. Asie Azothe dit qu'elle gardera le cadenas en souvenir. Elle tapote pendant quelques instants la poche de sa canadienne oü eile ľa enfoui. II sort de petits nuages de nos bouches. Exténuées, nous les regardons sortir. J'écoute mon petit bout de chou ďamie respirer comme ďautres écoutent une valse de Charles de Gaulle. A ľceuvre! Laisse-moi le temps de souffler! Nous soulevons la lambourde de ses mentonnets; eile nous choit sur les orteils; nous la faisons culbuter hors de la voie. Toute seule, la grande porte rouge s'est entrouverte. Nous suivons le sentier battu par le traineau de York. Les grandes roues minces comme des épées s'enfoncent jusqu'aux moyeux dans la neige. Attelée á un seul brancard, j'exerce une faible traction. Arc-boutée contre le caisson, Asie Azothe exerce rien... de toute sa force. A chaque congěre, nous nous enlisons, échouons, ancrées jusqu'au cou. II faut déblayer de nos seules mains les milliers de pieds cubes de neige, et les mains de Asie Azothe ne jaugent pas plus qu'une cuiller. Une forte bise souffle. Elle nous ravit notre foin par javelles, nous en éparpille et charrie le quart d'un seul coup. Nous avons franchi le chenal, sans nous en rendre compte. Nous attei-gnons la barriěre du pacage. Nous exultons. Les gaurs vont humer le fumet capiteux de notre cargaison et se ruer sur nous. II n'en est rien. lis ne redressent méme pas la téte. lis restent á ľabri du vent, accotés contre les restes du chateau. — Mange! Mange! Cest bon! Boudes-tu? Ce n'est pas gentil, tu sais, aprěs tout le mal que nous nous sommes donne... La manne que nous avons entassée jusqu'au mufle de chacun, ils ne la reniílent méme pas. lis ne desserrent pas leurs gueules hérissées de glacons de bavě. — Ils ne sentent pas la faim : ils ont bien trop froid. Nous nous sommes trompées. Tout ce que nous pouvions faire pour les gaurs s'est avéré dérisoire, inutile. Toute découragée, je regarde les yeux battus de Asie Azothe. Ne 66 nous laissons pas écoeurer! Dussions-nous mettre le feu á la neige, nous les réchauíferons! Je demande á Asie Azothe si eile sait s'il y a du pétrole au manoir. Elle ne sait pas, la petite vache! Nous fouillons le hangar et le garage, y mettons tout ä ľenvers, ne trouvons rien. Dans le tambour de ľentrée laterale, nous tombons sur un bidon de xylol. — Bien que dégageant une chaleur terrible, ce carbure brúle excessivement lentement. II entretiendra la combustion jusqu'au lever du soleil. Nous portons le bidon sur une luge et, á routes jambes, trainons le tout vers le pacage. Ľallumette lancée dans la charrette vidée et copieusement arrosée de xylol se trans-forme, aprěs une sorte de coup de tonnerre, en torche. Les gaurs regardent, les yeux débordant de points d'exclamation et de points d'interrogation. Des bouffées de la chaleur intem-pestive caressant leurs visages, ils ruent et encensent, comme á Lourdes Isabelle Rimbaud quand pour la premiere fois la Sainte Vierge lui est apparue. Timidement, un gaur s'ap-proche, puis un autre. L'aube les voit, comme une nombreuse famille autour de la table, tous assembles autour du feu. Ils ont mangé tout le foin. Ils ont l'air contents. Asie Azothe dort, pelotonnée comme le chat sous le poéle. Un gaur s'étant couché pour ruminer plus á son aise, eile s'est assise contre lui, dans la chaleur de son ventre, á ľabri du vent, et eile s'est endormie. Prenant bien garde de la réveiller, je la depose sur la luge. Comme c'est touchant, quelqu'un de beau qui dort. Toutes les fenétres du manoir sont illuminées. Quatre voitures de police sont alignées dans la cour, de celieš qui sont empanachées d'un lampion rouge. Asie Azothe est sur mes bras; eile ne s'est pas réveillée. Je ľemmenerais bien coucher au steamer, mais cela ne ferait que lui compliquer davantage ľexistence. C'est celui de ses huit frěres qui a deux doigts ďune main coupés qui m'ouvre. Arrivée au bout du hall, toute la population du village se rue sur moi. Ils sont tous en pämoison. J'étriperais comme rien cette division blindée de banalite bete de la Milliarde, ces grosses valétu- 67 dinaires et ces metteurs enceinte de grosses valétudinaires! Entre autres, je reconnais Van der Laine. Je leur échappe de justesse. Je vole tant la haine m'excite. J'atteins le haut de l'escalier. Je laisse tomber mon fardeau sur son lit. Je saute par la fenétre. — La petite sorciěre! — Cest une incarnation du diable, une possédée! — Regardez ses yeux; on dirait de la braise. II fait trente degrés sous zero et eile ne porte pas de moufles! — Mon doux Seigneur! Elle ne porte méme pas de bas! — Qu'attendons-nous pour la faire enfermer? — Les niches de Mancieulles ne sont pas assez sůres pour un monštre pareil! — J'ai un neveu á Mancieulles : c'est un ange á côté ďelle. II ne ferait pas de mal á une mouche. Tandis que cela j'en suis súre, n'hésiterait pas ä donner ľestrapade á Sa Sainteté le pape Pie XII. — On a su qu'elle prend plaisir á dépecer vivants les petits animaux. 28 Je suis trop fatiguée. Aussitôt revenue de ľécole je me couche. Je me reveille : il fait noir. J'entends Van der Laine tousser, depuis l'autre bout de la coursive. Le vent hurle derriěre ma fenétre givrée, assez fort pour briser les car-reaux. La maitresse a dit que de memoire d'homme il n'a jamais fait si froid. L'espagnolette brille de glace. Je claque des dents. Je descends dans la cale, me proměně, examinant, calculant. J'ai pris ma decision; je remonte. Je noue un cache-nez autour de mon cou, sors. Une poudre-rie pire qu'une mer en fúrie déferle, embrase en blanc toute la Campagne. La bourrasque qui m'accueille m'ar- 68 räche du sol, me lance. Je me relěve : je suis déjá transie. Je ne peux plus fermer les paupiěres : elles sont gelées. Les mitrailles de grélons tirées de la créte des congěres me fouettent, plus penetrantes qu'un embrun. J'ai peur que mes yeux se brisent comme des ceufs, j'ai peur tout court. J'ai envie de faire demi-tour. Et puis zut! Je n'en mourrai pas! Qu'est-ce que pätir? Aprěs, on ne s'en souvient méme plus. Qu'il fera bon, quand tout sera fini, s'allonger contre les tôles de la chaufferie! J'ai lancé pelote de neige aprěs pelote de neige en vain contre la fenétre du brisis. Asie Azothe n'est pas venue á ľécole aujourďhui. Elle devrait étre fraiche et dispose. Ou a-t-elle contracté une grippe? Je piétine, tourne en rond, arpente la cour. II me semble que, bien qu'elle ne puisse me préter qu'une assistance négligeable, sans eile, sans sa presence douce, étonnée et attentive, le succěs de ľentreprise, comme son échec, perdra presque tout son sens. Tu aurais du mal á te passer d'elle, n'est-ce pas, grosse valé-tudinaire? Soudain, une lueur jaune imprěgne la glace ciselée de la fenétre. Les battants battent. — lode? Est-ce toi? — Qui veux-tu que ce soit? John F. Kennedy? Joseph Staline? Charles Aznavour? — Attends! Je m'habille! Elle reparaít, tout en couleur, tout emmitounee. — Je ne peux descendre! H y a du monde plein le salon! — Saute par la fenétre! — Hein? Parle plus fort! — Saute par la fenétre! — Tu es folie! Des plans pour me tuer! — Pas de danger! J'ai sauté hier! Je n'ai rien senti! Elle se lance. Elle vole : on dirait un ballon de plage. Sa forme multicolore disparait sans bruit dans la neige. Son visage á deux doigts du mien, eile rit. Son rire résonne en moi comme dans une grotte. Elle presse son front encore chaud contre le mien : c'est comme si quelqu'un braquait une Ianterne sous mes yeux. Quelque chose serre mes jugu- 69 laires : une envie folie de ľembrasser. Je lui dis en deux mots ce qui m'amene. — Crois-tu que nous allons pouvoir? Elle deplore ce qui est arrive ä mes oreilles. Cela est-il douloureux? — Je les ai trouvées comme cela ce matin. C'est tout. — C'est drôle. Comme elles sont grosses! Qu'elles sont épaisses! Elle täte les pauvres oreilles, fort intéressée par ľespece ďélasticité qu'elles ont prise en se transformant. Cesse de täter! Regardez, mais ne touchez pas : vous étes dans une librairie, non dans une salle de lecture! — Pauvre toi! Tu as ľair ďun vrai mauvais esprit mainte-nant. Le blizzard crie si fort et charrie si épais de neige que nous avons parcouru le pacage de part en part sans entendre ou voir un seul gaur. Oů sont-ils passes? — J'entends beugler. Par la! Viens! Nous les trouvons groupés autour de la charrette calcinée. A travers la tempéte, nous ne pouvons vraiment voir que ceux qui ont des taches noires. — lis étaient sürs que nous reviendrions. lis sont restés, pour nous attendre, ä I'endroit méme oü nous les avons quittés. — Qu'as-tu, Asie Azothe, á délirer comme cela? Es-tu malade? As-tu la peste? Les gaurs sont bien lá. Comment, dans le monde, allons-nous nous y prendre pour les amener ä nous suivre? Asie Azothe a l'impression qu'ils comprendront si eile leur explique tout comme il faut. Tu peux toujours essayer, petite vache. Elle leur parle. lis ne m'écoutent méme pas! Ce qui est excessivement surprenant! II me vient une idée : Häthor. Häthor est leur roi. II nous suffira de convaincre Häthor. Touš les autres gaurs, comme au temps de la jungle indienne, t t suivent Häthor, oů qu'il aille, les yeux fermés. C'est York qui m'a dit cela. Oů est Häthor? — C'est celui qui a les cornes coupées et un anneau dans les naseaux. N'y voyant rien, nous sommes obligees ďexplorer á tätons chaque mufle. — Jel'aülci! Je n'ai jamais été en trěs bons termes avec Häthor. Monsieur n'aime pas qu'on le touche. Et, á la moindre contrariété, il peut se cabrer et foncer sur tout ce qui se trouve devant lui. Sans fausse bravoure, résolue au pire, je le saisis par ľanneau et tire. Plus, de mon côté, je force, plus Häthor, du sien, résiste. II ne m'aide pas. — Viens! Viens done! Avance done, gros salaud! Pour sa part, Asie Azothe, se frappant les cuisses et sifflant, ľappelle comme on invite un chien. Häthor, ayant pris son air buté, commence á renäcler et á piétiner : sa colére monte. Arc-boutée, des deux mains, je tire de plus en plus fort. Tue-moi, gros fou; cela ne me fait rien! Excédé, il secoue largement et violemment la tete. Je reste opiniätrement acerochée á ľanneau. II me soulěve de terre. II m'agite, un peu comme le peureux son drapeau blane. Je sens mes os se disloquer, mes bras s'arracher. Je lache tout et suis projetée ä vingt pieds. — Essayons autre chose. II faut bien. L'appät ďune poignée de paille ramassée fétu par fétu ne nous réussit pas plus que la maniere forte. D'autres ruses se soldent par des résultats également négatifs. — Faisons semblant de nous en aller. Faisons toujours... Nous partons, laissant la barriěreouverte. Nous nous éloignons, tranquillement. Nous lancons de temps en temps un regard hypocrite en arriěre. Rien. Rien, par-delá la vaste neige brassée, ne semble bouger. — Marchons encore un peu. Nous marchons encore un peu. Nous nous arrétons de nouveau, prétons de nouveau l'oreille. Rien. Asie Azothe appelle Häthor, lui crie de sombres avertissements. — Häthor! Häthor! Häthor chéri! Nous nous en allons 71 pour de bon! Nous ne reviendrons plus! Vous mourrez touš de froid et ce sera ta faute! Toujours rien. Les mains en porte-voix, la téte levée, dres-sée sur ses ergots, Asie Azothe se remet de toute ses cordes á lancer des invitations et des choses comminatoires. Si je n'étais si gelée, la voir faire me ferait pouffer. Toujours rien. Aucune reaction. Aucune sorte de réponse. Nous nous laissons choir dans la neige. Nous sommes complětement découragées. Nous démissionnons. — Tant pis pour eux! D'un coup, le visage livide, comme si ľheure de la resurrection des morts sonnait, Asie Azothe se lěve. Elle sent, voit ou entend quelque chose. — Écoute! Cela beugle! Elle a raison. Un grondement lointain, plus grave que celui du vent, bien distinct, peut étre entendu. Qui plus est, pré-tant attentivement l'oreille, nous éprouvons le sentiment, une sorte de certitude physique, qu'un lourd convoi ébranle le sol et qu'il se déplace vers nous. — Cela y est! Je les vois! Les vois-tu? Nous bondissons de joie. Dans les bras l'une de l'autre nous nous roulons dans la mousse blanche, poussant des cris aussi aigus que possible. En silence, ils nous talonnent. Quand nous changeons de direction, ils changent de direction. Nous arrétons-nous; ils s'arrétent. Zigzaguons-nous; ils zigzaguent. Ils nous suivent, en file indienne. Ils passent ä travers les bancs de neige comme ä travers rien, un peu comme sur la mer le navire d'un coup ďétrave fend la vague. Ils se fient á nous comme Sa Sainteté le pape Pie XII au bon Dieu. Y étant enfoncées jusqu'aux épaules, ce n'est pas tant dans la neige que nous marchons que dessous. De lä-haut, nous devons avoir ľair de nager. Est-ce que le bon Dieu savait qu'il y a des gaurs processionnaires et qu'ils se laissent conduire par des petites filles? La neige étant partout de la neige, nous avons traverse le chenal sans nous enrendre compte. Asie Azothe est contente, émue, émerveillée jusqu'aux larmes. 72 Elle me dit pendant une heure combien des gaurs peuvent étre gentils quand ils s'y mettent. J'entends sans ľécouter mon petit bout de chou d'amie. C'est le blizzard que j'écoute. Je m'amuse ä identifier ďautres cris dans les modulations de son cri; des cris de marmottes, de serpents, ďéléphants, de singes, de rhinoceros, d'oiseaux, de chevaux. II me semble qu'il passe dans le ciel toutes sortes ďanimaux effrayés. J'écoute la neige mitrailler mes oreilles, la neige crépiter comme de I'avoine en grains en rejaillissant sur la neige, la neige remuée par mes jambes se faire prendre par un nuage de neige sifflante, les rideaux de neige accrochés aux falaises de neige battre, se tordre. Asie Azothe ne cesse de se retourner. lis nous suivent sagement, tous les vingt, á la queue leu leu. Elle n'en croit pas elle-méme. Ces grosses bétes féroces venues des jungles d'Asie jouent avec nous, sont nos alliées, nos complices! Ils connaissent nos visages! Ils nous accompagnent parce qu'ils savent que nous sommes Asie Azothe Malm o et lode Ssouvie! J'en ai assez de ľentendre s'émouvoir, se répandre, se donner. H faut étre prudent, toujours s e méfier, garder le plus possible tout ce qu'on a pour soi. — Si tu veux le savoir, nous leur sommes tout á fait indifferentes, ils se fichent complětement de nous. Tout ce qu'ils comprennent, c'est que nous sommes inoífensives, comme les oiseaux qui les survolent et les lombrics qu'ils piétinent. Ils en ont par-dessus la téte ďavoir faim et froid; voilá tout. Ils auraient suivi n'importe quoi pourvu que cela leur laisse la barriere ouverte. Les animaux sont comme la Milliarde : peureux. lis n'accordent leur confiance qu'á des étres sans danger, ďune déférente inertie, ďune complaisante infério-rité. II n'y a pas de quoi nous vanter. — Tu vois tout en noir! Grosse pessimiste! — Étre craint, terrifier, horrifier, stupéfier, menacer, étre dangereux, faire mourir de peur; voilá ce qu'il faut. Nous voyons si peu oů nous allons qu'il s'en faut de peu pour que nous entrions en collision avec le steamer. II s'est 73 dressé devant nous, tout á coup. Sa masse noire a surgi de la neige comme la souris de la farine. Les gaurs nous precedent sans reticence dans la cale tiěde. Enfin, Asie Azothe s'est tue. Nous faisons bouillir du muscadet. Contemplant dans nos tétes ľoeuvre herculéenne (songez aux écuries d'Au-gias) que nous venons d'accomplir, nous entreprenons de nous soüler. Le vin bouillant se répand dans nos ventres engourdis sans produire d'autres effets que ceux sensibles á nos oreilles. En d'autres mots : nous entendons glouglouter, mais nous ne sentons rien. Se réchauffant, nos visages et nos mains passent du mauve á ľécarlate. Nous sommes étendues sur les tôles, contre la fournaise, comme deux Inachos. Je dis á Asie Azothe de continuer á ne pas parier. Ayant entendu tout de travers, eile me parle de la fessée extraordinaire et fantastique qu'elle recevra quand eile rentrera au manoir. — D'oú viens-tu? Pourquoi rentres-tu si tard? Elle ne leur dira rien. lis me téléphoneront, tonitrueront, menaceront. lis ne sauront pas. Et si le monde du steamer continue ä ne plus descendre dans la cale, il passeront un bon bout de temps á tout ignorer. 29 Le lendemain, je suis allée voir : la neige avait tout efface; il ne restait plus sur le chenal une trace de la traversée frau-duleuse. Tout le village cherche les gaurs de York, enigma-tiquement disparus il y a trois jours. Que tout le village cherche! Que tout les villageois s'arment d'une loupe, s'ha-billent en Sherlock Holmes et cherchent! lis ne sauront rien. Ina dort, Van der Laine lit, et je suis sure que si Lange et Inachos découvrent le pot aux roses ils se rangeront de notre côté. Nous avons donne un nom au silence que nous nous 74 sommes jure de garder au sujet du mystěre des gaurs. Cest: Nabuchodonosor 466. lis me soupconnent, me questionnent. Cest lode Ssouvie qui les a caches! Fouillez-moi! Désha-billez-moi! Ouvrez-moi! Quellez-moi! — Petite sorciěre! Tu ne perds rien pour attendre! D'abord : les niches de Mancieulles, ensuite : le pilori, dans dix ans : Pantelleria, enfin : ľéchafaud. — Tu ne seras pas lá pour jouir de la chose, gros chancre! Tu es tellement pourrie que des morceaux de peau tombent sur moi quand tu secoues un peu la téte en me parlant. 30 Quarre heures de la nuit, ľheure des visiteurs sinistres. Je ne dors pas : je ris. Je ne me suis pas mise au lit pour dormir, mais pour naviguer. J'ai traverse ľocéan, en profondeur, de haut en bas. J'ai touché le fond de ľabysse et, lourde comme les pierres et malheureuse comme les pierres, j'y gis. J'y retrouve la forme d'ou j'ai fui ce matin, la forme gluante et puante d'ou j'ai galopé ce matin jusqu'á la grěve, jusqu'á la ťbrét, jusqu'á la montagne, la forme impossible d'ou je me suis échappée ce matin comme des mains d'un agresseur : ma vraie forme. Comme il m'est agréable de sombrer, molie, les yeux ouverts dans le noir, jusqu'á la dissolution totale de mon déguisement et, rendue lá, de me reprendre, d'embrasser telle qu'elle est (nauséabonde) lode chérie. Qu'il m'est agréable d'etre engloutie, comme dans des neiges fluides et chaudes, jusqu'au plus vrai de ma solitude, ďexplorer les silences sous-marins ou l'lode chérie fausse a quitté ce matin l'lode chérie seule, ou l'lode chérie seule attend toujours l'lode chérie fausse. Je m'appréhende, je me devine, je m'apercois, je suis interloquée, je me regarde langoureuse-ment, je me raconte mes bons tours d'une voix sensuelle, 75 je me prends, avec toute la douceur du monde, dans mes bras : c'est cela, rire. Étre moi : étre seule avec moi et bien : n'y avoir que moi. L'amer a súri, tourné; ľamer s'est change en hilare. Aux profondeurs oü j'ai atteint, le monde ne colle plus á ma peau, je suis dans ma seule äme, je n'entends rien que les éclats de rire qui la dévorent, la consument. A une embouchure plus large qu'un golfe, la presse puissante, impétueuse et encadrée de fanfares de la Milliarde plonge dans une rimaye, disparait dans un gouffre. Je ris de plus belle! Je reconnais des visages familiers, plus désopilants les uns que les autres. Je vois Van der Laine que, bien qu'il vogue au plus épais du debit, j'ai pu retrouver gräce ä la lampe qui éclaire son román. Je vois Ina qui, bien réso-lue á durer jusqu'á ľabime, rumine des pilules. Je vois Inachos, qui, aprěs s'étre cramponné au rivage, s'est laissé convertir par moi, s'est emballé, se précipite vers le precipice á la vitesse ďun sprinter. Mais le meilleur personnage, la marionnette maitresse de ce théätre par lequel je me fais si sottement posséder, c'est Asie Azothe. Avec eile, c'est jus-qu'aux larmes, jusqu'á la passion, jusqu'au sang que je me laisse étre dupe, que je me laisse jouer le bon tour. Comme je plains les acteurs á qui leurs répliques interdisent de rire! Le role qu'on fait jouer á Asie Azothe pour m'induire en erreur, pour que je me prenne au sérieux, fonctionne si bien, me jette dans un ridicule si grand que je rivalise en niaiserie avec ses huit frěres. Or, ceux-ci croient si fort que tout cela est vrai, mordent á ce point, sont convaincus si fort du tragique de la chose, qu'ils me prennent pour une veritable délinquante juvenile et qu'ils m'ont fait repeindre une niche á Mancieulles! La maitresse dit qu'un étre est cause de la cause de toutes les causes, que ce qui arrive est la faute de Jupiter. Je ne crois pas qu'il y ait de Grand Coupable. Je vois qu'il n'y a que des volontaires, des volon-taires plus ou moins conscients, á un processus de forme impersonnelle (il pleut, il semble, il y a) et de fond imagi-naire. II y a beaucoup ďappelés et beaucoup d'élus. Peu 76 refusent carrément d'etre volontaires (peu se suicident) et peu sont volontairement volontaires. Est-ce que cela te fait assez endéver, grosse hypocondriaque? Quatre heures! C'est l'hiver en ce pays, les ours dorment et je ris. Présentement, en Afrique, les něgres, essorillés et les jambes enrobées de grelots, sautillent au rythme d'un cor : je ris. Quand Ina se reveille, eile éprouve d'un seul coup, d'une seule sensation, toute ľangoisse accumulée en trente ans; tout ce qui hier lui était amer se remet d'un seul coup á étre amer; ľair de toute sa vie se remet d'un coup á ľabra-sifer, abrasionner. Chaque fois qu'elle se reveille, eile est renversée par la méme charge : Elle repénětre en elle-méme comme poix bouillante. Cela ne me fait rien, cela me fait rire. Je ris : j'aime mieux me sentir du côté des géants, du côté de ceux qui rient, que du côté de ceux dont ils rient. Sa mere lui ayant dit de se marier, Ina se maria. Sa mere mourut. A l'äge qu'elle a, tous ceux qui utilisaient sa vie s'en sont alles. Ils l'ont laissée ici, avec nous, avec des étran-gers, avec des individus qui ne savent pas s'en servir, qui ne savent méme pas lui parier, qui ne la connaissent méme pas puisque qu'ils ne connaissent d'elle que le fantóme d'elle que lui a laissé sonpassé. Jepense en riant au calvaire inconsequent de ma mere. Je m'endors en riant. 31 Chaque soir, nous creusons dans la neige une fosse dans laquelle nous déposons, paquet par paquet, les feces molles des gaurs. La cale pue comme un marché au poisson. Mais nous sommes dures á décourager. Nous ne les relächerons qu'au printemps. Nous sommes blindées, prétes á tout. Mis au courant, Inachos et Lange ont promis d'observer une striete neutralite. Ferme ta gueule! lis beuglent sans interruption, jour et nuit, de plus en plus 77 fort. Nous ne voulons rien savoir. Plus il neige, plus je vois qu'il neige, plus je me sens sollicitée par la neige. Plus il fait froid, plus j'ai envie de sortir. Nous nous sommes mis les pieds dans les plats, mais cela ne nous fait rien. J'aime que la vie me déborde, m'investisse, me prenne jusqu'á la suffocation. Je veux une Milliarde, un monde offensif, agressif, mediant: je rendrai le monde tel s'il ne ľest pas. Je ne veux pas d'une ambiance oú je m'étiolerais de facilité, de tiédeur, ďennui. La lune brille et nous nous rencontrons au milieu du chenal. Elle court ä ma rencontre, bigarrée comme son livre d'images. Elle court, la bouche pleine de ce qu'elle a á me dire. — York sort du manoir! En plus d'etre éleveur, York est marchand de legumes. Le samedi, il va vendre des legumes au marché du chef-lieu; et, habituellement, en retour de ce que nous ľaidons ä charger son camion, il nous emměne. Asie Azothe m'apprend que, la faisant sauter sur ses genoux, York lui a cut qu'il nous avait joué un bon tour, que nous ne pourrions ľaider á charger son camion puisque c'était déjá fait. Au fond, c'est une bonne nouvelle : l'approvisionnement des gaurs s'en trouve facilité. Nous n'aurons pas á enfoncer des portes. Nous n'au-rons qu'á accoster le camion, soulever la bäche et nous servir. Passons par le chenal: il reste de grands ronds de glace vive! Elle est d'accord. Je lui demande si eile veut se faire trainer. Elle crie que oui et se jette á plat ventre sur mon toboggan. Elle s'agrippe bien aux cordes : eile a l'habitude : eile pare par anticipation á tout danger et á tout vertige. Je me passe la guide au cou, me mets á courir; nous dévalons, une avalanche nous empörte. Asie Azothe est aussi légěre qu'elle est pale, légěre comme un nuage, si légěre qu'elle absorbe toute pesanteur, que les paíins glissent plus vite que jene cours, que nous montons comme un cerf-volant. Je me laisse galoper plus vite que moi, heureuse, ivre, le traineau sur les talons. La neige, aussitôt apparue sous mes pieds, est dépassée. Le mur de la nuit, talonné, fuit comme un cerf aux abois. Je 78 cours : j'imagine que je suis le vent, que je coule comme, dessous, ľeau. Nous allons tout rejoindre, fille, tout dépasser. Battus, hors d'haleine, le vent, la neige, le ciel et la lune s'écrouleront, loin derriěre nous, et nous nous trouverons seules dans le silence et le vide. Je suis étourdie de vitesse : j'ai l'impression de tomber du haut d'une maison, d'une falaise, du soleil. Des larmes de froid roulent comme des billes sur mes joues, mon nez. Quand nous dégringolons d'une congere sur un de ces parquets noirs d'oü le vent a balayé toute la neige, je ne peux plus exercer aucun contrôle sur mon train. La guide se reläche, les toboggans et Asie Azothe foncent sur moi, se jettent sur mes jambes comme des chiens. J'ai juste le temps de sauter á côté. lis passent en trombe. La glace les empörte comme la coměte sa queue. Puis, fou, déso-rienté, cela dérape, tournoie; et, au moindre obstacle, verse. Asie Azothe crie comme une ambulance, de joie, je suppose. Je reprends le trait et Asie Azothe se réinstalle. — Tiens-toi bien! Je pivote comme une roue, toupille plus vite qu'une toupie. Au bout de mes bras et de la corde, prolongeant son cri, arrimée au traineau qui broie en grincant les veines de la glace, Asie Azothe tourne comme les vingt chevaux d'un manege. Je sens mes bras céder, s'arracher. Épuisée, entétée, je lache tout et, ne pouvant reprendre ľéquilibre, me jette de tout mon long sur la glace. Je sens sous ma joue la brulure de la glace. Je sens sous ma téte la terre montér et descendre comme une escarpolette. Sous mon oreille, jusqu'á perte ďécoute, les toboggans ripent avec un tintamarre de locomotive. Comme je suis lasse! Que je suis bien! — A ton tour de te faire trainer! Je lui dis que non, que j'aime mieux trainer. Je lui demande pourquoi son visage est si beau, si clair, pourquoi eile porte toujours des vétements si beaux, si bariolés. — Ce n'est pas ma faute; en Finlande tout le monde est beau. Ce n'est pas ma faute; ce sont mes frěres qui m'achetent mes vétements. Ce n'est pas ta faute si tu es laide. 79 Le camion est au flanc de la maison qui est éteinte; York doit dormir. Nous n'y allons pas de main morte. Nous réussissons á entasser une vingtaine de caissons de legumes de toutes sortes sur nos freies esquifs. La patine raboteuse du lé luit au clair de lune. Bien que lourdement charges, nos toboggans y glissent comme des oiseaux dans l'air. Elle me demande si je sais ce qu'est un bébé bleu. Je mi réponds que non. Elle dit qu'elle en a vu un dans son cercueil blanc plus petit qu'une corbeille ä fruits. — Est-ce que les gaurs aiment les legumes? Je ne réponds pas. II m'arrive souvent de ne pas faire echo expres á ses questions, de la laisser expres dire dans le vide, de faire comme si je n'étais pas lá, comme si j'étais absente. — Parle done! Je ne réagirai pas. Elle se troublera, me harcělera. Je ne répondrai pas. Je me sentirai comme morte, comme tout á fait seule. Les trente fenétres carrées du steamer sont éclai-rées. Cest si inhabituel que j'en suis médusée, bouleversée. II y a peut-étre festin, bal... Mais ce phénoměne n'offre rien en lui-méme ďexcessivement réjouissant. II signifie notre perte. Je dis á mon petit bout de chou ďamie de cesser de trembler comme une feuille. Arréte-toi d'avoir peur! — Oui, mais ce n'est pas de me faire battre que j'ai peur. lis vont nous séparer. Us vont ťenvoyer á Mancieulles et je resterai seule. Je les cormais : ils diront que tout est ta faute, que tu m'as entraínée. Je lis ses pensées dans la fixité de ses yeux, dans la porce-laine de son visage. Elle est morte de frousse. En devenant mon amie, en me choisissant, eile a pris les armes contre ses frěres, la maitresse, tout le village. Moi partie, ils ľabattront. Elle se pend á mon cache-nez pour me retenir. — N'y allons pas! N'y va pas! Reste ici! Reste avec moi! Derriěre ces fenétres oú bourdonne de la lumiěre, nous serons scalpées, dépecées, arrachées ľune de ľautre! Nous serons bombardées ďinjures, jugées, condamnées, disjointes! Malgré sa supplique, nous continuons ďavancer, de nous 80 approcher du steamer, oú la colěre de la Milliarde nous fou-droiera. Je m'arréte pouř ľapostropher. Les périodes bien senties que je lui débite la raniment, ľenhardissent á vue d'oeil. — Sus! Sonne cor! En avant! Car il faut manquer en tout de prudence et de circonspection! Car il faut étreindre en tout le naja le plus venimeux, le plus sanguinaire des Iroquois ! II ne faut pas nous lancer á corps perdu contre ľélan dorgueil qui nous a portées jusqu'ici! II ne faut pas davan-tage que nous y succombions, que nous nous laissions trainer sur le dos par lui! II faut que nous poussions dans son sens, de tout notre poids, que nous plongions! Navire, ô navire, ne tombe pas du bord de ľocéan ľétambot le premier et les drapeaux en berne! Élance-toi de toute ta force du bord de ľocéan, apres y avoir couru á franc étrier! Navire, ô navire, tu vis de vent et de vitesse : vis-en jusqu'á ta rupture sur le roc du plancher de ľabime! Asie Azothe se met á courir. Je la rattrape aussitôt. — Arréte-toi. Attends un peu. Te voici devenue trop brave. Crains un peu, ne serait-ce que pour la joie de craindre. Contemple ce paquebot jadis si morne, si noir... Le soleil y est tombé comme la foudre, en pleine nuit, faisant éclater de peur les pupes. Comme un voleur, le soleil a force la porte de cette habitation, enfreignant complětement les sommeils. Un astre qui rfest pas attendu, qui se trouve loin de sa place... Cela ne te tente-t-il pas? Cela peut-il étre ignore? Est-ce qu'on peut se contenter de n'étre de cela que des témoins oculaires? Cela ne ťappelle-t-il pas d'une voix de stentor et d'une voix de siréne? Si un arbre ťouvrait son écorce, n'y pénétrerais-tu pas? Si je creusais un tunnel dans ľair, n'y ramperais-tu pas jusqu'aux étoiles? Cette nuit, je veux que tu comprennes que nous sommes Vivantes. Comprends-tu ce que je veux dire? Elle dit que oui. II ne faut pas se ŕier á ce qu'elle dit. — Si tu comprends,nous ne sommes plus deux personnes, nous sommes devenues une seule personne. Prenons un nom pour cette seule personne que nous sommes maintenant, un 81 nom ni masculin, ni feminin, ni pluriel, un nom singu-lier et bizarre. Ce sera notre cri de guerre! Elle suggěre Cherchell, un des mots préférés de Inachos. Sa suggestion est adoptée. Nous inventons une forme de baptéme excitant au courage. Nous nous giflons tour ä tour, jusqu'á ce que les larmes giclent de nos visages. Je te nomme Cherchell! Et flac! Tu es Cherchell! Et flac! Nous sommes Cherchell! Et flac! Ce steamer est notre steamer et nous sommes Vivantes : ni rien ni personne ne pourra nous empé-cher ďy entrer. — Allons-y, Cherchell! lui dis-je. — Allons-y, Cherchell! me répond-elle. Nous poussons la porte de la cale. De prime abord, il nous semble que nous nous sommes alarmées pour un brimborion. La hindere qui nous enveloppe et nous éblouit sur le pas de la porte n'est pas accompagnée du tintamarre promis par son abondance et sa violence. Des tambours ne sont pas battus. Le fer du pont ne vibre pas sous les pas d'hommes et de chevaux. Comme si de rien n'était, Cherchell commence á distribuer aux gaurs les choux, les navets et les carottes. Vert, cheveux dresses, narines dilatées, une ceuvre littéraire sous le bras, Van der Laine nous apparait. — Done, ma fille, e'est bien toi!... J'ai alíumé toutes les ampoules! J'ai alerté la municipalité! Je suis descendu : depuis quelques jours, j'entendais beugler. Je descends, tranquil-lement. Soudain, dans l'ombre, je vois, je crois voir, des dragons. Du coup, je m'évanouis. Je reprends connaissance, je telephone ä la municipalitě, j'ouvre touš les sources ďéclai-rage. Ce sont bien les gaurs de York! Je les reconnais ä leurs cornes contournées et ä leurs queues eflilochées. Mon Dieu, la municipalité a du appeler la police! La municipalité et la police doivent étre en train de s'habiller, doivent étre sur le point de montér ľéchelle, d'entrer! Que de complications! Van der Laine voit nos toboggans remplis de legumes. II est frappé de stupeur. — Des radis! Des carottes! Ma fille, ou as-tu pris ces 82 crucifěres et ces ombelliferes? Ma fille, les as-tu volées? Elle les a nourris jusqu'á ce jour sous mon nez!... Elle leur a donne ä boire jusqu'á cette nuit sous mes pieds!... Que je suis las! Que je suis fatigue! Je suis vanné... J'ai perdu la téte... Ma fille, je te le dis, tu passeras le reste de la nuit en prison; et ce ne sera que le commencement. Quant á ta complice, il ne lui est également reserve rien de riant!... Heureuse de s'entendre aceusée de complicité, Asie Azothe prend une de mes mains en cachette et la serre. Asie Azothe est mon pere. Mon pere n'est pas en tout cas ce gnome gesticulant dans les feces des gaurs de York comme un démon dans de ľeau bénite. — Elle a profite du sommeil de sa mere pour se constituer malhonnétement un troupeau de bétes á cornes! Quand la reine dort, les souris dansent, hein? Des navets qui sont le fruit d'un larcin! Des rutabagas á l'esbroufe! Des gaurs dérobés! Aux niches de Mancieulles! Aux niches de Man-cieulles! Vu que ta mere dort et qu'elle ne veut pas qu'on la derange, je signerai moi-méme le bail! La fille de ma propre femme en prison! La propre fille de ma femme dans un asile pour jeunes aliénés! Révé-je? Révé-je? Dors-je? Je vois les beeufs! Puis je vois des calorifěres! Je vois les calorifěres se dérouler, se dévider et, siíflant, ramper vers moi comme des boas! Pour qui sont ces serpents qui sifflent á mes pieds? Je perds connaissance! Van der Laine continue. Le chef de police arrive, flanqué de lansquenets. Le maire le suit, escorté de York, de conseil-lers et d'échevins. Van der Laine s'est tu, garde en silence l'air d'un pere désolé des agissements de sa fille, mais nulle-ment responsable de ses agissements. Ľun des lansquenets, par-derriěre, se saisit de mon corps. Au méme moment, Asie Azothe, Cherchell divisé par deux, encore sous ľeffet des périodes bien senties que je lui ai débitées, crache á la figure du chef de police et se met á le narguer. — Vieille peau tannée par la lumiěre électrique! Veux-tu emprisonner mon amie? Emprisonne-la! Vas-y : incarcěre! 83 Profite de ce que nous ne sommes que deux! Dans quelques années nous aurons des soldats, des soldats si puissants qu'un seul, d'une seule main, pourra broyer tous les os de ta carcasse! Je ne suis pas de ce monde : je ne me débats méme pas. Je vois ä travers tout ce désordre un pont prendre forme á partir de mes pieds, un pont lancer son tabuer par-dessus les nations noires, jaunes et blanches de la Milliarde. Tenant Asie Azothe par la main, je cours sur ce pont de ciment qui résonne comme une cuve de fer-blanc. Ce pont enjambe une Ouareau, une Loire, un Oulu et un Zamběze, puis cesse. Nous tombons. Nous flottons. Riant, nous pirouettons dans le vide. Je devrais mordre tout ce qui me touche : mains, visages. Je ne fais rien. Tout s'embrouille. Je ne vois plus rien, n'en-tends plus, ne sens plus. Je fais comme si j'étais morte, comme s'il n'y avait personne, méme pas moi. 32 Je me reveille. Je suis bel et bien á Mancieulles. Je suis sous un dóme noir, á ľintérieur d'une immense calotte tendue de rampes et creusée ďalvéoles appelés niches. Des cris de terreur partent comme des coups de fusil d'une niche et d'une autre. J'ai dans la téte une image hallucinante des gaurs, le nom de ma mere dans la bouche. Une femme vétue en policeman se dresse sous mes yeux. — Que voulez-vous? Ne me demandez rien : je n'ai rien. — Je suis une femme médecin. Je guéris. — Allez exercer ailleurs. II n'y a pas de santé qui vaille la peine qu'on la recouvre. Je suis en colěre. Je le suis devenue malgré moi et sans y étre poussée, je suis bien ainsi. — Y a-t-il quelque chose que tu veuilles ? 84 Je ne veux rien. Je lui dis que je veux une lettre. — Une lettre de quoi? Une lettre de qui? — Des gaurs. Elle me demande si je veux autre chose. Je ne veux rien. Pour l'induire en erreur, je lui dis que je veux un pont. — Un sans arches comme j 'en ai vu un sortir de terre avant de m'endormir. J'ai vu un pont jaillir de terre et sauter par-dessus la Milliarde comme une hirondelle, planer comme un aigle par-dessus tous mes fleuves et toutes mes rivieres. Ce n'était pas un jet ďeau; c'était un jet de béton durcissant ä mesure. Passe le pont, c'était si calme, si bleu, si beau. Nous étions seules; nous bondissions et rebondissions sur l'air. Lang-Bian!... Lang-Bian!... Quand nous avons vu ce mot dans le dictionnaire, Asie Azothe et moi, nous nous sommes dit : Nous irons ä Lang-Bian, il faut que nous allions lá. Le silence, c'est quand personne n'écoute. Je parle trěs fort, mais j'ai la certitude de ne pas rompre le silence, de rester intacte, que cette femme a bien trop de mots dans la téte pour prendre la peine ďy recevoir ceux que je dis. — Si Lang-Bian est lá oú eile est sise, ce n'est pas pour rien : c'est expres pour que nous nous y rendions; c'est pour eile et pour moi, pour Cherchell. Parlons du mole construit au confluent de la riviere Ouareau et du fleuve Saint-Laurent. II est á moi, á nous, á Cherchell. Le mole a été fait pour que ľété nous, pas d'autres, montions sur le pilier d'amarrage et plongions tant bien que mal dans les eaux aussi sales que brunes. Si cette jetée n'a pas été construite pour que nous, pas d'autres, y trottions, en maillot, les pieds mouillés, évi-tant les tessons chätoyants comme rubis et opales, eile a été concue pour rien. Ce dont nous ne nous servons pas ne sert ä rien. Voilá pour toi, femme médecin! Elle me dit que j'ai passé la nuit á appeler Ina. Si eile pen-sait me surprendre, eile s'est fourré le doigt dans l'oeil. — Tout le mal que tu as fait, tu ľas fait pour attirer l'at-tention de ta mere. — II y en a qui prennent au sérieux tout ce qu'ils lisent 85 dans les manuels de psychologic Par exemple, ils croient dur comme fer qu'une tour est un symbole phallique. — Garde pour toi tes sarcasmes! II parait que lorsque l'ourson se reveille avant sa mere, il lui tire les oreilles avec les dents. — II appert qu'il y a des femmes médecins qui parlent pour les topinambours. Caressant mes cheveux de sa main la plus douce, eile me demande ce que je pense d'elle. — Tu es indissociable de la Milliarde comme la parcelle de pierre grosse comme un trou de dé á coudre qui était quelque part á un pouce du centre du rocher de Sisyphe était indissociable du rocher de Sisyphe. J'ai häte que tu me laisses seule. J'ai une evasion ä faire. — A vos ordres! Faisant ciaquer les talons, eile salue. Avant de partir, eile se présente. — Mon nom est Faire Faire Desmains, Faire Faire pour les petites filles comme toi. Je vais de ce pas tirer les oreilles de Ina. II faut qu'une mere soit chaude : je vais de ce pas ľallumer. Je n'ai pas eu de mere : je connais le manque d'affection. Si tu me regardais, tu verrais quels beaux grands yeux j'ai. Des yeux de tarsier, disent les messieurs. Si tu regardais dedans, tu verrais qu'ils sont noirs mais qu'ils réŕlé-chissent en jaune la lumiěre. Toutes les eaux sont incolores mais certains oceans sont verts, d'autres bleus. Qui suis-je? Je suis bateau. Le vent tord mes haubans et emplit ma voilure. Mes voiles sont rebondies sous la pluie battante, comme les joues d'un bebe. Tous les hommes sont amoureux de moi et toutes les femmes m'aiment. Tout court aprěs moi pour me sérénader. Je suis trop belle pour que tu ne me desires pas. Laisse-toi aller. Éprends-toi. Salut. Elle sort enfin. Elle referme les barreaux. Elle ne porte pas de bas. Si les grosses valétudinaires du village la voyaient, elles la feraient enfermer. 86 33 Je ne me suis pas encore échappée. La seule issue est une porte ronde coiffant le sommet du dome. Elle s'ouvre drôle-ment, un peu comme ľiris de ľceil. On l'atteint par le truche-ment d'un ascenseur hydraulique. On peut dire aussi: on ne peut y accéder qu'en prenant ľascenseur. J'ai parlé á quelques autres prisonniěres. Elles sont des reproductions exactes des filles de ľécole : elles vagissent encore; elles n'ont pas encore le nombril sec. Faire Faire revient me voir. Bonjour bonjour! Elle porte á ľépaule une grosse gibeciěre gonŕlée ä craquer. Elle envahit la niche : eile a plus d'entrain qu'un front de bandiěre. Quelle vivacité! Sa jupe légěre flotte autour de ses jambes nues comme, me semble-t-il, des rideaux autour de colonnes. J'aime les jambes des femmes qui ne portent pas de bas. Je suis une obsédée sexuelle. Faire Faire vide son sac sur ma paillasse. Le tresor fabuleux de la corne d'abondance est répandu. Je dois regarder : le spectacle contraint mes yeux, les violente. II y a de tout. II y a des fruits par centaines, dont une citrouille et deux doyennes. Je vois des voyelles et des consonnes en bois et en couleur. J'ouvre un drageoir plein de nougats et de pralines. M'étonnent des feuilles de gaulthérie, une rose trěs grosse, une abondante documentation photographique sur Lang-Bian, du rahat-lokoum, des agates en longues tranches, des coucous, des montres, des chapskas, un livre rouge á tranche ďor intitule La Lyse des cellules calcaires des ganglions lymphatiques, une trompette, un piano trěs petit. — Voilä ce que j'ai péché pour toi dans la Ouareau. Si tu avais vu les poissons, que dis-je, les macro-poissons, que j'ai vus! C'était merveille! C'était sensationnel, comme 87 disent les vedettes de Hollywood. Que tu as de vilaines dents, ma chérie. II faudra que tu consultes notre dentiste, qui est beau comme un coeur. J'ai tout essayé pour réveiller ta mere. Elle s'est blottie au creux de son corps comme une marmotte dans son trou. Impossible d'en tirer quoi que ce soit. Pourtant, la regardant, j'ai surpris, enfermée sous son apparence glaciale, l'abondante chaleur que dégage une buche de merisier quand eile brůle. Je ne dis rien. Elle veut trop que je dise quelque chose. Nabuchodonosor 466! Au fond, Nabuchodonosor 466 a le sens de « ne rien donner ». — Ina est peut-étre morte. Je 1'ai vue, 1'ai crue vivante, mais je pourrais bien me tromper, me fourrer le doigt dans ľoeil comme on dit. Que ferais-tu si ta měře était morte? Quand j'ai appris que je n'avais pas de mere, j'ai pleuré : pleu-rant au-dessus ďun de ces seaux que ceux qui traient les vaches appellent « chaudiěres ä vaches », je ľai empli en deux minutes. Elle attend que je réponde. Je ne te donnerai pas un mot! — Pour qu'une buche de merisier s'enflamme, il faut un lit de braises, de braises grosses comme le poing et imprégnées d'autant de feu qu'une mouille-bouche l'est de sue. La mince et pale flamme d'une chandelle ne la noircirait méme pas. Je ne dis pas un mot. Comme ne pas dire un mot me venge! — Bon! Bon bon bon... Bien! Je m'en vais. Du reste, ce n'est pas le travail qui manque. Du reste, partout ailleurs on m'aime : je serais bien folie de rester ici á me faire mépriser. A bon entendeur, salut! Et la femme médecin quitte bredouille la niche de la petite rille malade. Ah ah! La petite rille malade regarde la femme médecin s'en retourner avec ses gros sabots. Le bruit court qu'elle aide les prisonniěres qu'elle aime á s'évader. On verra. 88 34 J'ai dessiné au crayon rouge, sur un mur de ma niche, un petit Brésil et un gros Nicaragua. De la méme couleur, sur un autre mur, je trace un Mexique qui couvrira ce mur en entier. Je le constellerai de noms de villes imaginaires, au crayon vert. J'ai mal á la tete. J'ai une écharde plantée dans chaque pore de mon visage; ce qui fait couler un sang rose et acide. Elle arrive, eile allume la lumiěre, eile parle. II ne fait plus noir et silence. — Tu chinoises en silence? Chinoisons ensemble en silence. N'es-tu pas d'avis que Faire Faire est un plus beau nom que Attendre Attendre? Je vais parier tant et tant que tu n'auras méme pas le temps de ne pas me répondre. Est-ce qu'on peut parier en silence? Certes, puisqu'on peut chinoiser en silence et que parier est chinoiser. Bonjour madame, votre mari est cocu. Ah oui? On ne peut plus : ľamant de ma femme a couché avec sa maitresse. Qu'est-ce que cela peut vous faire? Cela me fait trouver belle la vie. J'aime mieux voyager sur mer que sur terre. Un navigateur portugais de ľan 1457 m'a raconté une histoire que je n'oublierai jamais et qu'il faut que je te rapporte. Les nixes de l'Atlantique res-semblent aux femmes comme une goutte d'eau á une autre. Quand tombe la nuit, elles s'étendent á la surface de ľocéan : e'est ainsi qu'elles se mettent au lit. Les yeux grand ouverts, elles dorment. Chacun de leurs yeux semi-sphériques éclaire comme la lune. Une galiote glisse sans bruit sur la surface noire de ľocéan. De gros papillons ayant la forme et les cou-leurs de feuilles ďérable tombées volettent au ras de l'eau : ils sont fascines par ľéclat de la lumiěre enfermée comme dans des tasses dans les yeux des nixes endormies. Sur la galiote qui glisse dans ľeau épaisse et noire comme de la mélasse, le matelot portugais de quart, qui a tout vu, reveille tous 89 ses compagnons. Les marins sont trop étonnés : ils courent chercher leurs arquebuses. Debout sur le gaillard bleu, bouche bée, comme si les étoiles étaient tombées dans ľocéan, ils vont tirer. Pan! ils ont tiré. Un jour, moi, Faire Faire, je serai émerveillée jusqu'á la panique. Ce jour-lá je tirerai, tuerai, me rendrai criminelle aux yeux des autres hommes. J'attends ce jour depuis toujours. Je le demande ä chaque nuage qui passe, á chaque arbre que je rencontre. — Tais-toi, grosse pécore! Je regrette aussitôt ce cri parti du fond du coeur. C'est ce qu'elle attendait. — Je ne suis pas une grosse pécore. Je suis une enfant, comme toi, comme ton frěre, comme Ina, comme tout le monde. Les grosses pécores ne sont pas des grosses pécores, elles se prennent pour des grosses pécores. J'ai toujours été Faire Faire. Je n'ai pas change ďune année á ľautre. Je suis Faire Faire, une fois pour toutes. En vieillissant, un enfant grandit. Je suis une grande enfant et tu es une petite enfant. On ne devient jamais quelqu'un d'autre; on ne devient pas un adulte; on reste un enfant. II y en a qui se prennent pour des adultes. Ce n'est pas mon cas; tu n'as rien á craindre. Tu peux me faire confiance : quand tout á coup j'ai trouvé ma taille monstrueusement allongée et élargie, je ne me suis pas prise pour un monštre. Si nous parlions de ceux qui se prennent pour des fins gourmets... Elle dissimule quelque chose derriěre son dos : un sac. Elle le brandit. — II y a des beignets plein cette pochette. Ils sortent du four. J'en suis friande; sois-en friande. Mangeons-en ensemble; cela scellera une sorte d'alliance. Elle me tend elle-méme, comme un peuplier me tendrait ses rameaux. Elle me sourit, la bouche fendue jusqu'ou eile peut. Elle fait briller ses yeux tant qu'elle peut. lode chérie, c'est le temps d'en profiter. — Si j'en mange, m'aideras-tu á m'évader? — J'obtiendrai la cíé de ľascenseur! répond-elle du tac au tac. 90 Je 1'avoue : je succombe : je lui fais confiance. Je lui livre mon plus grand secret. — Je me suis érigée en république autocratique. Je ne reconnais ä personne le droit de me faire la loi, de me taxer, de m'assigner ä un pays et de m'interdire les autres. Je suis celie par laquelle aucun grand vizir n'échappera á la defenestration. Je me moque des vertus supposées et des supposes pouvoirs de toutes les constitutions, de touš les parlements, de toutes les chambres, de touš les ministres et de touš les sergents de police. Faire Faire est contente. Elle gobe mes declarations comme un chien des cubes de bifteck. Elle avale ďun coup et sourit. Je continue! — On a touš les droits quand on a declare la guerre á touš les rois. Je me suis déclarée silencieusement ľennemie de tous, et ils me tueront peut-étre, mais ils ne me vaincront pas. Pour le moment, je garde ľincognito. Je ne leur ai rien fait; pourquoi devrais-je me soumettre ä eux, ä leurs lois, leurs amendements, leurs robots? Leur erfronterie á mon égard est injusti-fiable. Ils prétendent, de but en blane, régner sur moi, me contraindre, me dinger, étre mes supérieurs, me dormer des indications et des ordres comme á une bete de somme. C'est ridicule; c'est de ľinfatuation, de la veritable impertinence. Ils ne m'ont rien donne : je ne leur dois rien. lis ont donne des ponts, des autoroutes, des petits tunnels et des gros, certes; mais je ne suis pas une automobilisté. Pourquoi m'en-fermerais-je avec eux dans un de ces réduits pleins ä craquer de ŕumée de cigarette appelés pays? Quand ils sauront, ils courront apres moi avec leurs chiens. Je ne crains ni leurs chiens, ni leurs bottes, ni leurs mitraillettes : je suis un tréponěme dans leur intestin gréle. Ils ne m'auront pas. Je m'ai, je me garde. Faire Faire a pris mes mains entre les siennes et eile les regarde comme le eure regarde l'ostensoir quand il l'a levé au-dessus de sa téte. — Tu paries beau. A ton age, c'est ainsi que je m'exprimais. 91 Mais en grandissant un enfant s'use. A partir du baccalauréat, les enfants se calment peu á peu jusqu'á ce qu'ils soient tout á fait morts. Mes articulations se dessěchent. Ma vue baisse. J'ai de frequents maux de téte. En dix ans, je n'ai pas couru dix fois. Le soleil de midi me géne. Le froid de décembre me paralyse. A un certain age, j'ai fait comme tous les autres enfants : j'ai renoncé, j'ai brůlé mes drapeaux. Ma vitalite est tellement diminuée qu'il ne m'en reste plus assez pour rire et pleurer. Un jour ou ľautre, les enfants, man-quant de courage, se vendent. Cest ce qui m'est arrive. On se livre, par respect pour les traditions, aux mémes pachas ä qui les enfants tombés avant soi se sont livrés. Qui sont ces potentats? D'oü leur est arrivée leur investiture? D'oü vient que c'est á eux et non á d'autres que les tétes vidées, les poumons asphyxies et les cceurs flasques sont adressés? lis portent Crachin-Bouette sur une tribune, il lui disent : Prends-toi pour un serpent á plumes et ils le prennent pour un serpent ä plumes. lis se groupent par millions et ils disent á l'un des leurs : Prends-toi pour notre lion. Ils lui font porter une criniěre oú chacun a planté ses derniers cheveux et ils l'admirent comme s'il était un lion. Ils craignent celui ďentre les enfants (un autre Alexandre) qui ne déchoirait et qui les réduirait au seul état qu'ils méritent; celui de butin de guerre : opposant, par anticipation, la quantité á la qualité, ils arment un seul bras du poids de toutes leurs viandes dis-soutes. La supériorité de deux cents millions d'enfants déchus contre un seul n'en est pas une. Les droits d'un seul devraient étre égaux á ceux de mille; car il n'en vit et n'en meurt qu'un par corps. II ne peut y en avoir neuf cent quatre-vingt-dix-neuf d'un côté et un de ľautre côté; il ne peut qu'y en avoir mille sur mille côtés. Quand quatre mille enfants á la fois perdent la vie ou ľorgueil, un seul perd vraiment la vie ou ľorgueil, et c'est celui-lä ďentre eux qu'on est. II n'y a qu'une vraie supériorité : la supériorité de celui qu'on est sur tous les autres, la supériorité de ce qu'on est sur ce qu'on n'est pas, la supériorité de ce qui est sur ce qui n'est pas. S>2 Elle me demande de prendre unebouchée du beignet qu'elle est en train de manger. J'ouvre la bouche et eile y porte le beignet avec sa main. Je mords dans la patisserie mais ce sont ses beaux doigts que j'ai ľimpression de croquer. Ce sont ses beaux ongles et ses belles phalanges que, mastiquant, j'ai ľimpression de savourer. Je balance les jambes pour que cela ne paraisse pas. J'ai hate d'avoir fini de mastiquer en rougis-sant ce satané morceau de farine pétrie! — Ne crois pas ä leur mépris quand ils emprisonnent ou qu'ils pendent un enfant qui ne nourrit que bave, venin, haine et dégoůt pour leur propension á se rassembler pour sauvegarder ce qui les fixe dans le sol comme des végétaux (ce qu'ils appellent leurs biens) et qui ne leur sert plus qu'á bäiller en se couvrant pudiquement la bouche avec une main (ce qu'ils appellent leur vie). Ils t'auront, pauvre lode; et si ce n'est ä ľuniversité, ce sera au restaurant du coin. Tu seras agglutinée : ils sont outillés, bien organises. Ne les crois pas quand ils disent qu'ils se respectent et que ceci justifle cela. Ils se prosternent devant ce battement aveugle et spasmodique du coeur et ils haussent les épaules devant les aspirations les plus passionnées de l'äme. Ils ne te permettront pas de prostituer ton corps. Mais ils te forceront á leur sacri-fier ta liberté, ton intelligence et tes pour suites; ils iront jusqu'á ťinterdire de te les réserver. Aux proces qu'ils mettent en scene, il n'est dispense de justice que pour la chair, non la chair du gorilie, du boa ou de la carpe, mais la chair de ľhomme. A ces proces, celie qui tue celui qui a menace ses fesses est applaudie, et celui qui lese l'impertinence de ceux qui s'arrogent tout pouvoir et toute dignité est hue, puis tué. lis ont dit aux juges de ces proces de dire : Vive la viande de ľhomme, meurent la viande de ľéléphant et l'äme de l'en-fant. Ne les crois pas quand ils disent: Paix. Ce sont ceux qui ont vaincu et qui ont investi les palais qui parlent ainsi. La terre n'appartient ä personne : eile se donne ä tous ceux qui sont assez grands pour ľétreindre. A tous des fusils! A tous des flěches et des lance-roquettes! Ceux qui disent : Paix et 93 justice, ce sont ceux-la memes qui ťinterdiront la terre, qui te diront: Cest ma terre, ne marche pas dessus; ce sont ceux-lá mémes que tu dois vaincre si tu ne veux pas vivre vaincue. Ils ne ťont pas demandé ton avis : ils ont partagé la terre, et la part qui ťen échoit est un cube ďair enveloppé de bois pas plus grand que cette niche. II y a plus criminel que meurtre. C'est cela : le droit qu'ils ont pris de diviser, comme une tourte, la terre en parties supposées égales et de te barricader dans celie qu'ils ont convenu de considérer comme tienne. Faire Faire continue de parier, de se rasseoiret deserelever. Elle bäille, tout en parlant et en mangeant des beignets. Elle tombe endormie, sur le plancher, la tete sur ma paillasse, la bouche pleine. — Pour croire ce qu'ils disent, il faut se prendre pour un poltron. C'est ce qu'il y a de plus sine qua non et de plus inacceptable. 35 Quel jour est-ce? Mon jour. Oü suis-je? Dans la république autocratique de Cherchell. Sous quel rěgne suis-je? Mon rěgne. Tout s'est passé si vite, il m'est arrive tant ďaventures ďun seul coup, qu'il me semble quej'aisauté des jours, qu'il me semble merne que j'ai été lancée jusqu'ici par un canon. Je suis au confluent du Guiers-Vif et du Guiers-Mort, en France. II y a deux chiens avec nous : un grand loulou de Poméranie et un minuscule lévrier anglais. Ľaéroplane a explosé. Nous sommes tombées dans ľeau, á quelques brasses d'ici. Nous n'avons pas bougé d'ici. Faire Faire dit que nous sommes bien ici. Sur mes jambes nues, deux gros ruisseaux se joignent, se mélent. 94 — Qu'écris-tu lá? Je ne veux pas qu'elle voie ce que j'ai écrit sur le sable, qu'elle le prenne : je ľefface. Chacun ses aulx et les chěvres de Monsieur Séguin s'évaderont. Je me demande ce que Asie Azothe fait en ce moment. Que fais-tu en ce moment, petite vache? Faire Faire n'a pas voulu que nous l'emmenions. Te reverrai-je jamais, petite vache? Est-ce que tu m'oublies dans tes priěres, petite vache? Je pense á toi. Es-tu contente? Est-ce que cela te fait jouir? Nous nous sommes bien amusées ensemble, n'est-ce pas? Si tu veux le savoir, tu n'es qu'une petite vache. Le loulou de Poméranie et le lévrier anglais jouent ensemble, jappent ľun avec l'autre. Faire Faire a obtenu comme rien la clé de ľascenseur. Nous sommes entrees dans le bureau du directeur, et eile m'a fait ouvrir la bouche. — Convenez, monsieur le directeur, que cette pauvre petite a les dents drôlement pourries et qu'il faut la mener sans tarder ä Montreal voir un trěs bon dentiste. Dehors, il pleuvait, comme j'aime qu'il pleuve, si dm que Faire Faire n'a pu retrouver son automobile. Cherche, lode; ne reste pas plantée lá comme cela! C'est une Cadillac rose aux pare-chocs jaunes et aux ailes tout embouties : ce ne doit pas étre si dur á repérer! Elle est revenue, je ne sais d'oü, en poussant une bicyclette. Je me suis juchée de côté sur le cadre, et fouette cocher. Réguliěrement, en remontant, ľun de ses genoux frappait mes jambes. Si eile avait pédalé avec les tibias un peu moins rapprochés, cela aurait été évité; mais eile disait qu'une femme qui se respecte écarte ces os le moins possible. Son souffle, de plus en plus chaud, court et bruyant, me passait par la téte comme un vertige. Ne voyant pas du tout oů nous roulions, nous avons capoté dans le fosse trente-sept ou trente-huit fois. Que j'avais mal au derriěre! La moindre aspérité sur la route, le moindre choc, et la barre du cadre pénétrait jusqu'au coccyx, comme la lame d'un cimeterre. Quand on est en colěre contre une bicyclette, que peut-on faire pour se calmer, que dire? Je flanquais des 95 coups de poing au guidon, ce á quoi le guidon se montrait tout ä fait insensible. II y en a qui pédalent plus gracieuse-ment que Faire Faire, mais pour ce qui est de l'endurance eile doit étre dure ä battre. De Mancieulles á Dorval, il y a au moins cent milles. Nous sommes arrivées á ľaéroport ä la merne vitesse que nous sommes parties de ľasile, et Faire Faire n'a pas dit une seule fois « Mon Dieu que j'ai mal aux jambes!» ou « J'en ai par-dessus la téte de pédaler! » Faites-vous des amies comme Faire Faire, si vous pouvez! Nous avons sauté dans le premier aeroplane, tellement mouillées que gonfláes. Une éponge est deux fois plus petite sěche que pleine ďeau. Mets des points sur les i. Donnes-en pour leur argent ä ceux que les points sur les i font endéver! Nous avons traverse ľocéan, sans le voir. Assises comme il faut, armées de patience jusqu'aux dents, nous avons écouté les moteurs vrombir comme dans une gare on écoute les ventila-teurs ronronner et nous avons dévisagé les autres passagers comme dans un jardin zoologique on dévisagé ceux qui sont venus dévisager les singes. Tout un déplacement! Le siecle des voyageurs immobiles! Autant se coucher tout de suite dans son cercueil! Et puis, ľengin a explosá. Faire Faire parle de ľabsurdité de ľorganisation de la société. Elle est pire, avec son absurdité de ľorganisation de la société, qu'un Écossais avec sa cornemuse. — Les vivants possědent toute la terre. II n'y a pas une seule acre de terre qui ne soit en possession de quelque vivant. Que reste-t-il pour ceux qui ne sont pas encore vivants? Qu'auront-ils, ceux qui vont bientôt vi vre? — Sois raisonnable! Nous sommes ici depuis une semaine et nous n'avons rien fait que nous regarder comme des chiens de faience et parier de ľabsurdité de ľorganisation de la société. Je commence ä en avoir assez! Je n'ai pas I'intention de passer le reste de ma vie ici! Lá! 96 36 Nous mangeons de ľherbe. Nous buvons de ľeau. Les chiens ont mangé des champignons vénéneux. lis ont écumé comme des fous avant de crever. Oú irons-nous? On ne sait pas. Faire Faire n'a pas ľair ďavoir les poches remplies ďitinéraires. Que me veut-elle? Que veut quel-qu'un de quelqu'un d'autre? Elle veut que je l'aime, que je me donne á eile. II faudrait que je me laisse faire, que je lui obéisse comme un animal savant, que je me laisse mener naívement (puérilement) par eile. Je ne suis au service de personne. Ceux qui veulent étre suivis comme Jésus-Christ, qu'ils ne viennent pas me voir s'ils ne veulent pas perdre leur temps. Ceux qui veulent qu'on aille les regarder se faire crucifier, qu'ils aillent s'adresser aux évéques, les remplacants des apôtres. 37 Enfin, nous bougeons. Nous marchons depuis deux jours. II ne nous est rien arrive. Je suis en colěre. Faire Faire et moi ne nous parlons presque plus. Elle m'a dit tout ce qu'elle avait ä me dire, et je n'ai jamais rien eu ä lui dire. Elle n'est pas laide, certes; mais si je restais assise pendant deux ans au pied de chaque arbre que je ne trouve pas laid je n'irais pas loin. D'ailleurs, que peuvent se dire ďinté-ressant l'arbre et la petite fille qui ne le trouve pas laid? Nous devrions atteindre Langeac sous peu. Faire Faire connaitrait dans ce patelin une personne qui ne pourrait pas refuser de lui 97 préter de ľargent. Avec cet argent, nous irons en train jusqu'ä Paris, oü nous prendrons un aeroplane qui n'a pas í'air trop explosif pour retraverser ľocéan. Quel échec! Le désarroi de Faire Faire, qui côtoie le ridicule, n'est pas sans m'émouvoir. Elle a tout essayé pour me conquérir, méme la magie. Je ľai laissée, sans rire et sans applaudir, faire apparaitre et faire disparaítre des valets de coeur et des dames de trěfle entre ses doigts. Elle est allée jusqu'ä la fausse representation. Elle m'a aŕfirmé sans rougir étre comme moi de sang royal. Elle serait, ni plus ni moins, ľarriere-petite-fille de Catherine Parr. Plus eile essaie de me plaire, plus eile m'ennuie. Pauvre bete! II m'arrive, par pitie, de lui prendre la main. Tout á coup, j'ai tenement pitie d'elle que je me jette dans ses bras. On y est fort bien d'ailleurs... 38 — Tu l'as fait expres! II parait que nous nous sommes trompées de chemin... Nous nous serions fourvoyées... Au lieu ďarriver á Langeac, nous arrivons á Quarouble, plus de mille kilometres au nord. Tu as tout calculé, grosse valétudinaire! Je fais pleuvoir les coups de griffes et de poing. Elle est trop grande pour que je lui casse la gueule : je lui casse la poitrine et le ventre. Elle ne se defend pas. « Casse tout ce que tu veux », semble-t-elle dire. Nous nous couchons, de part et d'autre de la borne routiěre oú est grave « Quarouble ». Nous dormons. Je me reveille : une goutte de rosée irisée roule de haut en bas du brin ďherbe se dressant sous mon nez. Faire Faire est assise á côté de moi, á la facon de Sitting Bull: les jambes croisées et les fesses sur les talons. — Comment vas-tu, défonceuse de portes ouvertes? Un 98 laitier est passé par ici, tout á ľheure. Je lui ai dit que nous étions des mendiantes et il m'a donné ces ceufs. Prends-les tous; je n'ai pas faim. — Qu'est-ce qui te prend? Es-tu malade? Ce sont tes regies encore, n'est-ce pas, grosse vache? Ce n'est pas drôle, étre fertile, n'est-ce pas, grosse vache? II y a des tavernes oü tous les verres sont sterilises. Tu n'as qu'á entrer dans la premiere que nous rencontrerons et dire que tu es un verre. Tu te feras steriliser comme si de rien n'était! — Regarde! répond-elle, tendant les bras vers les mon-tagnes. Sais-tu ce qu'il y a de ľautre côté? La Belgique! Toute la Belgique! — Et quoi encore? J'en ai assez de toi! Je raconterai tout au premier gendarme que nous rencontrerons! Tu m'as enlevée! Détournement de mineure! Tu passeras le reste de ta vie en prison! Cela fait déborder le vase. Verte de rage, eile me frappe des pieds comme des mains, des coudes comme des genoux. Je saigne du nez. J'ai le corps constellé d'ecchymoses. La vie est pavée de dangers. 39 Nous passons le reste du printemps et tout ľété ä vaga=-bonder. II recommence á faire froid. Nous avons tellement piétiné en tous sens qu'il me semble reconnaitre des villages, des files de peupliers d'Italie, des chateaux, des collines, des granges. II ne s'est rien passé ďintéressant. Nous nous sommes souvent fait interroger par des gendarmes. Vous étes en train de dormir dans des lieux interdits aux dormeurs! Vous étes en train de violer une propriété! Nous avons tou-jours tiré notre épingle du jeu avec brio. Nous soutenons que nous sommes mere et fille. Quand ils exigent des 99 precisions, Faire Faire fait remonter notre lignée jusqu'á Catherine Parr. Cela leur fait avaler leur chique. lis ont tous peur des femmes de Henri VIII. Depuis Mancieulles, nous n'avons pas passé une seule nuit sous un toit. Par-tout, les gens nous désignent du doigt. Ceux dont nous piquons particuliěrement la curiosité nous offrent ä diner, ä coucher ou de nous mener jusqu'au prochain village. Nous leur répondons fiěrement : « Non, merci!» Ce qui ne nous empéche pas de nous adonner ä une occasionnelle mendicité. Aprěs de longs mois ďindécision, Faire Faire a semblé se rendre á mes raisons : systématiquement, nous recueillons de ľargent pour rentrer au bercail. En plus de la mendicité, nos sources de revenu sont principalement les vendanges et la pratique de la médecine. Nous avons passé par Langeac. La personne que Faire Faire prétendait connaitre n'y était pas. 40 Je me reveille dans ľherbe humide et glacée d'un champ de matin d'automne. Faire Faire a cassé toutes les fleurs qu'elle a pu trouver et eile les laisse tomber sur moi. J'ai si froid que je claque des dents. — As-tu froid? — A peine. Si j'étais morte, je ne m'en apercevrais méme pas. Elle frictionne mes bras et mes jambes, vigoureusement, comme pour les écanguer. Son visage resplendit. Elle a ľair trěs fiěre ďelle-méme et la robe pleine de sang. J'ai ľimpres-sion que je saurai pourquoi dans peu de temps. — Deux automobiles sont entrees en collision. Cest arrive lá-bas, devant certe maison. J'ai vite couru sur les lieux. D'un côté : deux cadavres. De ľautre, le fils et la bru ne souffrent que de légěres contusions, mais la mere est menacée ďhémor- 100 ragie interne. Je n'écoute que mon courage. Je porte la mere dans la maison et, avec un couteau, une fourchette, du fil et une aiguille, je ľopere. Ce n'est pas si facile : eile est cancé-reuse, tuberculeuse, syphilitique, diabétique et eile a le ventre plein de fibromes gros comme des oeufs d'autruche. L'ambulance, enfin, arrive. La mere est recousue, ne saigne plus et respire comme une neuve. Toute rouge de reconnaissance, la bru dépouille le fils de tout son argent et me supplie de l'accepter. Tu n'as pas besoin de supplier, ai-je envie de lui dire. Et Faire Faire déploie sous mes yeux le plus luxuriant éventail de francs du monde. — En avons-nous sufEsamment pour ľaéroplane mainte-nant? — Presque. Je jubile. Je me considěre déjá comme revenue au steamer. Nous nous remettons sans tarder á marcher. Nous devisons gaiement, comme deux vieilles branches. A exactement minuit, nous arrivons devant ľhorloge de la mairie d'Épinay. Ceux qui ne savent pas oü est Épinay n'avaient qu'á nous suivre de loin. De ľautre côté de la rue se dresse une auberge, une auberge que Faire Faire regarde avec des yeux voluptueux. — Entrons lá-dedans et empiífrons-nous. Je la vois venir avec ses gros sabots. Elle n'a pas envie de retourner au Canada : eile cherche une excuse pour me garder pour eile seule aussi longtemps que possible. — La derniěre fois que nous sommes entrees dans une auberge, tu as dépensé tout ce que nous avions. Pour entrer dans celle-ci, il faudra que tu passes sur moi. — Qu'avons-nous mange aujourd'hui, en tout et pour tout? — De ľair francais! — Nous avons marché pendant au moins quinze heures, sans nous arréter. Qu'est-ce que cela nous a donné? — Mal aux pieds! 101 — Et ľappétit? Cela ne ťa-t-il pas donne, aussi, un peu, envie de manger? — Entre autres envies, cela m'a donne envie ďune Cadillac. Mais, comme je ne suis pas millionnaire, je n'ai pas eu besoin de m'attacher pour me retenir d'aller en acheter une. — Merne si nous mangeons comme quatre, il restera ample-ment d'argent pour un passage. En d'autres mots : nous serons ä Paris demain et tu pourras t'embarquer dans le premier aeroplane en partance pour le Canada. — Sous-entends-tu que je peux aller me faire pendre ailleurs...? — Prends-le comme tu veux. J'en ai assez de jouer au chat et á la souris avec toi. — Je me suis attachée á toi, et c'est ta faute. Si tu ne m'avais pas forcée ä errer pendant touš ces mois avec toi, ce ne serait pas arrive. Tu n'as pas le droit de me laisser tomber. Je la prends dans mes bras sales. Je baise ses mains sales. Je la supplie. M'arc-boutant, je la tire par les bras. Enfin, eile cede, me laisse l'entrainer. 41 — Je suis fatiguée de jouer. La comédie est finie. Nous sommes assises á la terrasse d'un café. Elle se croise les jambes, á la facon d'une femme ordinaire. C'est la premiere fois que je la vois se croiser les jambes de cette facon. Elle s'allume une cigarette. Je ne l'ai jamais vue fumer. Elle aspire profondément le gaz et ferme ses yeux comme si eile jouissait terriblement. Elle ne me regarde pas. Plus sa coupe de fine se vide, plus eile est renfrognée. Je bois ma limonáde, le nez dans le verre, sentant de plus en plus que quelque chose ne va plus. — Oublie tout ce que je t'ai dit, tout ce que j'ai fait avec 102 toi. Efface de ta vie la Faire Faire que tu as connue : eile n'a jamais existed Je n'ai pas cessé de te mentir, de manquer de sincérité envers toi. D'ailleurs, je crois que tu n'as pas été dupe. Je voulais que tu me fasses croire que j'étais demeurée une enfant. Cette fois, ľaéroplane n'explose pas... Au pied de ľéchelle, Van der Laine et Inachos m'attendent. lis ne font que donner plus d'éclat á l'absence de Asie Azothe. Van der Laine essaie de m'embrasser. Je ne le laisse pas faire. 42 — Pourquoi cette femme ťa-t-elle enlevée comme cela? me demande Inachos. — Je ne sais trop, mon frěre. A mon avis, c'est une malade sexuelle. — Qu'est-ce qui te le fait croire? — Elle passait son temps á essayer de m'embrasser. — Quelle vache! — II en faut de toutes sortes pour faire un monde. II faut s'habituer á ces choses-lá. Puis Inachos m'apprend que Ina est partie, qu'elle s'est envolée. Elle a disparu d'ici, soudainement, un peu comme, pour les autres poissons, un poisson péché disparait de la mer. Elle ne vit plus ici, ne se trouve plus ici. Elle n'est plus á notre disposition, eile s'est ôtée de nous. Van der Laine a fait appel á des detectives formidables. lis poursuivent d'infruc-tueuses recherches. Je comprends pourquoi eile a fiché le camp, mais je ne saurais le dire en deux mots. Je la vois comme si j'y étais. Elle se reveille : eile a entendu le printemps sonner son arri-vée. Elle s'étire, se porte á sa fenétre : eile voit que la neige est presque toute fondue, eile voit les lambeaux qui restent roj de la neige gésir comme un squelette dans la boue. Elle entend les boutons de pissenlit éclater, lancer comme ä coups de canon aux masses d'hirondelles et de cardinaux le signal d'envahir le firmament. Elle entend les perce-neige rugir comme des lions en cage. Son sang répond trop fort ä cela : eile n'a pas le temps de faire la moindre valise. Elle se frotte un peu les yeux, se met sa robe la plus légěre, sort. On sait qu'elle a été vue á Batoum, sur les bords de la mer Noire : c'est tout ce qu'on sait. J'aime comme une camarade cette Ina emportée par le retour des beaux jours. J'aime de tout mon esprit cette Ina qui s'est affranchie en méme temps que les riviěres se délivrent, qu'elles chassent les ponts de leur lit, qu'elles arrachent les arbres, qu'elles soulěvent les quais. Van der Laine assume en son absence la responsa-bilité de chef de notre famille. II s'en acquitte avec une vita-lite surprenante et une autorite ridicule. II a congédié Lange. II a engage un chauffeur. II est toujours en train de nous reprocher quelque chose ou ďélaborer des projets pour notre avenir. II croit en son role. C'est un bon acteur. Jerry Lewis ne ferait pas mieux. 43 J'ai envie, j'ai hate que Asie Azothe meure. J'imagine son cadavre et je le trouve souhaitable : il m'apaise, il me comble, il me fait rire méme. J'ai ľintention qu'elle meure, mais ce n'est pas tant eile que mon intention vise que ce qui la fera mourir, que ce qui fait que tout meurt et qu'on reste lá, vide, fou d'impuissance. Elle me sera arrachée des mains, que je le veuille ou non. Elle mourra : je m'empresse de vouloir qu'elle meure. Ainsi, quand ce qui fait mourit (microbe ou usure) la tuera, me la tuera, je pourrai victorieusement m'écrier : «Je ľai voulu!» Son cadavre est d'avance mon 104 acte. Les armes de ce qui fait mourir s'enfonceront dans son coeur aprěs que les miennes ľauront immobilise. Je marche devant la mort, je la precede comme ľéclair le tonnerre. Quand ce qui fait pleurer viendra, mes yeux seront sees. La mort frappera dans le vide. La foudre frappera une maison rasée par mon feu. Je suis plus forte que la mort, je ľai vaincue, je prends sa place, je jouis de sa puissance. Tenir, seule, avec rien. J'ai hate que Asie Azothe meure pour étre seule, seule comme on est seul dans la nuit quand on est couché seul dans sa chambre. 44 Asie Azothe est belle et fragile. Elle est dévouée comme Vincent de Paul et eile me prend pour Jeanne d'Arc. J'ai fait en sorte qu'elle ne sache pas que je suis revenue. 45 Ses huit frěres me haissent; ils me dévoreraient vivante. Pour les narguer, pour les mettre en appétit, j'entre. Ils me voient, grimacent, se lěvent. Restant dans ľembrasure, tri-potant la serrure, je les laisse me regarder comme il faut. — Asie Azothe est-elle ici? Je sais trěs bien qu'á cette heure Asie Azothe est á ľécole. Je fais un clin d'ceil á ľainé, fais un clin d'oeil á celui qui a deux des doigts d'une main coupes, puis, sans leur laisser le temps de réagir, je claque la porte et me mets á courir. Je parcours, en m'attardant, ľancien lé. J'arrache les fleurs qui ne sont pas encore mortes et les mange. Je lance 105 des cailloux aux poteaux télégraphiques. Je cours en zigza-guant. Je marche en faisant semblant de timber. Je ne veux pas entrer tout de suite dans ľécole. Accotée sous les fenétres, je regarde la cour de recreation étre vide. Je súce des morceaux de gravier pour faire ressortir leur bleu. Je regarde le soleil face á face, sans cligner des yeux. Je regarde et écoute les fantômes dont la cour de recreation est pleine courir et se battre comme des fous, rire et crier comme s'ils venaient de gagner quelque joute. Je marche dans le corridor désert et désolant comme une église ďaprés-midi. Passant devant la porte de chaque classe, j'entends la voix agressive de la mai-tresse et le bruit que font des élěves qui se tiennent tranquilles. Je m'appuie contre les manteaux, les pieds sur les couvre-chaussures et la téte entre deux esses. Je suis heureuse. J'at-tends mon petit bout de chou d'amie et cette attente est si fertile qu'elle m'a rendue comme enceinte, que je me sens déjä lourde des fruits plus doux que des vertiges que por-teront tout ä coup, quand mon regard s'emplira á déborder de son petit visage, ces branches ďäme oů ľimpatience fait fourmiller des fleurs plus aigres que des cris. Mon étre espěre avec une telle force qu'elle semble habiter et envelopper tout ce que je vois, tout ce qui me touche. Le plafond n'est pas peinturé en vert, mais en Asie Azothe. Plein de Asie Azothe comme une riviere est pleine d'eau, mon regard coule le long des plinthes, saute sur le plancher d'empreinte de couvre-chaussure en empreinte de couvre-chaussure. Le vide qui s'est fait en moi pour l'accueillir est plus grand que celui laissé au bord du quai par le navire parti. La cloche sonne. J'entends qu'on se lěve, qu'on bouscule sa chaise, qu'on fait son signe de croix. Étant la plus petite, eile marche en téte des rangs de sa classe. Elle passe á deux pas de moi, sans me voir, me prenant avec son parfum comme avec des bras. Elle passe lá comme eile passait lá quand j'étais encore en France, á mille lieues d'ici. Je suis deux : je suis celie qui la voit et celie qui, dans sa téte, est encore en France. L'ubi-quité, c'est drôle. Je fais signe aux autres de se take, de io6 faire semblant de ne m'avoir pas vue. Je la laisse s'éloi-gner sans faire un geste. Je regarde, comme on mange quand on se meurt de faim, sa belle robe rouge et ses beaux souliers blancs. Les autres volent vers le plus grand de la cour, courent habiter leurs fantômes. Elle reste seule derriěre. Tout appuyée contre la rampe, eile se traíne jusqu'au bas de ľescalier. Elle s'assoit sur la marche en béton et prend sa téte dans ses mains. Je regarde ses bras nus et ses jambes nues, et c'est comme si j'avais les mains plongées dans le plus secret de ses pensées. Ses cheveux en balai s'ouvrent comme un accordéon, couvrant ses mains. Un de ses beaux souliers blancs, comme pour nidifier, creuse le gravier. Je lui chuchote son nom. — Asie Azothe... Asie Azothe... Son visage sort de ses mains, cramoisi. Elle se retourne. Ses cils blancs comme neige papillotent. Elle lache un soupir plus gros qu'elle, manque de s'évanouir. — lode! crie-t-elle. Fille! Oh fille! Des plans pour me faire mourir! Elle grimpe vers moi, á quatre pattes. Elle m'enlace, me serre. Plus vive qu'une mouche, sa bouche brüle mes joues. Je la repousse, brusquement, de toutes mes forces. Je ne veux pas qu'elle m'embrasse comme cela. C'est trop bon! C'est insupportable! 46 Oů suis-je? A la méme place! Je suis sous mes yeux. Je suis oü je me trouve, tout le temps. Je suis ici, ici le nez dans un livre, ici les cheveux dans le froid. Je me trouverai tou-jours lá oú lode chérie se trouvera : je ne pourrai jamais me trouver aiUeurs. II n'y a pas de iVIilliarde. C'est en regardant 107 Faire Faire vociférer sa haine ďelle ä des estrades vides que je ľai compris. La Milliarde n'existe pas puisqu'elle ne me touche pas, puisqu'il n'y a jamais de mains sur mon äme, puisque personne ne pourrait ouvrir mon corps et en sortir mon äme, puisque mon äme est mon seul habitant. New York: 5 ooo ooo ďämes. lode chérie : i äme. Je suis une carpe : je ne sais pas qu'il y a ďautres animaux que les poissons; si je voyais un cheval, je le prendrais pour un gros hippocampe; si je voyais un homme, je le prendrais pour un drôle de marsouin. II n'y a pas un ciel et mille oiseaux. II y a mille ciels et mille oiseaux. II ne faut pas dire : Le ciel contient tous les oiseaux. II faut dire : Chaque oiseau contient le ciel. Tu ne comprends pas, n'est-ce pas, grosse valétudinaire? Essaie ďentrer dans mon ciel pour voir. Essaie ďentrer oú je suis pour voir. Essaie ďembar-quer dans mon regard, de voir le ciel avec mes yeux. Je suis lode chérie jusqu'au bout de mon regard. Ce qui veut dire que je ne cesse pas ďexister au bout de mon nez. Ce qui veut dire que je suis lode chérie aussi intensément ä ľintérieur de ma peau que de ľautre côté de ma peau. Ce qui veut dire qu'au-delä du bout de mon nez je me continue. Tu ne comprends pas davantage, n'est-ce pas, grosse valétudinaire? Tu fais bien pitie, tu fais bien pitie... Je suis nyctalope. Ce qui veut dire que je garde ma cha-leur. Ce qui veut dire que j'ai besoin de toute ma chaleur pour avoir chaud. Ce qui veut dire que ceux qui aiment se faire embrasser feraient mieux ďaller se faire embrasser ailleurs. Ceux qui prétendent que nyctalope veut dire autre chose se fourrent le doigt dans ľoeil. Ce qui veut dire qu'en ce qui me concerne ils pourraient aussi bien se le fourrer dans le nez. J'ai envie de me tuer : voilä oú je suis. Je suis douloureusement couchée dans mon lit: voilä oú je me trouve, oü est ici. Je suis seule. Les autres forment une masse; la masse exclut ľunité et ľunité exclut la masse. Je suis seule : voilä oú les autres ne sont pas; voilä pourquoi les autres (la Milliarde) ne sont pas. La meilleure preuve de tout cela est 108 que si Van der Laine m'entend parier, il se dit : « Qu'est-ce qu'elle a ä parier toute seule? » 47 Asie Azothe veut que je lui raconte tout; eile insiste. Dehors, dans le champ de vision de la fenétre á arc outrepassé, Inachos court dans le but de devenir champion du monde de course de fond. La piste qu'il s'est battue en courant autour du steamer se creuse, est en train de devenir moins élevée que le niveau de la mer. Je suis avec Asie Azothe. Je ne suis pas dans le steamer : je suis dans ce que Asie Azothe répand. Le soleil répand de la lumiěre. Asie Azothe répand elle-méme, et, comme la lumiěre du soleil, cela emplit le ciel, baigne tout, entre par ma bouche, mes yeux, toute ma peau. Étre avec eile, c'est étre dans quelque chose. Elle veut savoir ce que nous avons fait á Arcachon. — II faisait nuit. Nous avons marché jusqu'ä la plus grande clayěre, nous nous sommes déshabillées et nous avons sauté dedans. C'est tout. — Une clayěre! Oh! Raconte! Étiez-vous vraiment toutes nues...? N'avez-vous pas eu peur de vous faire intercepter par la police? Oh! Raconte! Raconte, fille! N'insiste pas comme cela, petite vache; tu vas éclater! Que tes yeux sont beaux quand ils brillent comme cela, petite vache! — II n'y a rien ä raconter. — Si tu te creusais un peu la téte, je suis súre que tu trou-verais quelque chose. — Le fond était recouvert ďune telle épaisseur ďhuitres et les huítres étaient tellement visqueuses que nous ne pou-vions faire deux pas sans perdre pied, tomber ä plat ventre et nous casser la face et le profil. 109 — Les huitres sont des animaux, comme les elephants... Comme c'est drôle quand on y pense. Ne pas pouvoir marcher sur des huitres sans perdre pied, n'est-ce pas un peu comme ne pas pouvoir marcher sur des elephants sans perdre pied? Que tu es belle quand tu paries avec tes mains petite vache! — Faire Faire s'est mise á lancer des huitres ä tort et á travers. Cela ne m'a rien fait. Que veux-tu que cela m'ait fait? Mais eile en a eu vite assez de jouer toute seule et eile m'a demandé si je voulais que je joue á celie qui lancerait son huitre le plus haut. Ce sera celie dont l'huitre sera la derniěre á revenir qui gagnera, m'a-t-elle dit. J'ai dit : « O. K.! » Les huitres lancées montaient, montaient, s'enfoncaient dans les téněbres. Puis nous les attendions. Les unes se perdaient dans le ciel. Les autres, en retombant, brisaient la surface de ľeau comme un caillou un vitrail. Asie Azothe, qui n'a pas cessé de mettre huitres et elephants dans le méme sac, s'en donne ä coeur joie. — Certains elephants tombent comme de la pluie dans les lacs et les lacs se brisent comme des miroirs: en mille miettes. Les autres elephants continuent á tourner autour de la terre, avec les nuages. La pluie ne tombe pas toute quand il pleut, il faut qu'il en reste pour toutes les autres fois qu'il pleuvra. Je lui parle, jusqu'au soir. Je jase, et voici qu'il fait nuit. Je lui raconte toutes sortes d'aventures. Celles qui ne me sont pas arrivées, il faut bien que je les invente. Sur le plancher, sous moi, Asie Azothe est toute recroquevillée. Les mächoires entre les mains, eile a sommeil et le nie. Assise sur le bord ďune géante chaise sculptée comme un tympan de cathédrale, je laisse parfois mes pieds nus prendre appui sur son flanc, sa handle, son visage. — Une ampoule électrique allumée fascine un papillon nocturne. Les statues produisaient le méme eŕfet sur Faire Faire. S'il y avait un pare dans la ville ou le village oú nous nous arrétions pour dormir et si une personne de platte ou no de fer se dressait dans ce pare, il fallait que nous dormions á l'ombre de la personne de plätte ou de fer. Ainsi, á Annonay, il a fallu que nous dormions tout contre le socle de la statue de Marc Seguin, l'inventeur de la chaudiěre tubulaire et des ponts suspendus, né juste avant la Revolution et mort juste aprěs la chute de l'Empire. Elle m'a prise dans ses bras; ce qui a fait que nous avons eu chaud. Juste sous nous, dans la terre, des chevaux passaient, par milliers; ce qui faisait que le sol remuait comme la surface d'une mer et que nous étions comme bercées. Asie Azothe ne ttouve pas de quoi répondre á cela. Elle me regarde. Je couvre ses yeux avec un pied. Avec 1'autre pied, j'écrase son nez. Mes pieds ne brillent pas de propreté, mais cela ne la derange pas. — Meunier, tu as sommeil, lui dis-je. Certaines nuits, les stalactites qui hérissent la voůte celeste sont restées, á cause de ľintensité du jour, imprégnées de tant de lumiěre que, la dégageant doucement, elles rendent les téněbres comme transparentes. II fait noir comme une poire depuis des heures et les yeux de Asie Azothe continuent de réŕléter ľéclat du soleil. — Meunier, tu dors, lui dis-je. — C'est vrai: j'ai sommeil. Je sens tout autour de moi des arbres perdre doucement pied; je sens le steamer chavirer lentement et se remettre tranquillement debout. J'ai sommeil, mais ce n'est pas ďennui, c'est ďamitié. Continue de parier. Soůle-moi de paroles. Abrutis-moi avec ta voix. — A dos d'äne, des cow-boys se sont mis á nous pour-suivre. lis nous ont trouvées endormies au fond ďun fossé, dans la boue. Pour nous réveiller, ils nous ont assené des coups de lasso... Rien de tout cela n'est arrive, Asie Azothe : je te mens eífrontément; je te raconte des blagues terribles; je fais ma petite Victor Hugo. — C'est faux! Tu ne me mens pas eífrontément! Elle se lěve. Elle s'enflamme. Elle est dans touš ses états. — Tu dis cela parce que tu ne me fais pas confiance. J'ai ni cru tout ce que tu m'as raconté, lode Ssouvie. Sache que pour moi il suffit que tu racontes ceci pour que le contraire soit moins vrai. Ce qui te semble assez vrai pour que tu me le dises est toujours, pour moi, plus vrai que ce qui le nie, sache-le. Continue, n'aie pas peur que je manque de foi. II n'y a que ce que tu inventes, que ce que tu crées. Le reste, ils sont des milliards á se ľarracher, á le violer tour á tour. Comprends-tu ce que je veux dire? Ici, chaque chose a été utilisée plusieurs fois et toute la place est occupée. Ici, rien ne nous attendait: nous avons du nous accueillir nous-mémes. Ici, on ne peut que survivre et il faut pour cela se vétir des dépouilles d'un autre. Je veux dire : un boeuf ne peut tracer ici de sillons qu'en se laissant atteler á une charrue qu'un autre boeuf a tirée jusqu'á son enterrement. Ici, il faut tout acheter ou voler : les coupe-ongles comme les coupe-papier, les coupe-légumes comme les coupe-cigares. Ici, on ne peut rien faire sans demander la permission á un autre et on ne peut avoir quoi que ce soit sans se le faire céder par un autre. Ici, nous devons nous rendre immobiles et invisibles par égard pour les autres et nous finirons par devenir immobiles et invisibles par rapport ä nous-mémes. Ici, tout a été empoisonné par l'äme de plusieurs autres. Ici, pour ne pas manger de ce qui a été empoisonné, il faut créer á mesure ce qu'on mange. L'air et l'eau, ce qu'on appelle le reel, le vrai, sont viciés, sont pleins de fumée d'automobiles et de cigarettes, de jus de baignoires et de chaises percées. II reste le faux : regarder un chou et s'imaginer que lorsqu'il sera můr chacune de ses feuilles s'arrachera toute seule et se mettra á voler, á chanter, ä étre un chardonneret. — Rentre chez toi, soeur filandiěre. II faudra que nous nous levions tôt demain. — Pour quoi? — Pour que nous nous rendions ensemble ä ľécole. 112 48 L'un des murs de la chambre abandonnée par Ina est une sorte de mosaique dont le motif, une reine-marguerite, est constitué ďazulejos. U faut voir cette mosaique pour y croire. Elle est constellée de cabochons rouges et verts gros comme le poing. Quand la fenétre est ouverte, eile relance la lumiěre par faisceaux plus éblouissants que le globe méme du soleil. Cest ainsi. II faut voir les choses comme elles sont. Nous entrons, ouvrons la fenétre et passons des heures á ne rien faire que contempler la reine-marguerite. — Est-ce lna elle-méme qui a fait cela? — Je pense que oui. Je ne sais trop. En tout cas, c'est un étre humain qui ľa fait. D'ailleurs, comme tous les étres humains se ressemblent, le fait que Ina l'ait fait n'aurait rien de surprenant ou ďintéressant. Soudain, je decide que nos stations devant cette fleur sont ridicules et ont suffisamment dure. J'en ai assez du charme tout-puissant que ce pan de beauté exerce sur moi, de cela qu'il me fait qui est aussi néfaste qu'irrésistible, qui rend encore plus trouble le trouble de mon äme et encore plus immense son immense vide. J'en ai assez de me laisser prendre par la fascination comme une alouette, un papillon. Et en cela la seule facon de vaincre est de détruire. Détruisons. Asie Azothe m'aide, par fidélité, bouleversée, reniŕlant, craignant toutes sortes de maléfices. Chaque carreau de faience, qu'il soit petit comme rien ou grand comme tout, est cassé ä grands coups de marteau, et chacune travaille avec un marteau ä chaque main. II faudra que nous en flan-quions en diable, des coups de marteau, avant que tout ce pan de beauté gise en miettes au pied du fantome de lui-méme! Pour atteindre les regions les plus élevées, nous utilisons des 113 hélicoptěres. Les cabochons sont si fermes, si durs, que les marteaux en rebondissent, sans laisser de traces, comme des balles de tennis. N'ayant pas cessé de trembler, Asie Azothe me supplie ďépargner ces rubis et ces opales gros et ronds comme des balles de tennis. Je lui reponds que non, qu'il ne faut pas avoir peur de morceaux de pierre. 49 Pendant que debout devant l'ardoise la maitresse explique comment il faut s'y prendre pour étre pris pour Rembrandt, je regarde passionnément Asie Azothe, qui me regarde réveu-sement. La maitresse sent qu'il y en a qui ne ľécoutent pas comme si eile était Jésus-Christ. — Soyez attentifs comme des fous. Car ceux qui ne le seront pas ne sauront pas dessiner quand ils seront vieux. Quand ils auront de la barbe jusqu'aux pieds, ils ne sauront pas éton-ner leurs contemporains en reproduisant avec soin avec un crayon les oeuvres de la nature. Ils ne sauront pas imiter. Ils seront steriles et improductifs. lis ne meriteront de la postérité que mépris et oubli. Nous nous regardons, singeant tour ä tour les attitudes des personnages des illustrations du manuel de lecture. Je suis la Vierge Marie á tete de côté, yeux clos comme des huitres et ä mains jointes sous le nez comme avec de la mélasse. Elle est drôle dans le role du petit garcon fumant en cachette la pipe de son papa. J'imite le vent en forme de visage rond, joufflu et méchant dont le souffle en forme de faisceau de grandes lignes noires arrache les feuilles vertes des arbres bruns. Je lui lance une boulette de papier ou je lui demande comment son batracien va. Pendant la recreation, nous avons attrapé deux grenouilles qui, chacune attachée par une patte ä un de nos lacets, sont suspendues comme des jeannettes 114 á nos cous. Encore froides, elles gigotent, á ľinsu de tous, sur nos poitrines encore tout en sueur de la violence de nos jeux. Hélas! lancé trop fort, mon espěce de télégramme tombe sur la tablette du petit jésus de platte. Pour le récupérer, Asie Azothe devra se lever, courir jusqu'á ľencoignure et faire lá un bond d'une couple de pieds. Bras tendu, eile saute. Catastrophe! Frappé,Notre-Seigneur Jésus-Christ chancelle, penche, quitte son juchoir, s'écrase avec fracas. Ses bras ouverts sont rompus. Détachée, sa téte roule dans ľailée. La craie de la maitresse s'immobilise, sa téte vire de bord. Les dégäts sacrileges font tomber de la bouche de la grosse valétudinaire une avalanche de menaces de vengeance divine. Debout, regardee par tout le monde, la coupable n'a pas été dure á trouver. — A genoux, petite simoniaque! Et les bras en croix! Asie Azothe s'est fait haranguer avec tant de mépris, de vehemence et de solennité que, ouvrant grand la bouche et plissant les paupiěres, eile se met á pleurer. Je ne veux pas qu'elle larmoie; mon regard severe le lui dit. Je sens sa gre-nouille se débattre^ sur sa peau. Nargue-la, fille! Ne te laisse pas abattre! Écarte ďun haussement ďépaules toutes les stupidités qu'elle ťa dites! Net'occupe pas d'elle! Reste en compagnie de moi et des grenouilles! Mon vigoureux appel oculaire á la dignité ne donne rien. Elle sanglote avec une ardeur redoublée. Je regarde couler ces larmes qu'elle leur donne, et ma colěre est grande. Je m'associe en pensée á la peine de Asie Azothe. Ses petits bras se sont appesantis, sont devenus lourds comme des poutres, insupportables. Ses genoux bouillent, des milliers de pointes s'y fichent. Une crampe ardente scie sa nuque. Je connais cela par coeur. J'ai déjá, derriěre moi, une longue carriěre de veteran de la station á genoux les bras en croix. On fait passer son poids d'un genou sur l'autre. Je lui lance un clin d'ceil. Elle essuie ses yeux, me sourit et, derriěre son dos, tire la langue á la maitresse. Elle a compris. « nabu-chodonosor 466 », ai-je écrit sur toute ľétendue de la feuille 115 que je lui montre. Elle s'assoit sur ses talons d'un air buté et croise ses bras. Notre amitié monte comme une eau á la surface de la terre. Lorsque nous marchons main dans la main, c'est comme si nous nous enfoncions jusqu'aux genoux, ä chaque pas, dans une sorte d'esprit lourd comme de ľeau. Un jour, notre amitié aura rendu son regard si materiel qu'elle pourra me toucher comme avec ses mains en me regardant. Un jour, si nous avocs le courage et ľorgueil d'attendre, son seul regard pourra, comme le tranchant d'un rasoir, tracer des sillons dans ma chair : les liens cérébraux qui nous unissent seront devenus bois, fer, viscéraux, artériels. Quand, rille, nous parlerons-nous par anastomose? Quand, petit bout de chou, nos sangs seront-ils mélés comme de ľeau avec de ľeau? Sous mes pieds, j'en suis sure, des racines poussent, qui rejoindront bientôt celieš qui, j'en suis sure, poussent sous les tiens, et s'y grefferont. Je suis seule et les pierres sont indissolubles. Je ne serai plus seule; ton äme entrera dans la mienne : une pierre fondra á la chaleur de je ne sais quel soleil et je boirai ä mesure le liquide qui se répandra. Que d'espoir! Que de mots! Dans ľattente de ľarrivée miraculeuse de Asie Azothe, rien ne se passe, rien n'arrive, rien ne tombe par tonnes, rien ne jaillit par milliers. Je demeure couchée dans mon lit, enfer-mée derriěre mes yeux comme un elephant dans un encrier. Je reste imbibée de ma tiédeur. La saveur qu'a ma langue reste acre. J'attends. Mon attente s'intensifie : ma tiédeur s'avive, mon äcreté flamboie. Ma solitude et ma peur se gonflent, englobant toute ma chambre, rongeant les murs et le plafond de leurs acides. N'en pouvant plus, je t'appelle, je crie ton nom. Mon corps et mon äme se tendent vers toi comme la frégate qui vient de déployer ses voiles s'offre au vent. C'est inutile : je reste immobile, acre et tiěde. Une derniěre fois, de toute ma force, je crie. Terrassée par mon cri, je m'écroule au fond de moi-méme. Quand eile est dans la lune, Asie Azothe frotte du bout de Ii6 ľindex ľaréte de son nez. Souvent je me prends en train de frotter du bout de ľindex ľaréte de mon nez comme si c'étaient son doigt et son nez. Combien de fois, á ľécole, m'assoyant sur sa chaise, j'ai eu ľimpression d'avoir sa robe sur le dos, ses cheveux blonds sur la téte et ses pensées dans la téte. De plus en plus fréquemment, j'ai ľimpression d'etre eile, et quand cela se produit, cela me saisit vraiment, vive-ment, comme avec les mächoires ďun chien enragé. Allez-vous-en, si vous n'étes pas contents. 50 Nous nous mettons ďaccord durant la recreation : une fois rentrées en classe, nous échangerons des dessins. Je lui dessine le donjon que j'ai vu á Langeais, en France. Le dessin que je recois d'elle en retour me donne un coup de nostalgie, reveille les projets de voyage oubliés, les complots au sujet du littoral de l'Atlantique dans la chambre de la bonne, les beaux réves ensevelis parce que devenus génants. Le dessin représente des hommes bruns au visage peint dormant presque nus ä méme le sol. Ce sont des Uaikoa-kores. Certains dorment sur une montagne, d'autres sur le bord d'un lac, d'autres sur une autoroute, quelques-uns dans une forét. 51 Inachos n'est pas comme tout le monde : il sait ce qu'il veut. — Un jour, aux jeux Olympiques, je représenterai le Canada. Et le Canada gagnera les trois elephants en or accor- 117 des au pays qui a nourri le plus rapide coureur de fond. Mais, malgré de longs mois d'exercices acharnés et ďune gyranastique ä tout rompre, Asie Azothe et moi courons encore plus vite que lui. C'en est presque ridicule. Des fois, par pitie, pour l'humilier, pour qu'il en démorde, car nous savons que son réve finira par le décevoir aměrement, nous courons avec lui. Nous prenons une telle avance que nous le perdons presque de vue. Cela ne le derange nullement. II continue á claudiquer comme Toulouse Lautrec á son meilleur. Quand il nous voit nous retourner, il agite la main en signe ďamitié. Sa resolution est inébranlable, si passionnée et si totale que ses pensées et ses heures en sont toutes occupées. Aprěs le congédiement de Lange, Van der Laine ľa envoyé á ľécole. II yperdait son temps selon lui. II se moquait de savoir á peine lire et écrire. — Car en quoi les arts et les lettres pourraient-ils étre utiles aux hirondelles, qui semblent n'avoir pas assez de tout le temps pour prendre tout le bonheur qu'elles ont á voler? Car en quoi savoir diviser et multiplier pourrait-il étre utile aux vaches? Je suis comme les vaches et les hirondelles : je suis un coureur de fond! II a fait tant et si bien que Van der Laine a dů le retirer de ľécole. II se lěve en merne temps que le soleil et ne se couche-rait pas s'il pouvait. Le sommeil est une invention qui ne sert qu'ä faire perdre leur temps aux honnétes gens. De petit matin á grande nuit, il court ou se repose ďavoir couru. Les vaches passent leur temps á ruminer et se reposer d'avoir ruminé. Nous avons déterré nos cartes et notre patente royale. La côte droite du continent, nous la longerons! Mais ce sera sans doute sans Inachos. Bien que nous lui ayons reproché avec de belles grandes phrases son manque de fidélité envers ses réves et que nous lui ayons vanté avec intemperance les avantages d'un littoral comme piste d'entrainement, il n'a pas du tout manifeste le fol enthousiasme qui l'animait 1'année derniěre pour ce qui est de voyager. Pourquoi allons-nous á ľécole? Pour nous faire écoeurer. Nous voulons nous 118 en aller : les malles sont pleines, fermées, ficelées, attendent. Qu'attendons-nous? Rien. Pourquoi ne partons-nous pas tout de suite? Pour rien. Qu'est-ce qui nous attache ici? Rien. Qu'ils s'en aillent, ceux qui ne sont pas contents! 52 A bien y penser, il n'y a qu'une alternative : rester ici, ä sedier, ou partir, s'ouvrir toutes les portes, s'orFrir á tous les hasards. En d'autres mots, nous n'avons pas le choix. Nous regardons les gaurs brouter. Aprěs avoir regardé réveusement Inachos, aprěs hesitations, aprěs reticences, Asie Azothe a pris le parti de Inachos. Elle ne voit plus trěs bien pourquoi nous partirions. — Les gaurs ont été créés pour que nous les regardions brouter et nous avons été créés pour partir. Debout, nous regardons la riviere Ouareau couler. Nous ne sommes pas allées voir d'ou eile vient. — II y a peut-étre des rivieres qui restent enfermées dans leurs montagnes. Qu'elles doivent souffrir! II n'y a pas en Asie Azothe, comme en moi, des roues qui tournent dans le vide et qui sont faites pour s'engrener au sol des sentiers non battus. Qu'elles me font souffrir ces helices que j'ai qui ne font pas avancer de bateaux! Je suis une locomotive enterrée vivante, un aeroplane en cage. Asie Azothe n'a ni roues ni helices, n'a rien douloureusement. Elle a des pieds, mais surtout : un derriěre, pour s'asseoir. — Assoyons-nous. Déchaussons-nous et mettons nos pieds dans l'eau. Nous sommes toujours assises. Quoi que nous fassions, nous finissons toujours par nous asseoir. Je suis mal ici. J'étouffe ici. 119 — Ne sois pas triste, I(ode. II est si facile, quand on veut, de ne pas étre triste, d'etre satisfait, ďobéir au destin. Elle prend ma main : eile ne sent pas douloureusement que ce geste est inutile, qu'il ne nous avance pas. Ses doigts pénětrent jusqu'au bout entre les miens. Elle élěve dans ľair, jusqu'ä ce qu'elles semblent y étre seules avec le soleil, nos mains ainsi liées. J'aime Asie Azothe. Qu'est-ce? Souvent je la hais comme j'ai hai la reine-marguerite de Ina. Elle me trouble : c'est mal. Que font les autres des personnes qu'ils aiment? Une pomme : on la mange. De ľeau : je nage. Une montagne s'escalade. Un livre : on le lit. Que fait-on d'une personne qu'on aime? Une personne qu'on aime, n'est-ce pas parfaitement inutile, n'est-ce pas bétement que trou-blant? Aimer quelqu'un, c'est étre plante lá ä ne den faire. Si Asie Azothe mourait, je ne resterais pas plantée lá. Tue-la! 53 J'ai vu en řeve Asie Azothe morte. De l'or noir avait coulé de ses yeux et s'était cristallisé, en trainees de larmes, comme une coulée de résine de pin. Minuit sonne dans les corridors. Je sors, traverse en cou-rant le chemin plein jusqu'au ciel de clair de lune. Je lance un enorme caillou dans la fenétre ouverte de Asie Azothe. J'ai l'oeufrier au bout d'un bras, l'oeufrier que, comme moi et les gaurs, eile a pris l'habitude de prendre pour un candé-labre. Mon autre main ne porte rien : eile est libre, comme on dit. Elle apparait dans le chassis. Les mains pleines de téněbres, eile se frotte les yeux. — Allons dormir pármi les gaurs! — O. K.! Chaque sortie nocturne lui vaut une fessée qui, si eile était donnée á la terre, ľaplatirait ailleurs qu'aux pôles. Les coups ne dérangent pas beaucoup Asie Azothe. 120 — Qu'est une correction á côté d'une amitié? Elle sort en courant. Elle apporte son cartable. — Cela m'évitera de passer par ici demain matin. Une correction contremandée est une correction contremandée. Nous cachons le cartable dans les roseaux. Nous traversons le chenal ä la nage, nos vétements sur la tete. Je grimpe dans le poirier qui grandit d'un pied chaque jour, pour attacher l'oeufrier au bout de la plus basse branche. Debout, les gaurs dorment. Celui qui monte la garde, lan-cant la tete en arriěre, beugle. II reveille les autres pour leur dire que nous sommes lá. Entrant d'un pas lourd dans les restes du chateau, ils viennent se ranger en silence autour de nous et se rendorment. Nous sommes couchées á méme le sol, comme des Uaikoa-kores. Sonnant jusqu'ici, les cloches du village nous servent d'alarm-clock. Nous retrouvons le cartable : il est couvert de rosée. Elle l'essuie. Elle me prend la main. Elle aime cela. Elle aimerait avoir un petit frěre ou une petite sceur qu'elle pourrait tenir par la main sur le chemin de ľécole. Nous arrivons en classe les yeux pleins de cette cire dont la fraiche scelle les paupiěres. II y a des moineaux plein les fenétres. Les oiseauxsont dehors et ils plongent, vers le bas, vers le haut, en tous sens. Nous sommes á ľintérieur et nous sommes assises. Nous avons lu ľadresse de Lange sur une lettre qu'il a envoyée á Van der Laine. La nuit prochaine, ä ľinsu de Van der Laine, nous irons le voir. Inachos nous accompagnera. Laisse-moi tran-quille! 54 Nous traversons le premier pont en deux enjambées. C'est un pont en forme de grange, un pont qui possěde un toit, qui 121 est armé ďune sorte de parapluie. Le tenant par la main, nous initions Inachos aux mystěres des téněbres. Celles-ci sont phosphorescentes et nous sommes étranglés de plaisir. Le deuxiěme pont n'en finit plus, dure des heures. II a des garde-fous de briques bleues : un double bastingage formant un canal qu'éclairent des boules de lumiěre blanche juchées sur de hautes colonnes corinthiennes qui donnent á la nuit l'as-pect ďune cathédrale. L'eau noire, dessous, ne bouge pas : eile est si loin que nous n'entendons pas entrer dedans les cailloux que nous lancons. Notre itinéraire n'est pas compliqué comme du Hegel. Le deuxiěme pont débouche sur la rue Notre-Dame, et c'est la rue de Lange. Nous n'avons qu'á la suivre jusqu'au numero indiqué par ľadresse. — L'appartement 408, s'il vous plait. Le commandant de l'ascenseur, un cul-de-jatte, dort, ronflant comme un cochon. (On ronfle comme on peut.) Ses mains sont jointes sur son ventre en forme de montgolfiere. Nous le tirons par I'oreille, lui flanquons des coups de pied, le bousculons en tous sens, faisons tout. Pas moyen de susciter une reaction. S'il ne ronflaitpas nous pourrions faci-lement croire qu'il est mort. — L'appartement 408, hostie de calice! L'ascenseur monte, á une vitesse incroyable. Nos ventres se creusent et nos oreilles bourdonnent. L'ascenseur se cas-sera-t-il, tombera-t-il dans le vide? Nous frappons poliment á la porte. Rien. Coups de pied et coups de poing volent. Rien encore. Mais rien ne nous arrétera. Maintenant que nous sommes arrives, nous entre-rons, dussions-nous prendre la porte d'assaut. Pendant que, ayant porte tous les coups que nous pouvions porter ďaffilée, nous reprenons nos souffles, Asie Azothe appuie son oreille contre le centre de la porte. — On bouge! diagnostique-t-elle. Une voix de haute-contre nous demande qui nous sommes. C'est sa voix! C'est Lange! 122 — Nous sommes de joyeux troubadours! Nous trépignons. Nous sautons á pieds joints. II abuse de notre patience. Quel temps il met á nous ouvrir! Derriěre la porte, il y a de Faction, de la häte, du remue-ménage. Nous ne voyons pas cela, mais pous pouvons facilement nous lereprésenterďaprěs ce que nous entendons. Un silence relatif s'établit. Le pene claque, puis une targette. La porte grince. — Mes chers enfants, vous commettez un impair! II a le verbe déclamatoire. II est en maillot de bain. II a l'air furieux et ridicule. II nous étreint ďun geste bref, tous les trois ä la fois. Puis il frictionne briěvement mes cheveux, puis ceux de Inachos, puis ceux de Asie Azothe. II fait sombre et tout est sens dessous dessous. De petits et de gros animaux de cristal pendillent depuis le plafond éteint. lis attirent notre attention et la retiennent. — Votre presence ici sera funeste ä tous! II a le verbe de plus en plus ronflant. Asie Azothe n'en est pas inquiěte outre mesure. Elle bondit ďun recoin á l'autre. Elle plonge sous une commode. Elle disparait en rampant sous chaque meuble. Elle fonce derriěre les portes en criant coucou. L'allure de ses ébats manifeste une autorite qui ne lui est pas habituelle, qui nous prend tous au dépourvu et qui frôle ľoutrecuidance. Elle est partie en chasse de qui est cache. Quelqu'un se cache : eile en est convaincue. Elle le trouvera : eile ľa decide. — Mais! mais! on n'y voit goutte. Fiat lux! Et eile se lance sur les commutateurs. L'un apres l'autre, les quatre murs carrés s'allument. La lumiěre vient de ľinté-rieur des murs. Ils sont en verre épais peint de couleurs éblouissantes, chacun, de toute sa surface, representant une carte ä jouer. Fascinée, faisant le tour plusieurs fois, je cours du huit de carreau au roi de trěfle en passant par la dame de * pique et le valet de coeur. Une carte á jouer est si belle quand eile est grande et lumineuse comme cela! J'aimerais entrer dans le huit de carreau. Le rouge éclatant des losanges éclabousse, barbouille mon visage. 123 Inachos s'est assis sur la premiere chaise qu'il a vue. Sage-ment, il feuillette un magazine. Dans les autres pieces, sous v le regard alarmé de notre hôte, escogriífe autant qu'elle peut, Asie Azothe poursuit ses recherches. — Quelqu'un se cache-t-il sous le lit ou sous le plancher? Se cache-t-on dans ľhorloge ou dans lasalle de bains? Quelqu'un se cache : je le sais! je le sais! L'appartement contient une forte odeur de vin répandu et de cigarettes fumées. Asie Azothe continue ďouvrir tout ce qui s'ouvre. Coucou! D'une penderie, un corps apparem-ment sans vie tombe. La téte est enveloppée ďun sparadrap crasseux et imbibé de sang. Le peignoir, qui s'est ouvert, découvre un corset de fer. Ina! Lange travaille á la rani-mer. Elle est de retour au Canada depuis un mois. Ouvrant les yeux, eile ordonne á Lange de cesser de la tripoter. — Loin de moi, porc entre deux femmes, verrat entre deux vins, cochon entre deux cigarettes! Elle nous regarde comme je ne l'ai jamais vue nous regar-der. Elle nous implore des yeux. — Venez vous agenouiller pres de moi, mes enfants. Venez me veiller. Venez escorter pour la traversée de ces heures oü le dégoůt ľassiege la femme aux hanches brisécs et á la téte entierement émiettée. J'ai tellement marché, pédalé et fait d'auto-stop que tout á coup ľouest est devenu l'est et l'est ľouest. Quand je me suis apercue que j'avais épuisé toutl'ouest qui se trouvait du côté ouestau moment de mon depart, le jour se levait. C'était l'aurore : tout était encore á recommencer. C'était l'aurore et j'étais debout sur le quai ďoú j'étais partie pour ne pas revenir. Je n'avais plus le choix. Une automobile s'avancait á vive allure. Je me suis jetée dessus. Malheureu-sement, eile ne m'a pas tuée. — Suffit! crie Lange. Votre pere doit étre mort ďinquié-tude. Je vous appelle un taxi. II est trois heures du matin, vous savez. Trois heures du matin! — De grace, n'en jetez plus! lui dis-je. Pas de taxi, merci! 124 — Charmant accueil! lui dis-je encore. Nous reviendrons souvent! Je rassemble les autres et, sans plus tarder, nous nous en retournons comme nous sommes venus : gaiement et pédes-trement. La fatigue physique porte á rire. Nous marchons dans les avant-premiěres lueurs du jour. Marcher, vivre, pendant que les autres dorment: voilá pour-quoi nous avons rendu visíte á Lange. Nous comptions aussi lui faire plaisir, mais cela n'a pas d'importance. Je leur parle du littoral. — Nous marcherons sans arret. Nos pieds s'émousseront. Nos jambes s'useront jusqu'aux genoux. Les autres resteront loin derriěre. La Milliarde tournera dans sa cage, loin derriěre, toujours plus loin. Pendant que Inachos continue seul vers le steamer, nous piquons á travers champ vers notre alma mater. Les clotures de barbelés grincent quand je les escalade. II fait absolu-ment silence : quand je ne fais pas grincer une cloture, nous n'entendons rien. Les oiseaux ne sont pas encore reveilles. Le soleil n'est pas encore levé mais il ne fait plus nuit. Cependant, seul le ciel est éclairé : la surface de la terre reste noire, les arbres portent encore leur manteau de téněbres. Chaque fois que nous levons la téte, une cloture se dresse ; il faut que nous nous arrétions de courir. Si nous portions une armure, nous foncerions sur les barbelés á toute vapeur,, et ils se rompraient. Nous avons tellement sommeil que nous nous sentons comme anesthesias. A un moment donne, je tourne la téte. Asie Azothe, qui n'escalade pas les clotures mais se glisse dessous, s'est affaissée sous une et s'est endor-mie. Je la secoue un peu, sans insister, puis m'étends pres d'elle. Le soleil se lěve et entre dans mes yeux, mon nez, tout mon visage. Nous sommes couches de conserve sur un tapis persan que des moutons et des vaches nous ont brouté. Je me sens devenir lourde, si lourde que le sol ne peut plus me main-tenir á sa surface, qu'il cede, que je m'enfonce, que je coule. Un tracteur trainant une moissonneuse-batteuse nous 125 reveille. Nous nous remettons á courir. Le fermier nous abreuve d'injures : nous ruinons sa récolte. Oú qu'on se trouve, on peut toujours trouver quelqu'un par qui se faire hair. Les teres de ľavoine dans laquelle nous courons pleuvent sur nos jambes. Nos tétes filent comme des bolides dans le ciel. Nous buvons á méme le soleil, qui semble tourner comme une roue, dans un ciel oú nous sommes seules aveclui.Nous nous retournons pour regarder notre trouée. Ľavoine versée rebon-dit, tige par tige. Le grain fouette nos jambes comme des grélons, comme avec des colliers de perles. Nos robes ruis-sellent de clochettes, secouent des tambourins, déclenchent des crécelles. Nous foncons dans des masses de grelots. Des vagues ďépis enormes déferlentsur nous. Nous sonnons, caril-lonnons. Criant, nous faisons partir comme coups de fusil les gros oiseaux noirs caches sous la terre : il en sort de partout, ilennait sous nos pas,c'est ce que nos pieds lancent, c'est ce que le soleil cherche entre les tiges fournies et qu'il cueille. Leurs ailes claquent comme des drapeaux ä nos oreilles, bruissent comme des feuilles au loin. Arriverons-nous á ľécole avant midi ou aprěs? Nous y arrivons aprěs le chapelet. Nous sommes contentes d'etre en retard. Nous n'ouvrons pas la porte de la classe. Nous sentant aussi puissantes qu'un troupeau ďéléphants, nous l'enfoncons. lis nous regardent, erírayés. Nos robes dégouttent d'avoine. Nous sommes survoltées, sursaturées. Nous avons les nerfs par-dessus la peau. Nous venons de loin. 55 - La piste d'entrainement forme tranchée autour du steamer. Quand il a plu, de la boue s'y forme dans laquelle des crapauds se créent et des vers roses nagent. Nous allons trouver Inachos, qui s'entraine. Nous sautons dans la piste. Elle est trop étroite : nous ne pouvons y courir 126 deux de front. Nous formons une sorte de train : je suis Inachos et Asie Azothe me suit. La piste est devenue ä ce point profonde que nous y courons á moitié dans la terre et á moitié dans ľair. Maintenant, Inachos court bien plus vite que nous. Nous avons toutes les peines du monde á le suivre. Les sports, comme les fessées, endurcissent. Plus nous serons durs, mieux ce sera. Sur le littoral, des milliers ďinsectes nous piqueront; mais nous serons si durs que cela ne nous aífectera pas. Je talonne dimcilement Inachos et Asie Azothe, plus diffi-cilement encore, me talonne. Nous crachons une salive de plus en plus épaisse, ŕilante et chaude. Des boutons de sueur gros-sissent sur nos fronts : ils se rompent et coulent en chatouil-lant sur les versants de nos nez. Pourquoi marcher quand on peut courir? Nous faisant accroire que nous sommes des chevaux qui ont pris le mors aux dents, courons! Quand on marche tout s'étire et tout s'allonge: ľagonie s'éternise. Quand on court, les arbres prennent peur et fuient, ciel et terre se débattent et sautent comme le coeur se débat et les pieds sautent. A courir, ľépuisement est vite atteint : on tombe tôt. A marcher, on fond, goutte ä goutte, comme une chan-delle. J'en ai assez ďattendre : je cours, je fends la foule, fends les rangs de ma'is et ďoignons, les frontiěres, ľhorizon, le vent, la pluie. Ce que je pénětre ne me pénětre pas. Ce qu'on fend est brisé, vaincu. Je fends la vie. Derriěre moi, Asie Azothe, soufflant comme une locomotive de plus en plus grosse, crie. Elle n'en peut plus! Attends-moi! Elle se pend á ma robe et m'entraine dans sa chute. Nous nous hissons hors de la piste. Nous restons couchées dans l'herbe, faces au soleil comme les fleurs. Nous sommes comblées, tout á fait contentes de pouvoir rester ainsi immobiles et reprendre, comme dans un vertige, nos souffles et nos forces. Notre sueur sěche, glacant nos fronts. Mon äme court encore, de moins en moins vite, comme l'automobile jouit aprěs la poussée qu'on lui a donnée. Se retournant soudain, Asie Azothe s'étend de tout son long sur moi et laisse comme une pierre sa téte tomber sur mon visage. 127 Van der Laine arrive, faisant autoritairement tinter son triangle. Dans tout orchestre digne de ce nom, il y a un musi-cien qui joue du triangle; c'est une de ces choses qu'il faut savoir pour ne pas étre pris pour un niais en société. — Venez souper! crie Van der Laine. La soupe est préte! Si vous ne connaissez pas encore ľhistoire de la cantatrice chauve, demandez ä Eugene Ionesco de vous la raconter. Cela ľobligera; j'en suis persuadée. D'ailleurs, comme dirait Marcel Proust, « cette Courvoisier avait avalé presque tous -- les lundis des eclairs charges de creme á quelques pas de la comtesse G..., mais sans résultat». Et si vous ne comprenez pas ce que cela veut dire, vous étes bétes comme vos pieds. — Vite, les enfants! Venez! La soupe va refroidir! Nous nous postons autour de la table. La soupe est rouge et la table a des pattes de Hon. Le couvert n'a été mis que pour trois personnes. — Asie Azothe ira souper chez eile! lance fiěrement Van der Laine. — Asie Azothe soupera ici! II n'y a qu'á affirmer aussi sůrement que lui le contraire de ce qu'il a affirmé pour le remettre ä sa place. Asie Azothe aime mieux manger ici. Au manoir, depuis qu'elle m'aime, ils ne cessent de lui faire des reproches et de la battre. Elle soupera entre Inachos et moi. Pour cueillir dans le vais-v selier une tasse, un bol, une soucoupe et une assiette pour eile, je dois montér sur une chaise. Je depose, tout de travers, tout ce qu'il lui faut d'outils sous son nez, et lui dis de se J™, servir elle-méme. Self-service! Elle ne serait pas mieux recue aux États-Unis! Pour porter la cuiller pleine jusqu'au bord de la soupiere á son bol, eile sort sa langue. Voyant qu'elle a les mains sales, eile les frotte comme il faut sur sa robe. Sen-tant qu'elle a le nez plein de cochonnerie, eile renifle comme une gifle. Elle est en train de devenir une salope comme moi. II fait trop beau dehors. Nous ne restons pas longtemps attables. — Allons manger dehors! Venez! 128 Ayant laissé Van der Laine seul, nous voilá, assiette sur les cuisses, pieds enfoncés dans la haie de lilas, assis sur le garde-fou de la poupe, la poupe (inutile de le dire) de « Mange-de-la-merde ». Nous ne sommes pas les seuls ä manger : mange aussi un bourdon, debout sur une des derniěres grappes de fleurs encore vivanies des lilas. Un petit vent qui dit que ľeau n'est pas encore assez chaude pour se baigner, de temps en temps, saisit nos visages. II n'y a rien de plus beau qu'un bourdon! C'est si gros et si jaune et noir! Je ne préte qu'une attention distraite á ce que Asie Azothe et Inachos se disent. — Quand papa mourra,le steamer sera á nous. Tu pourras venir y vivre jour et nuit, si tu veux. Nous t'adopterons. — Nous élěverons un mur autour du steamer, si haut que faute de pouvoir voler si haut les oiseaux devront le contoumer, si haut que de ľintérieur nous ne pourrons voir le soleil qu'á midi. Personne ne pourra venir nous embéter. — Nous percerons trois trous dans le mur, par lesquels nous ferons feu quand nous serons attaqués. 56 Gloire á la vieille baille aux cerceaux rouillés! Elle est pleine jusqu'aux bords ďune pluie dont la surface est un miroir. D'abord, je cueille du bout des lěvres, sans rien troubler, les gouttes de pluie entassées. Je me vois, dans ľeau tiěde que j'aspire, l'aspirer; et c'est comme si je ľaspi-rais de ľintérieur de mon visage. Puis j'en ai assez de me priver; j'ouvre grand la bouche et plonge toute ma tete. C'est trop bon : j'avale avec volupté, comme des morceaux de sucre, les mouches et les papillons noyés. Survenant hypo-critement par-derriěre, Asie Azothe me saisit á la gorge et cherche de toute sa force ä tenir ma tete immergée. Je perds momentanément mes forces, puis me redresse et me retourne. 129 Elle porte sa robe des dimanches. Je prends une pleine brassée de ľeau de pluie et la lui lance. Elle fait de méme. A la fin, ce sont des riviěres entiěres que nous prenons dans nos bras et nous lancons ä la figure. Nous coupant le souffle chaque fois, les masses d'eau éclatent comme feux d'artifice sur nos visages. Soudain, Asie Azothe crie et se sauve. Je cours aprěs eile. Je la rejoins et la projette violemment sur le sol. Nous nous battons comme des ballons. Je la mords et la griffe au sang pour qu'elle me morde et me griffe au sang. Trop petite téte, eile ne comprend pas. Voyant que je lui fais mal expres, eile se met ä pleurer. La bataille est finie. Toute chose finit par finir. Jusqu'ä quelle heure, sainte lode, devrai-je attendre pour trouver autre chose ďintéressant á faire? Sainte lode est ma patronne. Elle n'est pas morte vierge et martyre, mais crottée et vampire. Nous étions : c'est fini; maintenant: nous sommes. Nous sommes tout le temps; mais nous ne sommes pas longtemps. Nous ne sommes que le temps de le dire; on dit : « Je suis » et déjá ce qu'on a été qui a dit : « Je suis » n'est plus. Pensez-y. L'école est finie. Nous sommes en plein juiilet et aoůt. La maitresse, dont c'était la derniěre année ďenseignement, a áistribué des chapelets et des contes de fees puis a dit que ceux qui voulaient partir pouvaient. Tout était enfin fini : le toit en accent circonflexe de l'école a semblé se fendre en deux, ses deux pentes ont semblé s'écarter et se soulever, toute ľécole a semblé s'ouvrir comme une bolte. Aussitôt, Asie Azothe et moi, nous sommes, comme des fusées, lancées hors de ľécole. Les autres sont restés, pour embrasser la maitresse qui avait la larme á ľoeil, pour se presser autour ďelle et la consoler. Nous avons été les premieres dehors, les premieres dans ľété. La cour de recreation était si silen-cieuse que nous entendions chanter le seul oiseau qui chan-tait dans le bosquet comme si nous avions été seules avec lui dans une chambre. L'air de la grande cour vide, si libre et si léger, nous incitait á courir plus vite. Les touífes de chiendent qui avaient résisté aux pas des promenades, 130 allées, venues et courses étaient plus rares sur la terre brune du pare muet et desert que les bateaux sur la surface de toute une mer. Qu'il faisait chaud! II fallait qu'il fasse chaud pour qu'un seul des millions d'oiseaux du bosquet chante! — Sans coeur! nous a crie la maitresse, nous voyant sauter par la fenétre. Nous irons jusqu'aux sources de la Ouareau, á pied, pour rien. Pourquoi ne sommes-nous pas déjä en marche, rien dans les mains, sans coeur et sans reproche? 57 Asie Azothe arrive en courant et me dit qu'ils veulent l'en-voyer dans un camp de vacances. N'y va pas! Un baton á la main, nous partirons. II fait si beau! On se sent si triste quand il fait si beau et qu'on est seul! Nous porterons une cape noire doubiée de soie, attachée au cou par une améthyste: le vent la gonflera comme une voile. La voix en moi me crie : «Tu tardes! » Elle pleure mais eile n'ose pas se révolter vraiment. Elle essaie de me faire croire qu'il n'y a rien á faire. — Les malles sont bouclées! Tout est pret! Elle passera ľété dans un camp de vacances et la Ouareau continuera d'avoir des sources pour rien, pour les autres, pour les loutres et les castors, en pure perte. 58 York a vendu les gaurs á un boucher. Passant sous la fenétre pour aller s'embarquer sur le chaland pour traverser 131 le chenal, le grand camion-remorque rouge nous reveille. Parce que c'était sa derniěre nuit avant son depart, Asie Azothe, tout le monde s'étant endormi, a deserte le manoir et est venue dormir avec moi. Elle a ouvert si doucement la porte de ma chambre et eile s'est glissée si doucement sous les couvertures que je ne me suis apercue de rien. J'ai senti comme en réve que quelqu'un me prenait dans ses bras. Quand j'ai ouvert les yeux et que je l'ai vue j'ai fait un saut de terreur. Jetant en arriěre la téte, eile a ouvert la bouche et ri sans émettre un son. En culotte, encore ä moitié pleines de sommeilj nous nous jetons dans le chenal et, en quelques brasses, rejoignons le chaland, auquel nous nous accrochons. Comme, tout le monde ä bord riant de nous, nous nous lais-sons trainer par le bateau, je pense au réve bizarre dont je viens d'etre tirée et qui garde mon cerveau engourdi. J'embrassais Asie Azothe baveusement et nous portions chacune deux ailes et une couronne ďépines. C'était fortement mais immatériellement érotique. Oú peut mener ľamitié! Tout de méme! — Oú allez-vous les mener? — A 1'abattoir! Bande de läches! Écoeurants! Que nous jouirons si l'un d'eux recoit en plein ventre une bonne made! Pleines d'es-poir, le coeur dans ľeau, nous nous assoyons dans la rosée et attendons. Les pauvres gaurs! lis les aiguillonnent, leur lancent des mottes de terre, les rouent de coups de perche. Le plus violemment possible, ils les guident jusqu'entre les garde-fous de la passereile d'oü, les premiers bousculés par les autres, ils ne peuvent plus que montér dans la remorque. Asie Azothe essuie d'une main une larme, puis de ľautre une autre, puis de ses deux poings eile en frotte treize ä la douzaine. Les vachers se moquent de nous, ils rient en se tenant les côtes des sanglots de Asie Azothe et des injures que j'ai commence á leur lancer. Notre vulnérabilité les excite á une plus grande brutalite. Ils sont touš embarqués, sauf Häthor. Ils courent touš les six aprěs lui, se lancent tous 132 les six contre lui. Ils réussissent á ľattraper au lasso. Les uns tirent en s'arc-boutant sur le lasso, les autres dardent et fouettent son ventre. Háthor ne répond plus ä leurs cris et ne bouge plus. II reste muet et immobile comme une montagne. II a tellement couru, rué, piaffé, bataillé, que son mufle sue du sang et que son pelage noir mousse. Les pattes écartées, les yeux sortis de la téte, le cou incline, il a l'air de dire qu'il s'est ancré lá et ne bougera pas de lá. Fouets, chaines, perches et piques n'ayant rien donne, ils tirent tous les six sur le lasso. Rien á faire. Les regardant de travers, pendant que nous serrons avec tout ľamour les poings, Häthor ne bronche pas. Qu'il est fort! J'en ai des frissons. Mais les vachers ne sont pas á court de ressources. — Une petite injection de morphine le rendra docile comme une jeune mariée. Ils ont bien trop peur de lui! Ils sont bien trop läches pour aller le piquer sur place. Ils sortent une sorte de fusil qui au lieu de lancer des balles lance des seringues. Le coup part, Asie Azothe crie, l'ampoule se plante dans le flanc de Häthor qui s'affaisse presque aussitôt. Que nous avons häte de pouvoir tirer vengeance de tout cela! 59 York a acheté trente autres taureaux. Ils sont tous noir et blane. Ils ne me disent rien. Pour moi ces bétes á comes sont des absences á comes. J'ai circulé parmi eux, indirTérente et dégoůtée. Ils me dépaysent, m'alienent toute Pile. Je n'appar-tiens plus au pacage. Les gaurs, en le quittant, ľont vidé, comme en la buvant on vide une bouteille, comme, en quittant le manoir, Asie Azothe ľa vidé. (Elle est partie depuis deux jours : eile m'écrira). II y avait les gaurs : e'est fini; ,133 une partie du monde a perdu toute sa saveur. Aprěs la mort de Inachos, la partie de ma vie qu'il occupe sera morte. Aprěs la mort de Lange, de Van der Laine, de Ina, de Inachos, de Faire Faire (que j'ai revue avant-hier) et de Asie Azothe, ä combien de parties de ma vie restera-t-il du sue? Combien d'aeres de terre riches restera-t-il quand ils seront partis? Les autres étres humains, les étrangers, ont-ils un sens? Je répugne á connaitre d'autres personnes que celieš que je connais déjä. Ces trente taureaux du Yorkshire ne pourront jamais remplacer en moi les vingt gaurs. Malgré leur absence, la place des gaurs en moi est encore pleine, oceupée, et le restera toujours. On dit: & On n'a qu'une mere.» On pourrait dire aussi : « On n'a qu'une fois vingt gaurs!» Tous les autres gaurs que j'aurai seront archi-insignifiants. 60 Allons nous baigner au quai, lode chérie! Marchant, je pense ä Asie Azothe, et « aile de moulin» devient «. eile de moulin», « ciel» devient «si eile». Inachos n'a pas voulu venir avec moi. Je vais, seule. « Quai», dans mon imagination, est devenu « ké ». Toux Mt ans faons du vie ľäge con súr le ké en mail oh de bien. Je suis seule avec une cruche. Ils sont une myriade ä plonger, émerger, se bousculer sur ľéchelle, courir sur le béton en feu en évitant les tessons, faire les fous. Ils font du tapage et je suis dans ce tapage comme le poussin dans l'oeuf. Je plonge et je reste sous ľeau jusqu'á ce que ma cruche soit pleine. II y en a qui me regardent faire : ils aimeraient que je me noie. II n'y a den de plus interessant qu'une noyade. II y en a qui ne se baignent pas : ils restent assis sur le bord du ké, attentifs, le coeur battant, attendant qu'il y en ait qui se noient. Je ne réponds pas á leurs signes ďamitié. Je vide 134 ma cruche. Glouglou glouglou glouglou! Et je replonge, retiens mon souffle jusqu'á ce que ma cruche soit pleine, emerge, monte sur le ké, vide encore ma cruche, plonge encore. Je ne m'occupe pas ďeux. Je transforme, je reforme, tous les mots qui me viennent ä l'esprit. Je suis seule et veux l'etre davantage.« Feu »se change en«Pheu », ville de Chine. « Eau »se change en«oh».«Fleuve »se change en«F. Leuve», chirurgien-dentiste. Un grand bateau blanc passe. Pour ne pas sentir que je vois la méme chose qu'eux, j'écris dans ma téte «Un grand sabot blanc passe». Je sens qu'il faut que je veuille ma solitude, qu'il faut que je ľétreigne comme si je l'avais longtemps convoitée et qu'elle venait de m'étre donnée. II commence á faire noir. II y a de moins en moins de monde sur le ké. Je me suis baignée trop longtemps : mes tempes commencent ä élancer, mes oreilles á bourdonner. Je continue d'emplir et de vider ma cruche : il faut étre plus endurant que ses tempes et ses oreilles. Demain, j'apporterai une cruche plus grande. A la fin de ľété, je pourrai demeurer des heures ďaffilée au fond de l'eau. — Oü est Asie Azothe? Je ne réponds pas. Je fais comme si je ne les entendais pas. M'en retournant au steamer par ľancien lé, je parle á tue-téte. Afin que ceux qui m'entendent ne me comprennent pas, je lance de toute ma force des phrases sans sens. — Qu'il est mignon le chat qui marche sur le ké! Mais qu'il est lourd! Attention : le ké tremble, branie, se fend ici, se fend lá! Rataplan : le ké s'écroule et le chat se noie! Ne mets pas ta sale machine á laver dans ma bouche, Madame la mairesse! Mets-la plutôt entre tes fesses! Et tes lěchefrites, Madame la mairesse, ne les lěche pas, frite-les! Vos octaědres réguliers et vos octogones réguliers, je les plie et les noue comme si ce n'étaient que des poutres en I en béton pré-contraint! Vous trouverez ci-inclus une lettre de voire pere! Vous qui m'égayez si un clou lune étre deux votez votez il en restera toujours un peu! Colonnes fort méchantes sur un ô 135 Canada parsemé forces fraiches dans la mélée tout ce qui brille n'est pas ordure! lis vont me croire folie! Cela me fait rire comme une bire! Je porte ma cruche au bout de mon bras levé, comme la vieille Six portait sa lanterne. Je la frappe en mesure avec un caillou, comme si c'était une cloche. Passant á travers ma cruche brune, le clair de lune ľemplit ďor. — D'or, m'entendez-vous? ďor! — C'est eile qui est toujours avec la petite Asie Azothe. Elle s'est fait enfermer ä Mancieulles. Elle a dix ans et eile est encore en premiere année. Que la lune est ronde et blanche! Qu'il m'est enivrant de sentir que je suis le seul étre humain qui sache que ce n'est pas une «lune », mais une « prune »! 61 Assise dans le fossé, derriěre la boite aux lettres, j'attends le postilion. Aussitôt que son attelage poindra ä l'horizon, je courrai au-devant de lui. — Rien? Le postilion a la figure hérissée de barbe jaune et les lěvres tapissées de jus et de grains de tabac. II ne me recon-nait jamais. II s'arréte de chiquer, scrute longuement mon visage : il ne peut pas savoir s'ü y a des lettres pour moi car il ne sait plus qui je suis. — Je suis la petite Ssouvie. Vous savez bien : mon pere est bossů, ma měře partie. — Qui oui oui... Les Ssouvie des vieux pays... Attends un peu. II tire sur les guides et le gros cheval presque rouge aux sabots enrobes de poil blane s'arréte. II ouvre le coffre oü toutes les lettres sont rangées, regarde tranquillement. II 136 n'y a rien pour moi aujourd'hui. II a ľair plus décu que moi. II me demande si j'aimerais faire un petit tour sur son perche-ron. Oui! II descend tranquillement de sa voiture, me saisit par les hanches et me lance sur le dos de la bete comme si je ne pesais rien. Je me cramponne, avec le vertige des premieres fois qu'on fait quelque chose, au pommeau d'or du collier, et le convoi se met en branie. — Tiens-toi bien. Ne tombe pas. Le pelage rude, collant, imbibe d'une écume brůlante, rape mes jambes nues. Plus cela dure, plus j'ai ľintérieur des cuisses comme ébouillanté. Je ne me plains pas. Je me plain-drai plus tard, quand je serai vieille et que je n'aurai que cela á faire. Le gros animal donne dans le vide des coups de sa belle grande téte : le mors doit lui faire mal. II secoue sa peau pour chasser les mouches. Oü que mes mains le touchent il est chaud comme une fournaise. J'enfouis une main dans sa forte criniěre : c'est comme si des rayons de soleil s'enlacaient autour de ma main. Sous moi, ses os roulent, comme des vagues, montent et descendent sans cesse. Je le flatte douce-ment comme un chat, pour qu'il m'aime comme je ľaime. — Te voilä devant chez toi! Peux-tu descendre toute seule? Le quittant, je frotte un peu son chanfrein si plat et si dur que c'est merveille qu'il ait autant la vie que ses doux et grands yeux ä cils de starlette. Ses naseaux, au toucher, me font penser ä caoutchouc et á champignon. Les sauterelles grouillent dans ľherbe déjá haute. II en saute de partout. Elles bruissent comme des feuilles d'un bout ä ľautre du champ. Elles sautent sur mes jambes, sur ma robe. J'aime les grosses. II y en a qui emplissent la main. Les sauterelles ne piquent pas. J'en cherche une enorme, vaste. J'en attrape une, toute verte, vert clair. Sa longue tete me rappelle celle du percheron; j'y vois un chanfrein. Je vois sa bouche. — Donne-moi de la mélasse ou bien je te tue. Elle me comprend. De ses pattes libres, eile se cramponne au bout de mon doigt. 137 — Donne-moi de la mélasse ou bien je te tue. Je la vois mächer. Je la sens se dépécher. Cela y est : eile bave la goutte brune. II n'y a que « Donne-moi de la mélasse ou bien je te tue» qu'une sauterelle comprenne. Elle n'en a qu'une goutte ä la fois ä donner. Et quand eile ľa donnée il faut la laisser partir. Je suis cruelle mais je ne tue pas les sauterelles qui me donnent leur goutte de mélasse. Si tu ne veux pas que cette grenouille pisse dans tes mains, grosse valétudinaire, ne ľattrape pas, laisse-la tranquille. 62 Asie Azothe m'écrit presque tous les jours. Dans chacune de ses lettres en quatre volumes eile me reproche de ne pas lui écrire assez souvent et de ne pas lui en écrire assez long quand je lui écris. Que c'est frustrant, que c'est décevant, une lettre! Qu'ils sont fades et steriles, ces mots qui me sont dits sans le visage de celie qui me les dit! Les lettres de Asie Azothe ne me donnent qu'une idée, de plus en plus pressante: aller la chercher. Elle me compose de véritables lettres d'amour, des lettres comme Celles qui ont circulé ä ľécole et qui nous ont tant fait rire. Elle essaie d'etre affectueuse; eile ne réussit qu'á étre obscene. Je lui écris qu'il fait beau quand il fait beau, qu'il fait mauvais quand il fait mauvais, que je suis allée me baigner au quai, que Inachos me boude, que Van der Laine a failli se couper le nez en se rasant... Que pensant ä eile avant de m'endormir, je serre mon oreiller dans mes bras, je ne lui écris pas. On doit garder pour soi les choses de ce genre. Si la marquise de Sévigné avait écrit ä la comtesse de Grignan, sa fille, des choses comme : «Quand je t'allaitais j'éprouvais un plaisir plus grand que lorsque je faisais l'amour avec ton pere» et:« Tu es si belle que si tu étais un homme j'aurais envie de faire l'amour avec toi», personne n'aurait eu ľidée de faire 138 de sa correspondance un exemple de bonne littérature fran-caise. Si cela a l'air de quelque chose, si cela n'a pas ľair de rien, cela n'est pas littérairement bon. Je n'aime pas qu'on se donne comme Asie Azothe le fait dans chacune de ses lettres. Garde-toi! Ne te jette dans les bras de personnel Ne le dis pas : garde-le pour toi! Si tu veux m'ac-compagner, accompagne-moi en silence! Ne donne rien á personne! Ne fais rire ou pleurer personne : ne donne pas de spectacle! Ne te parfume pas : ne donne pas ďodeur. Ne te jette pas : tu es tout ce que tu as! Ne dis rien á personne: nous sommes tout ce que j'ai! En se jetant dans le fleuve la riviere se perd! Garde-toi! Serre-toi dans tes bras! Ne joue pas avec eux! « Je m'ennuie ä mourir si loin de toi! J'ai si häte de te revoir! Je t'aime plus que moi-méme. J'ai si peur que tu m'oublies! Je t'embrasse sur le front, les yeux, la bouche. Je ne peux m'empécher de leur parier de notre amitié. Rassure-toi : je ne leur dis pas ton non. Je leur parle ďune soeur que j'aurais... »Et eile signe :« As Az.» Ferme ta gueule, raton laveur! Nabuchodonosor 466! 63 — T'en souviens-tu? Je cassais tout quand Asie Azothe parlait de se marier avec toi. Ľidée de perdre une minute de toi me rendait furieuse. Inachos émet un sourire pale et amer. II ne mord plus á rien, méme plus ä revocation des souvenirs. II est celui qui renie qui il a été, qui a honte de ce qui s'est passé. — Je n'étais pas malade. Je faisais semblant. Je vous ai bien eus! — Menteur! Tu étais complětement fou! Tu avais si peur que tu bégayais, que tu ne pouvais supporter la presence 139 ďune mouche! Moi seule pouvais ťaborder; j'avais seule ta confiance. Si une autre personne entrait dans la chauffe-rie, tu criais comme un pore battu, tu te lancais contre les murs; moi, tu me recevais avec une tendresse presque étouf-fante, grotesque. Tu ne pouvais t'endormir qu'en me sachant á tes côtés. Les téněbres étaient en colěre contre toi; je te pro-tégeais. — Tais-toi, veux-tu! Son päle sourire s'est change en atroce grimace. Ce que tu as dans le ventre, mon petit vieux, tu vas le montrer! — Souviens-toi, ingrat! Tu te pelotonnais contre moi! Tu bavais dans mon cou tellement la chaleur que tu trouvais en moi ťépanouissait! — Pour qui te prends-tu? Tu pues le diable et tu es pleine de boutons! — Tu ne voulais pas me laisser partir! Tu ne pouvais pas te passer de moi! Si je faisais mine de m'en aller, tu te mettais á hurler et á gigoter! Tu criais :«Non, lode! Non! Non! Ne me laisse pas seul, lode! Ne ťen va pas, lode; j'ai si peur! » — Menteuse! Méchante! Ce n'est pas vrai! Je ne disais jamais un mot! Et, si tu veux le savoir, tu m'écceurais, je ne te supportais que pour te faire plaisir! — Effronté! Tu en as pris, de ľaudace, depuis le temps oú tu n'avais méme pas celie de mettre le nez dehors! — La vérité, c'est que tu es jalouse! — Oh lá la! Jalouse de quoi, Vercingétorix? De ta gloire? La vérité, c'est que je suis mortifiée, que ceux qui mordent la main qui les a nourris me dégoůtent! Au fond, je ne suis pas vraiment fächée. Je peux trěs bien me passer de la gratitude ďun Inachos Ssouvie. Je n'ai besoin de rien : je ne veux rien de ce qu'il a, de ce que qui-conque a. Je veux savoir pourquoi il me boudě depuis le depart de Asie Azothe. Est-ce qu'il n'était agréable avec moi lorsque Asie Azothe était encore lá que parce que je lui rendais sans m'en apercevoir des services d'entremetteuse? — Tu es jalouse de moi, lode Ssouvie! Tu ne digěres pas 140 que maintenant je suŕfise á moi-méme, que je sois devenu en mesure de me porter. Je t'ai enlevé ton infirme. Je n'ai pas le droit de me passer de toi, de ne plus ťappeler á mon secours, de ne plus te supplier de me prodiguer tes soins précieux! Tu ne m'as plus, lode Ssouvie! Tu n'as plus qu'á te faire une raison. Je ne m'appelle pas Asie Azothe : je peux trěs bien me dominer tout seul. Je ne t'appartiens plus! Trouve-toi un autre lépreux. Trouve-toi une autre raison de te trouver généreuse et indispensable. Ce n'est plus á mes dépens que tu pourras te trouver importante. II faudra que tu finisses par te résigner á chercher ailleurs. Qu'il n'en soit plus question. En d'autres mots : si tu ne veux pas que je sois bete avec toi, cesse d'essayer de me mener par le bout du nez. 64 C'est fou mais c'est chou. Viens t'asseoir sur mes genoux, mon chou. Rien n'est plus charmant qu'un chou, s'il faut en croire le langage populaire. J'aimerais qu'il pousse quelques choux ä la surface du plancher. «Savez-vous planter des choux ä la mode á la mode...» Comme chanson, c'est fou mais c'est chou. Quand je la reverrai, je demanderai á Asie Azothe, qui est chou comme tout, si eile sait planter des choux. « Sais-tu planter des choux, fille? » est bien plus chou que : « Ma chěre, j'ai fait la connaissance ďun jésuite qui croit que le sel pousse, que ce condiment, comme le blé, est du rěgne vegetal. » Hurle! Hurle comme une furle! Pourquoi hurler est-il si mal vu? Pourquoi trouve-t-on si agréable un sourire? Hurle comme un gaur dans un abattoir! Pourquoi, dans un abattoir, un gaur hurle-t-il? Pourquoi ne fait-il pas de beaux yeux ä ceux qui s'apprétent á ľabattre? Qu'a á hurler ce boeuf qui n'a jamais manqué d'herbe et d'eau? Hurler n'est-il pas, 141 en toute circonstance, ďune indécence et d'un manque de reconnaissance — comment dirais-je? — patibulaires...? Les gaurs qui veulent aller aux Antilles ou en Austrálie sont des fous; laissez-les braire. Les gaurs normaux veulent tous aller ä l'abattoir. Brise! Brise comme une trise! Brise oü ils t'en-graisseront, ťégorgeront, te vendront et te serviront avec des petits morceaux de champignons. Défends-toi, Fentoi : brise quelque chose! Car tout ce qu'on brise est orniěre. Car ils ont fait orniěre de tout bois et que chacune de leurs orniěres mene ä un abattoir. Ne discute pas avec eux. N'engage pas de pourparlers. Ne parle pas raison : la raison est leur langue; parlant raison, tu hésiteras et balbutieras, comme tous ceux qui essaient de parier une langue autre que leur langue mater-nelle. Tu as mal, et quand on a mal il faut qu'on fasse quelque chose : il n'y a que cela de vrai, de raisonnable et d'important. Ceux qui hésitent et balbutient donnent envie de rire á ceux qui les écoutent. Quand on parle sa langue on est bien. N'oublie pas que les Anglais se moquent des Francais qui parlent en anglais. « Verve is ze hotel Shératonne?» O. K.? 65 J'erre jusqu'á minuit le long de ľancien chemin de halage. Je fais, depuis deux heures, dans des téněbres ďavant orage, semblant d'aller á ľécole et ďen revenir. Je me sens triste et ma tristesse, comme s'il s'agissait de Celle de Müsset, m'inté-resse, m'enflamme. Me voici rentrée au steamer. Je suis nu-pieds, comme un pirate. Je marche dans la coursive du navire de Surcouf, poignard aux dents. Si j'arrive ä égorger le grand corsaire, la reine d'Angleterre me donnera un million de livres sterling. Le pas de la porte de ma chambre est éclairé. Du coup je reviens au xxe siěcle, siěcle auquel je n'ai rien ä reprocher quand il a ľair dispose á faire battre 142 mon creur plus vite. Que fait-on dans ma chambre? Qui est-on? Je pense ä Asie Azothe, qui est comme au paradis dans son camp de vacances : ses lettres éclatent de rire quand je les ouvre. Je baisse le bec-de-cane, silencieusement. Je pousse la porte, violemment. C'est Inachos. II est assis devant le bonheur-du-jour. II est píongé dans la lecture des notes que j'ai rapportées de mon voyage en France, le pore! II sursaute, se retourne, change de couleur. Mais il se ressaisit aussitôt. II lance par-dessus son epaule un sourire insolent et, remuant ostensiblement les lěvres, se remet á lire. II fait semblant de ne pas faire cas de moi. II m'écoeure. II est hideux. Je me laisse avancer vers le lit. Mes mains tremblent. Je me laisse tomber sur le lit. II continue de jouer son petit jeu. II a fouillé partout. Dans tous les tiroirs de mes commodes, qu'il a laissés ouverts, il a tout mis ä l'envers. II a vide la pou-belle et a laissé par terre tout ce qu'il y avait dedans. Je ne me suis jamais sentie si seule, si ennemie. Pour qu'il n'y ait plus de doutes dans ma petite téte quant á son attitude á ľégard de sa conduite, il se met á lire ä haute voix, ďun air toujours plus goguenard. —« J'aime les histoires du genre de celieš de la « Table ronde » que Faire Faire me raconte. Toujours, les princesses meurent et les princes les pleurent. Le prince trouve le cadavre de la princesse enfoui au milieu ďaeres de blé můr, et je tremble. Elle s'est noyée, et il la trouve sur la plage, aprěs avoir marché sans arret pendant des jours, et le sable s'est creusé sous son corps sans poids. L'histoire de la princesse Berte et du prince Robert est celle que j'adore. Le visage de Berte est d'une si grande blancheur qu'il brille la nuit; du reste, plus il fait noir plus il brille. D'ailleurs, leurs parents se haissant ä se tuer, ils ne peuvent se rencontrer que la nuit. Leurs domaines se touchent, mais leurs chateaux sont éloignés de sept lieues. Ils s'aiment tenement que, bien qu'ils soient á une telle distance Fun de l'autre, lorsque l'un rit ou pleure l'autre l'entend. Lorsque le jour cesse, chacun franchit en courant la moitié du chemin. Ils 143 reprennent leur souffle dans les bras ľun de ľautre, se prennent par la main et marchent jusqu'au matin. Robert, toujours, porte sur ľépaule, au bout d'un baton, un sac rouge vide ressemblant ä un baluchon de mendiant. Chaque fois qu'ils se rencontrent, Berte lui demande plusieurs fois á quoi il entend faire servir cette petite poche. " Un jour, je mettrai ta belle téte dedans ", répond-il invariablement. Cette nuit, un orage secoue arbres comme herbes. Robert court. Mille tonnerres et mille éclairs ne sont pas pour eux raison süffisante pour diŕľérer un rendez-vous. Robert court depuis une heure et il n'a pas encore vu apparaitre, au coeur des téněbres, blane et rond comme la lune, le visage de sa princesse. II est á bout de force. II se met á marcher pour se reposer et pou-voir s'appliquer mieux á donner un sens á ce qui arrive. II fait si noir qu'il ne voit méme pas ses mains. Si Berte était seulement dehors quelque part sur la terre il pourrait voir son visage, comme au grand jour il peut voir dans sa main une piece d'argent. Fou d'inquietude, il se remet á courir. Soudain, il ne pleut plus et le soleil s'est levé. Robert s'aper-coit qu'il est aux portes de l'Espagne, qu'il a traverse la moitié de la France. Les yeux cernés, la téte plus basse que la poitrine, cherchant en toutes directions á la fois, il revient sur ses pas. II marche, s'égare, ne mange ni ne dort. Dix jours aprěs, il la trouve, visage dans la boue. Elle est morte. La foudre lui a crevé les yeux. fin. Pour moi, les histoires qui finissent mal sont bien plus belles que celles qui finissent bien. Les histoires que j'invente sont tristes; ceux que j'aime y sont injustement foudroyés, inintelligiblement trou-vés morts. Ma vie n'est-elle l'histoire qui se fait de ce que je veux qu'il m'arrive? Je veux que les personnages sympa-thiques de ma vie meurent, tout ä coup, sans raison, afin que l'histoire que sera ma vie soit une belle histoire. » Ma bien chěre soeur, croyez-le ou non, cela est écrit de votre propre main. Inachos tourne la page. II poursuit sa lecture. C'est absurde! Jusqu'á quelle heure cela va-t-il durer? Nous sommes tous 144 deux á bout. Mais je ne peux pas l'arreter et il ne peut pas s'arréter. Si je lui disais : « Arréte-toi, tu me fais mal», il rirait : me faire mal, il en est convaincu, est ce qu'il veut. — « J'oublie les histoires ou tout se résout pour le mieux. Je n'ai méme pas le temps de les trou ver banales. Par contre, les histoires tragiques, comme avec des acides, pénětrent dans mon cceur, s'y établissent, le réchauífent, le nourrissent. Nous sommes ä Arcachon. Je regarde la brise disperser les mille miettes de la lune á toute la surface de la clayěre. Pourquoi ces sortes de copeaux de bůches de phosphore que les vague-lettes de cette mare bercent ne sont-ils que les miroi-tements de quelque chose? Pourquoi ces reflets ne sont-ils pas sans lune? Lá ou il n'y a pas d'eau, il y a bien une lune sans reflets... Si je pouvais étre sur dix rivages á la fois, je pourrais contempler dix lunes á la fois; pourtant, il n'y a qu'une lune. Je veux que Asie Azothe meure, qu'elle devienne absente de ses reflets, qu'elle devienne un effet qui n'a plus sa cause. En pensée, j'arrache comme un bouchon le bout d'un des doigts de mon petit bout de chou d'amie et, ayant comme un goulot porte ce doigt á ma bouche, j'aspire tout le sang de son corps.» De toute sa force, Inachos lance le cahier de notes dans un coin. II se lěve, se jette sur moi, me saisit aux poignets comme avec des ergots. — Dominer! N'est-ce pas? II me secoue, grince des dents, souffle comme un phoque de quatre tonnes. — Éprouver de la puissance! Jusqu'au sang! Jusqu'á la mort! Je me redresse d'un coup et, du méme coup, lui applique une violente poussee. II est tombé. Ií se relěve et s'abat de nouveau sur moi. Nous nous colletons. II est fort comme un boeuf : il me rosse sans difficulté. Je ne vois plus clair. Aprěs vingt coups de poing, j'ai des étincelles plein la vue. Mais je ne suis pas de ceux qui crient gräce á tout bout de champ. J'ai les ongles longs : je lui laboure les joues, lui écorche le menton et le front. 145 — Serpent! Hypocrite! Ver! Ver! Ver! Tu es pire qu'un bousier, Inachos Ssouvie! Son poids me rive au plancher. Je saigne du nez, abon-damment. Cest le dégoůt qu'il m'inspire et qu'il s'inspire qu'il veutdétruire en me frappant de la sorte. II essaie de faire disparaitre ä force de coups ce qui ľa vu étre hideux et cette hideur elle-méme. Jamais je ne lui pardonnerai ces lächetés! Un genou sur mon cou et ľautre sur ma poitrine, il m'em-péche de remuer et il frappe. Je lui crie mon dégoůt, le lui crache. II se soulěve et se laisse, de tout son poids, retomber sur mon ventre, ma poitrine et mon visage. II est fou! II va me tuer! En méme temps que je vitupěre, j'ai pitié de lui. II regrette certainement déjä ce qui se passe. Personne ne veut étre réduit ä agir si misérablement. Tout ä coup, sans raison apparente, il s'arréte de me battre. II a ľair d'avoir perdu tout : il s'effondre. Lamentablement, il se met á san-gloter. Lamentablement, il sort. Inachos est parti. II ne dormira pas de la nuit. La porte de ma charnbre et celie de la sienne se font face. II me suffirait de traverser la coursive. Je n'ose pas. Je me dis : « Cela ne se fait pas.»II faut laisser aux choses, surtout aux plus aměres, le temps de signifier tout ce qu'elles ont ä signiíier. Je n'irai pas. II sortira plus fort de cette épreuve si je ne ľaide pas. On trouve toujours ďexcellentes raisons de ne pas agir. Je saigne du nez autant que Holopherne saignait du cou quand Napoleon lui a tranche la tete. Pour que le sang s'arréte, je laisse, sans bouger, ma tete pendre á la renverse hors du lit. Ma bouche est pleine de sang coaguíé et il ne faut pas que je crache. Inachos passera la nuit sur des charbons ardents, aux prises avec ces demons qui se terrent au fond de chacun et qui proŕitent de la moindre reläche des guides, du moindre manque de vigilance. II faut que je le laisse seul, que je le laisse vaincre seul. Que se perde ce qui, pour lui, se déploie en mon äme de tendresse! Tais-toi et dors, lode chérie. Laisse-le tranquille. Non! Lěve-toi et marche. Va le rassu-rer, ťagenouiller ä son chevet et lui dire que rien n'est change, 146 que rien au fond ne s'est passé. Va lui chuchoter qu'il est beau et que tu es laide. « Je te trouve beau. Tu n'as pas change. On ne change pas en cinq minutes. Tu t'es empörte. Cest tout. Tu es ce que tu étais hier. On n'est pas, tout á coup, méchant, vil. Le vent qui les a agités n'a rien change aux arbres. Tu n'es ni méchant ni vil. Tu as fait une petite crise. Cest tout. Comme tu es beau! Je ne suis á côté de toi qu'un macaque en pleine grimace. Pourquoi tes yeux sont-ils bleu de Prasse?... Est-ce que ta téte est pleine d'un bleu de Prasse liquide qui affleure á ľendroit des yeux?... Je t'ai crié que tu étais repous-sant. Tu ne me repousses pas puisque je voudrais que tu me prennes dans tes bras. » Les cargos transporters de miěvreries ancrent souvent devant ta porte, n'est-ce pas, lode chérie? Mon nez ne s'arréte pas de saigner. Aussitôt que je relěve la téte, il se remet á couler. En séchant, le sang empěse l'oreiller et les draps. J'ai mal á la téte. Le soleil tarde. Je sens que je vais passer le reste de la nuit á aimer Inachos de tout mon cceur, ä m'apitoyer sur son sort. Que le petit air de sainteté de la compassion m'agace! Que ne donnerais-je pas pour étre débarrassée de ce poids de tristesse que je sens (veux) inutile! Ce n'est pas en caressant un étre de toute sa pitié qu'on le provoque au courage et á la force, qui sont seuls efficaces. Comment peut-il croire que je lui veuille du mal? Comment malentendu pareil a-t-il pu se glisser entre nous? Le matin tarde. Tout á ľheure, á table, je lui dirai tout, lui donnerai tout. 66 Juin juillet aout. Huit ans neuf ans dix ans. Et tu n'as pas encore bougé, lode Ssouvie, espěce d'Antillaise, sorte de Chinoise, genre de Ibn Batouta (j'ai trouvé dans le dic-tionnaire ce nom de grand marin) de lavabo, de chaise et de lit! Dans le cauchemar que je fais, Ina me dit qu'elle m'a vue H7 étre triste et eile me le dit d'un air terrible, de facon que je sente qu'elle m'en veut beaucoup. «Tu n'étais pas gaie!» me crie-t-elle, agitant d'une facon comminatoire son index sous mon nez. II pleut et il vente. Et ce qui pleut et ce qui vente me crie de partir. «II» pleut,«il» vente,«il» me crie de partir. Je me reproche aměrement (et ma voix en cela s'accorde avec Celles de la nature) d'etre encore ici. Je passe-rai la journée étendue sur la plage, ä me laisser battre sans bouger par la pluie et le vent. Je finis par m'endormir. Pendant mon sommeil, le fleuve abandonne ä mes pieds un mor-ceau de caravelle. Cest une planche percée, usee comme un visage ďoctogénaire, et ľeau dont eile est imbibée, comme la chair ľest de sang, la rend lourde comme une barre d'or. Van der Laine, qui s'y connait, me declare que cette piece de bois est un minahouet et que les minahouets servaient ä four-rer les haubans. Le pere de Van der Laine était armateur. La famille vivait en Hollande, au bord d'une baie pleine de voi-liers. Des trois-mäts, il y en avait aussi plein la cour: quelques-uns gisaient sur le flanc comme des chevaux morts, d'autres étaient montés sur des échasses, d'autres encore étaient couches sens dessus dessous. En ce temps-lá, ä Bergen-op-Zoom, Van der Laine et les autres enfants se cachaient sous les bätiments qui étaient couches voiles contre terre, les bäti-ments dont les mats étaient enfoncés du sommet au pied dans le sol. Le minahouet est aussi grand que moi. Je l'ai mis sous le matelas de mon lit. Le fleuve va entrer dans ma chambre quelque nuit et m'ordonner de le lui rendre. « Donne-moi ce minahouet!» va-t-il me crier.« Jamais! Je ľai, je le garde! Tu ferais mieux de te laver que de venir perdre ton temps ici: tu es plus sale qu'un égout!» Dans mon cauchemar, j'étais assise dans un tróne trěs profond.« La cour du Banc de la Reine!» a annoncé ľhuissier á verge noire. Corsetée de fer, couchée sur le divan de l'appar-tement de Lange, Ina parlait comme si eile voulait me faire pendre. « Tu n'es pas gaie! Tu n'es pas joyeuse! Tu es triste! Et ta tristesse, tu la fais porter par tous! Et ta tristesse s'est 148 introduite dans le sang de chacun pour rendre ses os plus mous que bavě! V. S. A.! V. S.A.! V. S. A.!» J'ai été condamnée ä la haine. Les jurés se sont mis á me lancer des tomates pourries. Soudain, Inachos a surgi. II fouillait partout dans ma chambre pour trouver des raisons de me hair. Me ha'issant sans raisons combien plus il pourrait me hair s'il trouvait des raisons de le faire! II a brisé la serrure d'un livre : sur chaque page, multicolores, les lettres V, S, et A, par milliers, se côtoyaient. II s'est mis á rire aussi fort que si sa bouche avait été grande comme le cratěre du volcan Etna. Soudain encore, je me suis trouvée face á face avec Asie Azothe. Je lui ai demandé de partir avec moi. Terriblement, eile m'a répondu non. Les enfants d'une colonie de vancances, qui étaient gais, qui étaient joyeux, se sont mis á défiler, et eile est partie avec eux. Soudain encore, je me suis trouvée sous la lune, avec des écornures de lune plein les mains. Je les attrapais brulantes avant qu'elles ne tombent dans le chenal, et les enfants de ľécole riaient. lis riaient parce que mes cailloux de lune se changeaient en larmes dans mes poches ce qui faisait que je serais punie. D'ailleurs, je n'ai pas su ce que V. S. A. voulait dire. 67 Plus le temps passe, plus les lettres de Asie Azothe sont épaisses et fréquentes. Les premieres m'ont tellement scan-dalisée que je n'ai méme pas pris la peine ďouvrir les autres. Elle était silencieuse comme un appareil de telephone débran-ché. Ils ľont rendue bavarde comme une pie. Elle était vide: je pouvais circuler en eile comme dans un champ. Mainte-nant, il y a foule! Des milliers d'inconnus se disputent pour trouver et garder place dans son coeur, et je ne peux inter-venir, les chasser. Elle entrait en moi par mes yeux, se cou- 149 chait et s'endormait. Maintenant, il me semble que les cris et les courses dont eile parle dans ses lettres font trembler la terre, déborder les oceans. Elle a pris loin de moi une telle envergure que j'ai peur de ne plus étre assez grande pour lui donner asile. Elle était chaude, douce et delicate comme un ceuf d'hirondelle. Elle m'a échappé et s'est épanouie en branle-bas, en tempéte, en orchestre de cent musiciens. La mouche au bois dormant s'est muée en ruée vers l'or, en course d'automobiles. Mes mains ne suffiront plus. Mon coeur éclate de toutes parts sous ľaccroissement de ses formes. Si j'avais su, lorsque j'ai ouvert les mains, que tu t'en envolerais sous forme d'essaim ďabeilles, je ne les aurais jamais ouvertes. Oute reprendre dans tout le ciel? Comment ťarracher á tout cet inconnu : aux arbres que tu fréquentes sans moi, á ce fleuve de temps qui coule loin du mien, á ces gaietés et á ces amer-tumes que d'autres te donnent et partagent? Si j'avais su, nous serions parties, je ťaurais emmenée de force. Et aujour-d'hui nous serions á Ammi-Moussa, ou á Sémipalatinsk, ou á Montevideo. Je te vois revenir avec tes gros sabots. Tu n'auras plus assez de moi. Tu te sentiras á ľétroit dans un seul regard, entre deux mains.« Je ne peux m'arréter de penser á toi. Le temps presse : ils s'apprétent ä étein-dre les lumiěres. II faut que je te quitte. Je t'embrasse. Je baise tes yeux, ton front, tes mains. » Et je t'embrasse! Et je te rembrasse! Cela me donne envie de me mordre! A l'heure qu'il est, nous serions de vrais Uaikoakores. Ne pas partir est un crime. Et le crime ne paie pas, lode Ssou-vie, sorte de Vasco de Gama de rigole, sorte de Martin Alonzo Pinzon de baignoire! II faut faire aussitôt ce qu'il faut faire. Cest aussitôt qu'il faut cesser de faire le tour de ses chaises comme Anneessens (tourneur beige de chaises de style espa-gnol), comme un rond-de-cuir, comme un trompe-la-vie, comme un concierge antillais, comme un marchand de meubles chinois. O chaises, vous m'écceurez! Les chaises sont faites pour qu'on s'assoie. On s'assoit pour s'ennuyer. S'ennuyer est attendre. Attendre est impardonnable, écoeurant. 150 II n'y a pas assez de place ici : on ne peut que tourner en rond, tourner en rond. On se fatigue á tourner en rond. Ouf! assoyons-nous. On tire cinquante chaises par jour (quand ce n'est pas cinquante fois la méme chaise) pour s'asseoir et se rasseoir : on est agitateur de chaises. On se relěve pour se dégourdir les jambes; mais, comme se dégourdir les jambes est fatigant, on finit par se rasseoir. On croise ses jambes. Si on les a croisées haut, on a un pied en 1'air, comme une grue. Si on est une femme, on les croise bas, pour ne pas donner trop de plaisir aux pauvres voyeurs. La generositě n'est pas toujours de mise. On croise les bras : on se sent bien, on a l'impression de se prendre dans ses bras, ďem-brasser soi-méme. On peut sucer son pouce. On peut méme ronger ses ongles. Pour apaiser ma conscience, j'ai mis le minahouet sous le matelas de mon lit.« Je pense ä tes cheveux rouges qui, au soldi, deviennent semblables aux filaments ďune ampoule électrique allumée.» Cette métaphore tirée par les cheveux me plait assez. Continuons. « Je pense a toi de plus en plus. Je ťécris couchée dans un hamac. Ce matin, en me réveillant, j'avais touš les cheveux sur le visage, et j'avais l'empression que c'étaient tes cheveux. Parfois, quand je cours (quand je cours j'ai la bouche ouverte), une měche de mes cheveux entre dans ma bouche, et je pense que je mourrais de joie si c'était une měche de tes cheveux. J'ai besoin de toi. Aussitôt que je m'arréte de jouer, je me sens seule et j'ai peur. Je ne les aime pas; tu n'as pas besoin d'etre inquiěte ä ce sujet. Mais ils m'empéchent de me sentir trop seule, ďavoir trop peur. Viens me chercher. » Elle signe toujours : «As Az. »... II a plu, et les lettres que j'ai jetées sans les ouvrir sur le gazon se sont ouvertes ďelles-mémes, comme des bourgeons. Comme j'ai été méchante! Je cours les chercher. Aprěs les avoir lues, j'en ferai un paquet que j'enrubannerai. On change d'idée souvent au confluent du Saint-Laurent et de la Ouareau. 151 68 Je lui dis que Asie Azothe me demande de ses nouvelles dans chacune de ses lettres. II rougit. II est á la fois surpris et ŕlatté. Inachos et moi faisons la paix, renouons. C'est le 15 aoüt, le plus beau jour de ľannée. Malgré la chaleur tor-ride, les retrouvailles se déroulent dans la légěreté et ľenthou-siasme. C'est á qui concédera le plus, avouera le plus de torts, songera aux délicatesses les plus raffinées, rappellera les plus beaux souvenirs, répondra aux aspirations les plus chěres de ľ autre. — Tu sais... le littoral... je n'ai pas oublié. Ma ferveur s'est un peu refroidie mais je reste tenté. Oublier un si beau projet est pire que manquer á sa parole; n'es-tu pas de mon avis? Quand tu seras préte, tu n'auras qu'á faire signe. Mais il faudrait que nous partions touš les trois, comme il était convenu. Cherche á decider Asie Azothe. Oui, laisser tout cela en plan est mal, trěs mal. II faudrait au moins que nous essayions. — Quand tu as decide de devenir champion de course, je t'ai promis de ťaider ä ťentrainer. Je suis toujours á ta disposition. Quand tu ťennuieras á courir seul, appelle-moi; ne te géne pas. II decide de ne pas courir aujourďhui. II veut passer la journée sous mes ordres, á satisfaire mes moindres caprices, á étre un ami. — Tout ce que tu veux que nous fassions, nous le ferons. Situveux que nous nous promenions sur le chemin de halage, allons-y. Si tu veux que nous allions nous baigner, mets ton maillot. J'insiste pour qu'il coure, que nous courions. Laisse-moi te suivre, mon frěre! 152 — II ne ferait pas plus chaud si la terre était dans une four-naise. Le soleil est au sommet de sa gloire! II faut que tu en Profites. Quel temps fera-t-il au stade, quand le grand jour sera venu? Si le soleil est au sommet de sa gloire ce jour-lá, de quoi auras-tu ľair si tu n'as jamais couru sous un soleil au sommet de sa gloire? Viens! Allons chausser nos escarpins! Bien que frappée de stupeur et ďinsolation, je ne démords pas. Cela m'endurcira! Tenant mon courage á deux mains, je continue de trottiner derriěre ce frěre qu'aujourďhui il me semble que j'adore. Je le suis et le poursuis, dévotement. Sans cela, il serait seul, sans spectateur. Sans moi, personne ne le verrait suer comme Jésus-Christ dans le désert et souffler comme un phoque, et ainsi, me semble-t-il, les efforts qu'il déploie avec tant de courage seraient perdus. S'il était seul sur la terre, il ne courrait pas. Done, il court pour moi. Que la vie est belle et que les hommes sont bons aujourďhui! Je lui crie des paroles d'encouragement. Quant ä mes souffrances, je les supporte en silence, comme une bonne petite rille. Rien n'est plus facile que tenir le coup. II suffit de s'imaginer que le pas qu'on va faire est le dernier. D'ailleurs, demain, tout sera fini: je n'aurai plus une seule des milliers de crampes que j'ai. Pour le moment, un seul pas suffit! Aprěs? On verra. J'ai les pieds en sang. Le fond de la piste est hérissé d'aiguilles qui passent á travers les semelles de mes escarpins. Pour me porter un pas plus loin il faut que je trouve en moi autant de force et de courage qu'il m'en faudrait pour extraire moi-méme une de mes dents. Vais-je tomber morte sous le poids du soleil derriěre ce frěre ivre d'envie de gloire? A table, l'entrainement fini, je dévore, trouve un goůt d'am-broisie dans les pires reliefs. Je suis fiěre de lui, de moi, de nous. Jouant ä étre cure, riant comme une folle, je ľasperge avec une branche de céleri. Je suis aussi heureuse que Hercule lors de la fin du nettoyage des éeuries de Augias. Courir sans arret pendant trois heures dans un air chauffé á blane, c'est accomplir quelque chose! Nous avons entassé Pélion sur Ossa, tué le Minotaure, traverse le lac Erié á pied sec. Nous sommes 153 sortis victorieux de notre fressure! Van der Laine rit de nous voir rire : notre bonheur se familiarise. Pour peu, il se régio-naliserait, s'universaliserait. Nous échangeons des paroles dont chacune, en plus de sembler drôle, entre dans le coeur comme la goutte d'eau tombe sur la langue du damné. Mais que fait ce souper á trois joyeux dans le reste de ma vie, dans les solitudes arides de ma vie? Dans ma tete, tout á coup, tout s'embrouille, s'assombrit. Qu'y a-t-il de plus inconsequent que de faire des blagues avec un pere qu'on méprise souverai-nement et un frěre par lequel on se sent de plus en plus méprisée? Tout cela manque de clarté, de logique, ďesprit de suite, de sens. Mais rien de tout cela importe. Que je me jette a ľeau ne changerait rien, n'ajouterait et ne retranche-rait rien ä rien. Un étre comme moi n'a pas la moindre influence. Je n'ai ďautorité sur rien. Rien ne changera par moi. II n'y a rien de mal ou de bien pour qui ne seit á rien, pour qui ne laisse pas de traces. Pour mettre un comble au ridicule de la situation, c'est Van der Laine main-tenant que j'asperge avec ma branche de céleri. Poussant la familiarité jusqu'á ľapocope, je ľappelle « Van der ». — Nous sommes copains, toi et .moi, Van der, n'est-ce pas? Rien, ďailleurs, ne m'empécherait ďébouriffer ses che-veux. On est libre. On n'a de defenses que celles qu'on s'impose. Oh lá lá! Que la terre éclate laisserait tout indifferent. Combien n'y a-t-il pas dans ľunivers de ces planětes qui disparaissent? Je me prends au sérieux? Au contraire! J'ai le pouvoir et le devoir de nourrir ceux qui ont faim, me direz-vous..ľ Celui qui n'a pas mange assez n'est pas plus ä plaindre que celui qui a mangé trop : les 'deux passeront une mauvaise nuit. D'ailleurs, cela ne regarde qu'eux; car qu'ils passent ou non une mauvaise nuit ne fera pas tourner la terre plus ou moins vite et n'empéchera pas le xxxe siěcle de ne pouvoir rien améliorer au xxe. Ceux qui meurent de faim ne meurent pas plus que ceux qui meurent de rien. Ceux qui souffrent de ne pas avoir été battus (les masochistes) ne souffrent pas plus que ceux qui souffrent d'avoir été battus 154 (les normaux). Si mes belles grandes vérités ne te font pas sacrer, je suis navrée. On ne peut pas faire plus qu'on ne peut. 69 Je suis allongée sur le dos dans mon lit et j'essaie sans succěs de baigner stoiquement dans ma tiěde puanteur. Je suis toujours á la méme place. Je suis toujours en train d'etre devant mon odeur, ma chaleur, les sifflements de ma respiration, l'ouverture et á la fermeture de mes yeux, le passage du train de mes pensées et ľäcreté de ma salive. J'ai les yeux si sees qu'en s'ouvrant et se fermant mes paupiěres les font grincer comme du sable. Je regarde dans mon äme. Peu ä peu, la lumiere y grandit, s'y inten-sifie. Elle devient bientôt si forte qu'elle brüle, comme le globe d'une lampe depuis longtemps allumée, comme le feu de l'enfer. Je ne peux pas dormir. La lumiere en mon äme force mes yeux á rester ouverts, me contraint á la vigilance. Je suis préte : que faut-il que je fasse? Partir? Oui! C'est cela! C'est certain! Que j'ai häte d'etre lá ou toute chose est nouvelle, ou tout sera si changeant que mes yeux ne pourront pas ne pas regarder autre chose que moi. Je me vois partie. Je marche sur une route désaffectée. Le chiendent pousse á travers l'asphalte. L'asphalte se casse sous la levée du chiendent qui, par files, y sinue et s'y entrelace, transformant la route en mosaique. Pour faire taire mon odeur, je suce des pastilles de muse et des pastilles de menthe. J'en fourre de grosses poignées dans ma bouche. Comment Asie Azothe peut-elle m'aimer, moi qui suis si laide et qui pue tellement? Ma place n'est pas dans ce lit puisque ce lit me repousse, me donne des coups de fourche. Si au moins des tigres ram-paient sur ce plancher! Si quelques centaines de crocodiles étaient debout sur leur queue sur ce plancher, mon regard 155 sortirait de moi, retournerait vers ľextérieur, cesserait de me détruire. (les yeux ont faim follement sans cesse. quand ILS NE TROUVENT RIEN DE BON A MANGER DEHORS, ILS SE TOURNENT VERS ĽINTÉRIEUR ET SE METTENT A MANGER LAME.) Si au moins il y avait des ocelots en flamme au plafond! Si au moins des leopards en train de brůler étaient assis sur les murs et le plafond! Si au moins des milliers de panthěres couvertes de neige se tenaient debout sur les murs! Si au moins les lynx que je vois fondre comme des glaces au soleil étaient dans cette chambre, n'étaient pas imaginaires, étaient du bon côté de mes yeux! II faut que je fasse ma valise, me lěve et marche jusqu'á ces parages oú les pumas puUulent, les chats-pards foisonnent, les lions jaillissent, oú de chacun des arbres sous lesquels on passe tombent mille écureuils amicaux, oú il suffit de gratter le sol du bout des ongles pour en faire sourdre des tas d'autruches amicales! O Brésil! Pologne, ä moi! Au secours, Japon! II faut qu'aussitôt je cesse d'etre dans ces draps. II le faut; c'est la douleur qui l'ordonne. Car ces draps me grattent, m'écorchent etm'équar-rissent. Je crache sur les murs ce qui me reste de pastilles dans la bouche, me lěve, m'habille, entre dans la chambre de Inachos. J'ai apporté ma bonbonniěre, pour l'amadouer, m'assurer au depart de sa Sympathie. — Aimes-tu les pastilles de muse et les pastilles de menthe? Nous entassons jour rate sur nuit ratée. Ne manquons pas cette nuit-ci. Ce que nous attendons nous attend quelque part, loin d'ici, peut-étre á Yokohama, peut-étre á Tobruk. Partons! Courons le rejoindre! Souviens-toi du temps de ta maladie. Le seul nom d'une ville inconnue nous charmait tenement que nous nous sentions tires douloureusement, comme deux baleines venant d'etre harponnées, comme deux goujons venant de mordre á ľhamecon. Est-ce á Montevideo qu'est tout ce qui nous manque? Pour en avoir le cceur net, allons-y! Est-ce á Pékin? Courons-y! Est-ce á Castellon de la Plana? Faisons le chemin á dos d'äne! Ce qui te manque, mettons que c'est une montagne, une montagne dont tu ne sais 156 encore rien sinon qu'elle n'est pas parmi celles que tu as vues par ici. Tu n'as qu'ä me suivre. Je connais par la-bas, se dressant de loin en loin, des milliards de chaines, parmi lesquelles j'en suis sure, tu trouveras ton sommet. Assez de badinage! Viens! Et vous, les Antillais, arríěre! nous arrivons! Et vous, les Chinois, arriěre! laissez-nous passer! Dépéche, Inachos! Vite! Arrive! Tire vite tes bas! Tire vite ta source de la Sierra Madre! Tire une ligne! Tire ľépée! Tire des larmes! Tire sur les tigres! Tire cette épine de ta joue! Tire raison des injures! Tire-moi par les cheveux pour que nous chevauchions plus vite! La cheminée tire bien : tire la cheminée! Pullule! Bouillonne! Jaillis! Embrase! II croit que je suis devenue folle. II ne sait pas que ledélire verbal est á la mode. Je lance tout, de toute ma force, contre les murs : bouteilles, lampes, chaises, rayons de bibliothěque, vétements, tiroirs, commodes. II se frotte les yeux. II croit qu'il a mal vu. II ne sait pas que la violence est sainteté au xxe siěcle. Je suis possédée! Je sens que tout est consommé! Je suis sure qu'enfin je pars! Mais Inachos n'eprouve rien de tout cela. Je sens qu'il faut que je ruse. Le Japon et I'Uruguay l'ont effrayé. Je fais amende déshonorable. — Ce n'est pas Yokohama et Montevideo que je voulais dire, mais Saint-Anségise, lá oú Asie Azothe a été empri-sonnée et erie : «Au secours! » — Asie Azothe...? — Elle veut que nous allions la délivrer! Elle en parle dans chaeune de ses lettres. Venez me chercher! Venez me cher-cher! Nous ne pouvons pas la laisser tomber! J'ai vise juste. Inachos n'est plus recalcitrant comme tantôt. II est měme persuade de ľurgence de notre intervention. — II faut au moins que nous allions la voir. — Qu'attends-tu? Lěve-toi! Habille-toi! II se lěve, trouve ses chaussures, son pantalon. II tire ses bas. II lace ses chaussures, serre les lacets, boucle les lacets. — Tire! Tire! Lace! Serre! Boucle! Des doutes me montent á la téte. J'ai par moments, vivement, 157 \ la sensation que cela commence mal... pourquoi ne suis-je pas partie SEULE, sans dire UN mot...? Mais ma joie est si grande! Si j'avais vingt frěres et vingt petits bouts de chou d'amies, je les emměnerais touš. Quand on part, tout redevient possible, méme 1'amitié et la fraternitě : tout renait. Je sais pourquoi Inachos vient de se laisser convaincre. Mais je n'ose pas ľadmettre aussi fortement qu'il faudrait; j'ai peur ďanalyser froidement les raisons profondes de son attitude et ďen envisager les sombres inevitables consequences. Asie Azothe est belle comme une mirabelle. (II n'estpasnécessaire que les comparaisons de ce genre ne clochent pas, monsieur. Quand on dit d'une fille qu'elle est «belle comme... » tout le monde devine qu'on veut dire qu'elle est trěs belle.) Tous les garcons qui l'ont vue en sont tombés amoureux. C'est quand eile a été introduite dans la chaufferie que Inachos s'est mis á aller mieux. La lumiěre du soleil est moins pure que celle du visage de Asie Azothe. Le diamant le plus pur a ľair impur ä côté de ses yeux. Le visage de Asie Azothe est une oeuvre inédite ďun peintre célěbre mort depuis longtemps et ils le regardent comme s'il était une oeuvre ďun peintre contemporain inconnu et jeune. Us la trouvent tous belle, certes, mais seule moi sens quelle richesse eile accorde ä qui eile se donne. Je veux dire : on peut dire d'une per-sonne qui possěde un Rembrandt qu'elle est trěs riche. En d'autres mots : il n'y a pas un Rembrandt qui vaille moins que deux cent mille dollars... Vite, Inachos! Pressons! Pressons! Si Inachos part avec moi, ce n'est pas pour partir. Ce n'est pas non plus parce qu'il est amoureux de la nature, de Marie-Antoinette, de Bernadette Soubirous ou de Ambroise Pare. C'est parce qu'il est amoureux de Asie Azothe. Que de doutes, de malentendus et de menaces se cachent dans la chambre du depart! Mais le délire noie tout. Bon gré mal gré, qu'on le sache ou non, nous sommes en train de partir pour toujours. C'est si beau! Les chaines de l'ouragan enchai-né en moi se fendent. Le ciment dans lequel est pris le steamer se fend en tous sens. Les contrevents du steamer 158 battent le steamer comme le mari jaloux bat sa femme. Cer-taines fenétres éclatent comme des ballons, d'autres s'en-volent d'une seule piece de leurs chassis comme un oiseau de sa branche. Dans la coursive, huiles et aquarelles, statues et statuettes volent comme feuilles. II faut que nous songions á un itinéraire et aux quatre points cardinaux. Selon Inachos. — Je n'ai que faire des mappemondes, du nord, du sud, de ľest et de l'ouest! Sautons plutôt par la fenétre! Élancons-nous par la fenétre comme aprěs la mort ľäme s'élance vers Dieu. Je suis súre que c'est ä Saint-Anségise que nous retom-berons. La lenteur d'escargot de Inachos me navre. Ses precautions d'utilisateur ďélaiomětre et de compas d'épaisseur me navrent. Sa minutie de brodeuse me crispe. Ses prudences de chasublier me crispent. Ses reserves, ses reflexions et points de repěre me mettent hors de moi. Quoi? Des chasubles...? Mais nous n'avons pas le temps, pauvre Inachos! Si j'étais vétérinaire, c'est ä la hache et á la dynamite que j'opérerais les abeilles! Si j'étais abeille, c'est au quintal, á la tonne que je cracherais du miel. Si on me demandait de faire des chasubles, c'est ä la scie circulaire, ä la faux que je les brode-rais! Saint-Anségise, la paroisse oú Asie Azothe est en train de se semer á tous les vents (si chaque vent avait son Rembrandt, les Rembrandt seraient sans valeur), est situé au point de jonction de la riviere Ouareau avec le lac Cousineau. Nous ferons done d'une pierre deux coups! En plus de reprendre Asie Azothe nous verrons done la source, dont nous avons tant révé, de la Ouareau! Inachos mesure avec une regie la distance que nous avons á parcourir. Je le tuerais! Le soleil est sur le point de se lever et nous sommes encore ici! L'espece de tortue! L'espece d'adepte de l'attentisme! — Toi et le contraire d'un casse-cou : ejusdem farinae! Toi et le contraire d'un trompe-la-mort : ejusdem farinae! Un écumeur de marmite est le contraire d'un écumeur de 159 mer. Les trois navires de Christophe Colomb étaient ľOcéan Turne, la Mer Turne et le Tumérillon! II replie enfin sa mappemonde. Nous sortons enfin. 70 Nous longeons la riviere Ouareau. Un Ute et une Ute font deux Utes. A vol d'oiseau, nous devons avoir ľair de deux Utes, plus précisément : de deux Uaikoakores. Nous mar-chons ä petits pas presses, l'un derriěre ľautre, sur le faíte du mur de soutěnement qui suit avec nous la riviere depuis une dizaine de milles et dont nous souhaitons qu'il dure jusqu'au bout. Quand je pense que Inachos est amoureux de Asie Azothe, mes narines se souviennent de la forte odeur qui régnait á Arcachon, au bord de ľocéan. Mes oreilles, elles, en méme temps, retrouvent la voix de Faire Faire (que j'ai revue une couple de fois depuis notre voyage en France et qui m'a jure une éternelle amitié qui n'a pas eu ľheur de m'intéresser):«II faut rire! Le rire est le contraire de ľamour, de la foi et de ľespoir. Comme tu es sérieux, océan! » Regardant Inachos étre amoureux de Asie Azothe, il me sembie que je commence á saisir le sens de ces phrases. Faire Faire les a prononcées en déployant les bras vers ľocéan, en se donnant ľair ďun pasteur, pour rire. Si, pour rire, je disais á Inachos qu'il est amoureux de Asie Azothe, il nierait, se fächerait, deviendrait sérieux comme un océan. Au sommet de la pente que le mur sur lequel nous marchons tronque, une route passe. De ľautre côté de cette route, un rideau de pins se dresse. Je vois au travers ďun de ces grands arbres, comme dans un ostensoir, le soleil. A mesure que nous avan-cons, le nombre des pins double, triple, decuple, et le rideau s'approfondit jusqu'á devenir une forét couvrant toute cette moitié de la surface terrestre qui commence de ľautre côté 160 de la route. Les bůcherons qui peuplent cette piniěre ahanent si fort en cette fin de journée qu'ä côté du concert de ieurs ahans nous n'entendons pas ieurs haches foudroyer les souches et les branches se rompre toutes ensemble lors des effondrements. Grave erreur! Grave erreur! Inachos mar che devant moi. II se retourne et me demands c. que je veuxdire par « grave erreur ». Si nous marchons ä une vitesse de dix milles ä l'heure, nous arriverons ä Saint-Anségise ce soir á dix heures et demie. Sinon, nous arriverons á Saint-Anségise avant ou aprěs dix heures et demie ce soir. Fondation de sable étable de sable! Fondation de sable étable de sable! Inachos se retourne et me demande ce que j'entends par cela. — Rien! Et je me mets ä rire comme une folle. Le talus est constellé de bouteilles vides. Nous ne sommes pas presses : nous les cueillons et les lancons dans ľeau ou sur ľune des grosses roches dont la rive est constellée. II y en a des bleues, des rouges, des vertes, des brunes et des incolores. II y a des bouteilles de liqueur douce, de biěre, d'alcool, de parfum, de medicament et de vinaigrette. D'entre celieš qui sont bleues certaines sont bleues comme les yeux de Inachos. Avant de la saisir, je dis á chacune : « Bonjour, étrangére!» Inachos est exaspéré par le langage sibyllin dont je fais usage depuis notre depart. — Qu'est-ce que tu veux dire par « Bonjour, étrangére »? — Rien. Et j'éclate de rire. Sous le choc de la bouteille, la riviére claque et s'ouvre en épanouissant une sorte de grosse fleur transparente. Puis eile avale, se referme et continue de couler comme si de rien n'avait été. Au fond, une bouteille est un assemblage de pierres précieuses. Lorsque la bouteille frappe une roche, ľassemblage se défait et les cent pierres précieuses bleues ou rouges redeviennent cent pierres précieuses. Au pied du mur de soutěnement, des peupliers poussent. Ils sont tout petits : les plus grands ne nous arrivent pas á la taille. Nous devons nous pencher, quelquefois méme nous 161 agenouiller, pour plonger nos bras dans leurs tétes. Je salue etaccueille chacun.il y en a qui sont gonflés de feuilles, dont les feuilles noient les branches. II y en a qui n'ont que des branches, dont les branches sont nues, vides. J'en vois qu'un coup de vent ou de foudre a tués et dont les feuilles bru-nissent. Je les arme touš. Je dis á chacun : « Bonjour, étran-ger!»II y en a que Inachos boudě, qu'il accuse d'etre laids. — Ce qu'on appelle laid est ce envers quoi on n'est pas assez généreux, ce pour quoi on ne fournit pas un assez grand effort ďhospitalité. Tiens-toi tranquille. — Si tu n'as jamais recu un morceau de citron dans l'oeil, tu vas voir comment c'est! — Qu'est-ce qui te prend? — Rien. Je dis ce qui me passe par la téte. II est trois heures quarante-deux! Si ä quatre heures quarante-trois tu n'es pas parti, je te lance trois citrouilles sur le postérieur! II te reste une heure et une minute! J'ai dit! Chěre grosse valétudinaire, écrirai-je bientôt á Faire Faire, qu'est-ce qui m'a pris de ne pas me laisser amadouer par toi? J'ai pu convertir Inachos; il accepte de crier :« Bonjour, étrangěre!» ä ľeau des rapides; il s'engage dedans jusqu'aux genoux sans enlever son pantalon ďarampe, jusqu'aux épaules sans enlever son chandail d'arampe. (Le mot « arampe », ne signifie rien du tout.) Ľeau est sournoise. Soudain, eile se jette sur nous et nous coupe le souffle. Soudain, eile se lěve et saute par-dessus nos tétes. A jouer dans ľeau, nous perdons de la vitesse. Courons afin que s'améliore notre moyenne. — Afin que ne se gätent pas nos faines,que ne se fende pas ma gaine, que ne nous reinent pas les reines, que le rise ne nous fisque pas, que la loi ne nous loie pas. — Arréte-toi de faire ľimbécile. — Une célibataire fait ľimbécile. Une femme mariée fait des imbeciles. Conclusion : il vaut mieux faire ľimbécile que faire que s'accroisse le nombre des imbeciles. Sous-entendu : touš les étres humains sont imbeciles. Le soleil, qui est trěs bas á ľheure qu'il est, est bon. II 162 passe ä travers nos visages comme ľeau ä travers nos véte-ments; il entre dans nos bouches en passant á travers nos joues. Soudain, nous arrivons en face d'un comptoir de la Compagnie de la Baie de Hudson. A ceux que nous trouvons dedans nous demandons si nous nous trouvons loin de Saint-Anségise. lis nous repondent ce qu'ils ont á nous répondre et donnent á chacun un verre de limonáde que des cubets (petits cubes) de glace font tinter et une glace aux fraises. Nous continuons. Maintenant, nous marchons sur un chemin de terre battue. Plus nous marchons, plus le chemin se rétrécit, moins les orniěres sont profondes, plus il y a large et haut d'herbe entre les orniěres, plus les deux foréts entre lesquelles nous nous enfoncons se rapprochent et nous serrent. Main-tenant, nous marchons dans la nuit. Chaque arbre, pour peu que nous y fixions un instant notre attention, prend la forme d'un animal sur le point de bondir. II y a terriblement de lucioles dans l'air et chacune est terrible. Tout á ľheure, ľune d'elles s'est allumée dans un de mes yeux! Je les ai,mes crocodiles et mes caimans. Des hiboux ululent plein l'air. Nous butons sur les racines allongées á travers le chemin comme sur des serpents á sonnettes, des serpents á lunettes et des queues de tigres. Pour donner la frousse á ma frousse, je parle á tue-téte. — Ceux qui sont précheurs préchent! Ceux qui sont saints prient! Ceux qui sont missionnaires convertissent! Les globetrotters comme nous trottent! Ceux qui ne font rien ne font rien parce qu'ils n'osent pas étre quelque chose ou qu'ils ont honte de n'étre que ce qu'ils peuvent étre. Que ceux qui ne peuvent étre que plagiaires plagient et que les autres les laissent tranquilles! La borne est phosphorescente et est en forme de charpente de porte. Nous lisons trěs fort et en cheeur ce qui est éerit sur son entretoise. « st-anségise — 3 milles — la prudence est la SCEUR de LA SŮRETÉ.» Soudain, un oiseau noir grand comme un aeroplane passe si pres de nos visages que deux plumes du bout d'une de ses ailes secassentsurmonnez. 163 Nous void enŕin en vue de Saint-Anségise. Les foréts nous ont exténués. Je n'en peux plus. Les voyages, c'est fini! J'ai häte d'etre revenue au steamer. Je serais une petite fille globe-trotter, mais je ne suis rien puisque je n'ai plus la force d'etre partie pour ne plus revenir. Je me sens sycophante. II s'est mis á pleuvoir et nous traversons un terrain vague qu'une pancarte nous a présenté comme étant un pare indus-triel. Des tiges de müriers grattent agressivement mes jambes nues. Des capitules de bardane s'attachent par paquets ä nos vétements; c'est un peu comme si nous traversions la mer par en dedans et que des poissons s'accrochaient par bandes ä nous. II pleut et il n'y a rien entre les nuages ďoú tombe, par petites boules tiědes, la pluie et la peau de mon visage, de mes bras et de mes jambes. Les capitules de bardane ne sont pas inutiles : elles servent ä s'attacher á nos vétements. Tenement de choses ne servent ä rien! Tellement de choses, á notre passage, restent indifferentes! Inachos trébuche, tombe á plat ventre. Ses pieds se sont embarrasses dans des feuilles de journal. II y a des feuilles de journal que nous ne laissons pas indifferentes... Inachos se relěve, mort de fatigue, tout honteux de sa faiblesse. II est certes le plus robuste. Mais j'ai plus de foi et de courage : je peux encore forcer mes jambes á demeurer solides. Nous avons apercu un petit agglomérat de lumiěres jaunätres au loin et nous nous trainons vers lui ä travers le terrain vague comme les rois mages piquaient ä travers le desert en se guidant sur ľétoile. Dans la boue, nos pieds déjä trop lourds grossissent et s'alourdissent, deviennent des pieds ďéléphant, de mammouth, des pieds cubes de plomb, des pieds de montagne. Des stolons de fraisiers empétrent Inachos qui s'étend de tout son long dans la boue et se met ä pleurer. Le voir pleurer me galvanise. Je suis si loin de pleurer, moi! Que je suis forte! Se sentir fort enivre. Je m'admire autant que j'admirais Alexandre. — Pauvre Inachos! Pauvre chéri! Cher chou, va! Prends-moi par le cou; je te soutiendrai. Tu n'aurais jamais dů suivre ta petite soeur, pauvre petit! 164 Nous frappons comme des tampons. On nous ouvre enfin; nous passons enfin entre les deux vantaux de la porte de pieux grands comme des poteaux télégraphiques de l'enceinte de pieux grands comme des poteaux télégraphiques du camp de vacances. — Qui étes-vous? Deux caporaux scouts de trente-cinq ou trente-six ans nous font montér ľéchelle impossible ďun mirador oú nous accueille gravement une sorte ďétat-major aussi scout et vieux qu'eux. Quel siěcle! Si Alfred de Musset voyait cela! II commence á faire jour. Le paysage qu'encadre la seule fenétre et oú figure la source de la Ouareau me fait penser á celui du tableau de Chintreuil qui git pármi les moutons sous le lit de Van der Laine. Je leur dis que nous sommes venus voir Asie Azothe. — Asie Azothe! s'écrient-ils comme s'ils avaient tous cou-ché avec eile, comme s'il s'agissait ďune vedette de ciména (j'ai bien dit « ciména »). Qui sommes-nous? D'oú venons-nous? lis nous en posent, des questions. II faut bien qu'ils s'assurent que je ne veux aucun mal á leur Asie Azothe. lis me regardent des pieds ä la tete, tranquillement, pas vite. Ils doivent trouver qu'elle est bien bonne d'admettre dans son cercle d'amis le déchet ďhumanité qu'il leur semble que je suis. Ils doivent avoir du mal ä en revenir : eile si belle, si gaie, si spirituelle, si bien élevée et si bien vétue! Je dois étre sa petite pauvresse, ou quelque chose comme cela. Oú avez-vous vécu jusqu'á ce jour? Sortez-vous des jungles du Haut-Sénégal-Niger? Ils regardent mes mains aussi sales que possible, noires. Ils regardent ma robe aussi sale que si j'avais ramoné toutes les cheminées de la terre. Mes voix me disent de ne pas changer de robe : Je la porterai jusqu'á la fin de mes jours si un pyromaniaque ne me la brůle pas. Asie Azothe dort. Langée comme un bébé dans le hamac le plus mignon de la terre, eile dort. Ils nous demandent de leur permettre de ne la point déranger. 165 — Réveiller quelqu'un au petit jour est ce qu'il y a de plus malséant. Les avoir vus dire cela vaut un million. lis se sentent si propres, si elegants, si beaux et si nobles ä côté de nous, si supérieurs, qu'ils s'en frottent les mains, que ľeau leur en vient ä la bouche. lis nous tendent deux hamacs, souriant avec bonté. — Taisez-vous et allez vous coucher. Vous avez ľair vannés. Nous essayons de dormir, en pensant aux questions qu'ils nous ont posées et á ce que nous leur avons répondu. Inachos gémit, se morfond, est bourrelé de remords. II se piquait d'etre infaillible en géographie... — Quelle est la capitale de la Norvěge? lui ont-ils demandé. — Copenhague! a-t-il répondu. Sans lui laisser le temps de se reprendre, ils se sont mis ä rire de lui. — Done, tu as commis une erreur et tu es fáché, désespéré. — Oui. — A ta place, j'en serais contente, heureuse : je rirais, chanterais. Pourquoi? Parce que j'ai une tete sur les épaules et que qui sait se servir de sa tete peut dominer n'importe quelle situation. — A quoi veux-tu en venir? — A ceci : tu es malheureux en ce moment parce que tu n'as pas su réagir ä ton avantage ä ce qui vient de se produire. Revenons en arriěre dans le temps. Tu viens de dire que la capitale de la Norvěge est Copenhague. Comment réagiras-ru ä cela? Les possibilités sont si nombreuses et si variées que nous pourrions passer des jours á les étudier. Te mettras-tu en colere? Resteras-tu indifferent? Te mettras-tu á courir? Danseras-tu? Ton äme s'emplira-t-elle de joie? Quelle reaction sera la tienne? Réponds! — Je me mettrai ä broyer du noir. — Pourquoi choisis-tu une reaction qui te sera si désa-gréable, qui est peut-étre la pire d'entre les milliers que tu aurais pu choisir? 166 — On ne choisit pas. — On choisit! On le peut et on le fait! Que Inachos se bouche les oreilles dit assez clairement qu'il ne veut rien savoir. — Ne pas se rappeler sur le coup que la capitale de la Norvěge est Helsinki... Cela est-il agréable ou désagréable? Tu n'as que ľembarras du choix. Prenons un loup, n'importe lequel. Deux enfants comme nous le regardent. Le premier le trouve beau et le deuxiěme le trouve laid. Pourquoi le premier enfant trouve-t-il le loup beau? Parce que le loup est brun, a les yeux brillants et les oreilles pointues. Pourquoi le deuxiěme enfant trouve-t-il le loup laid? Parce que le loup est brun, a les yeux brillants et les oreilles pointues. C. Q. F. D. J'ai détruit d'avance par ce petit exemple tous les arguments que tu pourrais produire pour détruire ma théorie... Inachos, sans rien entendre, continue de gémir, de se mor-fondre et d'etre bourrelé de remords. Jesuisbutée. Je reprends ab ovo tout mon exposé. Au fond, le désordre de l'äme de Inachos n'est pas mon affaire. Mais je veux l'en tirer : il m'agace. — Que ceux qui voudraient étre heureux osent l'étre! Aimerais-tu étre heureux, Inachos? Oui? Eh bien sois-le! Tu aimerais trouver la vie agréable, Inachos? Trouve-la agréable! Oů est la difficulté? Les raisons qu'on a de trouver la vie agréable et celieš qu'on a de la trouver désagréable sont les mémes. Tu n'as qu'á te rappeler le loup... — Ou as-tu pris ce que tu me dis? — J'ai lu une tonne de paperasse sur le sabéisme, tonne que Faire Faire et moi avons trouvée dans une crypte, en France, pres de la frontiěre italienne. Je viens de mentir. Entre mentir et ne pas mentir, je choisis mentir. Entre faire quelque chose (mentir) et rester plantée lä á ne rien faire (ne pas mentir), je choisis faire quelque chose. II y a un bateau ä ta portée. Le prendras-tu ou le laisser as-tu lá? — D'ailleurs, Inachos, tu n'as pas commis une erreur en 167 répondant « Copeníiague». Ce qui compte, c'est ce qu'on veut dire, non les paroles dont^pa se sert pour le dire. Les mots ne sont qu'un moyen, qu'un outil. Question : Quelle est la capitale de la Norvěge? Réponse : La capitale de la Norvěge est la capitale de la Norvěge. Par « Copenhague», tu as voulu dire «la capitale de la Norvěge », non «la capitale du Danemark ». Oú est l'erreur? Je' secoue le hamac du fond duquel Inachos ne me donne plus ta réplique. Bien en vain! II dort, comme un loir croque-noisetteš. II n'a pas ľair plus heureux qu'avant de s'endormir. Si le but de ta vie n'est pas de tout dominer, tu es fou. 71 Nous avons enlevé Asie Azothe et, au Canada, enlever quelqu'un coůte au minimum quinze ans de prison. Nous sommes devenus criminels. Maintenant, nous ne pouvons plus tergiverser. Nous sommes menaces ďemprisonnement : nous devons fuir. Nous sommes des hors-la-loi: nous sommes partis; pour ne pas perdre notre Uberte, nous devrons pour toujours nous tenir en dehors de cela ďoú nous avons tou-jours réve de partir. Done, tout va pour le mieux. Des poli-ciers nous cherchent, de vrais policiers, des policiers munis de revolvers qui tuent. Je me sens délivrée, soulagée, légěre comme une plume. Le rapt de Asie Azothe m'a fait sortir de la Milliarde, m'a exilée. La Milliarde m'a vomie : jene suis plus dans son ventre, je n'étouífe plus. Nous sommes menaces ďemprisonnement et je suis heureuse. Que serait-ce si j'avais tue, si j'avais été menacée de pendaison? Que n'ai-je pas tue un de ces scouts? 168 72 II fait noir comme dans un cercueil. Ľhélicoptere lanqé á notre poursuite passe au-dessus de nous sans nous voirr II fait en vain éclater des bombes rouge vin. Oů allons-nous? Nousresterons fiděles ä notre vieux projet. Nous longerons la Ouareau jusqu'á Montreal, d'oü nous nous rendrons á Saint-. Jean par train. De Saint-Jean, d'ou nous verrons ľocéan comme je vois ma main, nous pourrons marcher jusqu'au littoral sans risquer de nous fourvoyer. Aprěs... ADieu vat! En nous évadant du camp de vacances, nous avons vole de l'argent (pour prendre le train) et deux boites de chocolat de deux livres. Comme Asie Azothe est malade, nous avons dů mettre deux jours pour átteindre le comptoir de la Compagnie de la Baie de Hudson, qui n'est qu'á une quinzaine de milles de Saint-Anségise. Aprěs avoir longuement étudié la question, Inachos et moi, nous avons decide que Asie Azothe n'est pas victime de sa fiěvre, mais qu'elle en est coupable. Ce que sa maladie lui mérite, ce ne sont pas des attentions délicates et de la pitie, mais bien des reproches virulents. Nous n'irons pas jusqu'á la brusquer, jusqu'aux voies de fait, mais nous lui ferons sentir sans equivoque que son etat est une épine á nos pieds. Nous avons cessé d'etre des enfants. Nous sommes des Uaikoakores maintenant. — Tu es ľombre de toi-méme. Réagis! Est-ce que ľombre d'un poirier porte des poires? Ľombre d'un rosier fait-elle fleurir des roses juteuses, violacées, rebondies et fermes? Guéris! Refertilise avec du sang cette ombre de toi-méme que tu es devenue! Habite-toi de nouveau! 169 73 Nous marchons dans le soleil. Nous avons rallié le mur de soutěnement. Ľhélicoptere lancé á notre poursuite sinue sous les nuages pendant que son ombre sinue dans l'eau. Nous ne nous occupons pas inutilement de cette espěce d'oiseau. S'il fait signe de se poser, nous ferons comme hier : nous irons nous cacher dans la forét dont la vegetation est si haute qu'elle projette son ombre jusque dans la riviere. Inachos me suit et il precede Asie Azothe. Je suis premiere de cordée, pour ainsi dire. Malgré le tintamarre dont je suis victime de la part de ľhélicoptere, j'entends comme si eile était la mienne la respiration siŕflante de Asie Azothe. Les bouteilles vides qui fleurissaient sur le talus ont crü et se sont multipliées. J'en casse autant que je peux. Asie Azothe est trop malade pour avoir seulement envie ďen casser. Et ľétat de cette derniěre inquiěte trop Inachos pour qu'il en casse. Au comptoir de la Compagnie de la Baie de Hudson, nous nous sommes vus dans un journal. Nos visages figuraient côte ä côte sur une largeur ďune dizaine de colonnes. «fillette kid- NAPPÉE. LES DEUX JEUNES RAVISSEURS SONT DES DEBILES MEN- TAUX DANGEREUX. le piRE est a CRAINDRE!»Asie Azothe ne se plaint pas. Elle ne dit pas un mot plus haut que ľautre. Nous n'entendons ďelle que les allées et venues pressées de son souffle. Elle n'ose méme plus tousser. Soudain, eile crie, ce qui fait crier aussi fort le pauvre Inachos. Une fois de plus, eile est tombée et eile s'est évanouie. Je la saisis par la téte, Inachos par les pieds, et nous la portons dans la forét. L'ombre fraiche des pins gigantesques la ranimera. — Si l'ombre fraiche des pins gigantesques ne la ranime pas... — Si l'ombre fraiche des pins gigantesques ne la ranime 170 pas, tant pis, qu'elle meure! Je ne suis tout de méme pas pour la forcer á vivre. Celle qui boude un si beau soleil ne mérite tout simplement pas ďen étre ľinvitée. — Tu n'es qu'une grosse sans-coeur, lode Ssouvie! Peu importent les mauvaises plaisanteries et les mauvais plaisants. Je connais Asie Azothe par coeur, jusque dans l'in-timité de ses neurones : c'est mon privilege d'amie. Je sais que ma fermeté ne lui fera que du bien. Nous la déposons sur un tapis de mousse d'une epaisseur et d'une douceur inouies. Reprenant connaissance, eile vomit. Je fixe un regard attentif sur ce qu'elle a expulsé. De peine et de misěre, j'y identifie des cucurbitins. Me voilá fixée! La mine réjouie, j'attire ľattention de Inachos sur ma découverte. Nous nous y connaissons en cucurbitins. Nous avons souífert tenement de fois du ver solitaire, qu'il pourrait méme s'agir pour nous, en cette matiěre, de veritable competence. II confirme mon diagnostic. Nous éclatons de rire, tous les trois. Le ver solitaire fait rire... Est-ce que le ver solitaire est parfois, ne serait-ce qu'exceptionnellement, mortel? Aussi-tôt, nous nous rembrunissons. Pendant que Asie Azothe se repose en grignotant un morceau de chocolat, nous partons á la recherche de matiěres colorantes. Nous voulons avoir ľair de vrais Uaikoakores. D'ailleurs, pour ce propos, nous avons lissé nos cheveux avec de la glaise. La terre mélée ä nos cheveux nous fait un casque épais et lourd que nous nous montrons fiers de porter. Les fleurs ordinaires, comme les baies, le sang et le charbon de bois, se sont avérées ineffi-caces, d'un effet trop éphéměre. Nous cheminons entre les conifěres gargantuesques en révant de fleurs ayant des outres remplies d'encre pour corolles. Je me vois ouvrir lafermeture eclair d'un pétale plein de rouge indélébile, d'un autre plein de jaune inalterable, d'un dernier plein de vert ineffacable. — Si nous pouvions attraper une pieuvre, nous aurions du noir. J'ai lu que... — Tais-toi. Les pieuvres sont pélagiques, done hors de notre portée. 171 Et moi qui préche ainsi le sérieux et le realisme, je laisse á la folie de mon logis tout loisir. Je pénětre dans ľatelier de Toulouse-Lautrec. Je m'y baigne dans des cuves dont cha-cune déborde d'une nuance diíférente de chacune des cou-leurs de ľarc-en-ciel. Je vois, passant en vitesse d'une cuve dans une autre, des gouttes ďorangé, puis des gouttes de fuchsia, puis des gouttes de cinabre, tomber en masses de mes cuisses et se rompre comme des gouttes de mercure en frappant le planchér. Inachos ne comprend rien aux péripéties rocambolesques de cette aventure imaginaire. II ne connait pas plus de Toulouse-Lautrec qu: de Utamaro. Nous ne trouvons pas de pétales gonflés de couleurs liquides. Nous revenons les mains vides pres de Asie Azothe. lis attendent mon signal pour se remettre en route. Je me sens découragée. La fraicheur, la sérénité et les parfums de la forét m'accablent insupportablement, ont, sournoisement, peu ä peu, sapé toutes mes forces, toute ma determination, toute ma férocité. Tout est si bon, si hospitalier...! Ma volonte implacable de tout hair et de me venger de tout n'était-elle pas une grassiere erreur, la plus stupide injustice? Pendant que dans ma téte Toulouse-Lautrec peint á grands coups de brasse des zěbres en rose et des cacatoěs en gris, mon cceur se gonfle et mon menton tremble spasmodiquement. J'ai envie de pleurer. Les voix en moi crient : « Merde! Merde!» si fort qu'elles m'étourdissent. Asie Azothe est la premiere ä éclater. Bientôt, nous pleurons tous les trois, á qui mieux mieux, comme des bébés. Je pleure lafacecontreletroncd'un mélěze maigre et pourri, l'enlacant de toute ma force, ou arrachant des morceaux de son écorce. Sous l'enveloppe friable, des xylophages blancs un moment apercus disparaissent affo-lés dans leurs galeries. Sous mes bras, le bois cede, mollit, se meut peu á peu en chairs épaisses, tendres et chaudes, en ventre de mere. Que fais-tu sur le mont Everest, espěce de grosse valétudinaire? 172 74 — «II était un petit satyre, il était un petit satyre, qui menait Lili sous les peupliers, qui battait Gigi á grands coups de pieds...» Asie Azothe nous a appris sa chanson. Nous la chantons en choeur á tue-téte. Hier, nous nous sentions las et perdus comme les personnages des romans d'aujourd'hui. Aujour-d'hui, nous sommes rapides et fiers comme des mustangs. Nous marchons au milieu de la riviere, qui coule ici entre deux files de maisons qui vont se rapprochant. Nous crevons de faim, mais nous jouissons de cela. Bientôt, au centre de ľombre dont les sagittaires couvrent les rives, quelques ficaires brilleront de tout leur jaune. Et nous foncerons vers le bouquet qu'elles formeront en nous appliquant des crocs-en-jambe, nous nous jetterons sur elles comme des joueurs de hockey sur la rondelle, nous les déracinerons avec force, nous nous arracherons leurs tubercules que nous croquerons á toute vapeur avec volupté, nous nous arracherons leurs fleurs pour enduire par frottement nos visages de leur sang. Chaque rive, ä perte de vue, est couverte par un toit de sagittaires imbriquécs. Les sagittaires ne bougent pas. Celles que nous écrasons en courant froufroutent, croassent, crissent. Quand on se met á plat ventre et qu'on regarde comme il faut sous la surface égale et sans rupture formée par la feuille unique de chacune, on voit des cloitres, des corridors et des labyrinthes traces par des colonnes blanches. Étienne Brůlé descendit la Susquehanna, seul, en canot, jusqu'á la baie ou il fonda Yorktown. A Stymphale, Heracles extermina, seul, avec ses mains, une race entiěre d'oiseaux gigantesques ä bee et ailes de fer. De tels exemples stimulent l'instinct d'emulation, fouettent l'orgueil, fortifient. Sur les 173 trois pointes du cap Horn, nous fonderons Inachospolis, Asie Azotheville et lode City. Quant aux aeroplanes et á leurs semblables, nous les exterminerons, nous mettrons leurs ailes et leurs bees en capilotade et nous briserons leurs moteurs en deux sur nos genoux : ils passeront un mauvais quart d'heure. Parrhasios brossera nos portraits avec sept couleurs nouvelles. Praxitěle taillera nos statues dans du marbre d'Afghanistan. F.-X. Garneau chantera nos exploits. Tu n'as qu'á bien te tenir! 75 Trois fois ľhélicoptere a atterri, trois fois nous avons échappé á ceux qui en sont sortis. Cependant, nous qui aimions les narguer, agiter cranement les bras á leur adresse, nous sommes assagis. La forét, qui pouvait presque instanta-nement nous servir.de refuge s'est trop écartée de notre voie et les maisons devenues fort nombreuses, nous cernent de trop pres. Nous n'avancons plus que lorsqu'il fait noir. Mais nous n'avons pas poussé le manque de témérité jusqu'ä changer de direction. Nous longerons la riviere, jusqu'au bout, advienne que pourra! Nous passons la partie éclairée du jour enfouis étroitement dans ľun de ces gros boyaux de zinc ondulé qui passent sous la chaussée et s'égouttent par les barbacanes du mur de soutěnement. Cest pendant ces tongues heures de repos force que nous nous racontons les histoires les plus fantastiques, que nous formons les projets les plus audacieux, que je sais le mieux leur parier de Heracles, Étienne Brůlé et Faire Faire. L'air est trop chaud et il stagne : nous suffoquons, nous sommes presque étouffés. Nous ne pouvons circuler qu'en rampant. Nous sommes assis dans un pied ďeau fétide et d'une grande varieté d'immondices. Tout cela ne nous fait relati- 174 vement rien, n'a d'effets sur nous que physiques. Nous nous racontons des histoires qui ne tiennent pas debout et que nous forgeons á mesure. Nous rappeler qu'en restant sagement enfermés dans ces conduits impossibles nous dépistons le vautour á rotor ronronnant (ľhélicoptere) nous inspire plus de courage que suffisamment. Aussi, nous lisons. Si, au hasard de notre marche, nous trouvons des pages de livres et de jour-naux, nous les plions sans les regarder le moindrement et Inachos les serre dans ses poches. Cest notre facon de mettre, en prevision des tongues attentes que seraient sans cela les journées, des surprises en conserve. Les textes en anglais sont l'objet d'ameres deceptions. Nous n'avons rien contre les Anglais mais nous ne comprenons rien ä ce qu'ils écrivent. Lautre jour, d'ailleurs, tout ce que nous avions ramassé était en ce jargon. Hier, nous sommes tombes sur tout le premier fascicule de ľédition in-quarto de La Theorie du rayonnement et les quantas du genial Paul Langevin : notre surprise a été aussi grande et agréable que si, en plein desert, nous étions soudain arrives devant un cerisier dont nous aurions vu, sous la charge trop lourde des fruits, toutes les branches se rompre. 76 Les maisons sont á deux pas; ce qui nous permet de nous emparer sans danger des pintes de lait et des chopines de lait que le laitier laisse sur le gratte-pieds des perrons tôt le matin. Des enfants jouent sur la plage. Vont-ils nous remar-quer? Nous les observons, appréhendant chaeun de leurs gestes. Un, soudain, mü par quelque malsaine curiosité, s'approche. Voici qu'il a introduit sa téte dans la barbacane, qu'il nous voit. Nous sommes perdus. Mais nous connais-sent-ils? Que vont-ils faire? Ils se réunissent en conseil ä 175 la facon des joueurs de football. lis discutent ferme. lis ont decide d'attaquer. Armes jusqu'aux dents, ils chargent. Occupant les deux bouches de ľégout, ils nous assiěgent, á coups de cailloux, de mottes, de bouteilles, de flěches et de lances. L'un deux a introduit une perche dans le boyau et en bat frénétiquement le metal : c'est le tonnerre á chaque coup; d'autres tympans que ceux de nos oreilles n'y résisteraient pas. Les cailloux qu'ils nous Iancent, nous les leur relancons aussitôt. Les flěches qu'ils nous Iancent, nous les leur relancons. Ceux qui sont armes de lances nous les Iancent; nous les leur relancons. Tout projectile aussitôt recu est aussitôt retourné. Ils rient, jubilent, hurlent. Nos ripostes ne les atteignent méme pas : elles n'ont d'autre effet que celui de rendre facile leur réapprovisionnement en munitions. Ils nous Iancent des injures. Nous serions bien fous de ne pas faire comme eux. — Gamins! Galopins! Morveux! Faute de pouvoir rien faire de plus positif, nous nous faisons un devoir de protéger Asie Azothe. Accroupis de chaque côté ďelle, lui servant de bouclier comme de parados, nous interceptons tout ce qui pourrait la toucher. Notre tir" est pitoyable, deplorable, ridicule. C'est á peine si, en roulant et se trainant, leurs projectiles peuvent revenir ä nos agres-seurs. L'espace est tellement réduit que nous ne pouvons presque pas mouvoir nos bras. Comment pourrions-nous lancer quoi que ce soit avec force et precision? Ils se sont arrétés de nous bombardér. Que sont-ils en train de mijoter? Nous nous préparons au pire. Soudain, le cercle de blancheur qui termine chaque bord de notre terrier est obstrué. Ils veulent nous asphyxier! lis ont bouché les deux ouvertures avec des boites de carton pleines d'herbe verte auxquelles ils sont en train de mettre le feu. Des deux côtés, de lourdes vagues ďune fumée blanche et acre roulent, s'avancent. Déjá, nous toussons comme des pinsons. Asie Azothe se tord et s'étrangle, pleure et crie á s'en mettre la gorge en sang. 176 — Je ne peux plus respirer! Je ne peux plus vivre! J'ai le visage noyé de larmes de nausée et d'angoisse. Presque toutes mes forces m'ont quittée. Je ne peux plus m'empécher de tousser : c'est comme si ma langue voulait se vomir. Je suis presque évanouie. Tout s'est passé si vite! Plus une seconde á perdre... Réagir... II me semble que je bouge, que je travaille. Mais tout cela se passe dans mon imagination. Asie Azothe, je m'en rends compte soudain, a cessé de gémir et de se débattre. Cette constatation, tragiquement, me galvanise. II faut coůte que coůte que nous tentions une sortie. D'ailleurs, qu'avons-nous done á perdre? — Allons-y, Inachos! Sortons vite d'ici! Ne fonce surtout pas téte premiere: tu te feras crever les yeux s'ils se remettent ä tirer des flěches. En d'autres mots, fonce ä reculons! Fonce ä reculons de ton côté; je fonce á reculons du mien. Inachos, m'entends-tu? M'entends-tu, Inachos? — Oui! Oui! La fumée empéche de respirer et de voir mais n'empéche pas ďentendre! II y a encore quelque chose de change. La fumée, aussi épaisse, continue de glisser, mais les cris qui ľanimaient ne ľaniment plus. Oú sont passes nos ennemis? Un air plus pur commence á s'insinuer dans mes narines. — Nous arrivons! dis-je ä Asie Azothe que je tire par les pieds le plus vite possible, son visage, comme tout le reste de sa personne, trainant dans la plus laide boue du cosmos. Des mains me saisissent aux chevilles. Merde! Les mains tirent irrésistiblement. Que puis-j e faire? Je rue! J'émerge dans la lumiěre, dans toute ľimmensité ensoleillée. Ce n'est pas un de nos assaillants qui m'a attrapée. C'est une femme. Je ne vois pas tout de suite son visage. Elle me prend, me soulěve, me porte á bout de bras et, pivotant follement dans les joncs, me fait tourner. C'est nulle autre que Faire Faire. Elle est seule. Elle ramasse le livre qu'elle a posé par terre avant de me saisir aux chevilles. Elle nous dit qu'elle n'est l'agent de personne. Elle n'est pas venue en dénonciatrice mais en complice. Elle trouve 177 beaux nos cheveux casques de glaise, beaux nos visages chines de jus de plantes. Elle me trouve changée, allongée. Elle nous enferme touš les trois dans ses bras, bien qu'elle ne connaisse Inachos et Asie Azothe ni de Ěve ni de Adam. Elle nous serre trěs fort contre ses handles. Elle n'est l'agent de personne; eile le repete et le souligne. Elle s'est lancée á notre recherche aussitôt que Saint-Anšégise a signále le rapt. Elle dit, sans pré-ciser, qu'elle a lancé nos limiers sur de fausses pistes. Les larmes aux yeux, eile insiste: eile n'est pas plus sycophante qu'une fente, pas plus délatrice que Lili de la Trice. Elle est venue nous trouver ä titre d'aspirante, de disciple. Elle veut que nous ľadoubions. Nos ennemis seront les siens. D'ail-leurs, eile n'aura plus d'autres ennemis que les nôtres. Elle nous aidera ä les débusquer, ä les déculotter, á déclinquer íeurs frégates, á défoncer leurs sous-marins. 77 Nous avons rallié hier notre paroisse, mais nous ne nous y sommes pas arrétés. Nous avons parcouru en dix jours ce que, á ľaller, nous avons parcouru en un seul. Quelle odyssée! Rue Notre-Dame, nous attirons ľattention des automobiles. Elles ne peuvent s'empécher de ralentir avant de s'éloigner pour toujours. (Est-il permis de s'exprimer ainsi?) Faire Faire sait oú se trouve la gare. Ah! si nous ne ťavions pas, grosse valétudinaire!... Ce qu'elle porte religieusement sous son bras : Les CEuvres completes de Émile Nelligan. Cest tout ce qu'elle conserve de son passe. Elle a sacrifié le reste ďun seul geste. N'est-ce pas assez chou pour toi? Est-ce que tu ne trouves pas cela kiki comme tout? — Sauf ce recueil, j'ai envoyé tout paitre. Adieu, seaux, taches, torchons...! Nous ne prétons qu'une petite attention á ce qu'elle dit. 178 Qu'elle est bien intentionnée, nous le savons : eile nous ľa dit cent fois. — J'étais la maitresse du directeur du comité directeur de Mancieulles... Asie Azothe ľinterrompt. — Sa maitresse... Qu'est-ce que tu lui apprenais? — Peu importe. H suffit que lode comprenne. De toute facon, c'est grace ä cet homme que j'ai pu te kidnapper sans avoir á faire face á la justice, il y a deux ans. II a su faire tout ce qu'il fallait pour que tout ait ľair regulier. D'ailleurs, je sais pourquoi tout a rate. Je me suis attribué ton role : je t'ai enlevée au lieu de me faire enlever par toi. Emparez-vous de moi! Volez-moi! Et adoubez-moi! Est-elle folle? Qu'est-ce qui fait trembler sa voix? Est-ce la peur? Est-ce la passion? Est-ce qu'en eile tout s'est effon-dré? Ou est-ce qu'en eile, comme en nous, tout a repris feu? Elle me témoigne une admiration terrible. Elle me traite de Lady Macbeth, de Boadicée, de Amalasonte, de Judith. — Toi, tu n'as pas peur de ťériger en république, en empire, en individui Touš les autres ontpeur, femmes comme hommes, adultes de vingt-cinq ans comme adultes de quarante-cinq ans! Elle vante sans vergogne les avantages de sa collaboration. Elle sera simple soldát : c'est eile qui se battra, qui les battra, et nous qui commanderons. Elle sait guérir et empoi-sonner. Elle peut lancer le poids aussi loin que le marteau. Elle connait le grec et ľespagnol. Elle peut conduire une automobile comme personne. — Et je connais des noms de villes d'une sonorité si riche que le coeur se contracte jusqu'á devenir petit comme une olive quand on les entend pour la premiere fois. Prenez, par exemple, Bobo-Dioulasso... — Tu ne me feras rien prendre que je ne veux pas. — Prenez Joué-les-Tours, Dobrouisk, Foukouaka... Rendue á bout de superlatifs, eile se met ä aíiabuler. Elle afíirme étre dans les bonnes graces des gardiens de touš les 179 Y phares de toute la côte du Honduras britannique et connaitre aussi bien que Josephine connaissait Napoleon les gardiens de tous les phares de tous les autres pays du littoral de l'Atlantique. — Qu'est-ce qu'ils ont tant, ceux du Honduras britannique? — Tu es béte comme tes pieds, Asie Azothe! Asie Azothe et Inachos huent Faire Faire. lis la traitent de robinet ďeau tiěde, de diseuse de mots insignifiants, de soprano de syllabes muettes. Moi, qu'elle a instruite et déniai-sée, je la comprends et la defends. Je leur commande de se taire, de la laisser dire ce qu'elle veut dire comme eile veut le dire. Elle a quitté le directeur du comité directeur de Mancieulles parce qu'il est bouché á ľémeri. Par exemple, il traite de bluette l'auvre de Nelligan. Nelligan et le palais dont il n'a pu décrire que les téněbres qu'il a vues derriěre ses fenétres la seule fois qu'il s'en soit approché sont tout, c e qui lui reste. Elle aime mieux les morts que les vivants et Nelligan est, de tous les morts qu'elle connait, celui qu'elle préfěre. Inachos, notre sous-chef, a été chargé de la caisse contenant ľargent vole á Saint-Anségise. Ayant compté cet argent, il demande ä Faire Faire s'il y en aura assez pour acheter quatre tickets bons jusqu'á Saint-Jean du Nouveau-Brunswick. — Voler! Mes chers petits... Voler... Vous avez vole : vous avez fait comme les hirondelles, les moineaux, les colibris, les aigles... — ... Les balles, les fusées. Faire Faire n'exprime qu'un seul regret, qui a ľair trěs vif, celui de ne pouvoir porter, sur son dos ou sous un bras, des orgues comme celles que chaque cure a. Elle nous aurait, de temps en temps, joué de petits airs. — Au cours de nos peregrinations, lors des heures de repos, je vous aurais joué... non du Bach, car la confiance sereine qu'on retrouve dans tout Bach et qui a ľair de la joie n'est que béte assurance, assurance monotone et froide comme celle 180 qu'on peut sentir dans les cliquetis de toutes les machines électroniques... mais du Arcadelt. Je me vois ausommetd'un mont chauve, au perdant de la marée. Je vous vois en bas, au pied, bercés tous les trois par les accords de Arcadelt comme par un seul moise et vous endormant. Ah! le seul mot orgue me ferait mourir de désir! Nous passons, sans lui lancer un coup d'ceil, devant le petit gratte-ciel oů Lange demeure et oú Ina demeure peut-étre encore, et nous nous en éloignons sans nous retourner. Je sens (je ne le vois pas) le sommet de ľédifice familier dépasser les toits qui ľentourent. Que risquons-nous? Si Lange se montre recalcitrant ou hostile, empécheur de voyager en rond, nous le jugulerons et le trouerons de balles. Allons le voir une derniěre fois! Faire Faire, avec force, s'oppose. — Cest inutile : cet individu, vous l'avez déjá vu une derniěre fois. Ce sera vainement difficile! La derniěre fois est toujours une fois de trop. Dans tous les cas, c'est ľavant-der-niěre fois qui aurait du servir de derniěre fois. — Si la derniěre fois est toujours une fois de trop, ľavant-derniěre fois en devenant une derniěre fois devient elle-méme une fois de trop... O. K.? Faire Faire cesse de s'inscrire en faux et nous suit. Qui frappe? lode cherie! Qui ouvre? lna! Mis ä part un brusque recul de tout son étre moins ses pieds, eile n'a pas ľair trěs surprise de nous trouver derriěre la porte. — Ah!... c'est vous. Je croyais que c'était le garcon de la pharmacie. Elle ne semble pas trěs au courant du rapt et de tout. Elle traite, en la voyant, Faire Faire de femme. — Qu'est-ce que c'est que cette femme? Elle ne nous fait pas entrer : eile nous laisse passer. — Si c'est Lange que vous venez voir, il est parti et il ne sera pas de retour avant neuf heures demain soir, heure du debut de la petite surprise-partie que j'ai organisée en l'hon-neur de personne et de rien du tout et á laquelle je vous invite cordialement. 181 — Et si c'est toi que nous venons voir, maman... maman... maman... Je dis « maman » avec l'air de dire « grosse valétudinaire », comme en crachant. Son peignoir est entrouvert de telle sorte qu'on peut voir tout ce qu'une femme doit cacher. — Est-ce dans cette tenue qu'il faut que les reines recoivent les commissionnaires, maman? — En Amérique, ma fille, les reines et les commissionnaires sont traités avec les mémes égards. D'ailleurs, en Amérique, ceux qui «traitent» ont été commissionnaires ou sont fils de commissionnaires. Nous décidons ďattendre Lange. Nous sommes vannés. Attendons Lange et, en ľattendant, dormons. — Quand le garcon de la pharmacie arrivera, envoyez-le dans ma chambre. Et dites-lui de ne pas avoir peur de me réveiller s'il me trouve endormie. L'amoür!... Faire Faire est forte en gueule. Cigarette au bee, aprěs avoir réconcilié touš les ennemis (y compris Jeanne Politique et Genevieve Morale), eile se concilie les faveurs de touš. II y a du monde plein ľappartement (qui est mal éclairé). Tout á ľheure, la porte n'était pas assez grande (on pense á La Porte étroite de André Gide) pour laisser passer á mesure qu'ils se présentaient ceux qui arrivaieht. On s'embrasse derriere moi, devant moi, á ma gauche, á ma droite. On m'embrasse. Partout on se bécote. Cela commence par un baiser et finit par un bébé. II n'y a rien sur la planéte comme une surprise-partie! La biere et le vin coulent á flots. Les nougats et les pralines volent. — La vie ne vaut pas la peine d'etre vécue. Soyons done tous de bons vivants! Faire Faire tire une table au milieu de la piece, se met debout dessus et se met á aboyer La Romance du vin. — « O si gai que j'ai peur ďéclater en sanglots! » Pendant qu'elle est applaudie, bissée, trissée, eile décharge en direction du plafond un revolver dont on ne sait d'oú il sort. 182 Un gros laid me prend dans ses bras et se met á timber au rythme du cha-cha-cha que ľélectrophone crie. Viens danser avec moi, mon petit chou! Un autre petit affreux lěche le visage de Asie Azothe comme la chatte lěche son petit. Mais, la langue du lécheur ressemblant bien plus ä celie ďune vache qu'á celie d'une chatte, ma comparaison est loin d'etre juste. II n'y a rien au monde comme l'affection. Ina et son compagnon dansent en marge du cercle dans lequel les autres dansent. C'estun jeunehomme trěs beau qui, comme tous les jeunes hommes trěs beaux, a l'air de n'avoir dans la tete que la phrase « Je suis beau ». II fait une chaleur suffo-cante, une temperature ä s'en essorerlescheveux.il y en a qui ont enlevé presque tous leurs vétements. Le cavalier de Ina est entré ici vetu comme Christophe Colomb au seuil de la derniěre etape de ľescalade du mont Himalaya et il n'a rien enlevé. II n'a retire ni ses moufles grosses comme des raquettes, ni sa casquette fourrée, ni ses bottes fourrées. II est trěs grand. La téte de Ina, comme un animal qui a peur, se cache sous l'un des amples collets de ľespece de carrick double et triplé de laine qu'il porte avec un air qui dit clairement qu'il veut que ľinsouciarice avec laquelle il le porte passe pour de l'esprit. Pourquoi Lange, juché sur un escabeau, rote-t-il á pierre fendre si roter est aussi impoli qu'on le dit? Comment Faire Faire peut-elle rire de si bon coeur avec la Milliarde si eile est aussi écoeurée de celle-ci qu'elle prétend? Asie Azothe pleure et gigote comme une grotte : un militaire que personne ne songe ä réprimander ľa étendue sur ses genoux, a baissé sa culotte et lui administre, en riant comme un gaur, une fessée. Ofl n'a plus les soldats qu'on avait. — Qu'est-ce qu'il avait á te battre comme cela? — Je ne sais pas... II m'a demandé de le peigner. Je lui ai répondu :« Comment voulez-vous que je vous peigne, monsieur : vous étes sans cheveux? »Alors... Aie! Ouie! Un saint-bernard, sortant en jappant comme un grain de sable d'oo ne sait oú, la mord soudain au talón et ne veut pas la lächer. 183 — Sortons ďici, rille! Sortons vite d'ici, lode! Je prends entre mes mains comme un vase étrusque son visage noyé de larmes. II brůle. — Restons ici, rille. Restons. Cela nous endurcira. Et den n'est plus souhaitable pour nous qui sommes á la veille de tomber sur un littoral que ce qui sclerose. Elle pleure de plus belle, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. — Ne m'abandonne pas! Viens avec moi dehors! Nous reviendrons! Allons dehors! Pour une minute! Dehors! J'ai peur! J'ai peur! Yo temo! * Nous nous assoyons sur le trottoir. Nous étendons nos jambes sur ľasphalte comme dans ľeau ďune riviere. Elle renifle et hoquette de moins en moins. Sous les chinures de sue de fleurs, la päleur de son visage reprend peu á peu son éclat. Elle ne dit rien. Elle frotte lentement ses jambes. Je ne dis rien. Je regarde le double train flamboyant des automobiles descendre et montér la pente de la rue transversale. — Tu n'es qu'une petite pleurnicheuse. Tu mériterais que nous te laissions tomber. Tu as huit ans. Moi, á ton äge, il y avait belle lurette que j'avais cessé de pleurnicher. J'ai bien envie d'appeler ton frěre ainé pour lui demander de venir te chercher, te reprendre dans ses gros bras poilus. Ce serait vite fait ďailleurs : il y a un édicule téléphonique juste derriěre nous. Entre deux gros bras poilus on n'a peur de rien. Et quand on n'a pas peur, on s'ennuie. Et s'ennuyer, e'est banal et vulgaire. Et ce qui est banal et vulgaire, e'est ce qu'il y a de mieux pour les petites pleurnicheuses. Est-ce que Faire Faire les a tous hypnotises? Ce ne serait pas au-dessus de ses forces. Je l'ai vue, au cours de notre voyage en France, hypnotiser (dans des circonstances diffé-rentes) un gendarme, un mareyeur, une femme plombier et un Espagnol. Debout sur la table, gesticulant, comme au moment de ľaccouchement ľhéro'ine du film Les enfants ne * Suédois pour : « J'ai peur». (Note de I. Bergman.) 184 naissent pas faciletnent, eile les apostrophe. Elle ne parle pas : eile crie de toute sa gorge. — Vos viandes sont raides, métalliques! Faites qu'elles deviennent tendres! Reposez-vous! Arrétez-vous de courir comme des faons devant des chiens! Assoyez-vous! Rien ne vous menace! II n'y a pas de danger! Reposez-vous autour de moi! Ils lächent ďénormes soupirs de soulagement et s'assoyent docilement sur le plancher de facon á former cercle autour de la table. — Faites que vos oreilles deviennent poreuses, qu'elles laissent entrer mes paroles! Ouvrez-vous assez grand pour que le monde trouve place en vous, pour que les arbres, les maisons, les pays et le ciel puissent entrer en vous comme une automobile dans son garage! Faites un assez grand vide en vous pour tout accueiUir! Devenez assez vastes pour tout englober! Le chätiment de ceux. qui ne peuvent pas tout englober est d'etre englobés par tout! Mais étre vaste et vide ne suffit pas! Mais n'étre que tendre est végéter! Sollicitez! Vous avez bien entendu : Sollicitez! J'ai dit : Sollicitez! A genoux,tous! Docilement, ils se mettent tous ä genoux. — Priez! Implorez! Sollicitez ces fleurs, ces oiseaux, ces tables, ces chaises, ces hommes, ces femmes! Face contre terre, tous! Demandez! Suppliez! Suppliez-moi! Abreuvez-moi ďappels, ďoraisons, ďinvocations! Ouvrez-vous que j'entre! Et que ce gouífre dont vous écartez les bords afin que j'entre exerce sur moi des tractions, avec des pinces, des dents et des ventouses! Que cette bouche grande comme tout le néant m'attrape avec des mains et que ces mains tirent! Lancez-moi des bras, des piěges, des filets, des lassos! Ne soyez pas muets comme des entonnoirs! Appelez! Appelez! Criez : «Faire Faire! Faire Faire! Faire Faire! » Ne soyez pas inertes comme des entonnoirs! Aspirez-moi comme les aspirateurs aspirent la poussiere! Aimez-moi que je puisse vous vaincre sans coup férir! Ne défendez pas vos ämes! 185 Ne vous battezpas! Livrez-vous! J'ai horreur de répandre le sang! Brůlez vos drapeaux! Mon drapeau est assez grand pour que toutes les nations de la terre marchent dessous! Tous, les larmes aux yeux, ils tendent, aussi haut qu'ils peuvent, leurs bras vers Faire Faire qui, s'étant payé leurs tétes tout le long, éclate de rire. — Voilá! Cest fait! Je vous domine! Je suis la reine et vous étes les esclaves! Maintenant, mangez tous de la merde! Tout est rentré dans l'ordre. Ils ont tous trouvé drôle de se trouver á plat ventre sur le plancher quand Faire Faire les a reveilles. Van der Laine (qui a du faire son entree pendant que j'étais dehors avec Asie Azothe) danse avec une femme qui doit peser quatre cents livres, une puce qui mesure six pieds et qui est plus large que haute, et il est soul, comme tout le monde. Faire Faire danse avec Ina. Celle-ci ne semble plus éprouver le mépris qu'ä leur premier contact eile n'a pas cache á celle-lá. Se parlant et se souriant plus que dansant, elles sont, de toute evidence, en train de devenir une paire d'amies aussi poignante que celle qu'incarnaient Clark Gable et Errol Flynn dans There is nothing wrong with homosexuality when it does not look like homosexuality *. Les personnes sur lesquelles Faire Faire jette son devolu n'ont qu'á bien se tenir! Les yeux grands comme des joueurs de basket-ball et fixes comme ce qui fixe dans un fixatif trěs bon, Inachos regarde Asie Azothe, qui s'est couchée dans la boite-patěre (une boite-patěre est une boite grande comme un lac oú on depose ses vétements ďextérieur en entrant dans une maison munie ďune boite-patěre) et s'est endor-mie. II faut dire qu'á ľheure qu'il est la surprise-partie dure depuis á peu pres deux jours. Comme tout le monde, j'ai bu. Mais je n'ai pas assez bu pour étre soůle comme tout le monde. Maintenant, c'est avec Van der Laine que Faire Faire danse. Elle embrasse goulúment son cou. Elle fait cela pour deux raisons : pour rire de lui et pour qu'il ne mette * Ľhomosexualité n'a rien de reprehensible quand eile n'a pas l'air d'en étre. 186 pas á execution son désir d'appeler la police. Pourquoi Van der Laine veut-il nous denoncer? Pour empocher les deux mille dollars de recompense? Non! Pour s'amuser? Non! Pour nous empécher de mettre á execution notre désir de parcourir le littoral de l'Atlantique d'un bout á l'autre? Non! Parce qu'il a peur qu'en ne nous dénoncant pas il finira par se faire accuser de complicité? Oui! Qui est-ce qui tout á coup entre dans l'appartement (qui est surpeuplé)? York! 79 York et Van der Laine nous accompagneront jusqu'á Saint-Jean. Ina, que Faire Faire continue de travailler (« On ne laisse pas tous ses enfants partir seuls avec une étrangěre et une bambine de huit ans pour le cap Horn, surtout s'ils sont recherchés pour le rapt de cette bambine! »), nous accompagnera peut-étre jusqu'au cap Horn. Quant au saint-bernard, qui suit Asie Azothe qui marche á reculons pour ne pas se faire mordre par surprise, nul n'a idée de ce qu'il a dans la téte. Avant de quitter l'appartement, oú aucun des nombreux invites ne nous a reconnus (nous sommes bien trop glaisés et coloriés pour qu'aucun étranger puisse faire le rapport entre nous et les photographies de nous qui circulent dans les journaux), nous avons entendu ceci á la radio : « La police a complětement perdu la trace de lode et Inachos Ssouvie. Nous ne vous rappellerons pas sans rough- que lorsque, pouvant les voir comme je vois mon microphone, eile les a survolés, eile aurait pu facilement trouver le moyen de mettre la main sur eux. Si eile (la police) ne change pas, il va falloir que nous fassions attention. C'est parce qu'elle a eu trop confiance en eile que les deux jeunes cri-minels ne sont pas derriěre les barreaux á ľheure qu'il est. 187 Ne faisons pas comme eile: n'ayons pas trop confiance en eile.» Le vendeur de tickets, sans trop se faire prier (« Si tu crois que c'est par plaisir que je vends des tickets, tu te trompes grossiěrement! ») a vendu á Inachos les sept tickets dont nous avions besoin. Les roues du train grincent. C'est comme si le train souffrait terriblement, comme s'il était vivant et qu'avant de se mettre á rouler il fallait qu'il s'arrache, se déracine. Je pars enfin! Ce n'est pas le ventre du train, mais le mien, que les rails déchirent! Faire Faire se lěve, va presser la fenétre de son visage. Soudain, dressée sur la pointe des pieds, eile lance un long cri de folie qui me délivre, qui décongestionne ma gorge de celui que j'allais devoir lancer. Elle retombe épuisée sur son fauteuil. Sa téte ploie son dos. — Je pars parce que je veux étre de quantité supérieure. Rester, c'est s'immoler, c'est donner á son äme tout le temps qu'il lui faudra pour féconder le seul arbre et la seule maison qu'on a. Partir, c'est se décupler, c'est embrasser chaque äme que fécondera en soi chacun des millions ďarbres contre lequel on s'appuiera, chacune des millions de maisons dans lesquelles on entrera. Mais je m'exprime mal. Écoutez plutôt, mes amis, ce que dit Rimbaud, en ceci supérieur á Nelligan ; «Un souffle ouvre des br ěches opéradiques dans les cloisons... » — Qu'est-ce qu'une « breche opéradique »? — C'est une sorte de trou oú des scenes plus fantastiques que celieš ďun opera se déroulent. 80 Le train file sur une plaine. Si tous les trains restaient enfermés dans leurs gares, la surface argentée de tous les rails deviendrait aussi brune de rouille que leurs flancs. Dans les courbes, nous pouvons voir á la fois la téte et la 188 queue du train. Le vent nous lance au visage des poussiěres de fer trěs piquantes et d'une odeur trěs äcre. La nuit vient. Un ä un les autres voyageurs de notre wagon descendent dans la cave de celui-ci, oú un lit blane assez grand pour que tous les chevaux du roi puissent y dormir ensemble s'étend. Enfin le dernier disparait. Nous faisons ouf. Les lampes-torchěres sont au nombre de cent. Fébrilement, nous éteignons toutes celieš qui sont restées allumées. II y a sept fenétres, une pour chacun denous,trois d'un côté du wagon et quatre de l'autre. Nous ouvrons fébrilement toutes celles qui sont restées fer-mées. Nous ne gardons que sept fauteuils, en placant un devant chaque fenétre. Les autres, nous les jetons par les fenétres. La nuit s'engouifre dans le wagon, faisant battre les rideaux de mousseline. Les téněbres se chassent les unes les autres; dans leurs tourbillons les cheveux de ceux qui ne sont pas casqués de glaise tourbillonnent. Nous sommes assis dans le vent noir, chacun devant sa fenétre, les femelles ďun côté les males de l'autre. Je suis placée entre Ina et Faire Faire : les interminables cheveux de l'une, trěs bruns, se mélent sur mon visage aux interminables cheveux de l'autre, trěs noirs. Le saint-bernard jappe de plus en plus. En cir-culant, les téněbres font entendre un bruit doux pareil ä celui que fait entendre en battant la flamme d'un grand feu. Le chien a cessé d'aboyer. Debout sur les pattes de der-riěre, s'appuyant contre l'appui de la fenétre de Asie Azothe, le museau humide et frémissant, il renifle de toute sa force ľair de moins en moins familier. Tout á coup, sans crier gare, il saute par la fenétre. — Qu'est-ce qui lui a pris? 81 Le train a vire de bord. Et pendant qu'il se prepare á par-courir en sens inverse la distance qu'il vient de parcourir, 189 ceux qui reviendront sur leurs pas et ceux qui continueront d'avancer s'embrassent. Ina est passée de notre côté : eile nous accompagnera jusqu'au bout. Sous la verriěre de la gare, dans une atmosphere de doute et de trouble, chacun fait de son mieux pour avoir ľair affectueux. Les accolades de York broient les os. Les baisers de Van der Laine arrachent les joues. Les larmes de Asie Azothe noient. Les seins de Faire Faire défoncent les poitrines. Une fois le train reparti je suis frappée comme par une revelation par la presence á nos côtés de Faire Faire et Ina. Que font-elles ici? Qui les a laissées s'introduire dans nos secrets ďenfants? Ľombre qu'elles projettent déjá sur le littoral détruit toute ľenvie que j'en avais et fait pousser á sa place un mépris et un déses-poir tels que jamais je n'en ai connu. Je les regarde fixement, sentant en moi tout s'écrouler, mes yeux piquant comme quand on ne peut pas s'empécher de se mettre ä pleurer. Adieu salut! Adieu redemption! Je marche derriěre eux vers ľocéan, souífrant comme Leda quand le cygne a introduit en eile son long bee emmanché d'un long cou, étant sure de me tromper, ayant la certitude de marcher vers ma perte. Nous sommes assis devant ľocéan. II pue á s'en boucher le nez. U étend jusqu'á nos pieds une nappe transparente pleine de morceaux de poissons pourris qu'il ravale aussitôt. — Nous y sommes. Soyons-y! DU MÉME AUTEUR nrf ĽAVALÉE DES AVALÉS LE NEZ QUI VOQUE