Marie Ndiaye BIOGRAPHIE Née en été 1967, dans le Loiret, en France, d'une mere beauceronne et ďun pere sénégalais, c'est ä l'äge de 17 ans qu'elle publie son premier roman, Quant au riebe avenir, aux editions de Minuit. Apres des études de linguistique ä la Sorbonne, eile obtient une bourse de l'Académie de France, dont eile est pensionnaire pendant un an ä la Villa Médicis de Rome. Son roman Roste Carpe reeoit le prix Femina en 2001. Elle aussi l'auteure, notamment, de Un Jamale, Un temps de saison, Ľa S ordere, Tous mes amis. Elle entre dans l'univers du theatre avec sa piece Hilda, en 1999. Avec Papa doit manger, monté par André Engel en 2003, eile devient la seule écrivain vivante ä figurer dans le repertoire de la Comédie-Francaise A propos de ses livres, étranges et réalistes, "d'un realisme exagéré", comme le dit Marie NDiaye elle-méme, on évoque volontiers les influences de Kafka, de Faulkner, de Bowles. La famille est souvent au centre de ses obsessions: reflet de la société, eile concentre tous les malaises et devient un lieu de perdition, de tension, de dénégation ou de destruction. Exclusion, dépossession, maltraitance de l'enfant, normalisation, filiation et inadéquation sillonnent obstinément son oeuvre. LA SORCIERE (traduit et publié en tchěque aux editions ARGO — juillet 2007) Résumé : Lucie n'est pas une sorciěre talentueuse. Ses deux filles, elles, se révělent extrémement douées, au-delä des pretentions et des espoirs de Lucie qui n'aspirait qu'ä en faire des sorciěres efficaces. Quant ä la mere de Lucie, son génie est absolu. Mais qui sont les corneilles ? Est-on plus libre, de prendre la place des oiseaux, leur forme et leur aspect, et d'imiter leur cri ? Extrait: I PREMIERE PARTIE Quand mes filles eurent atteint l'äge de douze ans, je les initiai aux mystérieux pouvoirs. Non pas tant, mystérieux, parce qu'elles en ignoraient ľexistence, que je les leur avais dissimulés (avec elles, je ne me cachais de rien puisque nous étions de méme sexe), mais plutôt que, ayant grandi dans la connaissance vague et indifferente de cette realite, elles ne comprenaient pas plus la nécessité de s'en soucier ni d'avoir, tout d'un coup, ä la maitriser d'une quelconque facon, qu'elles ne voyaient ľintérét pour elles d'apprendre ä confectionner les plats que je leur servais et qui relevaient d'un domaine tout aussi lointain et peu palpitant. Elles ne songěrent pour-tant pas ä se rebeller contre cet ennuyeux enseignement. Elles ne tentěrent méme pas, certains aprěs-midi ensoleillés, d'y couper sous quelque pretexte. Je me plaisais ä croire que, cette docilité chez mes filles peu dociles, mes jumelles fulminantes et impulsives, je la devais ä la conscience qu'elles avaient peut-étre, malgré tout, la, d'une obligation sacrée. Nous nous installions ä ľabri des regards de leur pere, au sous-sol. Dans cette grande piece froide et basse, aux murs de parpaings, fierté de mon mari pour son inutilité méme (vieux pots de peinture dans un coin, c'était tout), je tächais de leur transmettre l'indispensable mais imparfaite puissance dont étaient dotées depuis toujours les femmes de ma lignée. Les jours d'été, les cris et les rires des petits voisins nous parvenaient de leur pelouse toute proche, la lumiére tombant du soupirail en rais obliques sur le ciment oú nous étions assises semblait s'évertuer ä vouloir tirer Maud et Lise d'une application dont elles ne pouvaient comprendre le but, et elles s'acharnaient cependant, sourcils obstinément froncés, leurs petits visages, semblablement studieux et butés dans ľeffort, tendus vers moi avec un touchant désir de venir ä bout de ľénigme, une patience confiante - certaines qu'elles étaient, depuis leur trés jeune äge, que leur tour viendrait de posséder mes dons, certaines et s'en moquant. Lorsque, la séance finie, j'essuyais le sang sur mes joues, épuisée, elles s'approchaient parfois de la petite fenétre ä barreaux pour crier aux copains d'ä côté : Ouais, ouais, on vient !, puis elles filaient, identiques et toutes brunes dans leur short, leur maillot de rugby ä rayures, aprés un baiser désinvolte et tendrement condescendant sur mon front en sueur. Ren de ce que je venais de leur apprendre, je le savais, ne serait dévoilé aux petits congénéres. Le secret de leurs pouvoirs était jugé par mes filles strictement intime en méme temps que fondamentalement inintéressant. En d'autres temps, elles en auraient éprouvé une legere honte. Mais, pratiques, sereines, volontaires, intensément décontractées, avides et, envers ľexistence, revendicatrices en toute innocence, elles n'avaient que trés peu de pudeur, étaient rarement génées par quoi que ce fiit. Ces intelligentes petites barbares, mes filles, en cela me stupéfiaient. Ľhiver, le sous-sol était sombre et glacé, une lueur grisätre percait difficilement le verre dépoli, mais elles s'attaquaient toujours vaillamment, s ans méme récriminer contre ces conditions materielles de leur apprentissage (alors qu'en toute autre situation elles protestaient avec virulence děs que leur aise semblait devoir étre imperceptiblement mise ä mal), au travail ardu que constituait l'assimilation de notre puissance particuliěre. Je n'avais que trés peu de mots ä prononcer. II fallait qu'elles m'observent et, par tout leur étre, de l'ensemble de leur petite personne issue de la mienne, intěgrent le douloureux processus de la divination. Assises en tailleur, elles se tenaient le menton dans leurs poings serrés et me fixaient sans presque ciller, m'embarrassant parfois, me forcant ä sourire, ä plaisanter, ce ä quoi elles ne répliquaient que par davantage de sérieux et une sévérité impatiente qui traduisaient aussi le peu de credit que mes filles accordaient ä toute forme d'humour, vaguement considéré comme superflu. Elles apprenaient rapidement, ä la méme vitesse l'une et ľautre. Aprés onze mois, les premieres larmes de sang coulěrent sur leurs joues le méme jour, et, tandis que je m'enthousiasmais, bruyamment pour masquer mon emotion, de cette preuve immuable que Maud et Lise avaient acquis ä leur tour la capacité de voir dans le futur et dans le passé, aprés tout un cortege d'aieules plus ou moins talentueuses dont la plus ägée et peut-étre la plus douée était ä ce jour ma propre mere, mes filles, elles, comme déjä blasées, séchaient calmement leurs joues d'un mouchoir en papier, soupiraient de satisfaction d'arriver tout de méme ä la fin de ces lecons. - Ce n'est pas pour dire, Maman, mais, vraiment, toutes ces conneries..., fit alors Maud, et ce rut leur seule facon de saluer leur | entrée commune dans ľimmémoriale procession des femmes aux pouvoirs occultes. L'idée me vint qu'elles n'y croyaient peut-étre pas 1 tout ä fait. Leur geste pour se nettoyer le visage avait eu quelque chose de tranquille, soulagé et définitif, comme si, la ceremonie enfin passée, il était hors de question qu'elles soumettent jamais encore leur esprit pratique, curieux de connaissances tangibles et fructueuses, ä d'aussi stupides exercices. - Vous savez, ce don peut étre utile dans la vie, dis-je, voulant flatter leur goůt de ľefficacité. Mais je n'allai pas plus loin. N'ayant moi-méme qu'une faible aptitude, juste assez de puissance, semblait-il, pour que le don ne rut pas perdu, qu'il perdurät par mes soins, je ne pouvais leur donner l'exemple d'aucune situation oú celui-ci m'eut rendu service. En vérité, c'est un pouvoir ridicule que je possédais, puisqu'il ne me permettait de voir que l'insignifiant Avec force douleur je mettais en branie ma technique de divination, ou de vision retrospective, mais, aussi grave que put étre le sujet, je n'apercevais que des details sans importance, révélateurs de rien du tout: la couleur d'un habit, ľaspect du ciel, une tasse de café fumant délicatement tenue par la personne sur qui je fixais mon regard extralcide... Marie NDiaye, Ľa S ordere, Paris, Minuit, 1996, pp. 9-14. LA REVUE DE PRESSE Jean-Baptiste Harang {Liberation, 5 septembre 1996) On croit réver Méme lorsqu'eile parle du quotidien le plus plat, Marie NDiaye tient de Dieu sail quel diable des recettes secretes qui enchantent son écriture. « Au loin, le titre, Ľa Sordere, une enseigne equivoque qui attire comme tout ce qui effraye, on s'approche, la premiere phrase tentatrice : " Quand mesfilles eurent atteint táge de dou^e ans, je les initial aux mystérieux pouvoirs. " On va plonger, mais non, la deuxiěme phrase infranchissable comme un garde-fou tente de nous preserver du naufrage : " Non pas tant, mystérieux, pane qu'elles en ignoraient 1! existence, que je ks kur avals dissimuks (avec elks, je ne me cachais de rien puis que nous étions du méme sexe), mais plutôt que, ay ant grandi dans la connaissance vague et indifferente de cette réalité, elks ne comprenaient pas plus la nécessité de s'en souáer ni ď avoir, tout d'un coup, ä la maítriser ď une quelconque fa^on, qu'elles ne voyaient ľintérét pour elks d'apprendre ä confectionner les plats que je leur servais et qui rekvaient d'un domaine tout aussi lointain etpeupalpitant. " Voilä, trop tard, la phrase est lue, relue, comprise peut-étre, le seul obstacle qui aurait pu nous sauver, la rambarde est sautée, a sauté, et le courant empörte le lecteur sans appel jusqu'au terme, lä oú le fleuve Jette au saut du réve ses dormeurs ahuris. Marie NDiaye n'est pas une sorciěre, mais eile tient de Dieu sait quel diable des recettes secretes qui enchantent son écriture d'une invisible magie. On y suppose un charme depose, hypnotique, qu'aucune analyse ne peut déceler, qui s'échappe du moindre prélěvement avant que le critique ne le porte au laboratoire, comme de l'eau entre ses doigts, un charme qui contraint celui qui n'a pas saisi sa chance de s'en détourner ä s'y noyer. II ne laisse aucune trace chimique, il ne sent pas la sueur, il n'est pourtant que du travail, du pur travail ďécrivain. II n'y a pas de trucage. Ce philtre-la ne connait pas de dépistage. La sorciěre s'appelle Lucie, c'est une piětre sorciěre, ďune lignée de femmes sorciěres, eile a le don de voir un peu de passé, un peu d'avenir, vague, et du present d'ailleurs, flou. Lucie entretient ce don mediocre pour pouvoir le transmettre ä ses jumelles délurées, Maud et Lise, afin que rien ne se perde. Les deux en feront un usage désinvolte et talentueux entre prévoir s'il y aura du Coca au goůter et se transformer en espiěgles corneilles. Et disparaítre. L'exercice ne coůte que quelques larmes plus ou moins rosies de sang, selon le talent et la longueur de l'effort, sang que les chipies balayeront d'un revers de manche insouciant. Mais le livre de Marie NDiaye n'est pas un conte de fee, c'est la vie d'aujourd'hui, concrete, banale, douloureuse, incohérente, oú étre sorciěre n'est qu'un avatar, un pretexte ä l'exclusion, comme une couleur de peau, un odeur de chou, pour celle qui n'use pas de son don comme d'un pouvoir. La sorciěre dit la vie des banlieues dans une ville moyenne, les pavilions ä ľidentique, les credits, les fins de mois, les pizzas surgelées, les femmes trop grosses en jogging et les VRP cravatés comme des pendus. La voisine tyrannique et envahissante, la belle-soeur maquillée comme une affiche, la belle-měre et son tablier ä fleurs. Des parents séparés qu'aucun amour ne pourra rapprocher. Des supermarchés, des zones artisanales déambulées comme des gares vides. Des automobiles trop chěres et trop briquées. Des noms de réves comme Chäteauroux ou Poitiers. La vie des gens. L'argent mal gagné, mal garde, mal perdu, et la tristesse acceptée de la sorciěre mal aimée. Marie NDiaye exerce ä ce niveau de réalité, avec une simplicitě aigué jusqu'ä la drôlerie, un art de décrire sans jugement et sans caricature qui ä lui seul, sous la plume d'un autre, ferait un livre remarqué et louable. Mais Lucie est une sorciěre, sa lucidité et sa capacité ä ľubiquité catalysent une douleur blanche, reconnue et acceptée. Et si les choses décrites sont reelles, le mode du récit transforme ce réel en vertige tangible, et ľacuité, la lucidité de ľextralucide Lucie (et, partant, du lecteur) en angoisse. Le récit avance comme ľon réve. Au debut, pour nous endormir, la réalité, méme lestée d'un peu de sorcellerie admise, s'adresse ä la pensée discrete de celui qui cherche le sommeil, eile est étale, acceptable comme une histoire, puis imperceptiblement, par la magie qu'on a dite, la méme histoire se poursuit quand ľétat de veille nous abandonne, notre frénésie ä tourner les pages est une illusion d'éveil, un acte somnambule tandis que le récit progresse ä un rythme que seul le réve permet: les personnages peuvent changer de lieu, de silhouette, de metier, de famílie, sauter des semaines ou des pages, se transformer en oiseaux ou en escargots, on les reconnait entre mille, on accompagne ces glissements, ces collisions, tenus ailleurs pour des incoherences, elles sont ici admises en evidences, on sait bien qu'il suffit de bouger dans le lit ou deviner ľaboiement d'un chien ä travers son sommeil pour que notre réve change de lieu, de temps, d'espoir, sans pour autant se briser ou se défaire. Ainsi écrit Marie NDiaye, directement dans les réves, avec un aplomb tel qu'on ne s'en apercoit pas. On croit le réve sur parole, on aura beau se frotter les yeux, éreinté comme celui qui dort dans le réve d'un autre, il restera patent, flagrant, manifeste, comme le plus court chemin pour dire ce que Marie NDiaye avait ä dire. Dire que la marge est étroite, la liberté bordée de néant, que le sectarisme guette, que le pouvoir des uns est le regard des autres, que les faibles et les forts courent dans la bouche de l'ogre, que les generations dérivent loin les unes des autres comme des continents ennemis, indifférents, et que la faille écartéle ceux qui se résignent trop tard. Dire que la sorciěre est toujours abandonnée. Dire qu'il n'y a pas de sorcellerie, que c'est juste une facon de dire les choses. Qu'on ne se méprenne pas, La Sordere n'est pas un réve, c'est un veritable roman qui ne s'oublie pas comme les réves s'évanouissent, une vraie histoire, sinon une histoire vraie, qui force le lecteur ä l'admettre, comme on admet les réves. A la fin, Lucie 2 est seule, son petit don de voyance inapte au bonlieur de survivre, tout est perdu au point que le lecteur chagrin se demande s'il était bien nécessaire de laisser Lucie faire. » HILDA (traduit et publié en tchěque aux editions DILIA) Résumé : Mme Lemarchand se met en quéte d'une femme de peine, qui aura pour täche ä la fois de s'occuper de la maison et des enfants, et de ľaider ä supporter la mortelle longueur des journées. Mme Lemarchand jette son dévolu sur Hilda dont eile a entendu dire beaucoup de bien. En premier lieu, qu'Hilda est parfaitement belle de visage et de corps. Puis, qu'Hilda ne fume pas, ne prend pas de medicaments. Mme Lemarchand n'a pas ľintention d'exploiter Hilda, ni méme de la regarder comme sa bonne. Mme Lemarchand est une femme de gauche. Elle veut éduquer sa servantě, la former ä la chose politique, lui apprendre ä penser. Mais, Mme Lemarchand va se heurter ä la resistance d'Hilda, inexprimée mais sourdement hostile. Cette muette et sotte rebellion, eile fera tout pour la vaincre, pour le bien d'Hilda. Elle aimera sa bonne contre son gré et tentera de la faconner et de la modeler, éventuellement de ľimiter. Extrait: I MME LEMARCHAND. - Que voulez-vous ? FRAN CK. - Je suis Meyer. Les petits travaux. On m'a dit de me presenter aujourd'hui. MME LEMARCHAND. - Oui, Oui... Mais, fmalement, monsieur Meyer, fmalement peu importe les petits travaux. Je me suis laissé dire que vous avez une femme qui ferait mon affaire. J'espere que votre femme est disponible, j'espere qu'elle est courageuse et dure ä la täche, et propre, propre surtout. Je ne supporte pas autour de moi ce qui ressemble, de pres ou de loin, ä du laisser-aller. Mais on m'a dit que votre femme est propre et vaillante et qu'elle s'appelle Hilda. Est-il exact qu'elle s'appelle Hilda ? Comment cela est-il possible ? Hilda. FRAN CK. - Cest bien le prénom de ma femme, oui. MME LEMARCHAND. - Celie que nous avions jusqu'ä present s'appelait Monique. Et nous avons eu Francoise, Consuelo, Brigitte, Yvette, Francoise, Brigitte. Jamais aucune de nos femmes ne s'est prénommée Hilda, jamais. Hilda. Voilä pourquoi je vous ai appelé avant tout autre, car vous savez que ma liste est longue de toutes les families auxquelles je peux offrir cet emploi, ici, dans notre petite ville. Aucune femme n'a jamais refuse de travailler pour nous. Cela ne se produira pas. Nous sommes des gens cultivés, monsieur Meyer, et profondément sensibles ä la détresse humaine. Aussi je veux Hilda. FRAN CK - Nous ne sommes pas dans la détresse. MME LEMARCHAND. -Je le sais bien, je le sais bien. Cest une facon de parier. Etre dans la géne ou étre dans la détresse n'est qu'une question de graduation sur ľéchelle des difficultés, n'est-il pas vrai ? Je veux porter secours ä Hilda, pour peu qu'elle soit vaillante et raffinée. On dit d'Hilda qu'elle est bien éduquée, polie, parfaitement convenable. Je veux ľaider. Je lui offre cette place chez moi. FRANCK - II faudra voir. MME LEMARCHAND. - Qu'est-ce qu'il faudra voir, monsieur Meyer ? Dites-moi, Franck, ce qu'il vous faudra voir pour vous decider. FRANCK. - Les enfants. II faut s'organiser. MME LEMARCHAND. - Les enfants ne sauraient étre un obstacle pour me céder Hilda, Franck. La crěche peut les accueillir, je me suis renseignée. II n'y a aucun probléme. Hilda, en venant chez moi le matin, les depose dans cet endroit trěs agréable, fort bien concu, et les récupěre le soir en me quittant. Hilda est-elle chez vous en ce moment, Franck ? FRANCK. - Elle est lä. MME LEMARCHAND. - Dites-lui que vos enfants seront mieux ä la crěche qu'ä la maison toute la journée, persuadez-la de ceci au moins. Cest la vérité. Qu'Hilda sache bien qu'elle compte déja beaucoup pour moi et que je la veux absolument. Qu'elle m'entende. Est-ce qu'elle m'entendra ? FRANCK.-Je lui dirai. MME LEMARCHAND. - La crěche recevra vos deux enfants, ils me l'ont assure. Je sais tout et je me suis occupée de tout. Mais il me faut une femme immédiatement. La éniěme Brigitte que nous avions a dů rentrer au Mali. On ne lui a pas permis de rester et d'obtenir des papiers. Cest une honte que ces lois. Cette Brigitte était trěs correcte, travailleuse, modeste. Cependant Hilda lui sera supérieure, j'en suis convaincue, en grace et en efficacité. Brigitte se plaisait chez nous mais eile a dů rentrer au pays, alors je ne veux maintenant de femme que Francaise et je veux Hilda. Hilda. Je suis fatiguée des Paulette et des Marie-Thérěse et, par ailleurs, il me faut absolument quelqu'un, une femme de corvée et de devoir, une femme de service. Je ne peux vivre sans une femme de ce genre ä la maison. Ces femmes, monsieur Meyer, que j'emploie, font de moi leur esclave, puisque je ne peux me passer de les avoir. A quoi ressemble Hilda ? FRANCK. - A quoi ? MME LEMARCHAND. - On dit qu'Hilda est assez belle, Franck. Je vous appelle Franck. Est-elle belle ? FRANCK. - Hilda ? Oui. MME LEMARCHAND. - Et encore ? FRANCK. - Voüä. 3 MME LEMARCHAND. - Comment sont ses yeux, ses cheveux, sa silhouette ? Est-ce qu'elle n'est pas un peu trop grosse ou maladivement maigre ? Les femmes ďici, de notre petite ville, et surtout celles qui viennent me voir pour un entretien ďembauché, sont souvent dans 1'excěs de maigreur ou dans 1'excěs de poids, et cela m'irrite de devoir constater ä chaque fois qu'elles se laissent mener par les fantaisies de leur organisme. Me comprenez-vous, Franck ? Je veux une femme sérieuse, une femme qui se contrôle et se soucie de son aspect. Ma femme de servitude devra veiller sur ma maison et sur mes enfants. Comment le fera-t-elle avec conscience si eile ne peut déjä veiller sur son propre corps ? Trop de ces femmes sont immorales, depressives, insouciantes, terriblement insouciantes. Je veux une tenue de ľesprit et de Failure. Je veux Hilda. Qu'elle retienne bien tout cela. Mais je verrai bientôt comment eile est faite. On dit que son corps est reste beau, Franck. ________________________________________________________________________Marie NDiaye, Hilda, Paris, Mnuit, 1999, pp. 7-12. LA REVUE DE PRESSE Tiphaine Samoyault (Fa Quin^aine ättéraire, ler février 1999) Theatre de la cruauté « Aprěs ľextraordinaire román qu'est Ľa Soraere, publié en 1996, Marie NDiaye revient sur le devant de la scene avec un dialogue théätral non moins fort, qui évoque avec une violence inouie les relations de subordination sociales et affectives. Au-delä de ľévidence du propos politique, le texte dessine en six sequences un personnage énigmatique, Hilda, auquel il finit par ressembler. Madame Lemarchand a entendu parier d'Hilda et Hilda est la femme qu'il lui faut pour s'occuper de sa maison, de ses enfants, de son menage, de son linge et de son jardin. Elle aura Hilda. Elle veut Hilda pour les sonorités de son prénom étrange, eile veut Hilda pour sa minceur, ses cheveux longs, son équilibre mental. Les enfants d'Hilda iront ä la crěche et Hilda ira chez Madame Lemarchand. Cest ainsi que, dans la premiere scene, eile explique la chose au mari d'Hilda : aprěs avoir connu toutes les nationalités, touš les prénoms, toutes les domestiques possibles, "je veux maintenant une femme qui ne partira pas, une servantě definitive". Madame Lemarchand se sent bonne, ses bonnes intentions sont ä la mesure de ses convictions généreuses (eile et son mari sont inscrits au parti radical) : " Hilda aura la chance de servir che% des gens de gauche. Nous avons des domestiques, comme tout le monde, mais nous n 'oublions jamais de les élever, par la parole, jusqu'ä nous. Je n'oublierai pas qu'Hilda est ma servantě par accident, et nonpar nature. " Mais la sincérité de Madame Lemarchand est aussi sa monstruosité, car Madame Lemarchand est malheureuse. Elle pourrait étre trěs drôle si eile n'était qu'une caricature sociale. Mais Marie NDiaye se garde bien de la limiter ä cela. Elle en fait une femme névrosée, qui ne supporte pas plus de s'occuper de ses enfants qu'elle ne se supporte elle-méme, une femme que son sentiment de culpabilité, lié ä une peur panique de l'abandon, conduit ä la lisiěre de la folie. La confusion qu'elle opere entre avoir et aimer entraine ďemblée la relation dialectique du maitre et de l'esclave sur une pente déréglée. Elever l'autre par la parole, c'est l'instrumentaliser autrement, tenter de ľaliéner etroitement. " Autant qu'il est possible, Franck, j'éleve leur visage jusqu'au mien, le visage de mes domestiques, Franck, jusqu'au visage de la patronne que je suis bien fiorcée d'etre. Feur visage est ä la hauteur de mon visage et mes paroles sont bienveillantes. C'estpourquoije veux que kur visage sou beau, comme k reflet du mien. " Le texte superpose ainsi progressivement un discours de la servitude sociale et des relations d'esclavage affectif qui conduisent ä l'identification et ä l'outrage. La thématique de ľattachement (" Hilda m'est attachée, Franck, méme si elk ne m'aime pas") relie évidemment les deux fils, au point d'etre relayée par la question du reflet, qui réifie encore davantage le rapport. Madame Lemarchand veut faire d'Hilda sa chose, sa poupée, la déshabiller, lui couper les cheveux, lui passer ses propres vétements. Elle veut traiter Hilda comme eile le faisait des petites danseuses qu'elle collectionnait autrefois, avant son mariage. Elle use de touš les moyens pour qu'Hilda lui ressemble, obéissant ainsi ä son désir inconscient de ressembler ä Hilda. L'ayant ä la fin débarrassée de ses cheveux, de sa substance, de son mari, de ses enfants et de sa voix, Madame Lemarchand a pris Hilda, eile est devenue Hilda. " ]'ai laissé pousser mes cheveux et ils ont maintenant la méme longueur exactement qu'avaient ks cheveux d'Hilda avant que je ne les lui coupe. " Plutôt que de décrire une situation reversible oú la maítresse deviendrait la servantě, Marie NDiaye déporte ľanalyse du côté de ľapprofondissement psychologique de plusieurs énigmes individuelles. Socialement, chacun reste ä sa place tandis qu'affectivement tout est change. Ľénigme principále se noue pourtant en Hilda qu'on ne voit jamais tout au long du texte, qui est littéralement sans voix. Ľintensité du dialogue tient ainsi dans la disparition progressive d'un personnage qui n'apparait jamais, ä la destruction programmée d'un étre dont on se demande ä la fin s'il a jamais existé, ä l'aphasie d'un corps sans voix. Hilda est une énigme, Hilda est une idée que le texte serre de facon de plus en plus violente, jusqu'ä l'effacement. Grace au jeu des dédoublements, Madame Lemarchand la bien nominee a regie ainsi des échanges problématiques : il n'y a plus, ä la fin, ni rapport sexuel ni relation d'argent. Madame Lemarchand ne se sent plus offensée, eile a tout avalé. Ľécriture porte de bout en bout ce theatre de la cruauté et de ľaliénation, et chaque phrase y a un avers et un revers, une surface que la profondeur ride, comme les étres qu'elle fait parier ou se taire. » 4