Paul HAZARD (1878-1944) La crise de la conscience européenne 1680—1715 Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, collaborates bénévole, Courriel: ppalpantuqac.ca Dans le cadre de la collection : " Les classiques des sciences sociales " dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http : //www.uqac.ca/Classiques des sciences sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliotheque Paul -Émile Boulet de ľ Universitě du Québec ä Chicoutimi Site web : http : //bibliotheque.uqac.ca/ Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 2 Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, collaborateur bénévole, Courriel: ppalpantuqac.ca ä partir de : LA CRISE DE LA CONSCIENCE EUROPÉENNE de Paul HAZARD (1878 - 1944) Le livre de Poche, collection references, Paris, 1994, 444 pages. T edition : Boivin et Cie, Paris, 1935. Polices de caractěres utilisée : Times, 12 et 10 points. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5x11" Edition complétée le 15 aoüt 2005 ä Chicoutimi, Québec. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 3 TABLE DES MATIERES Table des matiěres analytique — Index de noms [ess: table succinte pour liens: Preface PREMIERE PARTIE : Les grands changements psychologiques I. De la stabilite au mouvement. — II. De ľancien au moderne. — III. Du midi au nord. — IV. Hétérodoxie. — V. Pierre Bayle DEUXIĚME PARTIE : Contre les croyances traditionnelles I. Les rationaux. — II. La negation du miracle, les comětes. les oracles et les sorciers. — III. Richard Simon et ľexégese biblique. — IV. Bossuet et ses combats. — V. Leibniz et la faillite de ľunion des églises. TROISIĚME PARTIE : Essai de reconstruction I. L'empirisme de Locke. — II. Le déisme et la religion naturelle. — III. Le droit naturel. — IV. La morale sociale. — V. Le bonheur sur la terre. — VI. La science et le progres. — VII. Vers un nouveau modele ďhumanité. QUATRIĚME PARTIE : Les valeurs imaginatives et sensibles I. Une époque sans poesie. — II. Le pittoresque de la vie. — III. Le rire et les larmes. Le triomphe de ľopéra. — IV. Les elements nationaux. populaires. instinctifs. — V. La psychologie de ľinquiétude. ľesthétique du sentiment, la métaphysique de la substance, et la science nouvelle. — VI. Ferveurs CONCLUSION] Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 4 PREFACE Quel contraste ! quel brusque passage ! La hierarchie, la discipline, Vordre que ľ autorite se charge ď assurer, les dogmes qui rěglent fermement la vie: voilä ce qu 'aimaient les hommes du dix-septiěme siěcle. Les contraintes, ľ autorite, les dogmes, voila ce que détestent les hommes du dix-huitiěme siěcle, leurs successeurs immédiats. Les premiers sont Chretiens, et les autres antichrétiens; les premiers croient au droit divin, et les autres au droit naturel; les premiers vivent ä ľaise dans une societě qui se divise en classes inegales, les seconds ne rěvent qu 'égalité. Certes, les fils chicanent volontiers les per es, s'imaginant qu'ils vont refaire un monde qui n'attendait qu 'eux pour devenir meilleur: mais les remous qui agitent les generations successives ne sujfisent pas ä expliquer un changement si rapide et si décisif. La majorite des Francais pensait comme Bossuet; tout ďun coup, les Francais pensent comme Voltaire : c 'est une revolution. Pour savoir comment eile s'est opérée, nous nous sommes engages dans des terres mal connues. On étudiait beaucoup le dix-septiěme siěcle, autrefois; on étudie beaucoup le dix-huitiěme siěcle, aujourd'hui. A leurs confins s'étend une zone incertaine, malaisée, oú ľ on peut espérer encore découvertes et aventures. Nous I'avons parcourue, choisissant pour la borner deux dates non rigoureuses : ď une part, les environs de 1680, et ď autre part, 1715. Nous y avons rencontre Spinoza, dont ľ influence commencait de s'y faire sentir; Malebranche, Fontenelle, Locke, Leibniz, Bossuet, Fénelon, Bayle, pour ne citer que les plus grands, et sans parier de ľ ombre de Descartes qui ľhabitait encore. Ces héros de ľ esprit, chacun suivant son caractěre et son génie, étaient occupés ä reprendre, comme s'üs eussent été nouveaux, les problěmes qui sollicitent éternellement les hommes, celui de ľ existence et de la nature de Dieu, celui de Větre et des apparences, celui du bien et du mal, celui de la Uberte et de la fatalitě, celui des droits du souverain, celui de la formation de ľ etat social — tous les problěmes vitaux. Que faut-il croire ? comment faut-il agir ? et toujours cette question surgissait, alors qu'on l'avait crue definitivement réglée : qui est Veritas ? En apparence, le grand siěcle se prolongeait dans sa majesté souveraine, et ceux qui se mélaient de penser et ďécrire n'avaient plus qu'ä reproduire les chefs-d'oeuvre qui venaient de naitre ä profusion. C'était ä qui composerait des tragedies comme Racine, des comedies comme Moliěre, des fables comme La Fontaine; les critiques épiloguaient sur la moralitě du poéme épique ou sur Vemploi du merveilleux chrétien; ils n'avaient jamais fini ď exalter la regle des trois unites, triomphe de ľ art. Mais dans le Tractatus theologico-politicus et dans /'Éthique, dans /'Essai concernant ľentendement humain, dans /'Histoire des variations des églises protestantes, dans le Dictionnaire historique et critique, dans la Réponse aux questions d'un provincial, se livrait un debat au prix duquel ces preoccupations miserables semblaient n'étre que j eux de vieillards fatigues, Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 5 ou d'enfants. II s'agissait de savoir si on croirait ou si on ne croiraitplus; si on obéirait ä la tradition, ou si on se révolterait contre eile; si ľhumanité continuerait sa route en se fiant aux mémes guides, ou si des chefs nouveaux lui feraient faire volte-face pour la conduire vers d'autres terres promises. Les « rationaux » et les « religionnaires », comme dit Pierre Bayle, se dis-putaient les ämes, et s'affrontaient dans un combat qui avait pour témoin toute I'Europepensante. Les assaillants I'emportaientpeu äpeu. Ľhérésie n'étaitplus soli taire et cachée; eile gagnait des disciples, devenait insolente et glorieuse. La negation ne se déguisait plus; eile s'étalait. La raison n'était plus une sagesse équilibrée, mais une audace critique. Les notions les plus communément recues, celle du consentement universel qui prouvait Dieu, celle des miracles, étaient mises en doute. On reléguait le divin dans des cieux inconnus et impénétrables; l'homme, et l'homme seul, devenait la mesure de toutes choses; U était ä lui-méme sa raison d'etre et sa fin. Assez longtemps les pasteurs des peuples avaient eu le pouvoir dans leurs mains; Us avaient promis de faire régner sur la terre la bonté, la justice, I'amour fraternel : or Us n'avaientpas tenu leurpromesse ; dans la grande partie dont la vérité et le bonheur étaient ľenjeu, Us avaient perdu : et done Us n'avaient plus qu'äs'en aller. II fallait les chasser s'ils ne voulaient point partir de bonne grace. II fallait, pensait-on, détruire ľédifice ancien, qui avait mal abrité la grande famille humaine; et la premiére täche était un travail de demolition. La seconde était de reconstruire, et de preparer les fondations de la cite future. Non moins impérieusement, et pour éviter de tomber dans un scepticisme avant-coureur de la mort, U fallait bätir une philosophie qui renoncät aux réves métaphysiques, toujours trompeurs, pour étudier les apparences que nos faibles mains peuvent atteindre, et qui doivent suffire ä nous contenter; U fallait édifier une politique sans droit divin, une religion sans mystěre, une morale sans dogmes. II fallait forcer la science ä n'étre plus un simple j eu de ľesprit, mais décidément un pouvoir capable d'asservir la nature ; par la science, on conquerrait ä n'en pas douter le bonheur. Le monde ainsi reconquis, l'homme ľorganiserait pour son bien-étre, pour sa gloire, et pour lafélicité de ľavenir. A ces traits, on reconnait sans peine ľesprit du dix-huitiěme siěcle. Nous avons voulu montrer, précisément, que ses caractěres essentiels se sont manifestes beaucoupplus tôt qu'on ne emit d'ordinaire ; qu'on le trouve tout forme ä ľépoque ou Louis XIV était encore dans sa force brillante et rayonnante ; qu'äpeu pres toutes les idées qui ontparu révolutionnaires vers 1760, ou merne vers 1789, s'étaient exprimées déjä vers 1680. Alors une crise s'est opérée dans la conscience européenne entre la Renaissance, dont eile procéde directement et la Revolution francaise, qu'eile prepare, il n'y en a pas de plus importante dans l'histoire des idées. A une civilisation fond ée sur ľidée de devoir, les devoirs envers Dieu, les devoirs envers le prince, les « nouveaux philosophes » ont essayé de substituer une civilisation fondée sur ľidée de droit : les droits de la conscience individuelle, les droits de la critique, les droits de la raison, les droits de l'homme et du citoyen. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 6 Trente-cinq années de la vie intellectuelle de l'Europe, qu'il était impossible de découper dans le temps sans tenir compte des années qui les ont suivies, et plus encore de celieš qui les ont précédées; des assises oú Von fit comparaitre ľhomme lui-merne, pour lui redemander s'il était né innocent ou coupable, s'il voulait parier sur le present ou sur ľéternité ; des idées si vivaces, munies d'une telle force agressive ou defensive, que cet autrefois n'a pas cessé d'agir, et que dans notre f agon de poser les problěmes religieux, philosophiques, politiques, sociaux, nous continuons pour une part ces grandes querelles inapaisées; des oeuvres massives et denses, écrites avec une prodigalité singuliěre par des gens qui se souciaient moins de la perfection de la forme que de ľefficacité et de l'abondance de leurs arguments; des oeuvres abstruses, théologiques, philosophiques: des rapports nombreux de pays ä pays, des passages, des contagions, des influences, des phénoměnes qui paraissent inexplicables dans leur milieu local, et qu'il fallait faire rentrer dans I'atmosphere européenne pour les pouvoir comprendre; des orientations ä trouver dans ce paysage montagneux, des lignes de faite, des routes et des senders; des caractéres ä dessiner, des physionomies ä saisir dans leurs traits familiers, dans leur colěre ou dans leur sourire : c 'était, ä n 'en pas douter, une lourde entreprise. Nous ne nous excuserons pas de ľavoir tentée. Car sans ignorer ce qui reste ä faire et ä refaire derriére nous, et tout en sachant bien qu 'on ne connait un arbre que par ľétude minutieuse des racines et des branches, nous pensons qu 'il est utile, quelquefois, de tracer des voies provisoires dans les confuses foréts f II y a des périodes lyriques : il est doux, lorsqu'on les étudie, ďécouter leurs harmonies, d'aspirer leurs effluves sonores, de se laisser conduire par leurs musiques subtiles jusqu'ä I'ineffable : toute la terre n'est plus qu'un chant. La periodě que nous avons abordée n 'est pas telle ; eile a ignore les cadences et les rythmes; eile a fait contresens sur la nature merne de la poésie; eile n'a pas connu le pouvoir des charmes. Ce n'est pas que les valeurs imaginatives et sensibles aient tout d'un coup disparu, ni que les humains aient cessé pour un temps de se livrer ä leurs jeux et ä leurs passions; nous avons marqué, au contraire, ä côté du travail de ľintelligence pure, la vie persistante des couleurs et des formes, et les contradictions du coeur. Ici le piétisme, ailleurs le quiétisme, nous ont révélé les aspirations et les frémissements de grandes ämes inquiětes que la raison ne contentait point, et qui cherchaient un Dieu d'amour. Mais ce mysticisme merne a contribué ä la crise de conscience qui caractérise essentiellement ľépoque. II a dénoncé ľalliance de la religion et du pouvoir, et échappant au contrôle des Églises orthodoxes, ne voyant dans lafoi qu'élan individuel et spontanéitéprimitive, Nous avons public, dans La Revue des Deux Mondes du 15 aoůt, du 1er et du 15 septembre 1932, dans la Revue de littérature comparée ďoctobre-décembre 1932, dans l'Europe centrale du 21 octobre et du 25 novembre 1933, divers fragments du present ouvrage. On ne les retrouvera ici que sous une forme sensiblement modifiée. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 7 brisant Vordre établi, il ajoué pour son compte le role ďélément novateur : de merne qu'on introduisit alors dans la société un ferment d'anarchie, en opposant la vertu primitive du sauvage aux erreurs et aux crimes de la civilisation. Ces années rüdes et denses, toutes remplies de querelles et d'alarmes, et lourdes de pensée, n'en ontpas moins leur beautépropre. A suivre ces vastes mouvements, ä voir les masses ďidées se désagréger pour se reformer ensuite suivant ďautres modes et ďautres lois, ä considérer nos frěres humains cherchant courageusement leur route vers leurs destins inconnus, sans jamais se laisser décourager ni abattre, on éprouve je ne sais quelle emotion retrospective. II y a de la grandeur dans leur obstination, dans leur acharnement; et si le propre de l'Europe, comme nous le montrerons, est de ne se contenter jamais, de recommencer toujours sa recherche de la vérité et du bonheur, U y a dans cet effort une beauté douloureuse. Ce n 'est pas tout. En étudiant la naissance des idées, ou du moins leurs metamorphoses; en les suivant le long de leur route dans leurs faibles commencements, dans la f agon qu 'elles ont de s 'affirmer et de s 'enhardir, dans leur progres, dans leurs victoires successives et dans leur triomphe final, on en arrive ä cette conviction profonde, que ce sont les forces intellectuelles et morales, non les forces materielles, qui dirigent et qui commandent la vie. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 8 PREMIERE PARTIE LES GRANDS CHANGEMENTS PS YCHOLOGIQUES Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 9 CHAPITRE I De la stabilite au mouvement Demeurer ; éviter tout changement, qui risquerait de détruire un équilibre miraculeux: c'est le souhait de ľäge classique. Elles sont dangereuses, les curiosités qui sollicitent une äme inquiěte; dangereuses et folles, puisque le voyageur qui court jusqu'au bout du monde ne trouve jamais que ce qu'il apporte : son humaine condition. Et quand il trouverait autre chose, il n'en aurait pas moins émietté son äme. Qu'il la concentre, au contraire, pour l'appliquer aux problěmes éternels, qu'on ne résout pas en se dissipant. Séněque ľa dit : le premier indice d'un esprit bien regle est de pouvoir s'arreter, et demeurer avec soi-meme; et Pascal a découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre. L'esprit classique, en sa force, aime la stabilite : il voudrait etre la stabilite meme. Aprěs la Renaissance et la Reforme, grandes aventures, est venue ľépoque du recueillement. On a soustrait la politique, la religion, la société, l'art, aux discussions interminables, ä la critique insatisfaite ; le pauvre navire humain a trouvé le port: puisse-t-il y rester longtemps, y rester toujours ! L'ordre regne dans la vie : pourquoi tenter, en dehors du systéme clos qu'on a reconnu pour excellent, des experiences qui remettraient tout en cause ? On a peur de l'espace qui contient les surprises ; et on voudrait, s'il était possible, arreter le temps. A Versailles, le visiteur a l'impression que les eaux elles-memes ne s'écoulent pas ; on les capte, on les force ä nouveau, on les relance vers le ciel: comme si on voulait les faire servir éternellement. Dans la deuxiěme partie du Don Quichotte, au chapitre XVI, Cervantes met en scene un gentilhomme au manteau vert, que le Chevalier de la Triste Figure rencontre sur sa route. Ce gentilhomme se hate vers son logis, ou il doit retrouver le bonheur avec la sagesse. II a du bien, sans exces; il passe sa vie avec sa femme, ses enfants, ses amis; ses divertissements favoris sont la chasse et la peche, mais aux equipages, aux faucons, aux lévriers, il préfěre un héron apprivoisé, une perdrix familiěre ; il possěde dix douzaines de volumes, qui lui suffisent; il dine quelquefois chez ses voisins, et quelquefois les invite chez lui: ses repas sont sans luxe et sans lésine. II aime une liberie raisonnable, la justice, la concorde ; il donne aux pauvres, en prenant garde de ne pas céder ä la vanité ; il täche de remettre en paix ceux qui sont divisés; il est dévot ä la Vierge, et plein de confiance dans la miséricorde infinie de Dieu. C'est ainsi qu'il se dépeint lui -meme ; et Sancho, tout ému, sautant ä bas de son äne, saisit le pied du gentilhomme et se met ä ľembras ser. « Que faites-vous la, mon frěre ?» — «Laissez-moi baiser votre pied, lui dit Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 10 Sancho, car vous me semblez le premier saint ä cheval que j'aie vu de ma vie. » Don Diego de Miranda, ľhomme au manteau vert, n'est pas un saint ; il est seulement chargé de préfigurer, en 1615, ľidéal de la sagesse classique. II ne méprise pas le Chevalier errant, et merne il conserve en son äme un certain goüt de ľhéroíque ; mais il se garde bien de le suivre sur les routes. II sait que l'existence ne peut rien fournir de plus heureux qu\ine harmoni e de ľesprit, des sens, et du coeur ; et puisqu'il a trouvé le secret de bien vi vre, il le garde ; il l'appliquera jusqu'ä son dernier jour. Mais tout passe ; son secret ne vaudra plus guěre pour ceux qui le suivront; et quand ses petits-fils arriveront ä ľäge ďhomme, ils trouveront bien démodé le chevalier au manteau vert. Ils dédaigneront cette facon qu'il avait de se contenter; ils rompront la treve, ľheureuse treve qui permettait ľactivité dans l'apaisement ; et libérant les impatiences trop longtemps conte-nues, ils s'en iront au loin chercher des doutes. Si, avec le temps, nous voyons le goüt du voyage se renforcer et se répandre ; si des explorateurs sortent de leur village, de leur province, de leur pays pour savoir comment vivent et pensent les autres hommes : nous comprendrons ä ce premier signe qu'un changement s'opere dans les principes qui dirigeaient la vie. « Si vous etes curieux, allez voyager1...» Quand Boileau prenait les eaux de Bourbon, il pensait etre au bout du monde ; Auteuil lui suffisait. Paris suffisait ä Racine ; et tous deux, Racine et Boileau, furent bien genes, lorsqu'ils durent suivre le Roi dans ses expeditions. Bossuet n'alia jamais ä Rome ; ni Fénelon. Moliěre n'alia jamais revoir la boutique du barbier de Pézenas. Les grands classiques sont stables. Les errants, ce seront Voltaire, Montesquieu, Rousseau ; mais on n'a pas passé des uns aux autres sans un obscur travail. Le fait est qu'ä la fin du XVIIe siěcle, et au commencement du XVIIL, ľhumeur des Italiens redevenait voyageuse; et que les Francais étaient mobiles comme du vif argent: ä en croire un observateur contemporain, ils aimaient tant la nouveauté qu'ils faisaient de leur mieux pour ne pas conserver longtemps un ami; qu'ils inventaient tous les jours des modes différentes; et que, s'ennuyant dans leur pays, ils partaient tantôt pour l'Asie et tantôt pour l'Afrique, afin de changer de lieu et de se diver tir2. Les Allemands voyageaient, c'était leur habitude, leur mánie ; impossible de les retenir chez eux. «Nous voyageons de pere en fils, sans qu'aucune affaire nous en empeche jamais », dit l'Allemand que Saint -Évremond met en scene dans son amüsante comédie cosmopolite, Sir Politick Would-be ; « si tôt que nous avons appris la langue latine, nous nous préparons au voyage; la premiere chose dont on se fournit, c'est d'un Itinéraire, qui enseigne les voies ; la Trotti de la Chétardie, Instructions pour un jeune Seigneur, ou ľidée du galant homme. Paris, 1683, p. 68. Giovanni Paolo Marana, Lettre d'un Sicilien ä l'un de ses amis, co ntenant une agréable critique de Paris et des Francais, 1700 et 1710. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 11 seconde, d'un petit livre qui apprend ce qu'il y a de curieux en chaque pays. Lorsque nos voyageurs sont gens de lettres, ils se munissent en partant de chez eux d'un livre blanc, bien relié, qu'on nomme Album Amicorum, et ne manquent pas d'aller visiter les savants de tous les lieux oú ils passent, et de leur presenter afin qu'ils y mettent leur nom... » Cet Allemand-lä n'épargnait pas sa peine : il lui fallait gravir les montagnes, jusqu'ä leur cime ; suivre les rivieres de leur source ä leur embouchure, en comptant tous les passages et tous les ponts; étudier les mines des amphitheatres et les debris des temples; voir, en prenant des notes, les églises, les abbayes, les couvents, les places publiques, les hotels de ville, les aqueducs, les citadelles, les arsenaux; relever les épitaphes des tombeaux ; n'oublier ni les clochers, ni les carillons, ni les horloges; et tout abandonner pour courir ailleurs, s'il entendait parier du sacre du Roi de France ou de ľélection de lEmpereur. Les Anglais voyageaient, c'était le complement de leur education ; les jeunes seigneurs fraichement sortis d'Oxford et de Cambridge, bien pourvus de guinées et flanqués d'un sage précepteur, franchissaient le détroit et entreprenaient le grand tour. On en a vu de toute espěce ; certains se contentaient de connaítre le muscat de Frontignan et de Montefiascone, les vins d'Ay, d'Arbois, de Bordeaux, de Xérez, tandi s que d'autres, avec conscience, étudiaient tous les cabinets ďhistoire naturelle, tou tes les collections ďantiquités. A chacun son caractěre : «Les Francais voyagent ordinairement pour épargner, de sorte qu'ils apportent quelquefois plus de dommage que de profit dans les endroits oú ils logent. Les Anglais, au contraire, sortent d'Angleterre avec de bonnes lettres de change, avec un bel equipage et une grande suite, et font de magnifiques dépenses. On compte que, dans la seule ville de Rome, il y a pour l'ordinaire plus de cinquante gentilshommes anglais, et toujours avec des gens ä leurs gages, et qu'ä tout prendre ils dépensent chacun pour le moins deux mille ecus par an ; de sorte que la seule ville de Rome tire tous les ans d'Angleterre plus de tre nte mille pistoles effectives. » De merne ä Paris, « oú il ne manque jamais de voyageurs anglais. Un marchand anglais me disait l'autre jour qu'il avait fait compter en France ä des gentilshommes anglais cent trente mille ecus dans l'espace d'un an ; et ce marchand n'est pourtant pas des plus riches banquiers. » C'est Gregorio Letil qui nous le dit, aventurier et migrateur : Gregorio Leti, qui eut au moins cinq patries, puisqu'il naquit ä Milan, se fit calvi niste ä Geněve, panégyriste de Louis XIV ä Paris, historien d'Angleterre ä Londres, pamphlétaire au service des Etats en Hollande, oú il mourut ľannée 1701. Des savants enrichissaient leur science de ville en ville, comme Antonio Conti, Padouan, qui fut en 1713 ä Paris, en 1715 ä Londres, oú il intervint dans la querelle du calcul infinitesimal; il se rendit ä Hanovre pour conférer avec Leibniz, et, en passant par la Hollande, eut soin de rendre visitě ä Leuwenhoeck. Des philosophes voyageaient, et non pas afin d'aller méditer en paix dans un poele, mais pour voir les curiosités du monde : tels Locke et Gregorio Leti, História e Memorie sopra la vita di O. Cromvell. Amsterdam, 1692. Trad, fr., 1694 ; réédition, 1703, p. 46. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 12 Leibniz. Des rois voyageaient; Christine de Suěde meurt ä Rome en 1689 ; et le Czar Pierre part pour lEurope en 1696. Genre littéraire aux frontiěres indécises, commode parce qu'on y pouvait tout verser, les dissertations erudites, les catalogues des musées, ou les histoires d'amour, le Voyage triomphait. II pouvait etre une relation pesante, toute chargée de science ; ou bien une etude psychologique ; ou bien un pur roman ; ou bien le tout ä la fois. Qui le critiquait, qui le louait: mais les éloges et les critiques, aussi bien, montraient la place importante qu'il avait prise, et comment on ne pouvait plus se passer de lui. Le meme goüt qui le faisait prospérer favorisait aussi l'industrie des itinéraires et des guides. On n'avait qu'ä choisir : Le Gentilhomme étranger voyageur en France, II Burattino veri-dico, ovvero Istruzione generale per chi viaggia, Guia de los caminos para ir por todas las provincias de Espana, Francia, Italia, y Alemania. Les villes célěbres ont droit ä un traitement particulier, La ville et la république de Venise, Description de la ville de Rome en faveur des étrangers, Guida de Forestieri curiosi di vedere ed intendere le cose le piu notabili della regal cittä di Napoli, Description nouvelle de ce qu 'U y a de plus remarquable dans la Ville de Paris. II existe un titre charmant, qu'on ne peut lire sans avoir envie de prendre la poste, sans entrevoir un horizon plein de douces promesses : les Délices. Les Délices de ľltalie ; Les Délices et Agrements du Danemark et de la Norvěge; Les Délices de la Grande -Bretagne et de Virlande ; LÉtat et les Délices de la Suisse. Et toutes ces Délices, réunies, donnent Les Merveilles de VEurope. Mais la Galerie agréable du monde n'est-elle pas plus séduisante encore ? ĽEurope, en effet, ne cessait plus de travailler ä découvrir le monde, et ä ľexploiter ; le XVIIe siěcle continuait la täche que le XVIe lui avait léguée. Děs 1619, un obscur écrivain, P. Bergeron ; děs 1636 Thommaso Campanella, professaient ceci: l'exploration du globe, ayant contredit quelques-unes des données sur lesquelles reposait la philosophie ancienne, doit provoquer une nouvelle conception des chosesl. Cette idée, qui ďabord a che mine lentement, s'accélere ä mesure que les Hollandais non seulement organisent le commerce des Indes orientales, mais décrivent les étrangetés qu'ils y trouvent; ä mesure que les Anglais, non seulement font flotter leur pavilion sur toutes les mers, mais publient la plus copieuse littérature de voyages qui soit au monde; ä mesure que Colbert propose ä ľactivité des Francais les riches colonies et les comptoirs lointains: que de récits en reviendront, « faits par ordre du Roi» ! Le Roi ne se doutait pas que de ces récits eux-memes, naitraient des idées capables ďébranler les notions les plus chěres ä sa croyance, et les plus nécessaires au maintien de son autorite. Ainsi s'augmente une production qui va jusqu'ä la démesure, Narrations, Descriptions, Rapports, Recueils, Collections, Bibliothěques, Melanges curieux ; les gens qui ne bougent pas de chez eux, qui ne connaítront ni les Voir, pour l'effet du voyage sur les idées, immédiatement avant ľépoque qui nous intéresse, Henri Busson, La Pensée religieuse frangaise de Charron ä Pascal 1933, p. 284. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 13 grands lacs ďAmérique, ni les jardins de Malabar, ni les pagodes chinoises, restés au coin du feu liront ce que les autres ont raconté. MM. des Missions étrangěres, les Capucins, les Franciscains, les Récollets, les Jésuites, racontent la conversion des infiděles; les captifs de Tunis, d'Alger, ou du Maroc, racontent comment ils ont été persecutes pour leur foi; les médecins au service des Compagnies racontent leurs observations; les marins racontent glorieusement leur tour du monde, Dampier, Gemelli Carreri, Wood Rogers. Cest un signe des temps que le depart aventureux de ces protestants réfugiés, qui, le 10 juillet 1690, s'embarquérent ä Amsterdam et quittěrent une Europe ingrate, pour aller chercher sur la route des Indes orientales un Eden oü ils recommenceraient la vie. Mais ils ne Font pas trouvé. Les consciences s'émeuvent devant un tel apport ; et, vers la fin du siěcle, on les saisit en plein travail. Sir William Temple s'est retire du tracas des affaires politiques; il n'a plus d'autre soin que celui de cultiver ses beaux jardins de Moor Park, et son esprit. Nous pouvons le suivre dans sa meditation. Que de contrées, jadis ignorées, ou considérées comme barbares, nous sont ä present connues, grace aux relations des marchands, des marins, et des voyageurs ! Or, dans ces pays nouvellement entrés dans notre horizon et qui forment aujourďhui la matiěre des conversations savantes, se sont produites des découvertes non moins fécondes, se sont accomplies des actions non moins remarquables, que celieš qui alimentaient traditionnellement notre esprit. Ce n'est pas seulement leur étendue, leur terroir, leur climat, leurs productions qui appellent ľintéret: mais leurs lois, leurs coutumes, la constitution de leurs Etats, de leurs Empires... Aussi William Temple étudie-t-il la politique et la morale de la Chine, du Perou, de la Tartarie, de l'Arabie ; en contemplant la carte du monde nouveau, il reprend ľexamen des principes qui dirigeaient le monde ancien 1. Sou vent, il est vrai, le voyageur qui revenait avec une pensée qu'il croyait originale ľavait déjä dans ses bagages, au moment de son depart : mais il ne se trompait pas, en la tenant pour efficace. Car lorsqu'il la ramenait ä Amsterdam, ä Londres, ä Paris, eile était enorgueillie d'elle -merne, parée de hardiesse, et douée du pouvoir qui lui manquait d'abord. II est parfaitement exact d'affirmer que tou tes les idées vitales, celie de propriété, celie de liberie, celie de justice, ont été remises en discussion par l'exemple du lointain. D'abord, parce qu'au lieu de réduire spontanément les differences ä un archetype universel, on a constaté ľexistence du particulier, de ľirréductible, de ľindividuel. Ensuite, parce qu'aux opinions recues, on peut opposer des faits ďexpérience, mis sans peine ä la portée des penseurs. Aux preuves dont on avait besoin quand on voulait contredire tel ou tel dogme, telle ou telle croyance chrétienne, et qu'il f alia it aller chercher péniblement dans les reserves de ľantiquité, vinrent s'ajouter des preuves nouvelles, fraíches et brillantes: les voici rapportées par les voyageurs, et désormais sous la main. Pierre Bayle invoque ä maintes reprises ces témoignages que garantissent des autorités récentes. « M. Bernier nous assure dans sa curieuse relation des Etats Essai upon Heroick Virtue. Dans les Miscellanea de 1690. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 14 du Grand Mogol... » — «Les voyages de M. Tavernier nous apprennent... » — « Les relations de Chine nous apprennent... » — « Voyez la relation du Japon par la Compagnie hollandaise... » — A propos du charivari qu'on fait pour délivrer la lune : « Les Perses pratiquent encore cette ridicule ceremonie, au rapport de Pietro delia Valle. Elle est aussi en usage dans le royaume de Tunquin, oú ľon s'imagine que 1 a lune se bat alors contre un dragon : voyez la nouvelle Relation de M. Tavernier. » — « La remarque que je viens de faire sur ľétendue de ľimpudicité pármi les Chretiens me fait souvenir d'avoir lu dans la Relation de M. Rycaut... La Relation de M. Rycaut a fait trop de bruit pour ne pas vous etre connue... » — Et quand il veut montrer — point capital — que l'existence de Dieu n'est pas assurée par le consentement uni versel, voici l'argument que lui fournit le voyage, docile ä son appel : « Que me répondrez-vous si je vous objecte les peuples athées dont Strabon parle, et ceux que les voyageurs modernes ont découverts en Afrique et en Amérique l ?» De toutes les lecons que donne l'espace, la plus neuve peut -etre fut celle de la relativite. La perspective changea. Des concepts qui paraissaient transcendants ne firent plus que dépendre de la diversité des lieux; des pratiques fondées en raison ne furent plus que coutumiěres ; et inversement, des habitudes qu'on tenait pour extravagantes semblěrent logiques, une fois expliquées par leur origine et par leur milieu. Nous laissons croítre nos cheveux, et nous nous rasons la barbe tout unie ; les Turcs se rasent les cheveux, et laissent croítre leur barbe. La main droite est chez nous le côté honorable, chez les Turcs c'est la main gauche : contrariétés qu'il ne faut pas juger, mais accepter telies qu'elles sont. Les Siamois tournent le dos aux femmes, quand elles passent; ils pensent leur montrer du respect en ne jetant pas la vue sur elles. Nous pensons différemment; mais qui a raison ? qui a tort ? Quand les Chinois jugent de nos moeurs selon les idées particuliěres qu'ils se sont formées depuis quatre mille ans, peu s'en faut qu'ils ne nous regardent comme des barbares; et quand nous jugeons des moeurs chinoises, nous les trouvons bizarres et folles. Le Pere Le Comte, de la Compagnie de Jésus, qui s'exprime ainsi dans son livre Des ceremonies de la Chine, en tire cette conclusion philosophique : « Nous nous trompons également, parce que les preventions de l'enfance nous empechent de considérer que la plupart des actions humaines sont indifferentes d'elles-memes, et ne signifient pro-prement que ce qu'il a plu aux peuples d'y attacher dans leur premiere institution. » On va loin avec de telies maximes; on va droit ä ľidée de la relativite universelle. «II n'y a rien, dit Bernier, que ne puisse l'opinion, la prevention, la coutume, ľespérance, le point dhonneur, etc. » — « Le climat, dit Chardin, le climat de chaque peuple est toujours, ä ce que je crois, la cause principále des inclinations et des coutumes des hommes... » et il ajoute : « Le doute est le commencement de la science ; qui ne doute de rien n'examine rien ; qui n'examine rien ne découvre rien ; qui ne découvre rien est aveugle et demeure aveugle.» En lisant ces phrases si chargées de sens, nous Pensées sur la Coměte, 1683, ch.XIV, LXXIII, LXXXIX, CXXIX, CLXV ; et passim. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 15 comprenons la remarque de La Bruyěre, dans son chapitre Des Esprits forts : « Quelques-uns achěvent de se corrompre par de longs voyages, et perdent le peu de religion qui leur restait: ils voient de jour en jour un nouveau culte, diverses moeurs, diverses ceremonies... » Ils arrivěrent, ces Étrangers-Symboles ; ils arrivěrent avec leurs coutumes, leurs lois, leurs valeurs originales; ils s'impose rent ä la conscience ďune Europe qui était avide de les interroger sur leur histoire et sur leur religion. Ils donněrent les réponses qu'on leur demandait ; chacun la sienne. ĽAméricain était embarrassant. Perdu dans son continent si tard découvert, il n'était fils ni de Sem, ni de Cham, ni de Japhet : de qui pouvait-il bien etre le fils ? Les paíens nés avant l'incarnation du Christ avaient du moins leur part du péché originel, puisqu'ils descendaient tous d'Adam : mais les Américains ? Et par quel mystěre encore avaient-ils échappé au déluge universel ? — Ce n'est pas tout. Les Américains n'étaient que des sauvages, comme chacun sait: quand on voulait s'imaginer ce qu'étaient les humains avant l'invention de la société, on les prenait pour moděles, vague horde de gens qui allaient tout nus. Mais voici qu'un soupcon s'affirmait : un sauvage était-il nécessairement une creature inférieure et méprisable ? n'y avait -il pas des s au vages heureux ? Comme les cartographes anciens dessinaient, sur les continents, des plantes, des animaux et des hommes: sur la carte intellectuelle du monde marquons la place et l'importance du Bon Sauvage. Non pas que le personnage soit nouveau ; mais c'est vers le temps que nous étudions, entre l'un et ľautre siěcle, qu'il prend définitivement sa forme et qu'il devient agressif. Déjä toute une preparation s'était opérée ; des missionnaires des différents ordres, louant en lui des mérites qui devaient le rehausser, ne s'étaient guěre souciés de savoir si les vertus qu'ils prônaient étaient ou n'étaient pas chrétiennes. Imprudents dans leur zěle, ils vantaient une simplicitě que les sauvages tenaient de la nature, disaient-ils; une bonté, une generositě, qu'on ne trouvait pas toujours chez les Européens. Quand ces idées eurent bien muri, alors se produisit, ainsi qu'il arrive, un homme qui n'eut plus qu'ä les presenter avec verve, avec violence, et aussi avec talent : cette derniěre condition est la plus nécessaire. Ce fut un baron de Lahontan, esprit rebelle ; fourvoyé dans les armées du Roi, il aborda, en 1683, aux rives de Québec. II pensa ďabord faire carriěre au Canada, car il n'était ni sot ni lache ; comme lieutenant, ensuite comme capitaine, il prit part aux expeditions contre les Iroquois; mais indiscipline, aigri, de déboire en déboire il déserta, et revint trainer en Europe une existence manquée. Or quand il publia, en 1703, ses Voyages, ses Mémoires et ses Dialogues, il laissa un monument plus durable sans doute qu'il ne pensait lui -merne, bien qu'il ne se mépri sät point. Adario le sauvage discute avec Lahontan le civilisé ; et ce dernier a le mauvais role. A ľÉvangile, Adario oppose triom phalement la religion naturelle. Aux lois européennes, qui ne cherchent ä inspirer que la crainte du chätiment, il oppose la morale naturelle. A la société, il oppose un Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 16 communisme primitif, qui assure en meme temps justice et bonheur. Vive le Huron ! s'écrie-t-il. II prend en pitie le pauvre civilise, sans vertu, sans force, incapable de pourvoir ä sa nourriture, ä son logement; dégénéré et moralement abeti; masque de carnaval, avec son habit bleu, ses bas rouges, son chapeau noir, son plumet blanc, ses rubans verts; mourant ä toute heure, car il se tourmente sans cesse pour acquérir du bien et des honneurs qui ne laissent dans son äme que dégoůt. Vigoureux, bon marcheur, bon chasseur, resistant ä la fatigue et aux privations, que le sauvage est beau, qu'il est noble, en comparaison ! Son ignorance meme est un privilege : ne sachant ni lire ni écrire, il s'épargne une foule de maux ; la science et les arts sont une source de corruption. II obéit ä sa bonne mere, la nature : et done, il est heureux. Les civilises sont les vrais barbares: que l'exemple des sauvages leur apprenne ä retrouver la liberie et la dignitě humaines. A côté du Bon Sauvage, le Sage Égyptien revendique sa place : mais il n'est pas encore tout ä fait forme, il va se formant. II va se formant par un travail de mosaíque : pierres ďHéro dote et de Strabon, toujours reprises et jamais usees; éloges apportées par les chronologistesl qui tendent ä déposséder ľHébreu de sa gloire sacrée pour la conférer ä lÉgyptien ; récits des voyageurs. Ces derniers rappelaient que sur ľantique terre ďÉgypte étaient nées la musique et la geometrie ; que dans le ciel ďÉgypte, on avait pour la premiére fois marqué la place des constellations. On se souvient des admirables pages de Bossuet dans son Discours sur VHistoire Universelle. Les Scythes et les Éthiopiens n'étaient que des barbares: il appartenait ä lÉgypte de donner ľimage d'une parfaite civilisation. C'était une nation grave et sérieuse, dont ľesprit solide, et constant, avait horreur de la nouveauté ; la gloire qu'on lui a donnée d'etre la plus reconnaissante fait voir qu'elle était aussi la plus sociable. Non seulement eile avait fonde les lois, mais eile les observait, vertu plus rare. Elle jugeait les morts; par la decision de ce tribunal supreme, eile séparait les bons d'avec les méchants, et réservait aux premiers ľhonneur des grands tom beaux, tandis que les seconds étaient jetés ä la voirie. Elle avait permis au Nil d'inonder son sol pour le fertiliser ; eile avait bati les Pyramides. Or, si Bossuet s'exaltait ainsi, cest qu'il était nourri des sou venirs de ľantiquité ; et e'est encore qu'il avait lu, la plume ä la main, le récit ďhumbles Capucin s missionnaires, qui avaient visité la Haute Egypte. Plein d'enthousiasme, il espérait, sur leur foi, qu'on ressusciterait un jour la belle Thěbes aux cent portes. Une telle entreprise n'était-elle pas digne du Grand-Roi ? « Si nos voyageurs avaient pénétré jusqu'au lieu oú cette ville était bätie, ils auraient sans doute encore trouvé quelque chose d'in comparable dans ses mines: car les ouvrages des Égyptiens étaient faits pour tenir contre le temps... Maintenant que le nom du Roi pénětre aux parties du monde les Voir plus loin, Premiere Partie, chap. II. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 17 plus inconnues, et que ce prince étend aussi loin les recherches qu'il fait faire des plus beaux ouvrages de la nature et de ľart, ne serait-ce pas un digne objet de cette noble curiosité, de découvrir les beautés que la Thébaíde renferme dans ses deserts, et ďenrichir notre architecture des inventions de lÉgypte ? » Mais ce qu'il n'admettait pas, c'est qu'on cherchät, lä -bas, une Philosophie ä la fois trěs antique et nouvelle. II y avait un esprit inventif et bizarre, — un aventurier du nom de Giovanni Paolo Marana, Génois qui avait eu maille ä partir avec Genes, et qui était venu se mettre au service de Louis XIV, non point d'une facon désintéressée. Entre autres imaginations, il publia ľannée 1696 un étrange román, les Entretiens d'un philosophe avec un solitaire, sur plusieurs matieres de morale et ďérudition. Ce roman met en scene un vieillard de quatre-vingt-dix ans, plus rose et plus frais qu'une jeune fille. D'oü vient cette fraícheur préservée ? C'est qu'il a longtemps vécu en Egypte : en Egypte, on apprend ä connaítre le secret des elixirs qui prolongent la vie. On y apprend surtout la vraie philosophie, qui n'a rien de chrétien... Dans le merne roman paraít encore un jeune Égyptien, qui est toute vertu, toute science, et qui est capable d'improviser des développements admirables sur les sujets les plus difficiles. Telle est la vertu de cette terre paienne et cependant bénie. Laissons passer les années: les figures se feront plus precises, plus riches; le decor s'organisera, sistres, papyrus, ibis et lotus; et nous aurons enfin le Sage Égyptien, le Séthos de ľabbé Terrasson, qui fera les délices du XVIIP siěcle. Séthos ne sera pas un héros, mais un philosophe ; non pas un roi, mais un conservateur ; non pas un chrétien, mais un initié aux mystěres ďÉleu sis : modele des gouvernants, et de touš les hommes. L'Arabe mahométan ne semblait pas destine ä la merne fortune ; car Mahomet en entendait de dures: fourbe ; vil imposteur ; barbare qui avait mis la terre ä feu et ä sang ; fléau du ciel. Mais ici, les savants vinrent ajouter leur effort ä celui des voyageurs; ce sont eux qui explorent la durée. A mieux connaítre la civilisation Orientale s'appliquerent M. ďHerbelot, et M. Galland son élěve et successeur, professeur au College royal; M. Pococke, professeur pour l'Arabie ä lUniversité d'Oxford ; M. Reland, professeur de langues orientales et ďantiquités ecclésiastiques ä Utrecht; M. Ockley, professeur d'arabe ä lUniversité de Cambridge. lis lurent les textes originaux ; et děs lors, ils virent l'Arabe avec des yeux nouveaux. lis firent observer, ces savants hommes, qu'une foule immense n'aurait pas suivi Mahomet, si celui-ci n'avait été qu'un visionnaire et qu'un épileptique ; jamais une religion qu'on dépeint comme grassiere et miserable n'aurait pu vivre et progresser. Mais si, au lieu de répéter les plus fausses legendes, on interroge les Arabes, on s'apercoit que Mahomet et ses secta-teurs, par les dons du coeur et de ľesprit, n'étaient pas inférieurs aux héros fameux des autres peuples. Quel mal les Gentils n'ont-ils pas dit de la religion chrétienne ? Quelles absurdités n'ont -ils pas proférées sur son compte ? II en va toujours ainsi, quand on juge les choses du dehors. On a réfuté des Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 18 propositions que les Mahometans n'avaient pas soutenues, des erreurs qu'ils n'avaient pas commises : ce triomphe était trop facile. En vérité, leur religion était parfaitement cohérente, et noble, et belle; allons plus loin: leur civilisation était admirable ; aprěs que la barbarie eut recouvert le monde, qui a maintenu les droits de la pensée et de la culture ? Les Arabes... L'evolution qui va de la défaveur ä la Sympathie s'est accom plie dans un court espace ďannées. En 1708 eile est achevée ; c'est la date ou Simon Ockley exprime soit une vérité, soit une illusion qui, deux cents ans plus tard, paraitra encore digne d'etre discutée : il conteste que l'Occident l'emporte sur l'Orient. Car l'Orient n'a pas vu naitre moins de génies ; et l'existence est plus heureuse, en Orient. « Pour ce qui regarde la crainte de Dieu, la discipline des appétits, la prudente économie de la vie, la décence et la moderation dans toutes les conditions et dans toutes les circonstances; pour ce qui est de tous ces points (les plus importants, aprěs tout): si l'Ouest a ajouté quelque progres que ce soit, si petit qu'il soit, ä la sagesse de lEst, je dois avouer que je me trompe singuliěrement. » Ces idées cheminent; elles parviennent jusqu'ä un Francais, le comte de Boulainvilliers, qui, rendant graces ä Herbelot, ä Pococke, ä Reland, ä Ockley, écrit dans l'ombre une Vie de Mahomet, oú la transformation achěve de s'opérer : chaque nation possěde une sagesse qui lui est particuliěre; Mahomet figure la sagesse des Arabes, comme le Christ a figure celle des Juifs. Le témoin railleur de nos manies, de nos défauts, et de nos vices; ľétranger qui se proměně dans les rues de nos villes, observant et critiquant; le personnage qui amuse et désoblige ä la fois, chargé de rappeler ä une nation fiěre d'eile -merne qu'elle ne tient ni toute la vérité, ni toute la perfection ; indispensable sans doute ä la littérature européenne puisqu'elle ľadopte comme un de ses types favoris, et le fait servir cent fois avant de se lasser de lui, quel pays allait le fournir, la Turquie ou la Perse ? La Turquie parut l'emporter ; une de ses faces était tournée vers ľEurope, on la connaissait mieux ; un Anglais, secretaire d'un ambassadeur, Sir Paul Rycaut, ľavait décrite avec tant de vie, qu'ä partir de 1666 son livre était devenu un des classiques du voyage, et ďédition en edition se trouvait entre toutes les mains; beaucoup d'autres récits avaient suivi le sien. Ce meme Marana qui fut curieux de ľÉgypte, exploita la Turquie : il commenca de faire paraítre, en 1684, un Espion du Grand Seigneur qui eut une prodigieuse fortune, et fonda une famille presque innombrable d'enfants et de petits-enfants. L'espion Mamut, qui se faisait appeler Tite de Moldávie, était assez mal fait, laid de visage et taciturne discret, modeste, il passait inobservé, et vécut quarante-cinq ans dans Paris sans attirer l'attention ; le jour, il circulait; le soir, il rentrait dans sa chambre, et écrivait au Divan de Constantinople, son maítre ; ou bien ä Haznabardassy, chef et garde du trésor de sa Hautesse ; ou bien ä ľaga des janissaires ; ou bien ä Mehemet, page eunuque de la Sultane mere ; ou bien ä ľinvincible vizir Azem. Ses lettres étaient pleines ďirrespect, Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 19 soit pour les choses de la politique, soit pour celieš de la guerre, soit pour celieš de lÉglise ; il se moquait de tout. Mais le Persan prit sa revanche ; et la victoire finit par lui rester. Pour deux raisons, sans doute. D'abord il n'existe guěre de voyages plus passionnants ä lire, malgré leur maniere lente, que ceux de Chardin. Ce bijoutier, fils de bijoutier, qui se rendit en Perse pour y vendre ses montres, ses bracelets, ses colliers et ses bagues; ce protestant auquel la Revocation de ľÉdit de Nantes interdisait la France, avait naturellement ľäme exotique. II connaissait Ispahan mieux que Paris ; et surtout, il l'aimait mieux. De sorte qu'ä le lire, le plus borne des lecteurs dut com prendre qu'il y avait la-bas, trěs loin, en Asie, des etres humains qui n'étaient inférieurs ä lui en aucune facon, et dont pourtant la vie différait profondément de la sienne; ä la notion de superioritě, qui lui était familiěre, il fallut qu'il substituät celle de difference : quel changement psychologique ! En Perse, tout est autre : les repas que ľon prend au cours de la route, les remědes qu'applique ä sa maniere un médecin du cru, le caravansérail oú ľon s'arrete pour dormir ; tout est autre, les vetements, les fetes, les deuils; la religion, la justice, la loi. Or ces Persans ne sont pas des barbares: ils sont au contraire extrémement raffinés; civilisés presque trop, et un peu las de ľetre depuis si longtemps. Chardin souligne ľexistence et la legitimite de cet « autre monde » ; il a instruit ses lecteurs « de tout ce qui pouvait mériter la curiosité de notre Europe, touchant un pays que nous pouvons appeler un autre monde, soit pour la distance des lieux, soit pour la difference des moeurs et des maximes1... » La seconde raison qui permit au Persan ďévincer le Turc est si claire, qu'il suffit de la mentionner: aprés des brouillons, des esquisses, il se rencontra, pour exploiter une matiěre désormais prete, non plus un homme de talent, mais un homme de génie qui s'appelait Montesquieu. Peu s'en fallut que le Siamois ne vínt s'ajouter ä cette troupe bariolée. Au Siam, Louis XIV voulait installer le commerce francais, et répandre la vraie foi. On amorca des échanges: en 1684, les Parisiens virent arriver des mandarins siamois, grande merveille ; en 1685, une mission francaise se rendit au Siam ; en 1686, une nouvelle mission siamoise vint en France ; en 1687, une seconde mission francaise renouvela la tentative. Alors parurent des relations écrites par les savants ecclésiastiques et par les diplomates melés ä ľaffaire. D'oú la curiosité du public. D'oü, par un mécanisme psycholo gique qui ne change pas, l'image embellie des Siamois, pieux, sages, éclairés. Par exemple, on raconte que lorsqu'on a propose au Roi de Siam de se convertir, il a répondu que si la Providence divine avait voulu qu'une seule religion régnät sur le monde, rien ne lui aurait été plus facile que ďexécuter ce dessein ; mais puisque Dieu avait toléré une foule de religions dissemblables, on devait conclure qu'il préférait etre glorifié par une prodigieuse quantité de creatures le louant chacune ä sa maniere. En rapportant ces propos, on Preface du Journal du Voyage du chevalier Chardin en Perse, 1686. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 20 s'émerveille : eh quoi ! ce prince de Siam, qui pourtant ignore les sciences de ľEurope, a exposé avec une force et une netteté remarquables la raison la plus plausible de la philosophie paienne contre la seule vraie religion !... Les conclusions qu'on tire de tout cela tournent ä ľhétérodoxie. Les Siamois souffrent toute sorte de religions, et leur Roi permet ä des missionnaires Chretiens de precher librement dans leurs villes: les Européens sont-ils aussi larges, aussi tolérants ? Et que diraient-ils, si les Talapoins, c'est le nom des přetřes de lä-bas, s'avisaient de venir en France pour y precher leur foi ? — Les Siamois ont une religion parfaitement ridicule ; ils adorent un Dieu extravagant qui s'appelle Sommonokhodom ; et cependant, leurs moeurs sont pures et meme austěres; un chrétien n'a rien ä redire ä la conduite de leur vie. Morale et religion ne sont done pas nécessairement liées ? Une revolution de palais vint contrarier les desseins de ľambassade francaise ; le Roi de Siam ne se convertit pas, ľentreprise fut abandonnée ; les Talapoins furent eclipses par le Philosophe chinois. Car dans cette géographie des idées, aucun pays ne compte autant que la Chine. Parce qu'ils avaient les plus vastes ambitions, et qu'ils espéraient, atténuant les differences, glissant sur les oppositions, amener ä la foi chrétienne, qui sait ? la masse enorme de l'Asie, les vaillants et savants Jésuites qui avaient su conquérir ä Pékin ľestime de lEmpereur essayaient de montrer la philosophie chinoise si voisine du Catholicisme qu'on pouvait les assimiler ľune ä ľautre, avec un peu de bonne volonte. D'apres eux, Confucius, qui avait faconné ľäme de son pays, professait une doctrine ou ľon sentait ä tout instant passer des souffles divins; il estimait que la nature humaine était venue du Ciel trěs pure et trěs parfaite, qu'elle s'était pervertie dans la suite, et qu'il fallait maintenant lui rendre sa premiere beauté : par consequent, les Chinois ses disciples devaient obéir ä Dieu, se conformer ä ses volontés, aimer leur prochain comme eux-memes. En lisant les préceptes de ce Confucius, on croyait trouver un docteur de la nouvelle foi, plutôt qu'un homme élevé dans la corruption de ľétat de nature ; un saint Paul avant la lettre, un saint Paul chinois. C'est sans doute que la Chine avait puisé dans leur source les principes de la vérité ; les enfants de Noé, qui se répandirent dans l'Asie Orientale, avaient apporté avec eux les semences que Confucius ne fit que cultiver. Né 478 ans avant le Christ, il disait souvent, tel un prophěte : Dans I'Occident se trouve le veritable saint. Soixante-cinq ans aprěs la naissance du Christ, lEmpereur Mimti, interprétant cette parole du Maítre, et sollicité par un songe, envoya vers l'Occiden t des ambassadeurs, avec ordre de continuer leur voyage jusqu'ä ce qu'ils eussent rencontre le saint. En ce temps-lä, saint Thomas prechait dans les Indes la foi chrétienne ; et si ces mandarins s'étaient acquittés de leur mission, au lieu de s'arreter dan s la premiére íle ä cause du danger de la mer, peut-etre la Chine aurait-elle fait partie de ľÉglise romaine... Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 21 De merne, si les Jésuites avaient réussi dans leur effort ďassi milation, peut-etre ľEurope n'aurait -eile pas percu le caractěre irréductible de cet Extreme-Orient qui s'imposait ä ses regards. lis tentěrent en 1687 leur supreme effort: ils publiěrent alors leur grand ouvrage, Confucius, Sinarum Philosophus, livre qui intéressait moins la science que la doctrine, moins les faits que ľinterprét ation des faits, puisqu'il était destine avant tout aux jeunes missionnaires : pecheurs ďhommes, qui, mieux instruits des ressemblances possibles, en deviendraient plus capables de prendre les ämes dans leurs filets; soldats du Christ, ainsi munis ďarmes appropriées ä leurs nouveaux combats. Mais ils échouěrent; et ľannée 1700 marqua la date ou il apparut qu'il était impossible de faire entrer dans les cadres anciens les nouveautés qu'apportait la connaissance de l'Orient. La quereile des Ceremonies chinoises éclaira, précisa deux attitudes mentales, et obligea de choisir. Elle était aussi vieille que les premieres missions ä la Chine, les ordres rivaux n'ayant jamais cessé de reprocher aux Jésuites leur indulgence, leur parti pris, leur tendance ä ľaccommodation. Mais lorsque ces ordres virent le succěs des Peres, et qu'ils finirent par assimiler les Chinois ä des presque Chretiens, ä des Chretiens, ils protestěrent avec tant de vigueur qu'ils portěrent la question non seulement devant les autorités, mais devant le grand public: on sait la virulence que prennent les débats théologiques, lorsqu'ils pas sent dans un tel milieu. Ne vous y trompez point, disaient-ils, les Jésuites vous abusent. Les Chinois sont idolätres ; les Chinois adorent leurs ancetres, les Chinois adorent Confucius. Les Jésuites de la Chine permettent ä leurs neophytes de se prosterner devant l'idole de Chinhoam, ďhonorer leurs défunts avec des ceremonies pleines de superstition, de sacrifier ä leur docteur Cun-fu-zu ; ils leur cachent le mystěre de la Croix du Sauveur ; ils ne leur administrent pas ľExtréme -Onction ; ils negligent les ceremonies du bapteme. Et ce disant, MM. des Missions étrangěres déférěrent les écrits du Pere Le Comte et du Pere Le Gobien, qu'ils accusaient p rincipalement de trahir la foi chrétienne, ä la Sorbonne et ä Rome. Le combat fut acharné. Rome décida d'envoyer ä la Chine un légat, pour procéder ä une nouvelle enquete ; mais, sans attendre, la Sorbonne condamna les Jésuites. Impossible, désormais, de réduire ľinconnu au connu, la religion chinoise au Catholicisme, et la Chine ä la Chrétienté. II fallait admettre ľexistence ďun etre irréductible, dont on ne pouvait nier ni ľétrangeté, ni la grandeur. Les libertins de toute espece avaient pour la Chine le goüt le plus décidé : Vossius apportait un traité de la Chine Oú cette nation par ait plus que divine. II y disait que les Chinois ne reconnaissent pour nobles que les gens de lettres; qu'ils ne conservent la memoire que de leurs princes justes et pacifiques; que les conseillers et les favoris de ľEmpereur, touš philosophies, reprennent le maítre avec autant de liberie que les prophětes reprenaient autrefois les rois de la Judée : sinon, ils encourent la censure et ľindignation Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 22 du peuple. La Mothe Le Vayer, dit-on, avait de la peine ä se retenir de s'eerier : Sancte Confuci, ora pro nobis : et ce, avant ďavoir lu les ouvrages du philosophe chinois. Quand ils le connurent mieux, qu'ils assistěrent ä la querelle des ceremonies et que deux choses apparurent clairement, la premiere, que la civilisation chinoise était admirable, et la seconde, qu'elle était fonciěrement paíenne : pour les esprits forts, quelle aubaine ä exploiter ! En politique : Les Chinois sont prives de la Revelation; ils donnent ä la puissance de la matiere tous les ejfets que nous attribuons ä la nature spirituelle, dont ils rejettent l'existence et lapossibilité. Ils sont aveugles, etpeut-étre opiniätres. Mais ils sont tels depuis quatre ä cinq mille ans; et leur ignorance, ou entetement, n'a přivé leur etat politique ďaucun de ces merveilleux avantages que I'homme raisonnable espěre, et doit tirer naturellement de la société : commodité, abondance, pratique des arts nécessaires, études, tranquillité, sureté l. En religion : II y a lieu de s'étonner qu'entre les diverses religions du monde, il aitpu s'en trouver une seule qui, sans le secours de la Revelation, rejetant également les systěmes merveilleux et les fantômes de la superstition et de la terreur, que Von pretend étre de si grande utilitě pour la conduite des hommes, ne se soit établie que sur le devoir naturel2. Les Chinois sont des athées; non pas ďun athéisme négatif, comme celui des sauvages de l'Amérique, mais ďun athéisme positif, délibéré, voulu : et ils n'en sont pas moins sages et vertueux. Ils sont pieux — et spinozistes: Autant que je puis juger des sentiments des lettrés de la Chine par les relations que nous en donnent les voyageurs, et surtout le Pere Gobien dans son Histoire de lÉdit de lEmpereur d e la Chine en faveur de la religion chrétienne, il me semble qu'ils conviennent tous avec Spinoza qu'il n'y a point d'autre substance dans I'univers que la matiere ä laquelle Spinoza donne le nom de Dieu, et Straton celui de Nature 3. Plus encore que le Bon Sauvage, que le Sage Égyptien, que l'Arabe Mahometan, que le Turc ou le Persan railleurs, le Philosophe Chinois enchante ceux qui appellent et qui hätent la venue d'un ordre nouveau. Les voyageurs dEurope ont en general une euriosité paisible ; les voyageurs d'Amérique, d'Afrique ou dAsie, poussés par le goüt de ľaventure, par la cupidité, par la foi, sont plus passion nés; les voyageurs dans ľirréel vont jusqu'ä la fureur. 1 Boulainvilliers, La Vie de Mohammed, 1730, pp. 180-181. [ess: ?] 2 Boulainvilliers, Refutation des erreurs de Spinoza, 1731, p. 303. 3 Collins, Lettre á Dodwell sur ľimmortalité de Varne , 1709. Trad, francaise, Londres, 1769, p. 289. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 23 lis sont nombreux, nous n'avons que l'embarras du choix. Suivrons -nous Jacques Sadeur dans la Terre australe, oú il séjourna durant trente-cinq ans et plus ? suivrons-nous le capitaine Siden chez les Sevarambes ? ferons-nous connaissance avec Hie de Caléjava, oú touš les hommes sont raisonnables ? avec lile de Naudeley, modele de bonnes moeurs ? avec le puissant royaume de Krinke Kesmes ? Nous délecterons-nous au récit des aventures de Jacques Masse ? Ce ne sont pas des oeuvres d'art que ces récits imaginaires ; les héros qu'ils nous présentent sont de redoutables bavards, qui ne reculent jamais devant un long discours, devant une lourde digression; leur style est sans ailes. Infames d'eux-memes, ils ne nous épargnent ni ľétalage de leurs connaissances, ni ľanalyse détaillée de leurs vertus. Les auteurs, pour la plupart des errants, des transfuges, sont heureux ďexposer dans leurs livres les sentiments qui leur ont valu la reprobation de leur caste; les autres, bourgeois de tranquille apparence, épanchent leurs reveš refoulés. La recette est toujours la merne: on commence par ľhistoire ďun manuscrit, transmis ou retrouvé miraculeusement: ďoú vient que cette fiction n'a jamais cessé de séduire les écrivains, et qu'ils la reprennent effrontément les uns aprěs les autres, comme si eile était toujours fraíche ? — Le manuscrit raconte ľépopée d\in héros aventureux, qui a couru des perils de mer, et qui, ayant fait naufrage, a pris pied sur une terre inconnue, de preference australe. Ici commence l'essentiel : l'abondante description d\in pays dont les géographes n'avaient pas idée. On entasse des souvenirs empruntés aux Utopies, aux expeditions lointaines; on ajoute des traits saugrenus, et volontiers des gaudrioles: ainsi Jacques Sadeur est hermaphrodite; heureusement pour lui, car le pays oú il aborde est peuplé ďherm aphrodites, qui prennent pour des monstres ceux qui n'ont qu'un seul sexe, et les tuent. Mais de telies gentillesses ne sont qu'accessoires. Le vrai jeu consiste ä se transporter dans une terre imaginaire, et ä prendre en examen ľétat religieux, politique, social, du vieux continent; ä montrer que le Christianisme en general, et le Catholicisme en particulier, sont absurdes et barbares; que les gouvernements en general, et la monarchie en particulier, sont iniques et détestables; que la société est ä refaire de fond en comble. Quand cette demonstration est achevée, le héros du voyage fictif n'a plus qu'ä regagner ľEurope pour y mourir. Ce qui frappe dans ces romans, c'est une volonte continue de détruire. Pas une tradition qui ne soit contestée, pas une idée familiěre qui soit admise, pas une autorite qu'on laisse subsister. On démolit tou tes les institutions ; on contredit ä coeur joie. De sages vieillards apparaissent ä point nommé pour remplacer par leurs sermons laiques les ministres du culte; ils vantent les républiques incorruptibles, les oligarchies tolerantes, la paix qui s'obtient par la persuasion, la religion sans pretres et sans églises, le travail allege qui devient un plaisir ; ils prônent la sagesse qui rěgne sur leurs terres, sur leurs terres admirables qui ont perdu la notion du péché. Ils dogmatisent, contre les dogmes. La-dessus, un saut d'imagination ramene dans l'aventure, une obscenitě ragaillardit le lecteur: du moins l'auteur le pense. Puis il recommence ä montrer comment notre vie quotidienne est fatiguée, usee, Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 24 déraisonnable, triste ; et ä peindre les jours heureux que ľon mene dans ces pays qui n'existent pas. Ce qui frappe encore, c'est le triomphe de ľesprit geometri que. Tout regier au cordeau, tout ordonner suivant le nombre et la mesure: ce désir poursuit les auteurs, persiste jusque dans leurs reves et dans leurs folies. Redoutable, inflexible, est cette tendance égalisatrice. Elle s'applique ä toutes les manifestations de la vie, meme au langage, qui ne doit rien avoir d'empirique, qui doit etre entiěrement rationnel. Elle s'applique aux habita -tions: des « Sézains» ; dans chaque sézain, seize quarters; dans chaque quartier, vingt-cinq maisons; dans ces maisons, quatre chambres, qui contiennent chacune quatre hommes : voilä un pays bien organise. Des rues réguliěres, de grands bätiments carrés touš ďune meme facon : voilä une ville bien construite. Des jardins parfaitement carrés, oú les arbres sont ranges suivant qu'ils portent des fruits plus ou moins utiles et agréables: quels beaux jardins ! Avec des chiffres on prouve tout, merne ľimpos sibilité de la resurrection des corps. Supposez un pays qui a 41 600 villages ; chaque village comprend 22 families, et chaque famille 9 personnes: total: 38 230 000 habitants, que represented 10 400 000 pieds cubiques de chair. Cette masse se renouvelle touš les soixante ans; au bout de dix mille ans, calculez ce qu'elle deviendrait : eile formerait un monceau incomparablement plus grand que la terre ; et done, la resurrection des corps est impossible. — Les montagnes, dans ľinégalité qu'elles présentent aux regards, sont irritantes : aussi les Australiens n'ont-ils pas hésité, ils les ont aplanies. Quand on s'est enivré de cet esprit-lä, et qu'on se reveille devant le concret, on souffre. Ou plutôt on soumet le concret lui-meme, bon gré mal gré, ä une transformation géométrique. On dit que la venue du Christ, parce qu'elle embarrasse la rai son, n'est pas vraie ; que la Bible, parce qu'elle n'est pas claire, est fausse; et que la seule sagesse consiste ä n'admettre que l'évident. Celui de tous les utopistes qui a davantage pensé et cherché, Tyssot de Patot, ľauteur des Voyages et Aventures de Jacques Masse (1710), écrit dans ses Lettres : « II y a tant ďannées que je me proměně dans les chemins vastes et éclairés de la geometrie, que je ne souffre qu'avec peine les sentiers étroits et ténébreux de la religion... Je veux de ľévidence ou de la possibilité partout1. » Ce sont des livres oú ľon rencontre beaucoup de sottises, dans beaucoup de bric-ä-brac ; oú attendent des idées mal dégrossies, mais violentes; des sentiments gauchement exprimés, mais puissants. Ils présagent non seulement Swift, Voltaire, Rousseau : mais ľesprit jacobin ; mais Robespierre. Voyager : ce ne fut pas encore chercher ďéblouissantes images, promener sous des cieux divers une sensibilité avide de saisir ses propres alterations. Ce fut, du moins, comparer les moeurs, les principes, les philosophies, les Tyssot de Patot, Lettres choisies, 1727, L. 67 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 25 religions; arriver au sens du relatif; opposer; douter. Parmi ceux qui coururent le monde pour rapporter chez eux de ľinconnu, il y eut plus d'un libertin. Lire les récits de voyages, ce fut s'evader ; ce fut passer de la stabilite d'esprit au mouvement. Que d'idées, timides ou paresseus es, furent excitées par la connaissance de l'empire de la Chine ou du royaume du Grand Mogol ! En voyant ces dogmes contradictoires, dont chacun prétendait traduire la seule et unique vérité ; en considérant ces civilisations dissemblables, dont chacune revendiquait la seule et unique perfection, comme on apprit ä ne plus croire ! -» Ceux-lä sont aveugles et sans experience, qui s'imaginent que 1 Europe est un pays plein, qui n'a nul besoin de ses voisins... II n'est point de doute que, si eile pouvait communiquer avec les Australiens, eile ne fut tout autre qu'elle n'est maintenant !. » Elle n'a pas communique avec les Australiens ; mais parmi touš les pays qui la sollicitěrent, eile a communique de preference avec l'Orient. Un Orient qui, tout deforme par eile, n'en conservait pas moins assez de force originale pour représenter une valeur non chrétienne, une masse ďhumanité qui avait construit ä part sa morale, sa vérité, et son bonheur. Ce fut une des raisons pour lesquelles la conscience de la vieille Europe se troubla, et, voulant etre bouleversée, le fut. * * * Gabriel de Foigny, La Terre austräte connue, 1676, chap. XL Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 26 CHAPITREII De ľancien au moderne Les Anciens; les chers Anciens: admirables moděles. Quand ils s'étaient melés ďécrire, toujours ils avaient produit de nobles oeuvres; philosophes, ils avaient donne au monde une morale que le Christianisme n'avait eu qu'ä completer; dans Faction, ils s'étaient comportés en héros ; non point fabuleux, comme les Roland et les Amadis: mais vrais. De sorte que pour écrire, pour penser et pour vivre, il n'y avait guěre qu'ä les imiter. Tout d'un coup (du moins c'est ainsi qu'apparaissaient les choses) des impies étaient venus, des blasphémateurs: les Modernes, qui avaient renversé l'autel des dieux antiques. Et voici que cette seule parole, moderne, avait pris une valeur inouie : formule magique, qui conjurait la force du passe. Apres avoir été moderne timidement, on fut moderne vaniteusement, d'un air provoquant. On abandonna le parti des grands morts, pour se laisser aller ä la joie, d'ailleurs facile et insolente, de sentir en soi l'afflux d'une jeune vie, merne éphéměre ; on aima mieux parier sur le present que sur ľéternel. On pensa, comme le Trivelin de Marivaux, qu'avoir quatre mille ans sur les épau -les n'était plus une gloire, mais un insupportable fardeau. Une superstition naquit, dont nous ne sommes pas débarrassés. « Le nouveau, qui est cependant le périssable par essence, est pour nous une qualité si eminente que son absence nous corrompt toutes les autres et que sa presence les remplace. A peine de nullité, de mépris, et d'ennui, nous nous contraignons d'etre tou jours, plus avancés dans les arts, dans les moeurs, dans la politique et dans les idées, et nous sommes formés ä ne plus priser que ľétonnement et l'eff et instantané de choc 1... » Du passé au present: cet autre glissement, ďoú vient-il? D'ou vient qu'une partie de ľEurope pensante dénonca le culte de ľantiquité qu'avaient professé la Renaissance et tout ľäge classique ? La fameuse Querelle des Anciens et des Modernes, que ľon donne volontiere comme ľexplication de ce revirement, n'en est que le signe ; c'est sa raison d'etre qu'il faut trouver. Au profond des consciences, ľhistoire fit faillite ; et le sentiment merne de ľhistoricité tendit ä s' abolir. Si ľon abandonna le passé, c'est qu'il apparut inconsistant, impossible ä saisir, et toujours faux. On perdit confiance dans ceux qui prétendaient le connaítre ; ou bien ils se trompaient, ou bien ils mentaient. II y eut comme un grand écroulement, aprés lequel on ne vit plus rien de certain, sinon le present: et touš les mirages durent refluer vers ľavenir. Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, 1931, p. 161. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 27 D'abord, on sentait bien que les historiens modernes n'étaient pas trěs sürs. II y en avait beaucoup : Mézeray, le Pere Maimbourg, Varillas, Vertot, Saint-Réal, le Pere Daniel, le Pere Buffier, qui enferma les rois et les reines, les traités et les batailles, les empires, les provinces et les villes dans de petits vers ä retenir par coeur. Et Laurence Eachard, Edward Hyde, comte de Clarendon, Abel Boyer, Gilbert Burnet, le plus connu de tous. Et Antonio de Solis, qui, en 1684, dota ľEspagne de sa brillante Histoire de la Conquéte de Mexico. Et beaucoup d'autres, qui voudraient etre rappelés du royaume des ombres, mais qu'il faut y laisser, en bonne justice. Si différents qu'ils fussent, ils se trouvaient d'accord sur plusieurs points : ľhistoire est une école de morale, un tribunal souverain, un theatre pour les bons princes, un échafaud pour les mauvais. Elle apprend ä connaítre les caractěres, car eile est « une anatomie spirituelle des actions humaines » . Surtout eile est une oeuvre d'art ; comme dit M. Cordemoy, lecteur de Mgr le Dauphin : «II vaut mieux employer son temps ä la composition, et ä arranger les faits de ľhistoire, qu'ä les rechercher ; il vaut mieux aussi songer ä la beauté, ä la force, ä la netteté et ä la briéveté du style, qu'ä paraítre infaillible dans tout ce qu'on écrit. » Dramatique, pathétique, eile exige une mise en scéne somptueuse; les batailles, les conjurations, les revolutions, les schismes, excellente matiére, beaux sujets. Oratoire, eile se rapproche de la poésie, qui nést elle-méme qu'une forme de ľéloquence, une eloquence rimée. Noble, son element naturel est le sublime. Elle comporte nécessairement, cést sa loi, des discours, des descriptions, des maximes, des analyses, des paralleles, comme celui-ci: Charles-Quint et Francois Ier, face ä face : «La Providence ne sést pas contentée de les faire naítre en merne temps, dans un merne royaume et dans une étroite liaison de sang ; mais eile a voulu qu'ils tirassent leur principal éclat ľun de ľautre ; ce qui est si vrai qu'aprés que ľun ďeux eut été mis hors le rang, ľautre demeura sans vertu et ne fit plus que des fautes... Commencons done ce fameux parallele par ce qu'il y a de moins connu dans ľhistoire de nos grands héros, et continuons-le, s'il se peut, dans toute ľexacti tude que demandent Aristote et Plutarque, les plus grands maítres en ce genre ďécrire 1... » Bref, tous les historiens de ce temps-lä voulaient étre des Tite-Live, encore plus éloquents, encore plus ornés. Et tous auraient adhéré sans doute ä la formule qu'élaborait un des théoriciens du genre, le Pere Le Moyne : « Ľhistoire est une narration continue de choses vraies, grandes et publiques, écrite avec esprit, avec eloquence et avec jugement, pour l'instruction des particuliers et des princes, et pour le bien de la société civile2. » Ils écrivaient de belles prefaces; ils disaient que leur plus vif souci était de se montrer impartiaux. Seulement, comme ils admettaient aussi qu'il était dans leur role de défendre leur roi, leur pays, leur religion, en chaque 1 Varillas, Histoire de Frangois ler; ä laquelle est jointe la comparaison de Frangois ler avec Charles-Quint par le méme auteur, 1684. 2 Le Pere Le Moyne, De l'Histoire, 1670, pp. 76 -77. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 28 circonstance ils prenaient parti, et ne cherchaient plus ä trouver la vérité, mais ä soutenir des theses. Catholiques et protestants s'affrontaient, la plume ä la main ; celui-ci prônait Louis XIV, et cet autre Guillaume d'Orange ; ainsi naissaient d'interminables disputes, dont les plus bruyantes furent celles qui accompagněrent The History of the Reformation of the Church of England (1679-1715) de Gilbert Burnet; VHistoire du Luthéranisme (1680) et VHistoire du Calvinisme (1682) du Pere Maimbourg ; ľ Histoire des Revolutions arrivées en Europe en matiěre de religion (1686-1689) de Varillas. Ils ne se genaient pas. Saint-Réal romance le caractěre et la vie de don Carlos, les episodes de la Conjuration des Espagnols contre la République de Venise : puisque les romanciers prennent volontiers leur bien dans ľhistoire, pourquoi ne ferait-il pas de ľhistoire un román, ä peine moins faux ? — Varillas devenu vieux et ne voyant plus trěs clair, dictait pendant plusieurs heures par jour, sans prendre la peine de verifier quoi que ce füt. II n'avait pas attendu d'etre vieux pour inventer des faits ; un de ses rivaux lui reproche ďavoir raconté, entre autres fantaisies, la fin tragique des amours de Francois Ier avec Mme de Chateaubriand: d'apres Varillas, M. de Chateaubriand, rentrant de Pavie, en 1526, avait fait enfermer sa femme infiděle dans une chambre tapissée de noir; pour savourer sa vengeance, il pouvait, sans etre vu, la voir se livrer ä son chagrin, ä son désespoir; jusqu'ä ce qu'il la fit saigner par deux chirurgiens. Mais en fait, en 1532, dans un voyage qu'il fit en Bretagne, Francois ler donna ä la dame le revenu de diverses seigneuries; et quand eile mourut, en 1537, il laissa au man l'usufruit de ses biens... — Laurence Eachard, écrivant ľhistoire d'Angleterre depuis Jules César, estime qu'une époque raffinée, comme celie oü il vit, n'a pas ä cons ulter les écrits grossiers des moines; de sorte qu'il s'est contenté de refondre et au besoin d'imiter ce qu'il a trouvé de bon chez les auteurs anciens et modernes : avouant ce que les autres avaient coutume de faire sans l'avouer. — Les anecdotes qu'on nous rapporte ne sont pas invraisemblables: comme Vertot avait fini ďécrire la narration du siege de Malte, et qu'on lui indiquait des documents, il répondit qu'il était trop tard, que son siege était fait. Le Pere Daniel alia voir les volumes de la Bibliotheque du Roi, passa une heure au milieu d'eux, et se déclara fort content. Heureux homme ! II dit lui-meme que la citation des manuscrits fait beaucoup ďhonneur ä un écrivain ; qu'il en a vu un assez grand nombre ; mais que cette lecture lui a procure plus de peines que ďavantages. Et facilement nous ľen croyons. Un edifice si pompeux, si fragile, comment résisterait-il au moindre choc ? Déjä le doute est ä ľintérieur, dans la conscience merne de ces historiens. Car ce sont des humanistes, mais attardés; et ils percoivent vaguement ce retard. Un scrupule les travaille ; merne triomphants, ils n'ont pas ľesprit en repos ; et tout en chantant devant le public leurs airs de bravoure, ils sont inquiets: Quid est Veritas ? La vérité, est-ce la simple vraisemblance dans les faits douteux ? « cette apparence de logique qu'un peu de meditation suffit ä donner aux choses ? » un accord intérieur, une harmonie resultant d'une composition habile, une Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 29 creation de ľart ? Qu'eile est difficile ä saisir ! Jusqu'oü est-il permis d'aller pour la rencontrer ? a-t-on le droit « de faire le curieux chez autrui, d'entrer dans les cabinets, de lever les voiles, de tirer les rideaux qui cachent le secret des families, et de chercher lä de quoi entretenir la curiosité des hommes » ? Combien de fois deux auteurs, ou trois ou quatre, racontant le meme siege, la meme bataille, en ont donné des versions différentes; et alors, laquelle choisir? Par quel miracle les événements, děs qu'ils se présentent sous la plume, prennent-ils un air romanesque ? Teiles sont les questions qui troublent ces historiens. Certes ils sont superficies, incapables d'une recherche suivie, ä la fois verbeux et presses de finir ; ils escamotent les difficultés; ils ignorent comment on accede aux sources, comment on retrouve sous les couches successives la premiere couleur; ils manquent d'esprit critique : mais pas assez pour écarter sans peine un malaise sournois. On en trouve l'expression dans une Methode pour étudier ľhistoire que publie en 1713 Lenglet Dufresnoy, assez libre esprit, mais brouillon. Prenez garde, dit l'auteur ; rien n'est plus difficile que ďéviter l'erreur ; entourez-vous de precautions, suivez des regies süres; n'acceptez pas tout, examinez, criblez ; doutez ä propos, devant le singulier et l'extraordinaire ; cherchez les raisons que les auteurs peuvent avoir de se tromper, de vous tromper. Soyez critiques: autrement, il arriverait qu'on donne rait ä la vérité et au mensonge le merne degré ďautorité. Tel est le danger qui menace, on s'en rend compte ; on le traduit par un mot qui revient souvent aux lěvres, par un mot que l'on condamne mais que l'on est impuissant ä écarter : au pyrrhonisme qui épouvantait déjä Pascal, on ajoute le mot historique. En 1702, un professeur de grande reputation, Jacob Perizonius, qui déjä enseignait ä ľUniversité de Leyde ľhistoire latine et grecque, fut chargé ďun cours ďhistoire des Provinces Unies. II dut prononcer un discours inaugural, suivant l'usage, en presence des magistrats de la ville, des professeurs ses collěgues, des étudiants ; et il choisit comme thěme le pyrrhonisme historique. Dans de belles phrases latines, il fit entendre qu'on était arrive, désormais, ä une époque oú l'on critiquait tout, et oü l'on allait volontiers aux extremes; que ľhistoire était en pleine crise ; que les uns acceptaient sottement les fables qui ľont faus sée, tandis que les autres niaient tout son contenu ; que ce dernier état d'esprit, plus brillant, plus séduisant, et qui progressait, était particuliěrement dangereux. S'il l'emportait, e'en serait fait de tout, on tomberait dans le scepticisme universel. Aussi l'orateur affirmait-il la possibilité d'une certitude historique; aussi s'écriait-il: Valeat tandem Pyrrhonismus ! Au diable le Pyrrhonisme ! Mais il avait trop ä faire. Trois groupes, au moins, menaient alors l'assaut contre ľhistoire : les cartésiens, suivant leur maítre : lequel disait qu'il n'est pas plus d'un honnete homme de savoir le grec et le latin, que le Suisse et le bas-breton ; et ľhis toire de ľEmpire germain ou romanique, que celle du plus petit État qui se trouve en Europe. Malebranche renchérissait: les historiens racontent les pensées des autres, et ne pensent pas; Adam, dans le Paradis terrestre, possédait la science parfaite : savait-il de ľhistoire ? Évidemment non ; done, la science parfaite n'était pas ľhistoire ; et pour ce qui est de lui, Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 30 Malebranche, il se contentait de savoir ce qu'Adam avait su... Le vrai, pour un tel esprit, ne se cherche et ne se trouve que par la meditation ; la vérité n'est pas historique, eile est métaphysique. — De leur côté, les jansénistes, les moralistes rigoureux, se méfiaient de cette forme de ľéternelle libido sciendi. Mais les plus acharnés étaient les libertins. Car ľhistoire était comme leur ennemie personnelle ; et ils allaient disant qu'elle était incertaine et fausse ; qu'elle était vile, étant remplie de flatteries adressées aux puissants; qu'on ľaccommodait comme les plats en cuisine, mettant la merne viande en autant de ragouts qu'il y a de pays au monde ; que s'il fallait la lire, ce n'était pas pour connaítre les faits, mais seulement pour voir ľinterprétation que chaque homme, chaque parti, chaque peuple en donnait; et que tout entiěre, eile n'était en somme qu'un pyrrhonisme perpétuel. Les Francais se distinguaient par la vivacité de leurs attaques; mais ils n'étaient pas les seuls ; de Leipzig, J.B. Mencken, fils du fondateur des Acta Eruditorum, tonnait contre les historiens, qu'il englobait dans la vaste troupe des charlatans. Charlatans ils sont, parce que les uns, pour égaler la gloire de Tite-Live, parsement leurs récits de longs et ennuyeux discours, attribuant les sentences les plus fines aux hommes les plus grossiers; parce que d'autres, comme désespérant d'avoir des lecteurs s'ils ne présentaient aux yeux des tableaux agréables, chargent leurs pages d'ornements uses ; parce que d'autres encore, pour flatter les Mécěnes qui les paient, imaginent des genealogies, ou meme fabriquent des faux. Charlatan entre les charlatans le Francais Varillas; mais ďune maniere generale touš les historiens sont des charlatans, puisque, dans leurs prefaces, ils promettent de donner au public une vérité qu'on ne voit jamais venir... C'est juste, pensaient les sages ; aprés tant ďHistoires de France, nous n'avons pas une seule Histoire de France qui soit digne de credit. Ni d'ailleurs ďHistoire d'Angleterre ; ni quelque histoire que ce soit. Jadis, on croyait les yeux fermés; aujourďhui, ľheure du doute est venue. «N'aura-t-on pas raison de placer ä notre temps ľépoque du pyrrhonisme de ľhis toire l ? » Douter aussi de ľhistoire romaine ; s'arreter ä la pensée que les écrivains anciens n'étaient ni moins partiaux, ni moins légers, ni moins charlatans que les autres — ce serait plus douloureux. Car Romulus, et les héros qui ľavaient precede, suivi, étaient pour touš les lettrés des connaissances familiěres. On les pratiquait děs le college: on écrivait leur langue ; voire meme on composait leurs lettres et leurs discours. Elle s'organisait admi rablement, cette histoire vénérée; eile était racontée d'un ton si sůr, avec une noblesse si soutenue, qu'elle semblait ne pas lais ser de place au mensonge. C'était une épopée vécue. Un jour — trěs exactement Vannus mundi 2824, quatre cents ans avant la fondation de Rome — Énée Paulian, Critique des Lettres pastorales de M. Jurieu, 1689, pp. 78 -80. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 31 était arrive dans le Latium, avec ses Troyens échappés ä la fureur des flammes qui venaient de réduire en cendres Ilium ; il avait erré pendant trois ans sur les mers. Latinus régnait alors ; ce prince généreux, compatissant aux malheurs ďEnée, ľavait recu avec bonté ; et pour le retenir chez lui par des liens aussi forts que doux, il lui avait donne en manage sa propre fille Lavinie. Turnus, roi des Rutules, prince jaloux, leur avait fait la guerre ; battu, sa mort avait rendu la tranquillité au Latium, et assure ä Énée le sceptre que Latinus lui laissa en mourant, comme un heritage qui appartenait ä l'époux de sa fille !. Tout cela s'ordonnait comme une belie tragédie; ces Romains étaient vrais comme ceux qu'on admirait sur la scene, avec leur casque ä plume et leur petit jupon. Mais non ; on devait en rabattre, et corriger, ä grand chagrin, la fausse image de ces amis trěs chers. Peut-etre merne fallait-il se persuader qu'ils n'étaient que des fantômes; le jour allait paraítre, ils se dissipaient dans les airs. Une voix, qui n'était jamais vaine, déjä les avait dénoncés comme irréels. Elle osait dire que les hommes étant toujours les memes, puérils, vaniteux, crédules, et particuliěrement sensibles sur la question de leurs origines: tels ils sont aujourďhui, revendiquant pour la nation ä laquelle ils appartiennent de vains titres ďancienneté, et tels ils étaient jadis. Les Romains inventaient des chiméres que nous avons acceptées, que nous avons chéries. Les Romains n'ont pas été exempts de cette vanité. Ils ne se sont pas contentés de vouloir appartenir ä Vénus par Énée, conducteur des Troyens en Itálie ; ils ont rafraichi leur alliance avec les dieuxpar lafabuleuse naissance de Romulus qu'ils ont crufils du dieu Mars, et qu'ils ont fait dieu lui -méme aprěs sa mort. Son successeur Numa n 'eut rien de divin en sa race ; mais la sainteté de sa vie lui donna une communication particuliére avec la déesse Égérie, et ce commerce ne lui fut pas ďun petit secours pour établir ses ceremonies. Enfin les destins n'eurent aucun soin que de fonder Rome si on les en croit. Jusque-la qu'une providence industrieuse voulut ajuster les divers génies de ses wis aux différents besoins de sonpeuple. Je hais les admirations fonde e s sur des contes, ou établies par ľerreur des faux jugements. II y a tant de choses vraies ä admirer chez les Romains que c'est leur faire tort que de les favoriser par des fables 2. Cette voix si forte et si claire, ces idées si hardies, troublaient la sécurité d'une foi paisible. Les choses vraies que Saint -Évremond voulait qu'on admirät, comment les distinguer des fausses ? Comment, surtout, détruire ľidée d\in ensemble parfaitement arreté, pour la remplacer par ľidée d'évolu tion, ä peine concevable alors ? Comment faire reculer le passé, le rejeter au fond des ages, sous pretexte que c'est seulement au loin et dans l'ombre qu'on peut le deviner tel qu'il fut ? 1 D'apres Laurence Eachard, The Roman History from the building of the City... 1694. Vertot, dans son Histoire des Revolutions arrivées dans le gouvernement de la République romaine (1719), s'il varie quelquefois sur les faits, ne parle pas autrement. 2 Saint -Évremond, Reflexions sur les divers génies du peuple romain, dans les différents temps de la République. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 32 A Leyde, Jacob Gronovius recuse l'existence de Romulus ; et Henry Dodwell la met en doute, ä Oxford. Pendant pres de deux mille cinq cents années, une infinite d'auteurs ont écrit que la vestale Rhéa Sylvia ayant eu deux enfants nés de ses amours avec Mars, Romulus et Remus, ces jumeaux furent exposes sur le Capitole et allaités par une louve : or cette fable est tellement absurde qu'elle mérite ä peine d'etre réfutée. Certe nulla est, praeter sacrant, história quae non primas suas origines fabulis immixtas habeat. História Romana ante Romulum nulla fide digna. Vel Romuli ipsius fortasse dubia. II est sür qu'il n'existe aucune histoire, sauf ľHistoire Sainte, qui ne soit melée de fables dans ses premieres origines. Ľhistoire romaine avant Romulus est indigne de foi. Et merne ľhistoire de Romulus est peut-etre douteuse... Voilä ce que l'on commence ä dire : plus tard on démontrera l'incertitude absolue des quatre premiers siěcles de Rome. De ľhistoire grecque, parlons ä peine : eile apparaissait comme étant encore plus trompeuse. Croirait-on que les Athéniens, cependant les plus doctes des hommes, n'ont eu d'annales réglées qu'ä une époque extrémement tardive; de sorte que leurs origines et leurs commencements leur ont tout ä fait échappé ? lis ont tout brouillé, les années, les cycles; ils ne retrouvaient merne plus la date de leurs fetes; Aristophane met en scéne les dieux, se plaignant de ce que la lune ne les avertit pas ä propos de ces bons moments: ce qui les frustre des festins publics, et les oblige ä retourner affamés au ciel. Qu'on se fie aux annalistes grecs, aprés cela ! Ce dont on s'apercoit, c'est que non seulement on ne tient pas la vérité en matiére ďhistoire ancienne, mais qu'on ne pos séde merne pas les instruments nécessaires pour la saisir. Comment les Anciens mesuraient-ils ? comment comptaient-ils ? II faudrait tout de merne le savoir, avant ďoser parier des réalités de leur vie: autrement, on se condamne ä une perpétuelle inexactitude, et on parle dans le vide. Ces preoccupations apparaissent dans des assemblées savantes comme l'Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres. On n'y manque ni de connaissances, certes, ni de bonne volonte ; mais on y manque ďune méthode sure. On cherche, on doute, on montre un appétit de connaítre qui reste insatisfait; on acquiert cette triste sagesse, qui consiste ä savoir qu'on ne sait rien. Soit, laissons ce qui est profane; et fions-nous ä la seule histoire qui compte, aprés tout; ä ľhistoire dictée par Dieu. Ici tout devient aisé. Depuis la creation du monde jusqu'ä ľavénement de Jesus -Christ, il s'est écoulé 4004 ans ; ou 4000, si ľon veut épiloguer ä tout prix. En ľannée 129 la terre a commence ä se remplir, et les crimes ä s'augmenter. En ľannée 1656 eut lieu le Déluge ; en 1757, les hommes ont essayé de construire la Tour de Babel. La vocation d'Abraham s'est décidée en 2083. La loi écrite a été donnée ä Moíse 430 ans aprés la vocation d'Abraham, 856 ans aprés le Déluge, et la merne année que le peuple hébreu sortit de ľÉgypte. Grace ä ces points de repére fermement établis, Bossuet, composant son noble Discours sur ľHistoire universelle, voit s'ordonner une série ďépoques qui se découpent d'elles - Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 33 memes dans le temps; sous ďharmonieux et majestueux portiques se déroule la voie triomphale qui conduit au Messie. II était si doux de la suivre, que de simples et naives ämes remplissaient leur vie de concordances et de souvenirs, et qu'elles évoquaient non seulement ľannée, mais le mois, mais le jour, ou advinrent les faits mémorables que ľHistoire Sainte rapporte. Des fiděles ouvraient leur livre de priěres : 18 février, ľan 2304 devant la Nativitě de Notre-Seigneur, Noé envoya hors de ľarche une colombe ; 10 mars, Jesus recut des nouvelles de la maladie de Lazare ; 21 mars, Jesus maudit le figuier, 20 aoüt, ľan du monde 930, ce jour mourut Adam, premier homme 1... A ces croyances naives, ä cette sécurité vint s'opposer alors la Chronologie. Elle semblait n'etre qu\ine modeste discipline, utile certes aux écoliers pour leur meubler la memoire et les empecher de commettre de sottes confusions: mais sěche et reveche; corps décharné, oü ľon ne voyait plus que les nerfs et les os. Or, ä mesure que s'aggravait ľimpression de désordre dans les archives des hommes, eile gagnait en importance, en dignitě ; eile devenait un art nécessaire, et merne une science. On l'appelait la doctrine des temps et des époques; « comme la navigation donne des regies aux pilotes pour les conduire sur mer sans s'égarer dans les voyages au long cours, la chronologie nous en donne pour voyager sürement dans le vaste et obscur pays de ľantiquité ». Voyage au long cours, en effet, au long cours des siěcles révolus et des races mortes ! Si eile n'a pas exactement conscience de ses propres lois, du moins eile les applique: eile juge de la vraisemblance d'un texte, quel qu'il soit, non par ľautorité qui le soutient, mais par ľarithmétique ; peu lui importe la langue dans laquelle ce texte est écrit, francais, latin, grec, ou hébreu ; peu lui importe son origine, son caractěre; eile passe du profane au sacré par la nature meme de son etre, qui ne veux etre que calcul; eile ne sait qu'une chose, c'est qu'elle doit additionner exactement. Au fond de leurs bibliothěques, penchés sur leurs livres, compulsant et comparant, des spécialistes, inspecteurs et vérificateurs des comptes de ľhistoire, s'occu pent de besognes ingrates, et en apparence inoffensives: tel est leur plaisir, telle est leur passion : fixer quelques dates, faire de ľarithmétique avec les années. Ils criaillent entre eux ; et si par hasard les gens du monde entendent le bruit de leurs disputes, ils ne feront qu'en rire : passe-temps de cuistres. Quand ces savants auront fini; ou pour mieux dire quand ils auront poussé plus loin leurs recherches (car ils ont commence depuis longtemps, depuis la Renaissance ; et ils ne finiront jamais), plus que les impies et les rebelles, ils auront jeté le trouble dans les consciences, et accrédité ľidée que, dans le passé, rien n'est súr. Incrédu les, ils ne le sont pas tous; certains comptent et recomptent pour défendre les calculs traditionnels contre les nouveaux chronologistes, de telle sorte qu'entre les uns et les au třes se livre, pendant des années et des années, un combat obscur et décisif. Leibniz y prend part, et Newton. Cite par Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. X, 1930, chap. VI. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 34 L'addition courante paraissait pourtant bien facile. Adam vécut cent trente ans, et engendra un fils ä sa ressemblance ; il lui donna le nom de Seth. Et les jours dAdam, aprěs qu'il eut engendré Seth, furent de huit cents ans ; et il engendra des fils et des filles. Tout le temps quAdam vécut fut done de neuf cent trente ans ; puis il mourut. Seth vécu cent cinq ans, et engendra Enoch. Et Seth vécut, aprěs qu'il eut engendré Enoch, huit cent sept ans... Le total de ces generations successives donne les quatre mille ans qui séparent la creation du monde de la naissance du Christ. Mais peut-etre manque-t-il des anneaux ä la chaine ; sans doute remuneration n'est -eile pas complete ; probablement les Hébreux avaient une facon particuliěre de calculer... Si, pour sortir de leur incertitude, les chronologistes se mettent ä employer la méthode comparative, et ä demander des dates et des chiffres aux nations voisines des Juifs, grand Dieu ! que de discordances ! Les difficultés se multiplient, et on n'aboutit qu'ä « des téněbres plus que cimmériennes » . Deux peuples, si nous allons tout de suite ä l'essentiel, fai saient éclater les cadres, prétendant qu'ils duraient non pas depuis quatre milliers ďannées, pale gloire, mais depuis des dizaines, depuis des centaines de milliers d'années. Les Égyptiens si sages, si justes, auxquels on avait accordé par ailleurs tant de marques d'estime, sur la question des dates se montraient fous. Entetés de leur antiquité et de leur noblesse, ils jugeaient « qu'il était beau de se perdre dans un abíme infini de siěcles, qui semblait les approcher de ľéternité ». Pourtant on avait peine ä les récuser, puisqu'ils étaient excellents calculateurs et qu'ils possédaient des chroniques bien établies. Au IIIe siécle avant Jésus-Christ, « le fameux Manéthon, pretre ou sacrificateur de la ville ďHéliopolis », avait écrit ľhistoire de lÉgypte, sur ľordre du roi Ptolémée Philadelphe ; or il y énumérait une série de dynasties royales dont le debut se placait avant ľépoque traditionnellement assignee au Déluge, et qui se continuait sans interruption, merne ä travers ľépoque des grandes eaux. Une chronique encore plus ancienne, écrite bien avant le regne des Ptolémée, tenait qu'il y avait eu des rois chez les Égyptiens « pendant l'espace de 36 525 ans, jusqu'ä Mectaněbes, le dernier de tous, qui fut chassé du tróne par Ochus, roi des Perses, dix-neuf ans avant la monarchie d'Alexandre le Grand l » . De merne les Chinois, savants astronomes, judicieux esprits, bien munis de calendriers et d'annales, prétendaient exister, pour peu qu'on eüt voulu leur preter foi, depuis une époque si reculée, qu'ils auraient devancé le moment oü Dieu créa la lumiěre, les impudents ! Auprěs des premiers empereurs de la Chine, Adam n'apparaissait plus que comme un tard venu. « ... Yam-Quam-Siem pretend que depuis le commencement du monde jusqu'au regne de lEmpereur Tienski, qui commenca ä régner ľan 1620, il n'y a pas moins de dix-neuf millions trois cent soixante-dix-neuf mille quatre-vingt-seize ans 2. » Grave probléme pour les consciences d'alors ; probléme que, dans les cercles savants de toute lEurope, on essayait de résoudre, péniblement, Le Pere Paul Pezron, Ľ Antiquité des temps rétablie, 1687, chap. XV. Le Pere Greslon, Histoire de la Chine sous la domination des Tartares, 1671,1, chap. IX, p. 42. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 35 lentement. En 1672, un chronologiste anglais, John Marsham, crut avoir trouvé : il était bien vrai que les Egyptiens avaient eu trente dynasties royales qui, si on les mettait bout ä bout, dépasseraient ľäge du monde : mais justement, il ne fallait pas les mettre bout ä bout; car il s'agissait de dynasties collatérales, et non pas successives; elles avaient régné parallělement, dans différentes parties du pays... En 1687, le Pere Paul Pezron, religieux de ľétroite observance de l'Ordre de Cíteaux, proposa une autre réponse : quatre mille ans, il le reconnaissait, étaient insuffisants pour faire une place aux antiques Égyptiens. Mais quatre mille ans, c'est le terme fixe par le texte hébreu de la Bible. Suivez au contraire la version des Septante : eile vous concédera cinq mille cinq cents ans, environ ; et dans ces quinze siěcles supplémentaires, annales et dynasties seront ä ľaise. Le Pere Pezron triomphe, mais non pas pour longtemps. Outre que ces années supplémentaires semblaient encore insuffisantes aux calculateurs, on jugea téméraire de choisir entre les différents textes de lÉcriture au nom des Egyptiens et des Chinois ; et ľon fit entendre au Pere Pezron qu'il tombait de la chronologie dans ľimpiété : on échangea des traités, des dissertations, sans courtoisie. DTtalie, le Pere Astorini lanca une conjecture que reprit le Pere Tournemine, en 1703 ; dans ľusage courant, apres avoir cite un millésime, 1600 par exemple, si ľon vient ä énoncer une date voisine, on ne répete plus le chiffre entier ; on dit en 1600, telle chose advint; et telle autre, dans les années 610... II en était peut-etre de merne chez les Juifs; et faute de comprendre leur habitude, prenant leurs appellations ä la lettre, nous enlevons ä ľhistoire quelques milliers ďannées... Mais comment prou ver que cette f agon de compter, tout italienne, était en usage chez les Hébreux ? D'ailleurs eile n'aboutirait qu'ä sub stituer des incertitudes ä des incertitudes... Cet embarras en suscite un autre, non moins cruel. Écoutons encore Bossuet: « Dieu done ay ant affranchi son peuple de la tyrannie des Égyptiens pour le conduire en la terre ou il veut etre servi, avant de l'y établir, lui propose la loi selon laquelle il doit y vivre. II écrit de sa propre main, sur deux tables qu'il donne ä Moíse au haut du mont Sinai, le fondement de cette loi, c'est-ä-dire le Décalogue, ou les Dix Commandements qui contiennent les premiers principes du culte de Dieu et de la société humaine. II dicte au merne Moíse les autres préceptes... » Mais il y a des gens pour penser que si les Égyptiens représentent une haute antiquité et une profonde sagesse ; que si les Hébreux ont longtemps vécu sous la domination des Égyptiens : logiquement, nécessairement, une civilisation supérieure doit avoir agi sur une civilisation inférieure ; et done, les Égyptiens doivent avoir agi sur les Hébreux. Telle est la these soutenue d'abord par John Marsham, et avec plus de rigueur et de science en 1685, par John Spencer, préfet de Corpus Christi ä Cambridge. Tous deux pretent aux Égyptiens, qu'ils admirent, une influence decisive sur la loi, sur les préceptes et sur les rites: circoncision, bapteme, temples, sacerdoce, sacrifices, ceremonies viennent des Égyptiens; quand Moíse, pour sauver son peuple décimé par les serpents, instituait un serpent d'airain qui guérissait ceux qui le regardaient, loin d'accomplir un miracle il ne faisait que répéter une antique incantation égyptienne. Mais alors, le peuple élu aurait été Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 36 tributaire, dans ses croyances essentielles, d'un peuple paien ; Dieu n'aurait plus dicté ses commandements, sur le mont Sinai; Moise n'aurait fait que copier les Égyptiens, ses maítres et seigneurs. Le bon, le studieux Huet, évéque d'Avranches, qui avait chargé sa maison de tant de livres, qu'un jour eile s'écroula, dit -on, ä travers mille et mille lectures poursuit un pieux dessein : il veut rétablir Moise dans sa juste place, la premiere. II se charge de montrer que toute la theologie des paiens derive des actes ou des écrits de Moise ; que les dieux des Phéniciens, des Égyptiens, des Perses, et aussi bien des Thraces, des Germains, des Gaulois, des Bretons, des Romains, precedent de Moise, ne sont que des transpositions de Moise. Cest ce qu'il fait, dans sa Demonstratio evangelica, en 1672 ; et encore dans ses Quaestiones Alnetanae de concordia rationis et fidei, en 1690 : sans voir qu'on pouvait aisément retourner l'argument contre lui : si ľon trouve tant de ressemblances entre les croyances mosaiques et celieš de ľantiquité paienne, est-ce Moise qui les a inspirées aux autres peuples, ou des peuples plus anciens qui ont légué leurs traditions ä Moise ? Pauvre Huet ! le voilä rangé, ä cause du succěs merne de son li vre, au rang des impies. « Mon pere, dit doucement Louis Racine, n'approuvait pas l'usage que ce savant voulait faire en faveur de la religion de son erudition profane. » Et Antoine Arnauld, rudement: « II est difficile de faire un livre qui soit plus impie, et plus capable de persuader aux jeunes libertins qu'il faut avoir une religion, mais qu'elles sont toutes bonnes; et que le paganisme méme peut entrer en comparaison avec le Christianisme. » Voilä oü menaient les meilleures intentions du monde ; on allait de difficulté en difficulté, de doute en doute. Ce fut un moment douloureux du conflit qui, de generation en generation, et sous des formes particuliěres ä chacune, oppose la science ä la foi. Écoutons ľabbé Renaudot qui, en 1702, devant l'Acadé mie des Inscriptions, juge le livre de John Marsham ; il exprime ä la fois son estime et son angoisse : l'ouvrage « est parfait dans son genre pour l'ordre, la méthode, la netteté, la briěveté et la profonde erudition dont il est rempli. Mais il est difficile d'excuser l'auteur de ce que, par prevention pour les antiquités égyptiennes, ou pour quelque autre motif, il affaiblit tellement tout ce qui relěve ľantiquité et la dignitě des Écritures, qu'il a fourni plus de sujets de doute aux libertins que n'ont fait la plupart de ceux qui ont attaqué la religion ouvertement». On hésitait; on ne savait plus. Certes, on pouvait rester ä ľintérieur de la forteresse, repousser les arguments des chronologistes, declarer que ces Chaldéens et ces Babyloniens, avec les myriades ďannées qu'ils demandaient pour satisfaire leur orgueil, n'étaient que des menteurs ; que saint Augustin avait dit le dernier mot en la matiere : si les auteurs profanes nous rapportent des choses contraires ä ľhistoire contenue dans la Bible, tenons-les pour fausses. Mais děs qu'ils s'exposaient au -dehors, mal défendus contre des armes que ľapologétique n'avait pas encore émoussées, les combattants couraient de périlleuses aventures. Des chiffres, vertigineux et vagues, restaient dans les Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 37 esprits : 23 000 ans, 49 000 ans, 100 000 ans, 170 000 ans. Fallait-il faire comme ce Pere Antonio Foresti qui choisit des dates non parce qu'elles sont véritables, mais parce qu'elles sont commodes ? Entre deux opinions extremes, dont l'une veut que le monde ait commence depuis 6 984 ans, et l'autre qu'il ait commence depuis 3 740 ans, il compte soixante et dix opinions intermédiaires: il ne peut pourtant pas les accepter toutes, ni toutes les verifier: il faut bien qu'il se decide, pour des raisons pratiques dans lesquelles la science n'a plus rien ä voir. Pour ces memes raisons, Foresti choisit pármi les auteurs: les auteurs tant qu'ils sont, se contredisent, allez voir qui a tort! On ne peut en préférer un sans s'eloigner des autres : il faut pourtant se decider. A moins qu'on n'imität la prudence de ce Perizonius qui, devant les étudiants de Leyde, avait repousse le pyrrhonisme envahissant. Neuf ans aprěs son discours inaugural, il dit son mot dans la quereile de la chronologie, avec sa netteté coutumiěre, et avec une sagesse un peu désabusée. Détruire les arguments de ses prédécesseurs est relativement facile. Reconstruire est plus compliqué ; car des Égyptiens eux-memes, on ne tire rien de sür. Ce qu'on peut faire tout au plus, c'est ďétablir entre les événements des diverses nations antiques quelques synchronismes ; sans risquer de dates. Perizonius essaie ainsi de sauver les debris d'un grand naufrage. Que devenaient-elles, les certitudes de jadis ? les vues simplistes et grandioses ? les affirmations paisibles ? la croyance aux dates inébranlables ? Comment reconnaítre les volontés de la Providence dans ce qui n'apparaissait plus que chaotique ? Comment accepter la valeur du fait en matiěre de connaissance, quand les faits semblaient se dérober aux prises ? Les nouveaux venus infirmaient ä la fois ľhistoire, la Providence, ľautorité. L'impression finissait par devenir angoissante. Eh quoi ! plus on cherchait, moins on trouvait ? La durée se couvrait de brumes, et les gestes qu'on faisait pour les dissiper ne réussissaient qu'ä les épaissir. « Le temps, qui consume toutes choses, et qui semble vouloir tout mettre dans un oubli éternel, a presque ravi ä ľhomme la connaissance de sa durée et de son antiquité. Cela est si vrai, qu'aprěs touš les soins qu'on a pris de nos jours pour découvrir son étendue, et pour savoir combien de siěcles se sont écoulés depuis l'origine du monde jusqu'ä la venue du Messie, non seulement ľon n'a point trouvé la vérité, ľon s'en est me me beaucoup éloigné 1... » II y avait cependant un moyen de refaire ľhistoire : par ľéru dition. Tout un peuple ďérudits travaillait, appliqué ä d'ingrates besognes ; ä éditer des textes, ä déchiffrer des documents, ä gratter des pierres, ä frotter des monnaies. Tout un petit peuple courageux, passionné ; une fourmiliere, qui avait ses artisans et merne ses guerriers. De bons ouvriers, amoureux des rüdes besognes, cherchaient ä établir des certitudes, importantes ou menues, mais inébranlables; et sans interpretations hätives, sans préjugés, sans art Le Pere Paul Pezron, Ľ Antiquité des temps rétablie, 1687, p. 8. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 38 déformateur, ä exhumer des matériaux solides, acquis pour toujours. lis s'appelaient Francesco Bianchini, qui demandait ä ľarchéologie les données certaines que n'offraient pas les textes ; Richard Bentley, le master de Trinity College, le conservateur de la Bibliothěque Royale, le maítre des études classiques, esprit d'une incomparable vigueur ; Pufendorf, qui savait bien la valeur des archives; Leibniz. Celui-ci s'enferme dans les bibliothěques, cherche les vieux parchemins, se plaít ä les recopier lui-meme, ordonnances royales ou rapports diplomatiques; il estime qu'un code de relations internationales doit s'appuyer sur des actes authentiques, declarations de guerres, traités de paix, et autres pieces, et non pas sur des phrases. Bibliothécaire du due de Brunswick, il entreprend ďécrire ľhis toire de la dynastie régnante ; et aprěs une longue attente, il publie un gros volume, puis deux autres, qui ne répondent pas au goüt du jour, et qui sont bourrés de documents puisés aux bonnes sources. A ceux qui s'étonnent autour de lui, il ne craint pas de dire qu'il a fait oeuvre plus utile que s'il s'était livré ä des développements de rhétorique; qu'on n'a jamais rien vu de pareil ä son ouvrage ; qu'il a projeté une lumiere nouvelle sur des siecles couverts ďune obseurité effrayante, levé beaucoup ďincertitudes et reforme beaucoup ďerreurs. Comme on travaille dans tous les pays ! Henri Meibom s'applique ä mettre au jour les Antiquités germaniques ; Thomas Gale, Thomas Rymer, les documents anglais; Nicolas Antonio, les sources de ľhistoire littéraire espagnole. Comme on travaille, dans le vaste atelier de science organise par les Jésuites, et oü les Bollandistes se distinguent en particulier ! Comme on travaille chez les Bénédictins, qui acquiěrent leur reputation proverbiale de patient et de constant labeur ! D'un si grand zěle, que ľimpétueux Rancé, réformateur de la Trappe, reproche ä ces laborieux de consacrer ä la science un temps et un amour qu'ils devraient réserver ä Dieu : dom Mabillon releve le défi, ďoú une longue et noble quereile dont le bien supreme est ľen jeu. De leur côté peinent des Bénédictins laíques, Étienne Baluze, Charles du Cange ; et tous ensemble permettent ä ľérudition de remporter quelques-unes de ses plus belles victoires. Rappelons qu'en 1678, Du Cange publie son Glossarium mediae et infimae latinitatis ; qu'en 1681, Mabillon publie son De re diplomatka libri V; qu'en 1708, Montfaucon publie sa Palaeographia graeca. Mais s'il fallait prendre un exemple unique de ces savantes vies, peut-etre est-ce encore Antonio Muratori que nous choisirions de preference : vie consaerée tout entiěre ä sauver de ľoubli les titres de ľhumanité. Du matin au soir enfermé dans sa bibliothěque de Modeně, qu'il ne quittera guere que pour un voyage ďexploration savante ä travers les archives ďltalie, pendant plus ďun demi -siecle Muratori entassera in-folio sur in-folio. Ses écrits littéraires, philosophiques, polémiques, qui suffiraient ä la gloire de tout autre, ne représentent que ses moments de recreation ; par eux il se délasse d'une täche obstinément menée : recueillir ďabord tous les témoignages possibles sur lTtalie, et moins encore sur ľépoque romaine que sur le Moyen Age, totalement ignore ; ensuite, ressusciter dix siecles. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 39 ĽAngleterre s'intéressait plus volontiers peut -etre aux etudes grecques, la Hollande aux etudes latines, la France ä ľhistoire ecclésiastique et ä ľhagiographie ; ľltalie ä son propre passé. Mais il n'y avait pas de cloisons étanches, on travaillait dans touš les pays. Quand des richesses de bon aloi seront enfin accumulées; quand de jeunes sciences, comme la numismatique, auront été chercher jusque dans la terre le souvenir des civilisations disparues; quand ľadmirable lecon de patience et de modestie que donnent ces travaux aura corrigé les esprits, alors le scepticisme historique sera détruit. Mais quand, aussi, la besogne sera-t-elle achevée ? combien faudra-t-il ďannées, de decades, et de siěcles, pour que ľon sache sans supposer, pour que ľon affirme sans mentir ? Cest une täche presque désespérante que de retrouver quelques pierres seulement de la mosaique immense, et les chercheurs ont ä peine commence de les assembler qu'ils doivent rejoindre le peuple des morts; ils sont vaincus par un passé qui s'avance sur eux, et les recouvre ä leur tour. A supposer meme qu'ils réussissent le miracle de la resurrection, ceux auxquels ils tendent leurs parcelles de vie retrouvée, et qui doivent les mettre en oeuvre pour rendre aux choses abolies leur forme, leur couleur et leur frémissement, n'en veulent pas. Car c'est un fait qu'en ce temps-lä, les érudits et les historiens travaillaient côte ä côte, en s'ignorant. Et merne leurs routes divergeaient de plus en plus; une generation commencant ä poindre, qui voulait de ľaisance, de la légereté, et n'aimait rien qui n'eüt un air facile. D'une part, les tächerons, qui écrivaient mal, qui chargeaient de references les marges de leurs livres, qui étaient lourds, qui étaient obscurs, condamnés volontaires aux travaux sans gloire. De ľautre les historiens, génies élevés, dédaignant de s'abaisser aux minuties, laissant aux esprits médiocres les recherches pointilleuses, évitant des discussions qui auraient étouffé le feu qui les animait. Les esclaves amassaient des matériaux que les grands seigneurs des lettres méprisaient. Qu'est-ce enfin que ľhistoire ? Un amas de fables, quand eile raconte l'origine des nations ; et ensuite un amas d'erreurs. On croit surprendre chez ľhomme qui passe pour le type meme du sceptique, chez Fontenelle, un accent de tristesse et presque de désespoir, quand cette constatation s'impose ä son esprit: Avec quelle prodigieuse lenteur les hommes arrivent ä quelque chose de raisonnable, quelque simple qu'elle soit ! Conserver la memoire des f aits tels qu'ils ont été, ce n'est pas une grande merveille ; cependant il se passera plusieurs siěcles avant qu'on soit en etat de le faire, etjusque-lä, lesfaits dont on gardera le souvenir ne seront que des visions et des extravagances... On nous a si fort accoutumés pendant notre enfance aux Fables des Grecs, que quand nous sommes en etat de raisonner, nous ne nous avisons plus de les trouver aussi étonnantes qu'elles le sont. Mais si on vient ä se défaire des yeux de l'habitude, il ne se peut qu'on ne soit épouvanté de voir toute l'ancienne histoire d'un peuple qui n'est qu'un amas de chiměres, de reveries, et ďabsurdités. Serait-il possible qu'on eüt donné tout cela pour vrai ? ä quel dessein nous ľaurait-on donné pour faux ? quel aurait été cet Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 40 amour des hommes pour des faussetés manifestes et ridicules, et pourquoi ne durerait-üplus ? A cette maniere ďécrire ľhistoire en succěde une autre, qui a régné chez les peuples savants et polices; eile consiste ä étudier les motifs des actions, et les caractěres: eile n'est pas moins fausse que la premiere. Car ľhomme est nécessairement passionné, crédule, mal instruit, ou negligent; « il en faudrait trou ver un qui eüt été spectateur de tou tes choses, indifferent et appliqué ». Cest impossible. Tout au plus ľhistorien élabore -t-il un systéme a priori, qui forme un tout bien lié, comme les métaphysiciens ; il dispose de quelques faits, dont il imagine les causes; son oeuvre est plus incertaine encore, plus sujette ä caution qu'une speculation philosophique. La seule histoire utile serait le compte des erreurs et des passions humaines: Nous sommes des fous qui ne ressemblons pas tout ä fait ä ceux des Petites Maisons. II n'importe ä chacun d'eux de savoir quelle est la folie de son voisin, ou de ceux qui ont habite sa loge avant lui; mais il nous est fort important de le savoir. L'esprit humain est moins capable ďerreur, děs qu'il sait et ä quel point et en combien de maniěres il en est capable, et jamais il ne peut trop étudier ľhistoire de nos égarements. Voilä tout ce que ľhistoire peut donner, d'apres ce moderne, champion des Modernes dans la grande Querelle. Que le present s'occupe du present ! On emploie plusieurs années, dans les écoles, ä faire lire aux jeunes gens les historiens de Rome : comme on ferait mieux de les instruire de ľépoque dans laquelle ils sont appelés ä vivre ! Car enfin, on ne voit pas bien quelles lumieres on pourrait tirer pour les affaires de notre temps, d'un Cornelius Nepos, d'un Quinte-Curce, ou de la premiere decade de Tite-Live ; quand meme on en aurait appris tout le contenu par coeur, quand meme on aurait dressé une table exacte de toutes les expressions et sentences qui sont enfermées dans ces écrits. II est inutile de savoir précisément le nombre des vaches et des mou tons que les Romains menaient avec eux lorsqu'ils triom-phěrent des Équiculans, des Herniciens et des Volsques l. Mais le present, mais la vie, mais l'avenir, appellent et eni vrent. Ratio vicit vetustas cessit... * * * 1 S. von Pufendorf, Einleitung zu der Historie der vornehmsten Reiche und Staaten... an Europa, 1682. Preface. Voir aussi Malebranche, De la Recherche de la vérité, 1674 ; II, chap. IV, V, VI. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 41 CHAPITRE III Du midi au nord ĽEurope semblait etre achevée. Chacun de ses peuples avait des caractěres si bien connus, et si décidément marqués, qu'il suffisait de prononcer son nom pour que surgit une série d'adjec tifs qui lui appartenaient en propre, comme on dit que la neige est blanche et le soleil bralant. Les Suisses ? — Ils sont sincěres, raisonnables, loyaux, simples, et d'un coeur ouvert; ils ont du courage, de la resolution, et ne se laissent pas attaquer long-temps par leurs ennemis qu'ils ne les chargent ; ils sont constants, fiděles, courageux, ďune taille avantageuse ; ils forment de bons soldats, dont la plupart servent en France: mais ils veulent etre bien payés: point d'argent, point de Suisse. — Les Allemands ? — Ils sont belliqueux, et deviennent des soldats remarquables quand une fois ils sont disciplines; ils ont assez d'inclination pour le négoce, et exercent bien toute sorte de metiers. Ils ne se portent pas volontiers ä la sedition, et se tiennent ä la forme de gouvernement dont ils ont pris la coutume. Ils constituent un grand corps, malheureusement travaillé par d'infinies divisions, religieuses et politiques... — « Les Polonais sont braves, aiment les lettres et les arts, un peu la débauche, et sont tous catholiques », prononcait en 1708 ľhonnete Nicolas de Fer, géographe de Sa Majesté catholique et de Monseigneur le Dauphin. — « Les Hongrois sont bien faits, ils aiment la guerre et les chevaux, sont hardis, farouches, et grands buveurs. Les personnes de qualité y sont magnifiques, les femmes y sont belles et sages. » — « Les Suédois sont honnetes gens et braves, aimant les arts et les sciences. L'air du pays est froid, pur et sain ; les forets y sont remplies de betes féroces et f au ves... Les Danois ont ä peu pres les memes moeurs que les Suédois. Les Norvégiens semblent plus simples et sont fort francs. » Quand les gens de lettres cherchaient un caractére tout fait, les nationalités ainsi comprises leur offraient un repertoire commode. Qui voulait composer un ballet, un divertissement de cour, sans se fatiguer ľimagination, mettait en scene des étrangers, des Napolitains ou des Esclavons plus marqués, plus uses que les pěres nobles ou les valets de comédie. En 1697, Houdar de la Motte fait représenter par l'Académie royale de musique un ballet qui s'appelle VEurope galante. « On a choisi des nations de 1 Europe celles dont les caractěres se contrastent davantage et promettent plus de jeu pour le theatre : la France, lEspagne, lltalie et la Turquie. On a suivi les idées ordinaires qu'on a du génie de leurs peuples. Le Francais est peint volage, indiscret et coquet; lEspagnol, fiděle et romanesque ; lltalien, jaloux, fin et violent ; et enfin, ľon a exprimé, autant que le theatre ľa pu permettre, la hauteur et la souveraineté des sultans, et ľemportement des sultanes. » Prenons les memes cliches, et poussons-les au noir: alors les fades adjectifs deviendront des Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 42 injures, sans que le procédé change. En 1700, Daniel de Foe écrit un pamphlet politique ä grand éclat, The true-born Englishman; chaque pays recoit son compliment, c'est facile : Pride, the First Peer, and President of Hell, To his share Spain, the largest province fell... Lust chose the torrid zone of Italy, Where Blood ferments in Rapes and Sodomy... Drunkness, the darling favourite of Hell, Chose Germany to rule... Ungovern 'd Passion settled first in France, Where mankind lives in haste, and thrives by chance. A dancing nation, fickle and untrue ;... lis se sont si sou vent affrontés, heurtés, tous ces frěres ennemis; ils se sont si souvent réconciliés, allies, embrassés; si longtemps ils ont vécu côte ä côte, ä travers tant de tourments et de misěres, qu'ils croient se connaítre ; et ľidée qu'ils se font ľun de ľautre jamais plus ne changera. — Quelle erreur ! Dans le ciel occidental, des constellations pälissent, et d'autres se met tent ä briller ; la lumiere ne vient plus du merne point. Ce qui change, ce ne sont pas seulement les frontiěres, rendues mouvantes par d'incessantes guerres ; ce sont les forces intellectuelles de ľEurope, ses composantes ; c'est la direction de son äme collective : non sans lutte et sans souffrance ; non sans une nou-velle revolution. Ľhégémonie intellectuelle avait toujours été un bien de famille ; eile ne sortait pas de la latinitě. Ľltalie ľavait exercée au temps de la Renaissance ; puis ľEspagne avait eu son siěcle d'or ; et la France, enfin, venait de recueillir lTiéritage. L'idée que les barbares du nord fussent capables de rivaliser avec ces reines aurait paru impertinente et ridicule; qu'avaient-ils ä offrir? Le monstrueux Shakespeare ? ou bien, du côté de l'Alle magne, des poětes grossiers et gothiques ? Ces gens-lä ne comptaient pas. Se disputant entre elles, ombrageuses et chicaniěres tant qu'on voudra, lTtalie, ľEspagne et la 1 « Orgueil, le premier Pair, et le President de ľEnfer Pour sa part eut ľEspagne, la plus vaste province... Luxure choisit la zone torride de ľltalie, Oü le sang fermente en viols et en sodomies... L'ivrognerie, la chere favorite de ľEnfer, Prit sous sa loi la Germanic.. La Passion sans frein s'établit d'abord en France, Oü les gens vivent dans la häte, et prosperent par chance Nation de danseurs, volage et menteuse... » Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 43 France n'en avaient pas moins des pretentions souveraines, toutes les trois filles de Rome. Seulement, ľEspagne avait cessé de rayonner. Non qu'elle ne projetät sur ľEurope quelques -unes de ses lumiěres éternelles; mais c'est une dure täche, pour une nation, que de conserver le premier rang ; il f aut qu'elle ne se fatigue pas, qu'elle ne s'épuise pas, que sans cesse eile renouvelle et exporte sa gloire . Or ľEspagne ne vivait plus dans le present ; les trente derniěres années du XVIP siěcle, comme d'ailleurs les trente premieres du XVIIIe, sont presque vides; dans son histoire intellectuelle, jamais comme en ce temps-lä, a dit Ortega y Gasset, son coeur n'a battu au ralenti. Elle se repliait sur eile-meme ; eile demeurait apathique et süperbe. On la visitait encore, mais les voyageurs ne dissimulaient pas leur dédain ; ils critiquaient les défauts ďun peuple superstitieux et d'une cour ignorante, dissertaient sur la decadence du commerce, raillaient la paresse et la vanité des habitants; en fait de littérature ils donnaient des exemples de son style enflé et précieux, de ses pieces irréguliěres et baroques, scandale des connaisseurs. On commencait merne ä dire que non seulement ľEspagne avait perdu sa force et son pouvoir, mais qu'encore eile était infiděle ä son génie, son romanesque, sa fierté, son point ďhonneur, son amour de la justice, son désintéressement parfait, toutes ces qualités qui lui appartenaient en propre. Cervantes les avait tournées en ridicule dans son Don Quichotte ; et les Espagnols, ayant applaudi Cervantes, s'étaient dementis, s'étaient trahis. Absurde idée ; mais il n'en faut pas d'autres, pour que des peuples en concurrence portent sur leurs voisins affaiblis un jugement décisif. Ľltalie restait autrement vivace, autrement souple aussi, et capable de changer le caractěre de sa production, cherchant dans d'autres domaines, dans la science, une gloire que les lettres ne lui procuraient plus. Elle agissait au-dehors par le souvenir de Rome : ä aucun moment de son histoire eile n'a cessé de ľinvoquer, lui confiant ses espérances. Elle agissait par son langage doux et sonore, qui continuait ä s'apprendre, langage de la musique, langage de l'amour. Elle agissait par ses chanteurs, ses danseurs, ses librettistes, ses musiciens: son opera faisait les délices du monde civilise. Elle agissait ä ľest plus qu'ä ľouest, sur la rive dalmate, en Autriche, en Pologne. Ce n'étaient pas la, somme toute, des avantages méprisables. Mais on était arrive ä une époque oú ľon demandait de la pensée : et eile n'en fournissait plus. Elle déclinait. Que de voyageurs la parcouraient encore ! Pour ne citer que les plus connus : Gilbert Burnet; Misson, huguenot réfugié, qui accompagnait un jeune seigneur dans son grand tour; William Bromley ; Montfaucon et Dom Briois son confrere ; Addison. De leurs notes, de leurs lettres, de leurs récits, que ressort-il, sinon une admiration continue pour tout ce qui est antique, et un dédain progressif pour tout ce qui est vivant ? sinon le déclassement politique, moral, intellectuel, d'une Itálie qui devient, sous leurs yeux, la terre des orangers et des mines, la terre des morts ? C'est ľheure de la France . Pendant quarante ans au moins, eile dirige la politique européenne ; amis et ennemis constatent, comme dira plus tard Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 44 Horace Walpole, «les progres étonnants que son pouvoir a faits, depuis le traité de Munster en 1648, jusqu'ä la Revolution arrivée en Angleterre, et aux premiers commencements de la grande Alliance en 1689 « : cette ascension, cette force, cette gloire, sont le signe d'une intense vitalite. La France est une personne morale; sa volonte ďunité, sa volonte ďexpansion, se succědent en vertu d'une logique qui devient de plus en plus consciente. Unie, ses ardeurs ne sont pas éteintes, mais dirigées; eile est přete ä déployer au-dehors une energie qui de longtemps ne déviera plus. Son Roi est tout dispose ä Faction, au rayonnement ; il sera la lumiěre, voire merne le soleil; il constant un systéme solaire, dont Versailles est le centre, et dont il veut que les peuples europeens soient les satellites: il represente « un effort systématique pour établir labeauté d'un ordre intellectuel dans le monde !. » La France est richement peuplée ; semée de villes et de villages, guerriěre, fourmillant d'une noblesse toujours en etat de porter les armes ; ses habitants sont enjoués, vifs, souples, et pleins ďagrément ; actifs, habiles, capables de réussir en tou tes entreprises, surtout dans celieš qui demandent plus de penetration d'esprit que de longue application ; au reste, inconstants, légers, et se faisant gloire de leurs debauches: jusque-lä merne qu'il s'en trouve pármi eux qui s'en vantent quelquefois, bien qu'ils n'y aient point de part... Tel est le cliche, qui ne laisse pas de contenir quelques vérités ä ľépreuve du temps. Mais voici que ľidée d'une prodigieuse réussite s'ajoute ä ces traits pour leur conférer un éclat nouveau. En France rěgnent la politesse, la courtoisie, la culture, la douceur de vivre. En France se donnent rendez-vous les étrangers de qualité, qui arrivent de touš les pays ďEurope pour se former dans les Academies ou pour se polir ä la cour ; séduits par les maniěres francaises, ces étrangers se mettent ä ľécole, ä ľécole du raffinement. Paris, par ce concours meme, prend le premier rang parmi toutes les villes. Son charme est fait de liberté et d'aisance ; ä Paris, personne ne vous demande compte de vos actions: vous voulez changer de vie, vous n'avez qu'ä changer de quartier. Si quelqu'un s'avise d'y paraítre aujourďhui tout couvert d'or, et demain habillé de bure, qui s'en occupe ? On y trouve tout ce qu'on peut demander, et sur-le-champ. Le monde ne fournit aucune invention pour mieux goüter les plaisirs de la vie qu'aus sitôt eile n'y soit en usage. Rome, jadis, s'élevait au -dessus de toutes les cités du monde : maintenant, c'est Paris. Tandis que les anciennes rivales semblent épuisées, la France produit le miracle d'une profusion continue de chefs -d'oeuvre et non pas de ceux qu'un pays consacre tels, pour se consoler; mais de chefs-d'oeuvre adoptés par l'univers. Aprěs les Descartes, les Corneille, paraissent les Moliěre, les Racine, les La Fontaine, les Bossuet; et cette génération-lä n'est pas tout ä fait passée, que les Massillon, les Regnard, les Lesage viennent la soutenir. Cette production dure trois quarts de siěcle. En meme temps qu'on réimprime les tragedies, les comedies, les fables, les sermons d'auteurs vite devenus Salvador de Madariaga, Englishmen, Frenchmen, Spaniards, London, 1928, Ed. espagnole, 1929. Ed. francaise, 1931. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 45 classiques, d'autres livres se publient, qui s'ajoutent ä la masse pour augmenter sa puissance et accélérer son mouvement: comment un tel apport ne couvrirait-il pas lLurope ? Ainsi la tradition de la Suprematie se prolonge et s'affirme de jour en jour. Qu'on suppute la force de propagation des plus grands auteurs; qu'on ajoute la foule de ceux qui suivaient ces illustres ; qu'on ajoute encore ceux du troisiěme et du quatriěme ordre, menue monnaie dont nous avons oublié l'effigi e, mais qui se répandait et circulait partout, les Bouhours, les Rapin, les Fleury, et tant d'autres : alors nous pourrons imaginer ľétendue, la profondeur, et la multiplicité de notre action !. Tant et tant que pour l'aristocratie intellectuelle de ľEur ope, les traductions ne sont meme plus nécessaires, et que le francais tend ä devenir la langue universelle. Cest ce que dit Guy Miěge, Genevois établi ä Londres, qui publie un dictionnaire francais-anglais et anglais-francais parce que «la langue francaise est dans un certain sens en train de devenir universelle » ; c'est ce que dit Gregorio Leti, qui, ä Amsterdam, traduit en francais sa Vie de Cromwell: en francais, « parce que la langue francaise est devenue, en ce siěcle, la plus généralement connue par toute lLurope : soit que la grandeur de la France l'ait rendue plus florissante, comme on vit autrefois que la puissance des Romains répandit leur langage par tout l'univers ; soit que la langue francaise, cultivée comme eile l'est, ait des beautés particuliěres, dans la netteté sans affectation que l'on y remarque ». Mais de touš les témoignages qu'il serait facile d'accumuler ici, aucun sans doute n'est plus significatif que celui de Bayle: «La langue francaise est désormais le point de communication de tous les peuples de ľEurope, et une langue que l'on pourrait appeler transcendantelle, par la meme raison qui oblige les philosophies ä donner ce titre aux natures qui se répandent et se proměnent dans toutes les categories2... » Les livres, le langage, les moeurs aussi, et ľappareil de la vie. Dans la salle ďétudes de ce chateau qui veut imiter Versailles, appliqué ä dinger ľéducation du jeune seigneur, vous trouverez un précepteur francais. Les habits, les robes, les perruques, sont ä la francaise. A qui demanderait-on des lecons de danse, sinon aux maítres des elegances, au French dancing master qui dispute la place aux Italiens ? Descendez jusqu'aux cuisines ; vous y trouverez chefs et maítres queux qui accommodent les plats ä la francaise, sommeliers qui débouchent des flacons de vins francais. «On dirait qu'aujourdhui, on ne peut plus faire un diner, un souper de quelque qualité sans des vins qui viennent de ľétranger, qu'on apporte dans des Basques de verre épais, que nous nommons bouteilles, pour appeler du mot francais meme le recipient... » — «Et nous, braves Italiens, singes ridicules, dit Muratori, nous nous hätons de copier les metamorphoses francaises, et toutes les modes francaises, comme si elles venaient de la cour supreme de Jupiter3. » — «Si 1 Nous verrons plus loin, Cinquieme Partie, chap. II, les restrictions qu'il convient d'apporter, suivant les divers pays, aux effets de cette influence. 2 Nouvelles de la République des Lettres, nov. 1685, art. 5. 3 D'apres Giulio Natali, // Settecento, Miláno, 1929, pp. 68 et sv. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 46 nos ancetres revenaient en ce monde, dit lAllemand Thomasius, dans son Discours sur limitation des Francais (1687), ils ne nous reconnaitraient plus : nous sommes des dégénérés, des bätards. Aujourďhui, tout doit etre frangais chez nous: frangais les habits, les plats, le langage, frangaises les moeurs, frangais les vices1... » Non seulement ä ľitalien, ä ľespagnol, mais au latin, qui for mait un des liens de la communauté européenne, le frangais se substitue. « Tout le monde veut savoir parier frangais; on regarde cela comme une preuve de bonne education ; on s'étonne de l'entetement qu'on a pour cette langue et cependant on n'en revient point ; il y a telle ville oil, pour une école latine, on en peut bien compter dix ou douze de frangaises; on traduit partout les ouvrages des Anciens, et les savants commencent ä craindre que le latin ne soit chassé de son ancienne possession2...» A toutes les causes qu'on a données de cet avěnement, et qui sont toutes vraies: valeur intrinsěque de la langue, qualité de la pensée, soins jaloux d'un peuple qui considěre les questions de grammaire et de vocabulaire comme capitales, et qui, seul au monde, possěde une institution ďÉtat pour veiller sur 1 \isage des mots, ľAcadémie ; ä toutes ces raisons, profondes, subtiles, et justement analysées, ajoutons la demande meme d'une Europe en voie de renouvellement. Le latin sent la scolas tique, la theologie ; il a comme une odeur de passé ; il cesse peu ä peu ďappartenir ä la vie. Excellent instrument ďéducation, il ne suffit plus quand on sort des classes. Le frangais apparait comme une nouvelle jeunesse de la civilisation : il modernise les qualités latines. II est clair, il est solide, il est sür: et il est vivant. La science, qui cherche ä expliquer le monde autrement que par les causes efficientes, veut une autre expression que celle qui a contenté le Moyen Age. De meme, si, en 1714, aux traités de Rastadt, le frangais devient la langue de la diplomatie, c'est que les diplomates ne se contentent plus, en 1714, de ce qui suffisait ä la chancellerie du Saint Empire romain germanique. Meme cet air de désinvolture et de légěreté qu'on reproche aux Frangais, leur sert: ils sont comme dégagés d'un passé trop lourd. Les moralistes étrangers critiquent leurs maniěres, leur coquetterie, leur mondanité : ils ont beau dire, les Frangais sont á la mode. Ce gallicisme s'implante en Itálie ä la fin du XVIP siěcle en meme temps qu'on expose aux vitrines des magasins des poupées vetues ä la mode de Paris, ä la derniěre mode du jour. Les Anglais ne l'emploient pas moins ; les dames arrangent leurs cheveux as the mode is; les librairies recommandent The ä la mode secretary; Thomas Brown, dans The Stage-Beaux tossed in a Blanket, raille YHypocrisie ä la mode; Farquhar, dans The Constant Couple, oppose «the A la mode Londres » ä «the A la mode France » ; Steele met au theatre The funeral, or Grief ä la mode; et Addison nous donne dans le prologue qu'il écrit pour cette comédie, le secret de cet engouement: Our author... Christian Thomasius, Von Nachahmung der Franzosen. Nach den Ausgaben von 1687 und 1701. Stuttgart, 1894. Nouvelles de la République des Lettres, aoüt 1684, article 7. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 47 Two ladies errant has exposed to view : The first a damsel, travelled in romance ; The other more refined: she comes from France ;... Cest le cas particulier d\in mouvement general ; c'est une offre qui répond ä une demande: et ainsi s'explique que la France domine, non par quelque rigueur, car la force serait impuissante ä fonder un royaume durable dans le domaine de ľesprit ; mais par un consentement universel. Partout: en Espagne, et meme dans les colonies espagnoles, jusqu'ä Lima, oú ľon joue en 1710 une adaptation de Rodogune et un décalque des Femmes Savantes ; en Hollande, oú le génie local cherche en vain ä se défendre par ľoeuvre d'Antonides Van der Goes ; en Pologne, oú nous voyons l'influence italienne diminuer, et grandir l'influence francaise ; partout, notre langue résonne, nos oeuvres sont representees ou sont lues, notre esprit met sa marque sur les esprits. Or, peu de temps aprěs que la France a établi cet empire, une rivale apparaít; et cette rivale, chose inouíe, est une puissance du Nord. L'Angleterre contrecarrait d'abord la politique francaise. A la France, eile ne voulait laisser ni la mer ni le continent; eile luttait non seulement contre son hegemonie, mais meme contre le principe ďautorité qui fondait le pouvoir royal. Un duel s'en gage entre Louis XIV et Guillaume d'Orange, un duel entre deux héros symboliques. Lorsqu'en 1688 Guillaume d'Orange eut chassé Jacques II du royaume d'Angleterre, et accepté de régner ä sa place sous le contrôle du Parlement, Louis XIV prit sous sa protection personnelle le fugitif, le logea magnifiquement ä Saint-Germain-en-Laye, et défendit en sa personne le representant du droit divin. Mais aussi, lorsqu'on eut longuement combattu, lorsque la France dut céder ä la coalition, et qu'en 1697 on signa la paix ä Ryswick, quelle humiliation pour le grand Roi ! II dut reconnaítre le pouvoir de son adversaire, ľadmettre, le legitimer par son consentement ; et trahir la cause de Jacques II, son cousin, son frěre. Quel était done ce peuple qui imposait ainsi sa volonte ä lFu rope, et qui infligeait ä la France, en une seule fois, plus ďhumi liations qu'elle n'en avait recu durant cinquante années ? Toute l'opinion francaise se passionnait, depuis la cour jusqu'ä la canaille, s'il est vrai que sous le decor majestueux ďAthalie, on retrouve la Revolution d'Angleterre ; et puisque aussi bien on chantait ä Dijon, en 1709, une chanson comme celle-ci: Le grand-pěre est unfanfaron, Lefils un imbecile, Le petit-fils un grand poltron, Ah ! la belle famílie I Que je vous plains, peuples francais, Soumis ä cet empire ! « Notre auteur... / a mis en scene deux dames errantes; / la premiere est une demoiselle, qui a voyage en imagination ; / la seconde plus raffinée : eile vient de France... » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 48 Faites ce qu 'on fait les Anglais, Cest assez vous le dire... Au debut de son renouveau, ce peuple puissant et tenace ne paraissait pas trěs doué pour les lettres. Comme Louis XIV demandait ä son ambassadeur ä Londres de lui dire quels étaient les artistes et les écrivains dAngleterre, ľambassadeur répondait que les lettres et les sciences abandonnent quelquefois un pays pour en aller honorer un autre ä son tour ; que présente-ment, elles avaient passé en France ; que s'il en restait quelques vestiges en Angleterre, ce n'était que dans la memoire de Bacon, de Buchanan ; et ďun Miltonius qui s'était rendu plus infame par ses dangereux écrits que les bourreaux et les assassins de leurs rois. Mais bientôt, on devait concéder aux Anglais un privilege: celui de penser. Et ici encore, ľopposition naissait : ä la France, ľart de vivre en société, la conversation, les belles maniěres, les raffinements de ľesprit. A lAngleterre, la force individuelle, la profondeur et ľaudace de la recherche, la libre reflexion. Si cette derniěre n'avait eu que des écrivains faciles, que les auteurs de comedies vives et dissolues qui prolongeaient sur le theatre les moeurs de la Restauration, Wycherley, Congreve, Vanbrugh ou Farquhar, eile aurait dů se contenter d'une place de suivante car eile imitait la France, et cyniquement, eile pillait ses auteurs. Mais voici qu'elle débattait publiquement de plus hautes questions que celie de savoir comment il faut conduire une intrigue amoureuse, ou peindre le caractěre ďun débauché. Loin ďécarter les problěmes religieux en les tenant pour regies, eile ne cessait ďopposer les différentes maniěres que lhomme peut avoir de comprendre ses rapports avec la divinité : mysticisme puritain ďun Bunyan, conformisme éclairé d'un Clarke, ďun Tillotson, déisme déchaíné ďun Toland. Avec Locke, eile élaborait une nouvelle philosophie. Avec Newton, eile opérait une revolution dans la science :les Philosophiae naturalis principia mathematica sont de 1687. D'oú la force vitale que lAngleterre représentait, et que ľon admirait merne en France : Les Anglais pensent profondément ; Leur esprit, en cela, suit leur temperament ; Creusant dans les sujets, et forts ďexpériences lis étendentpartout l'empire des sciences 1... Enfin, ils osěrent, avec ľaide du temps, revendiquer la gloire des lettres : et děs lors, ľempire de ľesprit fut décidément divise. Lorsqu'ä la mort de Dryden, en 1700, ils pensěrent avoir perdu leur seul grand poete, voici qu'ils connurent un prodigieux renouveau. Si on leur demandait des philosophes, ils répondaient: Cudworth, Berkeley; des moralistes: Addison, Steele, Arbuthnot, Shaftesbury ; des érudits : Bentley ; des poětes : Pope, Gay, Prior ; un génie capable ďexceller dans touš les genres : Swift: ä ne parier que des La Fontaine, Fables, livre XII (1694). « Le renard et les raisins ». Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 49 plus grands. lis sentaient si vivement le prix de cette richesse, qu'ils honoraient, qu'ils comblaient de faveurs leurs écrivains et leurs savants : les savants et les écrivains francais, ä present, enviaient les Anglais; les rôles étaient changes. Elle était arrivée, ľépoque du triomphe, ľépoque oü la plante vigoureuse, longtemps travaillée par la sěve, donnait enfin sa supreme fleur. On sent, chez les historiens de la littérature anglaise, une emotion retrospective, quand ils abordent le récit de ces grandes années. En 1702, écrivait Edmund Gosse, « la reine Anne monte sur le tróne, et sous son rěgne si court, il y eut une brillante renaissance des lettres anglaises, entre les mains d'un groupe ďhommes de talent et ďoriginalité peu ordinaires. Entre 1711 et 1714, toute une floraison ďoeuvres importantes, en prose et en vers, jaillit presque simultanément des presses de Londres. Ce fut comme si un nuage, obscurcissant depuis longtemps les cieux, eüt été balayé par le vent, et eüt révélé quelque splendide constellation. En 1702, aucun pays dEurope n'était, plus que I'Angleterre, dans un triste etat de vide intellectuel ; en 1712, la France elle-meme n'aurait pas pu se comparer ä sa voisine par la qualité et la quantité de ses productions. » Année 1713 : prodigieuse année ! «Le petit volume de dialogues que Berkeley publia sous le titre de Hylas et Philonoüs appartient ä ľ annus mirabilis, 1713, quand Pope, Swift, Arbuthnot, Addison, Steele, étaient tous au plus haut point de leur génie, et que I'Angleterre offrait tout ä coup un groupe de talents littéraires si brillants qu'il ne fut égalé ou approché nulle part en Europe. » C'en était fait ; du nord venait la lumiere; le nord avait le droit de s'opposer glorieusement au midi ; et l'on pourrait appliquer aux produits de l'esprit la revendication d'un poete du temps : What fine things else you in South can have, Our North can show as good, if not the same ... Et comme ils étaient orgueilleux de leur victoire, ces Anglais arrives au premier rang ! Ils se retournaient pour voir le chemin parcouru, et disaient que d'une situation quasi désespérée, menaces dans leur liberie, leur religion, leur sol méme, par le plus puissant des rois, en peu de temps les affaires de lEurope avaient pris une face si nouvelle, que, grace au ciel, les méchants avaient été abattus et les justes exaltés: les justes, c'étaient eux. Ils vantaient leur philosophie, leur littérature, tout leur etre. En ces années commence un mouvement dont les consequences se font sentir jusqu'ä nos jours. Qui croirait, en effet, que děs 1713, on oppose la langue anglaise au francais ? « La langue anglaise, rivale de la grecque et de la latine, est également fertile et énergique, et ennemie de toute contrainte (de méme que la nation qui la parle), eile se permet tout ce qui peut contribuer ä la beauté et ä la noblesse de l'expression ; au lieu que la francaise, énervée et appauvrie par le raffinement, John Rawlet. An account of my life in the North. Dans les Poetiek Miscellanies, London, 1687. « Toutes les belles choses que vous pouvez avoir dans le sud / Notre nord peut en montrer ďéquivalentes, sinon les meines... » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 50 toujours timide et toujours esclave des regies et des usages, ne se donne presque jamais la moindre liberie et n'admet point ďheureuses témérités 1... » Pour que cette force vive s'épanche et agisse ä son tour, bien des conditions doivent etre remplies. II faut d'abord, semble-t-il, qu'aux vieux cliches se substitue une image plus reelle et plus séduisante. Les gens de qualité se rendaient volontiers ä Paris; mais qui s'avisait ďaller visiter Londres ? Or, ä partir de 1660 commenca la perióde active du voyage d'Angleterre. Les obstacles étaient nombreux ; des moeurs que ľon croyait barbares, une langue incomprehensible, et avant tou tes choses, pour arriver lä-bas, cette rude mer qu'il fallait franchir et qui épouvantait les coeurs : on connaít ľhistoire du bon abbé normand qui se rendit ä Cherbourg pour risquer la traversée, et qui, ä la vue des vagues, abandonna ľexpédition et rentra chez lui. Les habitants des villes côtieres, plus aguerris, donnerent ľexemple ; partirent aussi des gentilshommes qui se rendirent ä la cour des Stuarts, des savants, des lettrés, et merne de simples curieux. Le bateau, la douane, les voitures de poste et les auberges, perfides aux arrivants; la route, les champs, et les gazons les plus beaux du monde ; Londres et ses curiosités, la Tamise couverte de vaisseaux, Westminster, la Tour ; les moeurs bizarres des Anglais, la f agon dont ils mangeaient, dont ils buvaient, ľétrange f agon qu'ils avaient de s'amuser, violemment, triste ment: les peines et les plaisirs de la découverte donnaient aux relations une allure discrětement héroíque. Bref, en 1715, on commencait ä voir ľAngleterre ; les generations successives n'auront plus la peine de tracer ľesquisse ; il leur suffira de retoucher, de reprendre sans cesse un tableau qui désormais a pris place dans la galerie des nations. Bientôt elles essaimeront en Allemagne les idées anglaises. Quand la maison de Hanovre deviendra souveraine en Angleterre, les deux pays seront lies par la politique. Ils sont lies, au moins en partie, par la religion protestante, par une commune haine contre le papisme, par une commune protestation contre Rome. En 1697, un professeur de Tubingen, André Adam Hochstetter, exalte dans un discours latin ľutilité du voyage en Angleterre : Oratio de utilitate peregrinationis anglicanae. Je ne vanterai pas, dit l'orateur, la fertilitě de ľAngleterre ; je ne vanterai pas les curiosités de Londres, la grande ville ; je parlerai bien plutôt de sa science ; et davantage encore, de sa religion. « Qui parmi nous ignore avec quel courage viril, sous le regne de Jacques II, des hommes ďélite se sont opposes aux émissaires de la synagogue romaine, et ont défendu une cause qu'ils ont en commun avec nous ? » Suivra la philosophie avec Locke. Suivra la littérature. L'effet le plus certain de la pensée anglaise sur la pensée allemande sera de detacher celle-ci des moděles francais, trop différents de son essence profonde ; de lui fournir des moděles plus voisins, plus familiers; de ľaider ä se dégager, jusqu'ä ce quelle soit arrivée ä la forme originale. Au cours du XVIIL siěcle, on verra se manifester, sur la terre allemande, les consequences de ľavenement de Abel Boyer, Preface ä la traduction du Caton d'Addison, 1713. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 51 l'Angleterre : le rebellion contre ľhégémonie francaise ; et contre celle-ci, une ligue du nord. Mais pour atteindre les pays du midi, quelle route suivre ? lis risquaient d'attendre longtemps, les livres parus ä Londres ; car la langue anglaise était ignorée sur le continent; rares étaient les Latins capables de la lire, plus rares encore ceux qui la parlaient. Le rythme de la diffusion n'aurait pu etre accéléré que par quelque prodigieuse aventure. Par exemple : l'anglais se serait servi du francais lui-meme, partout connu ; le francais se serait chargé de répandre les trésors caches dans lile. « Ce serait dommage que de si excellents ouvrages fussent enfermés dans les bornes étroites des lies Britanniques. Quelque belle que soit la langue anglaise, la francaise a ce grand avantage sur eile qu'elle est comme la langue de communication entre presque toutes les nations de lEurope. On peut en effet dire de la langue francaise comparée avec ľanglaise par rapport ä ľétendue ce que Cicéron dit du grec et du latin de son temps dans le Pro Archia: « graeca leguntur in omnibus gentibus ; latina suis finibus, exiguis sane, continentur 1...» Juste ä point, une équipe de traducteurs se serait formée ; des Francais en grand nombre seraient venus s'établir ä Londres ; industrieux, cultivés, ils auraient pris contact avec la littérature anglaise, se seraient intéressés ä eile, auraient choisi et publié ses meilleurs ouvrages, ä la fois pour gagner leur vie et pour témoigner leur reconnaissance au pays qui les accueillait. Certes, il eůt été impossible de trouver un moyen de diffusion plus rapide : mais en reve... Ce fut pourtant ce qui advint, lorsque la persecution religieuse chassa de France pasteurs, professeurs, écrivains, les obligea de se réfugier ä Londres, et fit ďeux les interprětes de la pensée anglaise. Dans la réalité, tout ne se passa pas de cette facon schématique; déjä il y avait eu des approches, des preparations; rien ne se fit ex abrupto. En outre, les exilés ne travaillérent pas moins ä étendre en Angleterre la connaissance de la littérature francaise, qu'ä exporter la littérature anglaise en Europe. Reste qu'un des effets les moins attendus de la Revolution de lÉdit de Nantes fut de pourvoir ľAngleterre de toute une tribu ďintermédiaires, qui hätérent singuliérement la diffusion de ses oeuvres et ľextension de son pouvoir : ä la veille de son renouveau, eile eut ä sa disposition les hérauts qui allaient annoncer sa gloire au monde civilisé. Que furent-ils ? Non pas des génies; mais des esprits curieux, des esprits actifs; des caractěres vigoureux, qui acceptěrent virilement la grande aventure de ľexil, et ne se contentěrent pas du pain qui nourrit le corps. Des amis de la nouveauté... Abel Boyer, qui commence ses études ä ľAcadémie protestante de Puylaurens, a dix-neuf ans lorsque Louis XIV révoque lÉdit de Nantes ; il passe en Hollande, arrive en Angleterre en 1689, et se fait précepteur pour vivre. II publie des traductions du francais, des ouvrages scolaires, et, en 1702, ce Dictionnaire royal que des generations entiěres consulteront, et, qui, utile Extrait de VAvertissement mis par Ricotier en téte de sa traduction de S. Clarke, De l'existence et des attributs de Dieu, Amsterdam, 1717. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 52 aux Anglais, chez les Francais, deviendra classique. II traduira le Caton d'Addison, qui représentera sur le continent le chef-d'oeuvre de la tragédie britannique ; il deviendra I'annaliste pres que officiel de I'Angleterre ; il sera mele aux querelles littéraires du temps, et mourra paisiblement, aprěs mille traverses, dans une maison que, comme un bon bourgeois de Londres, il s'est fait bätir ä Chelsea. — Fils de pasteur, Pierre des Maizeaux passe en Suisse au moment de la persecution contre les protestants, étudie la theologie ä Berne, ä Geněve : son pere souhaite qu'il devienne « son successeur fiděle pour réédifier les murailles de Jerusalem abattues ». II cherche fortune en Hollande, oü il fait la connaissance de Pierre Bayle : celui-ci n'est pas un bon professeur d'orthodoxie. Aussi des Maizeaux ne sera-t-il point pasteur, mais homme de lettres, et libéré. II passe en Angleterre : la Suisse, la Hollande, I'Angleterre, que de réfugiés ont suivi cette route ! Parce qu'entre autres travaux, il a édité Saint-Évremond et Bayle, qu'il a été l'ami de Shaftesbury, de Toland, de Collins, qu'il a publié des pieces détachées de Locke, de Toland, étudié Chillingworth, qu'il a réuni les textes ďun debat essentiel entre Leibniz, Clarke, Newton, sur la philosophie, sur la religion, sur la science, et qu'enfin siégeant dans les cafés, collaborant aux gazettes, écrivant nombre de lettres, fournissant des places aux quémandeurs, trouvant des ressources pour les désemparés, il fut au carrefour de tous les chemins oü passaient non seulement les idées, mais les hommes: pour toutes ces raisons, il représente ľéchange, avec ce qu'il a de febrile, d'aventu reux, ďinquiétant, et aussi d'utile et d'infiniment fécond dans la vie de l'esprit. Avec Pierre Coste, nous arrivons sans doute au sommet de la hierarchie de ces bons ouvriers. Pierre Coste, né ä Uzěs en 1668, destine ä la carriěre ecclésiastique, est envoyé ä l'Académie de Geněve : ses études terminées, on aurait fait de lui un professeur ou un pasteur, quelque part dans les Cévennes; il aurait célébré le culte et sermonné les fiděles; il serait mort dans son étroit horizon. La Revocation de ľÉdit de Nantes l'empeche de rentrer en France ; il devient errant. On le voit aux Universités de Lausanne, de Zurich, de Leyde ; il est recu proposant par le synode de ľéglise Wallonne d'Amsterdam, en 1690. Aprěs quoi il entre dans une imprimerie comme correcteur ďépreuves ; en 1697, il passe en Angleterre; et sa place dans ľhistoire des idées est désormais fixée. II sera précepteur dans d'illustres families, et parcourra ľEurope avec les élěves choisis qu'il dirigera dans leur grand tour. II sera membre de la Société royale de Londres; il publiera des discours philosophiques, des traités ďhistoire ; il éditera La Bruyěre, Montaigne, La Fontaine. II traduira du grec, Xénophon ; de l'italien, Gregorio Leti, Redi ; mais surtout, il traduira de l'anglais : ľ Essai sur l'usage de la raillerie de Shaftesbury; le Traue d'optique de Newton. Newton; Shaftesbury; contribuer ä faire connaitre ces grands hommes en France, et par la France dans toute la latinitě, ce serait une grande täche. La sienne est encore plus belle. Car il est l'interprete de Locke. Attentif, passionné, il met en francais ľ Essai philosophique concernant l'entendement humain et ouvre ä ľEurope Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 53 1'accěs de la philosophie anglaise. « Les Francais ont autant ďobligations ä M. Coste, que les Anglais en ont ä Locke 1... » Puisque nous ne pouvons nous retenir, en suivant le cheminement des idées, de nous émerveiller quelquefois de leurs routes imprévues, étonnons-nous encore de la promptitude, de la facilité avec laquelle la France accepte le role que les circonstances lui imposent. Cette puissance qui parait au nord, et qui menace son hegemonie, non seulement eile ľaccepte, mais eile la sert. A sa propre activité créatrice, eile ajoute une activité nouvelle eile va introduire les valeurs nordiques sur les marches latins. Empressée eile jouera le role ďintroductrice de la pensée britannique, auprěs de sa clientele italienne, espagnole, portugaise. Quelquefois merne, eile s'interposera entre le nord et le nord, de telle sorte qu'une oeuvre venue de Londres passera par Paris avant ďaller franchir le Rhin. Mais, beaucoup plus souvent, eile transmettra non seulement ses productions, mais les productions anglaises, et ensuite les productions germaniques, ä Rome, ä Madrid, ä Lisbonne. Elle les transmettra, non pas comme un simple courrier, indifferent ä ce qu'il transporte ; au contraire, eile fera leur toilette ; eile les accommodera « aux usages communs de 1 Europe » : c'est -ä-dire au goüt qui rěgne en Europe par son fait, au goüt francais. Ces Anglais ne sont pas clairs, il faut les decanter; ils n'obéissent pas aux lois de la logique formelle, il faut introduire de l'ordre dans leurs idées; ils sont diffus, il faut les abréger ; ils sont grossiers, il faut les affiner. Elle se met ä ľoeuvre, change, coupe, retaille les habits, met sur les visages de la poudre et du rouge. Les personnages qu'elle présente au monde, aprěs son travail sont encore exotiques, mais ä peine : juste assez pour plaire sans effaroucher. Elle connaít ses mérites; eile connaít le goüt de son public et děs lors eile prend en main, avec ses propres intérets, ceux de l'Angleterre et ceux de lFurope. Les traducteurs qu'elle emp loie se haussent en dignité ; leur täche n'est plus celle d'un simple manoeuvre qui vise ä la fidélité servile ; ils deviennent des créateurs, en second; ä tout le moins des plénipotentiaires. « Toutes les fois que je n'ai pas bien compris une pensée en anglais, parce qu'elle renfermait quelque rapport douteux (car les Anglais ne sont pas si scrupuleux que nous sur cet article), j'ai täché, aprěs l'avoir comprise, de la determiner si nettement en francais, qu'on ne put éviter de l'entendre. C'est principalement par la netteté que la langue francaise empörte le prix sur toutes les autres langues... Sur quoi il me vient dans l'esprit qu'on pourrait comparer un traducteur avec un plénipotentiaire. La comparaison est magnifique, et je crains bien qu'on me reproche de faire un peu trop valoir un metier qui n'est pas en grand credit dans le monde. Quoi qu'il en soit, il me semble que le traducteur et le plénipotentiaire ne sauraient bien profiter de tous leurs avantages, si leurs pouvoirs sont trop limités 2... » — La France, intermédiaire entre la pensée anglaise et les pays latins: c'est encore un cou rant qui prend ici naissance, pour traverser tout le XVIIF siěcle, et au-delä. D'Argens, Lettres morales, I. XXIII. Pierre Coste, Avertissement de la traduction de VEssai philosophique concernant I'entendement humain, Amsterdam, 1700. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 54 Des vaisseaux qui viennent débarquer leurs marchandises jusqu'au centre de la ville, tant il est vrai que la ville tout entiěre n'est qu\in vaste port ; des edifices somptueux, la Bourse, la Banque, ľHôtel de la Compagnie des Indes ; des maisons cossues le long des canaux ; une activité réglée, un air de richesse; ni mendiants ni pauvres, des commercants solides, des bourgeois fleuris: c'est Amsterdam, telle que se la représentent les étrangers. Pour eux, la Hollande est une terre de délices: Je vois régner sur ces rivages L'innocence et la Uberte. Que d'objets dans ce pay sage, Malgré leur contrariété, M'étonnent par leur assemblage Abondance etfrugalité, Autorite sans esclavage, Richesses sans libertinage, Noblesse, charges, sansfierté Mon choix est fait1... La Hollande est prospěre et puissante. Si, en matiěre de commerce, eile a l'Angleterre pour concurrente ; si, aprěs 1688, eile tend ä devenir la chaloupe attachée au vaisseau de haut bord ; si eile perd peu ä peu ľesprit belliqueux, ľesprit d'aventure qui avaient fait ďelle une grande puissance maritime et coloniale, ce changement ne veut pas dire qu'elle soit appauvrie ; eile jouit de son opulence. Elle a d'ailleurs un autre moyen de faire rentrer ľor et ľargent dans ses coffres: la banque. Elle offre le premier modele d'un Etat capitaliste ; et la finance continue ä ľenrichir. Par cet afflux et ce reflux de richesses, eile est naturellement médiatrice. Elle est médiatrice en politique, puisqu'elle a besoin d'une Europe équilibrée, d'une Europe pacifique. Et de merne, eile offre aux religions une terre d'asile. Celui qui met son zěle ä convertir le Juif est un bon chrétien, mais pas un bon négociant. La Hollande favorise la liberie de conscience, d'abord parce qu'elle a longtemps subi persecution pour sa croyance, et que son histoire est celle d'une lutte héroíque en faveur de ľindépendance de ľesprit ; ensuite parce qu'il n'est ni négoce, ni banque possible, si ľon demande aux gens leur extrait de bapteme. Done eile tolére, ä côté de ses temples, des églises et des synagogues. Cette tolerance n'est pas absolue ; les querelles des pasteurs obligent le pouvoir public ä intervenir ; et celui-ci comme en aucun lieu de ce monde, combat les prineipes qui tendraient ä le ruiner. Mais, meme relative, cette liberie est rare et belle. Médiatrice, la Hollande l'est encore par ses Universités. Autour de ses chaires se groupent des étudiants venus de l'est et de l'ouest, du nord et du Piece attribuée ä J -B. Rousseau, et recueillie dans les oeuvres de Chaulieu. Ed. 1774, t. II, p. 304. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 55 midi, pour entendre des professeurs qui ne sont pas seulement Hollandais, mais Francais, mais Allemands. Chez eile « se sont rencontres les gens, les li vres et les idées de différents pays; et il s'y est fait des échanges spirituels comme il ne peut s'en rencontrer nulle part ailleurs ä cette époque... Durant tout le XVIIe siěcle et pendant une grande partie du XVIIIe, des Anglais, des Francais, des Écossais, des Danois, des Suédois, des Polonais et des Hongrois, mais un nombre bien plus grand de ressortissants de lEmpire ont fait leurs études ä Ley de, Franeker, Groningue et Utrecht1... » Quand arrive la Revocation de lÉdit de Nantes, la Hollande est prete. Déjä eile avait ľhabitude, cette tolerante et bienveillante terre, de voir arriver les Anglais qui s'exilaient de leur pays, les royalistes sous Cromwell, les républicains sous Charles II; au milieu de tant de troubles et de revolutions, chaque fois qu'un Anglais de marque avait des raisons de croire qu'il n'était plus en sůreté dans son pays, il gagnait la Hollande, qu'il s'appelät Shaftesbury, Locke ou Collins; et il attendait en sécurité que fussent finis les mauvais jours. Aux environs de 1685, ce furent les huguenots francais qui se présentěrent aux portes de ses villes; et suivant sa coutume, eile les accueillit d'un coeur compatissant, si nombreux qu'ils fussent. Elle s'ingénia, et sut leur trouver des places dans ses ateliers, dans son armée, dans ses écoles. Elle les admit au nombre des siens, parce qu'elle était eile-merne protestante, parce qu'elle haíssait la politique de Louis XIV et parce qu'elle était humaine. Alors commenca le temps de son grand role international. A une Europe qui cherchait ľexpression de sa propre conscience, manquaient encore des journaux qui fussent vraiment européens; en échange de la liberie et de ľhospitalité qu'elle leur offrait, généreuse, les huguenots francais firent ä la Hollande ce don magnifique. Plusieurs fois on avait essayé, jamais on n'avait réussi, pour des raisons diverses. Le Journal des Savants, doyen venerable, malgré des efforts répétés pour entrer en contact avec la pensée étrangěre, restait trop borné ä la France ; les Philosophical Transactions se tournaient plus volontiers vers la science que vers la philosophie ; le Giornale dei Letterati manquait de vitalite, d'envergure ; les Acta Eruditorum de Leipzig étaient trop lourds: bref une place restait ä prendre. Or voici qu'elle s paraissaient maintenant, ces gazettes attendues; elles paraissaient en Hollande. Au mois de mars 1683, les Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle ; au mois de janvier 1686, la Bibliothěque universelle et historique de Jean Le Clerc ; au mois de septembre 1687, YHistoire des ouvrages des savants de Basnage de Beauval. Trois journaux rédigés en francais et qui cherchaient une clientele européenne. lis ne furent pas longs ä l'obtenir. Quel émoi pármi les auteurs, ä ľidée qu'un journal alia it leur dispenser ou leur refuser ä son gré la gloire qui dépasse les frontiěres, la gloire qui vaut pour touš les pays, universelle ! Quel écrivain ne souhaita de s'entendre juger ? lequel ne remercia, s'il se crut loué J. Huizinga. Du role ďintermédiaire joué par les Pays -Bas entre l'Europe occidental et l'Europe centrale. Centre européen de la fondation Carnegie, Bulletin, n° 7, 1933. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 56 suivant ses mérites ? lequel ne protesta, s'il se crut déprécié ? — « J'ai sujet de me plaindre, monsieur, de la maniere peu honnete dont vous parlez de moi dans l'article des Nouvelles de la République des Lettres du mois de juillet, au Supplement... Ne violez pas le droit des gens; gardez des mesures ďhonne-teté dans vos Nouvelles ; observez les regies de la charite chrétienne l ...» — Ou bien : « Tout le monde me demande mon ouvrage depuis ce que vous en avez dit dans les Nouvelles de décembre ; il est déjä par avance dans l'estime de nos savants, qui sont persuades que jamais homme n'a mieux su que vous pénétrer le fond d'un livre et lui donner son juste prix 2. » — Depuis que j'ai l'avantage de lire vos ouvrages, je les ai consi dérés comme un des temples les plus sacrés de ľimmortalité, et oü les places se doivent rechercher par de grands soins appuyés de beaucoup de mérite3... » Mais il n'y aura pas ďappel plus émouvant que celui qu'un jour, Vico adressera de Naples ä Jean Le Clerc : ä Naples on ne lui rend pas justice ; mais que Jean Le Clerc le veuille, et le nom de Vico sera connu par toute lEu rope 4. Cest du nord aujourďhui que nous vient la lumiěre... A Fest aussi, des changements de valeur sont en train de s'opérer. La Pologne, fatiguée ďavoir tant combattu, ďavoir dé pensé tant ďhéroísme, aprěs la geste de Sobieski que toute lEurope admire, s'absorbe dans des divisions intérieures. Elle avait enseigné ä la Moscovie, longuement, fortement, la civilisation européenne: eile agissait sur sa rude voisine par sa littérature, par ses beaux-arts, par sa science, par ses conceptions politiques: or la Moscovie va chercher d'autres moděles. Cependant la puissance de la Suede s'écroule, et Charles XII va terminer son épopée ä Pultava. Ainsi de grands premiers roles quittent le devant de la scene et d'autres prennent leur place. On apprend ä Paris, et sans qu'on semble d'abord attacher une grande impor tance ä cette nouvelle, que le 18 Janvier 1701, ä Koenigsberg, ľélecteur de Brandebourg, Frederic III, a pris la couronne royale, et s'est fait appeler Frederic Ier, roi de Prasse. Et chez les Moscovites, que se passe-t-il ? Un de ces grands-ducs qu'ils nomment czaar en leur langue, de cette masse asiatique veut faire une force civilisée; il demande des lecons ä l'Allemagne, ä la Hongrie, ä la Hollande, ä l'Angleterre et ä la France ; si bien que, d'année en année, la Moscovie se transforme : changements dans les moeurs, dans les habitudes, dans les modes, dans la f agon de se coiffer, dans la facon de se vetir; un voyageur hollandais, Cornells Van Bruyn, percoit si vivement ces modifications, qu'il se häte de dessiner des costumes locaux afin d'en conserver le souvenir : « comme ce changement pourra effacer avec le temps jusqu'ä la memoire des anciens habillements du pays, j'ai p eint sur la toile ceux des demoiselles...» Les vieilles nations s'étonnent, et admirent la stature colossale que prend Pierre le Grand, Empereur de tou tes les Russies. 1 Ľabbé de Ville ä Pierre Bayle. De Chambéry, le 31 aoüt 1686. (Dans le Choix de la correspondance inédite de Pierre Bayle, public par Emile Gigas, Copenhague, 1890). 2 Francois Bernier ä Pierre Bayle. A Paris, 28 février 1686. 3 Denis Papin ä Pierre Bayle, le 26 juin 1685. 4 E. Nicolini, Due lettere inedite di G. B. Vico ä Giovanni Le Clerc. {Rev. de litt, comparée, t. IX, année 1929, p. 737.) Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 57 Mais ľavénement de ces deux grandes forces ne concerne encore que l'avenir : c'est plus tard que la Prusse et la Russie agiront dans l'ordre intellectuel. Pour le moment, le fait capital est celui-ci: ľhégémonie de ľesprit n'est plus exclusivement latine ; l'Angleterre demande ä partager le pouvoir ; eile est consciente de sa valeur, proclame volontiers sa propre gloire, et merne éprouve ä ľégard des Portugals, des Espagnols, des Italiens, des Francais, de tous ces Latins, un mépris qu'elle dissimule mal. Ce ne sont que des esclaves. « Quant ä nous, Britanniques, nous avons, grace au ciel, un plus juste sens du gouvernement, qui nous a été donne par tradition ancestrale. Nous possédons la notion de peuple et celie de constitution ; nous connaissons la structure du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif... Les maximes que nous en tirons sont aussi evidentes que celieš des mathématiques. Cette connaissance, qui va croissant, nous montre chaque jour davantage la valeur du sens commun en politique ; et ceci doit nécessairement nous amener ä comprendre sa valeur dans la morale, qui en est le fondement!. » Ainsi Shaftesbury vante la politique anglaise. Cependant Addison exalte, par comparaison avec lltalie, son sens de la liberté : que tu es belle, ô Itálie !... Mais ä quoi servent tous ces dons, les sourires de la nature et les charmes de ľart, si ['oppression et la tyrannie rěgnent chez toi ? Les pauvres habitants regardent en vain l'orange qui se dore et le grain qui se gonfle, ils respirent en vain le parfum des myrtes : ils meurent de faim au milieu de leurs champs fertiles; ils meurent de soif au milieu de leurs vignes... Liberté ! tu rends joyeuse la misěre ; c'est toi qui don nes au soleil sa splendeur, et au jour son plaisir. La Liberté est la déesse de l'Angleterre, qui n'envie pas les avantages d'un climat plus humain, car eile devrait les payer trop eher ; la Liberté est sur ses rochers steriles. Que d'autres aiment les palais, les tableaux, les statues ; le soin de l'Angleterre est de veiller sur le destin de lEurope, de menacer les rois présomptueux, ďécouter les priěres de leurs voisins affligés2... « Plus je vois les Anglais et plus je les admire ; généralement parlant ils nous passent en tout3. » Du moins ils comptent; du moins ils affirment leur force ; du moins ils represented un esprit nouveau. — Lequel ? * * * 1 Shaftesbury, Freedom of Wit and Humour, 1709,1, 3. 2 Addison, A Letter from Italy, to the right honourable Charles lord Halifax in the year 1701. Daniel Larroque ä Pierre Bayle, 12 juillet 1686. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 58 CHAPITREIV HÉTÉRODOXIE C'était en 1678. Bossuet entrait en conference avec le pasteur Claude ; Mme de Duras, hésitante encore entre le Protestantisme qu'elle allait quitter et le Catholicisme qu'elle voulait choisir, avait demandé ce debat; et les deux apologistes, l'un en face de l'autre, combattaient pied ä pied pour la possession d'une äme, et pour leur vérité, pour leur foi. Quand on en vint aux droits de la conscience individuelle, Bossuet pressa Claude : la liberté que réclament ces Messieurs de l'Église réformée, jusqu'oü va -t-elle ? N'a-t-elle pas de limite ? Et done, unparticulier, unefemme, un ignorant, quel qu'ü soit, peut croire, et doit croire, qu'ü luipeut arriver d'entendre mieux la parole de Dieu que tout un Concile, füt-il assemble des quatre parties du monde et du milieu, que tout le reste de l'Église ? Claude répondit: Oui, il en va ainsi;. Ľéternel conflit entre ľautorité et la liberté, porté sur le ter rain religieux, ce jour-lä prit un tour aigu ; ce jour-lä s'opposérent violemment, cruellement, les principes entre lesquels les hommes ont ä choisir pour diriger leur vie. Claude et Bossuet, champions de deux causes adverses, forts entre les forts, devant une äme en deliberation sur son propre sort, devant la France, devant ľEurope, défendaient l'un le droit de penser sans contrainte, le droit d'examiner sans restriction, le droit de faire prévaloir les decisions d'une conscience individuelle sur le consentement general; l'autre, la volonte de penser en commun, la joie austere d'obéir ä une discipline une fois pour toutes acceptée, la nécessité de reconnaítre une autorite pour continuer ä vivre. A cette date, Claude défendait une cause qui semblait pres d'etre vaincue, et Bossuet, une cause triomphante. Ľhétérodoxie reculait ; le Luthéranisme Bossuet, Conference avec M. Claude, touchant ľinfaillibilité de l'Église, 1682. Dans la Réponse au livre de Monsieur l'Évéque de Meaux, intitule Conference avec M. Claude, Quévilly et Rouen, 1683 (pp. 485 et sv.), le pasteur Claude s'explique dans les termes suivants: « Je commencerai par la proposition de ce Prélat, que, selon nous chaque particulier, pour ignorant qu 'il soit, est oblige de croire qu 'il peut mieux entendre la parole de Dieu que les Synodes les plus universels, et que toute l'Église ensemble. Cette proposition peut étre prise en deux sens, l'un, que chaque particulier, pour ignorant qu'il soit, est oblige de croire qu'il peut mieux entendre la parole de Dieu que les vrais Synodes les plus universels, composes de gens de bien, de personnes pieuses, sages et savantes, assemblers au nom de Jesus -Christ, et que tout le reste de la vraie Église ensemble. L'autre, que chaque particulier fidele, que Dieu accompagne de son Saint -Esprit, est oblige de croire qu'il pourra mieux entendre la parole de Dieu que les faux Synodes les plus universels, qui seront composes de mondains, ďintéressés et ďhypoerites, e'est -ä-dire de gens ä qui Dieu ne communique point son esprit, et mieux que touš les mondains ensemble, quoique faussement ils s'attribuent le nom ďÉglise. » Le premier sens, dit Claude, est une pure imputation que les protestants rejettent. Le second sens comporte une vérité si evidente que Bossuet n'en saurait tirer victoire. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 59 allemand se desséchait, s'épuisait, se vulgarisait, de ľaveu merne des plus éclairés ďentre les pas teurs; le Protestantisme anglais semblait menace, ďun côté par les catholiques amis des Stuarts, de ľautre par les dissidents de toute espěce ; ľoffensive de la Contre -Reforme avait regagné une bonne partie de ľEurope centrale ; jamais les partisans par excellence de ľordre et de la discipline, les Jésuites, n'avaient été plus puissants. La France, le plus logique et comme le plus implacable de touš les pays quand il s'agit ďidées, s'enivra de ce gout ďunité parfaite. Un roi tout -puissant, qui a réduit le probléme politique ä un dogme simple, éprouve une gene, une souffrance, a le sentiment ďune täche non finie, aussi longtemps qu'une dissidence demeure au fond des coeurs, aussi longtemps qu'une minorite s'attache ä une religion rebelle ; regier merne la croyance, uni-formiser méme la foi, proscrire le Protestantisme, ne laisser subsister qu'une seule Église dans un État enfin bien ordonné : tel fut le reve de Louis XIV. II tendit ä réduire ä néant la Religion prétendue réformée, ďabord par la controverse, par les conversions; et peu ä peu, par la force. On lui disait, et il croyait trěs volontiers, que la Reforme qui avait autrefois désolé la France par le fer et par le feu, était non seulement désarmée, abattue, humble, mais presque anéantie, languissante, et tendant ä sa fin. Encore un effort ä faire, écrivait le Pere Maimbourg dans son Histoire du Calvinisme, et «le funeste embrasement qui a fait tant de ravage en France, et dont il ne reste aujourďhui presque plus que la fumée, sera bientôt entiěrement éteint. Et comme nous sommes tous unis dans la monarchie trěs chrétienne, par le lien d'une mém e loi qui nous oblige tous également ä ľobéissance que nous devons rendre inviolablement ä un seul roi que Dieu nous a donne, j'espére que nous le serons aussi par le lien d'une méme foi. » La France donnant l'exemple, et la France étant le modele de ľEurope, pourquoi ne pas penser que I'Angleterre reviendrait au Catholicisme ä son tour ? Le Pere Maimbourg entrevoyait déjä cette conversion ! «II y a lieu d'espérer qu\in jour viendra, que Dieu dissipant par la force de la lumiěre de sa grace les ténébres qu'un funeste schisme, suivi de ľhérésie, a répandues depuis plus d'un siěcle sur I'Angleterre, fera de nouveau briller aux yeux des Anglais le soleil de la vérité qui réunira tous les esprits dans la profession de cette méme foi que saint Grégoire le Grand leur fit annoncer. » Ainsi, par la vertu du roi trěs glorieux et trěs chrétien, serait restituée la belle robe sans couture que portait le Christ; ainsi serait assure le triomphe de l'orthodoxie. Lorsque au mois d'octobre 1685, Louis XIV révoqua ľÉ dit de Nantes, il resta dans la logique de ses principes. II fut seulement infiděle ä ľesprit chrétien ; et il se trompa sur la nature de la conscience humaine. Celle-ci ne souffre pas violence ; c'est sa noblesse, c'est sa gloire. Ľextréme oppression ne fait que la révolter. Ainsi peu de gestes furent-ils plus décisifs, plus lourds de consequences pour ľorientation de l'avenir. Dans la mesure ou l'on peut s'arréter ä une date pour fixer les mouvements de la pensée, il est vrai de dire que 1685 marque ľaboutissement des effets victorieux de la Contre-Réforme ; aprěs, c'est le reflux. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 60 Du dehors, en effet, quelle clameur s'éleva ! quels cris d'alarme ! La revolution anglaise de 1688 ne fut pas seulement politique, mais religieuse ; le triomphe de Guillaume d'Orange ne fut pas seulement celui du Parlement, mais encore celui de la Reforme; on n'exalta pas seulement, dans sa personne, le défenseur des droits du peuple, mais le sauveur de la religion, le héros du Protestantisme. A touš les pays du nord, Louis XIV apparut comme ľennemi par excellence, ľennemi de la foi libre ment consentie. On répétait que son acte était la preuve manifeste, le symbole de son arbitraire, de son injustice, de sa brutalite, de sa violence, de son mépris des droits de la personne humaine; ce tyran, ce Machiavel, cette Bete de ľApocalypse, cet Antéchrist, non content de vouloir imposer au monde la force de ses armes, non satisfait de ses conquetes et de ses hypocrites annexions, prétendait dominer les ämes, et substituer sa loi ä ľappel divin ! Cette reprobation fut si forte, qu'elle s'étendit jusqu'au nouveau monde : Benjamin Franklin raconte que dans son enfance, ä l'Old South Church de Philadelphie, il entendit flétrir « ce vieux maudit, persécuteur du peuple de Dieu, Louis XIV l ». Et les Francais chassés de France, quel ferment pour lLurope protestante ! lis prenaient ľunivers ä témoin des maux qu'on leur faisait souffrir. Pendant des années on les avait circonvenus, traqués; et parce qu'ils avaient refuse d'etre parjures, on les traitait en criminels. Sans parier de Geneve, de Berlin, ou de Budapest, le Refuge de Hollande, le Refuge dAngleterre, qui comptaient des églises par dizaines et des fiděles par milliers, constituaient des forteresses d'opposition. lis mettaient au service de la Reforme des forces multiples, ces rüdes Francais, ces Francais inflexibles, děs longtemps formés ä la resistance et au combat: le prestige de ceux qui souffrent pour leur foi; ľévidence de ľinjustice qu'ils avaient subie ; une force polémique ravivée ; le prosélytisme de leur race ; une exasperation sentimentale qui ne devait finir qu'avec leur existence et qu'ils légue raient encore ä leurs descendants. Comme eile a change, la voix du pasteur Claude, aprěs que Louis XIV a révoqué ľÉdit ! Claude declare que le temps est passe, oü l'on pouvait opposer argument ä argument, raison ä raison, et oü il n'était de triomphe que dans la bonne foi; qu'on l'a trompe ; qu'on ľa arraché de son temple ; qu'on l'a force ä prendre dans les vingt-quatre heures le chemin de l'exil. Affreux souvenirs ! les dragons arrivaient, se saisissaient des avenues et des portes des villes, y mettaient des gardes, et puis avancaient ľépée ä la main, en criant : « Tue ! Tue ! ou catholiques ! Parmi mille hurlements, et mille blasphemes, ils pendaient les gens, hommes et femmes, par les cheveux, ou par les pieds, aux planchers des chambres, ou aux crochets des cheminées; et ils les faisaient fumer avec des bottes de foin mouillé... Ils leur arrachaient les poils de la barbe et les cheveux de la tete, jusqu'ä une entiěre dépilation. Ils les jetaient dans de grands feux qu'ils avaient allumés expres, et ne les en retiraient que quand ils étaient ä demi rôtis. Ils les attachaient sous les bras avec des cordes, et les plongeaient et replongeaient dans des puits, dont ils ne les ôtaient Writings of B. Franklin, éd. Smith, t. VI, pp. 86 et 87. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 61 qu'apres qu'ils avaient promis de changer de religion... » Le Roi de France ignore-t-il que la foi est une chose qui vient d'en haut et qui ne depend pas de la politique humaine ? que les voies de la contrainte ne sont propres qu'ä faire des athées ou des hypocrites, ou ä exciter en ceux qui sont sincěres une fermeté et une perseverance qui se met au-dessus des supplices ? Ne comprend-il pas qu'en usant de tels precedes, il s'est mis hor s la loi des Etats de ľEurope ? qu'en ayant scan daleusement viole la parole de ses prédécesseurs et la foi publique, on n'aura désormais confiance ni en ses promesses, ni en ses traitésl ? Beaucoup ďautres pasteurs, pleurant sur les rives de Babylone, jetěrent ainsi ľanatheme ! Jacques Basnage, Jacques Saurin ľorateur, Élie Benoist, Isaac Jaquelot. Mais si on veut comprendre jusqu'ä quel point put se porter alors la colěre déchaínée, il f aut écouter un moment Pierre Jurieu. II était belli -queux de sa nature ; mais il se contint, aussi longtemps qu'il demeura sur la terre de France: exile, ce fut un furieux. Ce que les autres disaient avec dignité, il le disait en termes délirants; se donnant tort par ses exces, par ses divagations: mais poussé par des sentiments qu'il n'était pas seul ä éprouver. Du haut des remparts, il veillait, dénoncant le papisme, le Concile de Trente ; exaltant la Reforme ; excitant ses fiděles ä la resistance ; les conjurant de ne pas céder ä la force, leur adressant des lettres pastorales, comme faisaient les éveques de la primitive Église pour les chrétiens persecutes. II prophétisait; les temps étaient proches oú le rěgne de l'Antéchrist allait finir ; oú ľempire du démon allait consommer sa ruine; oú la veritable Église de Dieu allait reprendre sa couronne de gloire. En 1710, en 1715 tout au plus, c'en serait fait, les protestants rentreraient en France, triomphants. Et il y avait des gens pour le croire, pour le suivre, pour discuter sur les dates de ľheureux retour : en 1720, en 1730, les exiles reprendraient possession de Jerusalem. — Or il ne se contentait pas de ces cris, de ces fureurs, de ces délires. II entrait au service de ľélecteur de Brandebourg et du Roi d'An gleterre contre la France; il préparait les révoltes des protestants dans divers lieux du royaume ; il organisait un service d'espionnage sur son propre pays, envoyait, recevait, payait des agents. De haine en haine, Jurieu ľinjurieux était descendu jusqu'ä ce role, qu'il joua jusqu'ä sa mort, en 17 13. Le veritable esprit des gazettes francaises de Hollande, celui merne que nous cherchions ä définir, le voici: elles sont non-conformistes ; elles font entendre la voix de ľhétérodoxie. Dans les Nouvelles de la République des Lettres, il n'y a rien qui concerne les tragedies, ou les comedies, ou les romans, ou les építres, ou les odes; rien non plus dans la Bibliotheque universelle. UHistoire des ouvrages des savants commence ä faire une place aux belles-lettres, mais timidement, mais confusément. Certes nous constaterons un progres; ä mesure que les années Les plaintes des protestants cruellement exiles du royaume de France, Cologne, 1686. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 62 passeront, que l'Angleterre deviendra plus riche en auteurs de talent et de génie, ľinformation se fera plus abondante ; mais avant 1715, ce qui les intéresse essentiellement, ce n'est pas la littérature, c'est la pensée. Ces journalistes sortent des séminaires protestants. Aussitôt qu'ils entendent parier de morale, de doctrine, ils tressaillent; ils reconnaissent le langage qu'ils ont appris dans leurs academies, et, se rappelant leurs études, leurs meditations, ils retrouvent leur raison d'etre. Ils prennent la plume et, sur des themes familiers, se mettent ä écrire d'abondance. N'allons pas voir en eux des dilettantes, empresses ä découvrir des oeuvres de beauté qu'ils apprécieront en artistes, en gourmets; de la beauté ils n'ont aucun souci. Les grands ouvrages de M. Arnaud, de M. Nicole ; ľexégése de M. Richard Simon ; et si d'Angleterre il s'agit, les traités ďlsaac Barrow, de Thomas Brown, de Gilbert Burnet, de Henry Dodwell, excitent leur verve. Avec ces auteurs-lä, ils ont une commune mesure : ils se comprennent, ils s'entendent jusque dans la savoureuse dispute, leur pain quotidien. Jansenisme ou molinisme, libre arbitre ou predestination, providence ou fatalitě, voilä qui est de leur ressort. La regle des trois unites leur parait avoir moins ďintéret que ľexplication philosophique du monde. Ils ne sont pas non plus des cosmopolites-nés; ils appartiennent ä une autre tribu que celie des voyageurs et des errants: ardente triím, qui comprend les commentateurs de lÉcriture, les Peres de lÉglise, les hérésiarques, les philosophes de la Renaissance, les promoteurs de la Reforme, les juges de ľlnquisition, les docteurs du concile de Trente ; et les vivants qu'ils affrontent, le Pere Maimbourg, Francois Lamy, Bossuet: la tribu des théologiens. Maintenir dans sa force, dans sa vitalite, ľesprit animateur de la Reforme : telle est la premiére täche des gazetiers de Hollande. Ils continuent ľoeuvre des huguenots leurs péres, en la multipliant, en lui donnant une sonorité nouvelle. Ni la France ni Rome ne s'y trompent ; malgré les tentatives de Bayle pour amadouer les autorités et merne pour flatter le pouvoir royal, son journal est interdit ä Paris et condamné ä Rome. Regardons d'un peu pres Jean Le Clerc, ľauteur des trois Bibliotheques : homme intarissable. Ses journaux ne meurent que pour renaítre; les éditeurs changent, et il continue ; les volumes s'entassent et font sa joie ; il se plaint de sa fatigue et c'est son plaisir. II ajoute ä sa production de journaliste une masse d'ouvrages ; il représente le type, commun ä cette époque, des érudits qui sans doute passaient la nuit ä écrire, aprés avoir écrit pendant le jour : comment auraient-ils laissé tant de pages, autrement ? Des ouvrages d'érudition, de critique, d'exégése, de philosophie, ďhistoire. Des editions : Érasme, Grotius. Des traductions de ľÉcriture Sainte. Des melanges. Toutes besognes, et jusqu'ä la revision du Dictionnaire de Moreri... Mais au long de cette laborieuse route, il ne change pas. Jean Le Clerc n'est pas un homme de lettres ; sa prose ne comporte aucun appret, aucune coquetterie; il ne semble jamais sensible ä la musique des mots; il se contente d'une abondance lourde. Jean Le Clerc preche, il agit. II a étudié ä Geneve oú il était né ; il est entré dans le ministére ; il a passé par ľacadémie de Saumur; il a servi ä ľéglise wallonne, puis ä ľéglise de la Savoie, ä Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 63 Londres; enfin fixé ä Amsterdam, il est, pendant vingt-sept ans, professeur de Philosophie, ďhumanités et dhébreu au col lege des Armeniens de cette ville. « II a fait son etude de trois choses: belles-lettres, philosophie, theologie... » Par belles-lettres, entendez la pratique du latin, du grec, de ľhébreu ; entendez les servantes de la philosophie et de la theologie. Tel il est dans sa vie, tel dans ses livres, et tel dans ses journaux : il profite de toute occasion pour reprendre le probléme religieux, et l'exposer ä sa facon. « II n'a pas connu ľart de plaire et d'instruire, qui est si au-dessus de la science 1... » Cest qu'il ne ľa pas cherché; c'est qu'il a voulu, comme il le dit dans ľavertissement de sa Bibliothěque ancienne et moderne, non pas divertir, mais enseigner la vérité et la vertu. II nén allait pas autrement pour les livres que la Hollande imprimait ä tour de bras. « Dans toute la terre il n'y a que dix ou douze villes oú l'on imprime un nombre considerable de livres. En Angleterre : Londres et Oxford ; en France : Paris et Lyon ; en Hollande : Amsterdam, Leyde, Rotterdam, La Haye et Utrecht; en Allemagne : Leipzig ; et voilä presque tout2. » Cinq grands centres de librairie, quand lAngleterre et la France nén comptaient guěre que deux chacune : cest une belle pro portion. II y avait, nous dit-on, quatre cents imprimeurs ou libraires ä Amsterdam. lis n'étaient pas seulement Hollandais, mais Allemands, Francais, Anglais, Juifs. On trouvait parmi eux déxcellents esprits, qui ne s'intéressaient pas seulement ä la partie commerciale de leur metier; et aussi des forbans. « Friponnerie de certains libraires dAmsterdam sur une insigne falsi fication », proteste le Journal des Savants du 29 juin 1682, parce qu'il a été non seulement copié, mais travesti en Hollande. — « Voilä quelle est leur méthode », proteste Bayle en 1693 ; « ils ne donnent presque rien ä un auteur, et principalement lorsque la copie est de nature ä pouvoir étre imprimée ä Paris. Ils se réservent ä la contrefaire ici, s ans quelle leur en coüte rien pour ľauteur... » Par ces moyens, les livres pullulaient: ceux que l'on trouvait ailleurs ; et ceux que l'on ne trouvait nulle part. Un manuscrit trop hardi n'avait pas preneur en France, sinon grace ä ces relächements ďautorité qui sont dans lTiumeur du pays ; il était encore plus difficile de le publier en Itálie; en Espagne, en Portugal, ľentreprise était quasi désespérée. Au contraire, une oeuvre proscrite par les censeurs, condamnée par les pouvoirs officiels, en Hollande trouvait sa vie, rencontrait un imprimeur et un libraire pour lui donner ľessor. Fénelon, envoyé dans le Poitou pour catéchiser les nouveaux convertis, insinue qu'on devrait faire imprimer pour eux des traités ďapologétique catholique, avec la fausse indication ďune ville de Hollande : cette etiquette inspirerait confiance ä des lecteurs encore pénétrés de ľesprit protestant. Qu'un catholique comme Arnauld se permit de faire publier ses ouvrages en Hollande, c'était pour Jurieu une indignité, une félonie ; la 1 Voltaire, Siěcle de Louis XIV. Catalogue des Écrivains frangais. 2 Témoignage datant de 1699 ; cite par H. J. Reesink, LAngleterre et la littérature anglaise dans les trois plus anciens périodiques frangais de Hollande, 1931, p. 93. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 64 Hollande était la terre des Saints, la citadelle de Dieu, qui devait, selon lui, rester interdite aux papistes; ä la France les livres catholiques, ä la Hollande les livres réformés. Tel libertin francais tenait un compte ouvert ä La Haye : lä-bas, la pensée s'exprimait sans contrainte ; lä-bas, les auteurs n'étaient asservis ni aux préjugés politiques, ni aux dogmes religieux ; c'est done lä-bas qu'un libre esprit devait se fournir. Et les livres défendus, les livres condamnés, les livres maudits, malgré les precautions prises aux frontiěres pénétraient en contrebande dans la France toute catholique sous le regne de Louis le Grand. lis se cachaient dans les bagages des voyageurs; ils passaient par les places du nord, ou par les ports de la Manche, et arrivaient jusqu'ä Paris. Les défenseurs de ľorthodoxie protestaient, comme on peut le croire. Les Mémoires de Trévoux, dont les auteurs montaient la garde, savaient bien que leur vigilance était souvent trompée. « Titre imposant, beau papier, beaux caractěres, belles estampes, c'est la petite oye d\in livre ; presque toujours merveilleuse en Hollande. Belle enseigne, qui n'adresse pas toujours ä de bonnes marchandises ; il en vient souvent de contrebande de ce pays-lä!. » Et Bossuet: « II nous est venu depuis peu de Hollande un livre intitule : Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament..., par M. Simon, pretre. C'est un de ces livres qui, ne pouvant trouver d'approbateur dans lÉglise catholique, ni par consequent de permission pour etre imprimés parmi nous, ne peu vent paraitre que dans un pays oü tout est permis, et parmi les ennemis de la foi. Cependant, malgré la sagesse et la vigilance du magistrát, ces livres pénětrent peu ä peu ; ils se répandent, on se les donne les uns aux autres; c'est un attrait pour les faire lire qu'ils soient recherchés, qu'ils soient rares, qu'ils soient curieux : en un mot, qu'ils soient défendus 2... » La Hollande n'était pas seule ä publier des livres hostiles ä Louis XIV et ä Rome. La Suisse aussi en produisait; et l'Allemagne, et l'Angleterre, oü ils foisonnaient, car, dit Richard Simon, en matiěre de religion les Anglais sont de grands chercheurs. De sorte que de Geněve ä Londres, ľhétérodoxie, maintenant, assiégeait la France. Le role particulier des Hollandais, et davantage encore des huguenots francais réfugiés en Hollande, était de faire pénétrer jusqu'au coeur de la France eile-merne ces sentiments et ces idées rebelles. La scission s'aggravait : « Mais quelle terrible parole de retranchement Dieu n'a-t-il pas fait entendre sur la terre dans le siěcle passé ! L'Angleterre, rompant le lien sacré de ľunité, qui peut seul retenir les esprits, s'est livrée ä toutes les visions de son coeur. Une partie des Pays-Bas, l'Allemagne, le Danemark, la Suěde sont autant de rameaux que le glaive vengeur a retranchés et qui ne tiennent plus ä l'ancienne tige 3... » La Revocation de lÉdit de Février 1719 ; article XV. Defense de la tradition et des Saints Peres, Preface, Ed. Lachat, p.8. Fénelon, Sermon pour lafete de l'Epiphanie, 6 Janvier 1685. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 65 Nantes n'a fait que donner plus de force et ďéclat ä la terrible parole de retranchement; eile a marqué le renouveau d'une alliance intellectuelle et morale dont ľactivité ne cessera pas, meme lorsque les armées auront signé la paix en Europe. « Maintenant, c'est quasi tout le nord qui s'oppose au sud de lEurope ; c'est la plus grande partie des peuples germaniques opposes aux Latins 1.» En effet, la Reforme, apparemment vaincue en France, hors de France est plus puissante et plus unie. « Votre prétendue Reforme, ä ne regarder que les soutiens du dehors, ne fut jamais ni plus puissante ni plus unie. Tout le parti protestant se ligue. A ľextérieur, la Reforme est tout ensemble, plus fiěre et plus menacante que jamais2. » La Reforme, ou plus précisément le Calvinisme. Le Luthéranisme, en effet, est davantage « relégué dans le Septentrion3 » ; il se replie sur lui-meme, content d'une action circonscrite et localisée ; il n'est pas entraíné vers les grandes conquetes par un pays vainqueur ; et comme il manque d'ambition, il manque de souplesse. Le Calvinisme, au contraire, triomphe, avec le triomphe meme de l'Angleterre. Les deux traités que John Locke publie en 1690 pour sanctionner théoriquement ľarrivée au pouvoir de ľhomme le plus représentatif peut -etre du Calvinisme en Europe, Guillaume d'Orange, veulent etre le code nouveau de la politique moderne : et tout pares du prestige de la récente victoire, ils s'inspirent de l'esprit de Geněve, qu'on y reconnaít aisément. Les maítres et les amis de John Locke en Angleterre, en France, en Hollande, ont été des calvinistes; ses idées, ses arguments viennent de ses lectures calvinistes, et naturellement il les renforce de nombreuses citations de la Bible; son refus d'obéir sans condition ä ľarbitraire est le meme refus qu'au XVIe siécle les communautés calvinistes ont oppose aux éveques et aux princes oppresseurs. Le Calvinisme, ici, repré-sente la liberie de conscience, transposée dans le domaine politique. Meme le fait qu'il entre au service de lÉtat anglais n'aliéne pas ce privilege ; tant est vif le souvenir historique des lüttes qu'il a soutenues pour défendre son principe; tant paraít éclatant ľabus de pouvoir que Louis XIV vient de commettre, au nom du droit divin des rois. C'est ici, encore, que se confirment et que s'achevent en gloire les effets de ľaccord conclu jadis ä Geněve entre capitalisme et religion. En meme temps que grandit le prestige d'une Angleterre qui, aprěs la Hollande, s'empare peu ä peu du commerce du monde, grandit le prestige d'une religion qui, loin de la contrarier, favorise ľactivité pratique. Car enfin, comme ľécrit un contemporain, il y a une espěce ďinaptitude naturelle aux affaires dans la religion papiste ; tandis qu'au contraire, pármi les réformés, un plus grand zěle favorise leur inclination au commerce et ä ľindustrie, étant donne qu'ils tiennent la paresse pour illegitime 4. Appelé ä exercer son metier, ou pour 1 Leibniz ä Bossuet, 18 avril 1692. 2 Bossuet, Premier avertissement aux Protestants, 1689. — Voir aussi les considerations historiques que ľabbé Prévost publiera plus tard dans Le Pour et Contre, 1.1, nombre 10. 3 Le Pere Maimbourg, Histoire du Luthéranisme, 1680, p. 268. 4 Cite par R. H. Tawney, Religion and the Rise of capitalism, Londres, 1926, Preface. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 66 mieux dire sa fonction, par un décret irrevocable du ciel; predestine aux achats et aux ventes, comme ďautres ä écrire et ä precher ; pratiquant les memes vertus que demandent ä la fois la volonte de Dieu et la prosperite de son négoce, activité, conscience, prudence, épargne, le marchand qui va prendre dans la société européenne une place de plus en plus considerable, passe sans remords, sans scrupule, sans hesitation, de son comptoir ä son temple, le front haut, súr ďobéir ä son double devoir, fier ďassurer ä la fois sa place présente sur la terre et sa place future dans le ciel. La revanche du Calvinisme: c'est ainsi qu'acheve de se caractériser, au moins pour une part, le déplacement de pouvoir qui s'opere du midi au nord. Mais ne pourrait-on concevoir une dissidence qui, se disciplinant avec les années, rétablirait ä ľintérieur d'elle -merne une unite seconde ? une maniere de croire qui, tout opposée qu'elle füt au Catholicisme, ne souffrirait aucune exception ? bref, une Orthodoxie protestante ? C'est un désir, c'est une volonte qui se manifestěrent souvent, ä travers le désordre de ces années de lutte. On sentit le danger de ľémiettement, de ľeffritement ; on vit oü menait la tendance ä diviser les églises en chapelles, les chapelles en minuscules communautés, de f agon ä ne plus avoir, pour finir, que des individus isolés, et hostiles les uns aux autres. On réva de se resserrer, de communier dans un Credo unique ; pourquoi pas, puisqu'on avait su s'allier contre l'ennemi du dehors, le papisme ? On établit des formules hors desquelles on déclara qu'il n'y avait pas de salut. On travailla dans ce dessein en Angleterre; on travailla, plus activement peut-étre, dans une Hollande ä qui ľarrivée de nombreux ministres francais imposait des preoccupations nouvelles. Une confession orthodoxe, voilä justement ce que le synode de Dordrecht adopta et proposa ä la signature des pasteurs, au mois d'avril 1686 ; il fallait ou bien y souscrire, ou bien sortir de ľÉglise réformée. Les synodes des années suivantes veillěrent sur le maintien des doctrines, firent comparaitre les schismatiques, condamněrent, exclurent des fiděles de la Table Sainte, suspendirent des officiants. Leurs arrets étaient ä peine moins rigoureux que ceux de ľÉglise romaine, qu'ils abhorraie nt. « La compagnie, qui a souverainement ä coeur de maintenir l'orthodoxie et ľuniformité de sentiments entre ceux qui sont appelés parmi nous ä précher la doctrine de vérité et ľEvangile de paix, s'étant appliquée sérieu sement et religieusement ä examiner les justes precautions qu'elle doit prendre pour fermer la porte ä des innovations dangereuses, et aprěs plusieurs priéres adressées ä Dieu sur ce sujet, a arrété, conformément ä nos anciens réglements, de ne declarer aucun pasteur appelable parmi nous, qu'il ne nous ait assure de sa conformité de sentiments avec notre confession de foi en general, et avec les arrétés du synode de Dordrecht en particulier, aussi bien que de sa soumission ä touš les Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 67 ordres de notre discipline 1... » Jurieu faisait figure de Grand Inquisiteur: il dénoncait, poursuivait, foudroyait; contre des délinquants en matiěre de conscience, il ne craignait meme pas d'en appeler au pouvoir séculier, de demander la destitution ou, l'emprisonne ment de ceux qui ne pensaient pas comme lui. « Dieu nous garde », écrivait Bayle, que Jurieu trainait devant les magistrats d'Amsterdam et qu'il faisait casser de son emploi, « Dieu nous garde de ľinquisition protestante ; eile serait dans cinq ou six ans si terrible, que ľon soupirerait aprěs la romaine comme aprěs un bien 2... » Mais le danger n'était pas la. Tout ce que l'Angleterre de Guillaume d'Orange pouvait faire ä ľégard des dissidents n'était pas de les unir, mais bien plutôt de les tolérer : eile leur demandait leur adhesion politique et leur laissait leur foi; eile n'admettait pas le Catholicisme qui dépendait de Rome, eile admettait le non-conformisme qui ne dépendait que de lui-meme. Et pour la Hollande, eile n'était plus qu\in fourmillement de sectes. Cel les qui s'étaient manifestées, děs les premiers pas de la Reforme, celieš qui s'étaient développées chemin faisant, les plus anciennes et les plus récentes, toutes se retrouvaient chez eile, et s'affrontaient en champ clos. Arminiens et Gomariens, Coccéiens et Voétiens, Trinitaires et Antitrinitaires, chaque opinion doctrinale, chaque nuance d'opinion sur la grace, sur ľÉcriture, sur les droits de la conscience, sur la tolerance, meme sur la nature du pouvoir civil, dressaient ľun contre ľautre des partis irrités. La b ataille était incessante, non seulement ä cause de ľhonneteté parfaite ďesprits rigides, qui voulaient ä tout prix défendre leur vérité ; non seulement ä cause du plaisir et de ľutilité de la dispute, qui fait jaillir la lumiěre, comme « le choc de deux cailloux, qui convertit en étincelle une matiěre sombre et ensevelie dans un corps grassier » ; mais ä cause du principe meme qui est dans le génie du Protestantisme. Si le Protestantisme, en effet, parmi ses manifestations diverses comporte une revolte de la conscience individuelle contre ľingérence de ľautorité dans les matiěres de foi, de quel droit une autorite s'imposera-t-elle aux consciences ? Qui fixera le point oü cesse l'orthodoxie, et oú ľhétérodoxie commence ? Dire, au nom du Protestantisme, que telle ou telle opinion sur le libre arbitre et sur la predestination est un dogme; ä bien plus forte raison, dire que le magistrát est en droit d'employer son autorite pour abattre l'idolätrie et empecher le progres de ľhéré sie ; dire qu'un homme a le droit d'empecher un autre homme d'enseigner, ou seulement de croire ce que sa conscience lui dicte, c'est tomber dans l'illogisme pur. D'ou l'impuissance des synodes ä regrouper soit les pasteurs, soit les fiděles, en une masse soumise ; ä empecher la multiplication des sectes; ä retrouver le mot qui arreterait l'esprit d'exa men dans son travail infatigable. 1 Extrait des articles résolus dans le Synode des Églises wallonnes des Pays -Bas, assemble á Rotterdam (1686). Article VI. Cite par Frank Puaux, Les Précurseurs de la Tolerance en France au XVIIe siecle, 1881. — Voir, dans ce meme ouvrage, les Deliberations du Synode d'Amsterdam, 1690. 2 Lettre du 17 décembre 1691. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 68 Un nom revient avec une frequence particuliěre dans les débats théologiques du temps: le Socinianisme. C'est, ä son premier stade, ľhérésie d e Fausto Sozzini, qui s'est manifestée en Pologne ä la fin du XVIe et dans la premiere partie du XVIIe siěcle ; chassés de Pologne, les disciples et les successeurs de Socin essaiment en Prusse, en France, et trouvent dans la Hollande leur terre ďélectio n. La se forme la Congregation des Frěres polonais; lä Wiszowaty, petit-fils de Socin, publie en 1665 sa Religio rationalis, un des bréviaires du Socinianisme. A ce point, le fleuve se renforce ďun affluent francais. Lorsqu'en 1669 le pasteur Isaac ďHui sseau, de Saumur, donne son livre sur la Reunion du christianisme, il propose ďappliquer ä la religion la reforme que Descartes a accomplie dans la philosophie : on ne croira plus rien, désormais, que ce qu'on trou vera expliqué clairement dans lEcriture ; on ne conservera que les vérités simples et universelles qui s'y sont inscrites, et qui sont d'accord avec les préceptes de la raison. Done pas de tradition ; et ä vrai dire pas ďÉglise ; Dieu, la Bible, la conscience individuelle, rien ďautre, et rien de plus. Toute ľÉglise réformée de France se dispute au sujet de ces principes; les dragonnades et ľexil, loin ďarreter les divisions, les exaspěrent; Papon, gendre ďlsaac ďHuisseau, ayant recueilli ľhérésie, Paponistes et Antipaponistes se déchirent; il n'est pas de synode qui tienne contre les progres de ľesprit soci nien. S'il est vrai, en effet, que la secte décroít en tant que secte, et qu'elle est « fort diminuée dans son etat visible », eile se multiplie « invisiblement» : ses principes diffus entrent dans les consciences, et les aměnent ä substituer un état d'esprit rationnel ä un etat d'esprit religieux. Socinien, qu'est -ce ä dire ? Le grand principe des sociniens, ďaprěs Bossuet, est qu'on ne peut nous obliger ä croire ce que nous ne connaissons pas clairement. Socinianismus, écrit Poiret, fidem et scripturam subjicit rationi. Les sociniens, écrit Pufendorf, ne font de la religion chrétienne qu'une philosophie purement morale. Jurieu a la manie de voir du Socinianisme partout; et sans doute n'a-t-il pas tout ä fait tort, tant est manifeste ce glissement general vers le rationalisme. Les sociniens, s'écrie-t-il, sont partisans de l'in difference des religions ; ils nient le mystěre : et le sentiment du mystěre, e'est l'essence merne de ľesprit religieux... Mais la page la plus redoutable est écrite par Richard Simon, rapportant la condamnation de ďHuisseau : «Le petit troupeau, en exercant une si grande sévérité contre le ministře ďHuisseau, a voulu intimider un grand nombre d'autres ministres qui sont dans les memes principes que lui. II avait communique son dessein ä plusieurs ministres des Provinces qui ľavaient approuvé ; en sorte que si l'on n'avait use de cette rigueur, e'en était fait du Calvinisme en France. Les plus habiles de cette secte se seraient declares ouvertement arminiens, pour ne pas dire sociniens. Ils se sont contentés de l'etre dans leur intérieur, et de s'expliquer lä -dessus avec leurs bons amis seulement. La crainte qu'ils ont de perdre leurs emplois leur a fait prendre ce parti. Ils ne souscrivent ä leur confession de foi que par politique, persuades qu'ils sont que Calvin et les autres premiers Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 69 Réformateurs n'ont fait la Reformation qu'a demi 1... » Page haineuse et calomnieuse, mais qui, du moins, met en relief le fait dont Richard Simon est l'observateur clairvoyant : la Reforme continue ä se reformer. Les pasteurs de Hollande polémiquent avec ceux ďAllemagne. Les pasteurs de la dispersion qui se trouvent ä Londres luttent contre le Socinianisme, qui a passé le détroit. Les efforts pour unir Calvinisme et Luthéranisme autrement que par les liens ďune parenté ancienne, pour amener les deux Églises ä une seule profession de foi, restent vains. Ainsi les catholiques ont beau jeu pour dire que les protestants, depuis qu'ils sont sortis de ľEglise romaine, sont entrés dans un labyrinthe. De meme Bossuet a beau jeu pour publier, en 1688, son Histoire des variations des Églises protestantes; pour montrer que ces Églises protestantes ont varié dans le passé ; qu'elles varient sans cesse ; que leur essence meme est la variation. De morceau en morceau elles s'émiettent, jusqu'ä n'etre plus que poussiere. Impossible de les resserrer, de les contenir, puisque toutes ont le meme droit ä ľexistence ; elles résultent, toutes, du meme principe de recherche qui, d'examen en examen, demande le changement. Par la s'explique la multi tude de confessions de foi que ľhistorien ne peut qu'enregistrer, et aussi bien ľinutilité des tentatives faites pour concilier des group es, qui, de leur nature, vont se subdivisant. On peut répondre ä Bossuet en l'attaquant, en lui disant que lĹglise catholique a varié elle-meme ; ainsi fait Jacques Basnage, parmi ses nombreux contradicteurs. On peut lui répondre que lĹglise protestante n'a pas varié sur les points essentiels : ainsi fait Gilbert Burnet. A moins qu'on ne prenne le parti ďaccepter ses dires non plus comme une accusation, mais comme un honneur, et qu'on ne tienne l'esprit d'examen pour le privilege ďune humanite qui ne recoit pas la vérité d'en haut, mais qui, péniblement, travaille ä la dégager, ä la construire elle-meme2. A moins qu'en considérant les dangers d'une autorite excessive, ou ďune excessive liberie, on ne choisisse délibérément, si dangers il faut courir, les seconds. Jean Le Clerc, dans sa Bibliothěque choisie, ľannée 1705, se pose la question presque en propres termes. Que d'athées autour de lui ! Beaucoup de livres dont il rend compte dans son journal tendent ä réfuter ľathéisme : preuve que ľathéisme devient de plus en plus menacant. Jadis, on n'examinait pas, on ne doutait pas de ce que les maítres enseignaient, on jugeait sur leur parole. Aujourďhui, on prend ľhabitude contraire, on cesse de faire confiance ä ľautorité. Faut-il préférer la premiére attitude ? — Jean Le Clerc nliésite pas. Ľincrédulité est un mal; mais la disposition qui porte ä tout croire sans contrôle est pire ; eile vient d'une stupiditě d'esprit, et d'une negligence pour la vérité. Mieux vaut une nation oü il y ait beaucoup de lumiěres, et quelques 1 Richard Simon, heitres choisies, t. III, liv. 3. 2 Voir A. Rébelliau, Bossuet historien du Protestantisme, 3" éd., 1909, p. 571. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 70 athées, qu'une nation ignorante qui ne douterait jamais des sentiments recus. Les lumiěres produisent la vertu, merne s'il y a des gens qui abusent d'elles. L'ignorance ne produit que la barbarie et les vices. La pensée qu'exp rime ainsi Jean Le Clerc l'arminien, le socinien, est celle qui va prévaloir dans toute la premiere partie du XVIIP siěcle. Le temps est passe oü Descartes, sentant que sa pensée allait l'emporter au-delä des terres connues, dans la pratique s'imposait volontairement des regies de prudence : «la premiére était ďobéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grace d'etre instruit děs mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de 1'excěs, qui fussent communément recues en pratique par les mieux senses de ceux avec lesquels j'aurais ä vivre. » Le temps est venu de ľhétérodoxie, de toutes les hétéro doxies; des indisciplines, des rebelles, qui, pendant le rěgne de Louis XIV foisonnaient dans l'ombre, et n'attendaient que le signal de la liberation ; des savants, qui vont refuser d'accepter la tradition sans la contrôler ; des jansénistes, qui vont ranimer leur flamme jamais éteinte; des piétistes de toute espěce; des exégětes; des philosophies. Le temps de Pierre Bayle. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 71 CHAPITRE V PIERRE B AYLE Pierre Bayle est venu du comté de Foix, meridional chassé vers le nord, comme tant d'autres, qui ont apporté lä-bas leur agilité d'esprit, leur goüt des idées, leur rudesse de caractěre, et leur incroyable vitalite. II était protestant, son pere était ministře du culte ; il avait appris le latin et le grec ä son école, et continue ses études ä l'Académie de Puylaurens. Mais sur la route qu'il avait prise, et qui le měnera dans des regions si lointaines qu'il y demeurera presque seul, ayant dépassé touš ses compagnons; sur la route oü nous allons le suivre, pour montrer les étapes ďune pensée qui part de la religion pour arriver ä un etat voisin du scepticisme pur, ä ses debuts il s'arreta : ayant lu des livres de controverse, il se convertit au Catholicisme, poursuivit sa Philosophie au college des Jésuites de Toulouse : aprěs quoi, «les premieres impressions de ľéducation ayant regagné le dessus l », il rentra dans lÉglise réformée, heureux comme celui qui habitait le pole et qui revoit le soleil; il partit pour Geněve, — 1670. « C'était un temps oü je disputais assez bien. Je venais frais émoulu d'une école oü ľon m'avait enseigné la chicanerie scolastique, et je puis dire sans vanité que je ne m'en acquittais pas mal 2. » Un pas de plus, et d'Aristote il vint ä Descartes : un cours de philosophie qu'il rédigea, lorsqu'il fut nommé professeur ä ľaca démie de Sedan, nous le montre disciple de la pensée claire et de ľévidence rationnelle. Ces goüts -la ne sont jamais sans prosélytisme et sans passion. Se serait-il contenté de son enseignement ? Aurait-il répété d'année en année sa lecon monotone ? Cest peu probable. De Sedan, il a envoyé au Journal des Savants une lettre sur les comětes et sur les presages que le rédacteur s'est bien garde de prendre ; retouchée, démesurément augmentée, publiée, cette lettre devint, en 1682, ľéclatant signal de sa libé ration. II sentait en lui un appel; c'était un besoin de sa nature chercher ; examiner ; en toutes choses peser le pour et le contre ; ne rien accepter, sans un jugement préalable de son propre tribunal. Et done, lorsqu'on eut fermé l'Académie de Sedan, pour cause de religion, et qu'apres avoir cherché un gagne-pain, incertum quo fata ferrent, Bayle fut appelé par ces Messieurs de Rotterdam qui lui offrirent un poste dans leur École trěs illustre, nous pouvons voir la une rencontre admirable de la Providence, ä supposer qu'il erüt encore en eile, et de ses forces vives: il continuera d'etre professeur, pour gagner son pain ; mais son vrai metier ou pour mieux dire sa fonction, son office, sera d'etre journaliste ; pour conduire les hommes vers les vérités impitoyables, qui le séduisent déjä. 1 Bayle ä Pinson de Riolles, Rotterdam, 25 juin 1693. 2 Bayle ä Basnage, 5 mai 1675. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 72 Cest lä qu'il faut l'imaginer, dans sa chambre de Rotterdam, ardent et freie ; solitaire ; détaché de la vie des sens: on apercoit bien chez lui de fortes affections familiales, mais aucun amour. Des livres en quantité ; jamais assez de livres. Des nouvelles aussi; que, par grace, des diverses capitales de ľEurope, ses amis lui envoient des nouvelles ! « Je vois bien que mon insatia-bilité de nouvelles est une de ces maladies opiniätres contre lesquelles touš les remědes blanchissent; c'est une hydropisie toute pure ; plus on lui en fournit plus eile demande !. » Mais les livres ont quelque chose de plus precis; ils représentent une pensée arretée, qu'on peut exactement saisir, qui ne fuit plus sous les prises; ils excitent et provoquent ľesprit : on a devant soi un adversaire qui a dispose ses arguments pour une bataille rangée, quelle joie de lancer contre lui les troupes agiles des répliques, des arguments, des raisons ! A travers le livre on atteint ľauteur, on lui dit son fait, on lui montre sa misěre. Mais la personne n'apparait que comme la consequence du livre : contre les livres Pierre Bayle měně ses grands combats. A partir d'ici, aucun événement ne compte dans sa vie qui ne soit d'ordre intellec tuel: il lit, il écrit, il discute ; il trouve « dans ľétude autant de douceur et de plaisir que d'autres en trouvent dans le jeu et le cabaret». La libido sciendi le tient: tout connaitre, pour tout critiquer. Journaliste, il ne donne pas encore la mesure de son emportement polémique : « Nous vous trouvons comme le bon vin ďltalie, dolce piccante, et nous vous voudrions merne plutôt, malins comme nous sommes, piccante dolce», lui écrit Bernier, le 11 avril 1686. II s'oblige ä quelques managements. Mais ľesprit general des Nouvelles de la République des Lettres n'en est pas moins marqué. Elles invitent le lecteur ä penser sur les matiěres les plus graves: rien n'étant plus grave que les raisons de croire ou de douter, que toutes les idées s'opposent librement! Pármi les idées, que celieš qu'on laissait volontairement dans ľombre, mécréantes, révoltées, prennent une place ďhonneur ! Que ľhétérodoxie, ailleurs étouffée, désormais trouve sa revanche ! Que chaque avis s'exprime ; et que les plus hardis aient maintenant un aspect glorieux : « Ceux qui murmurent contre la tolerance des livres ďhérétiques devraient savoir que toutes sortes d'esprits ne sont pas propres pour le goüt de llnquisition. » Les orthodoxes merne, dit Bayle, doivent sans crainte affronter lliérésie: ou bien consentiraient-ils ä attribuer leur triomphe ä ľim possibilité oü ils mettraient ľadversaire de donner ses raisons 2 ? II y avait dans sa nature une pointe de fébrilité : sans fiěvre, aurait-il pu abattre cette masse enorme de travail ? II rédigeait le texte, il corrigeait les épreuves; sa peine n'était pas lä, ľencre ďimprimerie a si bonne odeur ! Sa peine venait, bien plutôt, de ses lecteurs incontentables, qui, émettant des opinions contradictoires, et croyant chacun tenir toute la raison, donnaient une assez juste idée de la stupiditě humaine ; sa fatigue venait de ces innombrables 1 Bayle ä Minutoli, 27 février 1673. 2 Nouvelles de la République des Lettres, juillet 1685, art. IX. Reflexions .sur la tolerance des livres hérétiques. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 73 lettres qu'il lui fallait écrire, touš les jours se dispersant. Quand on compose un ouvrage, on le laisse et on le reprend, on ouvre un livre, on se délasse par le changement de travail; mais quand on écrit des lettres, il f aut aller ä bride abattue, on s'épuise. II mena ce train-la pendant trois années, de mars 1684 ä février 1687, puis il passa la main. Mais déjä la route l'avait repris, l'avait conduit vers le passage décisif. Pármi les défenseurs du Protestantisme, il était au premier rang. Avec un flux de paroles, avec ľabondance d\in torrent qui entraíne tout dans son cours, arguments et injures, il avait réfuté le Pere Maimbourg. Lorsque les mesures de persecution s'accentuerent et qu'il lui tomba sous la main un livre venu de France, dont l'auteur exaltait Louis XIV pour avoir rendu le royaume tout catholique sous sa domination 1, il reprit la plume 2 : il allait dire, lui, Pierre Bayle, ce qu'il en pensait : « Si on savait la force de la signification présente de ce mot-lä, on n'envierait pas ä la France d'etre toute catholique sous le regne de Louis le Grand, car il y a si longtemps que ceux qui se sont donne ce nom par excellence tiennent une conduite qui fait horreur, qu'un homme honnete devrait regarder comme une injure d'etre appelé catholique ; et aprěs ce que vous venez de faire dans le royaume trěs chrétien, ce devrait etre désormais la meme chose que de dire la religion catholique, et de dire la religion des malhonnetes gens. » On lit, dans ľÉvangile selon saint Luc, au chapitre XIV, la parabole du maítre de maison qui avait prepare un banquet pour des invites qui se déroběrent. Alors le maítre dit ä son serviteur : va-ťen promptement par les places et par les rues de la ville, et aměne ici les pauvres, les impotents, les boiteux et les aveugles. Ensuite le serviteur dit: Seigneur, on a fait ce que tu as commandé ; et il y a encore de la place. Et le maítre dit au serviteur: va dans les chemins et le long des haies, et force d'entrer ceux que tu trouveras... Force-les ä entrer; Compelle intrare; c'est le mot que saint Augustin a repris, pour ramener les Donatistes ä ľÉglise d'Afri que, et celui que des apologistes catholiques ont repris ä leur tour, pour montrer comment on a eu raison d'employer la force contre les protestants 3. Contre eux, Bayle est pris d'un sursaut d'indignation, dont la violence dépasse encore les precedents : car il s'agit ici du plus profond et du plus eher de sa pensée 4. Employer la force dans les matiěres de conscience: quelle horreur ! quelle infamie ! Et La France toute catholique sous le regne de Louis le Grand, ou Entretiens de quelques protestants francais, Lyon, 1684. Lettre écrite de Londres á M. ľabbé de*-*-*; chanoine de N. -D. de***: Ce que c'est que la France toute catholique sous le regne de Louis de Grand. A Saint -Omer, chez Jean - Pierre Lami, 1686. Conformité de la conduite de ľÉglise de France pour ramener les Protestants avec celie de ľÉglise d'Afrique pour ramener les Donatistes , 1685. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ: « Contrains-les ďentrer » : oú Von prouve par plusieurs raisons demonstratives qu'il n'y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte, et oú Von refute touš les .sophismes des convertisseurs ä contrainte, et ľapologie que saint Augustin a faite des persecutions. Traduit de ľanglais du sieur Jean Fox de Bruges, par M.J.F., 1686 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 74 Bayle va d'injure en injure, d'exclama tion en exclamation : lÉglise romaine, qui revendique pour eile ľautorité et ľinfaillibilité ; qui pretend imposer aux ämes la loi du plus fort; qui ose employer des convertisseurs, moitié monstres et moitié dragons, n'est qu'une magere et qu'une prosti tuée ; avec les catholiques, qu'on n'ait plus désormais de commune mesure : car ils reviennent toujours ä leur vieux jargon, nous sommes lÉglise et vous etes des rebelles; done nous pouvons vous chätier sans que vous nous puissiez rendre le droit ä la pareille : intolerable pretention ! Oh ! puisse ľEurope demeurer divisée, comme eile ľest ! Puissent les peuples qui se sont délivrés de ľautorité de Rome ne jamais retomber sous son joug ! Ce ne sont pas la de mauvaises garanties pour ses coreligionnaires du Refuge ; et Bayle devrait avoir droit ä quelque reconnaissance dans son parti. Mais tout recommence; le pouvoir de contrainte que ľon refuse aux catholiques, on ne saurait l'accorder davantage aux protestants ; l'exigence rationnelle ne considěre jamais un mystěre que comme une difficulté pro vi -soire, que ce mystěre soit accepté par des přetřes ou par des pasteurs; la lumiěre naturelle veut remplacer la lampe qui veille devant le tabernacle, qu'il s'agisse ďune église ou d'un temple ; de sorte que Bayle, en combattant ses ennemis, par les armes memes qu'il emploie ruine ses amis. II dit que la conscience ne depend que d'elle -meme ; que si, de bonne foi, eile adopte ce qui lui parait etre la vérité, aucune pression extérieure ne peut agir légitimement sur eile ; que la conscience qui se trompe sans malice, la conscience errante, n'est pas co upable et ne saurait etre forcée. Un athée, qui croit devoir etre un athée, n'est infé rieur en rien ä un protestant orthodoxe. Ce mot meme: orthodoxe ne peut se tolérer, puisqu'il suppose une direction imposée aux esprits... A ces propos, Jurieu se voile la face. Bayle est socinien ! s'écrie-t-il. Socinien, et meme un peu davantage, s'il est vrai que Bayle lui-meme s'explique sur ce terme de la f agon que voici : A Dieu ne plaise que je veuille étendre, autant que font les sociniens, la juridiction de la lumiěre naturelle, et des principes métaphysiques, lorsqu 'Us prétendent que tout sens donne ä l'Ecriture qui n'est pas conforme ä cette lumiěre et ä ces principes-lä est ä rejeter, et qu 'en vertu de cette maxime ils refusent de croire la Trinité et ľlncarnation : non, non, ce n'est pas ce que je pretends sans bornes et sans limites. Je sais bien qu 'U y a des axiomes contre lesquels les paroles les plus expresses et les plus evidentes de l'Ecriture ne gagneraient rien, comme que le tout est plus grand que sa partie ; que si de choses égales on ôte choses égales, les résidus en seront égaux; qu 'U est impossible que deux contradictoires soient véritables; ou que I'essence d'un sujet subsiste réellement aprěs la destruction du sujet. Quand on montrerait cent fois dans l'Ecriture le contraire de ces propositions ; quand on ferait mille et mílie miracles, plus que Moise et que les Apôtres, pour établir la doctrine opposée ä ces maximes universelles du sens commun, I'homme fait comme il est n'en croirait rien; et U se persuaderaitplutôt, ou que l'Ecriture ne parlerait que par métaphores et par contre-vérités, ou que ces miracles Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 75 viendraient du démon, que de croire que la lumiěre naturelle fut faussée dans ces maximes. ... Je le repete encore unefois : ä Dieu ne plaise que je veuille étendre ce principe autant que font les sociniens; mais s'il peut avoir certaines limitations ä ľégard des vérités spéculatives, je ne pense pas qu'il en doive avoir aucune ä ľégard des principes pratiques et généraux qui se rapportent aux moeurs. Je veux dire que, sans exception, ilfaut soumettre toutes les lois morales ä cette idée naturelle ďéquité, qui, aussi bien que la lumiěre métaphysique, illumine tout homme venant au monde... II faut nécessairement en venir lä, que tout dogme particulier, soit qu 'on ľavance comme contenu dans l'Écriture, soit qu'on le propose autrement, est faux, lorsqu 'il est refute par les notions claires et distinctes de la lumiěre naturelle, principalement ä ľégard de la Morale ;. Un dictionnaire, entreprendre un dictionnaire : pour un homme de sa trempe, n'est -ce pas une idée bizarre ? II nous répondra lui-meme : « Environ le mois de décembre, 1690, je formai le dessein de composer un dictionnaire critique, qui contiendrait un recueil des fautes qui ont été faites, tant par ceux qui ont fait des dictionnaires que par ďautres écrivains, et qui réduirait sous chaque nom ďhomme ou de ville les fautes concernant cet homme ou cette ville2... » Cette idée, il ne ľa pas réalisée tout entiěre ; sous les noms qui se succědent par ordre alphabétique, il a place quelques données positives; et ses plus vives hardiesses, c'est dans les notes qu'il les a semées, qu'il les a enfouies; de sorte que l'expression supreme de sa pensée, on ne la rencontre que par exception ä l'endroit oü on l'attend ; il aimait ce jeu de cache-cache, et il y excellait. Mais malgré les attenuations qu'il doit apporter ä son projet, s'il voulait avoir quelque chance de ne pas épouvanter du premier coup les éditeurs, les libraires et le public, ce Dictionnaire historique et critique, reste le réquisitoire le plus accablant qu'on ait jamais dressé pour la honte et pour la confusion des hommes. Presque ä chaque nom surgit le souvenir d'une illusion, d'une erreur, d'une fourberi e ou meme d'un crime. Tous ces rois qui ont fait le malheur de leurs sujets; tous ces papes qui ont abaissé le Catholicisme au niveau de leurs ambitions, de leurs passions; tous ces philosophes qui ont bäti des systěmes absurdes; tous ces noms de villes, de pays qui rappellent des guerres, des spoliations, des massacres... Et, secondement, ces indécences, ces perversions: car si Bayle les rappelle avec une evidente complaisance, c'est peut-etre que les libraires les avaient demandées pour achalander le lecteur, comme il le dit; c'est peut-etre pour se divertir un peu, comme il le dit encore, en rappelant qu'autre chose est raconter des vilenies que l'on a commises, autre chose égayer un récit par quelques propos libres ou galants; mais n'est-ce pas bien plutôt parce qu'ä la masse de nos faussetés s'ajoute la masse de nos anomalies, de nos déréglements, et qu'ä nos erreurs, dans ľordre de ľesprit, correspondent nos 1 Commentaire philosophique, Premiere Partie, 1, 1. 2 Bayle ä son cousin Naudé, 22 mai 1692. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 76 vices dans l'ordre de la moralitě ? S'y ajoutent, troisiěmement, les fables de ceux qui ont raconté ce qu'avaient fait les autres ; tant de fables qui viennent de leur légěreté, ou de leur betise ou de leur cupidité, ou de leur corruption ! Quel spectacle ! II faut nettoyer tout cela, et telle est justement la premiere täche que Bayle entreprend avec une delectation triste. Sus aux «légendaires» ! Tout le monde s'est trompe : les Anciens, qui mentaient comme nous parlons, spontanément; les Modernes, aveuglés par le prestige des Anciens; les plus capables, les plus respectables d'entre les auteurs se sont trompés; La Mothe Le Vayer lui-meme s'est trompe ; et Gassendi. II y a des professionnels du mensonge, comme Moreri, qui a fait un dictionnaire comme il n'en faut pas faire, un dictionnaire non critique, un dictionnaire débordant de faussetés. Cest un empoisonneur public ; réfutons-le point par point; numérotons ses mensonges, il a menti douze fois ici et lä quinze fois: saisissons-le ä la gorge, point de quartier. Par ce travail impeccable, on rétablira la vérité dans ses droits. Dure et belle loi que celle de la république des idées ! «Cette république est un état extrémement libre. On n'y reconnaít que ľempire de la vérité et de la raison et, sous leurs auspices, on fait la guerre innocemment ä qui que ce soit. Les amis ont ä se garder de leurs amis, les pěres de leurs enfants1... » Ce courage, cet amour de la bataille, cette volonte de désabuser les hommes, supposent 1'idée qu'on peut atteindre une vérité qui subsiste malgré touš les efforts contraires: la vérité des faits que dégage la critique, la connaissance du réel. Mais comme cette connaissance, comme cette vérité sont difficiles ä saisir ! Comme l'erreur est puissante, et si profondément enracinée qu'elle trouve toujours l'occasion de renaitre ! «II n'y a point de mensonge, pour si absurde qu'il soit, qui ne passe de livre en livre et de siěcle en siěcle. Mentez hardiment, imprimez toutes sortes d'extravagances, peut-on dire au plus miserable lardonniste de ľEurope, vous trouverez assez de gens qui copieront vos contes, et, si l'on vous rebute dans un certain temps, il naitra des conjonctures oü l'on aura intéret de vous faire ressusciter2... » On ne convainc jamais que les convaincus, tant l'esprit est rebelie ä la vérité, merne evidente. Les faits sont-ils dans la realite tels que nous les recevons ? La nouvelle école de philosophie n'aboutit-eile pas ä faire croire qu'ils sont seulement des modifications de notre äme ? Elle vient de procurer aux pyrrhoniens des avantages qu'il est facile de concevoir 3: A peine connaissait-on dans nos écoles le nom de Sextus Empiricus; les moyens de ľépoque qu'il a proposes si subtilement n'y étaient pas moins inconnus que la terre australe, lorsque Gassendi en a donne un abrégé qui nous a ouvert les yeux. Le cartésianisme a mis la derniěre main ä ľoeuvre ; 1 Dictionnaire. art. Catius. note D. 2 Dictionnaire, art. Capet, lettre Y 3 Dictionnaire, art. Pyrrhon. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 77 personne pármi les bons philosophes ne doute plus que les sceptiques n 'aient raison de soutenir que les qualités des corps quifrappent nos sens ne sont que des apparences. Chacun de nous peut bien dire, je sens de la chaleur ä la presence du feu, mais non pas, je sais que le feu est tel en lui-meme qu'il me parait. Voila quel était le style des anciens pyrrhoniens. Aujourd'hui la nou-velle philosophie tient un langage plus positif: la chaleur, ľodeur, les couleurs, etc., ne sont point dans les objets de nos sens; ce sont les modifications de mon arne ; je sais que les corps ne sont point tels qu 'Us me paraissent. On aurait bien voulu en excepter ľétendue et le mouvement, mais on n'a pu ; car, si les objets des sens nous paraissent colorés, chauds, froids, odorants, encore qu'ils ne le soient pas, pourquoi ne pourraient-ils point paraitre étendus et figures, en repos et en mouvement, quoi qu'ils n'eussent rien de tel ?... Voilä les avantages que ces nouveaux philosophes procureraient aux pyrrhoniens, et ä quoi je veux renoncer... Bayle ne saurait y renoncer toujours; son esprit est assiégé; on le voit bien. Malgré lui peut-etre, et peut-etre aussi suivant une propension qui est dans sa nature, il glisse vers le pyrrhonisme, ä force d'affronter la vérité et ľerreur. Sait-on jamais oú peut aboutir un principe ? « Le méme principe qui sert quelquefois contre le mensonge rend quelquefois de mauvais offices ä la vérité 1... » Ce que ľon finit par trouver toujours, en cherchant, c'est le contradictoire2: «En un mot, le sort de ľhomme est dans une si mauvaise situation que les lumiěres qui le délivrent ďun mal le précipitent dans un autre. Chassez l'ignorance et la barbarie, vous faites tomber les superstitions, et la sotte crédulité du peuple si fructueuse ä ses conducteurs, qui abusent aprěs cela de leur gain pour se plonger dans l'oisi veté et dans la débauche ; mais en éclairant les hommes sur ces désordres, vous leur inspirez l'envie d'examiner tout, ils épluchent et ils subtilisent tant, qu'ils ne trouvent rien qui contente leur miserable raison... » II existe une méthode ; en faisant effort on peut la distinguer, et merne la resserrer dans une formule. « II n'y a point de systéme qui, pour étre bon, n'ait besoin de ces deux choses: l'une, que les idées en soient distinctes ; l'autre, qu'il puisse donner raison des experiences 3. » Si on appliquait cette méthode, on tiendrait ä la fois la vérité abstraite, et la vérité concrete qui en est ľépreuve. Mais comment l'appl iquer ? Pour ce qui est de la vérité concrete, les hommes brouillent et faussent touš les faits ; dans le Dictionnaire historique et critique, la critique démolit ľhistoire. Pour ce qui est de la vérité abstraite, les hommes ne voient jamais les idées distinctement; les verraient-ils, que ces idées leur apparaitraient comme elles sont: douées ďune égale force, ďune égale probabilitě, et se tuant l'une l'autre. Encore Bayle ne s'arrete-t-il pas ä ce point. Si nous voulons connaitre sa pensée totale, et voir comment eile revient, avec une sorte d'obsession lucide, 1 Dictionnaire. art. Takiddin 2 Dictionnaire, art. Takiddin 3 Dictionnaire. article Manichéens. note D. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 78 aux problemes qu'ä son goüt eile n'a jamais suffisamment éclaircis, il faut aller jusqu'ä la Réponse aux questions d'un provincial, qu'il commenca de publier en 1704, et que la mort interrompit. II n'abandonna ni sa maniere, faite ďélans et de sursauts ; ni son habitude de partir de la lettre imprimée, récit historique, traité, dissertation, pour réagir et contredire ; ni ses ironies cruelles. Mais ses sursauts furent plus vifs, s'il est possible, et ses élans plus soutenus; ses reactions furent plus vigoureuses, son analyse plus implacable. Le provincial est censé l'interroger sur le contenu d\in livre, sur la fixation d'une date, sur un fait historique, sur un simple point de curiosité. En quelques phrases, Bayle dégage les données de la question avec une netteté toujours admirable: pas de faux-fuyants; aucune ombre; aucune place pour ces marges grises ou peut encore s'abriter un reste d'erreur ; pas d'excuse, pas d'indulgence, pas de pardon. Autour de lui, les memes problemes se posent incessamment: Dieu permet-il de laisser prouver son existence par le consentement universel ? Dieu a-t-il concede aux hommes la liberie, ou bien est-ce la fatalitě qui les conduit ? S'il y a un Dieu, pourquoi a-t-il créé l'injustice, et, sous toutes ses formes, le mal ? Inlassablement aussi, Bayle proposera sa solution : sa solution : qui tend ä dire qu'il est impossible de rien affirmer, de rien savoir. Et ce grand tächeron revient ä sa besogne, plus hardi, plus conscient de sa responsabilité. II veut montrer décidément qu'entre la religion et la Philosophie, il n'y a pas de commune mesure :tant que l'on confondra l\ine et l'autre, on criera dans le desert. Bayle pretend ne pas attaquer la croyance comme telle ; il se donne merne Fair de la respecter ; il ne fait que suivre et que répéter, dit-il, les arguments de ceux qui la défendent n'avouent -ils point qu'il y a dans toute religion un mystěre initial ? C'est cela merne, un mystěre incompatible avec la raison; une position d'esprit incompatible avec les operations, avec l'etre meme d'un esprit qui pense. Plus que jamais, il se place dans la forteresse pour ľébranler ; au milieu de ses défenseurs, pour jeter le trouble parmi eux. II leur dit que, si l'on admet la Revelation, la Religion est vraie; ses dogmes s'ensuivent avec logique. Seulement, il ajoute que la Revelation est indémontrable. Autre chose est croire, autre chose faire usage de sa raison. Pas de milieu, pas de partage ; repousser tel ou tel dogme pour retenir tel ou tel autre dogme, c'est contradiction flagrante, c'est absurditě. « Je crois m'etre apercu par quelques -unes de vos lettres qu'ä ľégard de la Trinité et de quelques autres articles du Christianisme, vous prétendez que la raison soit obligee de se captiver sous ľautorité de Dieu ; mais que, pour ce qui regarde le péché d'Adam et toutes ses suites, il faut soumettre lÉcriture au tribunal des philosophes. Vous me feriez pitié si vous aviez effectivement cette pensée, et si vous poussiez si loin le disparate 1... » Vous etes partisan du mystěre ? Alors croyez-le, soit que la philosophie s'en accommode, soit qu'elle ne s'en accommode pas, soit qu'elle le refute par des arguments invincibles. Mais děs lors, n'ayez pas la pretention de raisonner... Ceux que Réponse aux questions d'un provincial, t. Ill, chap. CXXVIII, 1706. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 79 Bayle veut convaincre de betise ou de folie, ce ne sont pas seulement les catholiques, ou les calvinistes, mais aussi bien les Juifs, les Mahometans; et les déistes encore, qui croient prouver Dieu par la lumiěre naturelle; tous ceux-la, ce sont des « religionnairesl », ainsi qu'il les appelle ; et en face d'eux, il y a les « rationaux ». Mais une fois que les deux puissances sont ainsi séparées, les rationaux, pour peu qu'ils restent logiques avec eux-memes, doivent examiner leur propre principe, et ici commence le trouble. Hélas ! la philosophie ne répare pas les brěches qu'elle fait, malgré tous les soins qu'elle prend ; si eile est trěs capable de détruire les affirmations recues, eile est incapable de mettre ä leur place autre chose que des interrogations. Ľhomme est-il libre ? Est-il soumis ä la fatalitě ? « On ne finit point, quand on s'engage aux questions de liberie ; chaque parti a des ressources infinies... » — «Le libre arbitre est une matiěre si embarrassée et si féconde en equivoques que, lorsqu'on la traite ä fond, on se contredit mille fois et que la moitié du temps on tient le meme langage que ses antagonistes et que l'on forge des armes contre sa propre cause2... » — L'äme est-eile immortelle ? Elle ľest, ä moins qu'elle ne le soit point et qu'elle appartienne ä la matiěre. — Existe-t-il un Dieu souverainement sage, souverainement bon ? Peut-etre ; mais comment expliquer, par quelque argument que ce soit, que ce Dieu sage et bon se plaise ä faire souffrir ses creatures dans leur corps et dans leur äme ? qu'il se plaise ä les rendre coupables ? Cette perspective, qui se présente ä lui au moindre regard; cette constatation ďun fait, qui irrite le senti ment en choquant la raison, sont particuliěrement affreuses ä Bayle. II frémit: « Ceux qui permettent le mal qu'il leur est aisé ďempécher sont blamables ; ceux qui laissent périr une personne qu'ils pourraient facilement sauver, sont coupables de sa mort. Demandez ä une simple paysanne : les meres, qui, regorgeant de lait, aimeraient mieux laisser mourir de faim leurs enfants que de leur donner ä téter, ne seraient-elles pas aussi criminelles que si elles les jetaient dans ľeau ? Les pěres, qui voyant un de leurs fils tout pret ä mettre dans sa bouche un morceau empoisonné, le laisseraient faire, quoiqu'ils sussent qu'un petit mot ďavis ou un clin d'oeil ľempécherait de s'em poisonner, ne seraient-ils pas aussi denatures que s'ils lui donnaient du poison eux-memes3 ? » Comment comprendre que Dieu ressemble ä cette mere dénaturée, ä ce pere criminel ? Les bonnes ämes s'évertuent ; un théologien anglican, William King, a la naíveté de croire qu'il vient de justifier, une fois pour toutes, ľexistence du mal ; il a publié un gros traité en latin, oú il s'imagine avoir résolu ľinso luble. II n'a rien résolu ; c'est la quadrature du cercle. 1 Ibid., chap. CXXXIV... «les Religionnaires (permettez -moi de me servir de ce mot pour designer en commun les Juifs, les Payens, les Chretiens, les Mahometans, etc.) » 2 Ibid., t. Ill, chap. CXLII, 1706. 3 Réponse aux questions d'un provincial, chap. LXXIV et suivants. Refutation du traité de W. King, De origine mali, Londres, 1702. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 80 Quel tissu de contradictions que ľhomme ! « Ľhomme est le morceau le plus difficile ä digérer qui se présente ä touš les systěmes. II est ľécueil du vrai et du faux ; il embarrasse les naturalistes, il embarrasse les orthodoxes... II y a lä un chaos plus difficile ä débrouiller que celui des poětes. » On cherche ä combattre l'erreur et ľon craint ďapercevoir, ä la fin de cette lutte, que notre äme est mieux proportionnée au mensonge qu'ä la vérité l. On met toute sa confiance dans la force de la droite raison, et puis on s'apercoit que cette raison est faible et veule. «La raison ne peut tenir contre le temperament; eile se laisse mener de triomphe en triomphe, ou en qualité de captive, ou en qualité de flatteuse. Elle contredit les passions pendant quelque temps, et puis eile ne dit mot, et se chagrine en secret, et enfin eile leur donne son approbation2. » On s'apercoit qu'elle n'est jamais tout ä fait certaine de ses affirmations, que les notions en apparence les plus evidentes ne sont jamais que des problěmes; de nouveau, le pyrrhonisme menace, et la pensée se corrode. Alla-t-il jusqu'au scepticisme absolu ? — II y serait allé, s'il avait cédé ä la pente naturelle de son esprit; le jeu du pour et du contre était pour lui le supreme plaisir. II serait allé jusqu'aux grandes regions vides oü il n'y a plus de raison d'agir, plus de raison ďexister, s'il avait été parfaitement logique, s'il n'avait tenu compte que de s résultats de ses experiences humaines, et des conclusions qui, touš les jours plus fortement, s'imposaient ä son esprit. II aurait pu, il aurait du aboutir ä ce que Le Clerc appelle le pyrrhonisme métaphysique et historique, .au doute total. Mais il a résisté. Sa vaillance, ľidée qu'il avait d'une mission ä remplir, une haine de l'erreur plus forte que les doutes qu'il pouvait avoir sur la vérité, une raison qui n'acceptait pas entiěrement ses défaites, et par-dessus tout, un effort conscient de sa volonte, lui permirent de ne pas accomplir le dernier pas. II n'a jamais voulu perdre ľidée d'un certain bien moral ä accomplir, ďun progres ä favoriser. Dans ce sens, le Dictionnaire nous offre un passage émouvant; c'est ä ľarticle Mäcon note C3: Pourquoi je touche ces effroyables désordres. Ces effroyables désordres, ces guerres de religion qui ont servi de pretexte aux pires barbaries, ces «inhumanités», ne vaudrait-il pas mieux en abolir la memoire, en effacer le souvenir ? Les redire, n'est -ce pas nourrir dans les esprits une haine irréconciliable ? « Ne peut-on pas me dire qu'il semble que j'aie dessein de réveiller les passions, et d'entretenir le feu de la haine, en répandant par-ci par-lä dans mon ouvrage les faits les plus atroces dont ľhistoire du siěcle passe fasse mention ? » — Non pas. « Comme toutes choses ont deux faces, on peut souhaiter pour de trés bonnes raisons que la memoire de tous ces effroyables désordres soit conservée soigneusement.» Les gouvernants, les ecclésiastiques, les théologiens, doivent etre avertis des maux passes, pour qu'ils les évitent dans ľavenir... Ainsi, des deux faces que présentent toutes choses, Bayle choisit celie oü il 1 Ibid., t. Ill, chap. CHI, 1706. 2 Ibid., t.1, chap. XIII, 1704. 3 Dictionnaire. art. Macon, note C. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 81 peut lire un peu d'espoir. Meme en doutant d'atteindre jamais la vérité absolue, il voulait croire que le faux était une maladie contagieuse, et qu'il avait la täche de circonscrire ses ravages. Médecin d'aveugles, qui avait du moins le devoir de des siller quelques yeux. II n'imita pas les faibles esprits qu'il avait raillés : «lis font les fiers et les braves contre Dieu pendant la vigueur de leur santé et dans la bonne fortune ; mais quand ils se croient accablés ou de maladie, ou de disgrace, ou de vieillesse, ils passent ordinairement jusqu'ä la superstition ; et, s'ils se croient au voisinage de la mort, ils ont plus de soin que les autres de se munir de tous les préparatifs du voyage de ľautre monde... » Jusqu'ä ses derniers jours, il continua d'etre agressif. Contre qui n'avait -il pas pris les armes ? Sherlock, Tillotson, Cudworth, W. King, Le Clerc, Jurieu, Arnauld, Nicole, Bernard et, enfin, M. Jaquelot, qui avait attaqué le Dictionnaire et avait prétendu démontrer ľaccord de la raison et de la foi, était plus qu\in adversaire ; c'était un symbole des idées qui ne veulent pas etre définitivement éclaircies, des difficultés qui ne veulent pas céder ä la raison, de la faiblesse humaine. Épuisé, persecute ďune toux et ďune fluxion sur la poitrine, travaillé par la fiévre, il utilisait le temps qu'il mettait ä mourir pour répliquer encore, et s'il regretta quelque chose, ce fut de partir avant d'avoir réfuté les erreurs de M. Jaquelot1. Sa pensée critique est comme une essence trop forte pour etre employee ä ľétat pur, et faite tout expres pour etre diluée : ce qui advint. Par le Dictionnaire, sortant du domaine des controverses entre théologiens et mise ä la portée de tous, de facon « qu'on vit les objections dans tout leur jour » ; inspirant les hétérodoxes de tous les pays, eile devint maítresse ďincrédulité : «II est de notoriété publique que les ouvrages de M. Bayle ont rempli de doutes un grand nombre de lecteurs et ont répandu du doute sur les principes de la morale et de la religion qui étaient le plus universellement recus2... » II y avait eu, aprés les batailles d'idées du XVIe siěcle, une proposition de paix, une treve Offerte : les problěmes qui avaient si longtemps tourmenté les hommes, on les considérerait comme résolus ; moyennant quoi on pourrait vivre, sans le tourment des perpétuelles anxiétés, des perpétuels retours. On agirait; on tournerait son zěle vers les pures creations de ľesprit ; on jouirait des plaisirs de la société; et, devenus sociables, les hommes seraient sinon tout ä fait heureux, du moins contents. Ils mettraient meme, dans leur acceptation, de ľhéroíque et du grandiose ; et il y aurait du sublime jusque 1 Isaac Jaquelot, Conformité de la foi avec la raison; ou Defense de la religion contre les principales diffcultés répandues dans le Dictionnaire historique et critique de M. Bayle, Amsterdam, 1705, in -4°. C'étaient les temps heroiques oü personne ne voulait laisser le dernier mot ä ľadversaire, oü ďobstinés lutteurs poursuivaient leurs ennemis ju squ'au -dela de la mort. Voyez Le Clerc, Bibliothěque choisie, t. XII, 1707 ; article V; article VII, Remarques sur les Entretiens posthumes de M. Bayle ; et Avertissement: « Je savais tout ce que M. Bayle pouvait dire contre moi, et j'étais résolu ďessu yer tous ses emportements et toutes ses injures, plutôt que de lui donner le plaisir de parier le dernier, qu'il recherchait avec passion. » 2 Bibliothěque germanique, t. XVIII, 1729. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 82 dans leur sécurité volontaire ; comme il y a, dans l'organisation, dans la hierarchie, dans les lois d'une ruche, dans sa production, dans sa multiplication, un ordre qui suppose mille et mille sacrifices. Mais comment rendre cette paix durable, si les principes psychologiques sur lesquels eile se fonde, avant merne qu'elle ne soit établie se mettent ä changer ? Les voyageurs, les errants, les curieux, les tourmentés, et la race incertaine de ceux qui détestent les demeures stables; les modernes, qui dans ľétat ďesprit historique ne voient plus que faiblesse et duplicite ; les nouveaux venus qui ne comprennent merne pas la facon de penser des Latins; et tous ceux qui protestent, et tous ceux qui doutent, et ne considerent ä aucun degré le probléme politique comme résolu, encore moins le probléme religieux : comment cette masse composite et puissante se contiendrait-elle ? Elle va declarer la guerre aux croyances traditionnelles, pour commencer. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 83 DEUXIEME PARTIE CONTRE LES CROYANCES TRADITIONNELLES Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 84 CHAPITRE I Les Rationaux Attendu que, depuis des années, une inconnue, nommée la Raison, a entrepris d'entrer par force dans les Écoles de ľUni versité ; qu'ä ľaide de certains quidams facétieux, prenant le súrnom de Gassendistes, Cartésiens, Malebranchistes, gens sans aveu, eile veut examiner et expulser Aristote 1... C'était vrai. Elle entrait en jeu, la Raison agressive ; eile voulait examiner non pas seulement Aristote, mais quiconque avait pensé, quiconque avait écrit; eile prétendait faire table rase de toutes les erreurs passées, et recommencer la vie. Elle n'était pas une inconnue, puisqu'on ľavait toujours invoquée, dans tous les temps; mais eile se présentait avec une face nouvelle. La cause, et particuliérement la cause finale ? Ce n'est plus cela qu'elle prétendait etre. — Une faculté» par oü ľon suppose que ľhomme se distingue des betes, et en quoi il est evident qu'il les surpasse de beaucoup » ? Sans doute ; mais ä condition ďétendre sans limites, et jusqu'aux extremes audaces, les pouvoirs de cette faculté supérieure. Son privilege était ďétablir des principes clairs et véritables, pour arriver ä des conclusions non moins claires et non moins véritables. Son essence était d'examiner ; et son premier travail, de s'en prendre au mystérieux, ä ľinexpliqué, ä ľobscur, pour projeter sa lumiére sur le monde. Le monde était plein d'erreurs, créées par les puissances trompeuses de ľäme, garanties par des autorités non contrôlées, répandues ä la faveur de la crédulité et de la paresse, accumulées et fortifiées par ľoeuvre du temps : aussi devait-elle se livrer d'abord ä un immense déblayage. Détruire ces erreurs innombrables, c'était sa mission, eile avait hate de ľaccomplir. Mis sion qu'elle tenait d'elle -merne, de la valeur de son etre propre. Les rationaux accouraient ä son appel, actifs, zélés, intrépides. Ils étaient francais, anglais, hollandais, allemands; un Juif haí par le ghetto, Spinoza leur pretait le concours de son génie. Comme ils étaient divers ! Comme ils étaient partis de points opposes, pour arriver au merne but! Cette concentration de forces est saisissante. Ce sont d'abord les libertins. Libertins anglais, comme William Temple, qui, retire du tracas de la politique, chercha le bonheur dans une douce vie paisible, sagement épicurienne ; et surtout, les libertins francais. Elle n'était pas jeune, cette race libertine; eile avait répandu et done dilué deux philosophies au moins. D'abord celie de ľécole padouane, celie de Pomponazzi, de Cardan. Ensuite celie de Gassendi, dans la mesure oü eile Francois Bernier et N. Boileau -Despréaux. Requéte des maitres es arts... 1671 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 85 était non chrétienne. Gassendi, reprenant le systéme ďÉpicure, et ses atonies, et son äme materielle, avait épuré ses idées en les compliquant: jusqu'ä leur donner la dignitě d'une philosophie qui n'était pas si facile ä comprendre et qui joignait, ä ľautorité d'une tradition ancienne, un caractěre de nouveauté. De sorte qu'en le suivant, les libertins avaient forme groupe, gagnant en importance et comme en dignité. Mais Gassendi avait affronté Descartes; entre eux s'était engage un duel avec de vives reprises; les adversaires avaient fait assaut devant une galerie attentive. O pur esprit! ô mens ! disait Gassendi ä Descartes. Et Descartes ä Gassendi: « Dites-moi done, je vous prie, ô chair 1...» Gassendi avait été vaincu. Certes, il lui restait encore des disciples; on en compte en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Itálie : peu nombreux ; effaces, éclipsés par la gloire de Descartes qui conquiert ľEurope pensante ; ensuite par celie de Locke, astre nouveau. A Paris, Francois Bernier, qui donnait en 1674 un Abrégé de la philosophie de M. Gassendi fort bien recu du public et plusieurs fois réédité, prolongeait les effets d'une doctrine qu'il avait recue de la bouche méme du maítre : mais ce n'était plus avec l'ardeur des convictions fortes; aux éloges, il ajoutait un aprěs tout qui en limitait la portée : « La philosophie de Gassendi, laquelle aprěs tout me semble la plus raisonnable de toutes, la plus simple, la plus sensible, et la plus aisée... » Ce qui triomphait en lui, c'était le doute : «II y a plus de trente ans que je philosophe, trěs persuade de certaines choses, et voilä cependant que je commence ä en douter... » II était comme Simonides: lequel, ayant demandé premiěrement un jour de délai au roi Hyero, qui voulait s avoir de lui ce que c'était que Dieu, le lendemain il le pria de lui en ac corder deux, le jour ďaprěs quatre, et ainsi de suite ; jusqu'ä ce que, le roi s'étonnant de ce qu'il multipliait perpétuellement le nombre des jours, il lui répondit que plus il y pensait et plus il trouvait la chose obscure. Done, les libertins n'ont pas de doctrine formelle. Ce ne sont pas de profonds philosophes, concédons-le, que ceux des petits soupers; comme bréviaire, ils se contentent souvent de feuilleter ďun doigt léger les Odes ďHorace ; leur métaphysique est courte. D'ou vient pourtant qu'i Is inspirent tant ďinquiétude aux gardiens de la pensée orthodoxe ? Justement, e'est qu'ils manquent de sens métaphysique. Leur nature est spontanément rebelle, indocile et obstinée; leur culture aristocratique ne fait que renforcer leur doute. Ils sont pareils ä mille petits ruisseaux agiles, que l'on rencontre partout dans les domaines de l'esprit, et qui iront grossir le fleuve de ľinerédulité. Intelligence qui pretend penser par elle-meme, volonte qui refuse de se laisser réduire, ce ne sont pas de profonds philosophes, mais des « philosophes», déjä ; des gens pour qui le mystěre n'est jamais qu'une énigme déchiffrable ; et, s'ils ne la déchiffrent pas, ils cessent de la considérer, peu leur importe ; ils vivent ä côté de la religion, non pas en eile. Puisque ténébres il y a, et puisque 1 Petri Gassendi Disquisitio metaphysica, seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam, et responsa. Amstelodami 1644, in -4°. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 86 nous ne pouvons les dissiper, profitons du moins de cette vie mortelle; goůtons élégamment les plaisirs qu'elle offre ; et puis cédons au destin. Abandon moral, peut-etre, interpretation qui n'est qu'un pis -aller, mais parti qui a séduit alors beaucoup d'esprits qui n'étaient pas vulgaires. Tels les libertins francais: espěce trop raffinée, qui devra ou bien se renouveler par des alliances avec des espěces plus frustes et plus fortes, ou bien périr. Tel, successeur de Guy Patin et de La Mothe Le Vayer, Jean Dehénault qui traduisit Lucrěce, comme tant d'autres, et qui, mieux que d'autres, exprima sur un mode mélancolique et ferme ses negations : Tout meurt en nous quand nous mourons ; La mort ne laisse rien et n 'est rien elle-meme ; Du peu de temps que nous vivons Ce n 'est que le moment extréme. Cesse de craindre ou ďespérer Cet avenir qui la doit suivre. Que lapeur d'etre éteint, que l'espoir de revivre Dans ce sombre avenir cessent de ťégarer. Ľétat dont la mort est suivie Est semblable ä ľétat qui precede la vie. Nous sommes dévorés du temps. La nature au chaos sans cesse nous rappelle Elle entretient ä nos dépens Sa vicissitude éternelle. Comme eile nous a tout donné, Elle aussi reprend tout notre étre. Le malheur de mourir égale l'heur de naitre, Et ľhomme meurt entier, comme entier il est né 1... Telle Mme Deshouliěres; telle Ninon de Lenclos, qui fut persuadée qu'elle n'avait pas d'äme, et qui ne démordit point de cette opinion, meme en son extreme vieillesse, merne ä sa mort. La plus brillante fleur de la race fut messire Charles de Saint Denis, maréchal de camp des armées du Roi trěs chrétien. Depuis 1661, date ä laquelle il s'exila en Angleterre, fuyant la défaveur des ministres et du Roi de France, jusqu'ä sa mort, en 1703, Saint-Évremond ne connut guére ďautre occupation que d'etre libertin : aussi eut-il le temps de devenir le libertin type, le libertin par excellence, apparaissant comme tel aux Francais qui le regrettaient, aux Anglais qui l'aimaient, et aux Hollandais encore, chez lesquels il séjourna longuement. II avait, si l'on veut, quelque chose d'un peu attardé dans sa personne et dans certaines dispositions de son esprit: comme un homme qui, ay ant eu ä changer ses habitudes et sa vie alors qu'il était déjä dans la force de ľäge, doit faire effort pour ne pas étre le prison nier de son passé. Cest ainsi qu'il restait « honnéte homme », méme quand les honnétes Imitation du choeur de Facte second de la Troade de Séneque, CEuvres diverses, 1670 ; cite par Frederic Lachevre, les (Euvres de Jean Dehénault, 1922, p. 27. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 87 gens devenaient de plus en plus rares autour de lui, et que ce beau type humain, perdant sa force, prenait rang pármi les souvenirs. En honnete homme, il ne se piquait de rien ; et, s'il prenait souvent la plume, ce n'était pas, expliquait-il, en docteur qui écrit pour instruire et pour dogmatiser, mais en homme du monde qui, dans une grande oisiveté, cherche ä passer le temps. Toute cette mathématique, cette physique dont il voyait que ľon s'occupait tellement autour de lui, n'étaient pas de son gibier. Pour son compte, il ne trouvait point de science qui touchät les honnetes gens, hors la morale, la politique et les belles-lettres: attitude retrograde ä une époque oú la science allait soutenir et completer l'oeuvre de la philosophie ; oü celui qui restait en dehors de la science, risquait de rester en marge de la vie. Saint-Évremond aimait ľétude delicate des auteurs anciens, les comparaisons balancées qu'un critique institue noblement entre historiens, entre orateurs; les paralleles, les portraits, et tous les exercices oü un esprit naturellement fin trouve ä exercer sa psychologie ; il pratiquait la conversation, cela va sans dire. Lorsque Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, vint s'établir ä Londres et ouvrit salon, ses voeux furent comblés: un salon oü aller tous les jours, c'était le point fixe qui, jusque-lä, manquait ä sa vie. II était épicurien, estimant que, de toutes les opinions des philosophes concernant le souverain bien, il n'y en a point qui paraisse aussi raisonnable que celie ďÉpicure. II voulait vivre selon la nature, et si, ä vrai dire, il ne savait pas trěs bien ce que c'était que cette nature, il s'entendait ä merveille ä vivre douillettement. Protégé par le pouvoir, merne quand le pouvoir changeait de maítre et passait des mains de Jacques II ä celieš de Guillaume III; peuplant ses jours de douces habitudes réglées; gourmand, un peu trop ; dosant les plaisirs avec minutie pour mieux les savourer, il était délicieusement égoíste. L'idée de la privation, du renoncement, de la mortification de la chair, de ľascétisme, lui faisait horreur. La moderation, la mesure, ľindif férence qui permet ďéviter la fureur des passions, ľégoísme délicat, il les tenait pour vertus essentielles, de merne que ľap plication ä conserver la santé, bien précieux, dont ľaccoutu mance nous fait faire trop peu de cas. Comme il était ägé ďenviron soixante-dix ans, une infirmité le gena. « M. de Saint-Évremond avait les yeux bleus, vifs et pleins de feu, le front large, les sourcils épais, la bouche bien faite et le souris malin, la physionomie agréable et spirituelle, la taille avantageuse et bien prise, la demarche noble et assurée. Vingt ans avant sa mort, il lui vint une loupe entre les deux yeux, qui grossit ensuite beaucoup », nous raconte des Maizeaux, son premier biographe et son éditeur. Mais il se fit une raison. Peu importe qu'on ait une grosse loupe entre les deux yeux, pourvu que ľon continue ä vivre. « Huit jours de vie valent mieux que huit jours de gloire apres la mort. » II chérissait cette vie qu'il eut ľhabileté de prolonger si long temps et qui, aprěs les traverses de sa jeunesse, lui fut si doucement favorable. II ne voyait pas d'autre bien, et il aurait souscrit sans doute, entre autres épitaphes qu'on écrivit en son honneur, ä celie que voici: Aimé de plus ďun roi, eher ä plus d'une dame, Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 88 // connutpeu ľorgueil, peu ľ amoureuse flamme ; Écrire, et bien manger, fut son double talent. II nourrit pour la vie un amour violent, Connut ä peine Dieu, mais point du tout son arne... II nourrit, certes, un amour violent pour la vie, et pour ce qui fait apprécier la vie : la liberie de disposer de soi-meme ; entre toutes les liberies, celle d'un esprit qui n'accepte que sa propre loi. Faut-il voir en lui une arne plus complexe ? Faut-il croire qu'il a soigné son propre mythe, et qu'il a voulu léguer au monde son portrait dessiné suivant la mode libertine, tandis que le vrai Saint-Évremond, d'un coeur nostalgique, ne doutait qu'ä demi et espérait toujours ? Ce n'est pas sür, bien qu'on l'ait fort joliment soutenu. Car lorsqu'il s'inquiete de notre condition miserable, et qu'il demande soit de s'élever jusqu'aux anges, soit de descendre jusqu'ä la bete, il invoque non pas le Dieu qui est mort sur la croix, et que cette seule demande offenserait, mais la nature : Un melange incertain d'esprit et de matiére Nous fait vivre avec trop ou trop peu de lumiěre, Pour savoir justement et nos biens et nos maux. Change ľétat douteux dans lequel tu nous ranges, Nature, élěve-nous ä la clarté des anges, Ou nous abaisse au sens des simples animaux 1... En tout cas, si méme le portrait savamment compose différa d'un original plus riche en hesitations, en contradictions, celuici demeurera secret; et ce fut le libertin qui agit: « Si on prend en main sa vie et ses ouvrages, pour y trouver un homme grave et severe et une vie de philosophe, on n'en lira pas beaucoup sans reconnaítre qu'on s'était extremement trompe, et qu'en imi tant sa conduite, on ne pourrait nullement passer pour un philosophe fort sérieux, et fort détaché des plaisirs des sens... A ľégard de ses écrits, si l'on y cherchait une profonde science de la philosophie, ou de ľantiquité, ou une sévérité de stoícien, ou ďanachorěte, on s'adresserait fort mal, et on les lirait d'un bout ä ľautre peut -etre avec ľindignation de n'y trouver rien de ce qu'on y voudrait. » Un épicurien léger : tel le juge, entre autres, Jean Le Clerc, dans sa Bibliothěque choisie lorsqu'il rend compte de ľédition de ses oeuvres parues ä Amsterdam2. Quelles nouveautés offre-t-il dans sa propre espěce, ce libertin bifrons, précurseur du nouveau siěcle ? Une pointe de cosmopolitisme, ďabord, non seulement parce qu'il s'est intéressé ä la littérature du pays oü il vivait, qu'il a traduit Volpone, qu'il a écrit une comédie « ä la maniere des Anglois », Sir Politick Would-be : mais parce qu'il a concu ľidée de relativite, comme il 1 Cite par A. M. Schmidt, Saint -Évremond ou I'humaniste impur, 1932, p. 141. 2 Année 1706, t. IX. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 89 avait concu ľidée devolution en histoire. II a compris que chaque nation, possédant des moeurs, une maniere d'etre, un génie, qui lui sont propres, représente une valeur qu'une autre nation ne saurait réduire ä sa propre loi; il s'est refuse ä voir, dans un étranger, un barbare ; il a applique aux relations internationales cette meme tolerance qu'il professait pour les idées. Comme il y a du vrai dans tout systéme, il y a des qualités dans chaque peuple : « A la vérité, je n'ai point vu de gens de meil leur entendement que les Francais qui considěrent les choses avec attention, et les Anglais qui peuvent se detacher de leurs trop grandes meditations pour revenir ä la facilité du discours et ä une certaine liberie d'esprit qu'il faut posséder toujours, s'il est possible. Les plus honnétes gens du monde, ce sont les Francais qui pensent, et les Anglais qui parlent. » Par cette volonte de comprehension, il se tourne vers l'avenir. Et encore, par une impression de tranquillité et de bien-étre, dans son etat a-religieux. II n'a pas le sentiment d'etre un revolte ; au prix de quelques sacrifices faits ä la coutume, aux apparences, il s'installe dans ľincrédulité avec autant de quié -tude que d'autres dans la foi ; s'il y a des libertins qui ont souffert persecution pour leurs idées, il obtient, au contraire, recompense et gloire; Saint-Évremond, ce n'est déjä plus le libertinage militant, c'est le libertinage triomphant. N'est-il pas glorieusement enterré ä Westminster, dans le coin des poětes ? — Surtout, il nous montre l'attirance vers de plus fortes doctrines, plus agressives, plus capables de fournir des aliments substantiels ä des esprits avides de nouveautés. Pendant son séjour en Hollande, de 1666 ä 1672, il a fait la connaissance d'un certain Juif, qui s'appelle Spinoza ; il a pris plaisir, comme dit des Maizeaux, ä voir « quelques savants et philosophes célěbres qui étaient alors ä La Haye, et particuliěrement Heinsius, Vossius et Spinoza ». Nous ne savons pas au juste ce qu'ils se confiěrent ; mais nous savons que, longtemps aprěs leurs entrevues, le souvenir de Spinoza hanta Saint-Évremond. «Dans ľhumble et méditatif solitaire de Ryneburg et de Stille Veerkade, le libertinage francais, qui n'est encore que velléité de liberation, impatience de la regle et revolte contre le dogme, en un mot fronde spirituelle, cherche et pense avoir trouvé le théoricien de son impiété, le métaphysicien qui en fonde en raison et en traduit en doctrine la tendance la plus profonde 1... » Ainsi les libertins veulent étre cites d'abord, malgré leur appauvrissement doctrinal; jamais ils n'ont accepté la tréve philosophique que proposait le 1 Gustave Cohen, Le Séjour de Saint -Évremond en Hollande et Ventrée de Spinoza dans le champ de la pensée francaise, 1926. — Dehénault fit le voyage de Hollande pour rencontrer Spinoza. « C'était un homme d'esprit et ďérudition, aimant le plaisir avec raffinement, et débauché avec art et délicatesse. Mais il avait le plus grand travers dont un homme soit capable : il se piquait ďathéisme et faisait parade de son sentiment avec une fureur et une affectation abominables. II avait compose trois différents systémes de la mortalite de ľäme, et avait fait le voyage de Hollande expres pour voir Spinoza, qui cependant ne fit pas grand cas de son erudition. » (Dubos ä Bayle, 27 avril 1696 ; dans le Choix de la Correspondance de Pierre Bavie, par E. Gigas, 1890.) Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 90 classicisme ä la francaise ; ils ont refuse d'admettre quelque doctrine que ce füt comme définitivement établie ; toujours ils ont douté, ils ont nié. Leur indocilité prepare les rebellions futures. Ils sont comme une reserve d'in-croyance. Cela est si vrai que, dans les polémiques de ľépoque, quand on ne prend pas le temps de distinguer entre les opinions, les sectes et les systěmes, ďexaminer les differences et de fixer les limites, et lorsqu'on est presse de marquer d'un signe les esprits que ľon considěre comme dangereux pour la foi: ceux qui critiquent de trop pres le texte des Evangiles, ceux qui refusent de croire ä la revelation et aux miracles, les indifférents, les déistes, et les athées, pele-mele, on les appelle des libertins. Mais il est trěs vrai aussi que les libertins ne se suffisent plus ä eux-memes et qu'ä la fin du XVIIe siěcle, ils doivent demander l'appui d\ine pensée philosophique plus cohérente et plus forte. Si libertinage veut dire incrédulité, d'une part, et de ľautre, goüt de vivre voluptueusement, évoquant ainsi une liberie double, celie de ľesprit et celie des sens, le temps est en train de transformer ces deux caractěres. Les incrédules sont ä la recherche de doctrines nouvelles qui remplacent leur gassendisme maigre et démodé ; dans Voltaire, il y aura autre chose et plus qu'un libertin. Les voluptueux demanderont des plaisirs moins délicats, moins mesurés ; ils se montreront plus debauches, plus cyniques; dans le libertinage de la Régence, il y aura autre chose que la recherche d'un équilibre et, bien plutôt, ľaffectation d'un exces; les roués se caractériseront moins par ľindépendance de la pensée que par ľindécence des moeurs. La Fare et Chaulieu font la transition ; Chaulieu surtout, qui pense que le vin et les femmes comptent au premier rang parmi les biens que nous offre la sage nature, et qui répondit un jour ä des couplets de son ami Malézieux par cette profession de foi: Pour répondre ä tes chansons, Ilfaudrait de la nature De Lucrěce ou d'Épicure Emprunter quelques raisons ; Mais sur I'essence divine Je hais leur témérité, Et je n'aime leur doctrine Que touchant la Volupté. Je suis cet attrait vainqueur, Ce doux penchant de mon arne Que grava d'un trait de flamme Nature au fond de mon coeur ; Dans une sainte mollesse J'écoute touš mes désirs ; Et je crois que la sag e s se Est le chemin des plaisirs... Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 91 Le mot lui-meme est en train de changer de sens; il faut préciser, il faut dire des libertins d'esprit;, si ľon veut marquer qu'il ne s'agit pas du libertinage des sens. Tandis que « ceux qui donnent ou dans le déisme, ou dans cette sorte de doutes... s'appellent par excellence les esprits forts2 ». Nulla nunc celebrior clamorosiorque secta quam Cartesianorum, s'eerie un contemporain, dans un ouvrage au titre significatif: História rationis 3. Le fait est qu'ä la fin du siěcle, Descartes est roi. Royauté non pas absolue, puisqu'il n'en est jamais de telies dans les domaines de ľesprit et que, merne dans les formes de pensée les plus dépouillées et les plus abstraites, certaines originalités nationales ou raciales subsistent et ne s'aliénent pas. Descartes n'arrive pas ä conquérir cette partie de ľintelligence anglaise, cette partie de ľintelligence italienne qui défendent et maintiennent ľexistence spécifique de ľAngleterre, de lTtalie. Mais, dans la mesure oú les penseurs spéculent d ans le pian de ľuniversel, Descartes rěgne. II n'est pas un Francais se melant de réfléchir qui ne subisse ä quelque degré son influence, jusques et y compris ses adversaires; pas un étranger de marque qui n'ait recu de lui ä tout le moins une excitation ä penser, ä philosopher. Locke reconnaít sa dette ; et Spinoza, pour ses débuts, a exposé le systéme cartésien ; et peut-étre personne n'at-il pénétré plus profondément que lui dans la pensée du maítre. Lorsque Vico, un peu plus tard, essaiera de doter lTtalie ďune philosophie qui lui soit propre, ľennemi qu'il devra combattre ne sera pas Aristote, détrôné, mais Descartes, régnant. On enseigne officiellement la doctrine de Descartes dans les écoles de Hollande; et des écoles de Hollande, eile passe en Hongrie, importée par les étudiants qui reviennent des Universités de Leyde, de La Haye, d Amsterdam, d Utrecht de Franeker. Cest sa doctrine que l'Allemagne adopte pour se libérer de la scolasti que; ici encore, si l'on mesure ľintensité ďune actio n ä la reaction qu'elle provoque, rappelons -nous que le grand Leibniz s'applique ä réfuter Descartes. Dénoncés d'abord, mis ä l'index, persecutes, condamnés, les disciples de Descartes, au bout d'un demi -siěcle désormais révolu, occupent les chaires, dictent des cours, remplissent des livres, sont aux honneurs: ä eux ľautorité. Quand une doctrine atteint cet extreme degré de diffusion oú eile est connue de ceux merne qui ne Font jamais pratiquée, oü eile influe sur ceux merne qui n'ont pris aucun contact direct avec les livres oü eile s'exprime, il va de soi qu'elle a du abandonner en route beaucoup de ses richesses et que seule agit encore cette partie de sa substance qui se mele pour toujours ä ľhéritage humain. La glande pinéale, siege de ľäme ; les animaux-machines, qui sont insensibles au plaisir et ä la douleur; le plein, les tourbillons; la physique de Descartes, et merne sa métaphysique, sont tombés en chemin. ^Pierre Bayle, Dictionnaire, article Arcesilas : « Le vrai principe de nos moeurs est si peu dans les jugements spéculatifs que nous formons sur la nature des choses, qu'il n'est rien de plus ordinaire que des Chretiens orthodoxes qui vivent mal, et que des libertins d'esprit qui vivent bien. » 2 Pierre Bayle, Pensées sur la Cornete, § 139. 3 História rationis, auetore D.P.D.J.U.D. (P. Collet), 1685, Art. XIII, p. 107 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 92 Que reste-t-il done essentiellement ? Son esprit; sa méthode, definitive acquisition ; ses regies lumineuses pour la conduite de ľesprit, si simples et si fortes que, si elles n'éclairent pas toute la vérité, du moins elles nous permettent ďécarter une partie des téněbres. La confiance dans la raison considérée comme instrument de connaissance certaine, « le mouvement qui va du dedans au dehors, du subjeetif ä ľobjectif, du psychologique ä ľontologi que, de ľaffirmation de la conscience ä celie de la substance l » telies sont les valeurs inaliénables que Descartes lěgue ä la deuxiěme et ä la troisiěme generation de ses successeurs. Croyons-en Fontenelle : « Cest lui, ä ce qu'il me semble, qui a amené cette nouvelle méthode de raisonner, beaueoup plus estimable que sa philosophie merne, dont une bonne partie se trouve fausse ou fort incertaine, selon les propres regies qu'il nous a apprises... » Elle ne s'arrete plus, cette raison déchaínée ; eile ne reconnaít ni tradition ni autorite qui vaille ; eile declare « qu'il n'y a nul inconvenient ä renoncer ä tout pour examiner tout» . Du concret, eile veut faire table rase. Le mot magique, capable d'arreter les forces qui menacent de devenir dangereuses par l'exces meme de leur puissance ; le mot sage, que le maitre avait si vite et si prudemment prononcé, les apprentis sorciers ne le connaissent plus ; le connaitraient-ils qu'ils ne voudraient pas l'employer. A eux, la terre et le ciel ! A eux, tout le connaissable ! A eux, la littérature et ľart ! Aux prises de ľesprit géométrique, rien, pen sent-ils, n'échappera. A eux la theologie ! Un professeur de mathématiques, Jean-Jacob Scheuchzer, vantant ľesprit géomé -trique dans les matiéres de theologie2, cite avec orgueil, avec reconnaissance, la Preface que Fontenelle a mise ä son Histoire de V Academie royale des sciences depuis le rěglement fait en 1699. « Ľesprit géométrique n'est pas si attache ä la geometrie qu'il n'en puisse etre tiré, et transporte ä ďautres connaissances. Un ouvrage de politique, de morale, de critique, peut-etre merne ďéloquence, en sera plus beau, toutes choses ď ailleurs égales, s'il est fait de main de geometre. L'ordre, la netteté, la precision, l'exactitude qui rěgnent dans les bons livres depuis un certain temps pourraient bien avoir leur premiere source dans cet esprit géométrique qui se répand plus que jamais, et qui en quelque facon se communique de proche en proche merne ä ceux qui ne connaissent pas la geometrie. Quelquefois un grand homme donne le ton ä tout son siěcle ; celui ä qui on pourrait le plus légitimement accorder la gloire d'avoir établi un nouvel art de raisonner, était un excellent geometre. » Cen est fait, les temps sont révolus; Descartes le geometre a donné le ton ä 1'ěre nouvelle. — Mais si cet esprit géométrique vient ä rencontrer la croyance et qu'on l'applique sans reserve aux matiěre s de foi, qu'arrivera-t-il ? Ce serait alors « ľéponge des religions » : il tendrait ä les effacer toutes3. 1 Menendez y Pelayo, História de las ideas estéticas. Siglo XVIII, Introduction 2 Praelectio de Matheseos usu in theologia, habita a Jh. Jacobo Scheuchzero, Med. D., Math. P., Tiguri, 1711. 3 Nouvelles de la République des Lettres, nov. 1684, art. 1. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 93 Est-il plus curieux exemple de la facon dont le cheminement d'une doctrine développe avec logique des consequences contradictoires ? La demonstration en a été établie avec une acuité si parfaite qu'il n'y a plus guěre qu'ä la rappeler, en ľadmirant !. A la religion, la philosophie cartésienne apporte un soutien trěs précieux, d'abord ; mais cette méme philosophie contient en eile un principe ďirréligion, qui apparaít avec le temps, qui agit, qui travaille et qu'on utilise pour saper les bases de la croyance. La doctrine cartésienne procurait une certitude, une sécurité ; eile proposait au scepticisme une retentissante affirmation; eile démontrait ľexistence de Dieu, ľimmatérialité de ľäme ; eile distinguait la pensée ďavec ľétendue, la noble idée d'avec la sensation ; eile marquait la victoire de la liberté sur l'instinct : bref, eile était un rempart contre le libertinage. Or voici qu'elle affermissait le libertinage et le renforcait. Car eile préconisait ľexamen, la critique ; eile exigeait impérieusement ľévidence, merne en des matiéres jadis soustraites par ľautorité aux lois de ľévidence ; eile attaquait ľédifice provisoire qu'elle avait construit pour abriter la foi. Bon gré mal gré, et pourvu seulement qu'on ne voulüt pas s'abuser soi-merne, il fallait bien voir le point précis oú eile aboutissait, le point oü eile venait discuter les dogmes et ľessence merne du dogmatisme. De sorte qu'elle avait chassé Aristote : «les pauvres Péripatéticiens et les disciples d'Aristote doivent etre bien confus, de voir que le Verbe Eternel est devenu cartésien sur ses vieux jours2... » Mais laissez passer quelque temps: et vous verrez jusqu'oú iront les effets de la pensée cartésienne : « Vous seriez bien étonné si Descartes revenait maintenant au monde. Je crois que vous verriez en lui le plus redoutable ennemi du christianisme3. » A ce divorce, qui va s'affirmant, un homme s'opposera de tou tes les forces de son esprit: c'est le Pere Malebranche qui, sa vie durant, ne cessera de penser que « la religion, c'est la vraie philosophie » . Celui-lä n'est pas trěs loin du philosophe pur, tel que le vulgaire se ľimagine : il n'est tout ä fait ä son aise que dans les regions de ľinfini ; il se nourrit d'idées, il a besoin de si peu de matiére ! II eůt été capable d'inventer la métaphysique si eile n'eüt existé avant lui. Originale et charmante figure, simple en apparence, trěs complexe pour peu qu'on la regarde de pres. Freie, maladif, son temperament le portait, comme dit Fontenelle, pour qui Malebranche est un sujet d'étonnement et d'amu sement malicieux, vers un parti de sagesse et d'abstention que sa volonte lui commandait : de sorte que, pour une fois, le temperament et la volonte, la chair et l'esprit se sont trouvés d'accord. II s'est réfugié dans la Congregation de l'Oratoire, craignant le monde, effarouché devant la vie, et il a fui le tracas des charges et des 1 G. Lanson, ĽInfluence de la philosophie cartésienne sur la littérature francaise (Études ďhistoire littéraire, 1930). 2 Jurieu, L'esprit de M. Arnauld, 1684, p. 78. 3 L.A. Caraccioli, Dialogue entre le siecle de Louis XIV et le siede de Louis XV, La Haye, 1751, p. 39. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 94 honneurs; vraiment, il a tenu la plus modeste place en toute humilité de coeur. Riche, il s'est débarrassé de son bien en le donnant. II avait quelques-unes au moins des vertus qui font les saints. Mais, tout candide qu'il était et parfai-tement ingénu, il était subtil aussi, et tenace, et volontaire ; rien au monde ne lui aurait fait abandonner ses idées; quand elles suscitaient des difficultés, il avait une maniere toute ä lui de se jeter dans d'autres difficultés jusqu'á ce qu'elles fussent enfin inextricables, et lui -meme triomphant. Un jour, il rencontra la pensée cartésienne, qui lui fut une illumination. Jusque-la, il ne savait trop que faire de son intelligence, cherchant sa voie; aprěs il n'a plus hésité : il serait cartésien et chrétien, les deux ensemble. Les differences, il les concilierait. L'orientation de toute sa vie fut décidée cejour-la. II méditait longuement, intensément, et lorsque sa pensée lui paraissait múre, il publiait de gros traités de métaphysique qui firent du bruit; la gloire vint ä lui comme ďelle -meme, une trěs vive gloire que nous avons peine ä nous figurer aujourďhui, mais qui rayonna plus loin que la France et dura plus longtemps que sa vie. II eut des lecteurs, des disciples et meme des fanati-ques: un séminariste de Naples, Bernardo Lama, s'enfuit de sa patrie et vint jusqu'á Paris, afin de connaítre le fameux Malebranche. Paisible et fort éloigné de tout esprit querelleur, il suscitait pourtant des réponses si nombreuses et des refutations si passionnées, auxquelles il répondait avec une conviction si vigoureuse, qu'il vécut en perpétuel etat de guerre philosophi -que. De la cellule austere ou il s'enfermait pour penser, soustrait ä la société, dédaigneux de la nature, partait ä grand éclat « ce dernier essai de libre Philosophie chrétienne ». Et c'est cette tentative, servie par la qualité d'une pensée éprise des plus grands jeux, qui a touché les ämes et compté éminemment dans ľhistoire des idées. L'evidence rationnelle : telle est la parfaite lumiěre ä laquelle Malebranche aspire avec une ferveur mystique, car le mysticisme s'allie en lui au culte de la raison. D'une äme pieuse, il travaille ä ce que la vie individuelle et cosmique, ä ce que ľetre tout entier, apparaissent comme la realisation ďun ordre qui explique et qui contient la foi. Or, si nous considérons le monde, nous y constatons, ä côté d'un ordre general indéniable, des désordres embarrassants. Les phénomenes, les monstres dénoncent ľexistence du mal physi que; le péché dénonce ľexistence du mal moral. Ces désordres, la täche du philosophe est de les expliquer. Pour que, dans aucun cas, l'anormal ne se produisit ; pour que, dans chaque cas, une äme sur le point de commettre le péché ne succombät point ä la tentation ou, y ayant succombé, obtint la grace nécessaire pour se repentir, il faudrait supposer un Dieu qui interviendrait ä tout moment; qui, ä tout moment, se dérangerait pour accomplir des miracles ; qui violerait lui-meme les lois qu'il a établies comme inviolables : au désordre se substituerait la multiplicité infinie des contre-ordres divins. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 95 Cest ici que Malebranche qui ne saurait supposer chez Celui qui peut tout cette indigne prodigalité de moyens, intervient pour nous dire que Dieu agit par des volontés générales et non particuliěres. Dieu doit céder aux intérets de la sagesse, puisqu'il est la sagesse supreme. II ľaime invinciblement ; il ľaime d\in amour naturel et nécessaire. II ne peut se dispenser de suivre la conduite qui porte le caractěre de ses attributs: une conduite rationnelle et qui ne se contredit pas. La pluie tombe ä la fois sur le champ qu'elle doit arroser pour qu'il devienne fertile, et sur le chemin, sur le ruisseau, sur la mer : alors nous nous étonnons. Mais laquelle des deux conduites est la plus raisonnable: ou bien intervenir chaque fois qu'il pleut pour limiter ľaire de la pluie ; ou bien laisser agir les lois générales du mouvement ? Si cette seconde maniere est plus logique et plus digne, Dieu ne peut pas ne pas la choisir. Certes, Dieu ne veut la damnation ni de cet incrédule ni de ce méchant. Mais il ne peut perpétuellement intervenir pour donner la foi ä touš les incrédules et la bonté ä touš les méchants. Car ce serait une facon d'agir incompatible avec la notion d'un etre infiniment sage, infiniment parfait et, děs lors, le salut universel ne saurait etre opéré. Tout ce que Dieu peut faire, c'est ďétablir des causes occa sionnelles: ministres qui agissent en second et dont la fonction est d'elle -merne établie une fois pour toutes. Jésus-Christ est établi par son Pere comme l'unique cause occasionnelle de toutes les graces; il les fait répandre sur les hommes pour lesquels il prie en particulier ; et ces hommes seront sauvés sans qu'il en coůte au Pere des volontés particuliěres. Et Jésus-Christ lui-meme prie selon que ľordre le demande, selon que ľédifice spirituel que Dieu veut élever a besoin de pierres Vivantes. II obéit ä ce meme principe de simplification, ďéconomie de forces, qui est la logique, la vérité et la vie. Ainsi raisonne Malebranche. Partout oü menace une dissidence entre la Philosophie et la foi, qu'il s'agisse de la transsubstantiation ou des passages controversés de ľÉcriture, il accourt, il est la, il explique : faites un plus large credit ä la raison, comprenez mieux la valeur et la puissance de ľordre, et tout s'éclairera ; ľharmonie sera rétablie. Son agilité est infinie, ses tours de force tiennent du prodige ; il était un chateau ďidées par un autre, considérant les miracles ďéquilibre comme des preuves de solidite. Seulement, il ne s'apercoit pas qu'en subordonnant Dieu ä son Ordre vainqueur, ä sa Raison triomphante, ä sa Sagesse logique, il lui enlěve du merne coup ses privileges, et les motifs d'exister ; ou bien Dieu n'est plus qu'un agent, ou bien il est l'univers qui se construit suivant des lois nécessaires; de sorte qu'ä son corps defendant, et malgré sa volonte affirmée, .malgré ses prodiges ďingéniosité, il n'est pas difficile ďattri buer au trěs chrétien Malebranche une doctrine anti-chrétienne. Vous n'avez pas prévu, lui dit Fénelon dans la Refutation qu'il écrit contre lui, que vous vous engagiez ä soumettre la foi ä la philosophie, et ä autoriser les principes des sociniens contre nos mystěres. Un admirateur meme, comme Pierre Bayle, qui appelle le Pere Malebranche et M. Arnauld les deux plus grands philosophes du monde (inquiétante admiration), et qui Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 96 voit dans le Trnité de la nature et de la grace « l'ouvrage d'un génie supérieur et ľun des plus grands efforts de ľesprit humain », ne se trompe pas sur les aboutissements de cette métaphysique. « A proprement parier, Malebranche suppose que la bonté et que la puissance de Dieu sont renfermées dans des bornes assez étroites, qu'il n'y a aucune liberie en Dieu, qu'il est nécessité par sa sagesse ä créer, et puis ä créer précisément un tel ouvrage, et puis ä le créer précisément par de telies voies. Ce sont trois servitudes qui forment un ýutum plus que stoícien... » Ce sur quoi Bayle établit deux syllogismes: la mineure du premier et la majeure du second ne font qu'exprimer, affirme-t-il, la doctrine du Pere Malebranche. Le premier: Dieu ne peut rien vouloir qui soit oppose ä ľamour nécessaire qu'il a pour sa sagesse ; Or le salut de touš les hommes est oppose ä ľamour nécessaire que Dieu a pour sa sagesse ; Done Dieu ne peut pas vouloir le salut de tous les hommes. Le second: L'ouvrage le plus digne de la sagesse de Dieu comprend entre autres choses, le péché de tous les hommes et la damnation éternelle de la plus grande partie des hommes ; Or Dieu veut nécessairement l'ouvrage le plus digne de sa sagesse ; II veut done nécessairement l'ouvrage qui comprend entre autres choses le péché de tous les hommes et la damnation éternelle de la plus grande partie des hommes ;. Quelle aventure ! Étre non seulement pieux, dévot, mais profondément catholique, catholique par toutes les pratiques de sa vie, catholique par ľintime de sa foi. Et en merne temps, donner ä la raison une telle place, qu'elle semble absorber tout, merne Dieu ! Nous avons eu des contemporains sous le rěgne de Louis XIV, a declare Diderot en parlant de lui-meme et des philosophes, ses frěres. Cest vrai ; il a eu des contemporains sous le rěgne de Louis XIV, et non pas seulement dans les derniěres années du Grand Roi, oú nous savons bien que le corps politique et social allait se décomposant, mais beaueoup plus tôt, ä une époque telle que nous n'y voyons, ďordinaire, qu'orthodoxie assurée et majesté fulgurante. En fait, au moment merne oú ľautorité religieuse et ľautorité royale s'affirment comme inébranlables, elles sont déjä minées. Si nous ne considérons que la littérature, et plus particuliěrement la littérature francaise, pendant les années qui vont de 1670 ä 1677, nous avons une impression qui est toute de souveraineté, de paix, de grandeur. Les Femmes savantes datent de 1672 et Le Malade imaginaire de 1673. Racine donne Bajazet en 1672, Mithridate en 1673, Iphigénie en 1674, Phědre en 1677. En 1670, Bossuet prononce Réponse aux questions d'un provincial, t. Ill, chap. CLI. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 97 ľ Oraison funěbre d'Henriette d'Angleterre et se voit nommer précepteur du Dauphin, pour ľéducation duquel il va composer le Trnité de la connaissance de Dieu et de soi-méme, la Politique tirée de l'Écriture sainte, le Discours sur l'Histoire universelle. h'Art poétique de Boileau est de 1674. Et cette masse d'oeuvres n'est pas seulement é blouissante : eile est compacte, eile est solide, eile est équilibrée. Mais qu'on détache un peu les yeux de la littérature, dont ľéclat est si séduisant qu'il empeche, souvent bien ä tort, de voir des valeurs plus profondes auxquelles la littérature elle-meme, plus tard, obéira; qu'on regarde les grands courants de la pensée philosophique : et on découvrira des elements en plein travail, qui sont en train de désagréger cette force, avant meme qu'elle ne soit arrivée au terme de son déve loppement; comme un arbre porte encore des fleurs et des fruits quand déjä ses racines ont commence ä périr. Ne ľoublions pas ! le Tractatus theologico-politicus parat děs 1670 ; et il apportait assez de nouveautés pour boule verser de fond en comble la société qui ľaccueillit. Spinoza disait en son latin, paisiblement, qu'il fallait faire table rase des croyances traditionnelles pour recommencer ä penser sur de nouveaux plans; que les choses en étaient venues ä un point ou personne ne pouvait plus distinguer un chrétien ďun Juif, d\in Turc, ou d'un paien. La croyance ayant perdu son action sur la morale, ľäme s'était corrompue ; et le mal venait de ce qu'on avait fait consister la religion non plus dans un acte intérieur, examine, consenti, mais dans le culte extérieur, dans des pratiques machinales, dans ľobéissance passive aux ordres des přetřes ; des ambitieux s'étaient emparés du sacerdoce, et avaient tourné en avidité sordide le zěle de la charite ; de lä des disputes, des jalousies, des haines. De la religion chrétienne, il ne restait que formalisme et préjugés, préjugés qui changent les hommes en brutes, en leur ôtant le libre usage de leur jugement, en étouffant la flamme de la raison humaine. C'est de cette raison qu'il fallait partir, de nouveau. En son nom, il fallait détruire deux constructions illogiques et ruineuses: la cite de Dieu, la cite du Roi. L'Écriture ; on citait toujours l'Écriture, pour imposer ľobéis sance ; de l'Écriture on tirait tous les dogmes, toute la superstition. Et qu'était done au juste l'Écriture ? II n'y avait pas eu de Prophětes, interprětes de Dieu, éerivant sous sa dietée; mais de pauvres hommes, qui remplacaient par une imagination forte, par une certaine richesse en métaphores, la faiblesse de leur pensée. II n'y avait pas eu de peuple élu pour garder toujours la loi divine, mais un peuple qui comme les autres avait passé, avait péri. II n'y avait pas eu de miracles ; la nature suivant sans interruption un ordre immuable, la violation de ses lois prouverait non pas que Dieu est puissant, mais qu'il n'existe pas. Si done on écarte de l'Écriture tous les préjugés dont on ľa chargée pour la travestir; si on ľinterprete en vertu des regies critiques qui conviennent ä tous les textes du monde, on voit bien ce qu'elle est : une oeuvre humaine, pleine ďhésitations, de contradictions, ďerreurs. Le Pentateuque ne saurait etre de Moíse ; les livres de Josué, des Juges, de Ruth, de Samuel, des Rois, ne sont pas authentiques ; ainsi du reste. Et Spinoza, assurant tous ses pas, s'arretant chaque fois qu'il le fallait pour regarder si les Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 98 lecteurs le suivent, arrivait ä sa premiere conclusion : la religion chrétienne n'était qu'un phénoměne historique, qui s'expliquait par le moment ou il s'était produit, par les circonstances ä travers lesquelles il s'était prolongé ; et qui n'avait qu'un caractěre transitoire, non pas éternel ; relatif, non pas absolu. Ensuite Spinoza s'en prenait aux rois, et recommencait une demonstration : que les rois ont exploité ä leur avantage le préjugé religieux ; le regime monarchique est l'art de tromper les hommes, puisqu'il décore du nom de religion la crainte oü les puissants veulent que le peuple demeure asservi; les sujets appellent devoir ďobéissance ce qui n'est en realite que ľintéret du roi ; ils croient combattre pour leur salut, quand ils assurent leur propre servitude ; au prix de leur sang, ils fortifient la puissance et exaltent l'orgueil d\in seul homme, qui les traite comme des moyens, et qui, leur enlevant leur liberie, leur enlěve leur raison de vivre. S'ils veulent sortir de cet etat, ils n'ont ä leur disposition qu'un reměde : appliquer ä la nature et au but des constitutions politiques le meme esprit d'examen qui sert ä confondre la superstition; et pour ce faire, commencer par penser librement. Ils comprendront alors que ľÉtat n'est pas fait pour le despote, que le pouvoir n'est qu'une delegation consen tie par les sujets, que la democratic est la forme de gouvernement la plus rapprochée du droit de nature, et qu'en tout etat de cause, le but des institutions politiques est d'assurer ä l'individu la liberie de la croyance, de la parole et de Faction. Qu'on songe ä la valeur explosive de ces affirmations en 1670, et ľon ne s'étonnera pas de voir que Spinoza parut ä ses contempo rains le Destructeur par excellence, et le Maudit. Ce Juif, fils d'une race abhorrée, et rejeté lui -meme par sa race, passant étrangement sa vie dans la solitude, n'aimant ni le plaisir ni I'argent ni les honneurs, occupé ä polir des verres de lunettes et ä penser, fut un objet de curiosité, ďétonnement, et de haine. II s'appelait Benedictus, et c'est Maledictus qu'il eüt fallu dire ; il était ľépineux, comme devient épineuse une terre maudite — par Dieu. Ľathéisme était né avec la Renaissance italienne, qui avait ressuscité le paganisme ; il avait été répandu par Machiavel, par l'Arétin, par Vanini. Herbert de Cherbury et Hobbes avaient été ses grands tenants: maintenant se produisait le plus néfaste de touš — Spinoza1. Aujourďhui, c'est bien plutôt p ármi les constructeurs qu'on le range, pármi les constructeurs vertigineux. Contre ľidée qu'il abattrait sans rebätir, lui-meme protestait passionnément; et le Tractatus ne saurait se bien comprendre, si on n'y lit cette volonte positive. A plus forte raison VÉthique qui parut en 1677, aprěs sa mort, offrait-elle le plus somptueux palais de concepts, dont les voütes se confondaient avec le ciel. Géométrique, mais aussi vibrantě tout entiěre d'un souffle de vie, 1 'Éthique prend comme matériaux le divin et ľhumain dont eile ne fait plus qu'une seule catégorie, et eile inscrit sur son fronton que Dieu est tout, que tout est Dieu. La supreme De tribus impostoribus magnis liber, cura editus Christiani Kortholti, S. Theo, D. et Professoris, Primarii, Kilonii, 1680 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 99 audace était dans ľarmature méme de la construction, que ceux qui sont privés du don métaphysique auront toujours peine ä suivre du regard. Spinoza montrait ses plans, ses théorěmes, ses deductions; il expliquait: j'entends par cause de soi ce dont ľessence enveloppe l'exis tence ou ce dont la nature ne peut etre concue que comme existante. J'entends par substance c e qui est en soi et est concu par soi, c'est-a-dire ce dont le concept peut etre forme sans avoir besoin du concept d'une autre chose. J'entends par attribut ce que la raison concoit dans la substance comme constituant son essence. II existe done une substance unique, constituée par une infinite d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie : Dieu. Tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut etre, ni etre concu sans Dieu. Dieu est pensée, Dieu est étendue, et ľhomme, äme et corps, est un mode de ľÉtre. Comme tel, il tend ä persévérer dans son etre, par un effort qui s'appelle volonte, quand il est rapporté ä ľäme ; appétit, quand il est rapporté au corps; désir, quand ľäme prend conscience de cet effort; de sorte que le désir devient ľélément fondamental de la vie morale. Děs lors, toutes les valeurs établies sont bouleversées. Les hommes prenaient leur point de depart en eux-memes, dans leurs apparences transitoires, dans leurs habitudes, dans leurs faiblesses, dans leurs défauts, dans leurs vices, et, par un jeu absurde de leur imagination complaisante, ils créaient une divinité ä leur ressemblance, avide, intéressée, sensible aux flatteries, vindicative, cruelle. Mais lui, Spinoza, tout au contraire, commencait par Dieu, et, dans ce Dieu rationnel, il réintégrait ľhomme. Lhomme n'était plus un empire dans un empire ; il se fondait, désormais, dans l'ordre universel. Du merne coup, le probléme du mal ne se posait plus. « Tout ce qui est, est au méme titre une expression nécessaire de 1 'essence divine ; toute force qui agit est, dans la mesure méme ou eile agit, une manifestation de la puissance divine ; par consequent, Dieu étant le bien absolu, toute creature a exactement autant de droit que de puissance, toute action, se rattachant par le méme lien de nécessité ä l'étre de Dieu, s'accomplit avec la méme legitimite 1... » Le probléme de la liberie se posait autrement; de liberie ďin difference, il ne pouvait plus étre question, mais seulement de ľassimilation progressive de la pensée ä une substance qui comprend qu'elle n'est plus déterminée ä agir que par soi-méme. Un homme est esclave quand il est dans ľimpuissance de gouverner et de contenir ses passions; mais une affection cessant d'etre passive aussitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte, un homme devient libre quand il est capable d'ordonner et ďenchaíner les affections de son corps suivant l'ordre de l'entendement, et de les subordonner ä l'amour de Dieu. Léon Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains, Y éd., 1923, p. 105. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 100 La quete du bonheur, aussi, prenait un autre sens, et, changeant de route, enfin, arrivait ä son terme. Le bonheur n'est pas la satisfaction des passions, comme le pensent les etres grossiers qui ne s'élévent pas jusqu'aux degrés supérieurs de la connaissance. II n'est pas non plus le renonce ment ä touš les plaisirs de ce monde, dans ľattente d\in paradis que, sous une forme ou sous une autre, les diverses religions se plaisent ä imaginer. Le bonheur, c'est ľintelligence du vrai, c'est ľadhésion aux lois de l'ordre universel et la conscience de le réaliser dans son etre particulier. Spinoza croit l'avoir atteint pour son compte, ce bonheur qui apporte avec lui la paix ; il prend pitie des pauvres hommes errants ; il leur montre comment sa philosophie doit servir ä la pratique de la vie : « I. Suivant cette théorie, nous n'agissons que par la volonte de Dieu, nous participons de la nature divine, et cette participation est d'autant plus grande que nos actions sont plus parfaites et que nous comprenons Dieu davantage ; or, une telle doctrine, outre qu'elle porte dans l'esprit une tranquillité parfaite, a cet avantage encore qu'elle nous apprend en quoi consiste notre souveraine félicité, savoir, dans la connaissance de Dieu, laquelle ne nous porte ä accomplir d'autres actions que celles que nous conseillent l'amour et la piété... II. Notre systéme... nous apprend aussi ä attendre et ä supporter ďune äme égale l'une et l'autre fortune : toutes choses, en effet, résultent de ľéternel décret de Dieu avec une absolue nécessité, comme il résulte de ľessence ďun triangle que la somme de ses trois angles est égale ä deux droits. III. Un autre point de vue vers lequel notre systéme est encore utile ä la vie sociale, c'est qu'il apprend ä étre exempt de haine et de mépris, ä n'avoir pour personne ni moquerie, ni envie, ni colěre. II apprend aussi ä chacun ä se contenter de ce qu'il a, et ä venir au secours des autres, non par une vaine pitie de femme, par preference, par superstition, mais par l'ordre seul de la raison 1... » Celui qui est assure de ľéternité n'est plus ľhomme pieux, qui se lave de la faute originelle et conquiert le ciel par ses mérites; mais le Sage : « Les principes que j'ai établis font voir clairement l'excel lence du sage... L'äme du sage peut ä peine étre troublée. Possé dant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-méme et de Dieu et des choses, il ne cesse jamais d'etre ; et la veritable paix de ľäme, il la posséde pour toujours 2. » II ne s'agissait pas de quelque sagesse ä bon marché, vulgaire, facile ; mais plus stoíque que celie des Stoíciens; harmonieuse et ardue; et digne enfin d'etre opposée au christianisme. De sorte qu'on aurait pu attendre un grand débat de pensée, oú se seraient affrontés, précisément, le Chretien et le Sage. Si, comme on ľa fort bien dit, on trouve dans les Pensées et dans 1 'Éthique « la description la plus parfaite des deux états limites vers lesquels tendent d'une part ľidéal de la conscience reli gieuse, d'autre part ľidéal de la vérité philosophique 3 », ä quelle noble lutte nous aurions pu assister entre ces 1 Éthique, deuxieme partie, De ľäme. 2 Éthique, cinquieme partie. De la Uberte de ľäme 3 Léon Brunschvicg, ouvr. cite, chap. XIV, p. 150 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 101 deux conceptions de la vie, entre ces deux états d'esprit, entre ces deux empires ! Mais Pascal, nous l'avons remarqué, n'a pas de disciples ; et Benoít de Spinoza, en tant qu'architecte ďidées, pour le moment n'es t pas compris. Plus tard, il prendra sa revanche ; plus tard il inspirera la métaphysique allemande ; plus tard on verra dans l'apparition de 1 'Éthique un moment capital dans ľhistoire de l'Occident !. Mais en 1677, il est trop tôt; ľ Éthique est une nourriture trop forte ; et si le Tractatus est mieux compris, il n'agit guěre, semble-t-il, que par ses negations, que par sa puissance destructrice. La doctrine de Spinoza — que de gens la réfutěrent sans ľen tendre, sans la lire, sans prendre la peine de ľapprocher ! Merne pármi ceux qui firent davantage effort, que de gens n'arriverent pas ä se familiariser suffisamment avec eile pour en parier justement, et ne poussěrent encore que de vains cris ! Du moins les cartésiens, sa parenté, auraient-ils pu ľaccueillir ; mais c'est jus -tement la qu'ils étaient embarrasses, refusant de ľadmettre : ils rougissaient de ce cousin trop compromettant. Plus encore que Bekker, ľauteur du Monde enchanté, qui le renia ; plus que Jean Le Clerc, qui ľappela « le plus fameux athée de notre temps», Malebranche le repoussa, rejetant loin de lui une accusation que ses ennemis se faisaient un malin plaisir de souligner, et dont ses amis croyaient nécessaire de le défendre. Deux fois au moins, en 1683, dans ses Meditations chrétiennes, en 1688 dans ses Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, il dit combien on faisait tort non seulement ä sa foi, mais ä sa philosophie, en ľassimilant ä celie du « miserable Spinoza » . Par Spinoza, la pensée de Bayle est hantée. Souvent il a prononcé son nom ; ä maintes reprises, exhumant quelque hérésie ancienne, il a marqué comment eile ressemblait au spinozisme. II ne pouvait s'empecher d'admirer ľhomme, qui n'aimait pas la contrainte de conscience, qui avait osé donner libre carriěre ä sa pensée, et qui, ayant mene dignement sa vie, était mort sans se démentir. Avoir le premier réduit en systéme ľathéisme, en avoir fait un corps de doctrine, lie et tissé selon les maniěres des géomětres, ce n'était pas pour Pierre Bayle un sujet de reprobation, il sén faut. Mais il y avait un point, dans la métaphysique de Spinoza, auquel il répugnait. S'il appelle sa doctrine la plus monstrueuse hypothěse qui se puisse imaginer, la plus absurde et la plus diamétralement opposée aux notions les plus distinctes de ľesprit humain, ce n'est pas pour I'exposer en ayant ľair de la réfuter ; son opposition était sincere ; eile s'est manifestée trop souvent pour n'etre qu'une ruse de combat; il s'est mis en colěre, il s'est indigné. Cest qu'il éta it préoccupé du probléme du mal, rien ne lui a été plus sensible; et de toutes les solutions proposées, celie de Spinoza lui paraissait la pire. Eh quoi ! lLtre infini produira en lui-méme toutes les folies, toutes les reveries, touš les crimes du genre humain ! II en sera non seulement la cause efficiente, mais le sujet passif; il se joindra avec elles par l'union la plus intime qui se puisse concevoir ! Car c'est une union penetrative, ou plutôt c'est une vraie identite, puisque le mode n'est point distinct réellement de la substance modifiée... Léon Brunschvicg, Le Progres de la conscience dans la philosophie occidentale, 1927, p. 188. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 102 « Que les hommes se haissent les uns les autres, qu'ils s'entr'assassinent au coin d'un bois, qu'ils s'as semblent en corps d'armée pour s'entretuer, que les vainqueurs mangent quelquefois les vaincus, cela se comprend: parce qu'on suppose qu'ils sont distincts les uns des autres, et que le tien et le mien produisent entre eux des passions contraires. Mais que les hommes n'étant que la modification du merne etre, n'y ayant par consequent que Dieu qui agisse ; et le merne Dieu en nombre qui se modifie en Ture, se modifiant en Hongrois, il y ait des guerres et des batailles: c'est ce qui surpasse tous les monstres et tous les dérěglements chimériques des plus folles tetes qu'on ait jamais renfermées dans les petites maisonsl » De philosophe qui, abordant Spinoza comme peut le faire un égal, s'assimile 1 'Éthique, et réponde ä sa philosophie par une philosophie capable de la réfuter, il n'y a guěre alors que Leib niz. Mais le Tractatus est une autre affaire: il ne faut pas etre grand clerc pour le comprendre vaille que vaille, pour puiser dans ses pages des arguments contre ľEcriture Sainte et contre le pouvoir du roi. D'oú, malgré la censure et sous de faux titres, sa diffusion ; d'oü les virulentes critiques qui 1'accueillirent ; d'oú, jusque dans la libre Hollande, ľappel au pouvoir civil, et la condamnation. Ainsi s'explique que ľon recueille au sujet de son influence des témoignages contradictoires. Arnaud declare que le libertinage vient de Spinoza et Jurieu répond que, sur un million de profanes, il n'y en a pas dix qui aient entendu parier de lui. Dubos écrit que pour lire Spinoza et pour l'entendre il faut etre fait ä la fatigue en matiěre de lectures ; aussi les libertins vivent-ils comme s'il n'y avait pas d'autre vie, sans se soucier de lire Spinoza. Tel est aussi ľavis de Fénelon : la grande mode des libertins de son temps n'est pas de suivre Spinoza ; tandis que le Pere Lamy assure que le nombre des sectateurs de Spinoza va croissant tous les jours: ses erreurs ont tourné la cervelle ä bien des jeunes gens; une personne qui est en place ä connaítre ce qui se passe dans le monde le lui a répété. Ces témoins se contredisent et ils ont tous raison. Des disciples proprement dits, Spinoza n'en a guěre au -dehors de la Hollande et de l'Allemagne. « Trěs peu de personnes sont soupconnées ďadhérer ä sa doctrine ; et parmi ceux que ľon en soupconne, il y en a peu qui ľaient étudiée ; et entre ceux-ci, il y en a peu qui ľaient comprise, et qui n'aient été rebutés des embarras et des abstractions impénétrables qui s'y rencontrent. Mais voici ce que c'est : ä vue de pays on appelle Spinozistes tous ceux qui n'ont guěre de religion, et qui ne s'en cachent pas beaucoup 2... » II s'en est allé chez les libertins, pour entretenir leurs audaces, pour encourager leurs révoltes. II s'en est allé chez les incrédules Italiens ; car il y en eut: dans les pages d'un revolte, comme le comte Alberto di Passerano, qui écrivit ä la fois contre la religion et contre le pouvoir politique de Rome, on retrouvera son souffle. II s'en est allé nourrir ľimpiété allemande, Matthias Bayle, Dictionnaire, article Spinoza Bayle. Dictionnaire. article Spinoza Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 103 Knutsen et sa secte des Conscienciari, F.W. Stosch, et les autres. II s'en est alle fournir d'arguments les déistes anglais, Shaftesbury, Collins, Tindal; et en particulier le plus bruyant, le plus voyant de tous, John Toland. John Toland, quel homme étrange ! II était ivre de raison. Christianity not mysterious! s 'était -il écrié dans le livre qui le rendit célěbre, en 1696 ; le Christianisme n'est pas mystérieux. Pour cette simple et excellente raison qu'il n'existe pas de mystěre. Le mystěre : terme paíen que nous avons conserve, comme tant d'autres ; il veut dire soit superstition qu'il faut abolir, soit difficulté provisoire qu'il faut élucider. Ou bien le Christianisme est la raison, et il ne représente qu'une simple adhesion ä l'ordre universel, se dépouillant de tout ce qui n'est pas cette adhesion elle-meme, tradition, dogmes, rites, croyance, foi; ou bien il ne saurait exister, puisque rien au monde ne peut etre au-dessus de la raison, ne peut etre contraire ä la raison. John Toland n'était pas sans connaissances ; il avait pris son grade de maítre es arts ä ľUniversité de Glasgow, étudié ä Édimbourg, ä Leyde, ä Oxford. II connaissait ľantiquité : pour montrer qu'elle n'était qu'une vaste imposture ; que ses historiens n'avaient jamais fait que tromper les hommes. II connaissait ľÉcriture : pour dire qu'elle était apocryphe ; que les miracles qu'elle rapportait s'expliquaient par des c auses naturelles; pour trancher, déblatérer, inventer, tout meler, tout confondre. II connaissait les belles-lettres, la poésie, ľéloquence : pour dire que les paroles des imposteurs sacrés des diverses religions ne sont qu'un déguisement qu'ils prenne nt pour mener le peuple par le nez. II était brouillon, vaniteux, né pour provoquer le scandale, heureux de faire du vacarme, bouffi dans la bonne fortune et non point mécontent d'etre lapidé, parce que les pier res qui tombent font encore du bruit. Chez John Toland, qui ajoute sa force destructrice ä celieš que nous venons ďénumérer, ne cherchons pas ďidées originales. Souvent, quand nous le lisons, nous entendons ľécho de Fontenelle et de Bayle, de Bekker et de Van Dale, de Hobbes et de Spinoza ; et si nous doutions de ces influences, les citations expresses qu'il fait de ces auteurs viendraient nous prouver qu'il ne s'agit pas de ressemblances fortuites, mais d\in aboutisse ment certain. II avait la tete farcie de lectures, et les idées de ses prédécesseurs reparaissaient par lambeaux dans ses écrits. Ne cherchons pas ďidées originales, mais une exaltation, mais une rage: comme l'explosion de sentiments longtemps refoulés par le catholicisme irlandais, par le puritanisme anglais, par la décence sociale de la respectabilité: et qui, toutes contraintes un beau jour brisées, éclataient insolemment. John Toland est né en Irlande, et catholique ; il a passé au protestantisme ; il dit avec fierté que, děs le berceau, il avait été élevé dans la superstition et ľidolätrie ; mais que sa raison, aidée de quelques personnes, avait été ľheureux instrument de sa conversion. Car il n'avait pas encore seize ans, qu'il était aussi zélé contre le papisme qu'il ľa toujours été depuis ; contre ľan glicanisme aussi, contre toute Église qui aurait essayé d'aliéner füt-ce une Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 104 parcelle ďune personnalité exaspérée, de porter atteinte ä une liberie qui ne souffrait meme plus l'ombre d'un joug. Aprěs le succěs de son Christianisme non mystérieux, il était alle en Mandě pour se délecter de sa mauvaise reputation, et pérorer dans les cafés, et faire le beau ; mal lui en prit. Car il fut honni, repoussé, chassé ; on le rejeta dans une classe inférieure, il devint un hors-la-loi. Le mathématicien Molyneux, auquel Locke ľavait recommandé au temps de sa premiere estime, a rendu compte au philosophe de cette déchéance : « M. Toland est enfin contraint d'abandonner le royaume. Ce pauvre homme, par sa conduite imprudente, a excite contre lui un soulěvement si universel, qu'il était meme dangereux d'etre connu pour lui avoir parle une seule fois. Ceci a fait que tou tes les personnes qui ont quelque reputation ä garder évitaient sa rencontre, de sorte que sur la fin il a manqué de pain, ä ce qu'on m'a dit, et que personne ne voulait le recevoir ä sa table. La petite bourse qu'il avait apportée ici étant épuisée, j'ai appris aussi qu'il s'était vu réduit ä emprunter du tiers et du quart jusqu'ä une piece de trente sols, et qu'il n'a pu payer ni sa perruque, ni ses habits, ni sa chambr e. Enfin, pour comble de malheur, le Parlement est tombé sur son li vre, a ordonné qu'il serait brulé par la main du bourreau... Sur quoi il s'est sauvé ďici, et personne ne sait de quel côté il a pris sa route... » Cette condition d'outlaw explique pour u ne part son attitude mentale. La pointe d'aristocratie qu'on trouve chez les libertins francais, l'intelligence pure d'un Bayle, la dignitě d'un Spinoza, sont loin de son caractěre. II revait d'etre un fondateur de reli gion, comme Mahomet; il lui manquait ä la fois force et prestige. Mais apre ; mais farouche ; mais appliquant toutes les ressources d'une langue bien pendue et d\in esprit agile ä servir ses haines. Les přetřes, comme il les hait! Touš les přetřes, ceux du present, ceux du passé, ä commencer par les sacrificateurs de la tribu de Levi, qui déjä n'étaient que des fourbes. II les injurie ; il les appelle menteurs, criminels. Car il est, essentiellement, anticlerical. II y avait en Angleterre un debat politique : ä qui reviendrait la couronne quand la reine Anne viendrait ä mourir ? — Toland se fit le partisan decide de la maison hanovrienne, dans son Anglia libera (1701): que l'Angleterre ne risque pas de retomber sous le joug papiste ! qu'elle sauvegarde sa liberie politique, le plus précieux de touš les biens ! Une telle production ne fut pas pour déplaire ä la maison de Hanovre, comme on pense. John Toland devint un agent politique ä la solde du gouvernement. Souvent il partait, chargé de missions secretes ä ľétranger ; on le vit ä Berlin, ä Hanovre, ä Düsseldorf, ä Vienne, ä Prague, ä La Haye. Sophie Charlotte, reine de Prasse, la meme qui demandait ä Leibniz l'explication supreme des choses, inter rogea ce bizarre personnage sur sa philosophie ; eile provoqua des controverses entre les savants et les exégětes qui l'entou raient, et lui. Aussi lui adressa-t-il, en 1704, les Letters to Serena, qui contiennent peut-etre le plus vif de sa pensée.pppp II lui explique que la croyance ä ľimmortalité de ľäme n'est pas exclusivement chrétienne ; qu'elle était un dogme paíen ; que les Égyptiens Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 105 ľont professée d'abord. Que la croyance ä un Dieu personnel est venue de ľidolätrie ; les hommes ont décerné des honneurs divins ä des creatures de leur espěce, ont bäti des temples, élevé des autels, dressé des statues, institué des přetřes et des sacrificateurs. Que de trěs bonne heure, on a habitué les sujets ä se figurer Dieu ďaprěs leurs Souverains : et voilä pourquoi on a pris ľhabitude de regarder Dieu comme fantasque, changeant, jaloux, vindicatif, despotique. Toutes ces idées, nous les avons déjä entendues, nous les connaissons; nous pouvons passer vite. En fait ďidées, Toland est ľhomme qui a écrit expressément pour réfuter Spinoza, et qui a subi l'influence de Spinoza ; c'est meme lui qui a mis en usage le motpanthéiste. II n'y regardait pas de si pres, et il n'était pas tellement sensible aux contradictions. En meme temps, comme notre seconde impression se confirme : quelle violence de sentiment! quelle fureur antisacrée ! Děs qu'il aborde le theme de la « superstition », il s'échauffe, il s'emporte ; il va chercher ce qu'il appelle le préjugé jusque dans notre chair, jusque dans notre sang ; il le voit partout, il ne voit plus que lui, c'est une obsession. Děs que nous naissons, le préjugé nous guette : La sage-femme qui nous met au monde fait sur nous des ceremonies superstitieuses, et les bonnes femmes qui assistent ä ľac couchement ont une infinite de charmes qu'elles croient propres ä procurer du bonheur ä Venfant qui vient de naitre ou ä écarter les accidents. Elles ont des presages ridicules d'apres lesquels elles prétendent connaitre son sort futur. Dans quelques endroits le prétre n'est pas moins alerte que ces comměres, il s'empare promptement de Venfant pour le mettre en esclavage, il Vinitie ä ses mystěres en prononcant de certaines formules qui ressemblent ä des enchantements, en appliquant ou du sel ou de Vhuile ou de ľeau, ou meme, comme il arrive dans de certains pays, en lui appliquant le fer ou le feu, il annonce qu 'il en prend possession et lui fait porter les marques de Vempire qu 'il exercera sur lui ;. Lorsque l'enfant grandit, la force des préjugés croít avec lui ; les nourrices lui racontent des histoires de loups-garous, et les domestiques des contes de fées. Les écoles publiques lui parlent de Genies, de Nymphes, de Satyres, de metamorphoses et autres événements merveilleux ou miraculeux ; elles lui font lire des poětes, des fabulistes, des orateurs, touš professionnels du men-songe. Dans les Universités, les adolescents ne deviennent ni meilleurs, ni plus sages. Les professeurs, obliges de se conformer aux lois du pays, ne sont ni indépendants ni sincěres. « Les Universités sont les vraies pépiniěres des préjugés... » Et toute la vie, les préjugés nous attendent, nous abusent; et quand vient la mort, c'est encore au préjugé que nous demandons nos espoirs, que nous attribuons nos craintes. Mais lui, Toland, n'a pas de préjugés ; il est né pour les combattre chez les autres; il possěde la vérité. Jamais il n'en douta ; et il écrivait jusque dans les lignes de son épitaphe sa vanité, son intrépidité, son Premiere lettre ä Serena, De ľorigine et de la force des préjugés. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 106 acharnement: « Ci-git, Jean Toland, qui né en Mandě, pres de Londonderry, étudia en Écosse et en Mandě et également ä Oxford, devenu adolescent. Et ayant été plus ďune fois en Allemagne, passa son äge ďhomme aux environs de Londres. II cultiva toutes les littératures, et sut plus de dix langues. Champion de la Vérité, défenseur de la liberie, il ne fut ni le partisan ni le client de personne. Ni les menaces ni les maux ne le détourněrent ďaller jusqu'au bout de la route choisie, subordonnant ľintéret au Bien. Son äme est réunie avec le Pere Celeste, dont il sortit autrefois. A coup sür il ressuscitera pour ľéternité, mais jamais il n'y aura un autre Toland. II naquit le 30 novembre ; le reste, cherche-le dans ses écrits... » Tels furent les Rationaux. Entrainant avec eux des compagnons aussi différents du gros de leur troupe que pouvait l'etre un Malebranche, qui les suivait en protestant contre eux, ils allaient vers des terres oú régneraient ľévidence, la logique et ľordre. Et done ils démolissaient les obstacles dont leur route était encore semée. Ils critiquaient: Siamo nel secolo dei censuristi, nous sommes dans le siécle des censeurs, we live, it seems, in a fault-finding age: nous vivons dans un age trouveur de fautes'... lis attaquaient sans cesse. Ils s'en prenaient aux soumissions serviles, aux habitudes paresseuses, ä toute une masse de faussetés, ďabsurdités. Ils recommen caient la täche, toujours nécessaire, de nous débarrasser non seulement de nos erreurs, mais de nos lächetés. Quand ils disaient qu'ils étaient utiles aux croyants eux-memes, en les obligeant ä justifier leur croyance, et ä ľadopter non comme une acceptation passive, mais apres un choix délibéré, ils n'avaient pas, dans ce sens, tout ä fait tort. Ils méritaient ľestime par leur sincérité, par leur courage, par leur audace ; car ils avaient choisi non pas le parti facile, avantageux, mais ľautre, sachant qu' ils auraient ďabord grand-peine. Ils n'avaient pour eux ni le nombre, ni la force établie ; ils ne formaient, au contraire, qu'une minorite, et savaient bien qu'ils ne pouvaient compter que sur leur propre effort. « La peine qu'il f aut prendre pour chercher la vérité par ses propres yeux est grande en comparaison de la commodité qu'il y a ä suivre aveuglément le chemin que les autres suivent aussi ä l'aveugle 2.» Plus longtemps ľerreur avait domine et plus courageusement il importait de la combattre : « J'avoue qu'il est bien moins scandaleux de combattre les erreurs avant qu'une longue position les ait enracinées dans les esprits de tout un peuple que lorsque leur antiquité semble les avoir consacrées. Mais comme il n'y a point de prescription contre la vérité, il ne serait pas juste de la laisser perpétuellement ensevelie dans l'oubli, sous pretexte qu'elle n'aurait jamais été connue 3. » A cette peine qu'ils devaient prendre, ä ce scan dale qu'ils provoquaient, ils reconnaissaient 1 Gregorio Leti, // Teatro britannico, 1684, preface ; Aaron Hili, The Ottoman Empire, 1709. Preface. 2 Claude Gilbert, Histoire de Caléjava, ou de L'isle des hommes raisonnables..., 1700, p. 35. 3 Pierre Bayle, Pensées diverses... ä ľoccasion de la Comete, 1683, § 91. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 107 le caractěre nécessaire de leur mission, et sa grandeur. — « J'ai beaucoup meilleure opinion des qualités d'un homme qui nage contre le courant d'un torrent que d'un autre qui se laisse insensiblement empörter ä ses flots ; je fais de merne un jugement infiniment plus avantageux de la penetration et de la solidite de ľesprit de celui qui examine tout, et qui s'oppose quelquefois merne ä des opinions recues depuis longtemps, que de ceux qui les ont héri-tées de leurs ancetres et qui ne les conservent sou vent qu'ä cause de leur age ou de leur autorite !. » Seulement, ils se montraient déjä aussi impérieux que les plus impérieux de ces religionnaires qu'ils détestaient. Ils ne se demandaient meme pas pourquoi les hommes, pendant des siěcles et des siěcles, Juifs, Mahometans, ou Chretiens, avaient prie ; s'il n'y avait pas dans leur äme une ardeur religieuse que rien ne pouvait éteindre ; et simplistes, ils croyaient avoir tout dit, quand ils avaient parle de fausseté et d'imposture. Ils croyaient avoir tout dit, quand ils répétaient les mots de préjugé, de superstition; et ils ne se demandaient pas si, dans ces seuls termes, ils ne confondaient pas des préjugés authentiques, des superstitions avérées, et des croyances legitimes et nécessaires. Presses, présomptueux, ils comparaient toute ľhistoire ä une feuille de papier, pleine de faux plis: il fallait effacer ces faux plis, et revenir ä la page blanche, voilä tout: comme si c'eüt été facile ; comme si c'eüt été possible; comme si, au cours de notre route séculaire, nous n'avi ons accumulé que des erreurs. Ils ne voyaient que les malheurs et les crimes, oublieux des dévouements et des héroísmes, des saints et des martyrs. Orgueilleux, ils croyaient avoir trouvé la vérité totale, la lumiěre capable de dissiper toutes téněbres; et ils en arrivaient ä déifier ľhomme : « En suivant la raison, nous ne dépendons que de nous-memes, et nous devenons par la en quelque f agon des dieux2. » * * * 1 Tyssot de Patot, Vovages et aventures de Jacques Masse, pp. 28 -29. 2 Claude Gilbert, Histoire de Caléjava..., p. 57. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 108 CHAPITREII La negation du miracle, les comětes, les oracles et les sorciers Le miracle était ľennemi, avec sa facon brutale de violer les lois de la nature, et son prestige insolent. II séduisait la foule et justement, c'était la foule, les croyants, les gens qui priaient dans les églises, les femmes, que les rationaux voulaient conquérir : leur succěs était ä ce prix. Le miracle — ils devaient prendre garde : defense de ľattaquer librement. Du moins ils pouvaient s'en prendre ä telle superstition particuliěre, elles ne manquaient pas. Done ils dénoncaient un préjugé plus ou moins grossier ; ils le montraient absurde et nuisible ; ils descendaient jusqu'aux causes de ľer -reur — ľautorité, le consentement, ľhabitude ; et comme c'étaient ľautorité, le consentement, ľhabitude, qui fondaient la croyance au miracle, ils revenaient ä leur propos par ce détour. II y eut trois episodes d'un meme combat. Journal des Savants, lundi ler Janvier 1681. « Tout le monde parle de la coměte, qui est sans doute la plus considerable nouveauté du commencement de cette année. Les astronomes en observent le cours, et le peuple lui fait présager mille malheurs... » Le fait est qu'en décembre 1680, une coměte parut dans les cieux ; qu'au cours des années qui suivirent il en parut d'autres ; et qu'ä ce signal, les hommes reprirent une vieille querelle, mais sur un ton encore inoui. Les comětes sont dangereuses en soi, disaient les uns. Leur matiěre est faite d'un amas d'exhalaisons de la terre : quand il arrive que ces exhalaisons prennent feu, ce qui marque une grande intempérie dans la region élémentaire, il s'ensuit quelque grande et considerable revolution... — Ainsi raisonnait ľan cienne philosophie, répondaient les autres; mais nous savons aujourďhui que ces comětes sont des corps celestes, et que la terre n'a rien ä craindre d'elles... Les comětes sont des presages, disaient les gens crédules, des presages envoyés d'en-haut pour annoncer quelque grand chätiment mérité par les hommes: ä la vue des comětes, malheur ä ceux qui ne se repentiront pas de leurs péchés ! Rappelez-vous qu'au cours des siěcles, toujours leur apparition a été suivie ďévénements funestes, rois assassinés, tremblements de terre, famines, guerres, ou pestes. Pleurez et priez :ľimpiété est arrivée ä son comble, Dieu manifeste sa colěre, il déchaíne contre nous ses messagers du ciel. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 109 « Sommes-nous des gens si importants», répondaient les autres, « que nous puissions nous imaginer que le ciel fasse pour nous la dépense d'une coměte ? » Nous avons beau chercher, nous ne trouvons rien qui fortifie en raison la croyance populaire, rien qui nous persuade pármi les arguments des doctes, rien dans ľEcriture Sainte qui autorise ce préjugé. Que sont les comětes, sinon de plus belles étoiles, ornement du ciel ? La nuit, ľobscurité, les téněbres inspirent la terreur, mais non pas une lumineuse étoile. Supposons merne qu'il s'agisse ďune vapeur : comment penser qu'elle puisse etre un présage ? Un corps tout materiel, sans raison ni sensibilité, est-il capable ďindiquer le sens de ľavenir ? Les comětes obéissent ä ľordre de la nature, que Dieu a créée, et dont le péché originel n'a pas trouble ľhar monie ; elles lui obéissent, elles n'influent pas sur lui. O vis superstitionis, quantos motus, quantas tempestates in illorum animis excitas, quos oppressisti ! O force de la superstition, que de troubles, que de tempetes tu excites dans ľäme de ceux que tu as opprimés ! Alors Bayle intervint!, analysant les difficultés par ordre. Sur quoi, je vous prie, se fonde ľopinion que les comětes sont le présage et merne la cau se de grands malheurs ? Sur les récits des poětes, qui mentent par profession ? Sur ľautorité des historiens fabuleux ? Sur ľastrologie, la chose du monde la plus ridicule ? Cette opinion n'a aucune base solide. Quand il serait vrai que les comětes ont toujours été suivies de plusieurs malheurs, il n'y aurait point lieu de dire qu'elles en sont le signe ou la cause : « ä moins qu'on ne veuille qu'il ne soit permis ä une femme qui ne met jamais sa tete ä la fenetre, ä la rue Saint-Honoré, sans voir passer des carrosses, de s'imaginer qu'elle est la cause pourquoi ces carrosses passent; ou du moins qu'elle doit etre un presage ä tout le quartier, en se montrant ä sa fenetre, qu'il passera bientôt des carrosses... » En fait — et seuls doivent compter les faits positifs — il n'est pas arrive plus de malheurs que d'ordinaire dans les années qui ont suivi les comětes; il y a des malheurs sans comětes, et des comětes sans malheurs. Confondre une relation de cause ä effet avec une concomitance, c'est déraisonner ; affirmer une concomitance en dépit des faits, c'est mentir. Paix aux comětes ! Elles n'ont rien ä voir avec les hommes ; seules la vanité, la sottise, puis la paresse, toutes les puissances d'erreur, ont pu s'imaginer qu'elles s'occupaient de nous. A ces raisonnements, tout chrétien éclairé souscrit sans peine. Mais Bayle n'a pas fini ; il n'a jamais fini ; quand on croit sa demonstration terminée, il remplit et enfle de nouveaux chapitres; quand le livre est termine, il en commence un autre. Nous n'en sommes encore qu'au debut. 1 Lettre ä M. L A. D. C, docteur de Sorbonne. Oú il est prouvé par plusieurs raisons tirées de la Philosophie et de la Theologie que les Comětes ne sont point le présage ďaucun malheur..., 1682. — Pensées diverses écrites á un docteur de Sorbonne á ľoccasion de la Coměte qui parut au mois de décembre 1680..., 1683. — 3" éd., 1699. — Addition aux Pensées diverses .sur les Comětes..., 1694. — Continuation des Pensées diverses, 1705. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 110 Vous ne croirez pas ä la puissance des comětes, meme si des peuples entiers en ont porté témoignage, meme si des millions ďhommes ľont affirmée, meme si eile a obtenu le consentement universel... Le consentement universel, la preuve qu'on avance aux incrédules quand on veut leur prou ver ľexistence de Dieu, voilä ce que Bayle recuse. Et pareillement, il recuse la tradition, ä laquelle les croyants attribuent le pouvoir de maintenir et de perpétuer les vérités de foi. « Je le dis encore un coup : c'est une illusion toute pure de prétendre qu'un sentiment qui passe de siěcle en siěcle et de generation en generation ne peut etre entiěrement faux. » Le debat s'éleve encore. Bayle sort ľargument qui lui est le plus eher, qui lui parait le plus original et le plus nouveau : que si les comětes étaient un présage de malheur, Dieu aurait fait des miracles pour confirmer ľidolätrie dans le monde... II se passionne, il s'enflamme ; il devient eloquent, et presque lyrique : ah ! n'allons done pas, dans notre faiblesse et dans notre ignorance, recourir ä ľidée du miracle chaque fois que nous sommes embarrasses devant l'explication d\in fait ! Le miracle répugne ä la raison. II n'y a rien de plus digne de la grandeur de Dieu que de maintenir les lois générales par lui-meme établies; rien de plus indigne, que de croire qu'il intervient pour en violer le cours, et ä quels propos ? A propos ďévénements aussi menus, aussi infimes en comparaison de ľordre universel, que la naissance ou la mort d'un roi ! Plus on étudie ľhomme, plus on connait que I'orgueil est sa passion dominante, et qu 'il affecte la grandeur jusque dans la plus triste misěre. Chétive et caduque creature qu'il est, il a bien pu se persuader qu'il ne saurait mourir sans troubler toute la nature, et sans obliger le Ciel ä se mettre en nouveaux frais, pour éclairer la pompe de ses funérailles. Sötte et ridicule vanité. Si nous avions une juste idée de ľUnivers, nous comprendrions bientôt que la mort ou la naissance d'un Prince est une si petite affaire, en é gard ä toute la nature des choses, que ce n'estpas la peine qu'on s'en remue dans le Ciel. Nous dirions avec celui de tous les Philosophes de ľancienne Rome qui a eu les plus sublimes pensées (Sénéque), qu'ä la vérité les soins de la Providence descendent jusques ä nous, et que nous y entrons pour notre part, mais que leur but est bien autrement considerable que notre conservation, et qu 'encore que les mou vements des cieux nous opponent de grandes utilités, ce n'est pas ä dire pourtant que ces vastes corps se meuvent pour I'amour de la terre ;. Le consentement universel, la tradition, le miracle : Bayle continue. L'opinion qui fait prendre les comětes pour des presages de calamités publiques, est une vieille superstition des paíens, qui s'est introduite et conservée dans le Christianisme. Car enfin, beaucoup d'erreurs du paganisme se sont maintenues ä travers les siěcles, et il est facile de les retrouver dans les usages, les ceremonies, et jusque dans les croyances des Chretiens. Allons plus loin : Dieu ne s'est pas propose, en retirant les paíens de leurs téněbres, de les rendre meilleurs philosophes, de leur apprendre les secrets de la nature, de les Pierre Bayle, Pensées diverses... ä ľoccasion de la comete..., 1683, § 83. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 111 fortifier de telle sorte contre les préjugés et les erreurs populaires, qu'ils fussent incapables ďy tomber. Revelation ou non, le fond de notre nature, sujette ä une infinite ďillusions, de préjugés, de passions et de vices, subsiste toujours; les chrétiens tombent dans les memes désordres, oú tombent les au třes hommes. Allons plus loin encore : il pourrait bien se faire que la religion, au lieu de dissiper les téněbres, les eůt accrues « pour revenir aux dispositions superstitieuses que le Diable a trouvées dans l'esprit humain, je dis que cet ennemi de Dieu et de notre salut a tellement poussé ä la roue, et tellement profite de ľoccasion pour faire ce qu'il y a de meilleur au monde, savoir de la religion, un amas d'extravagances, de bizarreries, de fadaises, et de crimes enormes; qui pis est, qu'il a précipité les hommes par ce penchant-lä, ä la plus ridicule et ä la plus abominable idolätrie qui se puisse concevoir 1. » L'idolätrie est peut-etre le caractěre de tou tes les religions du monde ; eile est trěs évidemment le caractěre present de la religion. Or il n'y a pas de plus grand mal que l'idolätrie : pas merne ľathéisme. On peut dire, dans l'abstrait, que l'imperfec tion est aussi contraire ä la nature de Dieu que le non-etre ; on peut, pour montrer le caractěre detestable de l'idolätrie, rassembler toutes les condamnations que ľÉglise eile-merne a prononcées contre eile; mais, de preference considérons les faits, auxquels il faut toujours revenir. Les chrétiens ne donnent-ils pas l'exemple de touš les vices ? L'immoralité la plus flagrante ne se concilie-t-elle pas, dans la pratique, avec la croyance en Dieu ? Inversement, n'y a-t-il pas des athées qui tiennent la conduite la plus vertueuse ? qui sont parfaitement sensibles aux lois de ľhonneur ? qui, sans croire ä ľimmortalité de ľäme, travaillent ä procure r ä leur nom une gloire éternelle ? On peut concevoir une société ďathées qui serait non seulement égale, mais supérieure ä une société de chrétiens. Que si, enfin, la valeur ďune idée se mesure aux héros qu'elle inspire, aux mar tyrs qu'elle suscite, ne sait-on pas que ľathéisme a eu ses héros, ses martyrs ? Ainsi Bayle, partant des innocentes comětes, aboutit ä la glorification de ľathéisme. Des continuateurs, des gens qui voulurent agir, comme lui, non plus dans les spheres philosophiques, mais sur les ämes simples, il y en eut certes: mais aucun, pas merne Toland, qui le copie quelquefois, n'égale sa force décharnée. Des contradicteurs, des advers aires, il en eut davantage encore, appliques ä le réfuter minutieusement et point par point: mais des années s'écoulent, avant qu'on trouve une pensée qui, se dégageant du detail, s'oppose fortement ä la sienne. En 1712 seulement, Élie Benoist, pasteur de ľÉglise wallonne de Delft, écrivit contre lui quelques pages qui, sans etre d'une plenitude parfaite, contiennent du moins de la substance. Avec la méthode que Bayle emploie au sujet des comětes, dit Élie Benoist, avec la méthode qui exige ľévidence absolue et recuse tout témoignage, on peut prouver qu'il n'est pas l'auteur de son Diction naire. II le dit: mais quelle preuve m'offre -t-il de sa bonne foi ? — II le jure : mais je veux de la precision Pierre Bayle, Pensées diverses... ä ľoccasion de la coměte, 1683, § 68. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 112 et de ľévidence, et il y a des serments frauduleux. — II me produira ses amis, qui déposeront qu'il est honnete homme : mais encore faudrait-il prou ver la bonne foi de ses amis. — II m'alléguera le libraire, le compositeur, le correcteur : mais je mettrai en doute la bonne foi des témoins, et de témoin en témoin, je ferai voir qu'avant que j'aie sujet de croire M. Bayle, il faut une assemblée generale de tout le genre humain... Cest qu'il y a des cas oü ľhomme doit se contenter d'une demonstration morale ; et le défaut de la méthode de Bayle est de vouloir s'étendre ä toute l'äme, et ä toute la vie. La demonstration morale, qui comporte quelques obscurités et quelques ombres, permet de choisir, de rejeter, d'agir, de vouloir. « Les demonstrations exactes sont si rares et si difficiles ä trou ver, qu'elles ne peuvent etre de nul usage dans les choses oü la nécessité de la vie impose la nécessité d'agir ; et que si on prétendait que, pour choisir, il fallüt avoir des raisons ä ľépreuve de toutes les objections qu'un subtil philosophe pourrait faire, il faudrait renoncer ä presque toutes les fonctions de la vie. Les Arts, les Sciences, les Sociétés, les Lois, le Commerce, n'ont point ďautre fondement que de semblables demonstrations. » Et la religion s'appuie sur elles 1... Ce jour-lä, toutes cométes oubliées, entre le rationalisme pur et le pragmatisme, les fiděles de lÉglise wallone de Delft, et aprěs eux touš les hommes, purent choisir. Ces belles Sibylles que Michel-Ange a representees dans la chapelle Sixtine sont des femmes inspirées de Dieu, qui, bien que paiennes, ont prédit la venue de Jésus-Christ, sa vie, ses miracles, sa mort, sa resurrection. Les Peres de ľÉglise se sont servis avec beaucoup ďavantage de leurs oracles, pour convertir les infiděles: quand les Gentils reconnaissaient, dans les livres oü sont consignés les dires des Sibylles, les mystěres de la religion chrétienne ä ľavance énoncés, ils étaient contraints d'avouer que cette religion était divine et veritable. Dix Sibylles fameuses; huit livres grecs et latins; le témoignage des grands auteurs, Virgile, Tacite, Suétone ; ľautorité des Peres, saint Justin le Martyr, saint Augustin, saint Jérôme : quelle masse imposante ! quel rempart contre le doute ! Vous remarquerez encore que les oracles ne se sont produits que jusqu'ä la naissance du Christ ; qu'ils ont cessé alors, étant devenus inutiles: ce silence miraculeux est une nouvelle preuve de leur caractěre divin. II y avait pourtant des érudits qui faisaient les difficiles. Ces livres des Sibylles sont-ils authentiques, n'auraient-ils pas été fabriqués par des Juifs messianiques ? ou peut-etre méme par des Chretiens ? Ils ont bien l'air de n'etre qu'un recueil compo site, assez grossier. Et quant aux Peres de lÉglise, leur savoir et leur sincérité ne les mettent pas ä l'abri de l'erreur. Ils man - 1 Melange de remarques critiques, historiques, philosophiques, théologiques sur deux dissertations de M. Toland, intitulées l'une, L'Homme sans superstition, et ľautre, Les Origines judaľques, par Élie Benoist, pasteur de ľÉglise wallonne de Delft, Delft, 1712. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 113 quaient de critique ; ils avaient l'esprit prévenu, et prenaient pour vraies des affirmations manifestement fausses. Ils ont été trompés; et de la meilleure foi du monde, ils ont abuse leurs lecteurs, ä leur tour. Sans respect pour la Sibylle de Delphes ou pour celie de Cumes, pour ľHellespontique, la Phrygienne, ou la Tibuttine, le savant Vossius, chanoine de Windsor, penchait pour ľattribution aux Juifs ; et Johannes Marckius, docteur en theologie de ľuniversité de Groningue, pour ľattribution aux premiers Chretiens. Vint un médecin de Hollande, nommé Antoine Van Dale, lourd et fort, qui sans tant regarder ä ľérudition, asséna deux grands coups : d'abord ces oracles ne sont que des friponneries ; et ensuite ils n'ont pas cessé aprěs la venue du Christ. Et vint un Francais, dégagé, subtil; c'était encore un de ces hommes qui font entendre au milieu des querelles les mots décisifs, et que personne dans leur parti ne peut ensuite dépasser, pour si longtemps que ľon dispute. Dans la personne de Fontenelle, quel symbole de revolution des esprits ! Ce neveu du grand Corneille ne s'at tarda guěre ä ľhéroíque ; le sublime lui paraissait etre du galimatias. II passa par la preciositě; il aima les petits vers, les építres galantes, les madrigaux, et trouva cent choses admirables ä dire sur le thěme ďun cheveu blanc qui se montre au mili eu des cheveux noirs ďune belle. II collabora au Mercure. II fabriqua des comedies, des tragedies, des operas; il erat pour son compte que ľexercice de la littérature consistait ä bien remplir, suivant des recettes fixes, des formes rigides: et cet exercice, tel quel, lui parat délicieux. De touš ces goüts, il garda plus que le souvenir ; et il fut toute sa vie, un peu, ce Cydias que La Bruyěre nous a dépeint férocement. Mais il était curieux de sa nature; et plus que curieux, avide d'arriver ä des connaissances precises et süres: mathématiques, si possible. Aucun jeu, aucun plaisir, aucune jouissance ne valaient pour lui l'analyse, la deduction, le travail d'un esprit qui de proche en proche chasse les ombres. Elle est trěs voisine de la pureté ideale de sa substance, ľintelligence de Fontenelle, ľadmirable intelligence qui comprend vite et qui comprend tout, qu'aucune image ne deforme, qu'aucun sentiment ne séduit ; on pense, ne le voyant opérer, ä un outil de dissection, acéré, et qui brille. Ajoutons cet esprit de prosélytisme dont personne n'était exempt, ä cette époque, personne n'étant encore blase. II est vrai qu'il était fort égoíste, qu'il se priva de toute colěre et de toute passion, qu'il n'aima les femmes que pour lui -méme, qu'il se garda du froid, du chaud, des courants d'air, des importuns, des amis, de tout ce qui géne, de tout ce qui use; et qu'ä force d'etre fragile, il enterra les plus robustes, et se procura tout un siěcle de vie. Mais il n'est pas vrai que, tenant la main pleine de vérités, il la garda toujours soigneusement fermée. Les proselytes ne sont pas nécessairement brayants et mal élevés; il en est de subtils et de fins, comme Fontenelle. La haine de l'erreur était si forte en lui, qu'il en oubliait sa prudence, qu'il rési stait ä la tentation du scepticisme : «il y a bien de l'erreur partout », disait-il tristement. C'est ce Fontenelle-la qui s'approche des Sibylles, et qui les regarde d'un oeil méfiant. II publie son Histoire des Oracles en 1686. II n'est pas alle Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 114 chercher trěs loin ses informations, Van Dale lui suffit; et merne il aurait pu se contenter de le traduire, tant il le trouve vigoureux et sür. Mais Van Dale est pesant, hirsute, bourré de citations, épais, décourageant ä premiere vue: mieux vaut faire sa toilette, ľhabiller joliment ä la francaise, et le rendre accessible ä touš; car «les dames, et pour ne rien dissimuler, la plupart des hommes de ce pays -ci, sont bien aussi sensibles ä ľagrément ou du tour, ou des expressions, ou des pensées, qu'ä la solide beauté des recherches les plus exactes, ou des discussions les plus profondes. Surtout, comme on est fort paresseux, on veut de ľordre dans un livre, pour etre d'au tant moins oblige ä 1'attention... » Bref il a partagé la besogne : de Van Dale vient ľérudition ; de Fontenelle viennent l'esprit, la grace, Failure dégagée, le ton incisif. Premiěrement, il n'est pas vrai que les oracles aient été rendus par des demons. Comment ľa-t-on pu croire ? Parce que toute une littérature, racontant mille faits surprenants, l'affirmait ; parce que, ces miracles une fois admis par les Chretiens, il était naturel qu'on leur donnät le plus d'emploi qu'il se pouvait; parce qu'en outre, la croyance aux demons semblait d'accord avec la philosophie platonicienne; et pour une raison plus forte que toutes les autres: la puissance du merveilleux sur l'esprit humain. Mais tout cet edifice pěche par la base : les récits sur lesquels s'appuie cette tradition fabuleuse sont apocryphes, ou contradictoires, ou si manifestement mensongers, qu'ils s'écroulent děs qu'on les examine avec l'aide de la raison. Et Fontenelle va son chemin, abattant ä droite et ä gauche : que l'opinion commune sur les oracles ne s'accorde pas aussi bien qu'on le pense avec la religion ; que les demons ne sont pas établis suffisamment par le platonisme ; que de grandes sectes de philosophies paiens n'ont point era qu'il y eüt rien de surnaturel dans les oracles; que d'autres que des philosophies ont aussi, assez souvent, fait peu de cas des oracles; que les anciens Chretiens eux-memes n'ont point trop era que les oracles fussent rendus par les demons. Partout oü on affirmait, il doute, il nie : et il dit toujours pourquoi. Étant bien démontré que les oracles étaient corrompus ; qu'on les établissait suivant les désirs des puissants; que les přetřes paiens employaient toute sorte d'artifices pour les imposer ä la crédulité publique ; qu'ils étaient ambigus et par consequent sans valeur; qu'ils viennent de la fourberie humaine et non pas d'une intervention divine : il est faux, secondement, qu'ils aient cessé avec la venue du Christ. Beaucoup se sont produits aprěs cette date ; et si enfin ils ont cessé de se faire entendre, e'est qu'ils portaient en eux une cause de ruine; une cause logique, indépendante du pouvoir divin :ľévidence merne de leur faus seté. «Les crimes des přetřes, leur insolence, divers événements qui avaient fait paraítre au jour leurs fourberies, ľincertitude et la fausseté de leurs réponses, auraient done enfin décrédité les oracles, et en auraient causé la ruine entiere, quand merne le paganisme n'aurait pas du finir. » En somme, il n'y a rien de surnaturel dans toute cette histoire ; eile s'explique par ľigno rance des uns, par ľimposture des autres. Le surnaturel: voilä le recours le plus ordinaire de ľhomme, et le plus faux, et le plus décevant. Nous courons ä la cause, et nous passons par-dessus la vérité Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 115 du fait; d'oü notre erreur ; et le reměde tient dans une formule que nous devrions toujours avoir présente ä ľesprit : Assurons-nous bien du fait avant que de nous inquiéter de la cause. Qui ne connaít ľhistoire de la dent d'or, si plaisante, si vive dans son tour, et si chargée de sens ? Relisons-la, sa valeur est éternelle; et la relisant, songeons ä ľéclat qu'elle eut dans sa premiere apparition. Fontenelle, en ayant Fair de se jouer, touche aux plus grands intérets humains : ä la science, ä ľhis toire, ä la religion : En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées ä un enfant de Silésie, ägé de sept ans, il lui en était venu une d'or ä la place ďune de ses grosses dents. Horstius, professeur de médecine en l'Université de Helmstad, écrivit en 1595 ľhistoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoy ée de Dieu ä cet enfant pour consoler les Chretiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux Chretiens, ni aux Turcs. En la merne année, afin que cette dent d'or ne manquät pas d'historiens, Rulland us en écrit encore ľhistoire. Deux ans aprěs, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et dočte réplique. Un autre grand homme nommé Libavius ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute un sentiment particulier. II ne manquait autre chose ä tant de beaux ouvrages, sinon qu 'il füt vrai que la dent était d'or. Quand un orfěvre I'eut examinee, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée ä la dent ave c beaucoup d'adresse, mais on commenca par faire des livres, et puis on consulta I'orfevre. Rien n'estplus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matieres. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n 'avons pas les principes qui měnent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accom -modent tré s bien avec lefaux. De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver et froids en été; de plus grands physiciens ont trouvé depuispeu que cela n'étaitpas. Les discussions historiques sont encore plus susceptibles de cette sorte d'erreur. On raisonne sur ce qu'ont dit les historiens; mais ces historiens n'ont-ils été ni passionnés, ni crédules, ni mal instruits, ni négligents ? II en faudrait trouver un qui eüt été spectateur de toute chose, indifferent et appliqué. Surtout quand on écrit des f aits qui ont liaison avec la religion, il est assez diffcile que, selon le parti dont on est, on ne donne ä une fausse religion des avantages qui ne lui sont point dus, ou qu 'on ne donne ä la vraie de faux avantages dont eile n'apas besoin. Cependant on devrait étrepersuade qu'on ne peut jamais ajouter de la vérité ä celie qui est vraie, ni en donner ä celles qui sont fausses... Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 116 Le debut semble n'etre qu\ine aimable raillerie ; le ton peu ä peu devient grave. La pensée, profonde sous ses airs désinvoltes, rejoint celle que Bayle avait exprimée ä propos des comětes; la parenté se distingue aisément. Cest le merne appel ä une plus vaste audience que celie des philosophes et des théologiens, avec la merne volonte de dénoncer la faiblesse de la nature humaine, premiere cause de ľerreur ; et ľaveuglement de la tradition, qui recueille ľerreur, la fortifie, et la rend invincible. Une sottise nait : les Anciens la croient, et ľaccréditent ; nous la croyons les yeux fermés, sur la foi des Anciens. Le mécanisme est toujours le merne : persuadez ä une demi-douzaine de personnes que le soleil ne fait pas le jour, cela suffit: des nations entiěres finiront par en etre convaincues. Comme Bayle, Fontenelle déteste ľautorité ; le consentement universel lui paraít particuliěrement absurde, si on l'invoque comme une preuve de vérité : qu'une fable soit acceptée par cent personnes ou par cent millions, pendant une année ou pendant des siěcles, eile reste toujours une fable. Comme Bayle, il répugne au miracle; et comme Bayle enfin, il se refuse ä trou ver une difference spécifique entre les paíens et les chrétiens: le christianisme n'a pas fait préfigurer ses vérités chez les paíens, et les paíens ont légué aux chrétiens leurs erreurs. Sybarite de ľesprit, et presque trop sage, trop ami des petits bonheurs paisibles pour appeler sur sa tete la colěre des dieux, il ne combat pas ä grand bruit, mais il combat. II sait qu'il existe ä Bologne une Academie des Sciences qui s'appelle ľAcadémie des Inquiets : les Inquiets, c'est bien cela, le nom convient « aux philosophes modernes qui, n'étant plus fixes par aucune autorite, cherchent et chercheront toujours ». II fait partie de ces Inquiets. II a, comme ceux de sa troupe, la conscience d'une mission difficile ä remplir : pour rejeter sans examen une opinion nouvelle, ou pour accepter une opinion commune, point n'est besoin de faire usage de sa raison ; mais quitter une opinion commune, et se mettre du parti de la nouveauté, voilä qui est difficile et méritoire : «il faut des forces pour résister au torrent, mais il n'en faut point pour le suivre. » Aux croyants, il dénie tout; aux incroyants, il donne tout; comme dans cette maxime : « Le témoignage de ceux qui croient une chose établie n'a point de force po ur ľappuyer ; mais le témoignage de ceux qui ne la croient pas a de la force pour la détruire. Ceux qui croient peuvent n'etre pas instruits des raisons de ne pas croire ; mais il ne se peut guere que ceux qui ne croient point, ne soient pas instruits des raisons de croire... » Plus ancienne encore, plus profondément enracinée, plus vulgaire, était la croyance aux sorciers. Étres abominables: ils se rendent au Sabbat sur ďétranges montures ; ils festinent avec le Malin. Comme dit un contemporain, par leurs sortileges ils empechent un marí de caresser sa femme ; ils corrompent aussi les filles sages et vertueuses par un charme qu'ils mettent dans ce qu'elles doivent boire ou manger. Ils empoisonnent les bestiaux, ils font périr les biens de la terre, mourir les hommes en langueur, blesser les femmes grosses; et cent autres maux... II y en a d'autres encore plus mediants: ce sont les magiciens. Ils ont des conversations familiěres avec le Méchant Esprit; ils le font voir ä ceux qui en ont la curiosité sous telies Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 117 figures qu'ils veulent. lis ont des secrets pour faire gagner au jeu, et enrichir ceux ä qui ils les donnent. lis devinent ce qui doit arriver ; ils ont le pouvoir de se metamorphoser en toute sorte d'animaux et de figurer les plus horribles ; ils vont en certaines maisons faire des hurlements melés de cris et de plaintes effroyables, ils y paraissent tout en feux plus hauts que des arbres, trainant des chaines aux pieds, portant des serpents dans la main ; enfin ils épouvantent tellement les gens qu'on est oblige ďaller chercher les přetřes pour les exorciser... II y en a beaucoup : en Amérique, chez les sauvages; chez les Lapons. Les sorciers lapons, ay ant fait pacte avec le diable, sont capables d'arreter un navire dans sa course, et de changer la face du ciel. Ils frappent longtemps sur un certain tambour magique, entrent en transe, restent la face contre terre sans mouvement, tandis que leur esprit sort de leur corps, et part au lointain. En Laponie, vous rencontrez des sorciers autant dire ä chaque pas. N'allez pas si loin. Et par exemple dans la vieille Angleterre, ä Tedworth, se trouve une maison d'ou le propriétaire a chassé un joueur de tambour : or cet homme revient par sorcellerie, et fait entendre des roulements affreux, et autres bruits diaboliques. Le fait est certain. Un clergyman, Joseph Glanvill, s'est rendu dans la maison, ľa visitée de fond en comble : il a entendu les bruits, et n'a vu personne. Ceux qui récusent ce témoignage de ľexistence du diable et de son pouvoir, sont des incrédules, des impies, et des saducéens. La secte saducéenne progresse en Angleterre, et ouvre la voie ä ľathéisme, en faisant douter de ľexistence ďun esprit infini ; mais les gens de bonne foi ne pouvant nier les méfaits du spectre de Tedworth, la flétriront comme il convient. De sorte que la question, non pas nouvelle mais cent fois reprise, était encore capable de troubler les esprits. Diableries, qu'etes-vous au juste ? Les jeux ďesprits infernaux, de mauvais anges partout répandus, qui se pi aisent ä tourmenter les hommes et ä les induire en tentation ? Ou bien les manifestations multiples et diverses du pouvoir cynique du démon, du meme démon qui, ayant transporte Jésus-Christ sur le haut d'une montagne et lui ayant montré touš les royaumes de la terre, voulut le tenter ? Ou bien n'etes -vous qu'un reve mauvais, qu'une illusion des hommes ? que le produit d'une imagination qui s'échauffe, maitresse de mensonge ? II fallait done, pour la troisiěme fois, entreprendre la lutte ; ou pour mieux dire, intervenir d'une facon decisive, si l'on pou vait, dans un debat qui paraissait interminable et qu'enfin on terminerait. Et meme il importait d'intervenir avec d'autant plus d'énergie, qu'il ne s'agissait pas seulement de vérité ou d'erreur, mais d'acc usateurs et d'accusés, de tribunaux, de juges, de victimes. Si certains pays ďEurope tendaient ä ľindulgence, défen daient qu'on intentät des proces contre de pauvres hěres suspects de commerce avec le diable et par ailleurs innocents de tout crime ; si, en 1672, une declaration du Roi de France avait interdit aux tribunaux d'admettre les simples accusations de sorcellerie: d'autres nations, au contraire, continuaient ä Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 118 poursuivre avec toute rigueur magiciens, nécromants, possédés, ä les envoyer ä la prison, ä la torture, ä la potence, au bücher. Un Hollandais, puis un Allemand, Balthazar Bekker, puis Christian Thomasius, avec plus de vigueur que touš les autres, incarněrent ici ľeffort victorieux des rationaux. Physionomie originale que celie de Balthazar Bekker: on voyait émerger de son rabat blane un grand menton carré, une vaste bouche, un énorme nez, des yeux brillants sous des sourcils épais. Original, son caractěre ne ľétait pas moins. Ce pasteur, qu'il le voulüt ou non, était sous ľinfluence de Descartes, qui lui avait appris ä penser clairement, droitement. Une aventure ľavait ä jamais dégouté du jugement des autres hommes : comme il exercait son ministěre en Frise, il avait écrit un catéchisme qui avait été condamné par plus de deux cents pasteurs assembles, sans qu'il y en eüt un seul, expliquait-il, qui püt justifier cette condamnation. Par la suite, ce merne livre avait été approuvé deux fois, alors qu'il n'y avait apporté aucun changement doctrinal. Comment ne pas conclure, apres cela, qu'un vrai chrétien, et surtout un docteur, doit tenir pour nul et non avenu le jugement ďautrui, et ne demander qu'ä lui -merne la regle de sa foi ? Désormais, il n'aurait plus qu'une mission, outre le soin de ses ouailles : dénoncer les erreurs, démasquer les mensonges. II ne suivrait les traces de personne, il n'écouterait merne pas les savants, prompts ä s'incliner devant les reputations acquises, et pleins de préjugés. II tächerait de rendre les hommes plus sages, bien qu'ä vrai dire il y en ait tres peu qui désirent sincěrement amender leur esprit: il est si commode de croire et d'agir comme tout le monde, de répéter une opinion qu'on entend exprimer tous les jours ! il est si facile de suivre la foule ! il est si difficile d'examiner ! Comme Toland, Balthazar Bekker est intoxiqué de raison. Du moins est-il vaillant, sincere, actif; il a dans ľesprit cette ardeur rebelie qui est nécessaire aux croisades de ľesprit. Partant ä la rencontre des préjugés, il n'a pas de peine ä en trouver, nombreux. II commence par innocenter, lui aussi, les cometes: mais c'est le diable qui ľintéresse surtout. Le diable obsede sa pensée, haňte ses sermons, jusqu'ä ce qu'il ľexpulse enfin dans un gros livre qu'il publie ľannée 1691 : De betooverte Wereld; Le monde enchanté. II va désenchanter le monde... II commence ďune vive allure. La croyance au diable et ä son pouvoir, aux suppôts du diable et ä leurs crimes, ne tient pas devant les lumieres naturelles. Qu'on remonte ä ľorigine de cette croyance ; qu'on suive son développement ä travers les äges et dans tous les pays, on s'apercevra qu'elle est de source paíenne, qu'elle a infecté le Christianisme ; et bien que les pro-testants, depuis qu'ils se sont séparés des papistes, en soient partiellement délivrés, eile ne laisse pas de les abuser encore. N'allez pas dire qu'ele soit fondée sur ľÉcriture : sur ľÉcriture interprétée par les Peres de lÉglise, peut -etre ; mais non pas sur ľÉcriture interprétée rationnellement, interprétée par lui, Balthazar Bekker. Par exemple : ľÉcriture parle des anges, mais comme eile ne dit rien de leur nature, de leur essence, on peut admettre qu'elle designe des hommes, charges par Dieu d'une mission particuliěre, et doués, en Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 119 consequence, d'un pouvoir special. Elle parle d'esprits malins, mais ici encore eile designe des hommes, des hommes pervers. Elle rapporte la tentation d'Adam, mais dans le récit de Moise, il n'est rien dit qui doive porter ä conclure que le diable lui-meme puisse agir immédiatement sur les ämes et sur les corps. Elle rapporte la tentation de Jésus-Christ, eile ne nous dit pas que le démon ne fut pas un méchant homme, tout simplement. Elle rapporte que Jésus-Christ a guéri des possédés, mais on avait coutume ďattribuer aux demons les plus dangereuses maladies, et merne ďappeler les maladies, des demons. Jésus-Christ n'a pas change les facons de parier qu'on avait de son temps ; de sorte que la guérison des Daemonia n'était pas proprement une expulsion de diables, mais la guérison de maux trop reels. Bref, «lÉcriture considérée dans le fond et sans prevention n'attribue point au diable cette puissance et ces operations que la prevention des commentateurs et des traducteurs leur fait reconnaitre en lui... » De nos jours, les magiciens, enchanteurs, ou sorciers, ont été de forts méchantes gens, dont la doctrine et les moeurs étaient trěs corrompues ils n'ont eu aucune communication particuliěre avec le diable. Balthazar Bekker fut réprouvé par son Église, et mourut sans changer d'avis. II avait eu soin de faire traduire son livre en francais, sous ses yeux, pour éviter les versions frauduleuses et inexactes qui ne manquent jamais d'exploiter les oeuvres ä sue cěs. La precaution n'était pas inutile, et le livre, sous cette forme francaise, circula largement. On le traduisit aussi en anglais, en allemand ; il fut lu dans toute ľEurope. Cependant le pays oü les sorciers se voyaient poursuivis avec le plus de dureté et d'obstination était alors l'Allemagne. II n'y avait pas si longtemps qu'était mort un juriste fort renommé, un de ces hommes redoutables qui sont sürs de tenir toute vérité, toute justice, et qui condamnent impitoyablement leurs frěres, pour leur bien : Benoit Carpzow se vantait, dit-on, d'avoir lu cinquante-trois fois la Bible d'un bout ä l'autre, d'a voir fidělement communié au moins une fois par mois, et d'avoir consacré sa vie ä renforcer la procedure et ä aggraver les peines contre les sorciers: il en avait condamné ou fait condamner quelques milliers. Or, une generation plus tard, cette meme Allemagne devait produire ľhomme le plus capable de lutter contre cette barbarie, Christian Thomasius : son evolution meme est un signe des temps. A Leipzig, oü il était né en 1655, il avait été élevé dans les bonnes doctrines, comme il convient au fils d'un respectable professeur. II avait appris ä penser suivant Aristote et ä croire selon les pasteurs, durs gardiens de l'orthodoxie. Lorsque ä vingt ans, il eut termine ses etudes et gagné Francfort pour y professer ä son tour, il savait ce qu'il devait faire pour défendre l'autorité et pour maintenir les traditions qui ne laissent place ni ä la liberie dans l'exercice de l'esprit, ni ä l'indulgence dans la pratique de touš les jours. Mais voici qu'en ľannée 1675, il lut les livres de Pufendorf, qui, distinguant le droit naturel du droit divin, laícisait les études juridiques: et ce fut pour Thomasius une revelation. La doctrine du droit naturel, qu'il avait combattue sans bien la connaitre, fut son Credo ; il remonta jusqu'aux Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 120 principes qui l'inspiraient, et de dogmatique devint révolutionnaire. Plus de croyance aveuglément recue ; quand j'examinerai une doctrine, je ne me demanderai plus quelle est la reputation, quel est le rang de celui qui la soutient, mais quel degré ďévidence eile présente ; j'étudierai les arguments, pour et contre ; et je me déciderai suivant mes propres lumiěres. Au lieu de rester le sujet obéissant des dictateurs de la pensée, je serai comme ces héros de ľanti quite qui prenaient les armes contre le tyran qu'ils avaient servi, pour le triomphe de la liberie... II était naturellement apre, ami de la bataille, des disputes rageuses, des vives querelles, des clameurs qui, partant de ľUniversité, remplissent la ville. II pratiquait avec joie les ruses de guerre qui déroutent un ennemi trop confiant dans son pouvoir, et décontenancent la majesté routiniěre par des traits irrespectueux, par la plaisanterie, par la satire ; il ne détestait merne pas cette reputation scandaleuse qui fait que les gens disent, au passage : Celui-ci est Christian Thomasius, qui n'a peur de rien. A Leipzig, ou il revint en 1680 comme privat docent il se donna beau jeu ; son enseignement prit vite un air de nouveauté provocante. II disait que la métaphysique était vide ; qu'il fallait laisser aux théologiens la theologie ; que seules deux sciences comptaient: la logique et ľhistoire, parce que la premiere enseigne ä penser droitement, et que la seconde donne d'utiles exem ples, soit ä éviter, soit ä suivre; que la connaissance doit etre un instrument ďutilité pratique, positive, immediate, que le droit doit etre social. II combattait les préjugés, source de touš les maux ; les préjugés venaient de ce qu'on faisait avaler aux enfants et aux adolescents toute sorte ďerreurs pitoyables, sans en appeler ä leu r raison ; et encore, de la légěreté avec laquelle les hommes acceptent tout ce qu'on leur donne ä croire. Enfin, il répétait ses theories trěs chěres: autre chose la lumiěre naturelle, autre chose la Revelation; la theologie est de l'ordre de ľÉcriture Sainte, la philosophie de l'ordre de la Raison ; la theologie s'occupe du salut des hommes dans le ciel, la philosophie, de leur bonheur sur la terre, qui est plus pressant. Les maítres de ľUniversité ne tolérěrent pas ces hardiesses : Thomasius corrompait ľesprit des jeunes gens, les menant ä ľathéisme. Ils ľattaquerent : il répondit. Enveloppé dans sa tóge professorale, engoncé dans la vaste perruque dont les boucles retombaient sur ses épaules, grand et fort, il était solide comme une tour, et les coups ne ľébranlaient pas. Dissertations qu'on lui asséna, libelles, menaces, comparution devant les dignitaires académiques, suspension de ses cours, excitaient sa verve. II avait de temps en temps des trouvailles de génie ; comme le jour, reste fameux dans les annales des Universités allemandes, oú il afficha le programme de ses lecons non pas en latin, mais en langue vulgaire. Et quel sujet! Comme il voulait agir sur les étudiants, et former non pas des avocats ou des juges, mais des etres pensants, il se proposait ďétudier le type humain que Baltasar Gracian a offert au monde : le héros. Sur quoi il rencontrait un autre type humain, ľhonnete homme ; et la civilisation francaise, maítresse ďhumanité : dans sa lecon inaugurate, il se demandait jusqu'ä quel point les Allemands doivent imiter les Francais. Les étudier, certes ; lire leurs grands livres, comme la Logique de Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 121 Port-Royal; connaitre leur langage, qui implique tant de nuances délicates de psychologie. Mais non pas les imiter, comme des plagiaires et comme des singes ! Les Francais nous surpassent en science, en goüt, en politesse : au lieu de les suivre bassement, piquons-nous ďémulation ! Progressons, rougissons d'etre mis par ces orgueilleux au merne rang que les Barbares moscovites ; montrons-leur de quoi les Germains sont capables; c'est dans nos propres mains que se trouve notre avenir. Au fort de la bataille, il riait; car, dit Gracian, ľhumeur joviale est une perfection plutôt qu'un défaut, quand il n'y a point d'exces : un grain de plaisanterie est un bon assaisonnement. II assaisonnait le rationalisme de gros grains de plaisanterie, en publiant, en 1688, un journal de sa facon : nouvelle alerte pármi les doctrinaires. Un journal rédigé non pas en latin, comme les Acta eruditorum, gloire de la ville de Leipzig, mais en allemand : Thomasius y tenait. Un journal frivole et sérieux, futile et raisonnable, qui parlait des livres sévěres et des livres gais; un journal se recommandant d'un maitre qui avait été lui-meme raison et ironie : Erasme. Tant et tant qu'en 1693, il dut enfin quitter Leipzig : la vie de ces opposants comporte de telies traverses. II se rendit ä Berlin. C'était le temps oü Frederic III de Brandebourg allait transformer l'Académie des nobles, ä Halle, en Universitě et oü celle-ci allait devenir un grand centre ďactivité intellectuelle. Christian Thomasius y trouva sa place; il fut ľhomme de l'institution. son créateur veritable et son animateur. Ce fut la qu'il en vint ä s'occuper du diable. Comme il s'évertua ! Comme il multiplia les arguments, soit qu'il reprit quelques-uns de ceux de Bekker, soit qu'il en inventät de son era ! Ni les faits, ni lÉcriture Sainte bien interprétée, ni le bon sens, ni la raison, ne permettent de laisser subsister cette superstition : Satan apparaissant ä un homme, sous une forme animale ou humaine; la conclusion d'un pacte ; le sorcier, en échange de son äme, recevant un pouvoir maléfique sur les hommes et sur les choses. Tantôt Thomasius s'ingénie : cette absurde image, eile vient des livres, et des livres de piété. C'est la que les catholiques ont vu, děs leur enfance, le diable sous la forme d'un monštre ; c'est la que les luthériens ont vu, děs leur enfance, le diable sous la forme d'un moine ; et ses pieds étaient fourchus; et ses cornes percaient le fond de son capuchon. Tantôt il s'indigne : on devrait penser qu'apres Luther, aprěs la dénonciation de tant de fables, romaines et papistes, les Réformés seraient délivrés de cette absurde croyance; or eile survit dans l'op inion vulgaire, voire eile fait des progres chez les protestants, et en particulier chez les luthériens. Quelle indignité ! Mais ce n'est pas seulement le philosophe qui parle ; c'est le professeur de droit, c'est l'avocat, qui a eu ä défendre les sor ciers dans des proces criminels. II y a en S axe des lois, et des lois récentes pour declarer que quiconque, au mépris de la foi chrétienne, fera un pacte avec le diable, merne s'il ne cause aucun dommage ä autmi, sera livré au feu jusqu'ä ce que la mort s'ens uive. Ah ! que par le progres de la philosophie cartésienne, par le progres de la raison, juristes et théologiens allemands cessent de tomber dans une erreur qui Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 122 mene au crime ! La note la plus originale donnée par Thomasius est peut-etre cette intervention pratique : il prend ici, dans le concret, la defense de la justice et de ľhumanité. En 1709, il eut la joie de refuser une chaire que ľUniversité de Leipzig, repentante, lui offrait. A Halle il était fixé, ä Halle il mena les derniěres années ďune longue vie, ä Halle il mourut, en 1728 : glorieux initiateur de Y Aufklärung allemande, héros du grand combat mené pour les lumiěres. II n'est pas nécessaire de creuser profond dans les consciences pour y trouver la superstition, toujours prete ä affleurer. La Brinvilliers, la Voisin, ne sont pas seulement des empoisonneuses on les tient aussi pour sorciěres. En 1680, on arrete et on emprisonne un des plus grands personnages du royaume de France, le maréchal de Luxembourg : il a, dit-on, fait pacte avec le diable. On n'en finit pas de discuter sur les possédées de Loudun, vieille histoire ; et autres du merne genre. En 1692, un manieur de baguette, Jacques Aymar, fait découvrir des assassins. II devient célěbre, sa baguette de coudrier vibre en presence des voleurs, des jeteurs de sorts; il exploite son personnage, se parne, entre dans des transes: on le demande partout, c'est la curiosité du jour. II n'est pas le seul ; ä Toulouse, en Dauphine, en Picardie, dans les Flandres, on n'entend parier que de prou esses analogues; des cures, des religieux, des enfants, des femmes, devinent la presence de ľeau, ou de ľor. S'agit -il de la France seulement ? II s'agit aussi de l'Allemagne, oü l'on se sert de la baguette pour remettre des os disloqués, pour guérir des plaies, pour étancher des hémorragies; et encore de la Boheme, de la Suěde, de la Hongrie, de ľltalie, de lEspagne : « Zahuris, c'est ainsi qu'on nomme certains hommes en Espagne qui ont la vue si subtile, ä ce qu'on pretend, qu'ils voient sous la t erre les veines ďeau, les métaux, les trésors et les cadavres. Ils ont les yeux fort rouges 1... » En Egypte, la baguette de coudrier fait «sortir ľeau qui incommode les animaux enflés». II y a, dans toutes ces histoires, de nombreuses impostures. Mais comme il est incontestable qu'en certains cas, la baguette se met ä bouger sans qu'on puisse soupconner la bonne foi de celui qui la tient, on attribue ses mouvements mystérieux aux artifices du démon. — Tout ce trouble, sans prejudice des magiciens de toute espěce ; et les nécromants; et les devineresses; et les cartomanciens... Mais partout se manifeste, aussi, la reaction du bon sens. Les livres que l'on écrit pour et contre Jacques Aymar ? Mais c'est, ni plus ni moins, ľhistoire de la dent d'or qui recommence ! « Aprěs deux petits livres déjä imprimés sur ce sujet, Vallemont en fit un troisiěme, contenant six cents pages in-12, pour expliquer mécaniquement le tournoiement de la baguette divinatoire. M.P. de l'Oratoire le réfuta, et prouva fort bien que la baguette ne pouvait tourner sans l'intervention du diable. Enfin, aprěs ces beaux livres, il se trouva que Jacques Aymar était un fripon que M. le Prince fit chasser... Ce Pierre Bavle, Dictionnaire, art. Zahuris Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 123 qui est le plus plaisant pour un philosophe dans cette histoire, c'est que Vallemont assure au commencement de son livre que ľaventure de la dent d'or rapportée par M. Van Dale ľa rendu sage, et que, avant d'entrepren dre l'explication du prodige, il s'est assure de son existence ! » Ainsi raille Dubos en écrivant ä Bayle, le 27 avril 1696. Brossette, qui a vu, de ses yeux vu, ľhomme prodigieux, et qui est encore sous son impression lorsqu'il s'épanche auprěs de son ami Boileau, est tenté d'etre crédule. « Lyon, ce 25 septembre 1706. — Je vis hiers céans un homme dont les qualités, ou si vous voulez les dons naturels, ne sont pas si faciles ä expliquer. C'est le fameux Jacques Aymar ou ľhomme ä la baguette, qui est un paysan de Saint-Marcellin en Dauphine, ä quatorze lieues de Lyon. On le fait venir quelquefois en cette ville pour y faire des découvertes. II m'a dit des choses surprenantes touchant sa faculté divinatrice pour les sources, les bornes déplacées, ľargent caché, les choses volées, les meurtres et les assassinats. II m'a expliqué les douleurs violentes et les convulsions qu'il souffre quand il est sur le lieu du crime, ou proche des criminels. D'abord tout son coeur s'émeut par une ardente fiěvre, le sang lui sort par la bouche avec des vomissements, et il tombe en pämoison. Tout cela lui arrive sans merne qu'il ait dessein de rien chercher, et ces effets dependent moins de sa baguette que de son corps meme. Si vous etes curieux d'en savoir davantage, je puis vous satisfaire... » Non, Boileau n'a pas en vie d'en savoir davantage, la description que lui envoie son ami le laisse insensible ; et il répond, bourru : « A Auteuil, 30 septembre 1706. — En vérité, mon eher Monsieur, je ne saurais vous cacher que je ne puis concevoir qu'un aussi galant homme que vous a pu donner dans un panneau si grossier, que ďécouter un m isérable dont la fourbe a été ici entiěrement découverte, et qui ne trouverait pas merne présentement ä Paris des enfants et des nourrices qui daignassent ľentendre. C'était au siěcle de Dagobert et de Charles Martel qu'on croyait de pareils imposteurs, mais sous le regne de Louis le Grand, peut-on preter l'oreille ä de pareilles chiměres, et n'est -ce point que depuis quelque temps, avec nos victoires et nos conquetes, notre bon sens s'en est aussi alle ? » — Le bon sens veille, au contraire. « L'on m'a ass uré qu'il se trouvait plusieurs personnes dans Paris qui faisaient profession de deviner et qui gagnaient de ľargent ä ce metier -lä. Je n'en suis point surpris. II y a tant de sots, et de toute sorte ďespěces dans cette grande ville, qu'il n'est pas étonnant qu'on y couře au devin 1. » Teiles sont les protestations individuelles des bons esprits, mais en outre un systéme s'élabore, qui, débarrassant les ämes de la superstition, attaque du méme coup la croyance ; jamais il ne se soucie de distinguer les deux concepts; toujours il les confond. Les comětes n'annoncent aucune calami té. Les oracles n'étaient que des fourberies; Dieu n'a pas inscrit ses décrets dans les fibres des animaux ; il ne les a pas confiés ä des insensés, ä des fous. Si on entend par sorciers des fripons ou des malades, il y a des sorciers ; autrement, il n'y en a pas. II n'y a pas de diables; ni de Diable. II n'y a pas ďautorité sans appel. II n'y a pas de Richard Simon, Lettres, t. III, p. 51. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 124 tradition sans erreur ou sans mensonges. II n'y a pas de miracles, la nature n'étant pas complice du délire humain 1. II n'y a pas de surnaturel. Aucun mystěre n'est impenetrable ä la raison : « Voulez-vous que je vous dise, en qualité d'ancien ami, d'ou vient que vous donnez dans une opinion commune sans consulter l'oracle de la raison ? Cest que vous croyez qu'il y a quelque chose de divin dans tout ceci...; c'est que vous vous imaginez que le consentement general de tant de nations dans la suite de tous les siěcles ne peut venir que ďune espěce d'inspiration, vox populi, vox dei; c'est que vous etes accoutumé par votre caractěre de théologien ä ne plus raisonner, děs que vous croyez qu'il y a du mystěre 2. » * * * 1 Tractatus theologico-politicus, Preface 2 Pierre Bayle, Pensées diverses... ä ľoccasion de la Comete, § 8. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 125 CHAPITRE III Richard Simon et ľexégese biblique Comment lÉcriture Sainte aurait-elle été épargnée ? II était logique qu'on en vínt ä ľexaminer, ä la critiquer ; eile représentait ľautorité supreme. Quand ils pouvaient la mettre en contradiction avec elle-meme, les libertins exultaient. Par exemple : la Genese nous apprend quAdam et Ěve ont été les premieres creatures humaines ; qu'ils eurent deux fils, Cain et Abel; que Cain tua Abel; que Cain dit ä Dieu : « Mon crime est trop grand pour m'etre pardonné. Cest pourquoi quiconque me trouvera, me tuera. » Quiconque me trouvera: done, il y avait déjä des hommes, avant Adam. Depuis longtemps Isaac de La Peyrěre avait fait cette trouvaille, et les Préadamites étaient devenus les grands amis des esprits forts. Lisons ľEssai en forme de lettre qu'un maítre es arts de ľUni versité d'Oxford adresse ä un noble de Londres, en 1695 : autre genre ďattaque. Tous les peuples orientaux, tous, sans excepter les Hébreux, ont eu ľimagination mythique. De merne que ľhis toire des Perses, des Médes, des Assyriens, n'est qu'un fatras de legendes : de merne la Bible. Le Talmud contient des millions de fables. Les Arabes ont dépassé les Hébreux en fait de métaphores, comparaisons, fictions; leur Alcoran en est la preuve, ainsi que leurs nombreuses troupes de poětes, qui ensuite infectěrent ľEspagne et la Provence, de leurs histoires de chevaliers errants, géants, dragons, chateaux enchantés, et toute chevalerie... Bref lÉcriture Sainte is altogether mysterious, allegorical, and enigmatical; eile appartient ä ces fables de l'Orient, qui ne sont que des romantic hypotheses 1... Les protestants s'appliquant ä étudier le texte de la parole divine, ä le débarrasser des interpretations accumulées par le temps, trouvaient qu'il n'était pas si simple. Ils reprochaient aux catholiques leur passivité ä ľé gard de la Bible; les catholiques leur reprochaient leur audace. En fait, tout un travail ďexégěse s'était accompli de ce côté -la, comme le prouvaient les oeuvres de Samuel Bochart, ministře et professeur ä Caen, et de Louis Cappelle, ministře et professeur ä Saumur. Du côté des Juifs se produisait Spinoza, qui proposait d'in terpréter la Bible par une méthode semblable ä celie qui sert ä étudier la nature, c'était son expression ; on voit ou eile conduisait. Cette méthode consistant ä établir d'abord une histoire fiděle des phénoměnes, pour aboutir, en partant de ces 1 Two E.ssays sent in a letter from Oxford to a Nobleman in London. The first concerning some errons about the Creation, General Flood, and the Peopling of the World, in two parts. The second concerning the Rise, Progress, and Destruction of Fables and Romances. By L. P. Master of Arts. London, 1695. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 126 données certaines, ä d'exactes definitions, il fallait commencer par connaitre ľhébreu ; täche exceptionnellement ardue, puisque « les anciens grammairiens hébreux ne nous ont rien laissé sur les fondements de ce langage et sur sa théorie », et que « nous n'avons ni dictionnaire, ni grammaire, ni rhétorique hébraíques » . Nous devons en second lieu, disait Spinoza, nous soumettre au sens et ä ľesprit de la Bible, et nous accommoder ä eile, au lieu de ľaccommoder ä nos préjugés. — « La troisiéme condition que doit remplir ľhistoire de ľÉcriture est de nous faire connaitre les diverses fortunes qu'on pu subir les livres des Prophětes, dont la memoire s'est conservée jusqu'ä nous; la vie, les études de ľauteur de chaque livre ; le role qu'il a joué ; en quel temps, ä quelle occasion, pour qui, dans quelle langue il a compose ses écrits. Cela ne suffit pas, il faut nous raconter la fortune de chaclue livre en particulier, nous dire de quelle facon il a été d'abord recueilli, et en quelles mains il est successivement tombé, les lecons diverses qu'on y a vues, qui ľa fait mettre au rang des livres sacrés, comment enfin tous ces ouvrages... ont été rassemblés en un seul corps1... » Les catholiques eux-memes n'avaient-ils pas dans leurs rangs Jean de Launoy, le dénicheur de saints ? Mabillon le savant, habile ä critiquer les textes ? Merne ľabbé Fleury, ľauteur trěs orthodoxe de VHistoire ecclésiastique, dépouillait la vie de la Vierge et celie des apôtres des legendes dont on les avait ornées ä plaisir : tel était ľesprit du temps. Mais toutes ces tendances ne se polarisěrent que lorsque vint un homme qui osa prononcer des mots trěs simples, et cependant décisifs comme ceux-ci: Ceux qui font profession de critiques ne doivent s'arréter qu'ä expliquer le sens littéral de leurs auteurs, et éviter tout ce qui est inutile ä leur dessein 2. Avec Richard Simon, et la publication de son Histoire critique du Vieux Testament, ľannée 1678, la critique prend conscience de son pouvoir. C'était un terme technique, ainsi que Richard Simon le marquait dans la Preface de son ouvrage : « Comme il n'a encore rien paru en francais sur ce sujet, on ne doit pas trouver étrange que je me sois quelquefois servi de certaines expressions qui ne sont pas tout ä fait du bel usage. Chaque art a des termes particuliers, et qui lui sont en quelque maniere consacrés. Cest en ce sens qu'on trou vera sou vent dans cet ouvrage le mot de Critique, et quelques autres semblables, dont j'ai été oblige de me servir, afin de m'exprimer dans les termes de l'Art dont je traitais. De plus, les personnes savantes sont déjä accoutumées ä ľusage de ces termes dans notre langue. Quand on parle, par exemple, du livre que Cappelle a fait imprimer sous le nom de Critica Sacra, et des Commentaires sur lLcriture imprimés en Angleterre sous le nom de Critici Sacri, on dit en francais, la Critique de Cappelle, les Critiques ď Angleterre » 1 Tractatus theologico-politicus, VIL 2 Histoire critique du Vieux Testament, liv. Ill, chap. XV. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 127 Cet art particulier, qui désormais pretend sortir de ľusage éru dit pour faire éclater devant tous sa puissance, possěde sa fin en soi: il établit le degré de sůreté, ďauthenticité, des textes qu'il étudie ; et il exclut tout ce qui n'est pas lui-meme, comme par exemple les considerations de beauté ä preserver, de moralitě ä sauvegarder ; s'il s'applique ä quelque livre sacré, il entend ignorer la theologie, qui n'est ä aucun degré de son ressort. II ne doit ni ľattaquer, ni la défendre ; de son point de vue, eile ne commande pas le texte ; aucune autorite ne peut faire qu'un texte ne soit pas exactement ce qu'il est. Si quelque passage se trouve contraire ä un dogme, et qu'il soit authentique, ce n'est pas le dogme qui vaut, c'est ľécrit. Si quelque passage est nécessaire ä un dogme, et qu'il soit apocryphe, qu'il tombe. S'il s'agit de 1 'Riade, de 1 'Énéide, ou du Pentateuque, les principes de la critique sont les memes ; eile recuse Y a priori ; du moment oú eile est en presence de caractěres graves dans la pierre ou inscrits sur un parchemin ou traces sur du papier, eile est souve-raine maitresse, seule maitresse de ses propres operations. Elle s'appuie sur la philologie : laquelle, ďhumble servantě, devient reine. Ce que Renan a écrit sur 1'éminente dignitě de la philologie, Richard Simon, dans le royaume des ombres, a du l'approuver car telle était son opinion. Critique et philologue, voilä ce qu'il voulait etre. Critiques, les chronologistes avaient voulu l'etre avant lui ; ils prétendaient ne connaítre, eux aussi, que la matiěre de leur art, que la supputation des temps: mais ils avaient été effrayés de leurs propres découvertes. Ce qui leur manquait le plus, c'était la conscience de la revolution qu'ils prétendaient accomplir ; et de toute maniere, ils ne s'étaient pas places ä ľintérieur merne du texte sacré. Critique, Grotius ľavait été, en annotant l'Ancien et le Nouveau Testament ; mais sans rigueur süffisante, puisqu'il avait deux fois enfreint la loi qu'il s'était prescrite; ďune part, il avait fait appel ä ľantiquité pro fane, qui n'avai t ici rien ä voir; et d'autre part, il s'était laissé guider par ses opinions personnelles : Arminiens, Sociniens, il avait choisi d'ordinaire la meilleure explication du texte, mais quelquefois aussi la version qui favorisait les Arminiens, les Sociniens. Critique, Spinoza ľavait été ; et il serait difficile de ne pas voir en lui le prédécesseur direct de Richard Simon, qui certes le discute et le recuse dans ses conclusions mais avec cette nuance de respect qu'on a pour un grand maitre. « Ne m'objectez pas que ce langage est de l'impie Spinoza, qui nie absolument les miracles dont il est fait mention dans lÉcriture. Défaites -vous de ce préjugé dont plusieurs abusent aujourďhui. II faut condamner les consequences impies que Spinoza tire de certaines maximes qu'il suppose ; mais ces maximes ne sont pas toujours fausses d'elles-memes, ni ä rejeterl. » Spinoza, inventeur de génie, n'avait pas été suffisamment philologue, et la partie constructive de son exégěse souffrait de ce défaut; Spinoza avait laissé sa métaphysique dominer sa science. Pour la premiére fois, la critique arrivait ä sa pureté, ä sa rigueur autonome, avec Richard Simon. Ni la philosophie, ni le dogme, ne pesaient sur ses decisions ; importaient seulement le manuscrit, ľencre, ľécrit ure, les caractěres, les Lettres choisies, éd. de 1730, tome IV, Lettre 12. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 128 lettres, les virgules, les points, les accents. La science profane refusait de reconnaítre ľautorité sacrée. C'était un petit homme ä la voix de fausset, qui était laid, et n'avait pas ľair intelligent : « On ne peut pas dire de lui ce qu'on a dit de quelques autres, que la nature lui avait écrit sur le visage des lettres de recommandation. » La nature ne ľavait pas favorisé non plus du côté de la naissance ou de la richesse: il était le fils ďun pauvre forgeron dieppois. Mais eile lui avait donne la passion de ľétude, une raison forte et lucide, une volonte indomptable ; et tout ä la fois, beaucoup de souplesse et ďopiniätreté. II fit ses humanités et sa philosophie chez les Oratoriens de Dieppe, suivit la pente naturelle, resolut ďentrer dans l'Ordre, et fut envoyé comme boursier au noviciát de Paris. II faillit quitter la congregation « pour quelques degoüts qu'il ne put surmonter », et serait ainsi retombé děs ses premiers pas, si un riche protecteur, ľabbé de La Roque, ne ľavait remis en chemin, lui donnant les moyens de revenir ä Paris pour y faire sa theologie. Ce fut la que sa vocation se décida. II n'était guěre humanisté ; et scolastique, pas du tout. Au contraire, ľérudition ľattirait, la moins banale, la plus d ifficile : il se mit ä étudier ľhébreu. Lorsqu'en 1662 il rentra dans l'Oratoire, on lui permit de continuer cette etude. Ici se place une des anecdotes qui ne manquent jamais ďillustrer de telies vies, et qui en symbolisent le sens. Ses camarades s'indignerent de trouver dans sa chambre des livres hérétiques, comme la Bible polyglotte de Londres, et diverses critiques des textes sacrés; ils le dénoncěrent. Or il se trouva que M. Simon avait un complice : c'était le Directeur meme de la maison, le Pere Bertad, qui tous les jours lisait avec lui les originaux de lÉcriture Sainte, et qui, ä soixante ans, s'était fait le disciple de ce tout jeune maitre. Alors M. Simon triompha. Le plus heureux temps de sa vie, peut-etre, fut celui qu'il passa dans la bibliothěque de la maison de la rue Saint-Honoré, ä dresser le catalogue des livres orientaux que possédait la congregation. Étendre et approfondir ses connaissances philologiques; aller directement aux sources; avoir autour de lui, ä portée de sa main, les meilleurs des professeurs et ä vrai dire les seuls: quelle joie de tous les instants ! Encore ne se borna-t-il pas ä la fréquentation journaliěre des imprimés, des manuscrits: il fit la connaissance personnelle de Juifs rabbinistes, notamment d'un Jon a Salvador avec lequel il lut la Bible. En 1670 — ľannée oú il fut ordonné pretre — il composa, ä sa priěre, un écrit oú il défendit la cause des Juifs de Metz, accuses d'avoir commis un meurtre rituel. Voulez-vous naviguer sur la grande mer rabbinique, disait-il, faites choix d'un pilote habitué ä cette longue et difficile traversée. Elle dura pendant des années, la traversée de cette grande mer ; il ne négligea rien de ce qui peut la rendre directe et sure; il consulta tou tes les cartes, et regarda tou tes les constellations. II tendit sa volonte ; il fit appel ä tou tes ses qualités: sa clarté, puisqu'il trouve le moyen d'etre clair jusque dans les matiěres les plus Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 129 épineuses de la grammaire; son bon sens, son discernement, sa candeur, sa penetration, sa justesse l; il puisa dans son erudition accumulée, « surtout la juive » ; enfin il se sentit pret ä donner au public son Histoire critique du Vieux Testament. « Premierement il est impossible d'entendre parfaitement les livres sacrés, ä moins qu'on ne sache auparavant les différents états oü le texte de ces livres s'est trouvé selon les différents temps et les différents lieux, et si ľon n'est instruit exactement de tous les changements qui lui sont survenus... » Aussitôt s'établissent le principe et la regle essentielle de sa méthode, il les repete, il insiste tant qu'il peut. II dit : « Je suis persuade qu'on ne peut lire la Bible avec fruit, si ľon n'est auparavant instruit de ce qui regarde la critique du texte. » De ľimportance de la philologie, voyez un exemple saisissant: supprimez un mot, un seul mot, une simple conjonction, comme or, qui ne paraít avoir en soi aucune importance: et vous favorisez une hérésie. Le troisiéme chapitre de ľÉvangile de saint Luc commence ainsi : Or Van quinze de I'Empire de Tibere... Ce qui presuppose un récit antérieur, puisque la particule or, que les grammairiens appellent adversative, marque une liaison nécessaire avec quelque chose qui precede. Dites, au contraire : « Ľan quinze de I'Empire de Tibere.. », et vous donnez raison aux anciens hérétiques Marcionites, qui ont prétendu que les deux premiers chapitres de saint Luc avaient été ajoutés ä son Évangile. A bien plus forte raison l'Ancien Testament, tout hérissé de difficultés dont le profane ne soupconne meme pas ľexistence, ne peut-il etre abordé que si l'on possěde ces regies, que si l'on est animé de cet esprit. Prenons en mains la Bible, et traitons-la sans aucune idée préconcue: comment nous apparaitra-t-elle ? Est-il possible de la considérer comme la parole de Dieu, directement inspirée, consignee par écrit et transmise jusqu'ä nous dans son etat original ? A ľexamen, répond Richard Simon, il est indéniable que les textes sacrés offrent la trace ďaltérations, de changements ; qu'ils present ent des difficultés chronologiques; qu'ils montrent, dans certains récits, ďétranges transpositions, qui peuvent porter sur des chapitres entiers. Děs lors, replacons-nous ä ľépo que oü ils ont été rédigés; essayons de connaitre et de comprendre la civilisation hébraíque. Qu'étaient les prophětes ? — Des scribes; des écrivains publics, qui avaient pour fonction de recueillir fidělement les actes de ľÉtat, et de les conserver dans des archives destinées ä cet usage. « Si ces écrivains publics étaient dans la République des Hébreux děs le temps de Moíse, comme il est fort vraisemblable, il sera aisé de satisfaire ä toutes les difficultés qu'on propose, pour montrer que le Pentateuque n'est pas de Moíse ; ce qu'on prouve d'ordinaire par la maniere dont il est écrit, ce qui semble insinuer que quelque autre que Moise a recueilli les actes et les a mis par écrit. En supposant ces écrivains publics, on leur 1 Toutes expressions de F. Spanheim, dans sa Lettre ä un ami, oü ľon rend compte ďun livr e qui a pour titre, Histoire critique du Vieux Testament, publiée ä Paris en 1678 (1679). Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 130 attribuera ce qui regarde ľhistoire de ces livres, et ä Moíse tout ce qui appartient aux lois et ordonnances: et c'est ce que lÉcriture nomme la loi de Moíse. » Et comme ces prophětes ou écrivains publics n'étaient pas seulement charges de recueillir les actes de ce qui arrivait de leur temps, et de les mettre dans les archives, mais qu'ils donnaient quelquefois une nouvelle forme aux actes qui avaient été recueillis par leurs prédécesseurs: ainsi s'expliquent les additions et les changements qui se trou vent dans les autres livres sacrés. De merne, comme ces livres ne sont que les abrégés de mémoires beaucoup plus étendus, il n'y a rien ďétonnant ä ce qu'on ne puisse pas établir sur lÉcriture une chronologie exacte et certaine. II serait ridicule, par exemple, de ne vouloir point reconnaítre ďautres rois de Perse que ceux qui sont marques dans la Bible, et de calculer le temps d'apres leur succession, puisque les écrivains publics ne parlaient que de ce qui regarde les Juifs; tandis qu'on trouve chez des auteurs profanes l'indication de plusieurs autres rois, et par consequent une chronologie beaucoup plus étendue. Songeons enfin aux injures du temps, ä la negligence des copistes; et représentons-nous les conditions materielles dans lesquelles ceux-ci écrivaient. «Comme les exemplaires hébreux étaient autrefois écrits sur de petits rouleaux ou feuilles qu'on mettait les unes sur les autres, et dont chacune faisait un volume, il est arrive que l'ordre de ces rou leaux étant change par hasard, l'ordre des choses a été aussi transpose. » Bref, Richard Simon expose ses idées avec tant d'apparente simplicitě, avec tant de force, que les profanes, effrayés d'abord de pénétrer ä sa suite dans un monde mystérieux et sacré, écoutent leur guide ďune oreille de plus en plus attentive : il possede ľart de mettre, dans ľexplication du concret, un air ďévidence logique. D'ailleurs il s'est refuse ä parier la langue des théolo -giens, et il a voulu écrire son Histoire critique en bei et bon francais. Le latin sera süffisant pour quelques disputes entre exégětes: revolution generale des textes sacrés doit apparaítre ä touš les regards. Les caractěres des grands acteurs que nous avons étudiés jusqu'ici sont relativement simples: ce sont des rebelles-nés; ils ne respirent ä l'aise que dans l'opposition. La psychologie de Richard Simon est plus compliquée. Pretre catholique, non seulement il se declare fiděle ä la rigueur de la doctrine, mais encore ä ľesprit de lÉglise ; merne si lÉglise le condamne, il s'évertue ä prou ver qu'elle se trompe et qu'elle a tort. Car il se pretend orthodoxe. En effet, loin de nier ľinspiration, il ľétend jusqu'ä ceux qui ont remanié les Livres Sacrés. II declare que Dieu, s'étant communique ä Moíse, s'est communique aussi aux secretaires, aux annalistes, qui d'age en age ont remanié le texte mosaíque. Les auteurs des chan gements qu'on trouve dans la Bible, » ayant le pouvoir ďécrire des Livres sacrés, ont aussi eu le pouvoir de les reformer». Les prophětes, les écrivains publics, continuent d'etre les interprětes de Dieu. Humaines dans leurs procédés, les alterations successives sont divines dans leur inspiration. Les rédacteurs du Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 131 texte biblique ont été préposés par Dieu ä leur fonction sacrée, qui a commence ä ľépoque de Moíse, et s'est continuée au cours des äges. Le peuple hébreu est le peuple élu, non par quelque figure, mais expressément: «la République des Hébreux différe en cela de tous les autres Etats du monde qu'elle n'a jamais reconnu pour chef que Dieu seul, qui a continue de la gouverner en cette qualité dans les temps memes qu'elle a été soumise ä des rois. Cest ce qui lui a acquis le titre de République sainte et divine, et ses peuples ont aussi pris la qualité de saints, afin de se distinguer du reste des nations par ce nom glorieux. Ce fut aussi pour cette raison que Dieu donna lui-meme des lois par le ministěre de Moíse et des autres prophětes qui lui succéděrent, ä un peuple qu'il avait choisi pour etre entiérement ä lui !. » Que ďautres nient la valeur de la tradition : il la defend, pour son compte. II n'est pas vrai que ľÉcriture Sainte soit to ujours claire, ni qu'il suffise de la lire pour y trou ver aisément tous les commandements de Dieu. La tradition est son complement indispensable; eile sert ä ľexpliquer, ä ľinterpréter. L'Histoire critique du Vieux Testament tient ä affirmer sa valeur. « On trou-vera dans cet ouvrage que si on sépare la regle de droit de celie de fait, c'est -ä-dire, si on ne joint la Tradition avec ľÉcriture, on ne peut presque rien assurer de certain dans la religion. Ce n'est pas abandonner ľintéret de la parole de Dieu que de lui associer la Tradition de ľÉglise : puisque celui qui nous renvoie aux Saintes Lettres, nous a aussi renvoyés ä ľÉglise, ä laquelle il a confié ce sacré dépôt2. » Richard Simon continue : il explique qu'avant que la loi eüt été écrite par Moíse, les anciens patriarches ne conservaient la pureté de la foi que par la tradition ; qu'aprés Moíse, les Juifs ont toujours consulté dans leurs difficultés les interprétes de cette loi; et voyez aussi ce qui s'est passé pour le Nouveau Testament: la doctrine de ľEvangile était établie dans plusieurs Églises, avant qu'on en eüt rien mis par écrit ; cette merne parole non écrite s'est conservée et perpétuée dans les principales Églises, lesquelles avaient été fondées par les Apôtres: au point que les saint Irénée, les Tertulliens, ont eu recours ä eile dans leurs disputes contre les hérétiques, plutôt encore qu'au Verbe de Dieu contenu dans les Li vres S acres. Aux conciles, les éveques ont apporté la tradition de leurs Églises, pour expliquer les passages difficiles de ľÉcriture. « C'est pourquoi les Peres du Concile de Trente ont ordonné sagement qu'on n'interpréterait point ľÉcriture Sainte contre le sens uniforme des Peres: et de plus, ce merne concile a donne autant ďautorité aux véritables traditions non écrites qu'ä la parole de Dieu qui est contenue dans les Li vres S acres; parce qu'il a suppose en méme temps que ces traditions non écrites venaient de Notre-Seigneur, qui les a communiquées ä ses Apôtres, et qu'ensuite elles sont parvenues jus qu'ä nous. On peut appeler ces traditions un abrégé de la Religion chrétienne, qui a été fondée děs le commencement du Christianisme dans les premieres Églises indépendamment de ľÉcriture Sainte... » 1 Li vre 1, chap. II 2 Ibid., Preface de ľauteur. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 132 Fort de ces declarations expresses, Richard Simon fulmine contre les protestants qui, recourant ä la seule Écriture, recourent du merne coup ä un texte altéré, tronqué ; et rejetant la tradition, du merne coup rejettent l'aide de ľEsprit qui a precede, accompagné, éclairé ce texte obscur. II soutient de longues et ardentes polémiques avec Isaac Vossius, chanoine de Windsor, et Jacques Basnage, pasteur ä Rouen, puis ä Rotterdam. II fulmine en particulier contre les sociniens, qui non seulement tiennent la tradition pour nulle et non avenue, mais abandonnent une partie de lÉcriture eile -merne, pour ne croire que ce qu'il leur plait de croire, pour adopter quelques maximes que la raison universelle approuve, et rien de plus. Dans ce sens, il se donne comme défenseur du catholicisme. Dans ce sens. Mais qui ne voit ici le défaut de son raisonnement, et comment il passe d'une valeur ä une valeur spécifique ment différente ? En premier lieu, le texte de la loi mosai'que est recouvert d'une foule d'alluvions successives: c'est pour lui un fait. En second lieu, les auteurs qui ont remanié le texte de la loi, si loin qu'on les suive, ont continue ä etre inspires par Dieu :ce n'est plus un fait, mais une croyance, une interpretation. D'une part un phénoměne historique, scientifiquement démontrable ; d'autre part un article de foi. On peut, d'un point de vue extérieur ä la foi, se laisser convaincre par le premier, sans accepter le second; on peut, raisonnant en profane, admettre que lÉcriture est toute chargée d'empreintes humaines, ainsi qu'il l'a voulu prouver, sans a dmettre que les Juifs qui ont remanié le texte primitif continuaient ä traduire la pensée divine, ainsi qu'il l'ajoute par conviction personnelle et sans preuve objective. Richard Simon sort du domaine de la critique, de la philologie, dont il avait si rigoureusement fixé les limites et les lois. II en sort, lorsqu'il indique ses intentions dans ses prefaces mais si nous le suivons dans le detail de son Histoire critique, nous voyons bien vers quel parti le ramene la tendance naturelle de son esprit. Le voici devant le Pentateuque : il s'attache ä montrer que Moíse n'en saurait etre le seul auteur. Le Pentateuque contient des citations, des proverbes, des vers, qui sont d'une langue et d'un style postérieurs ä Moíse. — Le Pentateuque contient le récit ďé vénements postérieurs ä Moíse : « Dira-t-on, par exemple, que Moíse soit l'auteur du dernier chapitre du Deutéronome, oú sa mort et sa sepulture sont décritesl ? » — Le Pentateuque contient une infinite de redites; ainsi «la description du Déluge, de la maniere qu'elle est au chapitre VII de la Genese» . «II est dit au verset 17 : Que les eaux s'accrurent et qu'elles élevěrent ťarche au-dessus de la terre ; puis au verset 18, que les eaux se renforcěrent et s'accrurent beaucoup sur la terre ; et au verset 19, Que les eaux s 'accrurent beaucoup sur la terre, de sorte que toutes les plus hautes montagnes enfurent couvertes : ce qui est encore répété au verset 20, oü il est dit: Que les eaux s'accrurent de quinze coudées, dont les montagnes furent couvertes. II y a bien de l'apparence que si un seul auteur avait compose cet ouvrage, il se serait expliqué en bien moins de paroles, principalement dans Livre I, chap. V. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 133 une histoire... » Richard Simon continue son travail; et quand il a termine, quelle est l'impression du lecteur ? que le récit biblique de la creation du monde est incoherent; qu'il a été compose, ä des époques trěs diverses, par des mains maladroites; qu'ä tout le moins il a été retouché si sou vent et si gauchement, qu'il est impossible de distinguer l'au teur primitif. Contre ce résultat, de quel recours pourrait etre ľappel ä la tradition ? Aussi bien Richard Simon examine-t-il cette tradition elle-meme dans le plus pur esprit critique, et non pas du tout dans un esprit de foi. Suivons-le ä l'oeuvre, ici encore ; et voyons de pres la facon dont il aborde saint Augustin. Ce grand saint occupe une place de choix dans la critique biblique par la force de son esprit et par la solidite de son jugement. «II a trěs bien remarqué, dans ses Livres de la Doctrine chrétienne et dans plusieurs autres endroits de ses ouvrages, les qualités nécessaires pour bien interpreter ľÉcriture. » — Seulement, « comme il était modeste, il a avoué librement que la plupart de ces qualités lui manquaient» ; et il a montré peu ďex actitude dans ses commentaires. — Comme il ignorait la langue hébraíque, il a reconnu que ľouvrage qu'il avait entrepris sur la Genese, pour répondre aux Manichéens, était au-dessus de ses forces; « et il n'eut merne pas honte de condamner ce qu'il avait fait avec trop de precipitation, et sans les secours qui étaient nécessaires pour bien expliquer ľÉcriture ». — Au lieu de chercher le sens littéral, «il ne s'étend presque que sur des sens allégoriques et éloignés de ľhistoire et de la lettre du Tex te » . — « Comme il avait l'esprit subtil et penetrant, il trouvait aisément les difficultés de ľÉcriture, et il en formait merne en des endroits oü il ne paraissait pas y en avoir ; mais il ne s'était pas assez exercé dans cette sorte ďétude pour y donn er des solutions propres, et qui satisfissent les lecteurs. » — «II était de plus rempli de certains préjugés de philosophie et de theologie qu'il mele dans touš ses ouvrages l » ... Ainsi de suite. Ajoutons seulement que Richard Simon se fait un malin plaisir de mettre saint Augustin aux prises avec saint Jérôme et demandons-nous, aprěs cela, ľidée que le lecteur profane pourra se faire de ľautorité de saint Augus -tin... A la critique, ä la philologie, bien vite il revient; ce sont ses vraies inspiratrices. II pense, du plus profond de lui-meme, que rien ne prévaut contre «de bonnes raisons», et spécialement les intuitions «des frěres illumines et des fanatiques » . Un « esprit particulier », un « maítre intérieur », « qui nous révěle les vérités les plus cachées de ľÉcriture », c'était bon pour les temps légendaires. «Cet esprit particulier ne se trou ve plus guěre aujourďhui que parmi les Quakers et autres enthousiastes, qui faute de bon sens et de capacité sont bien aises de ľappeler ä leur secours. » Contre vents et marées, il poursuivait sa route. Le 21 mai 1678, on lui signifiait son exclusion de l'Oratoire ; et la merne année, VHistoire critique du Livre III, chap. IX. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 134 Vieux Testament était interdite, par arret du Conseil du Roi; en consequence, le lieutenant de police saisissait les exemplaires de ľouvrage et les mettait au pilon. En 1683, la Congregation de ľlndex condamnait le livre ä son tour. Mais Simon, voyant que jamais il ne s'accommoderait avec la censure, et qu'une edition fautive, faite par « M. Elzevier » sur une copie manuscrite, circulait hors de France, procurait un texte authentique qu'il faisait paraítre ä Amsterdam, en 1685. II continuait; il fallait que la force qui était en lui s'exprimät, et que, logiquement, eile s'en přít au Nouveau T estament, aprěs l'Ancien. Done il multipliait les travaux d'approche, en 1689 VHistoire critique du Texte du Nouveau Testament, en 1690 VHistoire critique des Versions du Nouveau Testament, en 1693 VHistoire critique des Commentaires du Nouveau Testament: dans chaeun de ces titres, le mot critique apparait, et pour que personne n'en ignore, Richard Simon l'explique encore, l'explique toujours: lÉglise a eu, děs les premiers siěcles du christia-nisme, de savants hommes qui se sont appliques avec soin ä corriger des f au tes qui se sont glissées de temps en temps dans les Li vres S acres. Ce travail, qui demande une connaissance exaete des Livres, et une grande recherche des exemplaires manuscrits, s'appelle Critique parce qu'on juge les meilleures lecons qu'on doit conserver dans le texte ; le mot Critique est un terme d'art, qui est en quelque facon consaeré aux ouvrages ou l'on examine les diverses lecons, pour rétablir les véritables. Que cet art ait été ignore dans les siěcles oü la barbarie régnait en Europe, passe encore; mais qu'on le méprise aujourďhui, e'est une indignité. Aujourďhui, on doit attribuer ä la critique le role qu'on assignait jadis ä la theologie... On imagine l'indi gnation des théologiens, entendant un tel langage. « Ainsi, suivant ce critique, on ne doit suivre que les regies de la grammaire, et non pas la theologie et la tradition, pour bien expliquer le Nouveau Testament !... Rien ne peut etre, ä mon avis, plus favorable aux sociniens1... » Enfin parut la grande oeuvre, le Nouveau Testament de N.-S. Jésus-Christ, traduit sur VAncienne edition latine avec des remarques : ä Trévoux, en 1702. C'était une traduction qui ne voulait considérer que le texte, revenir au texte, donner le sens littéral du texte, en dépit des interpretations traditionnelles qui, disait-il, n'étant que des interpretations, des erreurs, et merne des contresens, avaient cependant pris force de loi. Portant dans ses marges les remarques comparatives que suggérait ä Richard Simon sa connaissance du grec et de ľhébreu, c'était, si l'on peut dire, une traduction critique. « Au reste, n'ayant point eu d'autre dessein dans mes notes que ďy expliquer le sens littéral des Évangiles et des Apôtres, on n'y doit point chercher cette mystiquerie qui ne peut etre goutée que de personnes peu judicieuses. » Le sens; rien que le sens littéral: « autrement, on tombe souvent dans je ne sais quel jargon, auquel on donne le nom de spiritualite » . — Cette version de Trévoux fut condamnée. Amauld ä Bossuet, juillet 1693 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 135 II ne faut pas faire de Richard Simon un romantique, encore moins ľédulcorer, car il était apre et dur. Sa vie intellectuelle fut intense ; mais pauvre sa vie sentimentale. II aima les grandes batailles ďidées, mais aussi les ruses : « car il faut, Monsieur, que vous sachiez qu'un Theologien anonyme de la Faculté de Paris, René de lile, pretre de lEglise gallicane, Jérôme le Camus, Jérôme de Sainte-Foi, Pierre Ambrun, ministře du Saint Évangile, Origines Adamantius, Ambrosius, Jérôme Acosta, le sieur de Moni, le sieur de Simonville, que tous ces auteurs et plusieurs autres se trouvent renfermés dans un seul homme », Richard Simon. Dans ses débats avec les catholiques, il ne fut pas toujours parfaitement loyal, puisqu'il remit aux docteurs de Sorbonne, pour examen, une copie de son Histoire critique oü ne figuraient pas des chapitres dangereux ; et nous voyons aussi que dans ses longues polémiques avec les protestants, le moindre de ses soucis fut celui de la charite chrétienne. Orgueilleux et dur, il eut des mots ďune ironie blessante ; il lanca, non sans plaisir, des flěches aiguisées. Merne dans ses grands traités, et malgré ľeffacement oü il prétendait se tenir, on sent que ľestime qu'il a de lui -meme s'accompagne volontiers de dédain pour les autres. Mais c'est surtout quand on lit ses Lettres — libelles et pamphlets, plutôt que lettres véritables — qu'on découvre en lui une dose de méchanceté et meme de fiel. II n'est pas seulement ľhomme qui, n'ayant pas le pouvoir de son côté, et opprimé, se defend par tous les moyens, ľhomme exaspéré, aigri: il a le goüt de ľhérésie, il aime exposer les doctrines qui sentent le fagot, parier des théologiens qui se sont séparés de ľÉglise, attirer l'attention sur les livres caches, les livres défendus, qui contiennent des semences de schismes, sur des livres charges d'explosifs. Comment concilier de telies dispositions d'esprit avec le caractěre religieux qu'il prétendit garder ? For some, who have his secret meaning guess 'd, Have found our authour not too much a priest... ] Mais sur ses combats intérieurs, s'il en eut, il ne nous a pas fait de confidences. Pour savoir au juste ce que fut sa foi, il aurait fallu pouvoir lire les notes volumineuses qu'il brúla de ses propres mains, dans un accěs de prudence. II s'était réfugié dans sa cure de B olleville, en Normandie. Un jour, il fut convoqué et questionné par ľintendant de la province, et il eut peur qu'on ne vint ensuite saisir ses papiers ; il les empila dans plusieurs gros tonneaux, pendant la nuit les roula jusque dans une prairie, et les mit en cendres. Ce qu'il pensa tout au fond de lui-meme, seul le sait Celui qui sonde les coeurs. Exclu de l'Oratoire, il se considéra toujours comme faisant partie de l'Ordre ; bien loin de vouloir effacer la marque, Tu es sacerdos in aeter-num, il la garda opiniätrément. Jusqu'au bout, il continua sa täche de savant, qui veut ne rien connaítre que la science, et maintint son attitude de fils obstiné de ľÉglise, malgré les censures de ľÉglise. « II recut les Sacrements 1 Dryden, Religio laici, 1682 ; « Car quelques-uns, qui ont deviné ses secretes pensées, ont trouvé que notre auteur n'était pas trop un prétre... » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 136 ďune maniere chrétienne et édifiante, et s'endormit au Seigneur au mois d'aoüt 1712, dans sa soixante et quatorziěme année 1... » En protestant contre les formules, on a toujours cru, il a été constamment enseigné, c'est une tradition aussi ancienne que le monde, Richard Simon a concouru ä ce reclassement des valeurs que nous avons vu de tant de facons déjä, s'opérer dans les consciences. — II agit, en second lieu, parce qu'il donne ä la critique la pleine conscience de sa force et de ses devoirs. Critici studii utilitas et necessitas. Son ennemi, Jean Le Clerc, qui, par certains traits de son esprit diffěre de lui beaucoup moins qu'ils ne pensaient l\in et ľautre, publie en 1697 le code et le manuel de ľ Art critique triomphant. — En troisieme lieu, il provoque tout un mouvement d'ex égěse biblique : sinon chez les catholiques. dont il alarme la conscience, du moins chez les protestants: plus de quarante refutations de l'Histoire critique du Vieux Testament montrent assez ľémoi qu'il excita. — II a eu peu de disciples directs: encore que son élěve, Raphael Levi, dit Louis de Byzance, ait traduit le Coran suivant une méthode qu'il avait apprise de lui. Mais dans beaucoup d'esprits, il a excite des audaces nouvelles. Voici qu'en 1707, un Napolitain, Biagio Garofalo, montre que la Bible contient des vers rythmés et merne rimés : aurait-il osé découvrir ces traces humaines dans le langage divin, si l'auteur de l'Histoire critique n'avait ouvert la voie ä toutes les hardiesses ? Pour les incrédules enfin, quel apport Ills ne sont pas capables d'examiner eux-memes les textes sacrés, mais ils sont disposes ä croire tout ce qui peut en diminuer ľautorité ; et ils disent en gros: « Comment veux-tu que je croie la sincérité de ces Bibles écrites depuis tant de siěcles, traduites de plusieurs langues par des ignorants qui n'en auront pas concu le veritable sens, ou par des menteurs qui en auront change, augmente ou diminué les paroles qui s'y trouvent aujourďhui 2 ?... » * * * 1 Brazen de Lamartiniere, Eloge de Richard Simon. 2 Baron de Lahontan, Dialogues curieux, 1703, p. 163, de ľéd. G. Chinard. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 137 CHAPITREIV Bossuet et ses combats On ne voit Bossuet que dans sa majesté souveraine, et tel qu'il apparait sur la toile de Rigaud. Si c'est une banalite que de rappeler ce portrait somptueux, eile s'excuse parce qu'elle est pour ainsi dire nécessaire : son style, sa pompe, son éclat, ont pour toujours rempli nos yeux. Ou bien nous imaginons l'orateur en train de prononcer quelque discours funěbre : děs les premiers accords, nous nous sentons empörtes dans les regions du sublime; le crescendo, tout chargé de sanglots et de plaintes, éveille dans notre äme des resonances si profondes qu'elles en deviennent douloureuses ; et quand cette musique sacrée s'acheve dans un hymne ä ľau -dela, nous croyons avoir entendu quelque prophěte de Dieu, qui n'a jamais vécu que dans le surhumain. Ce Bossuet-lä n'est pas faux ; mais il suppose un éclairage special; le temps a filtre ce qui n'était pas noblesse, majesté, triomphe. II y a eu un autre Bossuet: humilié, douloureux. Non pas que nous voulions changer quoi que ce soit ä la forte, ä ľadmirable simplicitě de sa conviction profonde. Une fois pour toutes, il a parié sur ľéternel, sur l'universel : quod ubique, quod semper... « La vérité venue de Dieu a d'abord sa perfec tion» : dans cette maxime tient son inflexible croyance ; il existe une vérité, que Dieu a révélée aux hommes, qui est inscrite dans ľÉvangile, qui est garantie par les miracles, et qui, étant parfaite puisqu'elle est divine, est immuable : si eile variait, c'est qu'elle ne serait pas la vérité. Le role de ľÉglise est d'etre sa gardi enne : « ľEglise de Jésus-Christ, soigneuse gardienne des dogmes qui lui ont été donnés en dépôt, n'y change jamais rien ; eile ne diminue point; eile n'ajoute rien ; eile ne retranche point les choses nécessaires; eile n'ajoute point les superflues. Tout son travail est de polir les choses qui lui ont été anciennement données, de confirmer celles qui ont été suffisamment expliquées, de garder celles qui ont été confirmees et définies1... » A cette vérité unique et immuable, l'individu doit se conformer: car si chacun s'avisait d'avoir sa vérité parti culiěre, on aboutirait au chaos, ä ľillogisme, étant evident que sur un merne sujet, il ne peut y avoir des millions de vérités, ou mille, ou cent, ou dix, ou deux vérités, mais une seule. « Par la s'entend clairement la vraie origine de catholique et ďhérétique. Ľhérétique est celui qui a une opinion : et c'est ce que le mot méme signifie. Qu'est-ce ä dire, avoir une opinion ? C'est suivre sa propre pensée et son sentiment particulier. Mais le catholique est catholique : c'est-ä- Premier avertissement aux Protestants, 1689. Ed. Lachat, t. XV, p. 184. (Citation de Vincent de Lérins.) Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 138 dire qu'il est universel ; et sans avoir de sentiment particulier, il suit sans hésiter celui de lÉglise 1... » O Bible, ô chěre Bible, qui, sous une forme si parfaitement belle, si colorée, si émouvante, présente aux hommes tout ä la fois ľhistoire de leur race et le code de leurs devoirs ! Elle contient les principes qui fondent le Catholicisme ; interprétée par la tradition, eile est ľautorité qui empeche de les remettre sans cesse en question. Bossuet ne quitte pas sa Bible ; depuis sa premiere jeunesse il ľa tendrement aimée, tendrement il l'ai mera jusqu'ä ses derniers jours. II ne peut pas se passer d'elle ; eile est sa nourriture, eile est son pain. Et comme le plus humble des cures de Campagne relit encore un livre de priěres qu'il sait par coeur : de merne Bossuet connaít la Bible par coeur, et la relit. Les Peres de lÉglise ayant expliqué, confirmé, développé la vérité initiale, qu'on ne s'étonne pas de le voir recourir si souvent ä eux. II a la passion de ľimprimé ; děs qu'un débat s'annonce, il s'en procure toutes les pieces; la solidite de sa foi ne ľempeche pas de s'informer par goüt et par devoir. Mais entre touš les li vres, ceux qu'il consulte le plus volontiers sont ceux des Peres, serviteurs de lÉglise ; et, entre touš les Peres, saint Augustin. Le Dieu, le secretaire attentif qui a note ses faits et gestes, l'a observe : «II était tellement nourri de la doctrine de saint Augustin, et attache ä ses principes, qu'il n'établissait aucun dogme, ne faisait aucun e instruction, ne répondait ä aucune difficulté que par saint Augustin ; il y trouvait tout...Quand il avait un sermon ä faire ä son peuple, avec sa Bible il me demandait saint Augustin ; quand il avait une erreur ä combattre, un point de foi ä établir, il lisait saint Augustin. » Sür de sa croyance, éclairé par le recours aux li vres, Bossuet s'integre dans un ordre qui justifie sa propre existence, et l'effort de sa personnalité consiste ä adherer ä cette conception du monde, ä ľaffermir, ä la rendre visible ä ľesprit des autres hommes. Ses limites ne la genent pas; il les accepte ; ä ľintérieur de sa propre pensée, il est parfaitement ä son aise pour organiser sa vie : ľeffort de la vie devant etre non pas de critiquer toujours une regle délibérément acceptée, mais de profiter de la sécurité qu'elle donne pour se consacrer ä la charite, ä Faction. II a un mot admirable, qu'il emprunte au livre des Rois: « ľobéissance vaut mieux que le sacrifice » . On obéit; on obéit ä Dieu ; on obéit au Roi, qui est le representant de Dieu sur la terre : et on a la douceur d'agir dans le sens merne de Celui qui a établi ľordre auquel on adhere, et qui est la Vérité et la Vie. On est débarrassé de la speculation, des inquietudes: de merne qu'un écrivain classique, s'étant soumis une fois pour toutes ä la regle des trois unites, qui lui a paru juste et fondée en raison, ä ľintérieur de cette regle, ä ľabri de cette regie, construit un chef-d'oeuvre. II n'est pas ascétique par temperament. II aime et il estime Rancé : quand il va lui rendre visitě, ä la Trappe, les moines voient leur prieur et ľéveque de Meaux se promener longuement ensemble, consacrant ä ďaffectueux 1 Premiere instruction pastorale sur les promesses de l'Église (1700), Éd. Lachat, t. XVII, p. 112. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 139 entretiens le temps qu'ils ne donnent pas ä la priěre. Mais il ne reste pas au couvent. Comme les classiques encore, en toutes choses il fuit ľexces ; merne les exces de piété lui semblent dangereux. Intraitable avec les « opiniätres », il est compatissant avec les faibles, et charitable avec les pauvres. Sa table, ďoú ne sont exclus ni le Volnay ni le Saint-Laurent, est bien fournie sans etre luxueuse. II est sensible ä la nature, ä la commodité des jardins de Germiny, les plus beaux du monde ; ä ľagrément ďune allée ďarbres oú ľon peut lire son bréviaire en méditant; et merne aux correspondances qui s'établissent entre ľaspect d\in paysage et un coeur qui s'émeut. II fut quelquefois trěs dur ; et cependant, trěs capable de tendresse : il eut la vertu de ľamitié. Chez lui, saint Augustin fait bon ménage avec saint Vincent de Paul, son maítre. II n'est pas seulement robuste ; il est équilibré. Le doute n'entre plus dans une äme ainsi faite, qui n'a rien subi qu'elle n'ait justifié devant son propre tribunal, et qui possěde la plus claire conscience de ses idées, de son vouloir: car Bossuet, aussi bien que le plus exigeant des sceptiques, se rend un compte exact de la marche de s a pensée et de son aboutissement. Causant avec son neveu ľabbé, il lui raconte la question que lui fit un jour un mourant, et de quelle maniere il répondit: Un incrédule au lit de la mort m'envoya quérir. Monsieur, me dit-il, je vous ai toujours cru honnéte komme, me void prét ä expirer, parlez-moi franchement, j'ai confiance en vous, que croyez-vous de la religion ? — Qu'elle est certaine et que je n'en ai jamais e u aucun doute 1... Sur cette foi indéracinable, il n'y a plus rien ä dire. Mais au lieu de le représenter magnifique et solitaire, melons Bossuet ä la foule de ses contemporains; cherchons ä le voir au milieu des disputes, des tracas, et des peines; prenons-le, non pas dans sa jeunesse et dans sa glorieuse ascension, mais dans ses années vieillissantes: essayons de distinguer ce qu'il devient, sorti de son cadre doré, en pleine vie, representant d'une tradition de toutes parts attaquée, et pour ainsi dire abandonné par son temps. Le Tractatus theologico-politicus, qu'Antoine Arnauld lui a envoyé, et dont il possěde un exemplaire dans sa bibliothěque, n'est pas seulement un livre impie, mais un livre vexant. Eh quoi ! ce Spinoza, ce miserable Juif de Hollande, se donne des airs de superioritě parce qu'il sait lhébreu ! II décrěte que le latin ne suffit pas, ni méme le grec : ou vous ne parlerez pas de la Bible, ou vous connaítrez líiébreu. Bossuet s'était contenté de la Vulgate, ignorant lhébreu : voila qui était grave, il le sentait bien; s'il voulait répondre en connaissance de cause, n'avoir pas 1'air attardé, arriéré et méme un peu ridicule ; si, davantage, il voulait obéir ä la conscience scrupuleuse qu'il portait en lui -méme et qui lui dictait son devoir, il devait se remettre ä ľécole. Ce n'est pas si facile... II Le Dieu, Journal, 15 mai 1700. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 140 travailla. On aime voir par la pensée le petit Concile, belle et pieuse image : quelques sages laics, quelques přetřes, réguliěrement s'assemblent ; chacun deux tient en main un exemplaire de la Bible : celui-ci lit le texte hébreu et cet autre le texte grec, et ľon consulte aussi saint Jérôme et les docteurs ; et ľon com mente, et ľon discute, et Bossuet decide, et M. ľabbé Fleury consigne les observations par écrit. Concile ďhom mes de bonne volonte, qui forment le cercle, qui accroissent leur savoir et se fortifient, parce qu'ils pressentent que le temps des grandes épreuves est venu. Mais ľhébreu, Bossuet le saura-t-il jamais ? Or, le Jeudi saint de ľannée 1678, ľabbé Eusěbe Renaudot, qui faisait partie du concile, soumet au prélat la table des matiěres ďun livre qui va paraítre, VHistoire critique du Vieux Testament, par Richard Simon. Ce livre avait obtenu le privilege, ľapprobation des censeurs, la permission du Supérieur general de l'Ordre de l'Oratoire ; pour un peu, le Roi en aurait accepté la dédicace, car le Pere La Chaise avait promis de s'entremettre ä cet effet. Bossuet bondit: cette prétendue histoire critique est un amas ďimpiétés, un rempart du libertinage, il faut ľarreter. Malgré la majesté du jour, consacré aux ceremonies de ľÉglise et ä la penitence, il court chez le chancelier, Michel Le Tellier ; il le persuade, il le presse, il obtient que le livre soit arreté dans sa publication. Mais quelle douleur ! Un pretre, un pretre de l'Oratoire, qui ose traiter ainsi la Bible ! Richard Simon, aussi longtemps qu'il vivra, sera pour Bossuet un sujet ďinquiétude et de chagrin. Richard Simon tournera autour de lui, essaiera de lui montrer qu'il n'est pas opiniä tre : mais il ne pourra pas cacher ä des yeux vigilants la force irréductible qui le pousse. Cet homme-lä voulait substituer la grammaire ä la theologie ; c'était un malfai teur. Si on lit la deuxiěme partie du Discours sur VHistoire universelle en se rappelant que Spinoza et Richard Simon hantent l'esprit de Bossuet, on comprendra mieux non seulement le langage passionné que parle le défenseur de l'orthodoxie catholique, mais le vrai caractěre du livre. II expose moins qu'il ne refute ; il répond ä des arguments qui different, par leur nature et par leur essence, de la pensée spécifique de ľauteur : dure täche, que celie ďadapter ä une profession de foi, ä un principe a priori, une justification historique que ses adversaires lui imposent et qui est devenue nécessaire, s'il veut vraiment les rencontrer. Son affirmation est trěs nette : ľÉcriture étant de source divine, on n'a pas le droit de la traiter comme un texte purement humain. Et ceci dit, pour répondre aux nouveaux exégětes, il faut entrer dans leur plan, il faut considérer les perspectives humaines. Tel est l'embarras de Bossuet; il est oblige d'expliquer la maniere dont Moise a recueilli ľhistoire des siěcles passes, oblige de réfuter ľhypothese ďaprěs laquelle Esdras est ľauteur du Pentateuque, oblige d'aborder le texte en tant que texte, de justifier les obscurités, les difficultés, les alterations qu'il contient. Impatient de sortir de ces « vaines disputes », il fonce droit devant lui; laissons les details, allons ä l'essentiel : dans toutes les versions de la Bible, on trouve les memes lois, les memes miracles, les memes predictions, les memes suites ďhistoire, le Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 141 merne corps de doctrine, et enfin la meme substance : que veut-on de plus ? qu'importent quelques divergences de detail, au prix de cet ensemble immuable ? Selon sa maniere, claire et franche toujours, il ne tourne pas l'objection : il la pose devant lui, et puis il cherche ä ľemporter, d\in mouve -ment impétueux : « Mais enfin, et voici le fort de l'objection, n'y a -t-il pas des choses ajoutées dans le livre de Moíse, et d'oü vient qu'on trouve sa mort ä la fin du livre qu'on lui attribue ? Quelle merveille que ceux qui ont continue son histoire aient ajouté sa fin bienheureuse au reste de ses actions afin de faire du tout un meme corps ? Pour les autres additions, voyons ce que c'est. Est-ce quelque loi nouvelle, ou quelque nouvelle ceremonie, quelque dogme, quelque miracle, quelque prediction ? On n'y songe seulement pas ; il n'y en a pas le moindre soupcon ni le moindre indice ; c'eüt été ajouter ä l'oeuvre de Dieu : la loi ľavait défendu, et le scandale qu'on eüt ose eüt été horrible. Quoi done ? On aura continue peut-etre une genealogie commencée ; on aura peut-etre expliqué un nom de ville change par le temps; ä ľoccasion de la manne dont le peuple a été nourri pendant quarante ans, on aura marqué le temps oü cessa cette nourriture celeste, et ce fait écrit depuis dans un autre livre sera demeuré par remarque dans celui de Moíse, comme un fait constant et public dont tout le peuple était témoin ; quatre ou cinq remarques de cette nature faites par Josué, ou par Samuel, ou par quelque autre prophěte d'une pareille antiquité, parce qu'elles ne regardaient que des f aits notoires et oü constamment il n'y avait point de difficulté, auront naturellement passé dans le texte ; et la meme tradition nous les aura apportées avec tout le reste aus-sitôt tout sera perdu ?... » La-dessus Richard Simon sourit et se moque. L'aveu est précieux: M. ľéveque de Meaux reconnaít qu' on a fait des additions au livre de Moíse, reconnaít que le Pentateuque a été altéré. Et děs lors M. ľéveque de Meaux (aussi bien que M. Huet, éveque d'Avranches), aux yeux des théologiens devient un spinoziste, qui ruine entierement ľÉcriture Sainte... Bossuet n'aime pas ľironie : « Les plaisanteries ne sont guere du goüt des honnetes gens. » Ce ne serait rien, s'il ne sentait que le dernier mot n'est pas dit, que Richard Simon de traité en traité s'enhardit et que « l'affaire devient trěs importante pour ľÉglise ». Dans sa vie surchargée, il n'y a plus de place : ľédu cation du Dauphin, le soin de son diocese, la conduite de ľÉglise de France dont il est devenu le chef moral, les heresies qui naissent de toute part, la predication, la presence ä la cour, ah ! quel labeur ! labeur qui ne prend pas seulement ses jours, mais ses nuits: quand tout ľÉveché dort, il s'éveille, il allume sa lampe, il consulte ses dossiers, il écrit. Allons, il s'agit de comprimer encore ces multiples besognes, et de défendre la tradition et les Saints Peres contre Richard Simon : car il n'y a guěre de devoir plus pressant. Quand parait la traduction du Nouveau Testament, un nouvel accěs d'indignation le saisit : vite, il faut arreter ce livre, comme il avait arreté l'Histoire critique du Vieux Testament. Mais vingt-quatre ans se sont écoulés depuis lors ; nous sommes en 1702 ; il a prononcé lui-meme l'oraison funěbre de Michel Le Tellier qui obéissait complaisamment ä ses ordres, jadis; aujourďhui le chancelier Pontch artrain ne ľécoute plus, lui est hostile, bien Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 142 plus ! veut ľobliger ä faire passer par la censure les Instructions qu'il prepare contre Monsieur Simon. Sans le roi, qui lui resta fiděle, il perdait la partie. Lui, Bossuet, soumis ä la censure ! Lui, Bossuet, brimé par le magistrát! Lui, Bossuet, faire figure de geneur, et presque de vaincu ! Ľautorité lui échappe, les temps sont changes, les libertins l'emportent : rien ne saurait etre plus sensible ä son coeur. Souvent il se fait apporter son grand ouvrage, la Defense de la tradition et des Saints Peres; il le relit, il le reprend en main, et s'y remet : jamais il ne l'achevera. Cest qu'il doit ajouter ä son livre chapitre apres chapitre, et qu'il lutte moins contre un seul homme, que contre un esprit diffus qui saisit toute occasion de se manifester. L'affaire de Richard Simon n'était pas térmi née, que le cas ďEllies Du Pin avait surgi. C'était un pretre encore, qui se montrait moins obstiné, il est vrai, mais dont l'inconscience tranquille avait un caractěre fort significatif. Publiant un volumineux recueil des auteurs ecclésiastiques, il écrivait que les hérétiques avaient quelquefois été plus clairvoyants et plus vrais, dans ľétude des textes sacrés, que les catholiques ; et, chose monstrueuse, que des points capitaux, touchant les sacrements et touchant meme le dogme, n'étaient pas encore fixes dans l'esprit des Peres de ľÉglise au IIIe siěcle aprěs Jésus-Christ. Le premier, saint Cyprien avait parle bien clairement du péché originel; le premier, le meme auteur avait parle fort amplement de la penitence, et du pouvoir des přetřes pour Her et pour délier ; ainsi de suite... Bossuet veille. II ne veut pas traiter trop durement Ellies Du Pin, qui est parent de M. Racine le poete, et qui d'ailleurs est pret ä reconnaítre ses erreurs ; mais il y a plusieurs choses qu'il ne saurait souffrir qu'on favorise les hérétiques qu'on affaiblisse la tradition, tout d'abord sur le péché originel, et ensuite sur beaucoup d'autres articles ; qu'on tranche sur les Saints Peres avec une témérité que les catholiques n'avaient pas coutume de se permettre, autrefois. Les pires liberies deviennent de mode, dans un siěcle « aussi critique que celui-ci... » Fénelon lui écrit, le 23 mars 1692 : « J'ai été ravi de voir la vigueur du vieux docteur et du vieux éveque. Je m'imaginais vous voir en calotte ä oreilles, tenant M. Dupin comme un aigle tient dans ses serres un faible épervier. » Fénelon a beau sourire: le champ du Seigneur serait infesté, si l'aigle de Meaux ne veillait encore. Mais il se sent quelquefois bien lasl. II ne finira ni la Defense de la tradition et des Saints Peres, ni la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture Sainte : que d'ouvrages il ne finira pas — touš nécessaires, tous urgents ! — II brülait d'aller chez les Anglais, d'entrer en conference avec les théologiens de lä-bas, de leur ouvrir les yeux : en Angleterre, il n'ira jamais. L'Angleterre s'est enfoncée dans son schisme, a chassé son Roi, a préféré prendre comme sou verain le pire ennemi de la 1 Journal de Le Dieu, 1er décembre 1703 : « Au milieu de tout cela, me disait-il, je sens que je ne puis encore porter ce travail. Que la volonte de Dieu soit faite ! Je suis tout résolu ä la mort. II saura bien donner des défenseurs ä son Église. S'il me rend mes forces je les emploierai ä ce travail. » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 143 France et du catholicisme. « Je ne fais que gémir sur l'Angleterre !. » II avait songé, jadis, ä ranimer une croisade contre les Turcs: oü est le temps oü il prononcait le panégyrique de saint Pierre de Nolasque, dans ľéglise des Peres de la Merci, et oü il s'indignait des grands et épouvantables progres de ľisla -misme ? oü il se lamentait de ce qu'on abandonnait au Türe, cet ennemi capital, le plus redoutable empire qui soit éclairé par le soleil ? « O Jesus, Seigneur des Seigneurs, arbitre de touš les empires et Prince des rois de la terre, jusqu'ä quand endurerez-vous que votre ennemi declare, assis sur le tróne du grand Constantin, soutienne avec tant ďarmées les blasphemes de son Mahomet, abatte votre croix sous son croissant, et diminue touš les jours la chrétienté par des armes si fortunées ? » Alors le jeune Louis XIV souriait aux grandes entreprises. II n'était plus question de partir, maintenant, pour l'Orient lointain. Plus de reves. Quand on parlait de croisades, non seulement les libertins souriaient, mais de pieux ecclésiastiques pensaient qu'il valait mieux laisser les Turcs en repos: des croisades, on est désabusé, disait ľabbé Fleury ; il n'en est plus question que dans les souhaits de gens plus zélés qu'éclairés, ou dans les predications de quelques poětes flatteurs. II était toujours le merne, inébranlable ; mais on aurait dit que les choses glissaient autour de lui, se présentaient sous des couleurs nouvelles, il ne les reconnaissait plus. On l'avait toujours entouré de consideration : merne dans la vivacité des polémiques, on avait respecté son zéle, sa charite, sa bonne foi. Des éveques, des princes étrangers lui avaient rendu témoignage, ľavaient comblé de marques ďhonneur. Mais depuis que les Réformés s'étaient établ is en Hollande, plus de deference, ni merne de politesse; on ľinjuriait. Ce Jurieu, déchaíné contre tous, ľétait particuliérement contre lui. II ľaccusait de déguisement, de mensonge ; il suspectait ses moeurs, il parlait de concubinage. II était grossier, comme ceci: Bossuet se fait appeler Monseigneur, ah ah ! ces Messieurs les éveques sont bien montés en grade depuis les fondateurs du Christianisme, qui n'avaient pas ďautre titre que celui de Serviteur de Jésus-Christ. Bossuet est un déclamateur sans honneur et sans sincérité, Bossuet n'a ni bon sens ni pudeur ; Bossuet est ďune ignorance grassiere, d'une témérité qui tient du prodige ; pour nier ce que nie Bossuet, il faut avoir un front d'airain, ou etre ďune igno rance vaste et surprenante... II n'est pas de ceux qui ne s'émeuvent pas des injures, ou merne qui éprouvent une certaine delectation ä les provoquer, ä les recevoir. II avait des vivacités, des coléres, qui trahissaient en lui une capacité de souffrir: il souffrait quand il s'agissait de ceux qu'il avait beaucoup aimés, comme Fénelon ; ou quand les injures pouvaient diminuer son autorite, le faire paraítre moins digne ďinterpréter la parole de Dieu. Sur la voie douloureuse, Jurieu s'est trouvé pour lui jeter de la boue, pour ľappel er homme sans honneur et sans foi, pour ľaceuser de mensonge et ďhypocrisie. Alors jaillit un cri, un émouvant appel ä Celui qui sait, et qui fait tourner toutes choses au bien des ämes: 22 décembre 1688, ä ľabbé Perroudot. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 144 « O Seigneur, écoutez-moi; O Seigneur, on m'a appelé ä votre terrible jugement comme un calomniateur, qui imputait des impiétés, des blasphemes, ďintolérables erreurs ä la Reforme ; et qui non seulement lui imputait tous ces crimes, mais encore qui accusait un ministře de les avoir avoués. O Seigneur, c'est devant vous que j'ai été accuse... Si j'ai dit la vérité, si j'ai convaincu de blaspheme et de calomnie ceux qui m'ont appelé ä votre jugement comme un calomniateur, un homme sans foi, sans honneur, sans conscience, justifiez-moi devant eux. Qu'ils rougissent; qu'ils soient confondus; mais, Dieu, je vous en conjure, que ce soit de cette confusion salutaire qui opere le repentir et le salut1... » Tous les souffles ďincrédulité le font tressaillir ; tout ce que les libertins impriment, il le connait. II ne pratique pas seulement Grotius, ce socinien : il va chercher jusque dans la Bibliotheca Fratrum Polonorum les oeuvres de Crellius, et celieš de Socin, le maítre de la doctrine, c'est de cette source que le poison s'est répandu dans les ämes... — Ne pensons pas qu'il ignore les discussions sur les Terres australes, et l'objection que ľon fait au Catholicisme en prétendant qu'il n'est pas universel, puis qu'il existe un continent ou les hommes ont vécu sans jamais avoir entendu parier du Christ: il connait tout cela. Allez done, s'écrie-t-il,» chicaner saint Paul et Jésus-Christ merne, et alléguez-leur... les Terres australes, pour leur disputer la predication écoutée par toute la terre ! » De merne, il n'ignore rien de ces embarrassants Chinois : au contraire, il est du complot que MM. des Missions étrangěres měnent contre les jésuites, pour les forcer d'avouer que les ceremonies de la Chine sont le fait d'idolätres. Chez lui on decide de faire imprimer, avant de la montrer au Roi, qui pourrait intervenir par égard pour les RR. PP., la Lettre au Pape sur les idolatries et les superstitions chinoises; des missionnaires se rendent ä ľéveché qui ľinforment de ce qui se passe lä -bas, du côté de Pékin : « M. de Lionne, éveque de Rosalie, est venu ce matin et cette aprěs-dinée entretenir M. de Meaux des affaires de ce pays, des moeurs et du génie de ces peuples... » Oser parier ďune Église chinoise, quel blaspheme ! II s'indigne : «Étrange sorte ďÉglise sans foi, sans promesse, sans alliance, sans sacrements, sans la moindre marque de témoignages divins: oú ľon ne sait ce que ľon adore et ä qui ľon sacrifie, si ce n'est au ciel ou ä la terre, ou ä leurs génies, comme ä celui des montagnes et des rivieres, et qui n'est apres tout qu'un amas confus ďathéisme, de po litique, et ďirréligion, ďidolätrie, de magie, de divination et de sortilege !... » II n'ignore ni les chronologistes, ni leur travail en profondeur. Qui pourrait etre surpris, le connaissant mieux, de trouver dans sa bibliothěque Marsham, et son Chronicus Canon Mgyptiacus ? Jean Le Clerc accuse M. de Meaux d'avoir pris ä Marsham bien des choses sans le nommer. La vérité, c'est que, děs le moment oü il publia son Discours sur l'Histoire Universelle, en 1681, il enregistra pour sa part ľémotion qui agitait ses contemporains, devant les Deuxieme avertissement aux Protestants, 1689. Éd. Lachat, XV, 275. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 145 discordances qui éclataient entre ľhistoire profane et ľhistoire sainte ; et que, préférant les données traditionnelles, il crut du moins devoir expliquer au Dauphin les raisons qu'il avait de les garder. Comme cette chronologie est malaisée, vraiment! Ľhistoire sainte nous dit, d'une part, com ment Nabuchodonosor embellit Babylone, qui s'était enrichie des dépouilles de Jerusalem et de ľOrient ; comment, aprěs lui, ľempire babylonien ne put souffrir la puissance des Mědes, et déclara la guerre ä ces derniers; comment les Mědes prirent pour general Cyrus, fils de Cambyse, roi de Perse; comment Cyrus détruisit la puissance babylonienne, et joignit le royaume de Perse, obscur jusqu'alors, au royaume des Mědes si fort augmente par ses conquetes; ainsi il fut le maitre paisible de tout l'Orient, et fonda le plus grand empire qui eůt été dans le monde. Mais d'autre part, les historiens profanes, Justin, Diodore et la plupart des auteurs grecs et latins dont les écrits nous sont restés, ne parlent pas ainsi. lis ne connaissent pas ces rois Babyloniens ; ils ne leur donnent aucun rang pármi les monarchies dont ils nous racontent la suite ; nous ne voyons presque rien dans leurs ouvrages des fameux rois Teglathphalasar, Salmanasar, Sennacherib, Nabuchodonosor, et de tant d'au tres si renommés dans lÉcriture et dans les histoires orientales. Ces historiens profanes, vous ne les croirez pas, Monseigneur. Des histoires grecques se sont perdues; et peut-etre racontaient-elles, justement, ce que lÉcriture Sainte nous rapporte. Les Grecs, que les Latins ont copies, ont écrit tard; plus éloquents dans leurs narrations que curieux dans leurs recherches, ils voulaient divertir ľHellade par d'antiques histoires qu'ils ont composées sur des mémoires confus. Vous ne les croirez pas; vous croirez, bien plutôt, lÉcriture Sainte, plus intéressée aux choses de l'Orient, et done plus vraisemblable — quand meme nous ne saurions pas quelle a été dietée parle Saint-Esprit1... Mais en 1700, lorsqu'il donna la troisiěme edition du meme Discours, e'est alors qu'on vit plus clairement encore le travail de son esprit. L'Antiquité des temps du Pere Pezron est de 1687, les réponses du Pere Martinay et du Pere Lequien sont de 1689 et de 1690 : la masse ďidées et de faits qu'ils représentent, Bossuet la recueillit. Comme les chronologistes, il fut gene par les Égyptiens, les Assyriens, et les Chinois encore, qui demandaient tant de siěcles pour le développement de leur histoire, qu'ils faisaient éclater les cadres de la chronologie sacrée. Comme le Pere Pezron, il indiqua, voulant remédier ä la difficulté grave, le recours ä la Version des Septante, qui donne cinq siěcles de plus pour loger ces geneurs; comme lui, il fut amené ä decider, pour des raisons de date, entre deux versions de lÉcriture qui ne concordaient pas dans la mesure du temps. Jamais sans doute il n'eut d'embarras plus cruel. Elle se dessine peu ä peu, sa physionomie plus vraie ; il n'est pas le bätisseur paisible d'une so mptueuse cathédrale, bätie tout entiěre dans le style Louis XIV ; mais, bien plutôt, l'ouvrier qui court, affaire, presse, pour réparer Discours sur l'Histoire universelle, éd. de 1681, pp. 41 et suivantes. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 146 des brěches chaque jour plus menacantes. Sa clairvoyance allait jusqu'aux principes: et il mesurait l'ampleur et la pui ssance et la multiplicité des efforts accomplis par les incrédules pour miner les fondations memes de lÉglise de Dieu. Spinoza, niant le miracle, veut asservir Dieu aux lois de la nature. Ah ! que l'esprit des hommes ne se laisse pas séduire par ce Dieu-Entite, par ce Dieu qui n'est plus qu'une ombre ! Le Dieu de Moíse a bien une autre puissance : «il peut faire et défaire ainsi qu'il lui plait ; il donne des lois ä la nature et les renverse quand il veut... Si, pour se faire connaitre dans le temps que la plupart des hommes ľavaient oublié, il a fait des miracles étonnantes, et force la nature ä sortir de ses lois les plus constantes, il a continue par lä ä montrer qu'il en était le maitre absolu, et que sa volonte est le seul lien qui entretient l'ordre du monde... » Considérez la Creation : « En faisant le monde par sa parole, Dieu montre que rien ne le peine ; en le faisant ä plusieurs reprises, il fait voir qu'il est le maitre de sa matiěre, de son action, de toute son entreprise, et qu'il n'a en ag issant d'autre regie que sa volonte toujours droite par elle-meme... » Considérez le deluge : « Que les hommes ne pensent plus que le monde va tout seul, et que ce qui a été sera toujours comme de lui-meme. Dieu, qui a tout fait, et par qui tout subsiste, va noyer touš les animaux avec touš les hommes, c'est-a-dire qu'il va détruire la plus belle partie de son ouvrage !. » Bossuet songe aux ravages que le Dieu de VÉthique peut produire dans les consciences chrétiennes; et pour elles, ce Dieu lui fait peur. Malebranche aussi l'inquiete, parce qu'il retrouve au fond de sa Philosophie la meme pensée. II s'eerie, dans son Oraison funěbre de Marie-Thérěse d'Autriche, le ler septembre 1693 : « Que je méprise ces philosophes qui, mesurant les desseins de Dieu ä leur pensée, ne le font auteur que d'un certain ordre general ďoú le reste se développe comme il peut ! Comme s'il avait, ä notre maniere, des vues générales et confuses, et comme si la souveraine intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particuliěres, qui seules subsistent véritablement!» Le Pere Malebranche est modeste, ses intentions sont pures, il l'avoue : mais il sait aussi qu'avec tout cela, ses disciples vont droit ä ľhérésie. Quand on perce l'affreux galimatias dont il s'entoure, on trouve dans sa philosophie une explication du monde qui bannit le surnaturel; et cette explication elle-meme se fonde sur une méthode qui comporte de «terribles inconvénients ». Cest un des passages de l'oeuvre de Bossuet oü il se montre ä la fois le plus penetrant et le plus admirablement lui-meme De ces mémes principes mal entendus, un autre inconvenient terrible gagne insensiblement les esprits. Car, sous pretexte qu'il nefaut admettre que ce qu 'on entend clairement — ce qui, réduit ä de certaines homes, est trés veritable — chacun se donne la Uberte de dire : « J'entends ceci, et je n'entends pas cela » ; et sur ce seul fondement, on approuve et on rejette tout ce qu 'on veut, sans songer qu 'outre nos idées claires et distinc tes, il y en ade Discours sur l'Histoire universelle, lie Partie. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 147 confuses et de générales qui ne laissent pas ďenfermer des Veritas si essentielles, qu'on renverserait tout en les niant. II s'introduit, sous ce pretexte, une Uberte de juger qui fait que, sans égard ä la Tradition, on avance témérairement tout ce qu'onpense 1... Mais de qui procede Malebranche ? De Descartes. Dans un siěcle enivré de cartésianisme, et dans une certaine mesure cartésien lui-meme, Bossuet réfléchit, analyse, distingue, et se defend. Dans Descartes se rencontrent au moins trois choses. D'abord, des arguments utiles contre les athées et les libertins; en second lieu, des theories physiques qu'on peut adopter ou n'adopter pas, et qui, étant indifferentes pour la religion, n'ont en soi pas grande importance et enfin, un principe qui menace la foi: Je vois... un grand combat se preparer contre l'Église sous le nom de Philosophie cartésienne. Je vois naitre de son sein et de ses principes, ä mon avis mal entendus, plus ďune hérésie ; et je prévois que les consequences qu'on en tire contre les dogmes que nos pěres ont tenus la vont rendre odieuse, et feront perdre ä l'Église tout le fruit qu'elle en pouvait espérer pour établir dans l'esprit des philosophes la divinité et ľimmortalité de ľäme 2. Allons plus loin : n'y aurait-il pas une attitude mentale dont la philosophie de Descartes n'aurait été d'abord que l'exposant, et qu'elle aurait ensuite renforcée ? Ne trouverait-on pas, plus diffuse, plus profondément engagée dans la vie, une volonte ä laquelle tout se ramene ? Ne s'agirait-il pas d'un immense refus d'obéir ä ľautorité, d'un invicible besoin de critique, qui serait « la maladie et la tentation de nos jours3 » ? Aprěs le temps oü ľhomme s'est humilié devant Dieu, et a preté obéissance au Roi, voici qu'est venue ľépoq ue de « ľintempérance de l'esprit ». Ici ľéloquence orné la vérité que Bossuet découvre; et e'est dans ces paroles solennelles que ľorateur décrit ľétat ďesprit qui gagne de proche en proche, qui tend ä ľemporter dans les consciences, et qui lui inspire un veritable effroi: Leur raison, qu 'Us prennent pour guide, ne présente ä leur esprit que des conjectures et des embarras; les absurdités oú ils tombent en niant la religion deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne, et pour ne vouloir pas croire des mystéres incompréhensibles, ils suivent ľune aprés ľautre ďincompréhensibles erreurs. Qu'est -ce done, aprés tout, Messieurs, qu'est-ce que leur malheureuse inerédulité, sinon une erreur sans fin, une témérité qui hasarde tout, un étourdissement volontaire, et en un mot un orgueil qui ne peut souffrir son reméde, e'est-a-dire qui ne peut souffrir une autorite legitime ? Ne croyez pas que ľhomme ne soit empörte que par ľintempérance des sens: ľintempérance de l'esprit n'est pas moins 1 A un disciple de Malebranche, 21 mai 1687. 2 Ibid., et Lettre ä Huet, 18 mai 1689. 3 Bossuet ä Rancé, 17 mars 1692. « La fausse critique qui est la maladie et la tentation de nos jours... » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 148 flattens e; comme I'autre, eile se fait des plaisirs caches, et s'irrite par la defense. Ce superbe emit s'é lev e r au-dessus de tout et au-dessus de lui-méme, quand il s'éleve, ce lui semhle, au-dessus de la religion qu'il a si longtemps révérée; il se met au rang des gens disabuses; il insulte en son coeur aux faibles esprits qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mémes; et, devenu le seul objet de ses complaisances, il se fait lui-méme son dieu ;. Plus rien n'e st simple ; il n'y a plus ďéquilibre ni de mesure, puisqu'on ne se soumet plus ä ľautorité ; les plus pieux et les plus doctes peuvent se livrer ä ďétranges fantaisies, on n'est plus súr de rien, on ne sait plus. Ne s'avise -t-on pas de publier et de prôner ľoeuvre ďune religieuse espagnole qu'on dit mystique, et qui est folie, Marie de Jesus, abbesse d'Agreda ? Et ľerreur monstrueuse de son eher Fénelon... On essaie de défendre le theatre ; on veut ä tout prix montrer que lÉglise tolěre le libertin age de la scene ; on torture les textes des Saints Peres pour extorquer leur approbation ; on ose invoquer l'exemple de lÉcriture Sainte, en disant qu'elle aussi se sert de paroles qui expriment les passions, et que si ľon devait défendre toutes les choses qui peuvent avoir des suites fächeuses, il faudrait interdire la lecture de la Bible meme en latin, puisqu'elle est la cause innocente de toutes les heresies ; et qui done, je vous prie, profěre ces sottises et ces blasphemes, sinon un moine, un Pere Caffaro ? — D'un exces on se jette dans un autre ; sous pretexte ďobéir au roi, pour un peu on refuserait ľobéissance au Pape, et lEglise gallicane deviendrait une Église schismatique, s'il n'était la pour rendre ä César ce qui appartient ä César, et ä Dieu ce qui appartient ä Dieu. Des ä-coups continuels; d'une defense il faut passer ä une autre defense ; bien plus ! il faudrait etre sur tous les points ä la fois. Comme ses ennemis seraient heureux de le voir disparaítre ! De temps en temps, on fait courir le bruit que M. de Meaux a été frappé d'apoplexie ; et on assure merne que M. Simon a dit: II faut le laisser mourir, il n'ira pas loin. Et M. de Meaux tient toujours. Cest pour cela peut-etre, c'est parce qu'il vit dans une vigi lance exaspérée, dans un effort sans remission, qu'il prend un ton farouche pour maudire ce qui appartient au monde trompeur : la concupiscence de la chair, qui nous entraíne vers le bas; la concupiscence des yeux, et celie de ľesprit. Plus rien ne trouve grace devant sa rigueur, ni le désir d'expérimenter et de connaítre, ni le goüt de ľhistoire, ni la science si eile est une forme du péché d'orgueil, ni ľamour de la gloire, ni ľhéroísme et dégouté des erreurs innombrables des hommes, il se fait inhumain. C'est pour cela aussi qu'il aspire au divin, d'un coeur qui a besoin d'etre console. Alors il reprend ľÉvangile, non pour le diseuter, mais pour méditer pieusement sur ses plus belles pages, pour se laisser aller ä la douceur de croire, ä la douceur d'aimer : « Relis, mon äme, ce doux commandement d'aimer... » S'élevant de cime en cime jusqu'aux demeures celestes, il en arrive ä ce degré sublime oú priěre et Oraison funěbre d'Anne de Gonz.ague. Éd. Lachat, t. XII, p. 552. [ess: gallica=p.305] Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 149 poesie se confondent, et oü son langage ne traduit plus d'autre sentiment que son aspiration totale ä la vérité et ä la beauté qui dureront toujours. * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 150 CHAPITRE V Leibniz et la faillite de ľunion des églises « II était grele et päle ; ses doigts effilés prolongeaient des mains couvertes de lignes innombrables; ses yeux, de tout temps peu aigus, ľavaient přivé d'images visuelles dominatri ces; il marchait la tete penchée et haíssait les mouvements brusques ; il jouissait des parfums et y puisait un vrai réconfort. II ne désirait pas tant la conversation que la meditation et la lecture solitaires; mais si une causerie s'inaugurait, il la continuait avec joie. II aimait le travail nocturne. II se souciait peu de Faction passée ; la moindre pensée présente le retenait plus que les plus grandes choses lointaines. Aussi écrivait-il sans cesse des choses nouvelles qu'il laissait inachevées ; le lendemain, il les oubliait ou ne s'efforcait pas de les retrouver 1...» Tel est Leibniz. Dans son äme multiple, quel appétit de savoir ! Cest sa premiere passion. II a envie de tout connaitre, jusqu'aux limites extremes du reel, et au-delä, jusqu'á ľimagi naire. II dit: celui qui aura vu attentivement plus de portraits de plantes et ďanimaux, plus de figures de machines, plus de descriptions ou de representations de maisons ou de forteresses, qui aura lu plus de romans ingénieux, entendu plus de narrations curieuses, celui-lä aura plus de connaissances qu'un autre, quand il n'y aurait pas un mot de vérité dans ce qu'on lui a dépeint et raconté... II avait tout appris : ďabord le latin et le grec, la rhétorique, la poésie ; au point que ses maítres, étonnés de son appétit insatiable, craignaient qu'il ne restät prisonnier de ces premieres études; mais dans ce moment merne, il leur échappait. De la philosophie scolastique et de la theologie, il passait aux mathématiques, pour y faire plus tard des découvertes de ľordre génial ; il allait des mathématiques ä la jurisprudence. II s'engageait dans ľalchimie, cherchant ce qui est secret, ce qui est rare, ce qui mene peut-etre, par des chemins inaccessibles au commun des mortels, vers l'explication des apparences. Chaque livre, chaque homme au hasard rencontre, étaient pour lui une provocation ä connaitre. « Se fixer, comme par un clou », ä une place déterminée, ä une discipline, ä une science, voilä ce qu'il ne pouvait souffrir. Choisir un metier precis, devenir avocat ou professeur, se livrer aux memes occupations touš les jours ä la merne heure — non pas ! II voyagea, vit les villes allemandes, la France, l'Angleterre, la Hollande, ľltalie, visita les musées, fréquenta les compagnies savantes, enrichit son esprit par mille contacts, faisant de sa vie une perpétuelle acquisition. II consentit ä etre bibliothécaire, pretant 1'oreille aux appels incessants de toutes les pensées humaines; historiographe pour embrasser le plus possible du passé, du present; correspondant universel; conseiller des princes; encyclopédie toujours prete ä se laisser consulter. Mais sa raison Jean Baruzi, Leibniz (La pensée chrétienne), pp. 10 -12. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 151 d'etre fut de représenter dans le monde un dynamisme qui paraissait inépuisable, parce qu'il ne cessait jamais de se refournir de faits, ďidées, de sentiments, ďhumanité. De sa conscience en travail, remuant et brassant les acquisitions de toute espěce, venaient ä surgir, au gré des jours, les inventions utilitaires, les systěmes philosophiques, ou les reveš généreux. II finissait par posséder toutes les sciences et touš les arts, sans compter les matériaux infinis de ses constructions ideales ; il était, comme on ľa dit, « mathématicien, physicien, psychologue, logicien, métaphysicien, historien, juriste, philologue, diplomate, théologien, moralisté » ; et dans cette activité prodigieuse, que nul enfant des hommes peut-etre n'a pratiquée au meme point, ce qui lui plaisait par-dessus toutes choses, c'était la varieté : utique enim delectat nos varietas. Utique delectat nos varietas, sed reducta in unitatem. La reduction ä ľunité : telle est, en effet, la seconde passion de Leibniz, moins sensible aux contrastes qu'aux concordances, attentif ä découvrir la série de gradations menues qui lient la lumiěre ä ľombre et le néant ä ľinfini. II voudrait unir entre eux les savants: car d'oü vient que la science progresse avec tant de lenteur, sinon de ľisolement de ceux qui la pratiquent ? Qu'on crée dans chaque pays des Academies, que celles-ci communiquent de nation ä nation, et bientôt ces canaux de ľesprit, apportant le flot des connaissances nouvelles, féconderont la terre. Bien plus ! Leibniz voudrait instituer une langue universelle. En vérité, le monde offre un douloureux spectacle de mésentente ou de discorde : partout des barriěres, des demandes qui demeurent sans réponse, des élans vers la vérité, qui sont condamnés ä retomber dans le vide: confusion qui dure depuis des siěcles. Ne serai t-il pas possible de supprimer quelques-uns au moins des obstacles dont la seule vue choque la raison ; et, pour commencer, de s'entendre sur le sens des mots ? On créerait une langue qui vaudrait pour tous, et qui non seulement faciliterait des relations internationales, mais porterait dans son etre de tels caractěres de netteté, de precision, de souplesse, de richesse, qu'elle serait evidence rationnelle et sensible. On s'en servirait pour toutes operations de ľesprit, comme les mathématiciens se servent de 1'algěbre : seulement, ce serait une algebře concrete, chaque terme offrant la vision de ses rapports possibles avec les termes voisins au premier coup ďoeil. On posséderait ainsi une caractéristique universelle, l'instrument le plus fin dont ľesprit humain se soit jamais servi . II souffre de la désunion de l'Allemagne, de la désunion de lEurope, qu'il voudrait pacifier, quitte ä dinger vers l'Orient le trop -plein de ses activités guerriěres. Et si nous penetrans dans les demeures plus profondes de son esprit, nous y trouvons le merne désir. Sa grande décou verte en mathématiques, le calcul infinitesimal, est un passage du discontinu au continu ; sa grande loi psychologique est celie de la continuité: une perception claire est liée ä des perceptions obscures, qui nous měnent de proche en proche, par une série de degrés insensibles, ä la vibration premiére de l'effort vital. Ľharmonie demeure la supreme vérité métaphysique. En eile fnissent par se fondre les diversités qui semblaient irréductibles, qui se Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 152 composent en un tout oü chacune a sa place, d'apres un ordre divin. Ľunivers est un vaste choeur ; ľindividu a l'illusion d'y chanter seul son chant, mais en realite, il ne fait que suivre pour son compte une partition immense, oü chaque note a été placée de telle sorte que toutes les voix se correspondent, et que leur ensemble forme un concert plus parfait que ľharmonie des spheres, revée par Platon i. Relisons ici la belle page oü Emile Boutroux a marqué les difficultés que rencontrait, ä ľépoque precise oü il parut au monde, un esprit fait de telle sorte. — « La täche ne se présente pas dans les memes conditions que pour les Anciens. II trouve devant lui, développées par le Christianisme et par la reflexion moderne, des oppositions tranchées, et des contrariétés, sinon de véritables contradictions telies que les Anciens n'en ont jamais connues. Le general et le particulier, le possible et le réel, le logique et le métaphysique, le mathématique et le physique, le mécanisme et la finalité, la matiére et ľesprit, ľexpérience et ľinnéité, la liaison universelle et la spontanéité, ľenchaínement des causes et la liberie humaine, la providence et le mal, la Philosophie et la religion, touš ces contraires, de plus en plus dépouillés, par ľanalyse de leurs elements communs, divergent maintenant ä tel point qu'il semble impossible de les concilier, et que ľoption pour ľun des deux, ä ľexclusion complete de ľautre, semble s'imposer ä une pensée soucieuse de clarté et de consequence. Reprendre, dans ces conditions, la täche dAristote, retrouver ľunité et ľharmonie des choses, que ľesprit humain semble renoncer ä saisir, peut-etre merne ä admettre, tel est ľobjet que se propose Leibniz 2 ». Ainsi cette admirable intelligence, audacieuse et calme, en un temps oů les idées se dressaient les unes contre les autres avec une violence encore inconnue, irritées, exaspérées, voulut se placer ä un point de vue si haut que tout choix qui excluait un contraire lui parüt non pas un signe de force, mais de faiblesse et ďabandon. Réussira-t-elle dans son dessein ? Quand Leibniz descendra vers les faits, passant de la speculation ä la pratique, et qu'il voudra guérir la conscience religieuse de ses contemporains, déchirée et meurtrie, par le reměde de la conciliation : la question est de savoir s'il aboutira, ou s'il ne fera qu'ajouter la notion ďirréparable au schisme préexistant. Pármi les croyances traditionnelles, était-il possible, füt-ce au génie, de sauver le sentiment de la chrétienté ? Děs que ľon considěre lEurope, une plaie frappe les yeux depuis la Reforme, son unite morale a été rompue. Ses habitants sont divisés en deux partis, qui s'affrontent. Guerres, persecutions, aigres disputes, injures, sont la vie quotidienne de ces frěres ennemis. Pour qui reve ďharmonie, le premier devoir est de guérir un mal dont la violence s'accroit. Depuis 1660, en effet, la 1 Nous aurons ä revenir sur cette philosophic dans la IVe Partie de notre ouvrage, chap. V. 2 Preface á la Monadologie, 1881. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 153 quereile entre catholiques et protestants s'est ravivée : jusqu'ä quel exces n'ira-t-elle point ? Si eile continue, e'en sera bientôt fait de la foi, de toute foi; car les libertins, les déistes, et merne les athées, měnent contre la croyance une Campagne tous les jours plus audacieuse, qui ne rencontre devant eile que des forces divisées. Si, au contraire, protestants et catholiques arrivaient ä s'entendre, les Chretiens réconciliés, trouvant dans leur union une force invincible, feraient front contre ľimpiété et sauveraient ľÉglise de Dieu. A ľoeuvre de conciliation, Leibniz s'associera de tout son pouvoir. II connaít les pretentions des deux partis; il a longuement pratique les livres de controverse, et sait meme qu'en general ils ne contiennent rien de bon. II connaít les hommes. II n'est pas le premier venu, ayant prouvé, par ses découvertes, qu'il méritait quelque credit pármi les gens qui pensent : dans tous les pays ďEurope, des savants de premier ordre peuvent répondre de lui. II est luthérien : mais, suivant un mot admirable qu'il a prononcé, dans un dessein aussi beau que celui de ľunion, il ne veut pas « distinguer ce qui distingue... » . Pour trouver une méthode, il n'a qu'ä suivre le penchant de sa nature: montrer que les divergences ne sont pas essentielles, que les ressemblances sont multiples et aboutissent presque ä ľidentité, obtenir un ralliement general aux formes les plus simples de la foi, qui sont les plus profondes. Du temps de son voyage ä Paris, il avait prononcé chez Arnauld le Janséniste un Pater noster que tous, suivant lui, pourraient accepter: « O Dieu, unique, éternel, et tout-puissant, le seul Dieu véridique et infiniment dominateur ; moi, ta miserable creature, je crois et j'espere en toi, je t'aime plus que tout, je te prie, je te loue, je te rends grace et je me donne ä toi. Pardonne-moi mes péchés, et donne-moi, comme ä tous les hommes, ce qui, d'apres ta volonte présente, est utile pour notre bien temporel, comme pour notre bien éternel; et préserve-nous de tout mal. Amen. » Mais Arnauld le Janséniste avait rejeté cette priěre, parce qu'elle ne contenait pas le nom de Jésus-Christ. II y aurait toujours des gens pour rejeter ses formules, et la täche ne serait pas si simple ; du moins il voulait ľentreprendre. S'il réussissait, il réaliserait pour sa part ľharmonie, loi de ľunivers. S'il échouait — ä d'autres la responsabilité, aux obstinés, aux aveugles; d'autres prolonge raient le schisme, le rendraient irreparable, et achěveraient de ruiner la conscience religieuse de ľEurope. De lentes approches s'étendent sur une série d'années. Děs 1676, quand Leibniz cherche sa voie du côté de l'alchimie, il rencontre ä Nuremberg un adepte, le baron de Boinebourg, un protestant converti, qui consacre le meilleur de sa vie aux « negotiations iréniques», comme on disait alors. Boinebourg l'emmene ä Francfort, puis ä la cour de Mayence, oü les contro -verses religieuses battent leur plein. Rentrant de Paris et aeeeptant la place de bibliothécaire ä Hanovre, en 1676, il trouve dans la personne du due Jean-Frédéric, prince catholique régnant sur des sujets protestants, ľhomme par qui Rome espěre convertir l'Allemagne du Nord. Le mouvement s'accélere, les acteurs s'affairent sur la scene du Hanovre : Ernest-Auguste, successeur de Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 154 Jean-Frédéric ; ľéveque Spinola, protégé de lEmpereur, qui circule entre Vienne, les principautés allemandes et Rome, pour tisser les fils de ľunion. En 1683, Spinola apporte une formule de base, Regulae circa christianorum omnium ecclesiasticam reunionem. Des théologiens des deux partis s'assemblent, tiennent des conferences, et sous l'inspiration de Molanus, abbé de Lockum — esprit large, coeur généreux -, élaborent une méthode qui doit mener enfin ä la conciliation longuement désirée : Methodus reducendae unionis ecclesiasticae inter Romanenses et Protestantes. Leibniz va plus loin que tous. Vers le temps oú se prepare et s'execute, dans le royaume de France, la Revocation de ľEdit de Nantes, insensible aux violences passagěres et convaincu que l'esprit de concorde est la vérité et la vie, il réfléchit et compose la profession de foi qu'on appelle le Systema theologicum, au ton si grave et si beau : aprěs avoir invoqué le secours divin par de longues et ferventes priěres; mettant de côté, autant qu'il est possible ä ľhomme, tout esprit de parti ; méditant sur les controverses religieuses comme sij'arrivais d'un monde nou veau ; simple néophyte, étranger ä toutes les communions, libre de tout engagement, je me suis enfin, tout bien considers, arrété aux points que je vais exposer: j'ai cru devoir les embrasser, parce que l'Écriture Sainte, ľautorité de la pieuse antiquité, la saine et droite raison elle-méme, et le témoignage certain des faits, me semblent se réunir pour en inspirer la conviction ä tout homme exempt de préjugés... De quelle conviction parle-t-il ? Ayant examine non seulement les dogmes, l'existence de Dieu, la creation de ľhomme et du mo nde, le péché originel, les mystěres, mais les points les plus controverses de la pratique, les voeux religieux, les oeuvres, les ceremonies, les images, le culte des saints, il est convaincu que rien ne s'oppose ä ce que catholiques et protestants se rap -prochent, s'unissent, et, cédant les uns et les autres sur quelques difficultés apparentes, restituent ľunité de la foi. Voici comment il parle des disciplines romaines, de Celles memes qui excitent la colěre ou le mépris de ses coreligionnaires, les luthériens: J'avoue que les ordres religieux, les pieuses confréries, les saintes associations, et toutes les autres institutions de ce genre, ont toujours obtenu de ma part une admiration toute particuliěre. Elles sont comme une milice celeste combattant sur la terre, pourvu qu'on en éloigne tout abus et toute corruption, qu'on les dirige selon l'esprit et les regies des fondateurs, et que le Souverain Pontife les applique aux besoins de l'Église universelle. Ou mieux encore : Ainsi les sons de la musique, les doux accords des voix, la poésie des hymnes, ľéloquence sacrée, ľéclat des lumiěres, les parfums, les riches vétements, les vases ornés de pierres précieuses, les dons de grand prix, les statues et les images qui excitent la piété, les lois ďune savante architecture, les combinaisons de la perspective, les solennités des processions publiques et les riches tentures qui tapissent les rues, le son des cloches, en un mot, tous les honneurs que la piété des peuples aime ä prodiguer, ne rencontrent pas, je Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 155 pense, auprěs de Dieu le dédain qu 'affecte la simplicita chagrine de quelques hommes de nos jours; c'est du reste ce que confirment ä lafois la raison et les f aits... Aprěs cela, faut-il s'étonner qu'ä Rome, oü le conduisent en 1689 ses fonctions ďh istoriographe et son universelle curiosité, on lui offre de prendre la direction de la Bibliothěque Vaticane ? N'est-on pas fonde ä croire qu'il est catholique de coeur, et tout pres de se convertir ? Bossuet; c'est Bossuet qu'il faudrait atteindre pour r éussir : « Vous etes comme un autre saint Paul, dont les travaux ne se bornent pas ä une seule nation, ou ä une seule province: vos ouvrages parlent presentement en la plupart des langues de lEu rope, et vos proselytes publient vos triomphes en des langues que vous n'entendez pas 1... » Longtemps Bossuet a era que l'on pouvait réduire les protestants par la controverse. Lorsqu'en 1671, il a donné son Exposition de la doctrine catholique, il a semblé tendre la main, ouvrir les bras. Comme Leibniz, il ne voulait plus distinguer ce qui distingue, et insistait sur ce qui pouvait unir. Dégageant la doctrine catholique des surcharges, dont les brouillons et les excessifs l'avaient embarrassée ; montrant que les croyances fondamentales étaient communes; s'expliquant sur le culte des Saints, sur les images et sur les reliques, sur les indulgences, sur les sacrements, sur la justification par la grace, de la maniere la plus conciliante ; justifiant la tradition et ľautorité de lÉglise ; montrant que la croyance ä la transsubstantiation constituait la seule difficulté reelle, et qu'encore cette difficulté n'était pas insoluble : il accomplissait un geste si généreux, si chaleureux, que tout le monde protestant s'en était ému. Et merne on avait accuse son Exposition d'etre trop liberale pour qu'elle füt orthodoxe, mais munie de l'approbation des éveques et du Pape lui-meme, eile triomphait, eile parcourait toute lEurope, agissante : « Cette exposition de notre doctrine produira deux bons effets; le premier, que plusieurs disputes s'évanouiront tout ä fait, parce qu'on reconnaitra qu'elles sont fondées sur de fausses explications de notre croyance; le second, que les differences qui resteront ne paraitront pas, suivant les principes des Prétendus Réformés, si capitales qu'ils ont voulu d'abord le faire croire ; et que, selon ces memes principes, elles n'ont rien qui blesse les fondements de la foi... » II est vrai qu'il a loué la Revocation de ľÉdit de Nantes, qui était dans la logique de s a pensée ; et que la coupure s'est marquee la; le jour oü il a preché sur le Compelle intrare devant la cour assemblée : c'était le dimanche 21 octobre 1685, les protestants ont du le ranger non seulement parmi leurs adversaires, mais parmi leurs ennemis. Et l'on sait comment la publication de l'Histoire des Variations des Églises protestantes en 1688, a provoqué des tempetes. Pendant des mois, pendant des années, paraissent des refutations, des réponses, et des réponses aux réponses: ni les unes ni les autres ne furent douces: « On n'a pas besoin de boire toute ľeau de la mer pour savoir qu'elle Milord Perthe ä Bossuet, 12 nov. 1685. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 156 est aměre, ni de rapporter au long tou tes les calomnies qu'on nous fait pour nous faire sentir toute l'amertume qu'on a contre nous !. » Cest ici que l'entreprise prend son caract ere grandiose, et arrive ä sa valeur pathétique. Aprěs la Revocation de ľÉdit de Nantes, cherchez l'union des Églises ! De tous côtés on ľavait désirée ; il y avait des gens en Suéde, en Angleterre, et jusqu'en Russie, pour essayer de rassembler en un seul troupeau les hommes de bonne volonte. Mais quand les gardiens ne faisaient plus que se battre entre eux, penser encore, penser toujours ä la conciliation ! Ce reve fut pourtant celui de Leibniz, qui appela Bossuet ä son secours. lis vont conférer, sinon dans leurs personnes de chair, du moins dans leurs idées, dans leur vouloir; non pas assis ľun devant l'autre, mais aussi minutieusement que s'ils se trouvaient ensemble dans quelque salle austere, et sous un crucifix. Avec l'aide de quelques initiés dans la pénombre, dans le mystěre qui conviennent aux longues negotiations difficiles, entre ces deux grandes ämes s'engage un debat poignant. A ne pas tenir compte d'une phase qui ne fut qu'un rapide échange de lettres et de politesses, c'est ä partir de 1691 que le debat prit son ampleur. De France, un petit groupe d'esprits reli gieux jetait sur le Hanovre des regards d'espoir : Pellisson, ľan cien ami de Fouquet, embastillé, libéré, de huguenot devenu catholique, directeur de la Caisse des conversions, qui d'une äme brúlante cherchait ä réunir ľÉglise qu'il avait quittée ä ľÉglise romaine ; Louise Hollandine, soeur de la duchesse de Hanovre, qui s'était retiree ä ľabbaye de Maubuisson, pres de Pontoise, aprěs avoir abjure le Protestantisme ; Mme de Brinon, sa secretaire, active et zélée pour la gloire de Dieu. Qui sait ? Peut-etre la duchesse de Hanovre se convertira-t-elle ä son tour ? Peut-etre son mari suivra-t-il son exemple ? Et peut-etre cette terre hanovrienne, oú le bon grain semble lever, donnera-t-elle une glorieuse moisson ? Des signaux sont échangés : Leibniz et Pellisson correspondent, arguent, apprennent ä s'estimer et ä s'aimer ä travers la distance ; Bossuet est alerté, et« entre dans le dessein ». Les voici aux prises. Leibniz cherche le lieu de conciliation, l'endroit moins bien garde ou plus mollement défendu par lequel on pénétrerait dans la forteresse, celui-ci: on peut se tromper en matiěre de foi, sans etre hérétique ou schismatique, pourvu que l'on ne soit pas opiniätre. Si les protestants admettent que tout concile oecuménique exprime la vérité en ce qui concerne le salut; ou s'ils se trompent, en pensant que le Concile de Trente, qui a sanctionné la separation definitive, n'avait pas un caractěre oecuménique, du moins se trompent-ils sans malice ; ils ne sont ni hérétiques, ni schismatiques, et consentant ä s'en remettre aux decisions d'un concile oecuménique futur, ils demeurent en esprit dans la communion de ľÉglise... Quel grand espoir ! Et quel pas on ferait vers la paix des ämes, si Bossuet le favorisait! 1 Seconde Instruction pastorale sur les promesses de Jésus-Christ ä son Église, 1701, Éd. Lachat, t. XVII, p. 239. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 157 Tourner les positions établies par un concile, de facon ä le considérer, en definitive, comme nul et non avenu, — c'est ce que ľévéque de Meaux n'admettra pas si facilement. « Pour ne pas se tromper dans ces projets ď union, il f aut etre bien averti qu'en se relächant, selon le temps et ľoccasion, sur les articles indifférents et de discipline, lÉglise romaine ne se relächera jamais ďaucun point de la doctrine définie, ni en particulier de celie qui ľa été par le Concile de Trente... » Accorder aux luthériens certaines satisfactions, comme la communion sous les deux espěces, soit; mais capituler sur le principe ďautorité, pierre angulaire de lÉglise, assurément non. Done, dans sa maniere vigoureuse, peu faite pour la diplomatie, il prend ľoffensive : si M. Leibniz croit ä la catholicité, s'il declare admettre les propositions qui sont ľessence de la catholicité, quoi de plus simple ? Qu'il se convertisse au Catholicisme ! II se trompe ; il ne connaít pas bien son adversaire. Cette marge indécise, cette ligne ä peine visible qui le sépare de lÉglise romaine, Leibniz ne la franchira pas. II ne la franchira jamais, parce que c'est une affaire de conscience individuelle, sur laquelle aucune pression extérieure ne saurait agir ; et surtout, parce que la vraie question n'est pas la. II ne s'agit pas pour les protestants ďabdiquer, mais de s'unir ; et lui-meme est un négociateur, non pas un transfuge. Que Bossuet le sache bien; qu'il abandonne ces maniéres expéditives et impérieuses; qu'il saisisse la difference entre conciliation et conversion : « On a fait de trěs grands pas pour satisfaire ä ce qu'on a jugé du ä la charite et ä ľamour de la paix. On s'est approché des bords de la riviére Bidassoa, pour passer un jour dans ľŕle de la Conference. On a quitté expres toutes ces maniéres qui sentent la dispute, et tous ces airs de superioritě que chacun a coutume de donner ä son parti..., cette fierté choquante, ces expressions de l'assurance ou chacun est, en effet, mais dont il est inutile et déplaisant de faire parade auprěs de ceux qui n'en ont pas moins de leur part... » Encore une fois, la question que l'on pose ä Bossuet est de savoir si, considérant sans malice que le Concile de Trente n'avait pas un caractére oeeuménique, on peut revenir sur ses decisions. La réponse du prélat était trop hätive ; qu'il reprenne les données du probléme, on attendra. Et Bossuet se met au travail: malgré la masse des occupations qui l'accablent, il étudiera en detail les texte s jusqu'ici rédigés, les formules arrétées pour ľaccord : «Le premier loisir que j'aurai sera employe ä vous dire mon sentiment avec une entiére ingénuité... » — « Puisse cette année vous étre heureuse, ä vous et ä tous ceux qui recherchent sérieusement ľunion des chrétiensl ! » II s'applique. « J'entre dans le des sein ; et quoique je ne puisse pas entrer dans tous les moyens, je vois bien que, si l'on voulait en croire M. ľabbé Molanus et les autres aussi équi tables que lui, la plupart des difficultés seraient aplanies. Vous verrez dans peu mes sentiments... » L'attente de Leibniz n'est pas inactive ; pour étayer sa cause, il cherche des arguments. Déjä il avait fait remarquer que la France elle-méme n'avait Lettre du 17 Janvier 1692. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 158 pas tenu le concile de Trente pour oecuménique : maintenant il trouve, ä sa grande joie, une preuve de fait, un precedent qui lui semble indéniable. Une fois au moins — et ä vrai dire, dans plusieurs autres cas; mais une fois au moins, et pour un cas typique -, l'Église romaine a cassé ľarret d 'un concile. Les Calixtins de Boheme n'ayant pas reconnu ľautorité du concile de Constance, pour ce qui est de la communion sous les deux espěces, le pape Eugene et le concile de Bale passěrent par-dessus cette consideration, et n'exigerent point d'eux de se soumettre, mais renvoyěrent ľaffaire ä une nouvelle decision de l'Église. Que pense Bossuet de la force d\in tel precedent ? N'est-ce pas le cas merne dont il s'agit aujourďhui, in terminis ? « Jugez, Monsieur, si la plus grande partie de la langue germanique ne mérite pas pour le moins autant de complaisance qu'on a eu pour les B oné miens... » Elle vint enfin, la réponse longuement attendue ; eile arriva sous la forme d'un traité qui suivait point par point les Pensées particuliěres sur le moyen de réunir l'Église protestante avec l'Église catholique romaine, de Molanus, et concluait ä son tour. Bossuet disait que la méthode proposée était inacceptable, la méthode suspensive, qui tendait ä admettre la pacification avant d'en venir aux principes ; seule était admissible la méthode de declaration, qui posait les principes avant d'en venir aux faits. Commencer par une conciliation dans l'ordre pratique, réunir ensuite une assemblée pour convenir ä l'amiable de la doctrine, en arriver enfin ä un concile qu i déciderait des points sur lesquels on n'aurait pu s'accorder, quelle erreur ! II faut d'abord un concile, qui recevra les protestants ä résipiscence ; aprěs quoi ľon passera ä la conciliation. Autrement, on cede ä l'avance sur le point capital : si les protestants veulent rentrer dans la communion romaine avant de se soumettre, c'est qu'ils n'avouent pas leur erreur, refusant de reconnaítre ľautorité de l'Église ; tout est la. La méthode, en effet, implique déjä les idées qui constituent l'essentiel du débat. L'Église est infaillible ; ce que le Concile de Trente a decide vaut pour toujours. Dire que la France n'a pas reconnu son caractěre oecuménique, c'est s'abuser ; car le refus de la France ne concerne que les préséances, prerogatives, liberies et coutumes du royaume, sans toucher en aucune sorte aux matiěres de foi. Invoquer l'exemple des Calixtins de Boheme, c'est s'abuser encore : l'examen qu'on promettait ä Bale n'était pas fait pour remettre en question la decision de Constance, mais pour la confirmer en ľéclairant. Et puisque Leibniz demande expressément si des gens qui sont prets ä se soumettre ä la decision de l'Église, mais qui ont des raisons de ne pas tenir un certain concile pour oecuménique, doivent etre considérés comme hérétiques, — expressément Bossuet répondra: «Oui, ces gens-lä sont hérétiques ; oui, ces gens-lä sont opiniätres. » Aprěs quoi Leibniz aura beau se défendre, répliquer que c'est une maxime bien étrange que de dire : « Hier on croyait ainsi, done aujourďhui il faut croire de merne » ; il aura beau revenir sur les precedents; il ne gagnera plus rien. Bossuet a dressé devant lui un mur qu'il estime etre sans fissure ; et le débat pourrait etre clos. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 159 II reprit cependant. Les auteurs de second plan disparaissaient, empörtes par la mort; mais Leibniz et Bossuet demeuraient, et une espérance était encore possible. Le 27 aoüt 1698, dans le monastěre de Lockum, Leibniz rédigeait un nouveau Projet pour faciliter la reunion des protestants avec les catholiques romains, qu'il terminait par une émouvante priěre ä Dieu ; et il reprenait sa correspondance avec Bossuet. Mais les arguments étaient toujours les memes, — sauf un. Persistant ä vouloir montrer qu'il n'est pas vrai que lÉglise n'ait jamais change, il aborde la ques tion de ľauthenticité des Livres Saints. ĽÉglise ďaujourďhui, observe -t-il, tient pour authentiques des écrits que ľancienne Église tenait pour apocryphes ; done, il y a eu changement dans la tradition... La controverse continue, pesante et minutieuse, jusqu'au moment ou Bossuet se trouve pres de sa fin ; les lettres échangées deviennent de longs traités, dont ľun contient jusqu'ä cent vingt -deux articles; mais est-il besoin de dire qu'en soulevant un doute sur ľauthenticité des Livres Saints, — Leibniz sort des voies de la conciliation ? Ces deux grands ouvriers, que n'ont jamais rebuté la fatigue ni la peine, ont travaillé jusqu'au bout, chacun suivant sa loi. Leibniz s'est servi de son intelligence penetrante et souple, de son sens diplomatique ; il a commence par la prudence et par la discretion : car on n'avait pas, ainsi qu'il le disait, ä disputer, ä faire des livres, mais ä connaítre des sentiments et ä mesurer des pouvoirs. Peu ä peu il s'est échauffé ; impatient d'une resistance que ni sa bonne volonte, ni son ingéniosité ne réussissaient ä vainere, il a parle de « pointilles », il a reproché ä Bossuet de biaiser, de donner le change, d'etre tragique ; une amertume a paru dans ses propos. Cet éveque est intransigeant de sa nature ; mieux vaudrait lui adjoindre des laics et conférer avec eux; MM. les Ecclesiastiques ont leurs vues ä part, et leurs preventions. II est pour les transactions, les accommodements; sa prodigieuse memoire est toujours prete ä lui fournir des exemples qui peuvent guider le present; sa pensée le porte ä trouver toujours, entre les disparates, des points de conciliation, ä réduire une difficulté en difficultés infiniment petites, ä établir des harmonies. II possěde moins le sens religieux que le sens politique; l'impo rtance de l'enjeu lui paraít mériter qu'on ferme un peu les yeux sur les regies de la partie. En un seul point, il est irréductible, et il est vrai que celui-ci entraine touš les autres: le droit au libre examen, le refus de subir une autorite dogmatique. Échouant dans sa tentative, il éprouve du chagrin, de la douleur meme, et ne renonce pas sans peine ä un projet dont il attendait tant de bien pour lEurope et pour ľhumanité. On croit sentir une amertume encore, et un reproche aux autres adressé, dans la facon dont il repete obstinément la meme pensée : il prend « un acte de déchargement de touš les maux que le schisme pourra encore attirer ä ľÉglise chrétienne »; — «nous avons ici la consolation de n'avoir rien omis de ce qui était notre devoir, et qu'on ne saurait plus nous reprocher le schisme sans la derniěre injustice » ; — e'est ľÉglise romaine « qui fait le schisme, et qui blesse la charite dans laquelle consiste ľäme de ľunité » . Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 160 Bossuet est plus secretement sensible. Blesse-t-il Leibniz, en l'appelant hérétique et opiniätre, et Leibniz se plaint-il de cette condamnation, il s'afflige ; mais, dit-il, Leibniz m'eüt blämé lui-meme de périphraser, tandis qu'il exigeait qu'on parlät net. II répond aux reproches avec une sorte ďhumilité candide : « Si vous voulez bien nous marquer en quoi vous croyez que je n'ai pas répondu ä votre désir, je vous assure que j'y satisferai plei -nement, sans aucune vue ni ä droite ni ä gauche, mais avec toute la droiture de bonne intention que vous pouvez désirer d'un homme qui ne peut jamais avoir de plus grande joie que celle de travailler avec de si habiles et de si honnetes gens ä refermer, s'il se peut, les plaies de lÉglise, encore toutes sanglantes par un schisme si deplorable. » Ľidée qui vient ä Leibniz : faire écrire par ľévéque Spinola un memoire qui représentera le point de vue protestant, tandis qu'il en écrit un autre qui représentera le point de vue catholique, ne saurait se faire jour dans l'esprit de Bossuet. La vérité n'a pas cette double face. Elle est une, eile est immuable. Elle est éternelle aussi. II s'en tient ä la maxime qui a nourri son esprit, qui est la loi de son äme, qui a dirigé son action et s a vie : ne s'attacher qu'ä ce qui demeure. D'un coeur moins douloureux, mais sans rancune et sans aigreur, il voit s'éloigner un mirage qui ne l'avait jamais com plětement séduit. Le sens religieux l'emporte, chez lui, sur le sens politique. Renoncer ä la conciliation, c'est refuser de rendre ä ľEurope la paix spirituelle dont eile n'a jamais e u plus grand besoin. Mais, s'il faut, pour arriver ä l'union, admettre que lÉglise catholique est faillible, qu'elle a condamné et exclu ä tort, qu'elle peut se démentir et varier, — alors c'est son principe merne que ľon ruine. Par une seule breche faite ä ľautorité, toutes les heresies passeront l\ine aprěs ľautre ; et le temple de la Vérité sera détruit. Entre les deux perspectives, il a choisi :que les schismatiques restent dans leur erreur, mais que lÉglise continue ä vivre comme un arbre séculaire qui n'a perdu qu\ine branche morte. Désormais e'en est fait ; il a trop longtemps vécu, il est trop vieux. Ceux memes qui devaient le soutenir, l'abandonnent. II est travaillé par la pierre, pousse des gémissements et des cris. Quand le mal lui laisse quelque répit, il se fait mettre dans sa litiěre, prend la route, et retourne vers le Roi auprěs duquel il reprenait jadis force et courage : mais le Roi, qui est lui-meme sur son déclin, ne peut accomplir le miracle de rajeunir ceux qui s'en vont vers le tombeau. Se raidissant contre le mal qui le tenaille, « ä peine ferme sur ses jambes », avec une gaucherie touchante, il essaie de faire sa cour au maítre. On ne voit plus que lui ä Versailles. Et les courtisans se moquent de ce grand vieillard cassé, un peu ridicule et encombrant. « Veut-il done mourir ä la cour ? » murmure la peu pitoyable Mme de Maintenon. En 1703, ä la procession de l'Assomption, ä laquelle il voulut assister, il donna un triste spectacle qui affligea ses amis, le fit plaindre par les indifférents et moquer par les vieux de Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 161 la cour. « Courage, monsieur de Meaux, lui disait Madame le long du chemin, nous en viendrons ä bout. » D'autres : « Ah ! pauvre monsieur de Meaux ! » D'au tres: « II s'en est bien tiré. » Le plus grand nombre : « Que ne s'en va-t-il mourir chez luil ? » Leibniz n'est pas plus heureux. II poursuit ses reves ; il faudrait convertir la Chine, non pas en montrant aux Chinois qu'ils sont dans l'erreur, mais en faisant ressortir les analogies qui existent entre leur religion et la nôtre, en remontant ä ľunité substantielle de ľesprit humain... Mais la realite ľa décu ; ce n'est pas une matiere qu'on modifie ä son gré, et que la pensée peut modeler sans risque; eile résiste invinciblement. Pas de caractéristique universelle ; pas d'union des Églises ; vains projets, ombres insaisissables. Fontenelle, faisant son portrait devant l'Académie des Sciences de Paris, le peindra en triomphateur: « Pareil en quelque sorte aux anciens qui avaient l'adresse de mener jusqu'ä h uit chevaux attelés de front, il mena de front toutes les sciences. » Mais il le verra aussi dans son humanite : « Chez lui, il était absolument le maitre, car il y mangeait toujours seul. II ne réglait pas ses repas ä de certaines heures. II n'avait point de ménage, il envoyait quérir chez un traiteur la premiere chose trouvée... Souvent il ne dormait qu'as sis sur une chaise, et ne s'en réveillait pas moins frais ä sept ou huit heures du matin. II étudiait de suite, et il a été des mois entiers sans quitter le siege... » A mesure que Leibniz vieillit, cette image-lä devient la plus vraie. II est seul. Les puissants de ce monde, sur lesquels il avait compté pour agir, l'ont aban donné. Lorsque au mois de juin 1714 ľélecteur de Hanovre est devenu Roi d'Ang leterre, on a refuse les services de ce vieillard malade. Comme il ne fréquente pas le temple et ne s'approche pas des sacrements, on le tient pour un mécréant et les pasteurs sont contre lui. II meurt le 14 novembre 1716 ; on ľenterre sans pompe, sans cortege, sans assistants, sans compassion : « plutôt comme un brigand que comme un homme qui a été ľornement de sa patrie » . Revons. II y a eu un moment oü ľunion des Églises apparut comme realisable, un moment tel « qu'ä peine un siěcle a coutume d'en offrir » . « La main de Dieu n'est pas raccourcie », écrivait Leibniz ä Mme de Brinon, le 29 septembre 1691 ; « ľEmpereur y a de la disposition ; le pape Innocent XI et plusieurs cardinaux, généraux d'ordres, le maitre du S acre Palais, et théologiens graves aprěs l'avoir bien comprise, se sont expliqués ďune maniere tres favorable. J'ai vu moi-meme la lettre originale de feu Reverend Pere Noyelles, general des Jésuites, qui ne saurait etre plus precise ; et on peut dire que si le Roi [de France] et les prélats et les théologiens qu'il entend sur ces matiěres s'y joignaient l'affaire serait plus que faisable, car eile serait presque faite. Ainsi ľunion s'opere, la catholicité se reforme, la Ger mánie et la Latinitě retrouvent leur communion spirituelle, les Provinces-Unies et l'Angleterre rentrent ä leur tour dans une Église ä la fois romaine et réformée, et les croyants, touš les croyants, s'opposent aux forces dissolvantes qui menacent leur foi. » 1 V. Giraud, Bossuet, 1930, p. 139 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 162 Revenons au reel. Catholiques et protestants ne peuvent pas s'entendre ; ľheure favorable a passé, le plus habile et le plus bienveillant des hommes a échoué dans la täche qu'il avait assumée, les ennemis du Christianisme se réjouissent et triomphent. Que de demolitions ! que de mines ! Au Dieu dlsrael, dT saac et de Jacob, pretend se substituer un Dieu abstrait qui n'est autre chose que ľordre de ľunivers, et peut -etre ľunivers lui-meme. Celui-lä est incapable de miracles; les miracles, qui montreraient son caprice, ou son désaccord avec lui-meme, loin d'affirmer son existence, la nieraient. Ľautorité ne vaut plus, la tradition est menteuse, le consentement universel est impossible ä prouver, et quand il serait démontré, rien n'empecherait qu'il füt entaché d'erreur. La loi de Moíse n'est plus la par ole que Dieu dicta sur le mont Sinai, et qui fut immédiatement transcrite dans son integrite ; c'est une loi humaine, qui porte encore la trace des peuples qui l'ont transmise aux Hébreux, et en particulier des Égyptiens. La Bible est un livre comme les autres, plein ďaltérations, et peut-etre de repentirs; rouleaux mis bout ä bout par des mains inhabiles, par ľoeuvre négligente d'esprits grossiers qui n'ont pas fait attention aux dates et qui ont pris quelquefois le commencement pour la fin. Elle n'apparaít plus comme divine. Encore moins le pouvoir royal est-il divin ; on a proclamé contre lui le droit ä l'insurrec tion. Partout, on a substitué un signe négatif au signe positif; et quand meurt Louis XIV, la substitution parait accomplie. Jamais sans doute les croyances sur lesquelles reposait la société ancienne n'ont subi pareil assaut, et en particulier le Christianisme. Swift !, en 1717, se livre ä un des accěs d'ironie dont il est coutumier. II est dangereux, écrit -il, il est imprudent, d'argumenter contre l'abolition du Christianisme, ä une époque oü touš les partis sont unanimement determines ä ľanéantir, ainsi qu'ils le prouvent par leurs discours, leurs écrits, et leurs actes. Le défendre, montrer que son abolition n'irait pas sans quelques inconvénients, et que peut-etre eile ne produirait pas touš les bons effets qu'on attend ďelle, ne saurait etre que ľentreprise ďun esprit paradoxal... La boutade de Swift traduit l'in quietude des consciences chrétiennes, quand elles constatent les résultats d'un travail de demolition qui a dure des années, et qui a procédé non plus par des attaques menues et secretes, mais ouvertement, au grand jour. Cependant, lEurope n'aime pas les mines ; eile ne les tolérera jamais que par une fantaisie provisoire, pour en faire l'ornement de ses jardins; encore ne serviront-elles qu'ä marquer, par contraste, ľélan des arbres et la vie frémissante des floraisons. Les plus sceptiques d'entre les esprits dont nous avons suivi ľactivité se sont arretés devant le nihilisme oü risquait de les conduire leur doute. lis n'ont pas joui de « ce parfait repos, tant ä ľégard de la volonte que de ľentendement », en quoi Pyrrhon faisait consister la sagesse et le bonheur 2 : si leur entendement leur a présenté quelquefois le contre avec 1 J. Swift, An argument to prove that the abolishing of Christianity in England may, as things now stand, be attended with some inconveniencies, and perhaps not produce those many good effects proposed thereby, written in the year 1708. 2 Moreri, Dictionnaire, art. Pyrrhon. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 163 plus de faveur que le pour, leur volonte ne s'est pas abandonnée. Ils ont declare qu'ils ne jetaient bas la vieille demeure que pour en édifier une autre, dont ils ont dessiné les plans, posé les fondations, élevé les murs, au milieu meme de leurs demolitions. Demolition et, en meme temps, reconstruction. Si nous voulons achever de comprendre les hommes qui ont vécu dans cette grande crise, c'est dans leur essai ďélaboration positive que nous devons les considérer maintenant. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 164 TROISIEME PARTIE ESSAI DE RECONSTRUCTION Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 165 CHAPITREI L'empirisme de Locke II fallait done recommencer le grand voyage ; dinger la caravane humaine par d'autres routes, vers d'autr es buts. Et tout d'abord, il fallait éviter le pyrrhonisme dont Bayle lui -meme avait peur. « Disputer sur toutes choses, sans prendre jamais d'autre parti que de suspendre son jugement», c'était aboutir ä ľinaction, ä la mort. Le pyrrhonisme, auxiliaire utile pour rendre ä ľesprit sa liberté de choix, finissait par détruire la volonte, la possibilité meme de choisir. II ne s'agissait pas d'er -goter, de balancer le pour et le contre, mais ďaller vite vers les lointains du bonheur. Fontenelle expliquait ä son écoliěre la marquise, tandis qu'ils contemplaient ensemble les étoiles, que la philosophie est fondée sur deux choses: sur ce qu'on a ľesprit curieux et les yeux mauvais. De sorte que les philosophes passent leur vie ä ne point croire ce qu'ils voient, et ä tächer de deviner ce qu'ils ne voient point ; etat insupportable. II serait doux, au contraire, de ne pas se préoccuper de ce qu'on ne voit pas, et de croire ce qu'on voit. Un systéme du monde qui remplirait l\ine et l'autre de ces conditions serait un bienfait pour les hommes; il les sauverait du doute. C'est ä ce point que Locke intervient. II apparut trěs opportunément, comme un bienfaiteur, parce qu'il établit la valeur et la dignitě supreme du fait. Non pas du fait historique, qui avait été dénoncé, condamné, aboli. Sur ce point-lä, on ne pouvait plus revenir, la cause était entendue. Les faits, perdus dans un passé sans resurrection, quand on voulait les rappeler au jour n'arrivaient que mal recueillis, mal interprétés, faussés, et comme souillés de mensonge; les hommes de bon sens ne pouvaient se fier ä eux. II fallait une autre certitude, et e'est John Locke qui l'a trouvée. Car il indique aux penseurs les réalités psychologiques, présentes dans les ämes, Vivantes, inaltérées. Dans ce domaine, la raison l'aide et ne le paralyse pas; non seulement eile est obligee, quelque défiante qu'elle soit, d'enregistrer des données élémentaires sur lesquelles la critique n'a pas de prise, mais encore eile découvre avec joie les conditions de sa propre activité, qu'elle ignorait. Ainsi les rationaux aeeeptent une alliance qui les sau ve du scepticisme ; ľesprit du XVIIIe siécle, tel qu'il prend ses racines dans le XVIIe, est rationaliste par essence, et empiriste par transaction. Locke semblait forme tout expres pour etre le vrai philosophe. D'abord il était Anglais : done, il pensait profondément. Ensuite il ne s'était pas contenté Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 166 ďétudier la métaphysique, mais les sciences expérimentales, la médecine ; avant de s'occuper de ľäme, il avait appr is ä connaítre le corps: bonne precaution, que négligeaient les reveurs. II avait participé aux affaires publi-ques; secretaire et homme de confiance de lord Ashley, comte de Shaftesbury, disgracié avec son maitre, exile en Hollande, puis revenu en vainqueur avec Guillaume d'Orange, il avait été de ceux qui ont prepare la nouvelle Angleterre, l'invincible. Mais sagement, il s'était contenté de la seconde place ; et se tenant un peu en arriěre, il avait pu observer le manege des hommes. Faible de santé, et toujours fragile, il ne s'était pas donne ä Faction avec la joie des etres vigoureux, qu'elle prend tout entiers : il s'était reserve, comme pour mieux réfléchir. Les voyages ľavaient assoupli ; il avait longtemps séjourné dans notre midi, examinant de pres cette race bizarre sans etre antipathique, les Francais: quelles étaient leurs moeurs, leur nourriture ; comment pensaient ceux qui pensaient; comment travaillaient ceux qui ne pensaient pas; comment ils fabriquaient ces produits délicieux que n'a pas l'Angleterre : ľhuile et le vin ; comment les paysans étaient miserables, et pourquoi. A Paris, il avait fait amitié avec les médecins, les astronomes, les savants de toute espěce, les chercheurs, les inquiets. Mais la Hollande lui avait été plus profitable encore, s'il est vrai qu'il n'est ni plus rude, ni meilleure école que l'exil. Chassé de son pays et errant dans les villes du Refuge, fréquentant les ministres, les dissidents, les hétérodoxes, il s'était remis ä ľécole de la pensée. Enfin il a été précepteur, c'est encore une facon ďapprendre ; et de quel élěve ! précepteur du fils de lord Ashley, son protecteur, de Shaftesbury, qui revendiquera bientôt sa place pármi les maítres de la philosophie nouvelle. Sans pédanterie, sans morgue, simple, sage (ä quelques accěs de colěre pres), aimable dans sa vie comme il l'est dans ses ouvrages, tout pare ďune distinction naturelle, John Locke est un gentleman ; il n'a rien d\in docteur en toge et en bonnet carré ; sa poitrine est trop faible pour qu'il se mette ä crier du haut d'une chaire ; il parle pour les gens du monde, longuement, doucement. Les vrais philosophes seront désormais des laics; ils ne se recruteront plus guěre, sauf exception, parmi les pasteurs ou les monsignoři, parmi les professeurs de la Sorbonne ou de la Sapienza: ils se meleront ä la vie, pour la diriger. II est parti du péripatétisme, qu'on lui enseignait ä Oxford et qui ne le contentait pas. II a longtemps cherché sa voie, en prenant pour guides et Bacon et Gassendi et Descartes: mais il ne se fiait qu'ä lui-meme. Dans ľhiver de 1670-1671, comme il parlait philosophie avec quelques amis, il s'apercut qu'il man quait d'une regie sure ; les principes de la morale et de la religion révélées ne pouvaient etre solidement établis, avant « d'examiner notre propre capacité et de voir quels objets sont ä notre portée ou au-dessus de notre comprehension ». C'étaient done les forces de l'entendement qu'il fallait mesurer avec exactitude, avant toute autre demarche ; ne pas vivre d'aumône, ne pas se reposer nonchalamment sur les opinions d'autrui, ne pas se soucier de savoir si l'on est couvert par ľautorité de Platon ou d'Aristote, ne pas jurer sur les paroles des maítres; au contraire, prendre la vérité pour Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 167 but unique, et ľatteindre par ľesprit ďexamen. Au debut de la carriěre intellectuelle de Locke, il y a cette merne volonte ďindépendance, ce merne besoin de renouvellement, cette merne aspiration ä ne penser que par soi-meme, qui furent alors comme le levain des consciences. Cette méthode n'est pas le fait d'un solitaire. On croit enten dre ces amis qui interrogent Locke, et qui ont besoin d'etre ras surés par lui; traduisant l'exigence de leur temps, ils confient au plus digne le soin de trouver une Philosophie qui apaise leur doute. Locke est sollicité par son époque ; tout au long de son apprentissage, il reste en contact direct avec ses contemporains, écoutant la question qu'ils lui posent, ľéternelle question qui redevient aiguě, puisque les réponses traditionnelles ne suffisent plus : Quid est Veritas ? A lui de faire entendre cette vérité nouvelle. Děs 1671, il jette sur le papier des idées qui, trěs vite, forment un ensemble, et qu'il pourrait livrer telies quelles ; mais il mettra pres de vingt ans ä les développer, ä les essayer, montrant son manuscrit ä ľun ou ä ľautre de ses intimes : non pas isolé, mais social. Sur les routes de France, dans les auberges; ou bien ä Londres, au milieu des tracas du pouvoir; ä Oxford, son asile trěs doux ; ä Rotterdam, ä Amsterdam, ä Clěves, il réfléchissait, travaillait, lentement arrivait ä la perfection de sa doctrine. Quand enfin il s'exprima, on reconnut qu'il avait l'exceptionnel pouvoir de vivifier tous les sujets qu'il abordait. Car il ne s'en tenait pas ä la philosophie pure; il lui plaisait de donner son avis sur la religion, sur la politique, sur la pédagogie ; et chaque fois qu'il publiait un livre, il provoquait des repercussions qui n'en finissaient plus. DTiomme qui, comme lui, n'ait rien écrit qui ne parüt es sentiel, je ne vois guěre que Jean-Jacques Rousseau ; lequel, parlant religion, politique, ou pédagogie, toujours provoquait des incendies. Locke, flamme discrete, n'avait pas les ardeurs dont Rousseau embrasera tous ceux qui ľapprocheront. Mais, avant R ousseau, il a compris l'appel des consciences, et leur a répondu : de la sa force efficace. Ses écrits sont autant de conversations qui pressent le lecteur et ne lui permettent de partir que convaincu ; ils le persuadent par cent reprises; ils le conquiěrent patiemment; ses phrases l'enlacent. Ses moyens sont ľurbanité, l'aisance, et je ne sais quelle fluiditě claire. Les téněbres sibyllines, ľexcessive concentration, les profondeurs vertigineuses ne sont pas son fait; il n'admet que l'intelligible ; il souffre, quand il est aux prises avec une äme métaphysique, comme celie de Malebranche. «II faut avouer qu'il y a lä beau -coup d'expressions qui, ne donnant point ä mon esprit d'idées claires et distinctes, ne sont guěre que des sons et ne peuvent par consequent y porter la moindre lumiěre... » — «Ici je me trouve encore enveloppé ďépaisses téněbres... » — « II me semble qu'un auteur qui se serait donne la torture pour s'exprimer obscurément n'aurait pas pu réussir mieux que le Pere Male -branche n'a fait ici... » Loin de lui une telle obscurité ! — « Mon dessein ayant été, en publiant cet ouvrage, d'etre aussi utile qu'il depend de moi, j'ai era que je devais nécessairement rendre ce que j'avais ä dire aussi clair et aussi intelligible que je pourrais ä toute sorte de lecteurs. J'aime bien mieux que les esprits spéculatifs et penetrants se plaignent que je les ennuie en quelques endroits de mon livre, que si d'autres personnes qui ne sont pas Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 168 accoutumées ä des speculations abstraites, ou qui sont prévenues de notions différentes de celieš que je leur propose, n'entraient pas dans mon sens ou ne pouvaient absolument comprendre mes pensées... » Tel est son sentiment et telle est sa maniere. N'est-ce pas encore un signe des temps que cette volonte avouée de ne pas agir seulement sur les spécialistes de la philosophie, et de mécontenter au besoin les esprits « spéculatifs et penetrants », pour servir tous ceux qui cherchent une bonne regle de vie ? L'année 1690, enfin, parut sous un titre modeste An Essay concerning human understanding; et quoi qu'en disent ceux qui n'aiment dans la philosophie que les grands jeux, ce fut la date d'un changement décisif, d'une orientation nouvelle. Ľhomme, désormais, eut la richesse infinie de ľesprit de ľhomme pour objet de ses recherches. Abandonnons, dit Locke, les hypotheses métaphysiques : ne voyons-nous pas qu'elles n'ont jamais abouti ? et ne sommes-nous pas fatigues de nos interrogations vaines ? Qui fut jamais capable de determiner la nature et ľessence de ľa me ? De montrer que les mouvements doivent s'ex citer dans nos esprits animaux, ou quels changements doivent arriver dans notre corps, pour produire ä la faveur de nos organes nos sensations et nos idées ? Le corps obéit ä ľäme, le corps influe sur ľäme : děs que la métaphysique s'en mele, ce fait ďexpérience, en lui -merne si clair, devient un mystěre dont les plus savants n'ont fait qu'épaissir ľobscurité. Laissons-le; cessons de le considérer. S'il y a des substances extérieures ä nous (et il y en a sans doute), nous n'avons aucun moyen de les saisir dans leur etre, pourquoi vouloir les appréhender ä tout prix ? Renoncons désormais ä cette recherche désespérée. La certitude dont nous avons besoin se trouve dans notre äme : regardons cette äme; et détournant les yeux des espaces infinis qui provoquent les mirages, concentrons sur eile notre vue. Sachant une fois pour toutes que notre entendement est limite, acceptons ses limites; mais ainsi borné, étudions-le ; connaissons ses operations. Observons la maniere dont nos idées se forment, se combinent, la maniere dont notre memoire les garde; tout ce travail prodigieux, nous ľavons ignore jusqu'ici. La se trouve la connaissance veritable, la seule qui soit súre : si riche de perspectives que nous n'avo ns pas trop de toute notre existence pour les contempler // en est de nous ä cet égard comme d'un pilote qui voyage sur mer. II lui est extremement avantageux de savoir quelle est la longueur du cordeau de la sonde, quoiqu'il ne puisse pas toujours reconnaitre par le moyen de sa sonde toutes les différentesprofondeurs de l'Océan : il suffit qu'il sache que le cordeau est assez long pour trouver fond en certains endroits de la mer qu'il lui importe de connaitre pour bien diriger sa course, et pour éviter le bas-fond qui pourrait le faire échouer. Notre affaire dans ce monde n'est pas de connaitre toutes choses mais celles qui regardent la conduite de notre vie. Si done nous pouvons trouver les regies par lesquelles une creature raisonnable telle que ľhomme considéré dans ľétat ou il se trouve dans ce monde peut et Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 169 doit conduire ses sentiments et les actions qui en dependent; si, dis-je, nous pouvons en venir la nous ne devons pas nous inquiéter de ce qu'il y a plusieurs autres choses qui échappent ä notre connaissance ;. Ou pour le dire en d'autres termes (car Locke ne craint pas, certes, de se répéter): qu'avons -nous ä faire dans ce monde ? Connaitre le Créateur par la connaissance que nous pouvons avoir de la creature ; nous instruire de nos devoirs, pourvoir aux nécessités de notre vie materielle. Rien de plus. Or, nos facultas, toutes faibles et grossiěres qu'elles soient, ont été proportion nées ä ces besoins. Done, sans chercher une connaissance parfaite et absolue des choses qui nous environnent, et qui sont hors de la portée des etres finis, contentons-nous d'etre ce que nous sommes, de faire ce que nous pouvons faire, de savoir ce que nous pouvons savoir... En effet, děs que notre esprit tend ä sortir de s a sphere bornée pour aller vers les causes, nous constatons que cette recherche ne sert qu'ä nous faire sentir combien sont courtes nos lumiěres : nous nous heurtons ä un mur de téněbres. Au contraire, děs que nous nous contentons, modestes explorateurs, de la sphere qui nous est réservée, nous découvrons un monde de merveilles, et la sagesse, et le bonheur. Faut-il hésiter ä choisir ? Répudions ľimpossible ; nous ne craindrons plus de tomber dans l'abime quand nous tiendrons fermement les faits certains que nos mains, meme debiles, peuvent saisir. La valeur originale de la philosophie de Locke n'est pas dans l'abandon de la métaphysique, accepté déjä par bien des consciences; eile reside, plutôt, dans cette facon de circonscrire et de sauvegarder un ilot de la mer immense oü se dissolvait le regard. Encore a-t-il le devoir d'organiser cette terre qu'il veut sous traire au doute. II faut traiter Ya priori comme s'il n'existait pas : quel changement! Toute la philosophie est ä recommencer dans un autre plan ; toute la philosophie, depuis Aristote jusqu'aux derniers venus, les néo -platoniciens de ľécole de Cambridge, Cudworth et les autres, qui prétendent ressusciter les Idées. II n'y a pas d'idées innées. L'idée ďéternité n'est pas innée ; ľidée ďinfini n'est pas innée. Pas davantage, celie ďidentité ; celie de tout et celie de partie; celie ďadoration, celie de Dieu. Lorsque la creature apparait ä la vie, il est impos -sible de distinguer chez eile ces prétendues réalités, venues on ne sait d'oú, inventions ďune pensée speculative qui a pris plusieurs formes, grecque, scolastique, moderne merne, mais qui ne s'est jamais payee que de mots. Écartons ces fantômes. L'esprit est une table rase qui attend que des caractěres se gravent sur eile ; une chambre obscure qui attend ľarrivée des rayons du soleil. Pour tout reconstruire, un element positif existe et suffit: la sensation. Elle vient du dehors, frappe l'esprit, ľéveille, et bien tôt le remplit. Par juxtaposition et par combinaison, eile fournit ces idées de plus en plus Essai, Avant -propos, traduction de Pierre Coste. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 170 complexes, de plus en plus abstraites, qui résultent du travail de ľäme sur ses propres données. Avec la sensation, rien n'est plus facile que de bätir une théorie de la connaissance, soit intuitive, soit demonstrative, qui fournisse une certitude inébranlable. Le rapport n'est plus du sujet ä ľob jet, mais beaucoup plus simplement, du sujet au sujet; et děs lors, la lutte contre les chances ďerreur n'est plus qu'une affaire d'ordre interne, de precautions ä prendre et ä maintenir. « Puisque ľesprit n'a point ďa utře objet de ses pensées et de ses raisonnements que ses propres idées, qui sont la seule chose qu'il contemple ou qu'il puisse contempler, il est evident que ce n'est que sur nos idées que roule toute notre connaissance... II me semble done que la connaissance n'est autre chose que la perception de la liaison et de la disconvenance qui se trouve entre deux de nos idées... » De sorte que notre science, notre science humaine, est ä la fois parfaitement possible et infiniment sure. De merne, que l'on concede ä Locke son principe de la sensation initiale, et sans tarder il rebätit une morale. Nous éprouvons du plaisir, de la douleur ; et de lä nous vient ľidée de ľutile et du nuisible ; de lä, ľidée de ce qui est permis et de ce qui est défendu ; de lä, une morale qui ne se fonde que sur des réalités psychologiques, et qui, pour cette raison merne, possěde un caractěre de certitude qu'elle n'aurait pas, si eile dépendait de quelque obligation extérieure. Car la certitude n'étant que la perception de la convenance et de la disconvenance de nos idées, et la demonstration n'étant autre chose que la perception de cette convenance par l'emploi ďidées intermédiaires : comme nos idées morales sont, au merne titre que les vérités mathématiques, des abstractions élaborées par notre esprit, entre les unes et les autres il n'y a pas de difference ďespěces et elles sont également süres. Ainsi, de proche en proche, ä ľattitude dogmatique se substitue un empirisme qui découvre et enregistre touš les faits de notre vie psychologique. Quelle est l'origine du langage ? Dieu a-t-il mis en nous ce truchement prodigieux, par quelque operation de son vouloir ? Nous n'en savons rien. Mais nous savons fort bien que ľhomme a des organes propres ä former des sons articulés, qu'ä l'aide de ces sons, il traduit ďabord les change ments qu'éprouve sa sensibilité, et que les mots deviennent les signes particuliers, puis les signes généraux des idées. Voilä toute la rhétorique et tout ľart ďécrire ; qu'on ne nous parle plus de traités de style ou d'arts poétiques, s'ils ne sont fondés sur ces simples observations. Ľécrivain qui connaít l'origine et le role des mots se gardera de se servir de ceux qui ne contiennent aueune idée claire; il les appliquera ďune maniere cons tante, puisque autrement il confondrait les idées dont ces mots ne doivent etre que des signes; il évitera la subtilité, l'emphase, ces trahisons. Les fins du langage étant de faire entrer nos idées dans ľesprit des autres hommes, et de le faire promptement, écrit bien, parle bien celui qui applique les moyens du style ä ces fins toujours présentes. La grammaire elle-meme n'est pas ľoeuvre de pédants vétilleux qui auraient impose arbitrairement leurs caprices ä de pauvres écoliers; eile a sa logique intérieure, on la reconstituera en partant de la sensation. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 171 Voir s'élaborer la pensée humaine, et voir s'édifier, du merne coup, les croyances qui permettent ä ľhomme de mener une heureuse vie, avec la conscience qu'il n'est rien, science, mora lité, art, qui ne vienne de ses propres operations: y a-t-il spectacle qui soit plus capable de procurer ä ceux qui le contemplent intéret, joie, orgueil ? Non pas l'orgueil de celui qui provoque les dieux, puisqu'on ne peut compter pármi les initiés qu'aprěs un sacrifice et une humiliation préalable, ľaveu d'une ignorance substantielle, le consentement ä un immense abandon. Mais la satisfaction intense de celui qui a failli périr au large, et qui, ayant regagné le rivage, a édifié sa hutte de ses sages et vaillantes mains. Le titre choisi par Locke a Fair humble ; il ne s'agit que d'un Essai : mais d'un Essai sur l'entendement humain, merveille des merveilles. Deux principes seulement: l'impres sion que les objets extérieurs font sur nos sens, et les operations de ľäme consécutives ä ces impressions: or, ces principes, saisis dans leur activité, étudiés, analyses suffisent ä nourrir toutes nos curiosités: tant ils opěrent de miracles, et de miracles vrais. Bien des savants se succéderont avant qu'on sache au juste ce que c'est que la volonte, le souvenir, les images. Mine inépuisable, qui livre indiscutablement un metal pur. S a qualité ne trompe ni ne décoit. « Lorsque les hommes viennent ä pousser leurs recherches plus loin que leur capacité ne leur permet de le faire, s'abandonnant sur ce vaste océan oú ils ne trou vent ni fond ni rive, il ne f aut pas s'étonner qu'ils fassent des questions et multiplient des difficultés qui, ne pouvant jamais etre décidées d'une maniere claire et distincte, ne servent qu'ä perpétuer et ä augmenter leurs doutes, et ä les engager enfin dans un parfait pyrrhonisme. » Au contraire, La connaissance des forces de notre esprit et de ses homes suffit pour guérir du scepticisme et de la negligence oú Von s'abandonne lorsqu'on doute de pouvoir trouver la vérité. Pierre Coste nous vaňte le succěs de l'oeuvre du maítre, dans la preface qu'il écrit pour la deuxiěme edition francaise de ľEs sai philosophique concernant l'entendement humain (1729): « C'est le chef-d'oeuvre d'un des plus beaux génies que l'Angleterre ait produits dans le siěcle dernier. II s'en est fait quatre editions en anglais sous les yeux de l'auteur, dans l'espace de dix ou douze ans; et la traduction francaise que j'en publiai en 1700 l'ayant fait connaítre en Hollande, en France, en Itálie et en AUemagne, il a été, et est encore, autant estimé dans tous ces pays qu'en Angleterre, oü l'on ne cesse d'admirer ľétendue, la profondeur, la justesse et la netteté qui y rěgnent d'un bout ä l'autre. Enfin, ce qui met le comble ä sa gloire, adopté en quelque maniere ä Oxford et ä Cambridge, il y est lu et expliqué aux jeunes gens comme le livre le plus propre ä leur former ľesprit, ä regier et ä étendre leurs connaissances; de sorte que Locke tient ä present la place d'Aristote et de ses plus célebres commentateurs dans ces fameuses universités. » C'est toujours une grande aventure intellectuelle que la diffusion d'une oeuvre philosophique: celle-ci a été exceptionnellement rapide et heureuse. Des intermédiaires mis ä sa disposition par les changements qui s'opéraient en Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 172 Europe, et auxquels il avait lui-meme pris part, Locke a profite. Les premiers hérauts de sa renommée ont été les journalistes de Hollande ; et entre tous Jean Le Clerc, dans sa Bibliotheque Universelle: Extrait ďun livre anglais qui n'a pas encore paru, intitule Essai philosophique concernant ľentendement humain oú Von montre quelle est ľétendue de nos connaissances certaines et la maniere dont nous y parvenons... Deux réfugiés, ľun David Mazel, et ľautre ce Pierre Coste qu'on ne se lasse jamais ďévo -quer comme ľombre de ľauteur, ont interprete ľun sa pensée politique, ľautre sa pensée philosophique. Locke est mort en 1704 ; et děs 1710 la traduction de ses CEuvres diverses achěve de donner au public de langue francaise ľessentiel de ce qu'il a écrit. En Allemagne, Thomasius a lu 1 'Essai aux environs de 1700 ; et ce livre a fait de lui un précurseur de ľäge des lumiěres: Locke est au tournant des routes européennes qui conduisent vers le siěcle nouveau. Certes, il a subi quelques metamorphoses. Tout empiriste et sensualiste qu'il füt, il a inspire ľidéalisme de Berkeley : et ce n'est pas, aprěs tout, la plus illogique de ses aventures, puisqu'ä ne pas tenir compte de son point de depart, et ä vivre ä ľintérieur de son systéme philosophique, on se trouve dans un monde non plus de réalités, mais de rapports. II ne voulait, ä aucun prix, étre confondu avec les matérialistes, affirmant, au contraire, ľexistence ďun Étre éternel, principe pensant, infiniment sage ; sa demonstration, longue, precise avait un caractére d'insistance et merne de solennité ; il prouvait dans les meilleures formes que la matiére ne pouvait étre coéternelle avec un esprit éternell. Mais en passant, et comme empörte par ľidée méme qu'il se faisait de la toute-puissance de Dieu, il déclarait que ce Dieu aurait bien pu donner, aprěs tout, « ä quelques amas de matiére disposes comme il le trouve ä propos la puissance d'apercevoir et de penser 2». Imprudent passage, aussitôt dénoncé par les théologiens, et qui, apercu, exploité et vulgarise par Voltaire, devait aboutir ä un long contresens sur son oeuvre tout entiěre : Locke devint materialisté malgré lui. II voulait étre chrétien, et une de ses preoccupations était de bien distinguer la raison de la foi: la raison sert« ä la découverte de la certitude, ou de la probabilitě des propositions ou vérités que ľesprit vient ä connaítre par des deductions tirées d'idées, qu'il a acquises par ľusage de ses facultas naturelles, c'est-ä-dire par sensation ou par reflexion » . — La foi est « un assentiment qu'on donne ä toute proposition qui n'est pas ainsi fondée sur les deductions de la raison, mais sur le credit de celui qui les propose comme venant de la part de Dieu par quelque communication extraordinaire. Cette maniere de découvrir des vérités aux hommes, c'est ce que nous appelons la Revelation » . Done, il croyait ä la Revelation, ä la mission divine de Jésus-Christ, ä ľautorité de lÉvan gile, aux miracles; il pensait que ľes prit le plus scrupuleux, le plus engage dans le pyrrhonisme, ne pouvait former aucun doute contre la Revelation évangélique : tels étaient ses propres termes. Mais comme, d'autre part, il réduisait la croyance ä un minimum : la foi dans 1 Essai.... IV, 10 2 Ibid., IV, 3 Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 173 le Christ, et la repentance; comme il disait qu'il n'y avait pas d'autre condition pour etre sauvé que d'admettre la mission de Jesus, et mener une bonne vie ; comme il se refusait ä penser que toute la postérité d'Adam était condamnée ä des tourments éternels et infinis, ä cause du péché du premier homme, duquel des millions ďhommes n'ont jamais ouí parier : alors on le classait pármi les déistes, on ľassimilait ä Toland, on rangeait son Christianisme raisonnable ä côté du Christianisme sans mystere : et il en était profondément peiné, puisqu'il avait justement le dessein de ramener á la religion ceux qu'en écartaient les pratiques mécaniques, la sub tili té des dog -mes, la varieté des sectes; puisqu'il voulait établir que la religion naturelle était insuffisante en soi; et puisqu'enfin c'était précisément les déistes qu'il voulait confondre, les déistes qui, au nom des principes rationnels, récusaient la Revelation. Telies étaient les consequences et les inconvénients ďune pensée qui n'était pas toujours cohérente avec elle-meme, et qui volontiers donnait des gages ä ceux qu'elle contredisait. Mais en dépit des interpretations fausses, malgré les deviations et les contre-courants, son oeuvre continuait d'agir dans une direction qu'il était facile de saisir. Locke restait ľhomme qui invitait les sages ä ne cultiver que leur jardin. Un jardin ä cultiver : en fautil plus pour se donner ľillusion du paradis terrestre ? ou du moins pour consoler, et pour fournir encore des raisons de vivre ? — Surtout, Locke restait ľhomme qui avait attiré l'attention sur le jeu qui est ä la fois le plus nécessaire et le plus délicieux : sur la psychologie. Étudier les ressorts de ľesprit humain ; et plutôt que de juger et de condamner, observer, comprendre : c'est un travail et un plaisir qui, raffiné par Condillac, puis par les ideologues, puis par Taine, est arrive jusqu'ä nous, nous occupe et nous ravit encore. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 174 CHAPITREII Le déisme et la religion naturelle Voici encore un des liens, si nombreux et si forts, qui unissent directement la Renaissance ä ľépoque que nous étudions. Le déisme est venu ďltalie ; il a emigre en France děs le XVIe siěcle et il s'y est pour ainsi dire établi ; car c'est la qu'il a trouvé ses titres formeis et que des définitio ns sans cesse reprises ont essayé de préciser et de delimiter son etre confus. Dans la premiere moitié du XVIIe siěcle il s'est souvent manifeste ; et puis il n'a plus guěre vécu que dans l'ombre. Mais déjä un rameau anglais s'était détaché de la branche maítresse ; ä Paris en 1624, Edward Herbert, baron de Cherbury, avait écrit une profession de foi déiste, qui portait un caractěre non pas de negation et de blaspheme, mais de respect, de piété, et presque de mysticisme. « Je te donne avis děs le commencement, mon eher lecteur, que ce ne sont pas les vérités de la foi que je propose, mais celieš de ľentendement... » Sans doute. Encore est-il des vérités de foi que ľentendement aeeepte, et de cette nature étaient les préceptes doctrinaux ďHerbert de Cherbury; il existe une Souveraine Puissance ; il faut ľadorer ; la pratique de la vertu fait partie du culte que les hommes rendent ä Dieu ; les impiétés et les crimes s'expient par la penitence ; des recompenses et des chätiments nous attendent aprěs cette vie... L'Angleterre :transportée dans ce nouveau milieu, le déisme prolifie et prospěre; il a trouvé le sol et le ciel qui lui conviennent, il est chez lui. Ouvertement, et comme sur la place publique, des débats s'élevent entre ses tenants et ses opposants. Toland le porte jusqu'ä son plus vif degré ďexaspération fanatique ; Bentley, Berkeley, Clarke, Butler, Warburton, défendent contre lui la religion révélée. Bref, «il n'y a pas de pays oü la religion naturelle ait été mieux déterminée qu'en Angle terre 1... » Plus tard, dans le flux et le reflux incessant des idées, la France accueillera de nouveau le déisme, tout pare ä ses yeux ďun caractěre étranger. Voltaire tirera de lui sa philosophie religieuse ; Rousseau peindra sous les traits de milord Edouard Bomston le déiste ideal, ä la fois materialisté et vertueux. Mais nous n'en sommes pas encore ä son exaltation ; nous sommes au temps oü il lutte pour s 'affirmer. Les caractěres négatifs sont faciles ä saisir. «II ne faut pas. se contraindre ; rien n'est moins dans le goüt de notre siěcle 2. » II y avait, catholique ou protestante ou juive, une religion qui contraignait: on supprime Bibliotheque anglaise, 1717,1, 318. Le Pere Büffler, Elements de métaphysique ä laportée de tout le monde, 1725, p. 92. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 175 cette contrainte. Plus de přetřes, de ministres ou de rabbins qui prétendent détenir une autorite. Plus de sacrements; plus de rites, de jeünes, de mortifications; plus d'obligation de se rendre ä ľéglise, au temple ou ä la synagogue. ĽÉcriture Sainte n'a plus de valeur surnaturelle ; plus de tablettes de la loi; plus de commandements. Le déisme est dans ľordre des facilités accrues que le temps reclame. On refaconne Dieu ; on ne veut plus de ses colěres, de ses vengeances, ni merne de ses interventions dans le cours des choses humaines. Lointain, efface, il ne parait plus genant. Le sens du péché, la nécessité de la grace, ľincertitude du salut, qui au cours des siěcles avaient trouble tant et tant de consciences, cessent ďinquiéter les fils des hommes. Mais les caractěres positifs du déisme, quels sont-ils ? S'il récusait le Dieu d Israel, d'Abraham et de Jaco b, du moins croyait-il encore ä ľexistence ďun Dieu. S'il niait la reli gion révélée, du moins ne voulait-il pas que le ciel rut vide ; il ne faisait pas de ľhomme seul la mesure de ľunivers. De sorte que dans les paroles de reprobation que catholiques, huguenots, ou anglicans lancaient contre les déistes, se glissaient quelquefois une expression moins rude, un adjectif favorable : comme des gens qui ont en commun, avec ceux merne qu'ils réfutent, la premiere et la derniěre croyance : la foi en Dieu. Michel Le Vassor, pretre de l'Oratoire, affligé de voir ľattitude de Richard Simon, veut venger ľhonneur de ľordre et publie en 1688 un volumineux ouvrage De la Veritable Religion: « Plus raisonnables et plus judicieux que les académiciens et les épicuriens, certains déistes du temps avouent de bonne foi qu'il y a des principes d\ine religion et d'une morale naturelle, et que ľhomme est oblige de les suivre. Mais ces principes, ajoutent-ils, suffisent, et nous n'avons besoin ni de Revelation ni de loi é crite pour nous marquer nos besoins ä ľégard de Dieu et du prochain. On peut se conduire par la raison ; et Dieu sera toujours content, si nous suivons les sentiments de religion et de morale qu'il a imprimés dans notre äme 1... » Ainsi, pour cet apologiste catholique, certains déistes (certains; car la race comprend des espěces fort différentes) représentent moins une negation absolue qu'une fächeuse deviation. Demandons leur avis aux protestants. Le trěs savant Robert Boyle, attristé du progres de ľincrédulité, avait consacré le revenu d'une maison qu'il possédait dans Londres ä des conferences annuelles qui prirent son nom xonférences religieuses, qui ne devaient pas entretenir les disputes entre les sectes, mais affermir les principes généraux de la foi: « mettre en evidence les preuves de la vérité de la religion chrétienne, et les défendre contre les attaques des Infiděles, notoirement tels, comme sont les Athées, les Déistes, les Paíens, les Juifs, et les Mahometans, sans toucher aux controverses que les diverses Sociétés de chrétiens ont les unes avec les au třes. » Les Boyle Lectures, accordées aux intentions du donateur, obtinrent y un vif succěs ; les plus profonds théologiens ďAngleterre, ou les prédicateurs les plus éloquents, De la Veritable Religion, Livre I, chap. 2. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 176 furent appelés ä les prononcer; et pármi eux Samuel Clarke, alors chapelain de ľéveque de Norwich, qui, deux fois, eut ľhonneur de donner ces conferences en 1704 et en 1705. Comment s'exprime-t-il au sujet des déistes ? — lis sont de quatre espěces. Ceux qui font semblant de croire ä ľexistence d'un Étre éternel, infini, indépendant et intelligent ; mais qui nient la Providence. — Ceux qui admettent Dieu, et la Providence, mais soutiennent que Dieu ne se met pas en peine des actions moralement bonnes ou moralement mauvaises; les actions ne sont bonnes ou mauvaises qu'en vertu de ľétablisse ment arbitraire des lois humaines. — Ceux qui admettent Dieu, la Providence, le caractére obligatoire de la morale, mais qui refusent d'admettre ľimmortalité de ľäme et la vie ä venir. íly a enfin une autre espěce de déistes, qui... ont ä tous égards des idées saines etjustes de Dieu et de tous ses attributs. lis font profession de croire ä ľexistence ďun Étre unique, Éternel, Infini, Intelligent, Tout-Puissant, et Tout-Sage, Créateur, Conservateur, et Monarque Souverain de l'Univers... La note donnée par Samuel Clarke ressemble ä celie que donnait Michel Le Vassor : les plus traitables pármi les déistes conservent les elements d'une religion positive ; le malheur est qu'ils nient la Revelation. Si maintenant nous interrogeons un laic, un profane — dans ľespéce, le souple et fin Dryden — nous trompons-nous, en croyant trouver dans ses vers une condamnation, mais mitigée, et comme attendrie, parce qu'il a conscience de la religiosité vague qui demeure chez beaucoup de déistes ? Dryden les rencontre sur sa route, en suivant les philosophes qui ont exprimé leur opinion au sujet du Summum bonum; et il les définit comme il suit: « Le déiste pense qu'il se tient sur un terrain plus solide. — II s'écrie : Eureka ! le grand secret est découvert! — Dieu est la source du Bien, supreme et parfaite. — Nous, nous sommes faits pour servir ; et le servir, c'est notre bonheur. — S'il en est ainsi, il faut certaines regies du culte — dont le ciel a fait un partage égal entre tous les hommes. — Sinon, Dieu serait partiel, et ä quelques-uns seraient refuses — les moyens que sa justice doit procurer ä tous. — Ce culte universel consiste ä le louer, ä le prier, — ä emprunter de lui des bienfaits, d'une part ; et d'autre part, ä en rendre. — Et quand notre faible nature glisse dans le péché, — le sacrifice expiatoire est la penitence. — Cependant, puisque les effets de la Providence, nous le constatons, — sont dispenses d'une facon variable ä la race humaine, — puisque ici -bas le vice triomphe, et la vertu pätit — (Flétrissure que la Souveraine justice ne saurait supporter), — notre raison nous oriente vers un état ä venir, -supreme appel contre la fortune et contre le sort, — oü toutes les justes voies du Seigneur se déclareront. — Les méchants seront punis et les bons recompenses. — Ainsi ľhomme par sa propre force prendrait son élan vers le ciel, — sans avoir d'autre obligation en vers Dieu 1... » Les déistes que Dryden dépeint ainsi sont des rationaux, mais des rationaux qui ont la nostalgie d'une religion. Religio laici, 1682 ; vers 42 -63. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 177 Le déisme, tel que nous le voyons se manifester dans les écrits de ľépoque, atténue Dieu : mais il ne le détruit pas. II fait de Dieu ľobjet ďune croyance imprecise, mais encore positive, car il la veut telle. Cen est assez pour que ses sectateurs conservent un sentiment de superioritě sur leurs mauvais frěres, les impies ; pour qu'ils prient, pour qu'ils adorent ; pour qu'ils ne se sentent pas isolés, perdus, orphelins; pour que les vicaires Savoyards de ľavenir, quand ils verront le soleil illuminer leurs montagnes, retrouvent le secret des grandes effusions et se remettent ä croire en pleurant. II est difficile d'etre athée, et de nier brutalement la divinité ; il est incomparablement plus facile d'etre déiste. Les rebellions totales, les negations absolues, demandent des caractěres peu communs. « La difference entre les athées et les déistes n'est presque rien », dit Bayle, » quand on examine les choses ä la rigueur. » Mais dans ce presque, combien de nuances peuvent se placer ! « Un déiste », dira Bonald, « est un homme qui n'a pas encore eu le temps de devenir athée. » II semble que ce soit, bien plutôt, un homme qui n'a pas voulu devenir athée. Ce n'est pas en vain que le déisme a fini de s'élaborer dans un pays dont les habitants ont coutume d'arreter leur pensée assez exactement au point ou ils le veulent; oü on brise ľélan d'une doctrine quand eile va trop loin et qu'elle devient dange reuse pour la sécurité morale du peuple. Croyons-en le témoignage d'un contemporain : « Les Anglais ont toujours passé pour une nation bien disposée ä recevoir les impressions de la religion et de la vertu ; et quoiqu'on ne puisse voir sans étonnement le progres que ľimpiété et le vice ont fait parmi nous, je me flatte que ce ne sera qu'une maladie passagěre, puisqu'elle est si contraire au génie du peuple 1.» Le génie du peuple ne s'étonne ni ne s'émeut d'une limitation volontaire ; ou merne d'une contradiction. Passe pour une religion sans mystěre ! II abandonne le mystěre, mais il garde une religion. Pour l'Angleterre, penser n'est pas seulement une affaire de logique, mais encore de volonte. Les déistes préservent, en second lieu, ľidée d'adhésion ä une loi : la loi de nature. Les catholiques en reconnaissaient volontiers ľexistence : Est in hominibus lex quoedam naturalis, participatio videlicet legis aeternae, secundum quam bonum et malum discernunt2 : il y a dans les hommes une certaine loi naturelle, c'est-ä-dire une participation ä la loi éternelle, d'aprěs laquelle ils discernent le bien et le mal... Les protestants la reconnaissaient plus volontiers encore, étant plus pres du rationalisme, plus disposes ä faire un bout de route avec les philosophes, par conviction, par nécessité d'accommoder ľapologétique ä la couleur du temps. Le renfort que leur 1 Richard Blackmore, Essays ou several subjects, 1716,1, The Preface. 2 Saint Thomas d'Aquin, Summa theologica, Prima secundae, quaestio 91, art. 2. — Ibid., quaestio 94, art. 4 et 6. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 178 apportaient ici les déistes n'était pas ä dédaigner autant de pris sur les athées, qui seraient surpris et confondus. Seulement, děs qu'on voulait serrer de pres ce concept de « Nature », les divergences apparaissaient, indéniables. II y en avait au moins trois. Ce que ni les catholiques ni les protestants ne pouvaient admettre, en premier lieu, c'est que cette Nature audacieuse au lieu de se contenter d'etre la creation des sept jours, et de ne devoir sa beauté qu'ä Celui qui ľa tirée du néant, de degré en degré se substituät au Créateur; qu'elle fut son intermédiaire, et merne qu'elle agít ä sa place ; qu'elle devínt ľordre, ľordre supreme auquel Dieu est oblige de se conformer; qu'elle füt ľEtre : nous avons vu avec quelle repugnance fut accueillie la pensée de Spinoza. Ce que les croyants ne pouvaient admettre, en second lieu, c'est que la nature fut une maniere d'instinct moral, capable de devenir ä lui seul toute la religion : laquelle n'eüt été qu'un rapport entre les lois naturelles et ľhomme, rien de plus. En troisiěme lieu, si on croit que la nature est « une bonne mere », comme dit Lahontan ; que Nature has no malice, comme dit Shaftesbury ; que pour faire le bien, il suffit de suivre les lois naturelles: Que devient le péché originel, et la corruption qui s'en est suivie ? Que devient la nécessité d'un rachat ? La vie terrestre n'est done plus une passagěre épreuve, pendant laquelle nous luttons contre les principes mauvais qui sont en nous, de maniere ä gagner le ciel ? Qu'est-ce que la Nature ? La question se posa dans sa force, comme elles se posěrent toutes alors, devant ces courageux, qui, ä quelque camp qu'ils appartinssent, ne tolérěrent ni subterfuges ni faux-fuyants. Car ils étaient avides de vérité, et les uns et les autres combattaient pour la lumiěre. Plus les problěmes étaient difficiles et plus ils leur semblaient dignes d'etre abordés. Qu'est-ce que la nature ? — Ils constataient bientôt que ce mot était pris dans toute sorte de sens, et qu'ainsi, il causait « une horrible confusion dans le discours des ignorants et dans celui des savants ». La nature est trěs sage. La nature ne fait rien en vain. La nature n'excede jamais sa fin. La nature fait toujours ce qui est le meilleur. La nature agit toujours par les voies les plus courtes. La nature ne se montre point redondante dans le superflu, non plus que dénuée dans le nécessaire. La nature est conservatrice d'elle-meme. La nature guérit les maux. La nature veille toujours ä la conservation de l'univers. La nature a horreur du vide... Que d'adages ineohérents ! Et que ďinterprétations, non moins ineohérentes, non moins contradictoires, rapportées ä un seul et meme objet: ľauteur de la nature ; ľessence ďu ne chose ; ľordre des choses ; une maniere de demi -divinité ; et tant ďautres l ! On n'arrivait pas ä s'entendre ; pas plus qu'avant ; pas plus qu'aprés. Mais on en souffrait, Robert Boyle, qui dénoncait cette confusion dans les termes Robert Boyle, De ipsa natura, sive libera in receptam nuturae notionem disquisitio. Londini, 1686. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 179 que nous venons de rappeler, et qui demandait, par grace, qu'on voulüt bien mettre un peu d'ordre dans les différentes f aeons qu'on avait ďinterpréter le mot, cherchait moins une definition decisive qu'il ne faisait entendre la protestation d'une conscience chrétienne, craignant que l'usage ne se répandit de substituer la nature ä Dieu. Contre ľidée si particuliěrement absurde, et destinée plus tard ä une fortune si singuliěre, que les hommes sont naturellement bons, Pierre Bayle protestait. La nature ? D'abord on n'a jam ais observe les mouvements qu'elle suscite au juste dans le coeur des hommes. «II n'y a guěre de mots dont on se serve d\ine maniere plus vague, que de celui de Nature. II entre dans tou tes sortes de discours tantôt en un sens, tantôt en un autre, et ľon ne s'attache presque jamais ä une idée precise. Mais quoi qu'il en soit, ceux qui philosophent exactement m'avoueront que pour etre bien assure qu'une telle et une telle chose nous sont inspirées par la nature, il faudrait savoir que des jeunes gens les connaissent sans le secours d'aucune instruction. Je ne crois pas qu'on ait fait des experiences de ce qui se passe dans l'esprit d\in homme ä qui l'on n'ait rien appris. Si l'on avait fait élever un certain nombre d'enfants par des personnes qui se fussen t contentées de les nourrir, sans leur enseigner aucune chose, nous verrions de quoi la Nature toute seule est capable, mais nous ne connaissons que des gens que l'on a sifflés děs le berceau, et ä qui l'on a fait accroire tout ce que l'on a voulu. » — Ensuite, děs qu'on ouvre les yeux et qu'on regarde autour de soi, on est bien oblige de voir que nature et bonté ne sont pas synonymes. « Nous voyons dans le genre humain beaucoup de choses trěs mauvaises, quoiqu'on ne puisse douter qu'elles ne soient le pur ouvrage de la nature... Je vois que les pěres les plus pieux, et les plus affectionnés ä instruire leurs enfants aux vérités évangé-liques, ne peu vent venir ä bout de réprimer le désir de la vengeance, celui des louanges, celui du jeu, celui de ľamour im pur1... » Ou bien encore : « Je vous avertis que M. Sherlock suppose que le consentement general du genre humain est la voix de la nature, et par consequent un caractere certain de la vérité. Cela prouve trop : si quelque chose peut passer pour la voix de la nature, e'est qu'il faut se venger, et satisfaire l'amour impudique tout comme la f aim et la soif2...» Done, il ne suffisait pas de parier de nature pour croire qu'on tenait la bonté, la vertu... Reste que les déistes se contentaient de croire qu'il s agissaient librement dans le sens de la force obscure qui assurait la conservation et l'ordre de l'univers. En adorant un Dieu sans mystěre, ils avaient ľimpression ďadhérer ä une loi positive. Ils pensaient meme quelquefois que c'étaient les religio ns révélées qui faisaient tort au Dieu veritable, en substituant ä son Idee des images non point naturelles, mais artificielles, créées par des hommes intéressés, trompeurs, et perpétuées par la superstition. 1 Pierre Bayle, Réponse aux questions d'un provincial, t. II, ch. CV ; Ce que e'est proprement qu'une chose qui emane de la nature. Si pour savoir qu'une chose est bonne il .rugit de savoir que la nature nous l'apprend. — Ibid., ch. CXI. 2 Ibid. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 180 Parmi les déistes, il se forma une secte, « une nouvelle secte d'esprit forts, ou de gens qui pensent librementl ». Voici comment ils raisonnent. lis définissent la liberie de penser « ľusage qu'il est permis de faire de son esprit, pour tächer de découvrir le sens de quelque proposition que ce puisse etre, en pesant ľévidence des raisons qui l'appuient ou qui la combat tent, selon qu'elles paraissent avoir plus ou moins de force. » Or ce tribunal de la conscience n'aboutit pas toujours ä des condamnations. Quand un témoignage lui semble suffisamment fonde, il ľaccepte ; quand un fait se conforme aux regies de ľévidence, il ľadmet. Le libre penseur écarte ce qui lui semble faux, mais garde ce qui lui semble vrai; bien loin d'etre un sceptique, il tient pour la puissance efficace de la raison, qui fonde la vérité et la justice. D'ou la force intérieure qui ľanime : ä ľidée qu'il possěde un principe si évidemment vrai, qu'il est comme impossible d'y rien ajouter qui mette sa vérité dans un plus grand jour, il prend confiance et assurance : il a pénétré le grand secret que jamais les faibles ne connaítront. II repete avec délices la formule magique qui le convainc de sa puissance sur les hommes et sur les choses: je pense librement. II n'est personne au monde qui ne se soit trompe ; mais, pour son compte il ne se trompera plus; au bout de l'examen severe auquel il soumet tout ce qui se présente ä ses yeux et ä son esprit, comme recompense de la hardiesse qui lui a permis de se dégager de la superstition, il découvre le vrai et le bien. Ses affirmations rationnelles lui procurent le repos et la beatitude que les croyants, jadis, trouvaient dans leur foi: neque decipitur ratio, neque decipit unyuam, pensez librement, et le reste vous sera donné par surcroít. Pensez librement, et vous goüterez aux fruits de l'arbre de la connaissance. Cependant les timides, les esclaves, resteront dans les ténébres extérieures, hors du paradis terrestre. « Rien n'est plus déraisonnable que de s'imaginer qu'il soit dangereux ďaccorder aux hommes la liberie d'exam iner les fondements des opinions recues; rien n'est plus déraisonnable que de soupconner les bonnes intentions de ceux qui usent de cette liberie. Jusqu'ä ce que les hommes aient un meilleur guide que la raison, il est de leur devoir de suivre cette lumiěre partout oü eile les conduit. » Penser librement est un bonheur en soi, et en outre, un moyen d'organiser la vie vers le bonheur. Ce n'est qu'ä force de penser que les hommes peuvent parvenir ä connaítre ä fond la vie humaine, et ä se persuader que la misěre et les malheurs sont la suite du vice, tandis que le plaisir et une vie heureuse sont toujours les fruits de la vertu. Cicéron en était bien convaincu lorsqu'il vantait le bonheur de ľhomme qui s'acquitte de ses devoirs avec joie, qui regie 1 Anthony Collins, A Discourse of free -thinking, London, 1713. — Discours sur la Uberte de penser, écrit ä ľoccasion d'une nouvelle secte ďesprits forts, ou de gens qui pensent librement. Traduit de ľanglais, ä Londres, 1714. — Discours sur la Uberte de penser et de raisonner sur les matieres les plus importantes. Écrit ä ľoccasion de ľaccroissement d'une nouvelle secte ďesprits forts, ou de gens qui pensent librement. Traduit de ľanglais. Seconde edition, revue et corrigée. A Londres, 1717. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 181 attentivement toutes ses actions, qui n'obéit pas ä la loi parce qu'il la craint, mais parce qu'il la regarde comme excellente en soi. Le libre penseur éprouve ľimpression qu'il n'écoute que sa volonte éclairée, que la force logique qui est dans sa raison : il est maítre de lui comme de ľunivers. Le premier qui ait proclamé ces definitions de la libre pensée fut Anthony Collins; d'abord dans des écrits de polémique ; ensuite, et ďune facon plus détaillée, dans son discours fameux sur la libre pensée : Discourse of free thinking, en 1713. Alors le mot freethinker et le mot libre penseur prirent droit de cite pármi les hommes. II y eut un gentleman reconnu comme tel, jadis élěve ä Eton, étudiant ä Cambridge, possédant, ainsi que ľécrit Locke, une maison ä la Campagne, une bibliothěque ä la ville, et des amis partout; irréprochable dans sa vie; tout plein de cette respectability que ses compatriotes considěrent comme la premiere vertu sociale; il y eut un gentleman pour recueillir ľhéritage confus des libertin s et des déistes, et pour extraire définitivement les volontés et les principes qu'il contenait. Ce fut vers ce temps-la que les libres penseurs commencěrent ä représenter la mode et le bon ton ; et ä prendre en pitie, ä tourner en ridicule, les croyants de toute espěce, qui conservaient pourtant le nombre et le pouvoir. Anthony Collins parle ä Samuel Clarke d'un ton parfaitement dédaigneux : Samuel Clarke est orthodoxe, cela suffit, il est jugé. « Une chose qui m'a extreme ment surpris dans M. Clarke, et dont je ne le croyais pas capable, est d'avoir lu dans sa Defense qu'il me soupconnait de croire trop peu. Chacun peut faire des jugements de cette espěce et former des soupcons qui ne font guěre honneur ä leur auteur, et qui sont ordinairement fort mal recus de tout lecteur judicieux et honnete. Je ne me crois pas oblige de me laver d'un soupcon avancé sans preuves ; et je n'y répondrai qu'en rendant témoi gnage ä ľorthodoxie de M. Clarke. Je prends done congé de lui en assurant le public qu'il ne croit n i trop ni trop peu, qu'il est parfaitement et exaetement orthodoxe, et qu'il le sera toujours. » Telle est revolution qui conduit ä considérer les orthodoxes non seulement comme des gens qui sont incapables de penser par eux-memes, comme des esprits arriérés, mais comme des personnes nuisibles au progres; et les libres penseurs, non seulement comme des hommes qui raisonnent juste, mais comme des esprits qui contribuent positivement au bien de la société. On ne peut plus reprocher ä ces derniers d'etre des libertins frivoles, égoístes et jouisseurs, ou ďappartenir ä la canaille, qui ne compte pas, ou d'etre des aventuriers, des déclassés. Un libre penseur comme Collins donne ľexemple d'une pureté de moeurs et ďune dignité qui le rehaussent aux yeux mem e de ses innombrables contradicteurs. Sans se soucier des nuances, qui jamais n'embarrassent son esprit pour la bonne raison qu'il les ignore, sans entrer dans les arguments de ses adversaires, Collins, obstiné et foncant droit devant lui, remplit de negations, mais aussi d'affirmations, son discours sur la libre pensée. II change les signes: il en met de négatifs ä la place des positifs, et réciproquement: il dit que la nécessité est une doctrine de liberie, et que le materialisme assure le triomphe de l'esprit. Děs 1714, Louis XIV étant encore vivant, circule une Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 182 version francaise de son ouvrage; avec succěs, puisqu'elle a les honneurs d'une seconde edition en 1717. Car enfin, dit son traducteur, sa portée est universelle. On avait prétendu que ce livre n'était fait que pour les Anglais ; qu'il faudrait un grand commentaire pour que les étrangers pussent ľentendre ; et qu'en consequence, il ne pouvait etre traduit dans une autre langue avec quelque chance de diffusion. Erreur manifeste ! « La vérité, la pensée et la raison sont de tous pays. » — «Le fond du discours est interessant pour toute sorte de peuples. » Notons- ce n'est pas le trait le moins curieux — que Collins orne de saints la chapelle de la libre pensée. Les fiděles de la Raison vénéreront les grands hommes qui, dans la suite des temps, ont contribué ä établir le nouveau culte: Socrate, Platon, Aristote, Epicure, Plutarque, Varron, Caton le Censeur, Cicéron, Caton ďUtique, Séneque, Salomon, les Prophetes, Josephe ľhistorien, Origene, Minutius Felix, Milord Bacon, Hobbes, et merne, outre Synesios, éveque dAfrique, l'archeve que Tillotson : lequel est, ä vrai dire, un apologiste du Christianisme, mais ses sermons tendent ä établir la liberté-de-penser accompagnée de la religion et de la vertu, dont la pratique contribué puissamment ä la paix et au bonheur de la société. Encore Collins pourrait-il ajouter ä tous ces libres penseurs dont il développe les mérites, quantité ďautres héros, qu'il se contente ďindiquer parce qu'il a peur ďe tre trop long, et pármi lesquels il compte Érasme, Montaigne, Scaliger, Descartes, Gassendi, Grotius, Herbert de Cherbury, Milton, Marsham, Spencer, Cudworth, le chevalier Temple, Locke. En somme, conclut-il, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de citer un homme qui se soit distingue par son bon sens et sa vertu, et qui ait laissé quelque heureuse trace de lui-meme, sans reconnaítre en meme temps qu'il nous a donne des témoignages de sa liberté-de-penser. De merne, on ne saurait nommer un ennemi de la liberté-de-penser, de quelque rang et de quelque distinction que ce soit, qui n'ait eu le cerveau un peu blessé et ne füt fanatique ; ou qui ne se soit montré ambitieux, inhumain, et plein de vices abominables; en un mot, qui n'ait toujours été pret ä tout faire sous le spécieux motif de la gloire de Dieu, et du bien de ľÉglise ; qui n'ait laissé des marques de sa profonde ignorance et de sa brutalite ; enfin qui ne se soit rendu ľesclave des přetřes, des femmes, ou de la fortune... II ne s'agit pas seulement de saints laiques. Reformer une communauté de pensée ; recommencer une initiation qui permette de reconnaítre et de grouper des adeptes; célébrer de nouveau des rites; tel est le désir que nous constatons, ä la fin de revolution dont nous venons de suivre le cours. Qui pourrait encore prendre Toland pour un philosophe, dit Swift, si on lui enlevait son seul sujet, la haine du Christianisme ? Par haine du Christianisme, Toland en revient, finalement, ä organiser une société qui se dressera en face de celie de ľÉglise. II compose un hymne, qui ne s'adresse pas ä la divinité, mais ä la philosophie ; et c'est un hymne, néanmoins. O Philo sophie, guide de notre vie, qui nous portes ä la vertu et qui chasses tous les vices ? Qu'aurions -nous pu etre, aussi bien que tous les hommes pendant leur vie, sans ton Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 183 secours ? Cest toi qui as formé les villes, qui as rassemblé et uni pour la société les hommes disperses... Cest toi qui as inventé les lois, et qui nous as enseigné la regle de nos moeurs et la discipline. Nous avons recours ä toi. Car un seul jour passé suivant tes préceptes est preferable ä ľimmortalité... De quel secours devons-nous done nous servir, si ce n'est du tien, toi qui nous as donne la tranquillité de la vie et qui nous as délivrés de la crainte de la mort ?... II déteste, il le proclame, toute sorte de culte professé par les hommes: et cependant, il propose la formule ďune nouvelle société, par le moyen de laquelle les hommes deviendront meilleurs et plus sages, qui les rendra toujours joyeux et souverainement contents. L'amour qu'il porte au genre humain le pousse ä fonder une compagnie socratique, dont il esquisse les moeurs et les principes, l'inspiration et la philosophie. Les membres de cette association tiendront des assemblées secretes; il y aura des chants, de sages libations, des agapes. On se servira de formules rituelles. Un president dira les versets, les adeptes diront les répons. Penetrans, guides par John Toland, dans la salle de reunion de ces égaux, de ces frěres; écoutons-les: LE PRESIDENT Pour qu 'eile soit heureuse etfortunée, LES AUTRES RÉPONDENT Nous instituons une Société Socratique. LE PRESIDENT Que la philosophie fleurisse. RÉPONSE Avec les arts libéraux. LE PRESIDENT Silence ! Que cette assemblée et tout ce qu'on y doit penser, dire et faire, soient consaerés au triple voeu des sages : ä la Vérité, ä la Uberte, ä la Santé. RÉPONSE Que cela soit present dans touš les temps. LE PRESIDENT Nommons-nous égaux et frěres. RÉPONSE Et aussi associés et amis... De sorte que celui de touš les hommes qui fut le plus acharné ä détruire lÉglise, sous nos yeux batit sa chapelle. N'oublions pas que la Grande Loge Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 184 magonnique de Londres se fonde en 1717 ; et que la premiere Loge frangaise date de 1725. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 185 CHAPITRE III Le droit naturel II y avait le droit divin. Et comme pour la religion, tout était simple et grandiose. La politique s'appuie sur les propres paroles tirées de lÉcriture Sainte : quoi de plus solide ? « Écoute, Israel, le Seigneur notre Dieu est le seul Dieu. Tu aimeras le Seigneur Dieu de tout ton coeur, de toute ton äme, de toutes tes forces. » L'amour de Dieu oblige les hommes ä s'aimer les uns les autres, et ainsi naít la société. Le premier empire est ľautorité paternelle ; la monarchie, qui lui succěde, est la forme de gouvernement la plus commune, la plus ancienne et la plus naturelle, puisque les hommes de par leur condition sont tous sujets; et ľempire pater nel, qui les accoutume ä obéir, les accoutume en merne temps ä n'avoir qu\in seul chef. Le gouvernement monarchique est le meilleur ; des monarchies, la meilleure est successive et héréditaire, surtout quand eile passe de male en male et d'aíné en aíné !. Ainsi ľéveque de Meaux, précepteur du Dauphin, construit de ses mains le dais qui abritera la personne du Roi. Celle-ci est sacrée, et nul au monde ne peut porter atteinte ä son pouvoir. Non pas que Sa Majesté soit en dehors de toute regle; la loi divine lui present, au contraire, des devoirs plus stricts et plus lourds qu'au plus miserable des mortels. Ľautorité royale est sacrée, mais eile est paternelle ; eile est absolue, mais eile est soumise ä la raison ; eile s'exerce par des volontés générales, non par des caprices ; si celui qui est investi d'un pouvoir immense en use mal, qu'il tremble, car il aura de terribles comptes ä rendre le jour du jugement. Mais, responsable devant Dieu, le roi n'est pas responsable devant ses sujets ; il n'a pas ä prendre leur conseil, ä suivre leur avis. En effet, attribuer ä ceux qui doivent obéir un pouvoir efficace sur ceux que Dieu a destines ä commander serait un illogisme et une impiété. Cette maxime est si forte, que merne ľincroyance déclarée de la part du souverain, meme la persecution, n'exemptent pas les peuples de la soumission; ils n'ont ä opposer ä la violence des princes que des remontrances respectueuses, sans mutinerie et sans murmure, des priěres pour leur conversion. Dieu tient du plus haut des cieux les renes de tous les royaumes; les rois commandent ä leurs sujets suivant ses desseins secrets; les sujets obéissent sans murmure ; et les événements passagers qui troublent en apparence cette harmonie nous paraítront y contribuer pour leur part, quand nous cesserons de les voir avec nos yeux de chair, et que nous serons capables de les comprendre dans leur enchainement. Politique tirée des propres paroles de ľÉcriture Sainte, publice en 1709. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 186 Si, maintenant, nous cherchons l'image qui ne dépare pas cette pompe éclatante, et qui convient ä cette majesté presque surhumaine, celle de Louis XIV surgit aussitôt devant nous. Elle nous obsěde par sa splendeur meme, cette royale image ; eile nous poursuit ä travers le temps, eile nous rejoint, eile est lä, eile vit. Notre memoire retient les mots fameux que le grand Roi a prononcés, et nous croyons l'entendre dire, comme au jour oú il a marqué les debuts de son pouvoir personnel: ľ Etat, c'est moi. Nous savons qu'il a voulu réaliser ä la lettre cette devise un roi, une foi, une hi; qu'il a brisé toutes resistances; qu'il a défendu devant le Pape meme, pilote qui conduit le vaisseau de ľEglise, les droits du capitaine, qui veille ä la sürete du navire : le capitaine, c'était lui. II est le Héros de la monarchie. A Versailles, nous le cherchons ä travers les salles et les cours; nous le suivons dans la galerie des glaces, au milieu des courtisans attentifs ä ses moindres gestes; et quand nous quittons, dans le soir qui tombe, les allées du pare que sa volonte souveraine a trace, nous nous retournons vers le chateau avec l'illusion de retrouver encore, ä quelque fenetre, ľombre qu'évoque La Bruyěre : «Lui-meme, si j'ose le dire, il est son principal ministře ; toujours appliqué ä nos besoins, il n'y a pour lui ni temps de reläche ni heures privilégiées. Déjä la nuit s'avance, les gardes sont relevés aux avenues de son palais, les astres brillent au ciel et font leur course ; toute la nature repose, privée du jour, ensevelie dans les ombres; nous reposons aussi, tandis,que le Roi, retire dans son balustre, veille sur nous et surtoutľÉtat... » II y avait d'autre part pour renforcer ľidée qu'au prince reve nait tout pouvoir, des theories fort impies, qui montraient qu'on ne pouvait gouverner les hommes sans les traiter comme des moyens. Celle de Machiavel, lointaine dans le passé, mais dont on n'avait jamais perdu le souvenir. Plus proche, celle de Hobbes. Esquissée děs 1642, l'äpre et cynique théorie était arrivée en 1651 ä sa forme definitive, dans le Leviathan. Elle s'était imposée ä tous les penseurs européens, qui étaient obliges d'en tenir compte, ne füt-ce que pour la réfuter. Que de fois, parcourant un livre de doctrine, on vit le nom de Hobbes paraítre au détour d'une page ! Quel retentissement ont eu ses idées ! Quels échos, toujours vibrants ! Vous etes naturellement mauvais, disait Hobbes en s'adressant aux hommes. II n'existe au monde aucun principe spirituel ; pas d'autre bien que le plaisir, ni d'autre mal que la douleur ; pas d'autre but que ľintéret ; pas d'autre liberie que ľabsence ďobstacle ä la passion. Le principe de la conservation de la vie étant ľégoísme, et chacun defendant son droit ä la vie, ľétat de nature est ľétat de lutte entre les hommes, ces loups. « Ľétat des hommes dans cette liberie naturelle est ľétat de guerre ; car la guerre n'est autre chose que le temps dans lequel la volonte et l'effort d'attaquer et de résister par la force est par paroles ou par action suffisamment declare. Le temps qui n'est pas la guerre est ce qu'on appelle la paix. » La destruction de l'espece s'ensuivra -t-elle ? Assurément, si on ne remédie par quelque artifice aux maux de ľétat naturel ; si on ne substitue ä ľégalité pármi les hommes un regime ďinégalité, seul capable de les preserver ďeux -memes. D'oú Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 187 ľinstitution d'un corps politique, sous ľautorité d'un monarque qui, de toute nécessité, doit etre un tyran. Pactes et serments seraient impuissants ä maintenir la paix entre les hommes, qui les violeraient toujours; seule la force peut réprimer leurs instincts sauvages, et la crainte que la force inspire : en consequence, le Roi possédera ľépée de guerre et le glaive de justice. Touš les pouvoirs, absolus, seront concentres en lui; limiter son autorite par quelque invention démocratique, comme une Assemblée, serait favoriser ľanarchie, et retomber bientôt dans le chaos de ľétat naturel. Le Roi n'est responsable devant personne ; il n'est justiciable de rien ; il est tout. Sans doute, on lui sacrifie la liberie, ä laquelle les peuples tiennent dans une certaine mesure. Mais quoi ? puisqu'on ne peut conci lier la liberie et la vie, mieux vaut choisir la vie. L'art de ľhomme est prodigieux ; il réussit ä fabriquer des animaux artificiels, des automates qui marchent, qui s'assoient, qui remuent la tete, qui ouvrent la bouche, qui clignent des yeux. De merne, ľhomme est parvenu ä créer une société artificielle: une monstrueuse machine, un automate politique, qui, heureusement, remplace la société naturelle ; cet automate a nom Leviathan. « La société universelle que je designe sous le nom de Leviathan est un homme artificiel, quoique plus fort et plus grand que ľhomme naturel, ä la sürete et ä la protection duquel il est destine... » A ces theories, venues de points si différents, mais qui convergent vers le principe ďautorité, d'autres theories vont faire face ; une nouvelle bataille va s'engager : combat d'abs tractions, d'abord, mais qui n'en a pas moins sa beauté pathétique. On voit naítre les idées, timides, freies, et aussitôt récusées; on les voit grandir. Aucune ne reste enfermée dans son pays d'origine ; elles s'envolent, elles passent les frontiěres, c'est leur nature meme, et c'est leur vie ; elles semblent reprendre des forces en arrivant dans des pays nouveaux. Sans cesse attaquées, sans cesse elles sont défendues et reprises et précisées, elles gagnent du terrain, elles se font agressives; jusqu'au jour ou elles se sentent assez vigoureuses pour se substituer aux principes qui ont inspire le passe, et pour diriger les hommes vers un avenir qu'ils espěrent meilleur. Le droit naturel naít d'une philosophie : celle qui nie le surnaturel, le divin, et substitue l'ordre immanent de la nature ä l'action et ä la volonte personnelles de Dieu. II procěde encore d'une tendance rationnelle qui s'affirme dans l'ordre social : ä chaque etre humain sont attachées certaines facultas inhérentes ä sa definition, et avec elles, le devoir de les exercer suivant leur essence. II vient enfin d'un sentiment : ľautorité qui, ä ľintérieur, regle arbitrairement les rapports des sujets et du prince, et qui, ä ľextérieur, n'aboutit qu'aux gue rres, doit etre rejetée, et remplacée par un droit nouveau, d'oú sortira peut-etre le bonheur : un droit politique qui regle les rapports des peuples, avec ľidée qu'eux -memes dirigent leurs propres destins. Le droit des gens... Le droit, philosophie de la vie, valeur sociale, valeur pratique; le droit, racines profondes, rameaux touffus, ne modifie pas son etre sans de longues Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 188 peines. De grandes oeuvres combatives jalonnent la route. Les suivre, en les replacant ä leur date, c'est assister ä un prodig ieux effort qui, ä chaque etape, prend davantage conscience des réalités qu'il poursuit. 1625. Hughes de Groot, De jure belli et pads. C'est un Hollandais, réfugié ä Paris, qui donne le premier signal. Riche de sensibilité, de savoir, d'intelligence, place au premier rang des melées politiques et au coeur des controverses religieuses, cet homme s'afflige en considérant les luttes continuelles qui ravagent ľEurope. « Je voyais dans ľunivers chrétien une débauche de guerres qui eüt fait honte merne aux nations barbares; pour des causes légěres, ou sans motif, on courait aux armes, et lorsqu'on les avait une fois prises, on n'ob servait plus aucun respect, ni du droit divin ni du droit humain, comme si, en vertu d'une loi generale, la fureur avait été déchaínée sur la voie de tous les crimes... » Grotius, qui a souffert persecution pour ses idées, s'évade romanesquement de la prison oú ses ennemis ľont fait enfermer, et passe en France : il dédie ä notre Louis XIII, en 1625, son traité du « Droit de la guerre et de la paix », grand livre, ignore de la foule, comme il arrive ä ceux qui agissent le plus profondément sur son sort. Cette partie du droit qui regie les rapports des peuples ou des chefs ďÉtat entre eux, qui ľétudie ? Personne, constate Grotius. On dit meme communément que la guerre est incompatible avec toute espěce de droit; et qu'en vertu d\ine certaine raison dÉtat, imaginée par Machiavel, on doit comprendre et excuser toutes perfidies, toutes violences. Ce n'est pas vrai, il existe un droit qui survit en temps de guerre, qui domine la guerre et qui s'appelle le droit naturel. La nature, en effet, ľa grave au coeur meme de ľhomme, qu'elle a voulu sociable ; rien ne saurait prévaloir contre cette loi non écrite, loi vitale. « Pour que la guerre soit juste, il ne faut pas l'exercer avec moins de religion qu'on a coutume d'en apporter dans la distribution de la justice. » — « Pendant la guerre, les lois civiles se taisent: mais non pas les lois non écrites que la nature present. » Mais le droit divin ? Grotius essaie de le sauvegarder. Ce que nous venons de dire, déclare-t-il, aurait lieu quand meme nous accorderions (ce qui ne peut etre concede sans un crime) qu'il n'y a pas de Dieu, ou que les affaires humaines ne sont pas I'objet de ses soins. Puisque Dieu et la Providence existent sans aucun doute, voici une source du droit, outre celle qui emane de la nature : celle qui provient de la libre volonte de Dieu. « Le droit naturel lui-meme peut etre attribué ä Dieu, puisque la divinité a voulu que de tels principes existassent en nous. » La loi de Dieu, la loi de la nature... Cette double formule, ce n'est pas Grotius qui l'invente ; eile a servi bien avant lui; le Moyen Age la connaissait déjä. Oü est done son caractěre de nouveauté ? D'oü vient qu'elle est critiquée, condamnée par les docteurs ? Pourquoi fait-elle éclat ? La nouveauté consiste dans la separation des deux termes, qui se fait jour ; dans leur opposition, qui tend ä s'affirmer ; dans une tentative de conciliation aprěs coup, qui ä eile seule suppose ľidée d'une rupture. Elle consiste surtout Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 189 dans le sentiment que nous avons dit, encore obscur, déja trěs fort: la guerre, les violences, le désordre, que la loi de Dieu ne réprime pas, mais qu'elle tolěre et justifie meme par ďimpénétrables desseins, tous ces maux, dont nous souffrons, peut-etre une loi humaine arrivera-t-elle ä les adoucir, ä les abolir. Et c'est ainsi que ľon passe, en s'excusant de tant de hardiesse, de ľordre de la Providence ä celui de ľhumanité. Le livre est traduit, commenté, expliqué dans les chaires de droit, tout le long du siěcle. 1670. Spinoza, Tractatus theologico-politicus 1611. ĽÉthique. L'idée que les rois sont des imposteurs, profitant de la religion pour assurer leur injuste pouvoir; et cette autre, autrement profonde, que chaque etre s'efforce de persévérer dans son etre, nécessairement. II suffit de rappeler ä ce point le texte de VÉthique, troisiěme partie, proposition VI. Une chose quelle qu'elle soit, autant qu'il est en eile, s' efforce de persévérer dans son étre. Demonstration. — En effet, les choses particuliěres sont des modes qui expriment les attributs de Dieu d'une facon certaine et déterminée..., c'est -ä-dire des choses qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle Dieu est et agit d'une maniere certaine et déterminée. Et une chose n'a rien en soi par quoi eile puisse etre détruite, c'est-ä-dire qui supprime son existence... Au contraire, eile est opposée ä tout ce qui peut détruire son existence, et par consequent, autant qu'il est en eile, eile s'ef force de persévérer dans son etre. Ce qu'il fallait démontrer. 1672. Samuel Pufendorf, De jure naturae et gentium libri octo. 1673. De officio hominis et civisjuxta legem naturalem libri duo. Un Allemand, enseignant en Suede, reprend la täche, et met sur les theories qui s'élaborent sa marque ineffacable. Samuel Pufendorf est ä ľUniversité ďHeidelberg le premier professeur du droit de la nature et du droit des gens; en 1670, il accepte l'invitation du roi Charles XI de Suěde, qui lui offre une chaire ä ľUniversité de Lund. — Le devoir de ľhomme et du citoyen : comme le titre nous surprend, ä cette date ! II semble en avance d'une centaine ďannées, au moins ; si on nous avait demandé ä quelle époque il appartient, nous ľaurions attribué sans doute au vocabulaire de la Revolution francaise. Le fait est que ľouvrage contient des données qui, passant ďesprit en esprit, finiront par commander la conscience du siěcle suivant: — l'abstraction philosophique remplacant ľh istoire, puisqu'on peut considérer « le premier homme comme tombé pour ainsi dire des nues, avec les memes inclinations que les hommes ont aujourďhui en venant au monde» ; — la morale sociale, le devoir étant «une action humaine exactement conforme aux lois qui nous en imposent l'obligation » ; — le pacte politique. La société civile, qui succěde ä ľétat de nature par le moyen Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 190 du manage, de la famille, de la constitution d'un corps politique, repose nécessairement sur des conventions: les individus s'engagent ä se joindre ensemble en un seul corps, et ä regier d'un commun consentement ce qui concerne leur sürete et leur utilitě commune; ceux qui sont revetus de ľautorité souveraine s'engagent ä veiller avec soin ä la sürete et ä ľutilité publiques; et les autres, en merne temps, leur promettent une fiděle obéissance. II prend figure et force, le droit naturel; il ne reclame plus seulement sa place au milieu des guerres, il la conquiert, impérieux, dans la constitution politique des Etats; il preside ä la vie sociale : la « loi de nature est celie qui convient si invariablement ä la nature sociable et raisonnable de ľhomme que, sans l'observation de ses maximes, il ne saurait y avoir pármi le genre humain de société honnete et paisible... » Pufendorf ne nie pas la puissance divine, mais il la relěgue dans un autre plan ; il y a le pian de la raison pure et celui de la revelation ; done le plan du droit naturel et celui de la theologie morale ; le plan des devoirs qui s'imposent ä nous parce que la droite raison naturelle nous les fait juger nécessaires ä ľentretien de la société humaine en general, et le plan des devoirs qui s'imposent ä nous parce que Dieu nous les a commandés dans lÉcriture Sainte. Et cela dit, les arguments qu'il apporte pour montrer que ces plans ne se heurtent pas, et peuvent coincider, montrent leur profond désaccord. La theologie concerne le ciel, la raison naturelle concerne la terre ; e'est la terre seule que Pufendorf se plait ä regarder : le ciel lui parait trop lointain. Les pasteurs de Suěde comprirent bien le danger de ce partage, ou pour mieux dire de cette preference avouée ; et contre le théoricien du droit naturel s'éleva une telle clameur, qu'il dut chercher l'appui du pouvoir séculier pour n'etre pas chassé de son emploi. Au contraire, il triompha. 1672. Richard Cumberland, De legibus naturae disquisitio philosophica. C'est l'apport de l'Angleterre : le Reverend Richard Cumberland, docteur en theologie, futur éveque, refute les abominables principes de Hobbes. Sur quoi s'appuyer ? Sur la loi naturelle, qui est exactement le contraire de la violence préconisée par l'auteur du Leviathan : « toutes les lois naturelles se réduisent ä celles-ci: qu'on doit avoir de la bienveillance en vers touš les etres raisonnables... » Mais eile va preter un concours autrement efficace, la vieille terre oü les discussions politiques ont fait partie intégrante de la vie intellectuelle, morale et religieuse de la nation ; oü la royauté, sans cesse mise en jeu au cours du XVIIe siěcle, renversée, rétablie, renversée encore, rétablie et modifiée dans son essence, a fait ľobjet de débats passionnés, auxquels les bourgeois, les gentilshommes, et non seulement les poetes et les philosophes, mais les rois eux-memes ont voulu prendre part. Les choses ne vont pas si vite ; il suffit ďattendre un peu. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 191 1685. La Revocation de l'Édit de Nantes. De la France qui se constitue hors de France, des Refuges établis en terre étrangěre, partent des appels ä la revolte. Certes, tous les Réformés, merne aprěs la persecution et ľexil, ne se croient pas déliés de leur serment de fidélité envers le Roi; ils ne resolvent pas tous de la merne facon le probléme de conscience qui se pose ä eux, puisqu'il en est qui continuent ä croire que le droit divin fondant ľobéissance envers le prince, les fautes du prince n'alterent pas ľautorité du Roi de droit divin. Mais il en est aussi, plus bruyants, qui demandent ä grands cris qu'ä la violence la violence réponde. De 1686 ä 1689, Jurieu lance ses Lettres pastorales auxfiděles qui gémissent sous la captivité de Babylone; il y proclame le droit ä ľinsurrection : « ľusage du glaive des princes ne s'étend pas sur les consciences » : Louis XIV, ayant usé du glaive pour forcer les consciences, s'est mis hors la loi: la revolte est désormais legitime. A entendre cette affirmation, Bossuet se scandalise, et il consacre ä la réfuter son Cinquiěme avertissement aux protestants sur les lettres du ministře Jurieu contre l'Histoire des Variations (1690) : Le fondement des empires renversé par ce ministře. M. Jurieu répand « des maximes séditieuses, qui ten-dent ä la subversion de tous les Empires et ä la degradation de toutes les puissances établies de Dieu ». Eh quoi ! ľancienne Église chrétienne subissait la persecution sans se révolter ; les protestants eux-memes se sont longtemps défendus ďavoir été, en France, en Angleterre, rebelles ä ľautorité royale ; et aujourďhui, Jurieu declare qu'on a le droit de faire la guerre ä son propre Roi et ä son propre pays ! Cet esprit de revolte est abominable. « J'entreprends de vous prouver que votre Reforme n'est pas chrétienne, parce qu'elle n'a pas été fidéle ä ses princes et ä sa patrie. » Or, ce n'était pas seulement une question de protestants ä catholiques : voici que dans leur quereile, le droit naturel intervenait. Jurieu s'était appuyé sur Grotius. Grotius, Bossuet le connaissait bien ; c'était un savant homme ä la vérité, et bien intentionné ; mais socinien, dangereux esprit, qui confondait le divin et ľhumain. Que voulait-il dire, avec son droit de nature. S'imaginer que le peuple est naturellement souverain, c'est penser sans doute que ľhumanité, dans son état primitif, a déjä la notion d\in droit de souveraineté qui lui est propre, et du pouvoir qu'elle po sséde de déléguer cette souveraineté ä qui bon lui semble. Quelle erreur ! Grotius, et Jurieu aprěs lui, errent dans le principe, et n'entendent pas les termes. Qu'on ne s'y trompe pas : le premier état de ľhumanité étant une anarchie farouche et sauvage, et les premiers groupes ďhommes constituant, comme la raison permet de le supposer, non pas un peuple, mais une horde, comment concevoir alors une souveraineté qui serait déjä une espěce de gouvernement ? « Loin que le peuple en cet état fút souverain, il n'y a pas meme de peuple en cet état. II peut bien y avoir des families, et encore mal gouvernées, et mal assurées; il peut bien y avoir une troupe, un amas de monde, une multitude confuse ; mais il ne peut y avoir de peuple, parce qu'un peuple suppose déjä quelque chose que réunisse quelque Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 192 conduite réglée et quelque droit établi; ce qui n'arrive qu'ä ceux qui ont déjä commence ä sortir de cet etat malheureux, c'est -ädire de ľanarchie. » Bossuet ne peut concevoir qu'une anarchie délěgue une souverai neté. Cependant Louis XIV, en tant que monarque absolu, était jugé ; il représentait ce qu'on pourrait appeler, déjä, l'Ancien Regime. Merne ä ľintérieur de son royaume de France, quelle poussée se produit contre le principe ďune autorite uniquement sanctionnée par Dieu ! Protestataires, qui s'en vont enqueter dans les vieilles chartes sur l'origine de la monarchie, et la montrent usurpatrice; parlementaires tetus, opiniätres, qui défendent par la chicane les droits et prerogatives de leur illustre corps; nobles, qui revendiquent les privileges des pairs de France ; tous, bourgeois ou grands seigneurs, velléitaires ou révoltés, fous ou sages, dans des traités qu'ils impriment en Hollande, dans des manuscrits qu'ils font circuler sous le manteau, expriment leur mécontentement, leur colěre, leur impatience du joug. Au -dehors, Louis XIV est honni, nous l'avons vu. Mais du point de vue du droit, l'objection de Bossuet subsiste. Si, dans ľétat de nature, les hommes n'étaient guěre qu'une horde, on se demand e comment un droit a pu naitre de ce désordre initial. 1688. La Revolution d'Angleterre. Jacques II, Roi par la grace de Dieu, est chassé ; Guillaume d'Orange prend sa place ; les historiens nous apprennent que le nouveau Roi, couronné ä Westminster le 11 avril 1689, « rěgne en vertu d'un droit qui ne diffěre en rien du droit d'apres lequel tout propriétaire choisit le representant de son comté » ; qu'il accepte le contrôle des Chambres et qu'il assure ainsi le triom -phe du gouvernement parlementaire, d'apres un pacte ideal conclu entre le prince et ses sujets. Seraient-elles absentes, les idées que les professeurs ont émises du haut de leurs chaires, que les étudiants ont recueillies, que les journaux savants ont signalées, qui ont été discutées, contredites, ä nouveau soutenues, et qui, depuis Grotius, ont nourri deux generations ? Et celieš aussi qui ont été exposées par les docteurs de ľÉglise, illustrées par les juristes officiels, enseignées de leur côté, et qui ont pour elles la force d'une longue tr adition ? Prendront-elles le parti de s'abstenir, lorsque la pratique eile-merne, ľévénement qui émeut toute ľEurope, leur offre une occasion admirable de se manifester, et de s'oppo ser dans un episode décisif de leur combat ? Pour défendre le pouvoir chancelant des Stuarts, on n'avait pas manqué de faire appel aux theories. On avait exhumé, entre autres écrits oü s'affirmait la legitimite du pouvoir absolu, ceux d'un polémiste vigoureux qui, vers le milieu du siěcle, avait défendu vaillamment la cause royale. Robert Filmer était alle prechant la soumission, ľobéissance, disant qu'un gouvernement mixte ne saurait aboutir qu'au désordre, que les sujets n'avaient aucun droit ä la rebellion; que Hobbes avait tort dans ses principes, mais parfaitement Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 193 raison dans ses consequences; qu'en somme, le pouvoir absolu de touš les rois était une nécessité. On remet Filmer ä la mode; et merne on édite en 1680, on réédite au cours des années suivantes, le grand ouvrage de « ce savant homme », Patriarcha, prouvant clair comme le jour que ľautorité des rois est la prolongation de ľautorité paternelle : contre son propre pere, aucun fils, craignant Dieu et les hommes, n'oserait se révolter. Les faits démentent les pretentions des Jacobites. Quelqu'un va se presenter pour donner aux faits la valeur d'un principe uni versel. 1689. John Locke, Deux traités de gouvernement. Dans le premier, les faux principes et les fondations erronées de Sir Robert Filmer et de ceux qui le suivent sont découverts et rejetés. Le second est un essai concernant l'Origine, l'Extension et la Fin veritable du gouvernement civil. Sur le vaisseau méme qui, partant de Hollande, amenait Guillaume d'Orange vers l'Angleterre et vers la Revolution, se trou vait John Locke, le philosophe des temps nouveaux. Cest lui qui va relever le défi des monarchistes, dans ses deux Traités. II reprend, en effet, les idées que nous avons entendues plusieurs fois déjä: mais il les mene plus loin qu'elles ne sont jamais allées ; et il exige qu'elles prou vent, par une suite de raisonnements logiques, la legitimite du droit de rebellion. II part de ľétat de nature, comme Pufendorf ľa fait, comme tout le monde le fait, ä present; c'est une mode, presque une mánie. Ľétat de nature n'est pas un etat de violence et de férocité, comme Hobbes ľa prétendu ; mais ce n'est pas non plus un état parfait. Pour remédier aux maux que ľétat naturel comporte, ľhomme institue un état social mais sans suivre le modele du patriarcat, comme ľa prétendu Filmer ; il ľinstitue en vertu ďun pacte, comme ľa montré Pufendorf. Que les lecteurs le sachent bien : «la seulement se trouve une société politique, oú chacun des membres s'est dépouillé de son pouvoir naturel, et ľa remis entre les mains de la société, afin qu'elle en dispose dans toutes sortes de causes, qui n'empechent point d'en appeler toujours aux lois établies par eile. » Le pouvoir absolu, qui nie ce droit d'appel, est purement et simplement incompatible avec la société civile ; et le droit divin, que prônent les docteurs catholiques, ne fonde ä aucun degré le pouvoir d'un seul homme sur les autres hommes. Le pouvoir doit etre contrôlé et divise, comme en Grande -Bretagne: législatif, exécutif. Si le pouvoir exécutif n'agit pas conformément aux fins pour lesquelles il a été constitué, s'il empiete sur les liberies du peuple, on doit ľenlever des mains de celui qui le détient. Bien plus: si les sujets s'apercoivent que le tyran prepare les moyens de les asservir, qu'ils le devancent ! qu'ils empechent, par une rebellion ouverte, ľaccomplissement de ses mauvais desseins ! Locke, de par la qualité merne de son génie pratique, arrangeait les choses; ä ľidée de nature, il ajoutait ľidée de civilisa tion. A Bossuet, il avait l'air de répondre par avance. C'est vrai, ľétat de nature comportait quelques inconvénients. C'est encore vrai, ľhistoire, qui n'est ni aussi riche, ni aussi Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 194 precise qu'on le voudrait, sur le commencement des sociétés, nous permet des hypotheses vraisemblables plutôt qu'elle ne nous donne des exemples sürs; ce que nous pouvons faire, c'est seulement nous représenter d'une facon probable la facon dont les hommes ont été amenés ä déléguer leur pouvoir. Ainsi: les hommes étaient naturellement libres; mais pour affirmer cette liberté, ils étaient juges et parties; et pour la défendre, ä qui en appeler ? Les hommes étaient naturellement égaux ; mais pour maintenir cette égalité contre les usurpations possibles, quels recours avaient-ils ? Ils seraient tombés dans un perpétuel etat de guerre s'ils n'avaient délégué leur pouvoir ä un gouvernement capable de sauvegarder la liberté et ľégalité primitives. Ils ne formaient pas une horde ; mais ils seraient devenus une horde, s'ils n'y avaient pris garde. Le droit de nature inspire le droit politique, qui empeche les qualités naturelles de se voir menacées dans la pratique de la vie. Chaque difficulté qui se présentait, le sage Locke essayait de la résoudre sagement. Par exemple: on avait peine ä sacrifier ľidée du droit paternel, intermédiaire entre Dieu et les hommes, premiere figuration du pouvoir royal. Et Locke intervient pour expliquer que les enfants ne naissent pas dans un état entier ďégalité, bien qu'ils naissent pour cet état ; que les parents (le pere, et aussi bien la mere) ont une espěce de juridiction sur eux : les parents, en effet, ont l'obligation de preparer les enfants ä la liberie, aussi longtemps que les enfants n'ont pas atteint ľäge de raison. Le pouvoir paternel existe done ; mais il n'est pas absolu ; il est plutôt un devoir qu'un pouvoir ; il ne saurait édicter des lois; et si ľon peut supposer, ä ľorigine des temps, un état patriarcal, cet état n'a pu reposer que sur un consentement tacite des enfants. Considérons encore la propriété: question grave. Elle ne s'accorde pas trěs bien avec ľégalité naturelle. Tant par la raison que par la revelation, on voit que Dieu a donne la terre en commun ä tout le genre humain : comment expliquer, děs lors, que les individus aient pu s'approprier légitimement une partie de ce bien general ? — Locke intervient encore et répond : la propriété individuelle s'explique par le travail. « Bien que la terre et les creatures inférieures soient communes et appartiennent en general ä touš les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nulle autre ne peut avoir aucune pretention. Le travail de son corps et ľouvrage de ses mains, nous pouvons le dire, sont son bien propre. Tout ce qui a été tiré de ľétat de nature, par sa peine et son industrie, appartient ä lui seul... » L'eau qui coule de cette fontaine est ä touš les passants ; mais si j'en remplis ma cruche, qui osera dire que l'eau de ma cruche n'est pas mon bien ? Locke épiloguait, commentait, intermédiaire entre les juristes purs et le public ; intermédiaire, aussi, entre les temps anciens et les temps nouveaux: des croyances anciennes, gardant juste assez pour ne pas effaroucher totalement les consciences; et abondant en nouveautés: plus de droit divin ; plus de droit de conquete : «Les conquetes sont aussi éloignées d'etre ľorigine et le fondement des Etats, que la demolition d'une maison est éloignée d'etre la vraie cause de la construction d'une autre en la meme place. » Grace ä lui, sur le droit naturel rejaillissait ľéclat de la constitution Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 195 anglaise ; et en meme temps, le droit naturel fondait la constitution anglaise, juste comme eile était, avec son Parlement, avec son Roi qu'avait appelé une volonte nationale. II ľintégrait dans la politique de son temps, de son pays, de sa race ; et mieux encore, il marquait sa liaison avec la Religion réformée. Le droit divin, děs qu'il prétendait fonder ľabsolutisme, n'était plus surnaturel, il était contre nature : et la justification de ľabsolutisme par je ne sais quelle volonte divine n'était q u'une invention récente des théologiens catholiques : « On n'avait jamais entendu parier de rien de semblable, avant que ce grand mystěre eůt été révélé par la theologie de ce dernier siěcle... » 1699. Les Aventures de Télémaque. A vrai dire, Fénelon ne conteste pas le principe du droit divin. Mais entre tant de sentiments et ďidées que ce livre longtemps fameux, répandu parmi les petits et les grands ä des milliers et des milliers d'exemplaires, met en circulation, il y a au moins un sentiment et une idée que nous devons retenir. Un sentiment: ľhorreur, la detestation de Louis XIV. II s'agit d'autre chose que d'une opposition théorique ; et bien plutôt, d'une passion qui se déchaíne, de ľemportement ďun accusa teur public. « Avez-vous cherché les gens les plus désintéressés et les plus propres ä vous contredire ? Avez-vous pris soin de faire parier les hommes les moins empresses ä vous plaire, les plus désintéressés dans leur conduite, les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes ? Quand vous avez trouvé des flatteurs, les avez-vous écartés ? Vous en etesvous défié ? Non, non, vous n'avez point fait ce que font ceux qui aiment la vérité, et qui méritent de la connaítre... Pendant que vous aviez au dehors tant d'ennemis qui menacaient votre royaume encore mal établi vous ne songiez au -dedans de votre nouvelle ville qu'ä y faire des ouvrages magnifiques... Vous avez épuisé vos richesses; vous n'avez songé ni ä augmenter votre peuple ni ä cultiver les terres fertiles... Une vaine ambition vous a poussé jusques au bord du precipice. A force de vouloir paraítre grand, vous avez pensé miner votre veritable grandeur... » Une idée : la valeur du peuple. « Ce n'est point pour lui -meme que les dieux l'ont fait roi ; il ne l'est que pour etre ľhomme des peuples : c'est au peuple qu'il doit tout son temps, touš ses soins, toute son affection ; et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui -meme pour se sacrifier au bien public... » — « Sachez que vous n'etes roi qu'autan t que vous avez des peuples ä gouverner... » Bien plus ! le peuple opprimé ne desire plus que se venger des rois; et alors sonne ľheure des révolu tions: « Son pouvoir absolu fait autant d'esclaves qu'il a de sujets. On le flatte, on fait semblant de ľ adorer, on tremble au moindre de ses regards; mais attendez la moindre revolution : cette puissance monstrueuse, poussée jusqu'ä un exces trop vio -lent, ne saurait durer; eile n'a aucune ressource dans le coeur des peuples ; eile a lasse et irrité touš les corps de ľÉtat ; eile contraint touš les membres de Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 196 ce corps de soupirer aprěs un changement. Au premier coup qu'on lui porte, ľidole se ren verse, se brise et est foulée aux pieds!. » II y a grande misěre au royaume de France. Qui ne connaít le passage dramatise oü La Bruyěre dépeint la condition des paysans ? Les observations de Locke, qui vise moins ä ľeffet, sont peut-etre plus saisissantes: il constate que les paysans vivent dans des taniěres, ont ä peine de quoi se vetir, de quoi manger: et miserables qu'ils sont, le fisc trouve le moyen de les pressurer. Aussi les terres cessent-elles d'etre cultivées, et demeurent-elles en friche : le travail n'aboutissant qu'ä plus d'oppression, on cesse de travailler. D'autre part, les industries dépérissent, ou cherchent ä s'établir au-dela des frontiěres, pour y trouver une liberie qu'en France elles ont perdue. Des droits de douane, exigés ä toutes les sorties, ä tous les passages, ruinent le commerce. Ľéchec de la politique de Colbert, déjä sensible de son vivant, devient manifeste aprěs sa mort. La grande famine de 1694, la banqueroute : que de misěres ! Or une elite recueille ces plaintes, essaie de guérir ces maux. La grande peine de la France va s'inscrire dans des livres que la nécessité de vivre semble dieter. Lourdement, sans art, mais avec une ténacité, une rigueur qui sont émouvantes ä leur maniere, Boisguilbert montre que la France, jadis le plus riche royaume du monde, a perdu cinq ou six millions de ses revenus annuels; et ce deficit augmente tous les jours. La taille est si injustement répartie qu'elle pese sur les pauvres en épargnant les riches ; les pauvres sont devenus miserables, ä ce systéme : le royaume tout entier va vers sa perte2. II est urgent de changer la repartition de ľimp ôt, dit ä son tour Vauban ; une dime, établie sans arbitraire, coütera moins et rendra plus. Que si Boisguilbert et Vauban, loin d'etre des révoltés, cherchent ä assainir les finances et ä procurer au Roi les ressources qu'il recherche désespérément, ils n'en agissent pas moins en intrus, qui empiětent sur un domaine autrefois reserve : la Dime royale est condamnée au feu3. Mais comme Fénelon est plus hardi, et plus apre ! Les questions que Télémaque adresse ä Idoménée, Fénelon les pose, avec le merne accent douloureux, ä son élěve le due de Bourgogne, pour le cas oü il viendrait ä prendre le pouvoir: la constitution du royaume, la connaissez-vous ? les devoirs moraux des rois, les avez-vous examines ? avez-vous cherché les moyens de soulager les peuples ? les maux créés par l'absolutisme, par la mauvaise administration, par la guerre, comment les éloignerez-vous de vos sujets ? Et lorsqu'en 1711 ce meme due de Bourgogne devient dauphin de France, c'est une table de réformes que Fénelon lui propose, p our preparer son avěnement. Au bilan de Fénelon, inserivons enfin sa defense des droits de ľhumanité. En ces termes : « Un peuple n'est pas moins un membre du genre humain, qui 1 Télémaque, Xe Livre. 2 Pierre Le Pesant de Boisguilbert, Le Detail de la France, 1695. 3 Projet ďune dime royale .... 1707. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 197 est la société generale, qu'une famille est un membre d\ine nation particuliěre. Chacun doit incomparablement plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu'ä la patrie particuliěre dont il est né ; il est done infiniment plus pernicieux de blesser la justice de peuple ä peuple, que de la blesser de famille ä famille contre sa République. Renoncer au sentiment ďhumanité, non seulement e'est man quer de politesse et tomber dans la barbarie, mais e'est ľaveu glement le plus denature des brigands et des sauvages: ce n'est plus etre homme, et etre anthropophage !. » 1705. Thomasius, Fundamentu juris naturae et gentium ex sensu communi deducta. 1708. Gravina, Origines juris civilis, quibus ortus et progressus Juris civilis, jus naturale gentium et XII Tabulae explicantur. Gian Vincenzo Gravina introduit le concept de droit naturel dans ľhistoire. D'autre part, il essaie d'expliquer une contradic tion que cette insaisissable idée de nature ne laisse pas de faire naítre. La loi naturelle est la raison, qui commande la vertu. La vertu exelut le vice : et pourtant, nous voyons que le vice aussi est dans la nature... Voici la réponse : « Outre la loi generale dont ľäme et le corps partieipent touš les deux, en tant qu'ils sont joints ensemble, ľhomme a une loi qui lui est propre, et qui est souvent opposée ä ľautre. J'appelle la pre miěre, loi commune et la seconde, loi de ľäme seulement. La loi commune renferme ľuniversalité des etres, par consequent ľhomme merne. Mais la loi de ľäme, la loi raisonnable, celle qui consiste ä penser, lui est particuliěre. » De par cette derniěre loi, ľhomme est soumis ä sa propre raison ; et par consequent aux vertus, comme ä des magistrats créés par eile pour juger nos actions et veiller sur nos sens... Le travail des esprits et la diffusion de ces idées se poursuivront jusqu'ä nos jours. Mais la fin du XVII siěcle marque une étape decisive, parce que la théorie du droit naturel, la théorie du droit des peuples, et les faits, s'y sont rejoints. Incomparablement moins vigoureux, moins profond que Grotius et que Pufendorf, et illogique souvent, Locke a achevé la secularisation du droit. Liberie, égalité : son traité aurait pu prendre ces mots comme devise. « Ľétat de nature a la loi de nature, qui doit le regier, et ä laquelle chacun est oblige de se soumettre et ďobéir. La raison, qui est cette loi-lä, enseigne ä touš les hommes, s'ils veulent bien la consulter, qu'étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire ä un autre, au regard de sa vie, de sa santé, de sa liberie, de son bien 2... » Dialogue des Morts, Socrate et Alcibiade, 1718 2 Du Gouvernement civil..., traduit par David Mazel, Amsterdam, 1691, chap. I. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 198 * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 199 CHAPITREIV La morale sociale S'il est un homme qui, plus nettement et plus vigoureusement que touš ses prédécesseurs, ait affirmé ľindépendance de la morale et de la religion, c'est Pierre Bayle. Maintes et maintes fois il est revenu sur le sujet, dans les articles de son Dictionnaire, dans ses Réponses aux Questions d'un provincial. Mais dans ses Pensées sur la Coměte, prenant son temps, déployant toutes ses ressources, lucide et empörte, il a écrit la grande charte de la Separation. II commencait doucement; les athées ne sont pas pires que les idolätres, soit pour l'esprit, soit pour le coeur. Alors, suivant la pente ainsi établie, il insinuait que les athées ne sont pas pires que les Chretiens. Ah ! si ľon disait ä un homme venant d'un autre monde qu'il existe des gens doués de raison et de bon sens, craignant Dieu, croyant que le Ciel récompensera leurs mérites et que l'enfer punira leurs vices : ľhomme de l'autre monde s'attendrait ä les voir pratiquer les oeuvres de miséricorde, respecter le prochain, pardonner les injures, travailler enfin ä gagner une eternite de bonheur. Hélas ! ce n'est pas ainsi que les choses se passent dans la realite. II faut bien se rendre ä un fait ďexpérience que le spectacle de la vie met dans une éclatante lumiěre : entre ce que l'on croit et ce que l'on fait, la difference est grande ; les principes restent sans influence sur Faction ; on est pieux en paroles, impie dans sa conduite ; on pretend adorer Dieu, et on n'obéit qu'ä ľintéret, on ne suit que les passions ; je vois le bien et je ľapprouve, jefais le mal : l'adage n'est pas nouveau. Les Chretiens, regardez comment ils vivent. lis lisent des livres de devotion: aussitôt lus, aussitôt oubliés. Les soldats des troupes trěs catholiques sont des paillards et des pillards; ils mettent ä sac, sans distinguer, les pays ennemis et les amis; ils n'y regardent pas de si pres et brülent au besoin églises, chapelles et monastěres. Les croisades, quelle admirable entreprise, en théorie ! mais que de marchandages, de déloyautés, de trahisons, de crimes, les ont accompagnées et suivies ! Les femmes sont particuliěrement devotes : or combien n'en voit-on pas, qui vont retrouver leur galant au sortir du confessionnal ? II y a des courtisanes, des voleurs, des assassins qui ont un culte particulier pour la Madone ; et il court des histoires prétendues pieuses, qui tendent ä montrer que la Sainte Vierge, parce qu'on brale un cierge ou qu'on vient s'agenouiller devant sa statue, protege les filles et les malfaiteurs. Les jansénistes s'opposent ä la fréquente communion, parce qu'ils savent fort bien qu'on peut s'approcher touš les jours de la Sainte Table et demeurer un scélérat. Bref, la foi qu'un homme professe n'in flue pas sur sa conduite, sur sa moralitě. Et merne la devotion encourage certaines passions mauvaises, la colěre contre ceux qui sont d'un autre sentiment, le zěle pour les pratiques extérieures, ľhypocrisie. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 200 Alors Bayle propose au lecteur ľexpérience inverse : de merne qu'il n'est rien de plus ordinaire que des Chretiens orthodoxes qui vivent mal, de merne on trouve ľexemple d\ine quan tité de libertins d'esprit qui ont parfaitement bien vécu. Sans parier des Anciens, Diagoras, Theodore, Nicanor, Evhéměre, Hippon ; de Pline, qui fut toujours digne de sa qualité ďillustre R omain ; ďÉpicure, qui mena une existence exemplaire, considérez les modernes: le chancelier de ľHospital a été soupconné de n'avoir point de religion, quoiqu'il n'y eüt rien de plus aus těre que sa mine, de plus noble que sa vie ; ceux qui eurent commerce avec Spinoza nous rapportent qu'il fut affable, hon -nete, officieux, et fort regie dans ses moeurs. Et cependant, Spinoza était athée. Une réplique ďathées — pourquoi ne la concevrait-on pas ? Une société sans religion aucune serait semblable ä une société paíenne ; et les chrétiens, dans la pratique de la vie, ne different pas des paíens... Les athées seraient sensibles, non moins que les chrétiens, ä la gloire et au mépris, ä la recompense et ä la peine : ľopinion de la mortalite de ľäme n'empeche pas qu'on ne souhaite ďimmortaliser son nom. S'il faut enfin, pour qu'une doctrine mérite respect, qu'elle ait eu ses martyrs, la doctrine de ľincroyance n'en manque pas : Vanini, qui fut capable de mourir pour ľathéisme ; et plus récemment, un certain Mahomet Effendi, qui fut execute ä Constantinople pour avoir dogmatise contre l'existence de Dieu. « II pouvait sauver sa vie en confessant son erreur et en promettant d'y renoncer ä ľavenir ; mais il aima mieux persister dans ses blasphemes, disant qu'encore qu'il n'eüt aucune recompense ä attendre, ľamour de la vérité ľobligeait ä souffrir le martyre, pour la soutenir. » Ľépreuve et la contre-épreuve étant ainsi faites, Bayle est arrive au terme de sa demonstration : religion et moralitě, bien loin d'etre indissolubles, sont indépendantes; on peut etre religieux sans etre moral; on peut etre moral sans etre religieux. Un athée qui vit vertueusement n'est pas un monštre qui sur-passe les forces de la nature: «II n'est pas plus étrange qu'un athé e vive vertueusement, qu'il n'est étrange qu'un chrétien se porte ä toute sorte de crimes. » Les athées qui vivent en Turquie, les athées qui vivent en Chine, ont des moeurs plus pures que n'en ont les chrétiens qui vivent ä Rome ou ä Paris... Ne pourrait-on pas dire, merne, qu'une morale indépendante est supérieure ä une morale religieuse, puisque la premiere n'attend ni recompenses ni peines, et ne compte qu'avec elle-meme, tandis que la seconde, craignant l'enfer et esperant le ciel, n'est jamais désinté ressée ? — Toland renchérit, suivant son habitude : « Le plus abominable athéisme est moins funeste ä ľÉtat et ä la société humaine que cette sauvage et barbare superstition qui remplit les Etats les plus florissants de divisions et de mouvements séditieux, qui fait le dégät dans les plus grands royaumes, et sou vent merne les bouleverse ; qui sépare les enfants de leur pere, les amis de leurs amis, et Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 201 rompt l'union des choses qui devraient etre jointes par les liens les plus étroits 1... » Mais aprěs avoir détruit la morale de ľordre divin, comment reconstruire la morale dans ľordre humain ? L'embarras commencait ici. Fallait-il revenir en arriěre, retourner vers ľantiquité, repren dre les paíens pour guides ? Et lesquels, pármi les paíens ? Epicure ? Épictěte ? lis s'étaient contredits. Fallait-il choisir un philosophe qui, sans créer une doctrine originale, avait essayé de presenter au monde le meilleur de la morale antique ? Fallait-il demander ä ľorateur romain, ä ľauteur du livre Des Devoirs, ä Cicéron, la regle ďune vie toute laíque ? Érasme avait admiré, jadis, la grandeur de sa vie et la sainteté de son coeur ; et le fait est que «le monde paíen ne nous a rien laissé qui développe si parfaitement, et qui recommande avec tant de force ces généreux principes dont la nature humaine tire sa gloire et sa perfection, ľamour de la vertu, de la liberie, de la patrie, et de tout le genre humain2. » Mais les moralistes chrétiens avaient beau jeu pour répondre Ces doctrines que ľon prétendait faire revivre, il y avait dix-sept cents ans que le Christianisme les avait balayées. Pauvres modéles que les Brutus et les Caton ? Ils ont trop aimé les grands mots, les grands gestes, les attitudes théätrales; leur vie a fini par une faillite. De la faillite, ľesprit chrétien a sauvé ľhu manité. Alors s'offrait une morale toute moderne, la morale des hon neteš gens; une morale psychologique. Elle ne dédaignait pas de puiser aux sources antiques, qu'elle préférait de toute maniere au Christianisme ; mais eile invoquait surtout la raison. Une raison qui s'était civilisée, qui n'était plus rude et austere comme autrefois, qui ne conservait presque plus rien de son ancienne rigiditě. « II faut oublier un temps oil c'était assez d'etre severe pour etre vertueux, puisque la politesse, la galanterie, la science des voluptés, font partie du mérite present. Pour la haine des méchantes actions, eile doit durer autant que le monde, mais trouvez bon que les délicats nomment plaisir ce que les gens rüdes et grossiers ont nommé vice, et ne composez pas votre vertu des vieux sentiments qu'un naturel sauvage avait inspires aux premiers hommes3. » Cette morale-lä n'excluait ni la volupté, ni merne la passion, ä condition qu'elle füt tempérée et dirigée... Sans doute. Elle ne pouvait pourtant pas prétendre ä une force d'obligation ; encore moins ä une valeur universelle. Pour la comprendre et pour la pratiquer, il fallait s'appeler Saint-Évremond, ou William Temple, ou lord Halifax. Morale ďaristocrates, de 1 Adeisidaemon, 1709. 2 Nous empruntons ces expressions ä l'Histoire de Cicéron, par C. Middleton, Londres, 1741, traduite par ľabbé Prévost en 1743. 3 Saint -Évremond ; ďapres Gustave Lanson, La Transformation des idées morales. (Revue du Mois, 1910.) Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 202 raffinés, de biases; compose fragile ; compromis; non pas domination, mais adaptation... Accepter la haute et austere morale métaphysique proposée par Spinoza, voilä ce dont bien peu étaient capables, nous l'avons vu. — Devant l'immense varieté, la perpétuelle contradiction des moeurs humaines, quel désarroi ! Comme eile était difficile ä trouver, la norme commune, la regie qui doit s'imposer ä tous les hommes, dans tous les temps, dans touš les lieux ! Ici, on a ľhabitude ďexposer les enfants aux betes, ou de les 1 aisser mourir de faim :que ľon parle, aprěs cela, du caractěre universel du devoir familial ! Ailleurs, ce sont les enfants qui nliésitent pas ä tuer leurs parents devenus vieux. «Dans un endroit de l'Asie, děs qu'on désespěre de la santé d'un malade, on le met dans une fosse creusée en terre, et lä, exposé au vent et ä toutes les injures de ľair, on le laisse périr impitoyablement sans lui donner aucun secours. Cest une chose ordinaire pármi les Mingréliens, qui font profession de Christianisme, ďensevelir leurs enfants tout vifs, sans aucun scrupule. Ailleurs, les peres mangent leurs propres enfants. Les Caribes ont accoutumé de les chätrer, pour les engraisser et les manger. Et Garcilaso de la Vega rapporte que certains peuples du Perou avaient accoutumé de garder les femmes qu'ils prenaient prisonnieres, pour en faire des concubines, et nourrissaient aussi délicatement qu'ils pouvaient les enfants qu'ils en avaient, jusqu'ä l'äge de treize ans ; aprěs quoi ils les mangeaient, et traitaient de méme leurs měres děs qu'elles ne faisaient plus d'enfants. » Le spectacle du monde prouve, en fait, que la moralitě est essentiellement variable. II faut s'y résigner : « Qui prendra la peine de lire avec soin ľhis toire du genre humain, et d'examiner d'un oei 1 indifferent la conduite des peuples de la terre, pourra se convaincre qu'excepté les devoirs qui sont absolument nécessaires ä la conservation de la societě humaine (qui ne sont méme que trop souvent violés par des sociétés entiěres ä ľégard des autre s sociétés), on ne saurait nommer aucun principe de morale, ni imaginer aucune regle de vertu qui dans quelque endroit du monde ne soit méprisée ou contredite par la pratique generale de quelques sociétés entiěres1... » Excepté les devoirs qui sont absolument nécessaires ä la conservation de la société humaine... Ici apparut la possibilité ďune nouvelle morale ; ďune morale qui n'avait rien ďinné, pas méme ľidée du bien, pas méme ľidée du mal; mais qui était legitime et nécessaire, puisqu'elle avait la charge de main-tenir notre existence collective. Faits pour la société, nous craignons, trěs logiquement, l'anarchie qui détruirait notre espěce ; et done, nous prenons les mesures qui doivent nous sauver d'un désordre mortel ; nous mettons en code les conseils que nous donne notre instinct de conservation. Car il y a un amour-propre legitime, qui maintient la vie du groupe ; ľégoísme ne devient vicieux que quand il menace le groupe, et done ľindividu lui -méme, en tant qu'unite inseparable du tout. L e bien moral n'est pas une matiěre d'opinion, 1 Cette citation, comme la precedente, est tirée de VEssai sur I'entendement humain, livre I, ch.II Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 203 comme la renommée, les richesses, les plaisirs, mais une nécessité vitale : il consiste ä maintenir ľhumanité. Avantage admirable et inouí, disent ses partisans: cette morale est capable de demonstration. Elle se fonde non sur quelque postulát a priori, mais sur des réalités parfaitement analysables. Regardons en nous-memes: ce qui est propre ä produire, ä augmenter, ä conserver nos sensations de plaisir, nous ľappelons bien; au contraire nous appelons mal ce qui est propre ä produire, ä augmenter, ä faire durer nos sensations de douleur. Děs lors, notre intéret bien entendu, et pour mieux dire notre etre merne, nous portent ä obéir aux lois civiles, puisqu'en les observant nous garderons nos biens, notre liberté, et qu'ainsi nous travaillerons ä la continuité, ä la sécurité de notre propre plaisir. Si nous ne les observons pas, au contraire, nous risquons des chätiments, puis le désordre, puis ľanarchie dans laquelle il est impossible de vivre sans douleur, ou tout simplement de vivre. II n'en va pas autrement pour les lois ďopinion et de reputation : la vertu entraíne ľestime et ľamour des personnes au milieu desquelles nous vivons, et done augmente notre plaisir; le vice entraíne le bläme, la critique, ľhostilité, et done la douleur 1. Seulement, le bien social est-il pure vertu ? Une communauté qui remplirait son devoir strict, réussirait-elle ä prospérer, ou seulement ä vivre ? Voilä ce dont Locke ne doutait point; mais voilä aussi ce que met en doute un mauvais esprit, un libertin, agacé par les moralistes qui ne prétendaient trouver dans le coeur de ľhomme que generositě, bienveillance, altruisme. C'était un Hollandais de race, anglicise, qui s'appelait Bernard de Mande -ville ; il faisait partie des nouveaux philosophes, en ce sens qu'il disait librement sa pensée, sans tenir compte des autorités, de ľhabitude, de quelque reverence que ce füt. Hardi, brutal, il aimait les paradoxes qui font du bruit. Et certes, il en fit, lorsqu'il se mit ä raconter sa fable. II s'était essayé, auparavant, ä imiter Ésope et La Fontaine ; mais cette fable-ci n'était pas pour enfants. Le 2 avril 1705 parut une brochure de vingt-six pages, sans nom d'auteur : La Ruche murmurante, ou les fripons devenus honnétes gens. II y avait une fois une ruche qui ressemblait ä une société humaine bien réglée. II n'y manquait ni les fripons, ni les chevaliers ďindustrie, ni les mauvais médecins, ni les mauvais přetřes, ni les mauvais soldats, ni les mauvais minis-tres; eile avait une mauvaise reine. Touš les jours, des fraudes se commettaient dans cette ruche ; et la justice, appelée ä réprimer la corruption, était corruptible. Bref, chaque profession, chaque ordre étaient remplis de vices: mais la nation n'en était pas moin s prospěre et forte. En effet, les vices des particuliers contribuaient ä la félicité publique : et en retour la félicité publique faisait le bonheur des particuliers. Ce qu'ayant compris, les plus scélérats de la tribu travaillaient de bon coeur au bien commun. Essai sur l'entendement humain, livre II, ch.XXVIII Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 204 Or un changement se produisit dans l'esprit des abeilles, qui eurent ľidée singuliěre de ne vouloir plus qulionnéteté et que vertu. Elles demanděrent une reforme radicale ; et c'étaient les plus oisives, les plus friponnes, qui criaient le plus haut. Jupiter jura que cette troupe criailleuse serait délivrée des vices dont eile se plaignait; il dit: et au meme instant, ľamour exclusif du bien s'empara des coeurs. D'oü bien vite, la ruine de toute la ruche. Plus ďexcěs, plus de maladies : on n'eut plus besoin de médecins. Plus de disputes, plus de proces: on n'eut plus besoin d'avocats ni de juges. Les abeilles, devenues économes et tempérantes, ne dépensěrent plus rien: plus de luxe, plus ďart, plus de commerce. La desolation fut generale. Des voisines crurent le moment venu d'attaquer ; il y eut bataille. La ruche se défendit et triompha des envahisseuses, mais eile paya eher son triomphe. Des milliers de valeureuses abeilles périrent au combat. Le reste de ľessaim, pour éviter de retomber dans le vice, s'envola dignement dans le creux d'un arbre. II ne resta plus aux abeilles que la vertu et le malheur. « Cessez de vous plaindre, mortels insensés ! En vain vous cherchez ä associer la grandeur ďune nation avec la probité. II n'y a que des fo us qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d'etre renommés dans la guerre, de vivre bien ä leur aise, et d'etre en meme temps vertueux. Abandonnez ces vaines chiměres ! II faut que la fraude, le luxe et la vani té subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits... » Que de refutations s'ensuivirent ! que de disputes ! Bernard de Mandeville avait la dent dure, et ne laissait rien passer. II vécut vieux ; mais sa fable vécut plus longtemps que lui, et on la discute encore. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 205 CHAPITRE V LE BONHEUR SUR LA TERRE Le bonheur, faut-il le confier encore ä ľautre vie ? Trop variées, trop diluées seront les ombres, dans ľau -dela; il n'y aura merne plus ďombres, mais on ne sait quelle substance éternelle, dont il est impossible de concevoir les formes. II n'y aura plus ďauréoles, ni de harpes, ni de concerts divins. Le bonheur, saisissons-le sur la terre. Vite, on est presse, demain n'est pas tellement sür, c'est aujourďhui qui importe ; imprudent celui qui spécule sur l'avenir ; assurons-nous ďune félicité tout humaine. Ainsi raisonněrent les nouveaux moralistes, qui se mirent ä chercher le bonheur dans le present. Pour se faire une vie heureuse, on peut, tout d'abord (c'est un premi er moyen), raisonner de sang -froid, ainsi qu'il convient ä de pures intelligences, et modérer une imagination qui exagěre les maux. Quand il s'agit ďen créer nous sommes ďune habileté infinie ; nous les grossissons, nous les croyons singuliers, et puis inconsolables ; voire merne nous avons un certain amour pour la douleur, et nous la chérissons. Elle a un autre travers, cette imagination traitresse : eile tend vers des joies inaccessibles; eile nous décoit, en multipliant les mirages: nous courons pour les rejoindre ; et chaque fois trompés, nous ne comptons plus nos dégoůts. Sachons voir la vie comme eile est; ne lui demandons pas trop. Nous nous plaignons d'une condition mediocre mais supposons qu'avant notre naissance, on nous montre touš les accidents, toutes les calamités qui peuvent nous échoir en partage : ne serions-nous pas épouvantés ? Et considérant ensuite ä combien de perils nous échappons, ne tiendrions-nous pas pour un bonheur prodigieux d'etre quittes ä si bon compte ? « Les esclaves, ceux qui n'ont pas de quoi vivre, ceux qui ne vivent qu'ä la sueur de leur front, ceux qui languissent dans des maladies habituelles, voilä une grande partie du genre humain. A quoi a-t-il tenu que nous n'en fussions ? Apprenons combien il est dangereux d'etre hommes et comptons les malheurs dont nous sommes exempts pour autant de perils dont nous sommes échappés!. » Ramenés ainsi ä une juste perspective, appliquons-nous ä administrer sagement notre bien : il est petit, mais reel. Ayons soin de fuir les passions, dont les mouvements violents n'apportent jamais que troubles et chagrins; cherchons la tranquillité. Que si, autour de nous, on ľappelle insipide, 1 Fontenelle, Du bonheur. Dans tout ce passage, nous suivons de pres ľexpres sion méme des idées de Fontenelle. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 206 haussons les épaules: « Quelle idée a-t-on de la condition humaine, quand on se plaint de n'etre que tranquille ? » Sachons éviter les situations en vue, ľéclat, ľambition, tous dangers qui menacent le voyage paisible de notre humble barque, que nous devons conduire doucement vers le calme du port. Soyons d'accord avec nous memes: une conscience sure de soi est notre meilleur abri. Jalousement, avec des precautions d'avares, en craignant d'en gaspiller la moindre parcelle, surveillons notre pauvre trésor. Certes, un coup de la fortune peut toujours nous l'enlever, malgré nos minutieuses precautions. Mais en prenant bien garde et en veillant, nous avons plus de chances de le conserver: car nous sommes, dans la mesure ou nous savons rester sages, les artisans de notre propre vie. Petits bonheurs, menue monnaie d'une beatitude que nous ne pouvons pas atteindre ; une conversation agréable, une partie de chasse, une lecture : voilä de quoi remplir nos jours. Goütons ces joies certaines au lieu de compter sur l'incertain. « Nous tenons le present dans nos mains, mais l'avenir est une espěce de charlatan, qui en nous éblouissant les yeux nous l'escamote. » Jouissons des biens simples, comme accordés par une puissance qui demain peut nous retirer ses dons capricieux. Ne nous trompons ni sur les occasions opportunes, ni sur la qualité des plaisirs. «II n'est question que de calculer, et la sagesse doit toujours avoir les jetons ä la main... » Cette attitude de joueur habile, qui ne cesse jamais de s'intéresser ä la partie et qui, ä bon escient, relance ou passe la main, n'est pas sans charme. Avouons cependant qu'elle n'est pas ä la portée de tout le monde ; qu'elle demande une intelligence exceptionnellement lucide et froide; qu'elle traite les passions comme s'il suffisait de raisonner pour les vaincre, et ľimagina -tion comme une esclave docile; qu'elle suppose une condition aisée, de ľindépendance, du loisir. Bonheur égoíste... On nous en offre un autre. Ce qu'il faudrait enlever ä notre äme, pour qu'elle se sentit tout ä fait ä ľaise, c'est le sentiment du tragique de ľexistence. Ce sentiment-lä nous fait souffrir tout au long de nos heures; et quand vient le jour oü nous devons mourir, il s'exaspere : commence alors une autre tragédie, celie de ľéternité. Heureux les hommes qui sont partis pour ľautre rive en plaisantant l ! lis n'ont pas connu ce sombre enthousiasme qui est ľennemi de toute paix intérieure, et qui, non content d'agiter ceux qu'il possěde, leur inspire un zěle fanatique pour tourmenter autrui. Enthousiasme, illuminisme, crainte toujours torturante, sombres visions d'enfer et de supplices, comment eloigner tout cela ? Par un procédé assez simple; par une disposition d'esprit qui s'appelle good nature, good humour: il suffit de s'en aviser. Mettez sur votre nez de bienfaisantes lunettes, légěrement teintées de rose : et tout prendra des couleurs riantes. Le jour oü ľhumanité serait prete au sourire, disparaitrait Deslandes, Reflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant, 1712. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 207 ľäcreté d'esprit qui envenime les maux. Ne mésestimez pas la vertu de la bonne humeur, vertu efficiente, qui agit comme un reměde permanent. Mr. Spectator, qui, comme nous savons, a entrepris de corriger doucement ses contemporains, et leur distribue une aimable dose de morale dans chaque feuille de son journal, declare que la bonne humeur est un vetement que nous devrions porter touš les jours : comme le monde en irait mieux ! Ce sentiment diffus, qui n'est pas inconnu en France, mais qui est plus actif en Angleterre, parce qu'il réagit ä la fois contre une tendance au spleen que tous les observateurs ont notée, et contre les exces du zěle puritain, trouve un interprete raffiné dans la personne d'Anthony Ashley-Cooper, comte de Shaftesbury. On aime reposer quelques instants les yeux sur cette delicate figure. Shaftesbury avait apparemment de nombreuses raisons d'etre optimiste: il était d'illustre naissance, fils de ľhomme ďÉtat, protecteur de Locke; Locke lui-meme avait dirigé son education ; mal doué pour la vie politique, il s'était donne, doucement, aux joies de la pensée et de ľart ; riche, il avait pu voyager, s'entourer de beaux tableaux et de beaux li vre s, aider les hommes de lettres besogneux, comme des Maizeaux, Bayle, ou Le Clerc : la fortune ľavait comblé de ses dons. Elle n'en avait oublié qu'un : la santé. II était phtisique; et quittant son chateau, ses terres, ses amis, sa patrie, il chercha vainement dans l'air de Montpellier, puis de Naples, un reměde au mal dont il mourut, ä quarante -deux ans. De sorte qu'il avait beaucoup de raisons d'etre optimiste ; et une seule, decisive, de maudire la vie. II la trouve belle, il la trouve heureuse : et děs lors ses affirmations, sereines et souriantes en dépit de son mal, prennent un accent qui erneut. Dans le decor d'un pare anglais aux arbres séculaires, ou dans la lumiěre transparente des bords méditerranéens, Shaftesbury parle avec ses pairs; sa conversation n'est jamais pesante ou guindée, mais aimable et facile ; si eile a un défaut, e'est qu'elle est diffuse et ne se hate point. Tantôt eile rappelle les plus belles pensées des philosophes grecs et des poětes latins, qui viennent l'orner sans effo rt; tantôt eile invoque le present, fait surgir un fait contemporain, une personnalité vivante: eile varie ses graces. Elle ne dédaigne merne pas une pointe ďironie, ou plus exactement ďhumour : ce n'est pas la merne chose ; ľironie est pour les Francais, et pour les Anglais, ľhumour. Son allure sinueuse est dominée par une idée constante, par une conviction soucieuse de conquérir en charmant. Comment rencontrer le bonheur ? En humanisant les hommes, si l'on peut ainsi parier, en les dépouillant de leur fausse gravité, de leur hypocrisie, de l'exaltation qui les trompe sur leurs vrais sentiments. L'ennemi que Shaftesbury attaque dans une Lettre restée justement célěbre !, est ľenthousiasme : non pas certes le génie créateur, qui fait jaillir les oeuvres de beauté ; mais ľenthousiasme dévot, qui nous porte ä croire que nous possédons une étincelle de la divinité, quand nous ne faisons A Letter concerning Enthusiasm, 1708. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 208 que favoriser en nous nos pires défauts: la mélancolie, la paresse de raisonner, ľamour de ľétrange, la Süffisance , la gloriole ; et, davantage, le besoin indiscret d'intervenir dans la vie d'autrui, et ďopprimer les consciences; ľhabitude de la haine et de la cruauté... Contre ľenthousiasme, employons les armes du bon sens, de la liberie d'esprit, et merne — ce qu'on attendrait moins — d'une raillerie opportune. Sachons rire : il n'est pas de meilleur précepte de médecine morale. Irons -nous nous mettre en colěre et, contre les fielleux, jeter du fiel ä notre tour ? Que non pas ! Rions, bien plutôt. Dégonflons les importants, moquons-nous des mélancoliques; et les enthousiastes, traitons-les par le ridicule. Voici de pauvres diables réfugiés ä Londres, des Camisards francais venus des Cévennes; ils sont pleins d'une fureur sacrée, prophétisent, tombent en délire ; au point qu'ils sont devenus dangereux, et que la justice les a saisis. Faut-il les emprisonner ? Les condamner ä la potence ? les transformer en martyrs ?-on les a caricatures au theatre des marionnettes, cela suffit bien: raillés, ils perdent leur importance. Laissons la maladie eruptive dont ils sont atteints suivre son cours, rions, sourions: eile perdra sa force et se guérira ďelle -merne. Ah ! si ľon avait agi de la sorte dans tous les débats religieux, depuis ľorigine des temps, que de büchers se seraient éteints ! La religion doit etre traitée sans ceremonie : la bonne humeur mene ä la vraie piété, la mauvaise humeur ä ľathéisme. Si Dieu est divinement bon, comme il l'est, pensons ä lui dans des dispo sitions paisibles, plutôt que dans la crainte et dans l'amertume. Par quelle aberration n'invoquons -nous jamais le Ciel que lorsque nous sommes malheureux, ou inquiets, ou aigris ? Bref, milord, la maniere mélancolique dont nous nous occupons de la religion est ä mon avis ce qui la rend si tragique, et ce qui lui fait engendrer en fait tant de lugubres tragedies dans le monde. Mon opinion est celle-ci: pourvu que nous traitions la religion avec de bonnes maniěres, nous ne pourrons jamais user ä son égard de trop de bonne humeur; et jamais nous ne ľexaminerons avec trop de Uberte et de familiarité. Car si eile est authentique et pure, non seulement eile supportera ľépreuve mais eile en retirera profit et avantage ; si eile est controuvée et mélée d'imposture, eile sera découverte et mise au pilori. II est naturel, et comme nécessaire, que Shaftesbury affronte ľhomme qui a le plus intensément senti le tragique de l'exis tence : Pascal. II connait l'argument du pari, et il le recuse. Parier pour la religion, dit-il, parce que si Dieu existe, on gagne tout, et s'il n'existe pas, on ne perd rien, revient ä imiter les mendiants retors que l'on rencontre dans la rue. Ils appellent tout passant : Votre Honneur. Si le passant est lord, il serait vexé qu'on ne lui donnät pas son titre ; s'il ne l'est pas, il sera flatté de ce qu'on le baptise ainsi ; dans les deux cas, il fera ľaumône au mendiant... Fonder sa foi sur un tel calcul, n'est -ce pas faire injure ä Dieu ? Dieu lui-meme n'est pas tragique. Dieu n'est pas injuste, comme le veulent les partisans de la predestination. Dieu n'est pas doué de ressentiment, Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 209 comme le veulent ceux qui ont peur des peines éternelles. Dieu n'oblige pas les hommes ä etre interessés, hypocrites, comme le veulent ceux qui pratiquent la vertu en vue de recompenses futures. Dieu est la bonté, la charite éparses dans I'univers : qui est charitable et bon, s'unit ä lui. Aimer le public, s'appliquer au bien universel, favoriser ľintérét du monde entier, jusqu'ä la limite de nos forces, c'est sure ment atteindre la supreme bonté, c'est réaliser ce caractěre que nous appelons divin... Des controverses, des querelles, des disputes, des tumultes, voilä ce que nous avons constate vingt ibis, dans cette époque qui n'était pas blasée, qui détestait ľindifférence, qui avait peur du doute, et qui cherchait. Shaftesbury, tout aussi convaincu que ses contemporains, fait cependant entendre des accents moins apres; son urbanitě, sa douceur, son elegance aristocratique, ses trésors de bienveillance et ďamour, sa doctrine qu'il croit ration nelle et qui n'est souvent que l'effusion sentimentale ďun coeur généreux, nous reposent et nous touchent. Chose incroyable, ce moralisté n'arrive pas ä détester les hommes, ni merne ä les juger sévěrement; il n'estime pas davantage que les temps oú il vit soient mauvais: certes, pleins ďextravagances et de folies mais ďextravagances qu'on dénonce, de folies qu'on stigmatise ; animés par une libre critique, qui est le commencement du salut. Que si ľon trouve trop simples ses remědes, insuffisante sa recette de bonheur, trop familiěre et trop domestique sa philosophie — this plain homespun philosophy of looking into ourselves, this plain honest moral, comme il dit dans sa Lettre — il ne se décourage pas ä si bon compte: toujours sans quitter la terre il veut nous faire jouir des délices du ciel par les prestiges de la beau té. Beauty and Good are one and the same: Beauté et Bien ne font qu'un. Puisque I'univers est une harmonie, on n'y peut concevoir de dissonances ; et puisque notre sens moral tend ä réaliser cette harmonie, il doit la vouloir complete. Le vice est une faute ďesthétique ; commettre volontairement ce péché, c'est d'abord enfreindre la logique, c'est ensuite enfreindre la morale, et c'est encore enfreindre le bon goüt. Comme l'art reprod uit les splendeurs du monde sensible, qui sont le reflet de ľldée ordonnatrice des choses, de merne ľhomme doit chercher ä reproduire en lui la grace morale, la Vénus morale, qui n'est qu'un autre reflet de la merne idée. II est ľartiste de sa propre statue; il fait surgir de lui-meme des pensées justes, des actions vertueuses, des formes belles; et cet ensemble, realise par sa volonte créatrice, est ce qu'on nomme le bonheur. L'athée se prive de cette cooperation ä ľordre ; il se trompe, il est malfaisant, il propage la laideur, il est malheureux. Ainsi pense celui qu'on a justement appelé « le virtuose de ľhumanité ». Pour se convaincre que la morale est essentiellement sociale, il écoute Locke, qui fut son précepteur. Pour parier du bonheur, il écoute Spinoza: lequel, rejetant la notion de péché, conseille au sage de jouir des plaisirs de la vie, de la douceur des parfums, de la beauté des plantes, de la musique, des jeux, du theatre : seule, une divinité hostile pourrait se plaire aux sanglots des humains. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 210 Spinoza n'est pas seulement inondé d\ine joie secrete et profonde : la joie, pour lui, est le sentiment de la realisation d'une qualité supérieure de ľetre ; et la tristesse, le sentiment d'une diminution de ľetre ; mais en outre, il donne un haut prix, et comme une valeur philosophique, ä la gaieté. Shaftesbury le suit; mais, choisissant partout le meilleur, il ne laisse pas de suivre aussi Platon. Si ľépoque oú il vit rappelle par plus d\in côté la Renaissance, comment le souvenir de Platon en serait-il absent ? Les professeurs de Cambridge entretiennent pieusement son culte ; Cudworth explique le monde par des natures plastiques, intermédiaires entre les idées et la creation ; et Shaftesbury aime regarder, sur le mur de notre caverne, le jeu divin des grandes ombres. II s'imagine qu'il suffit ďécouter ľharmonie des spheres, pour ne plus entendre nos plaintes et nos cris. Au terme de son travail, le bonheur n'apparait plus dans le stoicisme, qui supporte et qui méprise les maux qu'il ne peut éviter. II ne s'achete plus au prix de ľascétisme, de la repression constante de notre nature corrompue. La terre n'est plus un séjour ďépreuve, oü les malheurs qui nous accablent sont plus précieux que les joies, parce que ceux qui pleurent seront consoles !. On veut détourner les yeux du Christ douloureux, crucifié pour le salut des hommes; on ne veut plus entendre l'appel muet de ses bras. Le bonheur est l'expansion d'une force qui se trouve spontanément en nous -memes, et qu'il suffit de diriger. L'acceptation des peines, ľappétit du sacrifice, la lutte contre l'instinct, la folie de la croix, ne sont plus que des erreurs de jugement, des habitudes mauvaises. Le Dieu -Raison nous defend de concevoir notre existence mortelle comme une preparation ä ľimmortalité. A ľétablissement du bonheur sur la terre, une vertu devait contribuer ; une vertu nouvelle. Ce n'était pas une vertu, jusqu'alors ; c'était une faiblesse, et presque une lächeté. Tolérer toutes les opinions ; tolérer l'opi nion de mon frěre, si mon frére s'abuse et s'il va perdant son äme ; tolérer l'opinion des faux prophětes et des menteurs — autant vaudrait se declarer ouvertement complice de la fausseté et de l'erreur. Le devoir consiste, au contraire, ä dessiller les yeux de ceux qui s'aveuglent, ä ramener dans la voie droite ceux qui dévient. Sans doute il ne faut pas brusquer les consciences: mais faut-il les abandonner, quand on sait que la vérité est une, et que de la connaissance de la vérité depend le salut éternel ? Le devoir defend d'etre tolerant, et la charitě. Děs lors, les tolérants ne sauraient etre que des sociniens déguisés, des gens qui effacent les caractěres auxquels on reconnaít la veritable Église, des gens qu'acceptent touš les hérétiques dans la communion de la f oi; des sceptiques, professant ľindifférence des religions ; des rebelles; des esprits forts. Tolerant., un Bossuet ne pouvait pas ľetre ; ni merne un Pellisson, füt-ce dans le moment oü il négociait avec Leibniz pour rappeler les protestants vers 1 Bossuet, Oraison funěbre de Marie-Thérěse d'Autriche : « Un chrétien n'est jamais vivant sur la terre, parce qu'il y est toujours mortifié, et que la mortification est un essai, un apprentissage, un commencement de la mort. » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 211 ľÉglise romaine. « Je crois », écrivait-il ä Leibniz en 1692, «je crois que ceux qu'on appelle sociniens, et avec eux ceux qu'on nomme déistes et spinozites, ont beaucoup contribué ä répandre cette doctrine, qu'on peut appeler la plus grande des erreurs, parce qu'elle s'accorde avec toutes. Car craignant de n'etre pas soufferts et que les lois civiles ne s'en melassent, ils ont été bien aises ďétablir qu'il fallait tout souffrir. De lä est né le dogme de la tolerance, comme on l'appelle ; et un autre mot encore plus nouveau, qui est ľintolérance dont on accuse ľÉglise romaine... » Mais il avait beau dire ; une transformation s'opérait, il le sentait bien ; et ä grande peine, ä grandes alarmes, au prix d'un travail qui dura des années et des années, la tolerance changeait de signe et devenait une vertu. Elle était ľenjeu de deux débats, ľun politique et ľautre religieux. Oui, le Roi de France a le droit ďemployer la force pour obliger des opiniätres ä revenir de leur erreur ; les magistrats de Hollande ont le droit de priver de leur emploi, d'envoyer en prison ceux qui, refusant de reconnaítre une autorite en matiěre de pensée, troublent la paix et menacent ľexistence de lÉtat ; le Roi d'Angleterre a le droit de mettre hors la loi ces affreux catholiques, qui toujours professeront la Suprematie de Rome sur le pouvoir civil. — Non. Les hommes ne peuvent ni ne doivent gener les consciences dans leurs mouvements, parce que toute cette matiěre relěve de la seule juridiction de Dieu. Une äme véritablement chrétienne sait et sent que la persecution est aussi opposée ä ľesprit de ľÉvan gile que les téněbres le sont ä la lumiére. De sorte qu'un monarque chrétien doit se montér tolerant pour touš ses sujets, du moment oü ils respectent son pouvoir politique. Tel était, écrivaient les historiens protestants, Guillaume d'Orange. « II dit lä-dessus qu'il était protestant, et que comme tel, il ne pouvait s'engager qu'ä maintenir la religion réformée ; que d'ailleurs il ne savait point précisément ce qu'on entendait par hérétique, ni jusqu'oú on pouvait étendre le sens de ce terme ; mais que pour lui il ne souffrirait jamais qu'on persécutät personne pour sa religion, et qu'il n'entreprendrait de convertir qui que ce soit que par la voie de la persuasion, conformément ä ľÉvangile !. » A la Revocation de ľÉdit de Nantes, il a soin ďopposer, en 1690, l'Acte de Tolerance. Le débat religieux était encore plus vif. Děs 1670, le pasteur ďHuisseau avait donne le signal, lorsqu'il avait propose aux sectes de déposer les armes, pour adopter une croyance si large qu'elle embrasserait tout ľunivers. D'oü l'une des premieres fureurs de Jurieu ; il nous dit que pour réfuter ďHuisseau, il composa son Examen du Livre de la Reunion ou Traité de la Tolerance en matiere de religion : « On voit que cette haine pour cette indigne tolerance des heresies est en moi un mal ancien, qui s'est fortifié par le temps. » La lutte avait continue, plus äpre, sur la terre du Refuge ; les arguments se lancaient de part et d'autre, sans se rencontrer toujours; les traités succédaient aux traités. Les plus éclairés des pasteurs, Henri Basnage de Beauval, Gédéon Huet, Ehe 1 David Durant, dans la continuation de VHistoire d'Angleterre depuis ľétablissement des Romains..., de Rapin Thoyras, 1724 -1736. T. XI, p. 48 : Ses sentiments sur la tolerance. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 212 Saurin, montraient que ľintolé rance, et non pas la tolerance, était un péché contre ľesprit ; et si ä vrai dire ils excluaient les catholiques de leur bienveillance generale, de merne que Guillaume III les avait exclus de son Acte de tolerance, du moins ils s'alliaient ä de sages et savants Hollandais, Gilbert Cuper, Adrien Paets, Noodt, fiděles ä la libre tradition de leur pays: et touš ensemble ils travaillaient ä cet avěnement difficile ďune vertu. Quelquefois naissaient des tempetes, qui brouillaient tout: Bayle, par la publication de ľ Avis aux Réfugiés qu'ä tort ou ä raison on lui attribua et qui s'en prenait ä ľintolé rance protestante non moins qu'ä intolerance catholique, suscita un redoublement de polémiques passionnées. Mais une fois ľorage passe, on voyait mieux la tolerance, avec son rameau d'olivier. Locke était le plus humain. Dans cette masse ďécrits il n'y a pas ďappel plus eloquent, plus généreux, que son Epištola de Tolerantia, qu'il publia en 1689 et qu'il défendit jusqu'ä sa mort. Songez, s'écriait Locke, que la tolerance est l'essence meme du Christianisme. Car si l'on manque de charite, de douceur et de bienveillance, comment osera-t-on se dire chrétien ? La foi agit par la charite, non par le fer et par le feu. Pour quelques differences d'opinion, dont on ne saura pas avant le jour du Jugement dernier si elles sont vraies ou fausses, faut-il que le frěre brúle son frěre ? Que les furieux zélateurs, s'ils veulent s'employer, combattent les vices et les crimes que commettent touš les jours leurs coreligionnaires: dérěglement plus funeste, ä n'en pas douter, que de rejeter par scrupule de conscience quelques decisions ecclésiastiques ! Autre chose est le spirituel, autre chose le temporel; autre chose la société religieuse, autre chose la société civile: le magistrát ne gouverne pas les esprits; qu'il ne franchisse jamais le seuil des temples. La tolerance est si conforme ä ľÉvangile de Jesus -Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regarder comme des monstres ceux qui refusent d'en voir la nécessité et l'avan tage. Qu'importe qu'on parle ou non latin dans les Églises, qu'on se mette ä genoux ou qu'on se tienne debout, qu'on porte une robe longue ou courte ? Vous, qui pratiquez le culte catholique ; et vous aussi, gens de Geneve; et vous, Remontrants, Contre -Remontrants, Anabaptistes, Arminiens, Sociniens, sachez que jamais vous ne prendrez une äme par la force ; vous n'en avez ni le droit, ni le pouvoir. Tolérez -vous; et unis dans la volonte de faire le bien, aimez-vous les uns les autres. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 213 CHAPITRE VI La science et le progres Dans un grand pare solitaire deux personnages: une marquise coquette et un homme du monde, son ami, son amant peut-etre, qui, lorsque la nuit est tombée, longuement s'entretient avec eile. De quel sujet ? D'astronomie : « Apprenez -moi vos étoiles... » lis sont galants, précieux, raffinés : ainsi Fontenelle les peint, non seulement parce que telle est sa nature, mais parce qu'il les veut aimables. II veut expressément que son livre ne rebute personne, et plaise ä tous, surtout ä ceux qui ne savent rien ; et qu'il séduise d'abord par son agrément, par sa légěreté charmante. Pour un peu, il réussirait ä lui enlever son caractěre de grandeur. Elle éclate cependant, merne ä travers les joliesses de la forme, cette grandeur souveraine. Le mondain, la marquise, enveloppés dans la nuit, renouvellent le geste des antiques pasteurs de Chaldée, interrogeant les constellations; comme les premiers habitants de la terre, ils s'émerveillent des étoiles, apres s'etre émerveillés du soleil ; couple humain, qui de ses yeux miserables ose scruter le ciel. La marquise ne sait rien : mais Fontenelle sait; en quelques soirees, il lui enseignera le cours des astres, en apparence si mystérieux. Assez d'erreurs ! assez longtemps on s'est trompe sur les mouvements des corps celestes ! assez longtemps on s'est imagine que le soleil tournait autour de la terre : fausseté initiale, qui en a entraíné bien d'autres apres eile. Mais ä la fin, ľerreur s'est dissipée. « II est arrive un Allemand, nommé Copernic, qui a fait main basse sur tous ces cercles différents, et sur tous ces cieux solides, qui avaient été imagines par l'Antiquité. II détruit les uns, il met les autres en pieces. Saisi ďune noble fureur ďastronome, il prend la terre et ľenvoie bien loin du centre de ľUnivers oú eile s'était placé e, dans ce centre il y met le soleil, ä qui cet honneur était bien mieux du... » Une fois encore, ľantiquité s'est abusée, et les hommes se sont trompés parce qu'ils ľont suivie. Mais une nouvelle perióde s'ouvre. La raison et ľobservation ont dénoncé 1 es erreurs séculaires. La science parle, il f aut la croire : la terre et le ciel sont changes. De cette découverte pourrait naítre un sentiment ďépouvante. Comme cet Athénien fou, qui croyait que tous les vaisseaux abordant au Pirée lui appartenaient, la marquise pensait que ľunivers était fait pour son usage ; quelle désillusion ! La terre, chargée de travaux, de guerres, d'alarmes, ne lui apparait plus que comme une coque de ver ä soie, si menue, si fragile, et si méprisable ! Elle pourrait trembler, devant les espaces infinis qui lui sont révélés. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 214 Au contraire, eile éprouve une joie ďinitiée, un sentiment ďorgueil : eile accede ä cette science renouvelée. Elle entre dans une communion de fiděles, et ne fait plus partie du troupeau des paiens, qui n'ont jamais connu la vérité, ou des hérétiques, qui se repaissent ďerreur : eile en est fiěre. Qu'on se représente, par une de ces comparaisons familiěres que Fontenelle assemble et qui transforment les abstractions en plaisantes images (une barque qui glisse sur une riviere, un vaisseau qui vogue sur la haute mer, une boule qui va roulant dans une allée), qu'on se représente ľOpéra : Phaéton quitte la terre, le vent l'enleve, il s'en vole vers le ciel. Supposons que Pythagore, Aristote, Platon, et touš les sages dont on nous rebat les oreilles, assistent au spectacle. Phaéton, dira ľun, est compose de certains nombres qui le font montér. Lautre : Cest une certaine vertu secrete qui enlěve Phaéton. Lautre : Phaéton a une certaine amitié pour le haut du theatre ; U n 'est pas ä son aise quand il n'y est pas. Imaginez cent autres reveries, que ľantiquité donnait pour des explications: n'était-ce pas pitié ? Heureusement, Descartes et quelques autres modernes sont venus, qui ont dit: Phaéton monte, parce qu'il est tiré par les cordes, et qu 'un poids, plus pesant que lui, descend. Personne n'avait songé ä regarder derriěre le décor : du jour oü ľon a découvert les machines, et oü ľon s'est mis ä raisonner, on a su. Quel plaisir, que celui de la découverte ! Quelle beatitude, que celie de la vérité ! La connaissance scientifique a sa beauté propre, car la consideration d'un monde parfaitement aménagé, oü les faits les plus compliqués se produisent par les ressorts les plus simples et pour ainsi dire les plus économiques, ravit 1'intelligence. Que d'autres aiment moins un univers mécanique : en apprenant qu'il ressemble ä une montre, la marquise l'aime davantage. Cette régularité, cette épargne dans le choix des moyens, cette simplicitě, quoi de plus admirable ? A découvrir les lois de la nature, eile éprouve une volupté d'ordre rationnel, delicate et rare : « Ce n'est pas un plaisir comme celui que vous auriez ä une comédie de Moliěre ; e'en est un qui est je ne sais oü dans la raison et qui ne fait rire que l'esprit. » La science, déjä nous l'avons vue partout ; maintenant, nous nous approchons de ceux qui passent pour etre des savants par excellence, de ceux qui couvrent les tableaux noirs de chiffres vertigineux, de ceux qui regardent dans les telescopes, de ceux qui dissěquent les corps des animaux et des hommes ; nous entrons dans leur domaine reserve. Fontenelle nous y invite ; en philosophie, il se rangeait pármi les « inquiets » ; en matiěre de sciences, il se range parmi les «curieux» : e'est la méme chose. Que les profanes s'approchent sans crainte de l'arbre de la connaissance du bien et du mal ! Sur touš les esprits, la vérité agira comme une revelation. Les Entretiens sur la pluralite des mondes, en 1686, sont une preface, coquette et profonde, ä une nouvelle interpretation de l'univers. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 215 Ce n'est pas seulement ľesprit géométrique qui est ä la mode, mais la geometrie. Des hau tes cimes oú ľavait portée ľäge pré cedent, eile descend vers le public cultivé. A Paris, un mathématicien, Joseph Sauveur, se fait toute une reputation en donnant des cours oú les gentilshommes se pressent; les dames exigent qu'on trouve la quadrature du cercle avant de prétendre ä leurs faveurs. Du moins le Journal des Savants le raconte, raillant la mánie du jour : « Depuis que les mathématiciens ont trouvé le secret de s'introduire jusque dans les ruelles, et de faire passer dans le cabinet des dames les termes ďune science aussi solide et aussi sérieuse que la mathématique, par le moyen du Mercure galant, on dit que ľempire de la galanterie va en déroute, qu'on n'y parle plus que de problěmes, corollaires, théorěmes, angle droit, angle obtus, rhomboídes, etc.; et qu'il s'est trouvé depuis peu deux demoiselles dans Paris ä qui ces sortes de connaissances ont tellement brouillé la cervelle, que ľune n'a point voulu entendre une proposition de manage, ä moins que la personne qui la recherchait n'apprit I'art de faire des lunettes, dont le Mercure galant a si souvent parle ; et que ľautre a rejeté un parfaitement honnete homme, parce que, dans le temps qu'elle lui avait assigné, il n'avait pu rien produire de nouveau sur la quadrature du cercle. » (4 mars 1686.) Puisque la matiěre n'était pas autre chose que ľétendue, la physique n'était pas autre chose que la mathématique. On était reconnaissant aux géomětres d'avoir donné prise sur la matiěre, d'avoir substitué au verba lišme — l'opium fait dormir parce qu'il a des vertus dormitives — la sécurité des calculs. Grace ä eux, on tenait la clef de touš les phénoměnes de ľunivers. Mais ä vrai dire, ce sentiment n'était pas le seul qui régnät dans les esprits: une autre exigence les tourmentait, plus impérieuse chaque jour. Les mathématiques étaient une forme du savoir : en étaient-elles vraiment la forme unique ? Tout abstraire, était-ce tout connaitre ? Peut-etre la geometrie, dans son triomphe merne, excédait-elle son pouvoir; et la preuve, c'est que M. Descartes, excellent geometre, dans la physique s'était égaré. L'observation, ľexpérience : voilä ce que conseillait la philosophie nouvelle ; fallait-il que la science les dédaignät ? On entendait la voix de Galilée ; et davantage encore celie de Bacon, qui jamais ne fut oublié. Bacon avait dit, on s'en souvenait, qu'il fallait commencer par ľobservation ; que ľesprit humain appréhendait les choses par les perceptions des sens; que les images des sens, transmises ä ľesprit, devenaient la matiěre des jugements de la raison ; que la raison, ä son tour, les rendait épurées, rectifiées; qu'en consequence, la vraie philosophie devait partir des sens, pour ouvrir ä l'entendement une voie directe, constante, et sure. Les géomětres, en partant de leur definition de la matiěre ; avaient assure que le vide n'existait pas ; la-dessus d'autres savants, par leurs experiences, avaient démontré que le vide existait ä n'en pas douter ; et ces derniers, pour s'etre appliques ä étudier le reel, avaient trouvé la vérité vraie. Le fait. Se soumettre au fait. Tel était le devoir. Allons; encore une täche ä entreprendre : lourde täche. De nouveau, il fallait changer ľorientation de ľesprit humain ; il fallait chercher, travailler, peiner; et surtout, apporter des résultats positifs; garder l'aide des mathématiques, qui représentent une certitude ; mais arriver ä un autre type de Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 216 connaissance, qui ne décharnerait point l'etre, et accepterait sa complexité pour la dominer. Et ce fut un nouvel effort collectif, de la part d'une Europe en devenir. Voici les Italiens, ďabord groupés autour de ľAcadémie du Cimento, ä Florence. Pour les savants qui la composent, chaque phénoměne naturel est sujet ä question pourquoi y a-t-il des vers dans les fruits ? quelles sont ces excroissances qui poussent sur les tiges et sur les feuilles des arbres ? comment se fait-il qu'un poisson, phosphorescent dans l'eau, n'est plus phosphorescent dans Fair ? lis cherchent. lis n'ont pas de laboratoire, pas d'outillage, ä peine enlěvent-ils leur habit, leur perruque solennelle, pour travailler. lis cherchent. lis fabriquent des instruments. lis multiplient les experiences. Certes, disent-ils, le type ideal de la connaissance est la geometrie; mais celle-ci nous abandonne pour s'élancer dans les espaces infinis : alors nous nous tournons vers ľexpérimentation, qui, ä force de preuves et de contre-preuves, nous aměne ä la vérité. Lorsqu'en 1667 ľAcadémie du Cimento se dissout, la tradition italienne ne meurt pas; eile se prolongera, au long du siěcle suivant par les Marsigli, les Vallisnieri, les Gualtieri, les Clarici, les Micheli, les Ramazzini, les Fortis ; nous n'avons pas la pretention de les nommer tous. Dans la Galerie de Minerve, en 1704, Giovanni Maria Lancisi publie un discours qu'il a tenu sur la f agon de philosopher dans Vart medical, oil Von prouve que pour la médecine rationnelle, il vaut mieux se servir de la philosophie experimental que de toute autre. Ľéquipe anglaise, ou se distingue Boyle, ne montre pas moins ďactivité : la Royal Society fait I'admiration de lEurope. « Les personnes judicieuses et habiles qui la composent ne se piquent pas tant de montrer leur bel esprit ou leur grande memoire dans leurs discours, que d'avancer les arts et les sciences par de solides effets. De sorte qu'on examine chez eux premiěrement la vérité des propositions qui se peuvent réduire, en pratique, et on ne s'amuse guěre aux autres...; et puis on cherche les causes par le raisonnement et par de nouvelles experiences qui, de ľun ä l'autre, měnent bien loin ces grands naturalistes, jusque-la méme qu'ils ont envoyé au sommet du pic de Ténériffe pour y faire quelques essais, apres en avoir fait une infinite chez eux et inventé des machines particuliěres!. » Les physiciens hollandais sont des maitres dans la méthode qui va se formant; médecins, botanistes, naturalistes, ils travaillent ä l'envi : Swammerdam, Huygens, Boerhaave, Gravesande ; et Leuwenhoeck. Celui-ci, doigts agiles, regard penetrant, esprit que la nouveauté sollicite, commence par perfectionner sa technique, comme nous dirions dans notre langage d'au -jourďhui ; il n'a de cesse qu'il n'ait fabriqué, de ses mains et aprěs de multiples essais, un microscope plus puissant que ceux dont se servaient ses prédécesseurs. II y parvient; celui qu'il finit par construire grossit deux cent soixante-dix fois les objets. Dans une goutte d'eau lui apparait un monde : des etres minuscules se meuvent, luttent, cherchent leur nourriture ; cette goutte Sorbiere, cite par G. Ascoli, La GrandeBretagne devant l'opinion frangaise, 1930, II, p. 42. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 217 d'eau est habitée comme peut l'etre l'Océan ; toute la vie y palpite. II soumet ä la merne épreuve des liquides divers, du sang, de la semence humaine... Du reste, on contesta ses découvertes; et il fallut, comme toujours, des discussions, des refutations, des opuscules, des livres, et un immense labeur pour que ľopinion commune se rendít ä la vérité que ses yeux avaient vue. Et les Scandinaves, Olaus Roemer, Thomas Bartholin, Nils Stensen, dont les découvertes anatomiques renouvellent la médecine. Et les Allemands, comme Otto von Guericke, qui poursuit les experiences sur le vide. Disciplines, appliques au travail collectif, les Allemands publient un journal special, un journal médico-physique, qui fait connaítre les travaux des curieux de la nature, et que Bayle loue fort, disant que ses auteurs rendent les plus grands services aux sciences, ä la fois par leur assiduité infatigable au travail, et par leurs inventions, par leur génie. Les Francais deviennent, eux aussi, des curieux de la nature : les Parisiens vont au jardin du Roi écouter les lecons ďanatomie professée par Duverney. ; ils se vantent de posséder, dans la personne de Nicolas Lémery, qui d'abord fut apothicaire, celui que Voltaire appellera «le premier chimiste raisonnable » ; et un des plus célěbres physiciens du temps, Mariotte. « On a ouvert ä Paris un nouveau cabinet de la nature, j'appelle ainsi l'Académie des Sciences. M. ľabbé Big non, qui tient la clef de ce cabinet, a declare que la nature y paraítrait toute simple ; et qu'elle n'avait point jugé ä propos ďemprunter ä MM. de ľAcadémie francaise les parures et les ornements dont ils sont dispensateurs. On a eu raison !. » LEspagne elle-meme participe au mouvement ďinvestigation: une société de physique et de médecine expérimentale se fonde ä Seville en 1697. Comme en littérature, comme en philosophie, et plus vite peut-etre, on voit essaimer les idées. Un illustre médecin toscan, Francesco Redi, a publié un traité sur les animalcules; il y montre que les substances ne pourrissent pas quand elles sont ä ľabri des mouches qui, autrement, leur apporteraient leurs oeufs: toute lEurope savante s'intéresse ä sa découverte ; et comme pour marquer la collaboration des esprits, c'est un Francais, Pierre Coste, qui traduit ľouvrage italien ; c'est en Hollande que parait la traduction. Un Vénitien, Paolo Sarrotti, fait la connaissance de Robert Boyle ä Londres, et s'enthousiasmant pour la science, améne ä Venise « deux jeunes Anglais trěs experts ä manier les machines pour faire les experiences». Lorsque le Pere Tachard accomplit son second voyage au Siam, M. Thévenot lui demande de ľéclaircir d'une chose fort singuliěre, mais qu' on lui a assure etre vraie : on trouverait des coquillages sur la haute montagne de la Table, est-ce possible ? Intrépides, le Pere Le Blanc et le Pere de Beze entreprennent 1'ascension. Les grands journaux européens consacrent une part importante de leurs feuilles aux problěmes de hautes mathématiques, mais une part plus importante encore aux sciences naturelles. Souvent les communications envoyées par les lecteurs UEsprit des Cours de ľEurope, 1699, p. 25. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 218 ne font que trahir un gout obstiné du prodige : une poule qui n'avait jamais encore fait ďoeufs, aprěs avoir chanté ďune facon extraordinaire en suite d'un grand bruit, a fait un oeuf ďune grosseur beaucoup au -dessus de la naturelle, marqué non pas ďune coměte comme le peuple ľa era, mais de plusieurs étoiles. On a pris un papillon qui avait une tete de petit enfant. Une fille a vomi quelques araignées, chenilles, limaces, et autres sortes d'insectes... Voilä des « faits singuliers» qui délectent le public. Mais dans les memes pages, on voit aussi I'effort scientifique ; des savants de tous les pays sont ä l'oeuvre, animés de la merne euriosité, de la merne inquietude : comment s'opere le mouvement du sue dans les arbres ? quels sont au juste les effets du china -china ? comment agissent les ferments ? Anatomie de l'oeil, de l'estomac. Nouveaux conduits dans le coeur humain. On a trouvé un chat monstrueux ? Soit, au lieu de s'émerveiller et de crier au miracle, on le disséquera. Comme en philosophie, comme en critique, lorsque l'atmos phěre fut prete, parat un de ces héros que les grandes époques sollicitent: Newton. Que les deux hommes désignés par Vico comme «les deux premiers génies de ľépoque, Leibniz et Newton », aient trouvé presque simultanément le calcul infinitesimal, n'est-ce pas un signe des temps ? L'application de cette méthode nouvelle permet de traiter les phénoměnes naturels non plus comme discontinus, ce qu'ils ne sont généralement pas ; mais comme Continus, ce qu'ils sont. Quelle place prit alors, dans Involution de la pensée humaine, cette science dont les honnetes gens pensaient encore qu'ils pouvaient se passer aisément! On a observe que, chaque fois qu'une des grandes disciplines de la mathématique avait pris conscience de soi, un systéme s'était constitué qui appuyait sur cette discipline une conception universelle des cho-ses: sur ľarithmétique le pythagorisme ; sur la geometrie le spinozisme : et pareillement, sur l'analyse infinitesimale, la philosophie de Leibniz !. Le fait est que ce dernier a declare lui-méme que les mathématiques étaient le principal secours du philosophe, et qu'il n'aurait jamais trouvé le systéme de lTiarmonie, s'il n'avait pas établi d'abord la loi du mouvement. Cependant Newton, par la méthode du calcul infinitesimal, était conduit ä la découverte des lois de la gravitation. Děs 1687, en effet, parait le grand ouvrage qui en contient ľexposé, les Principes mathématiques de la philosophie naturelle. Ces principes sont loin d'etre compris aussitôt qu'ils paraissent au jour ; e'est seulement dans ľépoque ultérieure qu'ils donneront tou s leurs effets; comme dans la philosophie, comme dans la critique, comme en tou tes choses, le XVIIL siěcle se nourrira de ce que la fin du XVIP siěcle a trouvé ; ces fortes substances demandent une lente assimilation. Reste que les Principes mathématiques de la philosophie naturelle font des mathématiques non pas toute la physique, comme l'avait voulu Descartes, mais l'instrament dont la physique se sert pour ses découvertes et pour ses verifications. Reste que le li vre immortel Leon Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, 1912. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 219 restitue l'observation et ľexpérience dans leur dignitě, dans leur valeur. L'attention portée aux faits ; la soumission aux faits; ľhumilité devant les faits; une horreur quasi instinctive pour toute théorie que ľépreuve des faits ne justifie pas: tels étaient quelques-uns des traits du génie de Newton, et sa découverte cosmique est comme ľillustration prodigieuse de ses principes, comme la recompense de son parti pris. Ľimagination populaire, qui se représente Newton assis sous un arbre, regardant une pomme qui tombe, et se demandant pourquoi cette pomme s'est mise ä tomber, ne s'abuse pas tout ä fait, si eile symbolise ä sa maniere la demarche d'un esprit qui part d'abord du reel. II realise, ä un degré eminent, le désir qui animait les équipes de chercheurs dont nous venons de voir le travail patient et passionné. Accepter le concret; ľinterpréter par la raison ; verifier par le concret cette interpretation meme : c'est la loi, clairement formulae, de la science que ces équipes cherchaient obscurément ä construire. Lorsque Fontenelle, secretaire perpétuel de l'Académie des sciences, fera ľéloge de sir Isaac Newton ; lorsque sa claire pensée exposera de telle sorte ses découvertes, que les profanes eux-memes auront ľillusion de les comprendre, et que sa prose, sans rien perdre de sa netteté, de sa sveltesse, s'animera, s'échauffera, comme sous ľinfluence du souffle créateur du grand homme, qu'elle s'appliquera ä célébrer : alors nous aurons un parallele qui ne sera pas un simple ornement ďéloquence, mais qui mettra en face ľun de ľautre Descartes et Newton, ainsi qu'il était juste et desirable ; et malgré sa partialité pour son maítre, Descartes, Fontenelle montrera bien la difference des deux attitudes mentales qui, comme il dit, marquent les bornes de ľesprit humain Les deux grands hommes qui se trouvent dans une si grande opposition, ont eu de grands rapports. Tous deux ont été des génies du premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits et pour fonder des Empires. Tous deux, géomětres excellents, ont vu la nécessité de transporter la geometrie dans la physique. Tous deux ont fonde leur physique sur une geometrie qu 'Us ne tenaient presque que de leurs propres lumiěres. Mais ľun prenant un vol hardi a voulu se placer ä la source de tout, se rendre maitre des premiers principes par quelques idées claires et fundamentales, pour n'avoir plus qu'ä descendre aux phénoměnes de la Nature comme ä des consequences nécessaires. Ľautre, plus timide ou plus modeste, a commence sa marche par s 'appuyer sur les phénoměnes pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre tels que les put donner I'enchainement des consequences. L'un part de ce qu'il entend net tementpour trouver la cause de ce qu'il voit. Ľautre part de ce qu 'il voit pour en trouver la cause... De meme, lorsque la suite de son discours ľamenera ä parier de l'Optique, ou Traité de la lumiere et des couleurs, que Newton donna en 1704, Fontenelle saura montrer le role, la valeur, la difficulté, et jusqu'ä la beauté de ľexpérimentation : Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 220 L'art de faire des experiences, porté ä un certain degré, n'est nullement commun. Le moindre fait qui s'offre ä nos yeux est qu'on ne peut sans une extréme adresse déméler tout ce qui y entre, ni merne sans une sagacité extréme soupconner tout ce qui peut y entrer. Ilfaut decomposer lefait dont il s'agit en ďautres qui ont eux -mémes leur composition ; et quelquefois, si Von n'avait bien choisi sa route, on s'engagerait dans des labyrinthes ďoú Von ne sortirait pas. Lesfaits primitifs et élémentaires semblent nous avoir été caches par la Nature avec autant de soin que des Causes; et quand on parvient ä les voir, c'est un spectacle tout nouveau et entiérement imprévu. Voyons, dans ľavenement de la physique expérimentale, la consecration d'un etat d'e sprit dont les effets sont multiples et sans doute innombrables. Avec ľéclat du génie, Newton marque ce passage du transcendant au positif qu'un Pufendorf essayait ďopérer dans le droit, un Richard Simon dans ľexé -gěse, un Locke dans la philosophie, un Shaftesbury dans la morale. Avec assurance, il écarte les craintes qu'on pouvait concevoir au sujet des exces d'une raison qui, pendant un temps, se concevait comme destructive. II realise l'union, si difficile qu'on pouvait la croire impossible, entre le s exigences critiques et les faits ďexpérience. Ľhomme repart ä la conquete de ľunivers. Le 8 février 1715, le médecin Boerhaave prononce devant l'Académie de Leyde un discours intitule : De comparando certo in physicis; il y resume les résultats acquis au cours des précédentes années. Tou tes les tentatives pour saisir ľetre des choses sont demeurées vaines ; les causes premieres, les substances nous échappent; en vain nous multiplions les mots, atomes, monades ; nous devrions savoir, maintenant, qu'il s'agit la ďhypothěses que demain va démentir. Newton lui-meme a bien spécifié qu'en parlant de l'attraction, il n'entendait pas retomber dans l'erreur des scolastiques, qui expliquaient par des qualités occultes les causes qu'ils étaient impuissants ä concevoir. Tout se passe comme si les corps s'attiraient : mais pourquoi ils s'attirent, c'est ce qu'il se garde bien d'expliquer ; il constate des phénoměnes sensibles et manifestes, il compare et calcule des effets: il s'arrete lä. En consequence, considérons comme interdites ces regions métaphysiques oü tant de philosophes se sont égarés. Bornons-nous aux résultats que ľexpérience acquiert et confirme ; abandonnons la métaphysique, allons vers la physique ; alors seulement, nous commencerons ä connaítre les vrais caractěres de la nature, qui nous ont échappé jusqu'ici... Tout se tient; et voici encore un pyrrhonisme de vaincu, le Pyrrhonismus physicus, comme disait Boerhaave lui-meme. Son discours aurait été impossible ä tenir avant les transformations dont nous essayons de suivre le développement. Le grand médecin hollandais resume les principes d'une récente sagesse, d'une philosophie generale dont Locke avait exprimé ľessence. Les hommes las de chercher les réalités substantielles qu'ils se croient désormais incapables de saisir, s'applique ront ä faire l'inventaire du domaine limite dont ils peuvent encore etre les rois. Qu'ils le cultivent ! qu'ils s'y bätissent une confortable demeure ! qu'ils rendent leur travail moins penible et plus fructueux ! qu'ils y soient heureux, touš les jours davantage ! Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 221 Et qui se chargera de les guider dans cette täche ? Le savant, auquel il appartient de dinger la vie. Aussi est-il ä ľhonneur. On le proclame supérieur aux princes, aux conquérants, on fait son éloge dans les Academies, il mérite les morceaux ďéloquence qu'on réservait jadis aux seuls écri vains. II pourrait aussi bien etre ä la tete des affaires publiques: on estime que si la politique se réduit ä des calculs trěs fins, ä des combinaisons délicates, le savant y excellera; Newton, devenu membre du parlement dAngleterre, n'y a certes pas fait mauvaise figure. Ľhistorien se vaňte de contempler les mouvements qui agitent les nations, qui font naítre et renversent les Etats: maigre plaisir, au prix de celui qui est reserve au savant! « Les traits de ľhistoire les plus curieux auront peine ä l'etre plus que les phosphores, les liqueurs froides qui en se melant produisent de la flamme, les arbres d'argent, les jeux presque magiques de ľaimant, et une infinite de secrets que ľart a trouvés en observant de pres et en épiant la nature 1... » Quoi d'étonnant, apres cela, ä ce que la poésie se mette ä célébrer le microscope, la machine pneumatique, et le barometre ; ä décrire la circulation du sang, ou la refraction ? Elle ne fait que rendre hommage ä ľesprit nouveau. Les connaissances toujours davantage s'étendront : aujourďhui, la gravitation nous a été révélée; demain naítront ďautres génies, qui, pour nous, dévoileront ďautres secrets ; de sorte que peu ä peu, nous découvrirons toutes les parties de la prodigieuse machine que, jusqu'ici nous avons ignorée. Les connaissances nous donneront la puissance. Meme si la science apparemment ne servait ä rien, eile servirait encore ; il n'est pas i ndifférent ďapprendre ä penser avec justesse avec precision, et de se former ľesprit suivant la rigueur de ses lois. Mais toujours la théorie fait naítre la pratique : theoriam cum praxi 2. « Savoir que dans une parabole la sous-tangente est double de ľabscisse correspondante, c'est une connaissance fort sterile par elle-meme; mais c'est un degré nécessaire pour arriver ä ľart de tirer des bombes avec la justesse dont on sait les tirer présentement. » — « Quand les plus grands géomětres du XVIIe siěcle se mirent ä étudier une nouvelle courbe qu'ils appelérent la cycloíde, ce ne fut qu'une pure speculation... : or, en approfondissant la nature de cette courbe, eile était destinée ä donner aux pendules toute la perfection possible, et ä porter la mesure du temps jusqu'ä la derniěre perfection. » Notre action sur la nature progressera sans cesse, et nous irons de merveille en merveille : viendra le jour oü ľhomme volera dans les airs. Plusieurs ont essayé de voler, en s'ajustant des ailes qui les soutiennent: cet art «se perfectionnera, et quelque jour on ira jusqu'ä la lune... » Bref, « voici un vaste champ de connaissances propres ä l'usage et ä ľavantage des hommes ici -bas: ä savoir inventer des machines nouvelles et 1 Ces expressions, et les suivantes, sont tirées de ľhymne ä la science que Fontenelle entonne dans sa Preface ä l'Histoire du renouvellement de ľ Academie royale des sciences, 1702. 2 Expression de Leibniz, Denkschrift liber die Errichtung der Berliner Academie (Deutsche Schriften, B. II, p. 268). Voir aussi son plan de science generale : » De utilitate scientiarum et verse eruditionis efficacia ad humanam felicitatem » (Opuscules et fragments inédits, edit. Couturat, p. 218). Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 222 rapides qui abrěgent ou facilitent notre travail, combiner l'application sagace de plusieurs agents ou matériaux qui nous assurent des produits nouveaux et bienfaisants dont nous puissions nous servir, et accroítre par la l'ensemble de nos richesses, c'est-ä-dire des choses utiles aux commodités de notre existence... » La terre deviendra le Paradis; déjä, par l'oeuvre des savantes soeurs, la mécanique, la geometrie, ľalgébre, ľana tomie, la botanique, la chimie, autrement puissantes que les Muses désuětes, la mort recule : Savantes soeurs, soyezfiděles A ce que présagent mes vers Par vous, de cent beautés nouvelles Les arts vont orner I'Univers. Par les soins que vous allez prendre Nous allons voir bientôt s'étendre Nos jours trop prompts ä s'écouler ! Et déjä sur la sombre rive Atropos en est plus oisive, Lachesis a plus ä filer1... Quel sentiment de triomphe, et quelle joyeuse attente, dans ce seul mot: le progres ! II procure et cet orgueil sans lequel il est difficile de vivre, et ces perspectives sur ľavenir qui, au lieu de contredire le present, le completent et l'embellissent déjä. Nos méthodes sont en progres. Notre science est en progres. Notre pouvoir ďaction s'augmente. La qualité merne de notre esprit s'améliore. « Toutes les sciences et touš les arts, dont le progres était presque complětement arreté depuis deux siěcles, ont repris dans celui-ci de nouvelles forces, et ont commence, pour ainsi dire, une nouvelle carriěre 2... » — « Nous voilä dans un siěcle qui va devenir de jour en jour plus éclairé, de sorte que touš les siěcles precedents ne seront que téněbres en comparaison3... ». Toutes les inquietudes, toutes les agitations, on les canalise; ľhomme, las de se retourner pour contempler au lointain du passé ľäge d'or, et incertain de ľéternité, projette ses espérances sur un avenir plus proche, dont il jouira peut-etre lui-meme, et qu'en tout cas ses fils atteindront... Déjä la science devient une idole, un mythe. On se met ä confondre science et bonheur, progres materiel et progres moral. On croit que la science remplacera la philosophie, la religion, et qu'elle suffira ä toutes les exigences de ľesprit humain. Et par reaction, déjä ďautres protestent ; reprochant ä la science, qui a fixe avec soin ses propres limites, de vouloir les dépasser, ils parlent de son orgueil excessif, et ils proclament — tant il est nécessaire, si vite, de combattre ce mythe naissant — la faillite de la science 4. 1 Houdar de La Motte, ĽAcadémie des Sciences, Ode ä M. Bignon. 2 Fontenelle, Preface citée. 3 Pierre Bayle, Nouvelles de la République des lettres, avril 1684, article XL 4 Thomas Baker, Reflections upon Learning, by a gentleman, London, 1700. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 223 * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 224 CHAPITRE VII VERS UN NOUVEAU MODELE D'HUMANITÉ Lorsque le Courtisan italien, aprěs avoir joué son role de maítre et de guide, avait pris sa retraite, ľHonnete Homme lui avait succédé. A une generation encore tumultueuse, il avait donne des lecons de sagesse, qu'on avait suivies: comment il fallait accepter l'ordre religieux, politique, social qui, aprěs bien des experiences et bien des peines, semblait etre le meilleur ; comment chacun devait s'y installer, sans bouleversements, sans révoltes, pour que tous fussent heureux, ou du moins contents. II était fait de contrastes, mais si habilement ajustés qu'il finis sait par presenter une harmonie parfaite : conciliation entre la sagesse antique et les vertus chrétiennes, entre les exigences de la pensée et celieš de la vie, entre ľäme et le corps, entre le journalier et le sublime. II enseignait la politesse, vertu difficile, qui consiste ä plaire aux autres pour se plaire ä soi-meme ; il disait qu'il fallait fuir les exces, merne dans le bien, et ne jamais se piquer de rien, sauf ďhonneur. II se formait par une constante discipline, par une volonte vigilante; c'est une entreprise difficile, que ďempécher le Moi de déborder, de le contraindre ä ne valoir que comme composant d'une valeur commune. Une telle obligation demande un héroísme discret; et ľhonnete homme ne semble toute grace que parce qu'il regle sa force intérieure et la dépense en harmonies. Vers la fin du siěcle, son image brillait encore ; il y avait encore des gens pour la contempler avec devotion, et pour la proposer comme modele aux jeunes hommes. Des faiseurs de traités exploitaient le succes de leurs prédécesseurs et prodiguaient des conseils trop connus. Par exemple: lTIonnete Homme aime les compagnies et les recherche avec plaisir ; il juge bien des ouvrages de l'esprit et n'en parle ni par prevention, ni par cr itique, ni par jalousie... Conseils attardés; vieilles rengaines. II ne s'agissait plus d'accepter, et de tirer le meilleur parti possible de cette acceptation volontiere consentie: il s'agissait de tout reformer, et au plus vite. Plus de conciliation, plus de compromis; il faut changer la politique, la société. Et comment se soumettre ä une religion ďÉtat ? Les hommes nouveaux, les gens ä la mode, comme le marquis ďHalifax proposant ä sa fille des préceptes de vie, recommandent ä la generation qui les suivra de se faire une religion ä eile, une religion douce, commode, plaisante ; une religion exempte de crainte et de mélancolie: ce n'est plus Dieu, maintenant, qui commande aux creatures ; ce sont les creatures qui s'annexent Dieu. A peu pres tous les principes, en somme, qui constituaient la philosophie de ľhonneteté, se sont effon dres; la belle statue tombe en morceaux. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 225 Elle avait paru, jadis, etre l'ouvrage de la raison : mais précisément, c'est la raison qui a change de sens. La raison n'est plus une puissance médiatrice, qui impose un ordre fait de transactions, mais une puissance critique, dont l'esprit d'examen est la premiere vertu. A cette raison toujours insatisfaite, ľhonnéte homme ne convient plus. II abdique de lui-meme. Comme il a longtemps régné, une part de mécanisme est entree dans la facon qu'on avait de ľimi ter et de le suivre. Pour certains, ľhonneteté est devenue, non plus un moyen de bien vivre, mais une fin en soi, eile ne contient plus de moralitě, eile n'est qu\in agr ément: de sorte que ceux-lä travestissent son etre meme. « Tu sais », dit le chevalier de Gramont ä son ami Matta, en lui racontant ľinstruction qu'il recut ä ľacadémie oü on lui enseigna les armes, « tu sais que je suis le plus adroit homme de France ; ainsi j'eus bientôt appris tout ce qu'on y montre ; et chemin faisant, j'appris encore ce qui perfectionne la jeunesse et rend honnete homme, car j'appris encore toutes sortes de jeux aux cartes et aux dés !. » II prend la paille pour le grain, et croit que le jeu, simple ornement, simple facon de passer le temps en compagnie, est toute ľhonneteté. Comme nous apprenons, un peu plus loin dans son histoire, qu'il s'aide de son habileté pour plumer un joueur trop confiant, nous constatons qu'au debut du XVI IP siěcle, honneteté et probité ne vont plus ensemble. Et děs lors, ľHonnéte Homme est dechu de son rang, il faut un autre modele pour diriger la vie. LEspagne en proposa un : c'est une surprise, et d'autant plus marquee, que le Héros espagnol n'était pas une creation récente, et semblait ressusciter. Le Pere Baltasar Gracian, de la Compagnie de Jesus, avait publié en 1637 El Heme; en 1640, El Politico; en 1646, El Discreto; en 1647, El oraculo manual; en 1651, 1653, 1657, El Criticon : tous ouvrages consacrés ä étudier ľhomme, et ä former, de ses traits choisis, un modele ä imiter ; mais qui, d'apres la loi commune et particuliěrement ä une époque oü les idées précipitaient leur cours, auraient du sortir de mode. Pourquoi, vers la fin du XVIIe siěcle, Baltasar Gracian fut-il si abondamment traduit, si hautement loué ? II n'était pas inconnu : mais ďune demi -lumiěre favorable, il passait, sur le tard, ä ľéclat des grandes gloires. Peut-étre parce qu'une traduction francaise, celie d'Amelot de La Houssaye, en 1684, lui enleva, noble, aisée, un peu de sa saveur originale, mais lui donna en compensation ľair européen qui lui manquait encore. Peut-étre parce que la Compagnie de Jésus, oubliant les querelles quelle avait eues avec ľauteur, contri bua pour son compte ä ce succěs posthume. Peut-étre parce qu'il y avait un vaste public que ne satisfaisaient pas les tendances nouvelles, et qui trouvait aměres les nourritures terrestres; il reste toujours, comme dira Stendhal, de l'espagnolisme dans les coeurs. Peut-étre pour des motifs que nous ne saisissons pas: on ne saurait tout expliquer. Hamilton, Mémoires de !a vie du comte de Gramont, 1713, chap. III. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 226 Le fait est que de 1685 ä 1716, on compte, pour la France seule, une quinzaine de versions de Gracian. L'Allemagne s'en goue du moralisté espagnol: Thomasius, dans la retentissante lecon inaugurate qu'il prononce contre l'imitation servile des Francais, le donne comme un des maítres dont les Germains doivent s'inspirer, s'ils veulent polir leurs moeurs ; il le cite glo-rieusement au debut et ä la fin de son discours. En Angleterre, en Itálie, partout Gracian est ä ľhonneur. Ľhomme ideal, ä ľen croire, n'est pas celui qui se contente d'un melange harmonieux de qualités moyennes: des vertus médiocres, merne si elles sont nombreuses, n'aboutissent jamais qu'ä la médiocrité. Une plus haute ambition l'exalte, car il veut exceller dans le grand. Pourvu d\ine intelligence eminente, d'un jugement solide et sür, d\in esprit tout de feu ; brülant de passion (qu'importe l'intelligence, si le coeur n'y répond pas ?); choisissant sa capacité dominante, et se fiant aussi, par intuition, aux desseins de la Fortune, qui aime ceux qui lui font violence ; se proposant les plus sublimes exemples en chaque genre, moins encore pour les égaler que pour les dépasser: ľhomme ideal est celui qui travaille ä devenir le Premier et lUnique. II f aut pour cela qu'il soit secret, mystérieux, capable d'attendre son heure, voire meme de dissimuler son jeu : tant il importe de ne se révéler que par degrés, pour provoquer chaque fois ľémerv eillement du vulgaire devant une force qui semble inépuisable. Le Héros est stoique dans la souffrance, stoique dans les humiliations: la seule humiliation veritable est celle qu'il devrait s'infliger ä lui-meme, devant le tribunal de sa conscience, s'il venait ä dementer ä ses propres yeux. Le triomphe n'est pas une fin ; la domination du monde n'est qu'un moyen : de son Moi vainqueur et süperbe, le Héros fait hommage ä Dieu ; il rapporte ä la Religion l'empire moral qu'il a conquis. Habile, jusqu'ä pratiquer « une sainte astuce », et naivement orgueilleux ; connaissant ä fond le vrai du coeur humain, et romanesque ; pratique, et avide de beauté ideale ; exalté, impérieux, dévot, aimant la difficulté pour ce qu'elle contient d'äpre et de dur; admirable, éclatant, contradictoire: ainsi se peint son portrait. ĽHonnete homme, fait pour cadrer avec les paysages de lile -de -France, discrets, doux et gris, parait efface par comparaison : le Héros demande le meme soleil qui, sur les routes de Castille, bralait don Quichotte, et faisait miroiter devant lui la justice, la bonté, l'amour. II plut ä ľEurope ; mais pour un moment. Elle pouvait considérer Gracian avec curiosité, avec Sympathie ; lire ses livres, y trouver de l'instruction et de ľagrément : mais eile ne pouvait pas le prendre comme guide. II était trop tard, sa decision était prise, eile ne reviendrait pas en arriere. Si déjä ľHonnete homme ne lui suffisait plus, comment aurait-elle suivi les traces d'un Héros bien moins que lui laicise ? On était ä ľun de ces moments, curieux ä saisir, oú ľécran se brouille, oú des images différentes le travaillent, ľune qui tarde ä disparaítre, ľautre qui manque encore de netteté, de sürete. Le gentilhomme s'estompait, le bourgeois, lentement, prenait forme et couleur. On ne voulait plus du principe Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 227 aristocratique qui, jusque-la, dominait. Adieu le guerrier ; le temps est passé oü ľon admirait seuls les exploits des capitaines, les villes prises d'assaut, les batailles gagnées de haute lutte, les ennemis mis en fuite par une charge impétueuse, et le vainqueur couronné de lauriers. Saint-Évremond se moque du maréchal ďHoc quincourt, ce brave; Fénelon charge Idoménée ďapprendre ä Télémaque qu'il faut cesser ďestimer les rois belliqueux, pour aimer les rois sages; Fontenelle se moque : « La plupart des gens de guerre font leur metier avec beaucoup de courage ; il en est peu qui y pensent; leurs bras agissent aussi vigoureusement que ľon veut ; leur tete se repose, et se prend quelque part ä rien. » Bayle condamne, au nom du bon sens, « comme une faiblesse, ou bien comme une fureur, la vanité de ces guerriers ambitieux » qui ne songent qu'ä leur reputation ; Jean -Baptisté Rousseau, entendant ces propos, résonne : les conquérants ne sont que les favoris de la Fortune, qui couronne les forfaits les plus inouís : Mais de quelque süperbe titre Que tes héros soient revétus, Prenons la Raison pour arbitre, Et cherchons chez eux leurs vertus. Je n 'y trouve qu 'extravagance, Faiblesse, injustice, arrogance, Trahisons, fureurs, cruautés ; Étrange vertu qui se forme Souvent de ľassemblage énorme Des vices les plus détestés... Merne les grands héros de ľantiquité devraient etre prives de ľinjuste admiration qu'on leur a trop longtemps concédée : Quoi! Rome, VItalie en cendre, Meferont honorer Sylla! J'admirerais dans Alexandre Ce quej'abhorre enAttila ! J'appellerais vertu guerriére Une vaillance meurtriére Qui dans mon sang trempe ses mains ; Et je pourrais forcer ma bouche A louer un Héros farouche Né pour le malheur des humains ! Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donne au monde dans leur colěre pour ravager les royaumes, pour répandre partout ľeffroi, la misěre, le désespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a ďhommes libres. — Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent ä ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devraient seulement arroser. — De qui sont ces phrases ? De Fénelon encore, au huitiěme li vre de son Télémaque. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 228 Le point ďhonneur ? On s'en est trop infatué ; c'est un préjugé sur lequel il est grand temps de revenir. La superstition du point ďhonneur mene au duel, c'est-ä-dire ä la pire des folies. Contre les vices prétendus elegants, dont les nobles ont coutume de faire parade, et la corruption des moeurs, et la passion du jeu, et ľhabitude du blaspheme, le puritanisme anglais et la raison francaise se trouvěrent d'accord. Si bien que, chargé d'anathemes, le gentilhomme rentra dans l'ombre. Apparat le Bourgeois, souriant, et déjä si content de lui-meme ! Steele et Addison furent ses parrains ; moralistes fins et sages, auxquels il n'a manqué qu'un certain pouvoir de concentration, un peu d'éclat, un peu d'audace, mais qui se plurent ä dessiner joliment un nouveau type humain, pour l'imposer aux innombrables lecteurs, qu'ils eurent en Angleterre d'abord, ensuite dans toute ľEurope. Et s'il est vrai qu'il y a, dans touš les grands succěs littéraires, un motif social, le motif fut celui-ci: le Tatier et le Spectator, aimablement, offrirent ä une époque qui cherchait ses lois un modele ďhumanité : car ils examinaient ľhomme, sans doute pour le plaisir de le peindre, mais aussi parce qu'ils avaient entrepris de le reformer. Chaque fois qu'une feuille sortie de leurs presses se répandait dans les cafés de Londres, et, plus tard, passait le détroit: chaque fois ils adressaient un message ä une société qui demandait une regle des convenances, des bienséances, et des devoirs; chaque fois ils contribuaient, comme dit le Tatler, ä rétablir ľhonneur de la nature humaine. Ironiques ou grandeurs, article par article, ils réfutaient une fausseté, corrigeaient un abus, et, mieux encore, montraient ce qu'il faut faire aprěs avoir dit ce qu'il fallait éviter. Ils connaissaient ä fond les Anciens, et leur rendaient hommage ; ils avaient pratique les moralistes francais, Montaigne, Saint-Évremond, La Brayere ; ils n'ignoraient aucune des variétés récentes de l'espece qu'ils étudiaient, un honnete homme, un galant homme, un homme du bei air, un petit maítre, un bel esprit; mais ils savaient aussi que notre coeur est ä la fois immuable et changeant; qu'il faut sans cesse prendre le soin de le faconner; et ils se mettaient ä la täche: aprěs Castiglione et Benincasa, Nicolas Faret et le chevalier de Méré; aprěs ces Latins, deux Anglais, c'était leur tour. Un jurisconsulte ; Freeport le marchand, Sentry le capitaine, Honeycomb le mondain; un ecclésiastique : telle est la petite société dont s'entoure Mr. Spectator. Elle ne comprend, en somme, que des bourgeois, sauf sir Roger de Coverley, baronnet: mais sir Roger est si simple, si plein de bon sens, si oppose aux maniěres des nobles, ses frěres, et d'ailleurs si contredisant et si paradoxal, si délicat et si bienfaisant, qu'il ne ressemble en rien ä ces mauvais sujets de gentilshommes que la littérature de l'äge precedent avait vu fleurir. Mr. Spectator lui-meme est le plus simple des hommes. Toute sa fortune consiste dans un petit bien de Campagne, qui n'a pas change depuis six cents ans; il sait beaucoup de choses, mais ne tient pas ä en faire étalage; il a voyage ä travers le monde, mais n'en tire pas vanité. Sérieux, taciturne, ami de la solitude, ayant peu d'intimes, ne fréquentant pas ses parents, il ne donne prise ä personne, pas merne ä sa logeuse. Comme on le voit parcourir les theatres, les cafés, les lieux publics de Londres, en quete des moeurs de ses Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 229 contemporains, on le prend qui pour un Jesuite, qui pour un espion, qui pour un conspirateur, et qui pour un maniaque. « Ce qui me console de tous ces petits revers, c'est que j'ai la douce satisfac tion de voir le naturel des hommes d'un oeil serein et tranquille, sans aucun préjugé. Libre des passions et des intérets qui les dominent, j'ai plus de sagacité pour découvrir leurs talents et leurs vices. » Par sa simplicitě, par sa tranquille sagesse, Mr. Spectator, avant meme qu'il ait parlé, offre déjä ľexemple d'une belle et heureuse vie. II nous dit que, pour un faux point ďhonneur, puisqu'elle s'obstine ä se battre en duel; et par une erreur sur le mot justice, puisqu'elle joue avec des brelandiers de profession, et qu'elle égrěne sa fortune entre leurs mains, la noblesse est en train de se perdre. II se moque de ceux qui mettent toute leur gloire dans de vains titres, donnés par le hasard de la naissance et ne dependant pas de nous. II preche la politesse et le raffinement des moeurs, bläme les hommes qui font du vacarme au theatre, les femmes qui boivent ou qui prennent du tabac ; mais il a soin de marquer, en meme temps, que la politesse extérieure n'est pas le tout de la vie ; ä l'effacement du caractěre, il préfěre ľaffirmation de ľindividualité : les compliments, les simagrées, les maniěres affectées, lui font mal au coeur ; chacun vaut par le spontane de son etre, non par ľartificiel. On a tort de croire que la vertu supreme des hommes, et quasi la seule vertu, est la vaillance ; et celie des femmes, la chasteté : préjugé qui s'explique par le souci de plaire ä ľautre sexe, les femmes estimant par-dessus tout le courage chez les hommes, et les hommes détestant les femmes infiděles. Comme si la moralitě, le bon naturel, n'étaient pas des vertus aussi estimables que les qualités dites sociales qui sont habituellement ä ľhonneur ! Pareillement, l'utile doit l'emporter sur ľagréable : des coquettes qui ne cherchent qu'ä briller, des oisifs qui ne cherchent qu'ä plaire, de beaux esprits qui, raffinant sur toutes choses, deviennent indifférents au bien et au mal, sont une espěce funeste. Les plaisanteries, les bons mots, les railleries piquantes, que le monde aime tant, sont souvent méchanceté pure. Et que vaut, apres tout, la vie mondaine elle-meme ? Le role de ľhomme doit-il etre de faire le beau dans les assemblées, dans les compagnies ? Est-ce la qu'il trouve le veritable bonheur ? Le bonheur est ennemi de la pompe et du bruit, et cherche la retraite; il nait de la jouissance de soi-meme, ou de ľamitié d'un petit nombre de personnes choisies; il chérit l'ombre et la solitude, il fréquente les bois et les sources, les champs et les prairies: trouvant en lui-meme ce dont il a besoin, il se passe de témoins et de spectateurs. Au contraire, le bonheur chimérique se plaít ä attirer les regards; il ne cherche qu'ä exciter ľadmiration, vit dans les palais, dans les theatres, dans les assemblées, et meurt děs qu'on n'a plus les yeux sur lui. En fait de bonheur n'exigeons pas trop ! Sa quéte est moins nécessaire et moins utile au genre humain que ľart de se consoler, et de rester inébranlable au milieu des afflictions. Le contentement de ľäme est tout ce que nous pouvons attendre ici -bas: děs que nos ambitions s'élevent, elles rencontrent traverses et peines. Employons notre etude et nos efforts ä nous rendre tranquilles sur la terre, et heureux dans le monde ä venir. — On voit comment Mr. Spectator reprend quelques variations connues sur d'antiques themes ; mais on voit aussi comment, tout Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 230 classique qu'il reste, il s'écarte trěs évidemment du type de ľHonnete Homme ; et comment il passe, en essayant de construire un état supérieur de civilisation, de ľaristocratie ä la bourgeoisie, de ľextérieur ä ľintérieur, du plaisir social ä ľutilité sociale, et de ľart ä la moral ité. Le marchand, prononce le Tatier, a plus de droits ä s'appeler gentleman, que ľhomme de cour qui ne paie que de paroles, que le savant qui se moque de ľignorant. Le Spectator pense de merne. Au marchand toute reverence est due. Non seulement il donne ä l'Angleterre puissance, richesse, honneur ; non seulement il a élevé ä sa gloire la Banque dAngleterre, temple des jours nouveaux ; mais par son commerce, il fonde la collaboration de tous les pays, et les fait contribuer au bien-etre universel: il est ľami du genre humain. Le héros se contente ďune vague renommée : le marchand a besoin ďune reputation plus delicate, plus sensible, et comme plus subtile, qui s'appelle le credit. Un simple mot, une allusion, un faux bruit qui circule, blessent le credit et ruinent le marchand: un gentilhomme disait un jour qu'il parlait assez librement des autres gentilshommes, sans trop de scrupules, mais qu'il se gardait bien de parier mal des commercants: c'eüt été faire leur proces, ou plutôt les condamner sans les entendre. Ainsi s'étale, orgueilleux, un honneur d'un nouveau genre : ľhonneur marchand. Au theatre, les traits sont plus vifs, comme chacun sait; les auteurs sont obliges de les forcer un peu, pour ľoptique. Ľanta gonisme du gentilhomme et du marchand, Steele ne se contenta pas de le décrire dans les feuilles publiques; il le mit au theatre. Ce fut dans l'une de ses meilleures pieces : The Conscious Lovers. Sir John Bevil, le noble, est sur le point de marier sa fille au fils de Mr. Sealand, le riche marchand qui a fait fortune dans le commerce des Indes. lis s'affrontent : le marchand se moque du gentilhomme. II a eu, lui, Sealand, une genealogie magnifique: Godefroy, pere ďEdouard, pere de Ptolémée, pere de Crassus, pere du comte Richard, pere ďHenri le Marquis, pere du due Jean, tous excellents coqs de combat... Pour le cas oü sir John Bevil ne serait pas suffisamment édifié, Mr. Sealand se charge de préciser la nature de revolution qui s'est accomplie en Angleterre : Permettez-moi de vous dire que nous autres, marchands, nous sommes une espěce de noblesse qui a poussé dans le monde au siěcle dernier. Nous sommes aussi honorables, et presque aussi utiles que vous autres terriens, qui toujours vous étes considérés comme tellement au-dessus de nous. Car vos affaires, en vérité, ne s'étendent pas plus loin qu'une charretée de fain ou qu'un boeuf gras. Plaisantes gens, en vérité, que votre race, é lev é e pour faire des paresseux! Faut-il une formule encore plus orgueilleuse ? // est parfaitement exact qu 'un marchand accompli est ce qu 'U y a de mieux comme gentilhomme dans la nation ; qu 'en savoir, en bonnes manieres, enjugement, le marchand l'a empörte sur bien des nobles. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 231 En somme, une revolution s'est accomplie, que la littérature, effet et cause, enregistre et propage : Cest le sort de bon nombre de gentilshommes que de se voir réduits ä céder ľhéritage de leurs pěres ä de nouveaux maitres, qui ont été plus exacts qu'eux ä tenir leurs comptes, et il ne f aut pas douter que celui qui s'est a cquis un domaine par son industrie ne mérite beaucoup mieux de le posséder que celui qui ľa perdu par sa negligence 1... Le type anglais qui s'élabore ainsi fera sur toute 1 Europe une impression profonde. Les journaux, les récits de voyages, le theatre, le román, le vulgariseront; et les gens ä la mode chercheront ä ľimiter : ľextérieur simple, la mise sans ornements; du drap, et non plus de la soie ; non plus une épée, mais une canne. La simplicitě de ľäme aussi : un caractere franc, qui poussera jusqu'á la rudesse la haine du mensonge ; le bon sens; le souci des questions pratiques: comme dit encore Mr. Spectator, faudrait-il ne s'occuper toujours que de Belles-Lettres, que de Beaux -Arts ? L'attention doit se porter, aussi bien et davantage, vers le travail, le négoce, le commerce, ľépargne, les arts mécaniques qui sont utiles au perfectionnement de la vie. Pierre Coste, traduisant en 1695 le livre De ľéducation des enfants, de John Locke, explique ä ses lecteurs qu'ä vrai dire, cet auteur anglais a écrit pour les jeunes gentlemen ; mais que les Francais ne doivent pas se tromper sur le sens de ce mot, gentleman: il ne designe pas les nobles, mais la classe qui vient immédiatement au-dessous de la qualité de baron; et done, les personnes qu'on nomme en France des gens de bonne maison, de bons bourgeois. « D'ou il est aisé de conclure que ce Traité de ľédu cation ayant été fait proprement pour les gentilshommes, ä prendre ce mot dans le sens qu'on lui donne en Angleterre, il doit etre d'un usage fort general. » Par la voix de Pierre Coste, la bourgeoisie anglaise fait une invite ä la bourgeoisie européenne. Mais une seule nation n'aura plus la prerogative de former un type universel; aussi sera-t-il plus complexe, moins net dans ses contours; jamais plus un modele ne présentera la simplicitě de lignes que l'art classique avait conferee ä sa projection concrete sur le monde. La France cherche de son côté. II lui faut, e'est son temperament, e'est sa volonte, un guide qui la mene vers la raison, vers ľindépendance de l'esprit. Et eile propose enfin ľidéal qu'au XVIIIe siěcle, la mode intellectuelle adoptera décidément: mätiné d'Anglais et de Francais, penseur abstrait et maítre de vie : le Philosophe. Dans la perióde de travail et d'enfantement, sous quelles espěces nous apparaít-il ? Philosophe, dit le dictionnaire de l'Académie de 1694 : « Celui qui s'applique ä ľétude des sciences, et qui cherche ä en connaítre les effets par leurs causes et par leurs principes... On appelle philosophe un homme sage qui mene une vie tranquille et retiree, hors de ľembarras des affaires... II se dit quelquefois absolument d'un homme qui, par libertinage d'esprit, se met au -dessus des devoirs et des obligations ordinaires de la vie civile. » Spectator, n° 174. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 232 Cest ľépoque oü ces traits divers vont se superposant. D'abord le philosophe n'est plus le pedant qui ne jure que par Aristote ou par Platon, lliomme de metier, le specialisté, le professeur ; on peut n'avoir jamais fait de métaphysique et etre un philosophe. — Ensuite c'est un savant, qui se sert de sa raison et non pas de sa memoire : il étudiera ľastronomie, parlera de la pluralite des mondes, et expliquera sinon pourquoi, du moins comment la terre tourne désormais autour du soleil. — C'est un sage ; et par exemple, il se fera une trěs douillette vie, entouré ďamis et ďamies, sans ambitionner ďautre place que celie de gouverneur des canards de Saint James; la volupté fera partie de son programme, sans qu'elle y prenne trop de place : une volupté raisonnée. — Libertin ďesprit : c'est ľessentiel. II juge de toutes choses avec liberté entiere ; et comme le dira plus tard Mme de Lambert, il rend ä la raison sa dignité. Oü ces messieurs de l'Académie se trompent, ou du moins prévoient mal ľavenir, c'est quan d ils disent que le philosophe se met au-dessus des obligations et des devoirs de la vie civile. II voudra, au contraire, les reformer : point de philosophie sans une pointe de prosélytisme. — Enfin il aura le coeur ardent, mais plus tard ; il faut attendre un demi -siecle, avant qu'il ne s'échauffe et brúle de touš ses feux. Děs ses débuts, le philosophe est hostile aux religions révélées. Si vous dites qu'ä la Chine, les conseillers et les favoris de lEmpereur sont tous philosophes, vous entendez bien qu'ils sont, comme Confucius leur maitre, des sages laiques. Si vous écoutez un philosophe qui parle de morale et ďérudition, vous pouvez etre sůr que sa morale ne sera pas religieuse, et que son erudition n'aura rien de sacré : au contraire. Si vous apprenez qu'un homme a vécu en philosophe et qu'il est mort de merne, vous comprendrez que cet homme-la est mort dans ľincrédulité. Les défenseurs de la tradition ne s'y trompent pas ; en 1696, le Pere Lejay compose, pour le theatre de son college, une piece qui s'appelle Damocles, sive philosophus regnans: ayez l'im prudence de confier le pouvoir ä un philosophe, il aura vite fait de boule verser le monde. Une philosophie qui renonce ä la métaphysique, et, volontairement, se restreint ä ce qu'elle peut saisir ďimmédiat dans ľäme humaine. L'idée d'une nature dont on conteste encore qu'elle soit parfaitement bonne, mais qui est puissante, qui est ordonnée, qui s'accorde avec la raison : d'oü une religion naturelle, un droit naturel, une liberté naturelle. Une morale qui se fragmente en plusieurs morales; le recours ä ľutilité sociale, pour en choisir une de preference. Le droit au bonheur, au bonheur sur la terre ; la lutte entreprise de front contre les ennemis qui empechent les hommes d'etre heureux en ce monde, l'abso lutisme, la superstition, la guerre. La science, qui assurera le progres indéfini de ľhomme, et par consequent sa félicité. La philosophie, guide de la vie. Tels sont, semble-t-il, les changements qui se sont opérés sous nos yeux ; telies sont les idées et les volontés qui, děs avant la fin du XVIIe siěcle, ont pris conscience d'elles -memes et se sont unies pour constituer la doctrine du relatif et de ľhumain. Tout est pret : Voltaire peut venir. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 233 * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 234 QUATRIEME PARTIE LES VALEURS IMAGINATIVES ET SENSIBLES Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 235 CHAPITREI UNE ÉPOQUE SANS POESIE Le mouvement rationaliste, on peut le suivre jusqu'ä 1 'Encylopédie, jusqu'ä ľ Essai sur les moeurs, jusqu'ä la declaration des Droits de ľhomme, jusqu'ä nous. Mais Richardson, mais Jean -Jacques, mais le Sturm und Drang, d'oü viennent-ils ? il faut bien qu'il y ait eu des sources cachées, qui plus tard ont produit ces fleuves de passion. Nous avons feint, jusqu'ici, de ne voir sur le theatre du monde que les rationaux : et en effet, c'est ľépoque oú ils passent sur le devant de la scene, oü ils occupent les grands premiers roles, exigeants, bruyants. Mais il n'est pas vrai qu'ils soient seuls ; et il est temps de regarder les autres. Seulement, reconnaissons d'abord que l'enquete est plus difficile, que les apparences nous décoivent et que nos premiers résultats sont négatifs. C'est du côté de la poésie, en effet, que nous sommes tentés de dinger notre recherche ; eile devrait abriter les valeurs imaginatives et sensibles que nous souhaitons trouver. Or cet age fut celui de la prose. Est-il une prose plus riche, plus ferme, et de toute maniere plus admirable que celle de Swift ? plus souple que celle de Saint-Évremond ? plus subtile que celle de Fontenelle ? plus vehemente que celle de Bayle ? Ce dialecticien, ce logicien, cet homme qui n'aimait que criminations et discriminations, comme dit Leibniz, n'est jamais vroid. II s'indigne, il se met en colěre ; ses pages brülent encore du feu qui les anima. Quand les mots du langage courant ne lui suffisent pas, il en crée d'autres ; sa phrase serre et enlace les idées jusqu'ä leur faire exprimer tout leur contenu. Personne ne lui ressemble ; et vous reconnaítriez aussitôt son style, merne s'il n'était pas signé. Touš tant qu'ils sont, les Anglais comme les Francais, ont donné ä la prose une efficacité nouvelle, la chargeant ďidées, la rendant combative et agressive. Ils ont verse dans leurs essais, dans leurs lettres, dans leurs dialogues des vivants ou des morts, dans leurs voyages imaginaires, toute la morale, toute la religion, toute la philosophie. Poětes, ils ne 1'étaient pas. Leurs oreilles étaient fermées ä ľéclat, ä la douceur des mots, et leur äme avait perdu le sens du mystěre. Ils inondaient tout le reel d'une lumiere implacable, et ils voulaient que leurs effusions merne fussent ordonnées et claires. Si la poésie est une priěre, ils ne priaient pas; si eile est tentative pour arriver ä l'ineffable, ils ni aient ľineffable ; si eile est hesitation entre la musique et le sens, ils nliésitaient jamais. Ils ne Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 236 voulaient etre que demonstrations et théorěmes; quand ils faisaient des vers, c'était pour y enfermer leur esprit geometri que !. Ainsi la poésie mourut; ou du moins eile sembla mourir. Toute pénétrée ďintelligence, mécanique et sěche, eile perdit sa raison d'etre. II y eut, en ce temps-lä, une foule de versificateurs: apres la mort de La Fontaine, il n'y eut plus de poětes en France; et dans ľadmi rable floraison de ľécole classique anglaise, ce furent les vrais poětes qui manquěrent le plus. Et puis, le génie créateur eut un autre ennemi. On admira trop, pour ainsi dire, les chefs-d'oeuvre que la generation précé dente avait donnés ä profusion. Les Corneille, les Racine, les Moliěre, eurent trop ďamis, trop de disciples ; on pensa que ces grands hommes étaient dignes d'etre imités, d'etre copies toujours; on erat qu'ils avaient employe des recettes, des secrets de l'art, et qu'il suffisait de retrouver ces recettes, ces secrets, pour produire comme eux des beautés éternelles. Les vigoureux esprits qui se vantaient de ne respecter rien, de hair les préjugés et la superstition, quand il s'agissait de littérature devenaient moutonniers; ils s'inclinaient devant les idoles; ils n'osaient pas toucher ä la loi de la separation des genres, ou ä la regle des trois unites. Ils refusaient de croire aux demons ou aux anges; mais ils croyaient ä Pindare, ä Anacréon, ä Théocrite, interprete ä leur mode ; ils croyaient merne ä Aristote : non pas le philosophe, mais ľauteur de la Poétique, et, comme tel, demi-dieu. Pour un Racine, la Gréce était une émouvante realite poétique ; Phédre aurait moins souffert, si eile n'avait été fille des dieux : J'ai pour ayeu l le Pere et le Maitre des Dieux. Le Ciel, tout l'Univers estplein de mesAyeux. Ou me cacher ? Fuyons dans la Nuit infernale. Mais que dis -je ? Monpěre y tient ľurne fatale. Le Sort, dit-on, ľa mise en ses sévěres mains. Minos juge aux Enfers touš les päles humains. Ah ! combien frémira son ombre épouvantée, Lorsqu 'il verra sa fille ä ses yeux présentée, Contrainte ďavouer mílie forfaits divers Et des crimes peut-étre inconnus aux Enfers ? Que diras -tu, mon Pere, ä ce spectacle horrible ? Mais trahie par ce succěs méme, et comprise ä contresens, Bientôt la Gréce ne fut plus la Gréce : eile perdit sa spontanéité, sa fraícheur, sa vie ; eile ressembla ä ces cimetiéres qui sont peuplés de statues; ses chefs-d'oeuvre originaux ne furent plus que codes, que repertoires d'artificieuses réussites. On la ramena vers le present; au lieu d'essayer de comprendre Ulysse et 1 Limajon de Saint -Didier, Le Volage au Parnasse, 1716, p. 258 : « On entendit tout ä coup un grand bruit; cent poetes éleverent tous ensemble la voix pour prier Apollon ďécouter leurs Odes. Puissant Dieu, criait ľun, j'en ai fait une sur le mouvement de la terre ; moi, s'écriait ľautre, j'en ai compose une sur l'alge bre... » — Pour l'Angleterre, voir Georges Ascoli, La Grande -Bretagne devant Vopinion frangaise au XVIIe siecle, 1930. Tome II, p. 119. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 237 Ajax, on dit qu'ils étaient beaux parce qu'ils portaient déjä la perruque et la petite épée. Quand, vers 1715, s'organisa l'apoth éose ďHoměre, et que les partisans des Anciens voulurent prendre leur revanche contre les Modernes; quand Pope publia sa version de Vlliade, dont la preface fut traduite en francais, en allemand, que virent au juste les contemporains dans ľépopée grecque? Homere, expliquait ľheureux traducteur, l'emporte sur touš les autres par l'invention, qui est la marque du génie, puisqu'elle fournit ä ľart, servi teur de la nature, les richesses que celui-ci aura charge d'ordonner. Homere, grace ä cette faculté, a pu imaginer ces Fables quAristote appelle ľäme de la poésie épique, et qui se divisent en trois espěces: les probables, les allégoriques, permettant au poete ďexprimer sous des voiles les secrets de la sagesse et de la science ; les merveilleuses, qui comprennent le surnaturel et la machinerie des dieux : « Homere semble etre le premier qui ait réduit les Dieux en un systéme de machinerie pour la poésie, ce qui fait ľimportance et la dignitě de cette poésie merne... » Cette invention, si utile aux discours, aux descriptions, aux images, aux comparaisons, au style et aux vers, ne va pas sans quelques défauts ! son merveilleux n'est plus vraisemblable ; ses métaphores sont excessives, et ses repetitions sont fatigantes... En lisant ces paroles, ľimpétueuse Mme Dacier ne tient pas en place. Que vient dire ce M. Pope, cet Anglais qui a traduit Homere et qui ne le comprend pas ? Selon lui, Vlliade « est done un amas confus de beautés qui n'ont ni ordre ni symetrie, un plan oü ľon ne trouve que des semen ces et rien de parfait ni de forme, et une production chargée de beaucoup de choses inu tiles, qu'il faudrait retrancher, et qui étouffent ou défigurent celieš qui méritent d'etre conservées ! Les ennemis ďHoměre n'ont jamais rien dit de plus injurieux ni de plus injuste contre ce poete. Bien loin que Vlliade soit un jardin brut, e'est le jardin le plus regulier et le plus symétrisé qu'il y ait jamais eu. M. Le Nostre, qui était le premier homme du monde dans son art, n'a jamais observe dans ses jardins une symetrie plus parfaite ni plus admirable que celle quHoměre a observée dans sa Poésie... » A ce terme, le glissement est termine, les choses ont pris leur place: Ithaque est devenue Versailles. La poésie, comme on la maltraitait! On ne la comprenait plus, on ne l'entendait plus ; on ne sentait plus passer dans les coeurs un souffle divin. On la réduisait ä n'etre plus qu'un des modes de ľart oratoire, son ennemi. Au lieu de chercher le profond de ľäme, par un effort contraire ä sa vraie nature eile allait vers ľextérieur, voulant arguer, prou ver, résoudre. L'imagination était considérée comme une faculté inférieure; les images, soigneusement étiquetées, n'étaient plus que des oripeaux. Les vers, monotones et sourds, n'étaient plus que difficult é vaincue : leur mérite s'était réfugié la. Comme le disait Valincourt, dans sa réponse au discours de reception de M. de Fleury ä l'Académie francaise, en 1717, les Muses nbabitaient plus le Parnasse, les Muses n'étaient plus des déesses ; elles n'étaient autre chose que les différents Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 238 moyens dont la Raison s'était toujours servie pour s'insinuer dans l'esprit des hommes. Si ľon veut voir jusqu'ä quel point d'aberration on put tomber alors, il faut relire ce que Fontenelle a écrit sur la nature de lÉglo gue, ce que Houdar de La Motte a écrit, sur l'ode. Encore celui -ci fut-il plus logique, puisqu'il alia sans crainte jusqu'aux consequences de ses principes : les vers sont une gene, écrivons en prose. La prose est capable d'exprimer tout ce que disent les vers, étant plus precise, plus nette, plus expéditive; eile ne met pas l'esprit ä la torture, avec ces histoires de rimes et de rythme ; prenons notre parti, donnons au public des odes qui ne soient pas en vers... II n'était pas sur le chemin d'inventer le vers libre, de comprendre que l'inspiration a le droit de créer chaque fois sa forme, comme il lui plait. Au contraire : il niait ľharmonie, tout fier. En vérité, si tout au long de son histoire la poésie est menacée par ľéloquence, jamais cette derniěre ne triompha plus cruellement que le jour ou Houdar de La Motte écrivit l'ode qu'il intitula La libre eloquence : que disparaissent la rime et le rythme ! Rime, aussi bizarre qu'impérieuse, mesure tyrannique, mes pensées seront-elles toujours vos esclaves ? Jusques ä quand usurperez-vous sur elles l'empire de la raison ? Děs que le nombre et la cadence I'ordonnent, ilfaut vous immoler, comme vos victimes, lajustesse, la precision, la clarté. Ou si je m 'obstine ä les conserver malgré vous, par quelles tortures ne vous vengez-vous pas de ce que je vous résiste ?... Cest ä toi seule, Eloquence libre et indépendante, c'est ä toi de m'ajfranchir ďun esclavage si injurieux ä la Raison. Houdar de La Motte, ľhomme qui, ayant refaconné 1 'llliade pour la réduire ä douze chants, a écrit une ode oú il représente ľaéde le félicitant de son beau travail; celui qui a mis en prose des scenes de Racine, et qui s'est frotté les mains, joyeux... Ses amis et ses semblables espéraient que, plus tard, tout le monde comprendrait que ľexposé des faits doit compter seul ; qu'alors on abandonnerait les fantômes pour n'exprimer que la vérité, on renoncerait ä gener le langage uniquement pour flatter ľoreille ; et les poětes deviendraient des philosophes: il n'y a pas de meilleure facon de les utiliser1. «Plus la raison se perfectionnera, plus le jugement sera préféré ä l'imagination, et par consequent moins les poětes seront goůtés. Les premiers écrivains, dit-on, ont été poětes. Je le crois bien ; ils ne pouvaient guěre etre autre chose. Les derniers seront philosophes 2. » En attendant ce jour encore lointain, il fallait se méfier d'une race inutile, obstinée, trompeuse. Suivant la definition de Jean Le Clerc, un poete est un homme qui invente, ou en tout, ou en partie, le sujet qu'il traite ; qui range ses idées suivant un certain ordre propre ä surprendre le lecteur et ä le rendre attentif; et qui s'exprime d'une maniere éloignée des expressions vulgaires, Fontenelle, Sur la poésie en general, CEuvres diverses, VIII, 1751. Abbé Trublet, Essais sur divers sujets de littérature et de morale, 1735. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 239 non seulement pour la cadence, mais encore pour ľélocution. « Quand on se met ä lire un poéme, il faut se dire que c'est l'ouvrage d'un menteur, qui nous veut entretenir de chiměres ou du moins de vérités si gätées qu'on a bien de la peine ä distinguer le vrai du faux. II faut se ressouvenir que les expressions pompeuses dont il se sert ne sont le plus souvent que pour surprendre notre raison, et que la cadence qu'il emploie n'est que pour flatter nos oreilles, afin de nous faire admirer son sujet et de nous donner une grande idée de lui-meme. Ces pensées serviront de contrepoison dans cette sorte de lecture, qui peut etre de quelque utilité ä ceux qui ont l'esprit droit et juste, mais qui n'est propre qu'ä brouiller ceux dont la raison n'est pas aussi forte lorsqu'ils s'y plaisent trop . » D'oú vient cette hostili té d'un des rationaux les plus en vue ? — De cette conviction bien établie : la poesie, c'est le faux. Aprěs tout, c'est bien ce que pensaient inconsciemment la plupart des contemporains. II s'agissait pour eux de refaire les odes de Pindare, et l'Ode sur la. prise de Namur, dont ľexemple leur fut particuliérement funeste. « J'ai toujours cru », écrit Jean-Baptiste Rousseau, qui passa pour le plus grand poete lyrique de ľépoque, « qu'un des plus sürs chemins pour arriver au sublime était ľimitation des écrivains illustres qui ont vécu avant nous». Aussi son sublime consiste-t-il en points ďinterro gation, ďexclamation, en faux transports. II commence par un étonnement prodigieux : que vois -je ? qu'entends-je ? pourquoi les cieux s'entrouvrent-ils ? C'est que telle princesse se marie, tel prince est né, tel roi est mort. Sur ce, quelques strophes se succědent, soutenues par un renfort de mythologie. On finit sur une comparaison, sur un tableau, sur un trait: et l'ode est jouée. Elle n'est tout ä fait réussie, que si la logique, que si le mécanisme de sa structure se dissimulent par les artifices d'un désordre savant. « Ce désordre a ses regies, son art et sa méthode, mais d'autant plus belles qu'elles sont plus cachées, et que les liaisons en sont imperceptibles, comme celieš de nos conversations, quand elles sont animées par cette espěce d'ivresse d'esprit qui les empeche de languir. En sorte que ce désordre est proprement la sagesse habillée en folie, et dégagée de ces chaínes géométriques qui la rendent pesante et inanimée 2... » On pourrait, ä la rigueur, plaider les circonstances atténuantes; et merne, dans le grand livre de comptes oü s'inscrivent nos réussites et nos échecs, mettre en regard de tant de pertes quelques valeurs sauvegardées. C'est un trop beau reve que celui de la poésie pure ; il n'est de poésie que relative, relative ä chaque generation qui passe. Pour que la poésie survive, il suffit qu'une generation, merne éprise de raison abstraite, trou ve encore quelque charme ä ce qu'elle ap pelle un faux trompeur; il suffit qu'illogique avec elle-meme, eile se refuse ä suivre ľexemple d'un homme qui veut Jean Le Clerc, 1699. Debut. A propos de l'Ode sur la naissance du due de Bretagne. 1707. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 240 décidément réduire le vers ä la prose ; il suffit qu'elle ait encore des écrivains qui, sensibles ä la musique, au rythme, lui donnent, si faibles qu'ils soient, ľillusion d'une harmonie supe rieure. II n'y a pas de poesie pure ; mais il y a une éternelle demande de poesie. Pope parat un poete de génie ; et il fut tel, puisqu'il le parat ; il satisfit, et au-delä, ä la demande timide de son temps. Děs lors, il ne serait pas entierement paradoxal de soutenir que merne en cette époque aride, il y eut, pour les contemporains, poésie. Pour les Allemands, Canitz fut un poete ; et merne pour les Francais, puisqu'il figura plus tard pármi les modéles qu'on leur présenta, lorsqu'on voulut leur faire goüter le naturel et la simplicitě allemandes. Les Italiens offrirent ä ľadmiration de 1 Europe toute une série de poétes et le miracle est que, malgré tant de raisons qu'ils avaient d'écrire de mauvais v ers, ils en écrivirent quelques-uns qui durérent plus d'un jour, plus d'une année, plus d'un siécle, et qui nous charment aujourďhui. Ils étaient accablés par la tradition du marinisme, qui leur conseillait de chanter sans se lasser les feux glacés, les glaces ardentes, les douceurs craelles et les plaisantes rigueurs. Et accablés, plus encore, par les souvenirs antiques; quand ils ne se sentaient pas obliges d'imiter Anacréon, ils se faisaient un devoir d'imiter Pindare. II y avait encore, pour les embarrasser, la science, nouvelle venue, qu'ils pratiquaient, qu'ils aimaient, et ä laquelle ils voulaient absolument faire une place dans leurs vers. Chargées de mots pompeux, anxieuses d'arriver ä ce beau désordre qui est le comble de l'art, leurs odes restaient laborieuses et lourdes. Mais un beau jour, meme en pindarisant, Francesco Redi avait ľidée d'appeler Bacchus pármi les collines toscanes, de lui faire goüter l'un apres ľautre les eras fameux que donnent les vignes lourdes, de le montrer titubant, bégayant, s'enivrantpardegrés : Chi la squallida cergovia Alle labbra sue congiugne, Presto muore, o rado giugne Alľetä vecchia e barbogia : Beva il sidro d'Inghilterra Chi vuol gir presto sotterra Chi vuol gir presto alia morte, Le bevande usi del Norte 1... En prononcant les seuls noms de ces boissons impures Bacchus a blaspheme ; il faut que sa lěvre profanée Sipurifichi, s'immerga, Si sommerga Dento un pecchero indorato, Colmo in giro di quel vino Del vitigno 1 Bacco in Toscana, 1685 : « Celui qui porte ä ses levres — la biere pale et triste — meurt vite, ou rarement arrive — ä la vieillesse radoteuse — Qu'il boive le cidre d'Angleterre — qui veut vite aller sous terre — Qui veut vite aller ä la mort, — qu'il use des boissons du Nord ... Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 241 Si benigno Chefiammeggia in Sansovino 1... Ce jour-la, une maniere de poesie, épaisse et drue, et savoureuse, et originale, malgré sa pretention ä rappeler les dithyrambes anciens, fut sauvée. Une autre fois, Vincenzo de Filicaja, songeant ä la servitude de sa patrie, fit entendre de beaux cris, ďémouvantes plaintes : E ťarmi, o Francia ? e stringi U ferro ignudo Contra a me, che a'tuoi colpi anni ho di vetro, Né a me la gloria de ľantico scetro, Né ľantica grandezza a me f a scudo 2 ? Bien plus ! concetti, métaphores enflées jusqu'ä ľextrava gance, figures compliquées, raffinées, torturées ; tout le secentismo les Italiens voulurent les bannir de leurs vers. lis se révoltěrent. Plus de poésie hyperbolique; de la simplicitě, du naturel. La maison est surchargée : il faut faire place nette. Que dis -je ? II ne faut merne plus de maison, plus de murs, plus de toits: la poésie vraie a besoin de plein air. A Rome, en 1690, des poětes et des sages se sont assembles; ils ont décidé de tenir leurs reunions dans des bosquets, ä ciel ouvert; ils feront revivre ľantique Arcadie, le temps oú les hommes respiraient la poésie dans les souffles du vent, le temps oü les pasteurs faisaient sortir des melodies divines de leurs agrestes pipeaux. Hélas ! l'exécu -tion ďun projet si beau tourne ä la mascarade. Ces Arcades se donnent des lois, c'est leur premier souci ; ils s'affublent de noms de bergers, calqués sur le grec ; ils essaiment en colonies nombreuses, répandues dans toute ľltalie, et plus pédantes encore que lArcadie romaine ; dans leurs bosquets, ils récitent des vers aussi mauvais que ceux qu'ils voulaient bannir : ce sont les memes, ils les tenaient en portefeuille et ne les ont pas changes. Ľentreprise se termina par une faillite. On insiste ďordi naire sur la faillite : on pourrait insister sur la beauté, sur la noblesse de ľentreprise, si ľon voulait. On trouverait encore des glanes dans les champs anglais. Sans doute n'y a-t-il pas, chez Prior, de grandes fresques aux couleurs vi ves: pourtant il sait mettre du charme dans le pittoresque de ses menus tableaux. II ignore les symphonies puissantes: mais sa melodie est douce ; et si ľart raffiné que lui ont enseigné les Grecs et les Latins est ľeffet d\ine seconde nature, celie ci n'abolit pas tout ä fait la premiere ; Anacréon, Horace son maitre préféré, ont poli son talent, ils ne Font pas créé. Ses passions ne sont pas vigoureuses ; mais il met bien de la grace ä chanter les doux loisirs, notre peine de vivre et notre peur de mourir, la fuite du temps, et Chloé qui pleure parce que ses fleurs se sont fanées. II n'a pas de colěre, de mépris, de tristesse poignante ; 1 Bacco in Toscana, 1685 : ... Se purifie, s'immerge — se submerge — dans une coupe dorée débordante de ce vin — de la vigne — si benigne — qui flamboie ä Sansovino... » 2 LItalia alia Francia, 1700 : « Tu prends les armes, ô France ? et tu serres ton épée nue — contre moi, qui ne puis opposer que des armes de verre ä tes coups ? — contre moi que ni la gloire de mon antique sceptre — ni mon antique grandeur ne peuvent protéger ? » Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 242 mais de temps en temps, une note mélancolique perce dans sa chanson, qui pénětre alors plus profondément dans nos coeurs. Mathieu voyage dans la vieille Angleterre, avec son ami Jean ; il se présente ä ľauberge qu'il a connue jadis: Come here, my sweet landlady, pray how d'ye do ? Where is Cicely so cleanly, and Prudence, and Sue ? And where is the widow that dwelt here below ? And the hostler that sung, about eight years ago ? And where is your sister, so mild and so dear Whose voice to her maid like a trumpet was clear; ? Cest une gravure anglaise : ľauberge campagnarde, lhôte attablé, ľhôtesse : By my throth ! she replies, you grow younger, I think. And pray, Sir, what wine does the gentleman drink ? Why now let me die, Sir, or live upon trust, If I know to which question to answer you first2. Tout est naturel, familier; puis, sans que le ton semble s'élever, passe dans la réponse ľémoi qui saisit les mortels, quand ils pensent aux neiges d'antan : Why, things, since I saw you, most strangely have varied, And the hostler is hanged, and the widow is married. And Prue left a child to the parish to nurse ; And Cicely went off with a gentleman's purse ; And as to my sister, so mild and dear, She has lain in the churchyard full many a year 3. Chez d'autres encore, il ne serait pas difficile de montrer quel que poésie ; soit qu'elle parüt telle ä ceux qui I'entendirent pour la premiere fois ; soit qu'embrumée par les ans, eile ait preserve jusqu'ä nous une grace désuěte et touchante. Mais ce faisant, nous en reviendrions toujours ä plaider les circonstances atténuantes; ä renoncer ä ľabsolu pour nous contenter du 1 Matthew Prior, Down Hall, a Ballad. Publice pour la premiere fois en 1723 : Venez ici, ma douce hôtesse, comment allez -vous, je vous prie ? — Oü est Cécile, si proprette, et Prudence, et Suzy ? — Et oü est la veuve qui demeurait en dessous d'ici ? — Et le palefrenier qui chantait c'était il y a huit ans, ä peu pres ? — Et oü est votre soeur, si douce et si aimée ? — dont la voix sonnait comme un clairon ä ľoreille des servantes ? 2 « Par ma foi! répond-elle, je crois que vous rajeunissez ! — Et dites -moi, Monsieur, quel vin ce monsieur va -t-il boire ? — Je veux mourir, ou ne plus vivre que sur parole — si je sais ä laquelle de vos questions répondre ďabord ». 3 « Ah ! depuis que je ne vous ai vu, les choses ont change étrangement — et le valet a été pendu et la veuve s'est mariée — et Prudence a laissé un enfant ä la charge de la paroisse — et Cécile s'est enfuie avec la bourse d'un monsieur — et quant ä ma soeeur si douce et si aimée — eile git dans le cimetiére depuis de longues années ». Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 243 relatif; ä constater, avec Carducci, qu'il n'y a guěre eu de perióde moins lyrique que les cinquante premieres années du XVIIIe siěcle, et done, que e'est ici le commencement d'une ere de sterilite ; et ä confesser enfin que les meilleurs des poětes que nous avons cités, ä côté de Dante ou de Shakespeare, sont de maigres figurants. Avouons encore que dans la plupart des domaines littéraires s'opera la merne transformation; on perdit le sens des valeurs créatrices; on pensa qu'écrire, c'était imiter, c'était obéir. Au croisement des routes, des critiques sont postés, pour empécher que les auteurs ne s'égarent ou pour les remettre dans la bonne voie. Comme dit ce Thomas Rymer, qui a la gloire ďavoir montré que Shakespeare n'entendait rien ä la tragédie, les poětes deviendraient bien négligents, s'ils ne sentaient peser sur eux le regard du critique. Que de critiques ! Les défunts ne cedent pas leur place, Aristote, Horace, Longin, qui n'a jamais été ä pareille fete. Et la foule des vivants : le Pere Bouhours, le Pere Rapin, le Pere Le Bossu, docteurs illustres, qui enseignent comment il faut bien penser dans les ouvrages de ľesprit, comment il faut regier les discours et les vers, comment il faut ordonner le poéme épique. Toute une troupe anglaise de porte-férules, Gerard Langbaine, Edward Bysshe, Leonard Welsted, John Dennis, et de moindres encore. En Itálie, Muratori, Crescimbeni, Gravina analysent I'es sence de la poésie parfaite, de la parfaite tragédie. En AUemagne, Christian Wernicke explique que la littérature francaise est arrivée ä un haut point de perfection, parce qu'ä Paris, tout ouvrage fut-il compose par un auteur célěbre, est aussitôt suivi d'une critique... Quel zěle ! quelle aigre autorite ! que de gronderies et de disputes ! Faut-il plaindre les écrivains, brimés et querellés ? — lis s'accommodaient assez bien au temps, et avaient, somme toute, un double plaisir : orgueilleux, celui de criailler en réponse ; et paresseux, celui ďobéir. Boileau vieillit. Dans la preface ä ľédition de ses oeuvres qu'il donne en 1701, il résumé ses principes littéraires avec une vigueur qui ne faiblit pas, et il dit adieu. « Comme c'est ici vraisemblablement la derniére edition de mes ouvrages que je reverrai, et qu'il n'y a pas ďapparence qu'ägé comme je suis de plus de soixante et trois ans, et aceablé de beaucoup ďinfirmités, ma course puisse etre encore fort longue, le public trouvera bon que je prenne congé de lui dans les formes et que je le remercie de la bonté qu'il a eue ďacheter tant de fois des ouvrages si peu dignes de son admiration... » Le public ne se lasse pas; et la preuve, c'est que dans ces memes adieux, Boileau adresse un remerciement ä M. le comte ďEryceira, au sujet de « la traduction de mon Art poétique faite par lui en vers portugais, qu'il a eu la bonté de m'envoyer de Lisbonne avec une lettre et des vers francais de sa composition... » Dans quel pays ľArt poétique n'est-il pas lu, commenté, traduit ? Dans quel pays n'a-t-il pas pris valeur de code ? On peut houspiller le méchant Boalô quia ose parier du clinquant du Tasse ; Boileau, l'orgueilleux Francais, qui n'a rien connu, rien estimé au -delä des frontiěres de son pays: il Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 244 n'en est pas moins le législateur du Parnasse, ľautorité qui demeure, quand partout ailleurs eile fléchit. II n'est plus seulement un personnage, mais une institution : on va le voir ä Auteuil, comme s'il s'agissait de la colonnade du Louvre ou des chevaux de Marly. Imaginez une femme de lettres, qui n'est pas la derniěre venue, Mrs. Montagu ; eile va rejoindre son mari, ambassadeur d'Angleterre ä Constantinople ; on lui fait lire la traduction ďune poésie turque ; et ä qui penset-elle ? A Boileau. — «II y a de fort belles choses dans ces stances; cette épithěte de Sultane aux yeux de cerf, qui en anglais n'est pas trěs agréable, me plait infiniment; il me semble qu'elle offre une image assez vive du feu qui brille dans les yeux d'une maitresse indifferente. M. Boileau a observe, avec bien de la justesse, que nous ne pouvons pas juger si telle expression est noble dans le langage des Anciens par ľidée qu'elle nous présente ; et que tel mot qui chez eux pouvait etre fort agréable, est chez nous quelquefois ou bas ou rebutant ä notre oreille 1... » Boileau n'avait jamais pensé quun écrivain put se dispenser d'avoir du génie: mais laissez faire ses héritiers, ses successeurs; au génie, ils préféreront les procédés, et merne ils diront que pour écrire de beaux vers, une condition est süffisante: avoir « un goüt exquis des regies». Boileau avait préconisé la separation des genres: ä quelles distinctions miserables, divisions, subdivisions, sous-divisions de subdivisions son précepte aboutira ! Le classicisme était une äme, une volonte ; le pseudoclassicisme est une formule : la difference est la. La moralitě: voilä ce que les héritiers appauvris vont défendre, comme pour se consoler. Ľépopée doit etre morale, eile a pour but » la reformation des moeurs». La poésie doit etre morale, et merne eile doit enseigner les vérités religieuses; eile est une éthique, eile fait presque partie de la theologie. » Celuilä seul est bon poete, qui accouple de telle sorte l'utile et ľagréable, qu'en divertissant il enseigne, et qu'en enseignant il diver tisse. » — « La poésie est une magicienne, mais salutaire; eile est un délire qui élimine les folies. » Le theatre, tout spécialement, doit servir d'école ; honni soit ľauteur comique qui rendrait la vertu ridicule, et déguiserait le vice ! La comédie avait trouvé, en Angleterre, une forme originale ; eile tirait ses intrigues de moděles francais, surtout de Moliěre ; mais en les mélangeant, en les épicant, eile leur donnait un goüt particulier ; eile aimait les gros mots et les situations risquées; eile était immorale, scandaleuse, et gaie, et plaisante: telle un Congreve, un Vanbrugh, la faisaient triompher sur les scenes de Londres. Or, un ecclésiastique, Jeremy Collier, se déchaíne contre eile, et publie en 1698 son Court apergu de ľimmoralité de la scene anglaise. De la moralitě; c'est de la moralitě qu'il nous faut. Eh quoi ! le theatre devrait montrer ä tous les yeux l'incertitude de la grandeur humaine et les brusques changements du destin, les malheureuses consequences de la violence et de A.M. Pope ; d'Andrinople, avril 1717. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 245 ľinjustice, la folie de ľorgueil, les crimes de ľhypocrisie ; et que fait-il, au contraire ? La probité est tournée en derision ; sur la scene anglaise rěgnent le blaspheme, ľimpiété, ľindécence ; on ne craint pas d'y ridiculiser les ministres du culte ? O honte ! ô scandale ! — Le plus curieux, c'est qu'apres des discussions violentes, provoquées par la violence merne de Jeremy Collier, la complicité de ľesprit puritain et du moralisme pseudo-classique réussirent ä amender la comédie: laquelle, ayant jeté une derniére et plus delicate lueur dans les pieces de Steele, voyant qu'elle ne pouvait plus vivre sous la forme qu'elle aimait, prit le parti de mourir. Vers le merne temps, en Itálie, on dénonce la commedia delľarte ; et on cherche ä créer une comédie qui respecte ä la fois la raison et les moeurs. Je ne dis pas ä Florence ou ä Rome, mais ä Naples, il se trouve un auteur, Nicolo Amenta, pour renoncer ä la verve, aux saillies, aux bouffonneries, aux extravagances — et ä la gaieté, et au plaisir: plus de personnages immoraux, ďexpressions grossiéres, ďemporte ments amoureux; plus de servantes impudiques, de valets glou-tons; plus ďintrigues folles. Régularité ; moralitě... Posséder une institution ďÉtat, dont la charge principále füt de se prononcer sur les questions de beau langage, et de prendre la defense du bon goüt en littérature, c'est un désir qui n'était entré dans ľesprit d'aucune nation, sauf de la France, dans le temps qu'elle était passionnée de discipline et d'ordre. Mainte nant, les voisines enviaient cette Academie francaise dont les occupations avaient pris peu ä peu un caractěre rituel, qui avait conquis un prestige qu'aucune autre compagnie ne conférait, et dont tous les actes, un prix décerné au concours, une reception, une harangue, faisaient événement. Le peuple le plus libre du monde, les Anglais, voudraient bien en avoir une ; en seraient membres M. Prior, qui est comme le La Fontaine de Grande-Bretagne ; M. Pope, qui en est le Boileau ; M. Congreve, qu'on peut en appeler le Moliěre l ; M. Swift, qui est impatient de tous les jougs, mais qui se soumettrait volontiers ä celui-lä2. Aprěs avoir été longuement débattu, le projet échoue. Du moins l'Académie de Berlin se fonde-t-elle en 1700; l'Académie royale espagnole, en 1713. II n'est pas jusqu'ä la lointaine Russie qui n'obtienne son Academie, en 1725. La critique, qui faisait table rase des institutions du passé lorsqu'elle s'en prenait ä la religion ou ä la politique, ici, au contraire, est conservatrice ; eile accusait les Anciens de faire obstacle au progres des lumiěres: ici, eile les invoque comme des dieux protecteurs. Du jugement individuel, eile faisait la regle de toutes choses: ici, eile ne voit pas de salut hors de l'observation des regies; eile transforme les faits ďexpérience en impératifs. Si vous voulez écrire une tragédie, prenez vingt-quatre heures, une salle dans un palais, de l'amour, du devoir, et quelques héros solennels. En 1711, les Anglais eurent la joie de voir naitre chez eux, sur leur propre sol, un nouvel Art Poétique, écrit par un législateur du Parnasse. Freie, menu, Voltaire, Lettres philosophiques, XXIV. Sur les Academies. Swift, A proposal for correcting, improving, and ascertaining the english tongue... Londres, 1712. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 246 nerveux ; incroyablement sensible ä tous les souffles, ä touš les effluves; mais malgré ces differences, et quelques au třes, digne successeur de Boileau. Et promis ä un long rěgne, puisqu'au moment oú il publia son Essay on Criticism, Alexander Pope n'avait encore que vingt-deux ans. On croit saisir, dans cette oeuvre qui devint vite une des plus célěbres de ľépoque, un dernier combat. Chez ľauteur de ľ Essai sur la critique, deux hommes coexistent et ne s'entendent pas toujours : voire méme ils se contredisent sou vent. Lun représente la fougue d\in vif temperament individuel, et ľautre la discipline et ľordre qui vont décidément triompher. Le premier de ces deux personnages dans un seul individu, donne cours ä sa jeune verve, et exprime le sentiment qui existe, avoué ou secret, au coeur de beaucoup ďécrivains : ľagacement, ľim patience, la rebellion contre les critiques. Car on sait que les écrivains sollicitent leurs louanges, mais jugent intolérables leurs condamnations. Pope les traite fort mal: ces gens qui blä-ment les défauts de mes ouvrages, qui me jugent ou me censurent, quel est leur droit ? Ils ont declare un beau jour qu'ils se feraient critiques, c'est le metier qu'ils ont choisi : ce choix suffit-il ä fonder leur superioritě ? Comment! le premier sot venu prendra des airs d'importance, et prétendra me régenter ! Le premier poete manqué rendra des arrets sur la valeur de mes vers ! Un dramaturge sifflé viendra me dire comment je dois composer des comedies ! Qu'ils entendent quelques vérités ä leur tour; et qu'une bonne fois, un écrivain critique les critiques. Pour un mauvais poete ; il y a dix mauvais juges; l'arrogance n'est pas un brevet de valeur ; avant de condamner, il faut au moins comprendre : un esprit borne, incapable d'adopt er le point de vue d'un auteur, ne peut parier qu'ä contresens. Que de qualités on serait en droit d'exiger de messieurs les Aristarques ! Se sontils forme un jugement sur par ľexpérience et par le travail ? Ont-ils de la souplesse d'esprit, de l'intuiti on ? Sont-ils suffisamment modestes pour n'etre point jaloux ? Sont-ils capables de passer sur les défauts légers, pour souligner les mérites ? de donner franchement des louanges, au lieu de les mesurer comme des avaricieux ? Sont-ils impartiaux ? Hélas ! ils sont les serviteurs de la puissance, de la celebrité, des partis politiques, des passions religieuses... Ces indignations, qui montrent une äme non blasée, un temperament pour lequel il n'y a pas de pires tempetes que celieš de l'encrier, sont fort plaisantes. Mais il est encore plus curieux de voir de quelle maniere le second Pope fait la loi au premier, qui se laisse convaincre un peu trop vite, et qui, au fond, ne s'en prenait aux critiques que pour souhaiter chez eux une plus émi -nente dignitě. Le Pope raisonneur et raisonnable énonce des préceptes, des dogmes. II dit qu'il faut suivre la nature, l'infaillible nature, pure lumiěre, éclat divin : mais qu'il faut la suivre, cette nature immuable et universelle, avec le guide de la raison : il est plus beau en effet de diriger Pegase que de ľéperonner, de contenir sa fougue que d'exciter sa vitesse ; il importe de modérer la course du noble cheval ailé. L'art est encore la nature, mais la nature perfectionnée, rendue méthodique, heureusement soumise aux convenances. Que les poětes suivent done les regies que les anciens ont extraites de la nature ; qu'ils apprennent par quels préceptes utiles la savante Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 247 Grěce nous enseigne ä réfréner ä propos notre imagination, pour lui rendre ä propos son essor ! Virgile a éprouvé, un moment, la tentation de se fier ä son propre génie ; mais il a compris ä temps quHoměre et la nature ne faisaient qu'un ; convaincu, étonné, il renonce ä son téméraire dessein, et ä force de veiller, contraint son oeuvre ä obéir ä des regies aussi rigoureuses que si chaque vers avait passé sous les yeux d'Aristote. Que les poětes estiment done ä leur juste prix les grands moděles du passé : les imiter, e'est encore imiter la nature. De merne, qu'ils polissent et repolissent leurs ouvrages ! Un style vraiment facile est un effet de ľart, non du hasard ; c'est en apprenant ä danser qu'on acquiert une demarche aisée. — Ainsi s'exprime Pope, classique. Tout nourri des oeuvres de ceux qu'il salue comme ses illustres prédécesseurs, Aristote, Horace, Denys ďHalicarnasse, Pétrone, Quintilien, Longin ; Érasme qui a triomphé de la superstition gothique ; Vida qui a traduit la suprématie de ľltalie, au siěcle de Leon X ; Boileau. Tout fier de cette galerie d'ancetres devant lesquels il a fait rév érence, Pope, se tournant vers les écrivains de son temps, pretend régir et commander ä son tour. II ne serait pas mauvais d'avoir quelques oeuvres ä montrer, pour justifier l'excellence des theories ; et rien ne devait etre plus facile. Connaissant ä merveille la facon dont il faut bätir une épopée, qu'attendent les poětes ? Excelling that of Mantua, that of Greece, A wond'rous, unexampled Epick Song, Where all is just, and beautiful, and strong, Worthy of Anna's arms, ofMalbro 's Fire. Does our best Bard united strength require... Dépassant celui, de Mantoue, et celui de Grěce ; un poěme épique merveilleux, inouí, oü tout sera juste, et beau, et fort, digne des armes d Anne et du feu de Malborough — voilä ce qui demande les forces unies de nos meilleurs poětes... Richard Blackmore, qui exhorte ainsi ses compatriotes, a donné lui-meme le bon exemple. Le but de la poésie est ďinstruire ľesprit, de regier les moeurs; le genre épique, qui est le premier en dignitě, est aussi le plus moral; les héros qu'il met en scěne enseignent la religion, la vertu, la domination des passions, la sagesse : c'est done un devoir que ďécrire des épopées. II est vrai que depuis Homere et depuis Virgile, personne n'y a réussi: mais cet échec vient moins du manque de génies que de ľignorance des regies. Aujourďhui, nous avons comme guides, outre Aristote et Horace, Rapin, Dacier, Le Bossu, Rymer ; done, nous n'ignorons plus rien de ce qu'il faut faire pour exceller : commencons. II commence: «Dis-moi, ô Muse»... La Muse lui inspire Le Prince Arthur, poěme héroíque ; Le Roi Arthur, poěme héroíque ; Elisa, poěme épique ; La Creation, poěme philosophique ; Alfred, poěme épique ; des dizaines, des douzaines de chants; des milliers et des milliers de vers. Mais Richard Blackmore était meilleur médecin que poete ; ses épopées, personne ne les a retenues. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 248 Et la tragédie ? Un excellent esprit, un juriste renommé, Gian Vincenzo Gravina, va montrer l'exemple. II étudie les traités, les poétiques ; il ne se contente ni du classicisme francais, ni des oeuvres de la Renaissance, mais remonte jusqu'ä la tragédie grecque, la vraie, la primitive : il la tient, eile ne lui échappera plus. Dans le prologue des cinq pieces qu'il publie ä Naples, en 1712, Gravina donne la parole ä la Tragédie en personne : me voilä ! s'écrie-t-elle. Apres tant de siěcles d'ignorance, j'apparais enfin dans ma forme premiere ! Sous la conduite d'un légiste, d'un orateur, d'un philosophe, escortée de la Raison poétique ä laquelle obéissent les regies, dirigée par le flambeau de la critique, j'arrive enfin !... Cette Muse parle bien: mais les tragedies de Gravina n'en sont pas moins détestables. A travers ľEurope s'organise un concours general de tragé die ; pour obtenir la palme et le prix les diverses nations se mettent au travail; les gens ä cothurne s'affairent de tout côté. Crébillon rivalise avec Racine : mais il prodigue les bistres et les noirs. Ľétranger rivalise avec la France : ah ! s'il pouvait ľéclipser ! Du moins n'épargne-t-il ni le temps, ni la peine, ni le nombre des tragedies; pendant des années il s'acharne. Jour memorable, que celui oü le marquis Scipione Maffei fit représenter pour la premiére fois, ä Vérone, — c'était le 12 juin 1713 — une Mérope un peu décharnée, mais qui semblait plus classique que les plus classiques des tragedies francaises. Quels applaudissements d'abord dans sa province, ensuite dans toute lítalie ! Quel triomphe ! Quelle admiration pour ces sentiments exaltés, pour ces tirades grandiloquentes, pour ces vers mécaniquement rythmés ! La piece fit grand bruit ä travers le monde, traduite, discutée, prônée; et par Voltaire et par Lessing, eile alia, plus tard, jusqu'ä Goethe. Les Anglais aussi avaient bien compris qu'il fallait reformer leur theatre, bannir les honteuses licences d'un Shakespeare, interdire ä la tragi-comédie sa pretention de se confondre avec la tragédie merne, supprimer les effets de batailles, de tumultes, de corteges sur la scéne, et ces trompettes et ces tambours, et ces assassinats dont on ne saurait supporter le spectacle, pour peu qu'on ait le goüt bien fait ; bref, ils aspiraient ä la belie tragédie reguliere, savamment découpée, dosant la terreur et la pitie, héroíque avec sobriété, et sublime sans emportements. Ils travaillaient de leur mieux. On voit un Nathaniel Lee composer des Néron, des Sophonisbe, des Gloriana, des Reines Rivales, des Mithridate, des (Edipe, des Théodose des Lucius Junius Brutus et autres, oü son génie naturellement confus et brouillon s'efforce de ne pas introduire deux actions dans une seule piece, ďécarter les episodes inuti les, de satisfaire ľidole de ľunité de temps, de respecter les convenances, de ne parier qu'en langage noble et pompeux. Voire il y réussit quelquefois, et n'arrive pas trěs loin de cette régularité qui lui parait la beauté supreme. La Venise sauvée d'Otway, est déjä un beau succěs, et prouve aux étrangers que le theatre anglais est capable de se montrer ä la fois correct et pathétique. Mais ľannée 1713 marque enfin la victoire. Alors paraít le Caton d'Addison, digne d'etre traduit en francais sans tarder, tout de suite : Londres, qui possédait déjä un nouveau Boileau, posséde un nouveau Racine ; et commence la gloire européenne de ce Caton solennel. II est le résultat d'un demi-siécle ďefforts, ou ä peu pres. II n'a pas fallu Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 249 moins de temps aux Anglais pour discipliner ce que leur génie avait d'inculte, et pour produire ce chef-d'oeuvre de régularité. Les Allemands restaient en arriěre : ils arriveront cependant, un peu de patience. Gottsched souffre de voir le theatre allemand dans le chaos; il travaille, lit la Poétique d'Aristote et ses commentateurs, le theatre des Anciens, les poětes francais, jusques et y compris leurs prefaces; aussi ouvre-t-il les yeux, comprenant que l'art dramatique a des regies si bien fondées en raison, si absolues, et ďune si impérieuse nécessité, que l'Allemagne restera barbare, aussi longtemps qu'elle refusera de les observer. En consequence, Gottsched travaille de toute maniere ä posséder les secrets de l'art, et donne triomphalement un Caton mourant en 1732. II se serait bien borné, explique-t-il, ä mettre en allemand le Caton d'Addison ; mais la piece n'était pas encore assez reguliere, assez desséchée; eile se permettait quelques episodes, quelques ornements, qui chargeaient mal ä propos son architecture. Grace au Ciel, et ä son mérite, toutes les scenes du Caton allemand se passent dans une seule salle du chateau dUtique et la durée de Faction « est depuis le midi jusque vers le coucher du soleil ». Chose étrange ä penser, qu'un Voltaire, quand il écrira des tragedies ou des odes, sortira de son génie propre sans que les contemporains s'en apercoivent, sans qu'il s'en apercoive lui -meme ; et voudra recommencer Corneille et Racine ou Boileau. II y a une tristesse ä voir, děs cette époque, et sans attendre que le pseudo-classicisme se développe pendant une durée plus longue que celle qu'aucune école moderně ait jamais remplie, ce fatras de fables sans fraicheur, de tragedies sans vérité, de vers sans poesie. Poids mort... C'est la rancon des bienfaits que le classicisme avait apportés au monde. Parce que les classiques francais avaient atteint un point de perfection sublime, qui a ébloui leurs epigones au point de leur faire croire que leur seule ressource était de les imiter ; parce que les écrivains du second ordre, courant au plus facile, aiment recommencer ce qui a une fois réussi; parce que l'esprit géométrique a fait perdre l'amour des formes souples et des vives couleurs ; parce que la raison dominatrice n'a plus toléré des fleurs qui ne fussent que des fleurs, les facultas lyriques se sont desséchées; le génie poétique est entré en léthargie. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 250 CHAPITREII LE PITTORESQUE DE LA VIE Puisque ces champs de fleurs artificielles sont sans mirages, cherchons ailleurs... Mr. Spectator preche ä ses lecteurs la sagesse et la mesure : or il s'arrete dans ses propos moralisants, pour vanter les plaisirs de ľimagination, pour affirmer que les délices que procure la vue ne sont pas inférieures ä celieš de ľintelligence, et merne pour admirer les nobles extravagances de Shakespeare: Juvat integros accedere fontes... Les théoriciens ďltalie prechent ľobéissance aux regies : et en merne temps, contre les regies, ils réservent les mérites et les droits d'une certaine fantaisie créatrice : au point qu'on a pu voir en eux avec bienveillance et non sans exces, les prédécesseurs des romantiques. Que ďheu reuses contradictions ! Laissez faire les Francais, ils sont en train de tout soumettre ä leur compas: ä moins que les fées ne vien-nent brouiller, comme par jeu, leurs dessins géométriques. La fin du siěcle était austere et morose, pénétrée du sentiment des grands déclins; aux oeuvres majestueuses succédaient les essais critiques; et tout d'un coup, qu'exige la mode, quels livres s'étalent aux devantures ? Des contes de fees. Les contemporains de Louis XIV vieillissant, de Mme de Maintenon devote et raisonnable, se délectent des histoires que ma mere l'Oye racontait aux petits enfants. Je veux bien que Descartes ne soit pas aboli tout d'un coup, qu'une citrouille dorée se transforme en carrosse doré, des lézards en laquais ä chamarrures, des rats moustachus en cochers ä moustaches; et qu'ainsi soient sauvegardés, en quelque maniere, les rapports logiques qui sont chers ä notre nation. Mais que d'illogisme, aussi ! Surgissent des palais somptueux ; on n'y voit qu'or et que rubis ; la porte est couverte d'escarboucles ; et pour entrer, on tire un pied de chevreuil attache ä une chaine toute de diamants. Les animaux parlent; la biche qui paissait dans les bois, la chatte qui habitait sa chatterie, sont des femmes enchantées; et les oiseaux bleus sont des princes charmants. Ce ne sont que merveilles, fleurs, bijoux, surnaturelles parures: une piece de toile de quatre cents aunes tient dans un grain de millet, et dépliée, passe ä travers le trou d'une aiguille ; tous les animaux de la terre, de la mer et du ciel y sont peints, avec la lune, le soleil et les étoiles. On chevauche des chevaux de bois, qui courent ä toute bride, et qui sautent mieux que ceux des Academies; on circule dans un cabriolet attelé d'un gros mouton qui connait tous les chemins, dans un petit traineau peint et doré que tirent deux cerfs d'une vitesse prodig ieuse, dans une chaise volante trainee par des grenouilles ailées, dans des chariots de feu que des dragons emměnent ä travers les airs. On ne reconnait plus les lois du monde, que des pouvoirs magiques viennent bouleverser ä plaisir; les corps ne sont plus pesants, les Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 251 reves sont vrais, la vertu est récompensée, le vice est puni. Quand on quitte enfin ces contes admirables, on trouve la vie si terne et si froide, qu'elle fait peine ä vi vre. Des femmes les ont recueillies les premieres, ces histoires venues du fond des äges, de si loin qu'on ne sait plus, ces palpitations de ľäme primitive, qui dans toute la creation, dans le vent et dans la nuit, dans le printemps et dans ľhiver, ne voyait que magie. Des femmes, elles -memes plus instinctives, plus sensibles ä ce passe de leur race, gardiennes de ľimagination. Ensuite Charles Perrault est venu et ľex -surintendant des bätiments du Roi, prenant alors des ailes de papillon, des fils de la Vierge, et des rayons de lune, construit ses contes de fees, chefs-d'oeuvre fragiles et immortels. La Belle dormait au bois; tout s'était arreté, merne les songes ; les lutins ne voltigeaient plus, ni les caprices; sur Versailles, sur la ville et sur la cour, planait la tristesse des choses achevées; un coup de baguette, et tout s'éveille, les marmitons se mettent ä courir, les valets gambadent, les chevaux s'ébrouent, les oiseaux du bois s'appellent dans les branches, la princesse s'éveille, sourit, et dit au prince qu'il est venu bien tard, qu'elle ľa attendu bien longtemps. Ceux qui faisaient de vrais voyages n'en rapportaient pas tout ce que nous aimons aujourďhui, lente conquete ; ils ne transposaient pas leur moi dans les lointains pour s avoir ce qui adviendrait de lui, pour sentir leur äme s'émouvoir au souffle des vents inconnus. Et pourtant, on n'a pas tout dit, quand on n'a parle que de leurs idées. Étaient-ils de purs esprits ? Leurs yeux ne commencaient-ils pas ä s'ouvrir devant le pittoresque du monde ? N'ont-ils pas offert, ä un siěcle saturé d'intell igence, des images qui ľont séduit ? Comme des íles nouvelles dans des oceans familiers, apparaissaient encore, en Europe meme, des terres merveilleuses. Telle la Laponie, qui sortait peu ä peu des ombres cimmériennes. Étranges gens, comme dit Francois Bernier le voyageur, que ces Lapons au nez camus, que ces « petits courtauds avec de grosses jambes, de larges épaules, le col court, et un visage je ne sais comment tiré en long, fort affreux et qui semble tenir de l'ours ; vilains buveurs ďhuile de poisson... » Étrange pays, oú ľété, le soleil ne se couche pas, et ne se lěve jamais, ľhiver ; oú les chevaux sont remplacés par des rennes; oü les hommes glissent au moyen de planches qu'ils s'attachent aux pieds ; oü les sorciers entrent en transes pour un oui ou pour un non. Si étrange, que les voyageurs semblaient en rapporter « plutôt une description d'un nouveau monde qu\ine relation ďune partie de notre continent... » Des Etats barbaresques continuaient d'arriver ďétonnants récits, aventures de mer, captivités, fuites et délivrances, amants séparés et retrouvés, martyrs et renégats; on entrevoyait des pachas et des janissaires, de belles éplorées, prisonniěres au sérail, et des Infiděles s'éprenant de leurs larmes, des gardes-chiourme et des galériens penchés sur les avirons, des missionnaires apportant ä grande peine en doublons ďEspagne ou en ecus de France, ďénormes rancons. Sans cesse répétées, sans cesse embellies, ces histoires plaisaient Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 252 toujours. Denouements des comedies; péripéties des histoires d'amour ; et f aits reels, plus romanesques que les romans. De Jerusalem, du Saint-Sépulcre, arrivait au moins une fois une lamentation lyrique. O Jerusalem ! ô ville infortunée ! ô cite des tombeaux ! Les squelettes, les os disjoints, les os brisés que ľon contemple dans les cimetiéres inspiraient des pensées lugubres, qui s'exhalaient dans une Contemplation : Is this, alas ! our boasted mortal State ? Is it for this, we covet to be great ? What Happiness from envied Grandeur springs, When these poor Reliques once were mighty kings ? O frail uncertainty of human Power, While Graves can Majesty itself devour; / Celui qui se lamente ainsi, ce n'est pas Young dans ses Nuits, ce n'est pas Hervey dans ses Tombeaux ; c'est Aaron Hill le romantique, Aaron Hill le voyageur en Terre Sainte. Si Louis XIV lut les lettres que le Pere de Prémare envoyait de Canton au Pere de La Chaise, il dut soupconner qu'il existait au monde des magots encore plus étranges que ceux qu'on pouvait voir sur les tableaux des Hollandais. Canton, quelle ville bizarre ! Imaginez des rues étroites, oü fourmille tout un peuple ; portefaix qui vont pieds nus, et qui se coiffent ďun curieux chapeau de paille, qui les protege aussi bien de la pluie que du soleil; au lieu des carrosses, des chaises bizarres, et le Pere Prémare lui-meme qui se proměně dans une chaise fort grande et bien dorée, que six ou huit hommes portent sur leurs épaules; corteges guerriers, le Tsong-Tou, c'est-a-dire ľintendant de deux provinces, ne sort jamais sans etre accompagné de cent personnes pour le moins... « Tout ce que je viens de dire forme, ce me semble, encore une idée de ville assez nouvelle, et qui n'a guěre de rapport ä Paris. Quand il n'y aurait que les maisons seules, quel effet peuvent faire ä l'oeil des rues entiěres oü ľon ne voit aucune fenetre, et oü tout est en boutiques, pauvres pour la plupart, et souvent fermées de simples claies de bambous en guise de porte2 — ?... » Ajoutez les pagodes desservies par les bonzes, les portes des rues qui se ferment ä la tombée du jour ; sur le fleuve, toute une ville flottante, des barques dont chacune loge une famille ; et les riziěres dans la Campagne... 1 « Tel est done, hélas ! notre etat mortel si vanté ? — Est-ce pour cela que nous convoitons les grandeurs ? — Quel bonheur provient done des grandeurs enviées — quand ces pauvres reliques ont été jadis des rois tout-Puissants ? — O fragile incertitude de líiumain pouvoir -puisque la tombe est capable de dévorer la Souveraineté eile -méme... » 2 2. Lettre du P. de Prémare au R.P. de La Chaise, confesseur du Roi. A Canton, le 17 février 1699. (Lettres édifiantes et curieuses éerites des missions étrangěres, tome 1. 1703.) Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 253 Des Indes occidentales, des lies, arrivait ľimage de ľaventure eile -merne, des aventuriers les plus aventureux qu'eussent jamais portés la terre ou les eaux. Leur quartier general est Hie de la Tortue, pres de Saint-Domingue : ramassis de desperados de tout pays, de toute race, qui vi vent sous les lois d'un honneur qui leur est propre, mais qui n'est pas celui du commun des mortels. Ce sont les boucaniers, les flibustiers. Les boucaniers chassent aux boeufs pour en avoir le cuir, ou bien aux sangliers pour en avoir la viande. Armes de longs fusils qu'on fabrique expres pour eux ä Dieppe et ä Nantes, suivis de leur meute, aides de leurs valets qu'ils engagent pour trois ans et qui deviennent ensuite des camarades s'ils sont braves et forts, ils vont poursuivant leur proie : děs qu'une bete est abattue, le maitre en tire les quatre gros os, qu'il casse, et en suce la moelle toute chaude: cela lui sert de dejeuner. Ils sont si adroits tireurs, que pour se divertir ils coupent la queue d'une orange sans que la balle touche le fruit ; et quelques-uns sont si allěgres, qu'ils rejoignent les taureaux ä la course et leur coupent le jarret. Durs, violents, intraitables, féroces, toujours prets ä verser le sang, ils sont braves entre les braves, et étrangement sensibles ä ľamitié. Les flibustiers sont les chasseurs des mers. S'élancant sur les vagues océanes, ils courent sus aux gros vaisseaux, principalement aux espagnols, qui passent charges de ľor des Indes; ils montent ä ľabordage, ils massacrent ľéquipage, le vaisseau est ä eux ; de bataille en bataille et de victoire en victoire, ils accumulent le butin : jusqu'au jour oú, débarqués dans quelque port, ils se ruinent en folies ; comme ceux qui, arrives ä Bordeaux apres des prises royales se firent porter en chaise et précéder par des flambeaux, en plein jour. Par leur courage et par leur férocité, les flibustiers atteignent ä la grandeur épique. Ils s'appellent Alexandre, surnommé Bras de fer ä cause de la force de son poignet, « qui a autant signále son nom entre les aventuriers, que ľancien Alexandre a distingué le sien entre les conquérants ». Pierre le Grand, natif de Dieppe ; Roc, dit le Brasilien, natif de Groningue ; Morgan le Gallois ; le capitaine Montauban, qui a couru pendant plus de vingt années les côtes de la Nouvelle Espagne, de Carthagene, du Mexique, de la Floride, de la Nouvelle-York, les íles Canaries et le cap Vert. ĽOlonois, natif du Poitou, ä la tete de vingt et un hommes vient mouiller devant Cuba; il s'empare du vaisseau qui devait lui donner la chasse, et apprend que, sur ce vaisseau, le gouverneur espagnol avait eu soin de faire mettre un bourreau tout expres pour prendre les flibustiers. « ĽOlonois, ä ces mots de bourreau et de pendre, devint tout furieux ; dans ce moment il fit ouvrir ľécoutille par laquelle il commanda aux Espagnols de montér un ä un ; et ä mesure qu'ils montaient, il leur coupait la tete avec son sabre. II fit ce carnage seul et jusques au dernier. » ĽOlonois prend Macaraibo et Gibraltar, dans la province de Venezuela. « Tout ayant été ramassé, on trouva qu'en comptant les joyaux, ľargent rompu, prisé ä dix ecus la livre, il y avait deux cent soixante mille ecus, sans le pillage, qui en valait bien encore cent mille ; outre le dégät, qui montait ä plus d'un million d'écus, tant en églises ruinées que meubles rompus, navires brúlés, et un autre chargé de tabac, qu'ils avaient pris et emmené avec eux, et qui valait pour le moins cent mille livres. » ĽOlonois finit mal : « II eut le malheur d'etre pris Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 254 par les sauvages que les Espagnols appellent Indios bravos, qui le hachěrent par quartiers, le firent rôtir et le mangěrent!. » De l'Orient arrivaient les plus beaux contes ; car « on sait qu'en fait de merveilleux, les Orientaux surpassaient toutes les autres nations » . De 1704 ä 1711, Antoine Galland a publié sa traduction des Mille et Une Nuits. Quand Scheherazade commenca ses récits nocturnes et se mit ä déployer, infatigable, les ressources infinies de son imagination, nourrie de touš les songes de ľArabie, de la Sýrie, de ľimmense Levant ; quand eile peignit les moeurs et coutumes des Orientaux, les ceremonies de leur religion, leurs habitudes domestiques, toute une vie éclatante et bigarrée ; quand eile indiqua comment ľon pouvait retenir et captiver les hommes, non par de savantes deductions ďidées, non par des raisonnements, mais par ľéclat des couleurs et par le prestige des fables: alors toute 1 Europe fut avide de ľentendre ; alors les sultanes, les vizirs, les derviches, les médecins grecs, les esclaves noirs, remplacěrent la fee Carabosse et la fée Auroře ; alors les architectures légěres et capricieuses, les jets ďeau, les bassins gardes par des lions d'or massif, les vastes salles tapissées de soieries ou ďétoffes de La Mecque, remplacěrent les palais oü la Bete attendait que la Belle s'éveillät ä ľamour ; alors une mode succéda ä une autre : mais ce qui ne changea pas, ce fut ľexigence humaine, qui veut des contes aprés des contes, des reveš aprés des reveš, éternellement. Des images... Les voyageurs ornent leurs récits de des sins et de gravures, les pagodes de la Chine, les cerastes ou les balons ou les talapoins de Siam, les plantes merveilleuses qui poussent dans les jardins de Malabar. Le Pere Bouvet fait exécuter des planches qui montreront aux Francais, tout surpris, les costumes des mandarins; M. de Fériol, ambassadeur de la cour de France auprěs du Grand Seigneur, commande un recueil de cent estampes qui feront voir aux Parisiens les robes somptueuses du Levant. Certains mettent sous les yeux du lecteur en utilisant ces types exotiques, des scenes, et merne des tableaux : un sauvage porte ľallumette au lit de sa maítresse ; dans ľune des pyramides dĹgypte, des explorateurs pénétrent et leurs torches jettent des lueurs fantastiques sur les tombeaux millénaires. Souvent elles sont pleines de charme, ces gravures qui viennent du lointain, de ľinconnu ; on dirait que leur nouveauté rend aux artistes la fraícheur qu'ils avaient perdue ä force de copier les modéles antiques. Quelquefois le voyageur lui-meme, sachant bien qu'il touchera plus sürement les esprits par la representation directe des formes que par les mots et les phrases, se fait dessinateur : Cornelius Van Bruyn se place devant ses modéles avec la conscience, avec la gravité d'un homme qui remplit un sacerdoce ; il prend en charge la vérité. Mais s'agit-il seulement de livres ? Les visiteurs bariolés venus des lies, venus de Bangkok, venus de Pékin, peuplent ľhorizon familier. Plus volontiers que jamais, les tapisseries des Flandres prennent pour sujet les quatre parties du monde ; les Chinois, qui déjä figurent ä ľOpéra et au theatre A.O. Oexmelin, De Americaensche Zee-Rovers, Amsterdam, 1678. Trad, fr., 1686. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 255 de la foire, s'installent sur les paravents et sur les murs ; les porcelaines et les laques n'arrivent pas moins vite que les idées de Confucius. Spinoza, Malebranche, Leibniz ! mais aussi Alexandre Bras de Fer et Scheherazade. Les grands systěmes métaphysiques, fondés en raison ; mais aussi, l'imagination qui vagabonde de contes en féeries, ľoeil qui reve en regardant avec quelque effroi le rhinoceros ou la vache marine. Tant d'efforts pour expliquer le monde, en profondeur ; et ä la surface, ces miroitements et ces jeux. De la nature naturante, de la vision en Dieu, toute une troupe de gais lurons, paillards, ivrognes, et filous, se soucie autant qu'un poisson fait d'une pomme ; la seule harmonie préétablie dont s'occupent ces gaillards est celle qu'ils affirment entre leur gosier et le bon vin. lis suivent leur chemin, sans se demander d'ou ils viennent, sans savoir oü aboutit leur route ; ä quoi bon ? L'essentiel est de vi vre, un chien vivant vaut mieux qu\in philo sophe défunt. Le concret: voilä leur domaine. Ils le parcourent ä grande joie, sifflant, chantant, faisant ripaille, profitant des imbeciles et des sots, heureux de vivre ; et tant pis pour la mort; et tant pis pour ľau -dela. II faut que le type du gueux, du ribaud, du filou, ait en soi une vérité psychologique, une valeur de symbole, ou une puissance d'amusement prodigieuses, pour que, sous des masques divers, il ne cesse jamais de plaire aux generations. Immortel picaro ! Les fils et les petits -fils de Guzman d'Alfarache et de Lazarillo de Tormes couraient encore le monde, bras dessus, bras dessous avec les descendants de Panurge et Meriton Latroon, leur cousin anglais. Mais leur groupe infatigable se renforcait d'apports nouveaux. A Londres, Ned Ward le cabaretier quittait sa taverně, non sans s'etre attablé au préalable, avec quelques bons amis, devant deux oies rôties, deux tetes de veau, un énorme morceau de Chester cheese : le tout arrosé de nombreuses pintes ď'ale, pour commencer, et deport, pour finir. Quittant done sa taverně, et croisant au passage Locke, Samuel Clarke, Boyle, ou Newton, il s'en allait ä travers les rues, ä travers les places, entrant dans d'autres tavernes, et dans les maisons, et dans les églises, et dans les banques, et dans les musées, partout oü ľon peut rencontrer des échantillons amusants de cette bizarre espěce qui s'appelle ľhumanité. Alors il les décrivait, avec une verve rude, des images primesautiěres, un vocabulaire savoureux : intarissable, débordant ďhumour et d'ironie, de chaque chapitre de son Espion de Londres faisant une comédie realisté : realisté et gaie, c'est le miracle qu'il aecomplissait, qu'il renouvelait touš les jours. Non loin de lui, Tom Brown, bohéme entre les bohěmes, satirique entre les satiriques, toujours pret ä louer sa plume pour de ľargent, toujours enclin ä dépenser ľargent qu'il venait de gagner avec sa plume, observait de son côté les folies de la grande ville. Eh quoi ! La vie est-elle autre chose qu'un amusement? Ľun s'amuse avec 1 'ambition, ľautre s'amuse avec ľin téret, et cet autre encore avec cette absurde passion, ľamour. Les petites gens s'amusent avec de petits plaisirs, les grands hommes Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 256 s'amusent ä acquérir la gloire : et moi, je m'amuse ä penser que tout cela n'est rien, rien d'autre qu\in amusement... Ainsi parlait ce moralisté ä rebours, qui, aprěs avoir bu, aimé, emprunté et dormi en prison plus que son compte, mourut ä quarante et un ans. Cependant, ä Paris -Madrid, le Diable boiteux s'amusait de la merne maniere : au lieu d'entrer par les portes, il aimait mieux soulever le toit des maisons, mais découvrait de merne des antimétaphysiciens, des anti-héros, des gens enfoncés dans la matiěre, et qui ne pensaient pas s'en trou ver plus mal ; ou plutôt ils ne pensaient rien: ils se contentaient ďexister. « Un tableau des soins, des mouvements, des peines, que les pauvres mortels se donnent pour remplir, le plus agréablement qu'il leur est possible, ce petit espace qui est entre leur vie et leur mort!. » Rien de mieux ; rien de plus ; sur les réalités transcendantes, aucune question, et, semble-t-il aucun tourment, aucune curiosité. Le reel n'est ici que la laideur des ämes et des corps ; on le trouve, pour peu qu'on gratte un peu les apparences; et on ne trouve que cela. « J'apercois dans la maison voisine deux tableaux assez plaisants; ľun est une coquette surannée qui se couche aprěs avoir laissé ses cheveux, ses sourcils et ses dents sur la toilette ; l'autre un galant sexagénaire qui revient de faire ľamour. II a dé ja ôté son oeil et sa moustache postiches avec sa perruque qui cachait une tete chauve. II attend que son valet lui ôte son bras et sa jambe de bois, pour se mettre au lit avec le reste. » Ainsi la beauté n'existe pas ? Ne peut-on espérer la découvrir encore ? « Si je m'en fie ä mes yeux, dit Zambullo, je vois dans cette maison une grande jeune fille faite ä peindre. — Hé bien, reprit le boiteux, cette jeune beauté qui vous frappe est soeur aínée de ce galant qui va se coucher. On peut dire qu'elle fait la paire avec la vieille coquette qui loge avec eile. Sa taille que vous admirez est une machine qui a épuisé les mécaniques. Sa gorge et ses hanches sont artificielles... Néanmoins comme eile se donne un air de mineure, il y a deux jeunes cavaliers qui se disputent ses bonnes graces. Ils en sont venus aux mains pour eile. Les enrages ! II me semble que je vois deux chiens qui se battent pour un os. » II n'y a pas ďidée dans le Diable Boiteux, mais bien plutôt un parti pris d'imagination grotesque ou noire. Le Sage atteindra la perfection du genre avec Gil Bias, dont la premiére partie paraít en 1715 : le héros est plus fin, plus spirituel, plus complexe ; l'observation est poussée plus loin, Failure est aisée, naturelle : nous n'en restons pas moins aux antipodes de la tragédie métaphysique. Enfin en arriěre-garde, et comme s'ils avaient honte d'appar tenir ä la troupe, voici des gentilshommes d'assez fiěre mine, mais qui ont le défaut de ne jamais se poser le probléme moral, ou d'y penser sur le tard, et dont on dirait volontiers ce que ľhôtelier d'Amiens disait de Manon Lescaut et de Des Grieux : ils sont charmants, mais ils sont un peu fripons. Ils ne vi vent que pour l'aventure, pour les voyages, pour le jeu, pour l'amour ; ils aiment les bons tours, les aimables filouteries, les audaces, les grands coups d'épée qu'ils distribuent libéralement et qu'ils recoivent quelquefois : mais ils n'en meurent Alain-René Le Sage, Le Diable boiteux, 1707. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 257 pas. On panse leurs blessures, on les met au lit: huit jours aprěs ils se lěvent, et recommencent leur existence tumultueuse, vertigineuse, et dont le seul récit fait tourner la tete aux paisibles bourgeois. Tous pourraient prendre le nom qu'a donne ä ľun de ses héros ce Gatien de Courtilz qui lanca de par le monde tant de picaros déguisés en seigneurs; tous pourraient s'appeler le chevalier Hasard. Quelle vie ! quel rythme effréné ! « Le chevalier Hasard n'a jamais connu pere ni měře ; il est trouvé emmailloté sur la porte ďune église et élevé aux dépens de la paroisse ; quitte ses nourriciers pour aller chercher fortune ailleurs; est mis en apprentissage par une dame de qualité chez un orfěvre ; abandonne son maitre pour aller ä ľarmée ; prend parti dans le regiment de marine de mylord S.T.; le vaisseau oú il s'embarque fait naufrage ; il se sauve par miracle avec un autre de ľéquipage ; s'embarque pour Boston ; son ami y est tué dans une querelle de jeu ; il venge sa mort au prejudice de l'amour de sa maítresse ; est accuse d'avoir engrossé une fille ; pret ä se marier avec une autre ; on l'attaque dan s la rue, il est blessé d'un coup de pistolet ; sa blessure devient dangereuse ; on fait pendant ce temps-lä des difficultés ä son manage ; la fille qui l'accuse veut devenir sa femme ; lui fait proces; le frere le veut assassiner; il est encore attaqué une autre fois; recoit quatre blessures; aprěs sa guérison, sa maítresse tombe malade de la petite vérole ; en meurt1... » Si occupé, et d'une telle allure, comment cet agité trouverait-il encore le temps de penser ? Le plus séduisant de ces illustres aventuriers n'est pas le marquis de Montbrun; ni le chevalier de Rohan, prince infortuné; ni merne M. d'Artagnan, destine sans le savoir ä une si belle carriěre, aprěs avoir dormi pendant cent cinquante ans ; mais bien le comte de Gramont, dont Anthony Hamilton se divertit ä publier la vie2. Qui ne connaít cette étincelante image, dont un Anglais fit don ä nos lettres francaises ? Qui n'a suivi le comte de Gramont dans ses années d'apprentissage, dans ses campagnes piémontaises, dans son exil ä la cour d'Angleterre dont il fit le scabreux ornement ? qui n'a souri ä tant d'évocations plaisantes, au portrait de Matta son compere, ä celui de Mile de Saint-Germain ou de la marquise de Sénantes ? qui n'a admire la liberté du récit, son pittoresque, sa qualité dense et incisive, sa vigueur, son humour ? Laissons Hamilton lui-meme nous dire comment il s'est soucié non pas de la moralitě, mais du caractěre ; non pas du bien ou du mal, mais du relief; non pas de philosopher, mais de vivre : « II est question de représenter un homme dont le caractěre inimitable efface des défauts qu'on ne pretend point déguiser; un homme illustre par un melange de vices et de vertus qui semblent se soutenir dans un enchaínement nécessaire, rares dans leur parfait accord, brillantes dans leur opposition. C'est ce relief incomprehensible qui, dans la guerre, l'amour, le jeu, et les divers états d'une longue vie, a rendu le 1 Mémoires du chevalier Hasard, traduit de ľanglais sur le manuscrit original. A Cologne, chez Pierre le Sincere, 1703. Argument. 2 Mémoires de la vie du comte de Gramont, contenant particulierement litis toire amoureuse de la cour d'An gleterre sous le regne de Charles II. Cologne, Pierre Marteau, 1713. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 258 comte de Gramont ľadmiration de son siěcle... » Ľénergie vitale : voilä en effet ce que Gramont a incarné et ce quHamil ton a traduit. II serait un peu naif de s'étonner devant le spectacle du grouillement pittoresque des hommes, reflate dans la littérature. Mais ä ne regarder que les hauteurs, on ľavait presque oublié. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 259 CHAPITRE III Le rire et les larmes. Le triomphe de ľopéra Je chante les combats, et ce prélat terrible Qui, par ses longs travaux et sa force invincible, Dans une illustre église exercant son grand cour, Fit placer ä la fin un lutrin dans le choeur... Au lieu de travestir VÉnéide, choisir un mince sujet, et le chanteur sur le mode épique ; dire les querelles et les luttes d'un trésorier de la Sainte-Chapelle et d'un chantre, son ennemi ; donner un aspect burlesque aux ornements obliges des grands poemes, les descriptions, les batailles, les melées, les prophéties, les songes: est-ce vraiment provoquer le rire ? Le Lutrin nous a fait rire pourtant, quand nous étions encore ä ľécole et que nous n'avions pas d'autre päture ; il a fait rire une Europe qui avait deux cents ans de moins que la nôtre et qui n'était pas blasée, lEurope classique, ľEurope des honnetes gens. Toute la fleur de lEurope, puisqu'il n'est guěre de pays ou cette oeuvre plaisante de M. Boileau, le grand satirique, n'ait été admirée, traduite, imitée ; puisqu'un des meilleurs médecins de Londres, Samuel Garth, trouva la gloire poétique rien qu'en reprenant le theme, en transformant le Lutrin en Dispensaire, en remplacant les chanoines par les médecins, et les chantres par les apothicaires, avec leurs seringues, leurs pilons et leurs mortiers : Muse, raconte-moi les débats salutaires Des médecins de Londres et des apothicaires Contre le genre humain si longtemps réunis : Quel Dieu, pour nous sauver, les rendit ennemis ? Comment laissérent-ils respirer leurs malades, Pour frapper ä grands coups sur leurs chers camarades ? Comment changérent-ils leur coiffure en armet, La seringue en canon, la pilule en boulet ? Ils connurent la gloire : acharnés ľun sur ľautre, lis prodiguaient leur vie et nous laissaient la nôtre 1... De merne : prendre pour épigraphe quelques vers de Milton, et leur donner une chute ridicule: Sing, Heavenly Muse, Things unattempted yet in Prose or Rhyme, 1 Voltaire, ä propos du Dispensary de Samuel Garth, 1699. Dans le Dictionnaire philosophique, article Bouffon. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 260 A shilling ;... Ayant ainsi donné le ton, chanter en vers quasi solennels le bonheur de ľhomme qui possěde un shilling, un beau shilling neuf, reluisant et brillant ; qui, děs lors, ne craint plus la pauvreté ä la face bleme, et peut entrer dans une taverně oú il commandera biěre mousseuse et huítres fraíches; ne jamais permettre ä la mélancolie de se montrer tout ä fait, la chasser, děs qu'elle fait mine de s'installer, par quelque tour facétieux — est-ce du comique ? Ce le fut, puisque le Tatier déclara que le plus beau poěme burlesque qui eüt jamais été écrit en langue anglaise était The Splendid Shilling, de John Philipps. De merne, encore : Pope se met ä son écritoire, et compose savamment La Boucle de cheveux enlevés2. II est fier ďavoir trouvé du nouveau, comme Boileau était fier ďavoir donné une oeuvre qui n'ava it pas sa pareille en francais. Dans tout poěme héroí -comique, il faut des machines; c'est la un terme inventé par les habiles, désignant les divinités qui dirigent Faction ; des machines depend le merveilleux. Done il a eu ľidée d'employer, au lieu de s anges et des demons un peu fatigues d'avoir tant servi, des sylphides, des gnomes et des salamandres; personnel emprunté au monde de ľoccultisme ; car il ne s'agit pas de ne pas emprunter, le fin du fin consiste ä trou ver de nouveaux preteurs. Et puis il imagine une autre ressource ; s'il décrivait des objets qui ne rentrent pas facilement dans la catégorie poétique, comme serait ä dire une partie de cartes, quel mérite ! La difficulté vaincue est le grand art. — Un seigneur amoureux coupe la boucle blonde ďune belie ; celle-ci se met fort en colěre, et il s'ensuit une grande agitation, pármi les hommes et pármi les lutins. La tráme légěre ďun poěme ancien ; quelques fleurs menues habilement brodées; de ľesprit, des chatoiements : est-ce du rire ? Plus sonore, en tout cas, était le rire italien. La muse, dans les campagnes toscanes, se sentait plus libre et plus allěgre, eile ne faisait pas tant de ceremonies: Non efiglia del Sol la Musa mia, Né ha cetra ďoro o ďebano contesta E rozza villanella, e si trastulla Cantando in aria 3... Certes, eile voulait travestir, eile aussi, les récits héroíques mais alia buona, sans facon ; si eile s'embrouillait, comme les fourmis qui rencontrent sur le chemin plätre ou farme, eile ne faisait que s'en amuser : Ma canta per istar allegramente, E accio ehe si rallegri ancor chi Vode 1 « Chante, ô celeste Muse — Des choses encore inouies en prose ou en vers — Un Shilling... (J. Philips, The Splendid Shilling, 1701 et 1705.) 2 The Rape of the Lock, 1712. 3 » Ma Muse, ä moi, n'est pas la fille du Soleil — eile n'a pas de lyre d'or, ou inerusté e ďébene — C'est une grassiere villageoise, et eile se divertit — ä chanter en ľair... » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 261 Né sa, né badá a regole niente 1... Et done, eile nliésitait pas. Plus ďamours éthérées ; plus ďhonneur sublime; plus ďesprit chevaleresque ; les paladins se transformaient en lourdauds, en paillards, en ivrognes: E Rinaldo ed Orlando in compagnia S'ubbriacano ben bene alľosteria 2. Cette muse folie et quelquefois grassiere traitait sans respect touš les vieux elements, magies, enchantements, chevauchées, poursuites, embuscades, combats singuliers, maléfiques auberges, prisons, morts lyriques; eile allait ďhistoire en histoire, de caricature en caricature, sans se soucier de marcher droit, de se diriger vers quelque but que ce fut; occupée seulement ä montrer combien il était facile de rire et de faire rire, ä la barbe des cuistres et des pedants. Les acteurs italiens de la commedia deü'arte, on les avait bannis de Paris, en 1697 ; ils étaient trop hardis, trop brillants, trop gais ; on avait fermé leur theatre. Mais Regnard restait, ľaimable Regnard ; et les bourgeois de Paris ne sont pas de nature mélancolique. II se contentait des intrigues les plus faciles, substitutions, reconnaissances, surprises attendues; des caractěres les plus uses du repertoire, usuriers qui étranglent les fils de famille, riches veuves qu'on exploite, meres autoritaires, filles amoureuses, jeunes dissipés ; et combien de valets et de soubrettes, pour mener le jeu ! Or par un miracle, ou pour mieux dire par son abondance, sa dextérité, son inépuisable verve, son sens des situations et des mots, sa belle humeur irresistible, de ces elements uses il tirait un comique qui paraissait chaque fois nouveau. Quoi de plus facile que son Distrait ? Ce Léandre qui perd une botte en chemin, qui suit la route de Picardie pour aller ä Rouen, qui trempe son doigt dans un oeuf ä la coque et le mord jusqu'au sang, qui se trompe de chambre, qui jette sa montre par terre, qui declare sa flamme ä la belle qu'il n'aime pas et sa repugnance ä celie qu'il aime ; qui, aprěs vingt traits du merne genre, oublie, le soir de ses noces, qu'il est marié : quoi de plus connu ? quoi de plus sou vent exploité, et dans un certain sens, de plus conventionnel et de plus banal ? C'est simplement un caractěre de La Bruyěre étiré en cinq actes. Et ceci dit, vous vous laissez prendre, et vous riez ä chaque bévue, comme font les enfants. Telle scéne, telle piece merne, pourraient étre tristes; non pas de la tristesse profonde de Moliére, puisque les psychologies ne sont jamais creusées. Mais Regnard ne s'aveugle pas au sujet des défauts et des vices des hommes; mais il connaít la puissance de ľargent sur une société qui se decompose; mais il nliésite pas ä peindre des vieillards cassés, fiévreux, épileptiques, paralytiques, étiques, asthmatiques, hydropiques, n'ayant plus « Elle ne chante que pour étre en joie — et pour rendre joyeux, aussi, celui qui ľentend ; — eile ne connaŕt pas les regies, eile ne s'en oceupe en rien. » « Et Renaud, et Roland, de compagnie — s'enivrent tant qu'ils peuvent au cabaret. » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 262 qu'une dent dans la bouche, encore tombera-t-elle au premier accěs de toux — lesquels convoitent de fraíches jeunes filles. Dans Le Légataire universel rěgne une odeur macabre... N'importe. Ce n'est pas la tristesse que ľon percoit, mais la gaieté. Les personnages ne sont pas en scene pour autre chose que pour nous divertir un moment, et pour produire des étincelles. lis sont agiles, ils sont légers, ils gambadent, ils sautillent car ils ont pris le parti, une fois pour toutes, et merne quand il s'agit de la mort, de croire que le reměde ä touš les maux est un grain de folie. Quand la piece finira ; quand les jaloux et les avares auront été bernés, quand les Crispin et les Lisette seront pardonnés et absous, quand les amoureux s'épouseront, quand les acteurs tireront leur reverence et que le rideau tombera, le spectateur amusé ne gardera qu'un souvenir: Ilfaut bien que je rie De touš ce que je vois touš lesjours dans la vie ;.. Nou vel accompagnement en sourdine, et qui contredit les grands airs. Ni Toland, ni Collins, n'étaient des rieurs ; de Fontenelle, on n'obtenait guěre qu'un sourire, ironique et léger ; Jean Le Clerc était grave, et Jurieu, tragique. Bossuet vieillissant était austere, malheur ä vous qui riez, car vous pleurerez ; Fénelon trouvait que le rire avait quelque chose ďindécent ; Louis XIV ne riait plus, ä son automne, ä son hi ver. Mais ils ne représentaient pas toute ľhumanité. Comme le Diable boiteux, découvrons maintenant d'autres dem eures. Laissons les farceurs, les buveurs, les picaros, les rogues, les filous, compagnons sans-souci; et les rieurs; considérons les ämes sensibles, qui ne peuvent vivre sans emotions, sans mélancolie, sans désespoir ; allons vers les mortels qui pensent que la raison est inhumaine. La question n'est pas de savoir si on a jamais cessé de pleurer, ici -bas; mais de determiner ľépoque oü ľon crut que ľon pou vait, sans honte, montrer ses larmes. Voici la scéne d'un theatre ; un héros casqué, emplumé, grandiloquent, pompeux, confesse ä un autre héros, non moins romain, ľétat de son faible coeur: SERVILIUS. Mais quand je songe, hélas ! que ľétat oúje suis Va bientôt exposer auxplus mortels ennuis Unejeune beauté, dont lafoi, la constance, Ne peut trop exiger de ma reconnaissance, Je perds ä cet objet toute mafermeté. Eh ! pardonne, de gräce, ä cette lächeté, Qui, me faisantprévoir tant ďajfreuses alarmes Dans ton sein généreux me fait verser des larmes. Le Distrait, acte I, scene 6. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 263 Des larmes ! Un héros cuirassé qui ose verser des larmes, sur la scene ! Lautre est plus indigné que touché : MANLIUS. Des larmes ! Ah ! plutôt, par tes vaillantes mains, Soient noyés dans leur sang ces perfides Romains. Des larmes ! Jusque-lä la douleur te possěde ; / Les spectateurs s'étonnent, et se demandent par quel mystěre on n'a pas honte de rire si librement au theatre, tandis qu'on a honte d'y pleurer 2 ? Voici la chambre de Pierre Bayle; il est en train ďécrire ä Jacob, son frěre ; leur mere vient de mourir. II admet qu'on pi eure, dans un tel chagrin : J'approuve I'exces de vos larmes et je ne trouve pas mauvais que vous m'exhortiez ä en verser abondamment. La doctrine des sto'iques ne doit pas étre écoutée... La sensibilité que nous ferons paraitre aux épreuves cuisantes que le ciel nous a envoyées ne manquera pas son effet; c'estpourquoi ilfaut espérer davantage de la tendresse de coeur que de la dureté du temperament. Dieu bénira nos pleurs et nos gémissements... Et puis Bayle hésite, et se reprend. On a le droit de pleurer ; on n'a pas le droit de pleurer toujours: En disant cela, je ne hue point le naturel dont vous me parlez lorsque vous dites en propres termes que vous étes d'un temperament tendre, et que vous ne pouvez voir ni songer ä la moindre chose que vous ne pleuriez épouvantablement. C'est une faiblesse qui ne sied pas bien ä un homme, et qui est ä peine pardonnable aux femmes. Ilfaut que dans toutes les rencontres de la vie tout ce qui appartient ä un homme retienne un certain caractěre de virilité... Mais ne ľaurait-il pas blessé ? II se reprend encore, ah ! si son frěre veut pleurer, qu'il pleure ! Mais comme en reconnaissant la justice de votre douleur immodérée, je n'approuve pas ce grand et universel fond de tendresse que vous vous sentez : ainsi en condamnant un naturel si miséricordieux, je me garde bien de trouver ä redire quelque chose ä ce débordement de larmes que vous avez versées et que vous versez encore. On peut s'abandonner ä cet exces sans perdre la force d'esprit qui doit distinguer notre sexe et puisque les plus grands Héros 1 Manlius Capitolinus, tragédie de La Fosse d'Aubigny, representee pour la premiere fois par les comédiens ordinaires du Roi, le samedi 18 Janvier 1698. 2 La Bruyere, Caractěres. Des Ouvrages de l'Esprit. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 264 et les plus grands Saints ontpleuré, les larmes ne doivent pas passer pour une faiblesse de femme 1... Une faiblesse de femme... Void la riche maison bourgeoise ou une faible femme écrit des lettres d'amour, en pleurant. Jeune, eile s'était éprise du baron de Breteuil, qui lui avait semblé le plus beau du monde, et désespérée ďapprendre qu'il n'était pas libre, eile s'était sauvée un jour de la maison paternelle, était partie vers le cloítre ; on ľavait rattrapée en chemin, et pour la rendre sage, on ľavait mariée, malgré eile ; Anne de Bellinzani était devenue la presidente Ferrand. Or la presidente avait revú le baron ; eile ľavait aimé avec transport, avec fureur. D'oú ces lettres, qui sont pármi les plus belles qu'ait jamais écrites la plume d\ine amante, et toutes pleines ďémoi : joie dun amour que le monde ignore, bien ďautant plus précieux qu'il demeure secret; mélancolie qui provient de ce que ce merne amour ne peut s'épanouir, libre et glorieux ; colére devant les obstacles qui peu ä peu s'accumulent ; accents de tendresse quasi maternelle, et cris passionnés; degoüt, ä ľidée d'aller retrouver, en quittant son amant, un mari, que sa chair abhorre ; perspicacité du sentiment, «oui, mon eher, vous m'aimez et je vous adore... » ; mésestime, qui ne suffit pas ä abolir l'amour : « J'ai perdu les bonnes graces de ma famille, et je me suis fait un enfer de mon domestique pour un amant qui ne mérite que ma haine. Mais Dieu ! e'est le comble de ma rnisere ; je ne puis le hair, je le méprise, je l'abhorre, mais je sens que je ne le hais pas... » Cette amante-née possěde quelques-uns des traits qui feront l'orgueil des heroines romantiques, cent quarante ans plus tard. Elle estime que la joie dissipe trop, et que la mélancolie rend l'amour plus sensible ; eile est la plus malheureuse femme qui ait jamais aimé ; eile est marquee par la fatalitě: l'amour, děs son enfance, I'avait regardée comme une victime destinée ä ses tourments. Elle verse des torrents de larmes2. — Déjä ! La société se corrompait, c'est vrai ; la contagion du luxe gagnait de proche en proche, et le luxe exigeait de ľargent, vite gagné, et beaueoup : alors on en demandait ä la speculation, ä la loterie, ä la tontine, aux cartes. Turcaret est de 1709 ; et Turcaret, de laquais devenu partisan, pense qu'avec des ecus on achéte tout, les belles maniěres, ľart, le coeur des femmes. Sans doute Le Sage nous le montre-t-il bafoué, berné et ruine, pour finir : reste que ľargent, s'il ne peut tout, corrompt tout; et telle est la morale que dégage de la piece Frontin le valet, parlant avec Lisette la servantě : « J'admire le train de la vie humaine ; nous plumons une coquette ; la coquette mange un homme d'affaires; ľhomme d'affaires en pille un a utre ; cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde. » Dans le theatre de Dancourt, petit miroir du temps, ä jolies facettes, les plus faussement naives, les plus corrompues, les plus entetées ďhonneurs et d'argent, ce sont les femmes. 1 Unpublished letters of Pierre Bayle, par J.L. Gerig et G.L. van Roosbroeck. (The Romantic Review, July -Sept. 1932). 2 Historie nouvelle des amours de la jeune Bélise et de Cléante, 1689. — Lettres de la presidente Ferrand au baron de Breteuil, éd. Eugene Asse, 1880. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 265 II est encore vrai qu'on poussait les femmes vers la philo sophie, vers la science : tantôt Lord Halifax, et tantôt Fontenelle. II y a des gens pour dire qu'elles doivent s'émanciper tout ä fait ; car les hommes ont abuse de leur pouvoir afin de les tenir en sujétion, lorsqu'ils ont établi les lois ; ils leur ont assigné des occupations frivoles, ľusage a enraciné le mal, ľéducation ľa aggravé : il est grand temps de changer tout cela. Les femmes doivent devenir les égales des hommes, ainsi que le veulent la logique et la raison : se former par les memes études et occuper les memes fonctions, dans la magistrature, dans ľenseignement, merne dans la conduite des armées, merne dans lÉglise. Boileau, qui n'a pas oublié les Femmes savantes, n'est pas de cet avis ; il grogne, il raille la lubrique, la coquette, la joueuse, la savante, la précieuse, la fantasque ; il rappelle sur le mode ironique les douceurs du mariage: mais Perrault defend aussitôt ľhonneur du sexe. Boileau, declare Perrault, est du vieux temps; Boileau fait la satire des femmes, parce qu'il a pris le theme chez Horace et chez Juvenal, et qu'il se croit oblige de répéter tout ce qu'on dit les Anciens. Mais les Modernes, plus justes, savent que les moeurs ďaujourďhui sont bien différentes de celieš d'autrefois : louées soient les femmes ! Un philosophe italien, Paolo Mattia Doria, fait echo, prouvant que «la femme, dans presque toutes les vertus les plus grandes, n'est en rien inférieure ä ľhomme » . Tout cela est vrai. Les témoins constatent que les jeunes filles s'émancipent, qu'elles oublient les bons vieux usages, qu'elles font scandale ; que les femmes sont effrontées, avides, intéressées. Mais que vienne un grand amour, et ses obstacles: tout ä coup la passion reprend ses droits, éclate, se traduit en cris déchirants, en sanglots: appel lancé vers un age proche, qui voudra etre, tout entier, passion. Qu'eile est ingénieuse ä transparaítre, la sensibilité que certains voudraient bannir du monde ! De l'Angleterre aussi partit un si gnal; et ce fut un acteur, Colley Cibber, qui le donna: il avait deviné ce goüt secret de son temps. Assez de pieces libertines ! assez de seigneurs debauches se pavanant sur le theatre ! Jeremy Collier avait raison, il était plus que temps de ramener les pieces anglaises ä la décence, ä la moralitě. Et la moralitě prit le sentiment pour compagnon. Supposons un mauvais mari, qui a quitté sa femme vilainement pour courir l'aventure, qui a gaspillé tout son bien, comme il dit, en vin vieux et en femmes jeunes, et qui regagne l'Angleterre ruiné, mais toujours cynique ; sans trop nous fatiguer l'imagination, nous l'appellerons Loveless. Supposons, d'autre part, le modele des épouses, Amanda. Elle n'a pas cessé d'aimer son coquin de mari, et eile veut le ramener ä eile. Par une morale directement appliquée ? Non certes; il s'enfuirait de nouveau. Par le sentiment, bien plutôt; par le repentir ; par un reste ďaf fection, peu ä peu réveillée ; et merne par le plaisir. A la fin, Loveless se rendra compte de ses fautes, et parlera en trěs humble repentant: « Oh ! tu m'as sorti de la prof onde léthargie du vice... Que je me mette ä genoux, et. que je remercie celle dont la conquérante vertu Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 266 a fini par me soumettre. Cest ici que je veux rester, prosterné de la s orte, pour ma honte ; je veux laver mes crimes dans les incessantes larmes de la penitence. » II a passé par ľécole du sentiment. Cette piece vertueuse de Colley Cibber, Love 's Last Shift, « La derniěre ruse de ľamour », fut jouée au Theatre Royal de Londres, en 1696, avec grand succěs. Et děs lors s'organiserent des comedies hybrides, gaies, sérieuses, bourgeoises, morales, avec des relents de ľimmoralité ancienne : car on y voyait passer plus d'un personnage emprunté au repertoire, et qui, en consequence, n'avait pas perdu ľhabitude de boire, ou de courir les filles, ou de parier grossiěrement, sans respect pour les oreilles chastes. Nouvelles, par quelques scenes fraiches et pures; et utilisant sans scrupule les plus vieux precedes, comme seraient ä dire déguisements, mascarades, lettres se trompant d'adresse, quiproquos : Colley Cibber donnait l'exemple, en supposant que Loveless ne reconnaissait pas sa femme Amanda; la physiono-mie d'Amanda avait été changée légěrement par la petite vérole, expli quait-il. Gauches, chargées, ä la fin des actes et quelquefois ä la fin des scenes, de petits vers moralisants qui peuvent difficilement passer pour spontanes, ou pour beaux. Mais toutes témoignant d'un meme etat de conscience, offrant toutes un meme trait psychologique pour lequel il leur sera beaucoup pardonné : une reforme morale ne peut pas s'accomplir par ľextérieur, par la force, par ľautorité ; il y faut ľadhésion de ľäme. Done il faut que ľäme s'émeuve, et avant de faire appel ä la volonte rénovatrice, soit agitée d'abord, corrigée ensuite, par le sentiment. Un mari qui s'apercoit des désordres de sa femme n'obtiendra rien d'elle, s'il n'excite dans son coeur les regrets, les remords. Pour ce faire, il imaginera toute une mise en scéne ; il suscitera un faux amant, un figurant payé par lui pour la mettre ä deux doigts de la faute et presque coupable, eile sentira ľhorreur du mensonge, de la trahison ; eile reviendra ä la vertu par le dégout du vice. On s'attendrira. De vieux domestiques, fi deles comme de bons chiens, reconnaissants de tous les bienfaits que leurs maitres leur ont prodigués, déploieront aux moments critiques un dévouement admirable. On abandonnera ä leur malheureux sort quelques femmes, décidément incorrigibles; mais la plupart seront tendres et douces; et si leur coeur s'égare, on saura les ramener ä temps dans le droit chemin. Chez les hommes, la Constance d'un amour sincere ne manquera jamais d'etre récom pensée, aprěs quelques épreuves. On admirera un pere qui ne veut faire ä son fils aucune peine ; et un fils non moins délicat, non moins affectueux : le meilleur et le plus tendre des pěres; le meilleur et le plus tendre des fils: deux sensitives, qui se rétractent děs qu'on les touche. Dans la meme piece se produira une ingenue pure et charmante qui ne veut pas croire ä l'exis tence du mal, quoi qu'on lui dise. Les personnages les moins sympathiques seront tout au plus un peu rüdes de caractěre, ou légěrement jaloux. Mais les jalousies s'apaiseront, les rudesses se fondront en douceur, les malentendus seront éclaircis, et tout le monde s'embrassera, en pleurant. Tels The conscious lovers, « Les amants reserves », de Steele, qui marqueront le triomphe du genre en 1722. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 267 Une partie de la littérature tend ä devenir, en somme, «un service obligeant rendu ä ľhumanité l » . L'Opera — quelle injure adressée ä la raison ? Flatter les yeux et les oreilles, et ré volter ľesprit : c'est une maniere de provocation. Tout chanter, depuis le commencement jusqu'ä la fin, et non seulement les declarations d'amour, mais les discours, les messages, les ordres, les imprecations, les confidences, les secrets, quelle absurditě : « Peut-on s'imaginer qu\in maitre appelle son valet, ou qu'il lui donne une commission en chantant; qu'un ami fasse en chantant une confidence ä son ami ? qu'on déliběre en chantant dans un conseil; qu'on exprime avec du chant les ordres qu'on donne, et que mélodieusement on tue les hommes ä coup d'épée et de javelot dans un combat... ? » — « Si vous voulez savoir ce que c'est qu'un opera, je vous dirai que c'est un travail bizarre de poesie et de musique oü le poete et le musicien, également genés l'un par l'autre, se don nent bien de la peine ä faire un méchant ouvrage... » Sans compter le décorateur, autre criminel. Surcharger le theatre de merveilles en carton, pour remplacer ľintéret psychologi que par des effets extérieurs de surprise et ďétonnement ; inventer des machines extraordinairement compliquées, chars volants, dieux qui montent au ciel, monstres animés : quel contresens ! Bref, ä entendre les bons esprits, ceux qui aiment le vrai, le vraisemblable, le logique, et ľordonné, Saint -Évremond, Boileau et La Bruyěre, Addison et Steele, Gravina, Crescimbeni, Maffei, Muratori: ľopéra est irrationnel, l'o péra est parfaitement méprisable. Car enfin «une sottise chargée de musique, de danses, de machines, de decorations, est une sottise magnifique, mais toujours une sottise...2». Précisément: ľopéra était déraisonnable, et ľopéra plaisait ! Voilä le fait que personne ne pouvait nier, la nouveauté qui mettait en colere les défenseurs du bon sens. Ľopéra triomphait partout ; il avait conquis Florence, Venise, Rome, Naples, chaque ville italienne. II s'était installé dans les grands centres musicaux de l'Allemagne, ä Dresde, ä Leipzig. II faisait les délices de Vienne, devenue comme sa seconde patrie. II n'était pas de prince ou de grand -due qui ne voulüt avoir son theatre, ses décorateurs, ses compositeurs, le meilleur maestro, le meilleur maitre de ballet, la meilleure prima donna. Paris faisait une celebrité ä Lulli, ä Quinault. Londres accaparait Haendel. Madrid était en retard; Mme d'Aulnoy dans sa Relation du Voyage d'Espagne, en 1691, racontait, avec un sourire : « II n'a jamais été de si pitoyables machines; on faisait descendre les dieux ä cheval sur une poutre qui tenait d'un bout du theatre ä l'autre ; le soleil était brillant par le moyen d'une douzaine de lanternes de papier huilé dans chacune desquelles il y avait une lampe; lorsqu'Alcine faisait des enchantements, et qu'elle invoquait des demons, ils R. Steel, The Tender husband, a comedy, 1705. To Mr. Addison. « Poetry... is an obliging service to human society. » Saint -Évremond, Lettre sur les Operas. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 268 sortaient commodément de ľenfer avec des échelles... » Cela va changer : en 1703, une compagnie italienne s'installe ä Madrid. D'oú vient cette passion ? — Les hommes ont éternellement besoin de pathétique ; la tragédie, qui, děs la fin du siěcle n'est qu'imitation, que mécanisme, n'en fournit plus. Done, la musique en fournira. Une exigence psychologique aboutit ä une transformation de ľart, ä une forme nouvelle. Vaste synthěse decorative, ou collaborent touš les arts; fete des sons, des couleurs, des mouvements rythmés, enchantement des oreilles et des yeux ; emotion ďune qualité spécifique toute nouvelle, puisqu'on ne peut ľanalyser, puisque sa douceur est sensuelle, puisque le corps lui-meme semble se fondre et s'amollir en ľéprouvant ; plaisir qui tient des magies et des charmes; inexplicable, profonde, intime volupté : tel était ľopéra. Et quand on ľaurait condamné cent et mille fois, on aurait parle dans le desert. Les censeurs avaient tort; ils ne comprenaient pas qu'un désir s'était éveillé, et qu'il fallait le satisfaire : le public demandait du merveilleux, du pathétique et du tendre. Les ämes ne voulaient plus etre convaincues, mais «alarmées»!. Le changement était lä. Cherchons ä préciser encore : ce que ľEurope adoptait d'en thousiasme, c'était ľopéra italien. Ľltalie, qui a donné le modele du genre, est la source inépuisable d'oú jaillissent les ondes sonores ; eile fournit ä ľEurope entiěre aussi bien la musique que les executants; eile est la Melodie merne. Aussi ses mélodrames envahissent-ils toutes les nations voisines. Paris veut lutter ; mais le génie qu'il oppose aux Italiens, est italien ; et d'ailleurs, c'est seulement la moitié de la France qui résiste, ľautre moitié est conquise. Hambourg reste longtemps fiděle ä la musique allemande, mais finit par céder. Le monde de ľopéra n'est plus qu'une colonie italienne. D'oú vient ä son tour ce traitement de faveur, et cette hégémo nie ? — Les librettistes italiens voudraient bien rester fiděles, eux aussi, ä la raison souveraine ; en lui obéissant, ils se sauveraient du mépris oú les critiques les tiennent; ils rivaliseraient en dignitě avec les grands auteurs tragiques. L'effort de Benedetto Marcello, d'Apostolo Zeno, fournisseur de Sa Majesté Imperiale, et qui veut étre le Pierre Corneille de ľopéra est de regula riser le livret, de lui enlever ses habituelles incoherences, de le resserrer, de le dépouiller, de le rapprocher enfin de la tragédie; plus tard, Metastase finira par justifier le melodrame au nom de la poétique d'Aristote. Mais en vain. Victimes de l'illusion littéraire qui régnait encore autour d'eux, et qui mettait ľépopée ou la tragédie au premier rang des productions de l'esprit humain, ils ne pouvaient pas comprendre, ces librettistes acharnés, que la littérature n'était plus qu'une humble servantě, ä qui la musique imposait ses lois. La musique exigeait ici un air, la un duo, plus loin un choeur; eile voulait que tant de vers, et de tel rythme, fussent reserves au Mme de Sévigné, Lettre du 8 Janvier 1674. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 269 tenor, ä la basse ; eile commandait tout, et merne le vocabulaire, qui ne devait plus rien offrir que de facile et ďharmonieux. A ľécrivain, eile ne demandait que souplesse et dextérité : il lui restait ľart de s'accom moder, ľart ďobéir au compositeur, au chef ďorchestre, ä la prima donna. Et la langue italienne, plus riche et plus sonore et plus harmonieuse et plus variée que toutes les au třes langues ďEurope, regagnait ici le prestige qu'elle avait perdu quand il s'agissait d'exprimer des idées. La musique italienne, quelles délices ! quel jaillissement, s'échappant des contraintes ! quelle chaude richesse ! quelle abondance, quelle facilité triomphante ! Généreuse, intarissable, eile offrait ä un public qui ne pouvait plus se passer d'elle ce que n'avait pas la musique francaise, ce que n'avait aucune musique d'aucun pays : la verve, le brio, le caractěre. Oui, le caractěre, toujours marqué, soit pour la vivacité, soit pour la tendresse. Elle ne cherchait pas une harmonie douce, égale, unie, ne procédant que par transitions, prudente, logique : eile osait; eile risquait; et par ses hardiesses memes, eile enivrait ľäme. Ce sont encore des contemporains qui le constataient ; voire des Francais. « Les musiciens francais se croiraient perdus s'ils faisaient la moindre chose contre les regies, ils flattent, chatouillent, respectent l'oreille, et tremblent encore sous la crainte de ne pas réussir aprěs avoir fait les choses dans toute la régularité possible; les Italiens, plus hardis, changent brusquement de ton et de mode, font des cadences doublées et redoublées de sept et huit mesures sur des tons que nous ne croirions pas capables de porter le moindre tremblement; ils font des tenues ďune longueur si prodigi euse, que ceux qui n'y sont pas accoutumés ne sauraient s'empécher d'etre ďabord indignés de cette hardiesse que dans la suite on croit ne pouvoir jamais assez admirer... » Bref, « ils jettent la frayeur aussi bien que la surprise dans l'esprit de ľauditeur qui croit que tout le concert va tomber dans une dissonance épouvantable, et ľintéressant par la dans la ruine dont toute la musique parait menacée, ils le rassurent aussitôt par des chutes si réguliěres, que chacun est surpris de voir ľharmonie comme renaitre dans la dissonance meme, et tirer sa plus grande beauté de ces irrégularités qui semblaient aller ä la détruire 1... » Plaisir que procure l'audace, plaisir inquiet que donne au moins ľillusion de violer les regies sacro-saintes, plaisir ou notre etre de chair s'intéresse, oú nos nerfs vibrent comme le violon sous l'archet : c'est ce plaisir-la que donnaient tant de compositeurs italiens, aux noms eux-memes sonores, qui » charmaient toute lLurope par leurs excellentes productions » . Quand les élěves de Scarlatti, le plus illustre de ces compositeurs, demandaient au maitre pourquoi il professait telle ou telle predilection, pourquoi il donnait tel ou tel conseil, il n'avait qu\ine réponse : Perchěfa buon sentire. 1 Raguenet, Parallele des Italiens et des Francais en ce qui regarde la musique et les operas, 1702. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 270 * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 271 CHAPITREIV Les elements nationaux, populaires, instinctifs Nous avons essayé de voir ä ľoeuvre quelques-unes des forces qui s'opposent confusément, par leur etre merne, ä ce que toute 1 Europe ne soit que critique et qu'analyse, que logique et que raison : recours pour l'avenir ; obscure preparation des revanches, encore lointaines, de la sensibilité et de ľimagination. Nous avons regardé ces forces telies qu'elles étaient, acceptant, enregistrant les manifestations de cette vie concrete, dans leur confuse varieté. Est-il possible, maintenant, de les dominer, et ďun plus haut point de vue, de discerner quelques-uns des principes autour desquels ces elements de resistance aiment ä se grouper ? Le sentiment des differences nationales: qui ľabolira ? II met en jeu des valeurs irréductibles; il procěde de raisons que la raison connaít, et d'autres, que la raison ne connaít pas. A touš les pays tendaient ä s'imposer une merne facon de penser, et done une merne facon ďécrire : ordre, precision, sagesse réglée, beauté solide qui s'aehete au prix d\ine longue patience et d'un ferme labeur : c'est une premiere vérité. Mais n'est-ce pas une vérité seconde, que chaque pays interprétait ä sa maniere ce précepte general, et qu'ainsi des differences sensibles, voire merne des oppositions, se manifestaient encore dans cette uniformite voulue ? Par exemple : ľAngleterre avait accepté le classicisme, en partie sous ľinfluence de la France, en partie parce qu'elle appelait une reforme intérieure qui disciplinerait sa puissance. Mais ce ne fut jamais qu'un classicisme britannique; un classicisme ä part; un classicisme de compromis !. Allons tout de suite ä un exemple saisissant. Swift figure parmi les classiques; et en effet, il a contribué pour une large part ä fixer la prose anglaise; il est expliqué dans les classes, et sans doute y sera-t-il expliqué toujours; il a cette solidite dans le mérite, cet incontestable génie qui le fait placer sans qu'on hésite parmi les plus grands écrivains de sa nation. Or quel étrange classique, aux yeux d'un Francais, qui jurait par Boileau. Ouvrons le Conte du Tonneau ; essayons de nous remettre dans ľétat d'esprit d'un lecteur du continent, tel qu'il pouvait etre en 1704 ; imaginons sa stupefaction. Tout d'abord, quel désordre ! Cet homme-la ne sait pas composer; il suit la premiére idée qui lui passe par la tete, dévie, dévie encore: comme s'il ignorait cette grande ressource de l'art ďécrire qui s'appelle la transition. II 1 Voir sur ce point les penetrantes observations de Louis Cazamian, dans VHistoire de la littérature anglaise, par E. Legouis et L. Cazamian, 1924, p. 694. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 272 n'écoute que son caprice ; ses exordes sont plus longs que ses développements; aucun respect de la logique formelle : et avec cela, il a ľair de se moquer de nous. « Aprěs m'étre jeté dans de si vastes détours, je me remets dans le chemin, résolu de suivre désormais mon sujet pas ä pas jusqu'ä la fin de mon voyage, ä moins que quelque agréable perspective ne se présente ä ma vue... » Que penser d'un auteur qui écrit une digression ä la louange des digressions ? Et quelles extraordinaires images ! quelle bizarrerie ! quelle frénésie ďimagination ! « La sagesse est un renard, ä qui souvent on donne en vain la chasse, si on ne le force pas ä sortir de sa taniere ; c'est un fromage qui est ďautant meilleur qu'il est couvert ďune croüte épaisse, coriace et dégoutante ; c'est du chocolat, qui devient plus excellent ä mesure qu'on approche du fond. La sagesse est une poule dont il faut essuyer le chant désagréable parce qu'il est suivi d'un oeuf ; eile ressemble ä une noix, qui, si eile n'est pas choisie judicieuse ment, peut vous coüter une dent, et ne vous payer que d'un ver... » Quelle est encore cette manie de tout attaquer, de tout démolir ? II s'en prend aux catholiques d'abord, mais aussi aux luthériens, aux calvinistes, aux enthousiastes de toute espěce ; on n'est jamais sůr qu'aprěs avoir caressé, il ne mordra point; il s'emporte, il entre dans des fureurs, il injurie : c'est un Aris -tophane fou. Et ces allegories constantes ! Et cette ironie ! On n'en finirait point. Et ces plaisanteries atroces ! « J'ai vu la semaine passée le corps d'u ne femme qu'on avait écorchée ; et vous ne sauriez croire combien eile était mise ä son désavantage dans cette espěce de déshabillé... » Combien d'Anglais, tout en admettant la valeur des regies classiques et merne en essayant de s'y conformer, n'ont -ils pas eu dans leur coeur un regret pour la liberie perdue ! Combien n'ont-ils pas pensé qu'Aristote, et puis Horace, suffisaient bien ; et qu'on n'avait pas besoin vraiment d'adopter la sévérité, ľin flexibilite francaises ! « Comme si, pour faire d'excellent miel, on venait ä rogner les ailes des abeilles, et les réduire ä se tenir dans leur ruche ou ä ne s'en écarter que peu... Les abeilles veulent se pouvoir étendre dans la Campagne, aussi bien que dans les jardins, et choisir elles-memes les fleurs qu'il leurplaít1... » L'opposition est plus marquee, eile se fait plus tenace et merne violente, lorsqu'il s'agit non plus de la littérature, mais des moeurs ; lorsqu'il s'agit, en d'autres termes, de défendre une retraite plus profonde, des habitudes enracinées, une maniere d'etre spécifique. Quand on lit les romans ou les comedies ďune époque qui pourtant accepte ä quelque degré ľexemple de la sociabilité francaise, on est frappé par la puissance des reactions. La France y est representee comme une impudente, qui délěgue ä Londres ses maítres ä danser, ses valets corrompus, ses soubrettes entremetteuses, ses marchandes de modes, ses aventuriěres, ses marquis vaniteux, qui font sottement parade de leurs belles maniěres, et qui ne sont que des läches et des fripons. On leur 1 William Temple, Upon Poetry, dans les Miscellanea de 1692. — Essai de la poesie dans les CEuvres mélées, trad, fr., Utrecht, 1693 et 1694. Amsterdam, 1708. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 273 oppose l'Anglais honnete, simple et rude : cette rudesse méme est presentee comme une vertu. Mieux vaut garder son franc parler, ses frustes maniěres, sa force intacte, que de se laisser corrompre par une influence étrangěre qui tend ä faire d'un homme un mannequin, un hypocrite, un « Beau ». Dans nombre de pieces, Francais et Francaises servent ainsi de repoussoir: personnages ridicules, qui sont destines ďabord ä faire la joie du parterre et ensuite ä mettre en valeur les qualités, les indestructibles qualités britanniques. L Itálie se plaint d'etre l'esclave de la France ; et en effet, dans une certaine mesure, eile le devient. Mais ici encore, gardons-nous des affirmations massives. Car non seulement tels et tels poětes transalpins entretiennent vivante la tradition de ľunité romaine, ľidée que la Gaule n'est aprěs tout qu'une tard -venue, ľespoir d\ine époque oú la souveraine veritable reprendra ses droits; mais puisque classicisme il y a, les théoriciens ďltalie revendiquent les droits d'un classicisme italien, antérieur par sa date aux doctrines francaises, le seul legitime, authentique et pur. lis continuent obstinément la Renaissance, leur Renaissance : qui oserait leur en contester le mérite ? Tandis que les poětes travaillent ä imiter Corneille et Racine avec ľintention hautement proclamée de réussir mieux qu'eux, ils vont répétant qu'ils veulent rester fiděles ä ľesprit et ä ľexemple de la tragé die grecque : la seule qui compte, et qui leur appartient par droit de découverte et de premiére exploitation. Qu'a fait la France, aprěs tout ? Elle a altéré, eile a corrompu ces nobles moděles. Elle a efféminé la tragédie antique, eile ľa rendue galante, eile a donne ä ľexpression de ľamour une place excessive. Le grand maítr e reste Sophocle : il f aut revenir ä lui. De nation ä nation, on bataille aussi pour revendiquer la priorite dans le temps. Elles essaient toutes, alors, de descendre jusqu'au fond de leur passé, pour en rapporter des titres de noblesse. Elles possédent la langue la plus ancienne, la poésie la plus ancienne, la prose la plus ancienne, la civilisation la plus ancienne. Et ä chacune ďaffirmer fiérement que ses voisines ne sont que des prétentieuses, que des parvenues. Nul pays ne tenta plus courageux effort, dans ce sens, que l'Allemagne. Elle n'était que poussiere ; eile était écrasée, humiliée. Subissant toutes les influences et n'en exercant aucune, eile semblait n'etre plus une puissance morale. Or eile défendait sa vitalite obscure; et pour affirmer son etre, eile combattait sur tous les fronts. L'unité ? Elle la retrouverait aisément par une reforme intérieure, disait Pufendorf, disait Leibniz. — Le droit ? n'existait -il pas un droit germanique antérieur et supérieur au droit romain, au droit canon ? Le droit romain, le droit canon, voilä tout ce qu'on enseignait dans les universités; ä grande erreur ; le temps était venu de restituer sa place au droit national et autochtone. — La langue ? Mais la langue allemande était aussi ancienne, et ďailleur s aussi belle que le latin; que le grec; que quelque langue que ce fut: la langue allemande remontait aux origines du monde. — La littérature ? La littérature allemande n'était inférieure ä aucune. C'est ce Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 274 que démontrait en 1682, le savant Morhofius. Comme il s'évertuait, comme il accumulait les preuves ! Comme on sentait, dans toutes les pages de son livre dense et lourd, l'amour de la patrie allemande ! II disait que l'Allemagne a eu de trěs glorieux poětes, injustement oubliés, tel Hans Sachs; et de plus anciens, qu'Olaus Rüdbeck revendique ä tort pour la Scandinavie. Dans son zěle, il raisonnait merne étrangement: l'Allemagne a eu des poětes dont il ne reste pas de trace, mais cela ne veut pas dire qu'ils n'aient jamais existé : il faut qu'ils aient existé, au contraire, puisque chez touš les peuples, la poesie est le genre primitif; et děs lors ils existent, merne inconnus, meme introuvables. Cette langue allemande, qui possěde la rotondité de la langue grecque, la majesté de la langue romaine, la vénusté de la langue francaise, les graces de l'italien, la richesse de l'anglais, la dignitě du flamand ; cette langue millénaire va donner, ses défenseurs zélés 1'espěrent bien, des chefs -d'oeuvre qui forceront ľEurope jalouse ä reconnaítre son merit e. Lorsqu'en 1689 parait VArminius et Thusnelda de Caspers von Lohenstein, quel cri de triomphe ! Enfin un grand auteur, patriae amantissimus, a cherché, a trouvé un sujet digne de la nation germanique ; il a célébré cet Arminius qui a résisté ä Rome, non dans ses faibles commencements, mais lorsqu'elle était dans sa plus grande force ; il rend ä l'Allemagne la couronne de chéne et de laurier. Cris de joies, clameurs triomphales... L'appel de la Sehnsucht, quel trait plus généralement reconnu de la psychologie de l'Allemagne éternelle ? II ne manque pas ä une époque oú les lumiěres prétendent dissiper toutes les téněbres de ľäme, et éclairer merne ľinconscient. Christian Weise, poete, pedagogue, qui dans toute son oeuvre a pratique ľémouvante recherche du simple et du naturel, donnait chaque année des pieces au theatre de ľécole qu'il dirigeait : amusement des élěves transformés en acteurs; orgueil des parents. Et le tourment ďune äme insatisfaite apparut dans ľune de ces pieces, Die unvergnügte Seele, jouée en 1688. Vertumnus, bien né, bon, qui logiquement devrait étre heureux dans la vie, est malheureux : il se sent incapable de jouir des biens qu'il possěde, et ne peut méme pas dire ce qui lui manque. II essaie de combler le vide de son äme : par les femmes; par la joyeuse compagnie des buveurs; par les hon-neurs ; par la fréquentation des Virtuosi du Parnasse : tout lui est inutile ; il tombe dans le désespoir; n'y aurait-il done de contentement que dans la mort ? — A ce point, la piece devient moralisante et perd de son intérét psychologique. Passe un couple de paysans, Contento et Quiete ; ils ont eu leurs infortunes, qui furent grandes, mais ils n'en ont pas moins de goüt pour la vie, ne lui demandant que ce qu'elle peut donner ; ils font la lecon ä Vertumnus, qui les écoute, et qui se repent. L'äme insatisfaite est encore timide et modeste ; eile manque d'orgueil, eile ne se tient pas pour privilégiée, eile croit qu'elle peut se guérir. Mais nous savons que Vertumnus aura des successeurs qui porteront leur ennui jusqu'ä ľexaspération, qui prendront le monde et Dieu lui-méme ä témoin de leur Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 275 disgrace, et que ni Contento ni Quiete ne viendront secourir quand ils auront résolu de quitter ce monde indigne d'eux. Ils ne songeaient pas, les critiques du temps, qui admiraient VArminius et Thusnelda ou les vers multiples de Christian Weise, ils ne songeaient pas que l'Allemagne avait produit, déjä, un des plus beaux romans oü se rut jamais exprimée une äme collective: le Simplicissimus de Grimmelshausen. Picaresque, si ľon veut, par les multiples aventures que le héros traverse ; mais d'une saveur si profondément locale qu'il a défié les traductions, et que pour certains pays, comme la France, il les défie encore. Theme des souvenirs de la guerre de Trente ans, moissons détruites, villages pillés, paysans suppliciés, partout le feu, partout le sang. Theme de ľesprit simple et sain, jeté au milieu d'une civilisation corrompue, et qui, tenté et entamé par eile, finit cependant par en etre vainqueur. Theme de la foi, qui traverse la terre comme une foret de symboles, qui a conscience de vi vre au milieu d'une multiplicité provisoire ďillusions en aspirant sans cesse aux réalités éternelles ; thěme du chrétien qui gagne durement le ciel en passant par mille épreuves, par ľignorance, par le péché, par le repen tir, par l'espoir, qui precede ľéternelle joie : ces thěmes se développent, s'entrelacent, se fondent, reprennent leur tonalité propre, se poursuivent avec une abondance et un éclat incomparables, chantant ľépopée d'un peuple que ses voisins croyaient pres de mourir, et qui manifestait, au contraire, son invincible volonte de puissance originale. On n'avait pas encore inventé, alors, la théorie de la superioritě d'une race sur une autre race. On n'avait pas encore analyse le contenu de ce mot : la patrie. On n'avait merne pas pris une claire conscience de ce qu'une nation pouvait etre. On n'avait pas encore ajouté, aux sentiments que provoquent dans les ämes l'appel du sol et du clocher, le travail de l'intelligence qui les explique et qui les justifie. Mais on les vivait, ces sentiments-lä ; et děs qu'un Italien de ľttalie morcelée, qu'un Allemand de l'Allemagne désunie, qu'un Polonais de la Pologne volontiers en guerre contre elle-meme, qu'un Espagnol de ľEspagne som meillante, croyait qu'on portait atteinte ä la qualité profonde, ou seulement ä la gloire extérieure de son pays, commencaient les protestations et les disputes; et devant les caractěres nationaux, la raison universelle et égalisatrice perdait ses droits. Quelquefois, un chant s'élevait ; non pas une ode savamment composée, un madrigal ou une épigramme. Mais un chant quasi barbare ; on rapportait qu'un roi scandinave du Moyen Age, Regner Ladbrog, ayant été mortellement blessé par un serpent, peu avant que le venin lui eüt saisi le coeur, chanta des vers en langage runique l; et ces vers par leur étrangeté pouvaient surprendre ou charmer des contemporains de Guillaume d'Orange et de Louis XIV. Ou bien méme, on citait des complaintes qui venaient de fort loin, du pays de ces invraisemblables habitants du pole, des Lapons. Le chant de la lande d'Orra : W. Temple, Essay upon Heroic Virtue, dans les Miscellanea, The second part. London, 1690, pp. 234 -235. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 276 O soleil levant, dont lejoyeux rayon Invite ma beauté auxplaisirs champetres, Dissipe la brume, éclaircis le ciel, Et aměne devant moi ma chěre Orra. Ah ! sij'étais sür de la revoir, ma bien -aimée, Je grimperais jusqu'ä la plus haute branche de ce sapin ; Lä-haut, dans cet air qui doucement frissonne, Et tout ä Ventour, je regarderais sans tréve... Ou bien la chanson du renne : Häte-toi, mon renne, et accomplissons d'unpas agile Notre voyage ďamour ä travers cette lande désolée. Häte-toi, mon renne, tu es encore, encore trop lent, Un amour impétueux exige la vitesse de ľéclair 1... Ce n'est pas grand-chose, au milieu de tant de vers tournés suivant les meilleures regies; c'eüt été moins encore, si Addi son ne se fůt avisé de porter intéret ä ces productions informes, et ďavouer qu'il les aimait. La vieille chanson de Chevy Chace, la douce ballade des deux enfants dans la foret, ä la bonne heure: elles étaient naives et belles; il se plaisait pour son compte, quand il traversait ľAngleterre, ä écouter ces chants qui se transmettent de pere en fils, et qui font les délices des simples2. II est vrai que pour justifier son goüt, Addison faisait intervenir Homere et Virgile, montrant que ces vers offraient les memes mérites que l'Odyssée, que l'Énéide. Mais heureusement, il ne persistait pas dans cette demonstration savante ; et il revenait ä vanter le naturel, le spontane, ľexpression naive d\in paysan rentrant du labour et fredonnant sa chanson, — ľexpression de ľäme populaire. « Ce chant est une simple copie de la nature, privée de touš les aides et de touš les ornements de ľart... ; et il ne plait pas pour d'autre raison que celie-ci: il est une copie de la nature... » A un autre póle de la vie, eile régnait aussi, ou du moins eile tendait ä croitre, ľidée que le pouvoir populaire était le seul legitime, et que le pouvoir royal ne s'exercait que par sa delegation. Meme dans le royaume de France, il y avait des gens pour rappeler que la Gaule avait été conquise par les Francs; que le peuple franc, tenant son assemblée au Champ de Mars, avait coutume de designer ses chefs; qu'ainsi la puissance venait non pas de quelque privilege divin, non pas de quelque tradition romaine, mais d'une inves titure donnée par la masse des guerriers ä un maitre qu'elle choisissait librement. Le peuple n'existait pas encore en tant que democratic ; mais le concept du pouvoir populaire se dégageait, chargé d'avenir. 1 Spectator, n° 366 et 406. 2 Spectator, n°'70, 74, 85. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 277 L'instinct : ce n'est pas qu'il füt encore trěs en faveur puis qu'il dégoůtait et inquiétait les chrétiens, et puisque les philosophes hésitaient encore ä tenir la nature pour parfaitement bonne, la tirant plus volontiers du côté de la raison. Du moins il n'était pas non plus tout ä fait absent des preoccupations courantes. Tantôt un médecin honnissait la Faculté, ses préceptes, et préconisait la facon de se soigner soi-meme, de conserver la santé par l'instinct. Tantôt un original, parlant de ľinspiration poétique, attribuait son essence ä une furor, ä une folie supérieure, ä ľinstinct. Et ä ce propos, se soustrayant aux efforts intellectuels et aux disciplines volontaires, il y avait un geneur que les rationaux avaient bien de la peine ä réduire ä ľobéis šance : le sublime. Quand on avait dit qu'il n'était autre chose que le vrai et le nouveau réunis dans une grande idée, et exprimés avec elegance et precision ; que sans le vrai, il ne pouvait y avoir de sublime beauté, ni par consequent de sublime : on sentait que le proces n'était pas termine. Aussi, avec une passion jamais satisfaite, interrogeait-on Longin, qui n'avait pas craint de donner une definition de ce mot difficile, et qui avait pour lui le prestige de ľantiquité. Le sublime — ne serait-ce pas, malgré tout, une valeur qui échappe en partie au contrôle de la raison ? La discussion sur l'äme des betes, qui durait depuis Descartes et qui n'était pas pres de finir, engageant dans un tournoi toujours ouvert des champions de toute espěce, qu'était-elle done, sinon une protestation, souvent obscure, en faveur de l'instinct ? En plaidant qui pour son cheval favori, qui pour son chien familier, on n'accordait pas aux animaux une äme semblable ä celie de ľhomme ; on ne revendiquait pour eux qu'une parcelle de jugement : mais on voyait bien qu'ils aimaient, qu'ils souffraient, et qu'ils n'étaient pas des machines, puisque les machines ne participaient pas ä la sensation: j'attribuerais ä ľanimal, disait dé ja La Fontaine, dans son Discours ä Mme de la Sabliěre : Non point une raison suivant notre maniere, Mais beaucoup plus aussi qu 'un aveugle ressort Je subtiliserais un morceau de matiére Que Von ne pourraitplus concevoir sans effort, Quintessence ďatome, extrait de la lumiére, Je ne sais quoiplus vifetplus mobile encor Que la flamme... Je rendrais mon ouvrage Capable de sentir, juger, rien davantage, Etjuger imparfaitement... Magalotti, le naturaliste de Florence, ľanimateur de l'Acadé mie du Cimento, était plus hardi, invoquant contre Descartes notre amour pour les betes, «le trěs grand, le trěs tendre, et souvent trěs fol et trěs stupide amour que nous avons pour un chien, pour un chat, pour un cheval, pour un perroquet, pour un moineau ». Or Dante l'a dit : Amor, ch'a nullo amato amar per dona... Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 278 Or le Tasse ľa dit : amiamo or quando Esser si puote riamati amando ; « nous n'aimons que quand nous pouvons etre aimés. » Done, puisque nous aimons les animaux, e'est qu'ils nous aiment ; done ils ne sont pas privés de sentiment... — Par ces voix dispersées, dans ces circonstances diverses, se marquait encore Faction de cette partie de la conscience qui aspirait au sentiment: bulles qui montaient du fond des étangs, et qui, souvent, venaient mourir ä la surface des eaux. Heureuses nymphes, heureux pasteurs, qui meniez une douce vie pres des fontaines, et dans la solitude des bois, comme on vous envia, en ces temps arides ! Heureux habitants de la Bétique, si simples, et qui vous passiez si facilement, en reve, de touš les raffinements de la civilisation, comme on vanta votre bonheur, inconnu de ceux qui ont cessé de suivre les lois de la nature ! » O combien ces moeurs sont-elles éloignées des moeurs vaines et ambitieuses des peuples que l'on croit les plus sages ! Nous sommes tellement gätés qu'ä peine pouvons -vous croire que cette simplicitě puisse etre veritable. Nous regardons les moeurs de ce peuple comme une belle fable, il doit regarder les nôtres comme un songe monstrueux ! » — Heureux sauvage, de quel ton révolutionnaire on proclama que tu devais etre le modele d'une existence parfaite, et que ľEuropéen devait se faire Huron ! Les gens les plus spirituels annoncaient la faillite de ľesprit : Source intarissable d'erreurs, Poison qui corromps la droiture Des sentiments de la nature, Et la vérité de nos cours ; Feu fallet, qui brilles, pournuire, Charme des mortels insensés, Esprit, je viens ici détruire Les autels que l'on ťa dresses... Esprit! tu séduis, on ťadmire, Mais rarement on ťaimera ; Ce qui surement touchera Cest ce que le coeur nous fait dire Cest ce langage de nos coeur s Qui saisit l'äme et qui I'agite ; Et de faire couler nos pleurs Tu n'aurais jamais le mérite 1... Chaulieu, Ode contre ľesprit, 1708. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 279 Les gens les moins sensibles, mais les plus prompts ä flairer le vent, dénoncaient les méfaits de la raison : Cest eile qui nous fait accroire Que tout cede ä notre pouvoir ; Qui nourrit notre folie gloire De ľivresse d'unfaux savoir ; Qui par cent nouveaux stratagěmes Nous masquant sans cesse ä nous-mémes Pármi les vices nous endort Du Furieuxfait un Achille, Du Fourbe un Politique habile, Et de ľathée un Esprit fart. Mais vous, mortels, qui dans le monde Croyant tenir les premiers rangs Plaignez I'ignorance prof onde De tant de peuples différents ; Qui confondez avec la brute Ce Huron cache sous sa hutte Au seul instinct presque réduit Parlez : quel est le moins barbare D'une raison qui vous égare Ou d'un instinct qui le conduit ; ? On rencontre, děs lors, une expression saisissante de ce sentiment, de ce besoin ďécarter touš les artifices accumulés, le poids des siěcles qui courbe nos épaules, ľhypocrisie que nous appelons, sans y croire, moralitě. II y avait une fois un Anglais qui s'appelait Thomas Inkle, troisiěme fils d'un riche citoyen de Londres; il sěmbarqua pour aller faire commerce aux Indes Orientales. Au cours d'une escale, une partie de la troupe dont il était fut massacrée par les Indiens; il s'échappa, se cacha. Une Indienne le découvrit, jeune et belle ; eile s'appelait Yarico. Elle aima cet étranger, ce malheureux ; eile se donna corps et äme; eile le nourrit, eile le garda; il lui promit de l'emmener en Angleterre, si jamais l'occasion s'en présentait. Un jour ils apercurent une voile, et firent des signaux : le navire approcha, des matelots débarquěrent, puis les conduisirent ä bord : c'était le salut. Mais au long de la route, Thomas Inkle devint reveur. Que ferait-il de cette femme ? II avait perdu son temps, son capital: il décida de la vendre comme esclave, ä la prochaine escale. Llndienne pleura, gémit, essaya de toucher le coeur de son amant; comme eile était enceinte Thomas Inkle la vendit plus eher. Ainsi se component les civilises2... Un jour, Fontenelle rencontre l'instinct sur sa route ; et il est surpris, presque vexé de cette apparition. » On entend par le mot d'instinct quelque chose de surajouté ä ma raison, et qui produit un effet avantageux pour la 1 Jean -Baptisté Rousseau, Ode IX, á M. le marquis de La Fare. 2 Spectator, n° 11. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 280 conservation de mon etre ; quelque chose que je fais sans savoir pourquoi, et qui m'est cependant trěs utile : et c'est en quoi est le merveilleux de I'instinct... » Comme il en saurait admettre de telies derogations, et puisqu'il est entendu que le merveilleux n'a pas le droit ďexister, il se livre ä la gymnastique d'esprit la plus compliquée, ä ľargumen tation la plus subtile, pour prouver que I'instinct est seulement une raison qui hésite, une raison qui n'a pas encore choisi, d'une facon consciente, entre plusieurs moyens d'agir qui s'offrent ä eile : et děs lors, il se tient pour rassuré. Nous sommes loin, semble-t-il, de» I'instinct divin » que célébrera Rousseau. Moins qu'on ne croirait, si, au lieu de chercher parmi ceux qui ne peuvent vivre sans les raffinements du monde, nous nous adressons aux temperaments plus frustes, et si nous trouvons chez un Suisse, Béat de Muralt, une préfiguration de ľapostrophe célěbre de Jean -Jacques: Depuis que ľhomme a perdu son occupation et sa dignitě, la connaissance de ce qui le regarde s'est perdue de merne, et dans le désordre oú nous sommes, nous ne savons pas en quoi notre dignitě et notre occupation consistent. Comme Vordre seulpeut nous donner cette connaissance, je pense qu'il y a un seul moyen de rester dans Vordre : c'est de suivre I'instinct qui est en nous, I'instinct divin qui estpeut-étre tout ce qui nous reste du premier état de ľhomme, et qui nous est laissé pour nous y ramener. Touš les étres vivants que nous connaissons ont le leur qui ne les trompe point. Ľhomme, qui est de tous ces étres le plus excellent, n'aurait-il point le sien, tel qu'il s'étendit sur tout son caractěre, et qu'il füt aussi sur qu'étendu ? II ľa sans doute, et cet instinct est la voix de sa conscience, oú la Divinité se fait connaitre ä nous et nous parle 1... » « L'instinct divin qui est peut -etre tout ce qui nous reste du premier etat de ľhomme, et qui nous est laissé pour nous y ramener » : est-il possible de faire retentir, plus clair et plus haut, l'appel du primitif ? * 1 Lettre sur les otages, écrite entre 1698 et 1700. Voir ľéd. procurée par Ch. Gould, 1933, p. 288. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 281 CHAPITRE V La psychologie de ľinquiétude, ľesthétique du sentiment, la métaphysique de la substance et la science nouvelle La psychologie de ľinquiétude. John Locke renonce aux grands jeux, nous l'avons dit ; gagne-petit, il abandonne la recherche des vérités suprémes, content des vérités relatives que nos faibles mains peuvent saisir. Qui lui demanderait les hauts vols de ľimagination, se trompe rait ďadresse ; le sage Locke ne lui indiquerait qu'une route paisible vers une certitude modeste, une route plate et sans capri -ces. Et cependant, quelles consequences pour ľavenir, dans son affirmation de principe : la sensation est le fait primitif de ľäme ! Car eile provoque, ä y bien penser, un bouleversement dans les valeurs hiérarchiques qui semblaient jusqu'alors le plus fermement recues. Les nobles idées, les plus belles et les plus pures; les préceptes moraux ; ľactivité de ľäme, tout vient de la sensation. Notre esprit, qui opere sur la sensation merne, n'est encore qu'un ouvrier, qu'un manoeuvre : pas de vie rationnelle sans une vie affective qui la commande. La servantě est désormais maítresse ; eile s'est installée, eile vient ďacquérir droit ďaínesse et droit de noblesse ; ses titres sont inscrits dans lEssai sur l'entendement humain. Elle n'est pas ľessence de ľäme. — Mais ľessence de ľäme est impossible ä saisir; et ce qui est certain c'est que cette préro gative ne peut plus s'attribuer, en toute hypothěse, ä la pensée. Si ľäme était essentiellement pensée, on ne la verrait point passer (comme on la voit) par des degrés trěs divers qui vont depuis l'application et la contention la plus forte jusqu'ä un etat oü eile est pres de s'abolir. La pensée disparaít totalement dans le sommeil; meme chez un homme éveillé, eile traverse des moments de faiblesse et ďobscurité qui sont trěs voisins du néant: or ces disparitions, ces vicissitudes, ces amoindrissements, ne sont pas le propre ďune essence mais seulement d'une action, qui, eile, comporte les intermittences et les abandons. II y a plus: la psychologie du désir et de ľinquiétude sont la consequence de ce reclassement de valeurs. Eh quoi ! Locke aurait prepare ľäme de ľHomme de désir ? Et Saint-Preux ? et Werther ? Et René ? — Touš ne sont pas de sa descendance immediate et directe; mais dans les multiples causes qui transforment la mentalite des generations successives, et dans Involution d'une psychologie qui finira par demander au coeur les satisfactions que l'esprit lui aura refusées, Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 282 comptons, comptons sans hésiter la philosophie de Locke. Void ce qu'elle disait avant que le XVIIe siěcle ne rut clos: Ľinquiétude qu'un homme ressent en lui-merne pour I'absence d'une chose qui lui donnerait du plaisir si eile étaitprésente, c'est ce qu'on nomme désir, qui est plus ou moins grand, selon que cette inquietude est plus ou moins ardente. Et il ne sera peut-étre pas inutile de remarquer en passant que ľinquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l'industrie et ľactivité des hommes 1... Uneasiness : tel est le mot du texte anglais et le traducteur, Pierre Coste, tombe en arret sur ce mot, parce qu'il ne trouve pas ďéquivalent en francais ; il le traduit par inquietude, faute de mieux, et il le met en italiques, pour indiquer qu'il s'agit d'un sens particulier et nouveau. II le rencon trera plusieurs fois, car Locke insiste : Quiconque réfléchit sur soi-meme trouvera bientôt que le désir est un etat ďinquiétude ; car qui est-ce qui n'apoint senti dans le désir ce que le sage dit de ľespérance qui n'est pas fort dijférente du désir, q u'étant dijférée eile fait languir le coeur (Proverbes, XIII, 12); et cela d'une maniere proportionnée ä la grandeur du désir, qui quelquefois porte ľinquiétude ä un tel point qu'elle fait crier avec Rachel: donnez -moi des enfants, donnez -moi ce que je desire, ou je vais mourir2 ? Ce n'est pas la presence d'un bien donné qui nous fait agir ; c'est son absence. Nos actes dependent de notre volonte ; et le mobile de notre volonte est ľinquiétude. Sans ľinquiétude, nous demeurerions engourdis, apathiqu es: d'elle dependent nos espé ranees, nos craintes, nos joies, nos tristesses; d'elle dependent nos passions; d'elle depend notre vie. Les disciples de Locke reprendront ce theme et lui donneront toute son ampleur. Condillac, en rendant justice ä son maitre (entre Aristote et Locke, il n'y a pas eu de philosophe digne de ce nom, pense-t-il), déclarera qu'aprés lui, il restait ä démontrer que ľinquiétude est le premier principe qui nous donne les habitudes de toucher, de voir, d'entendre, de sentir, de goüter, de comparer, de juger, de réfléchir, comme de désirer, ďaimer, de haír, de craindre, ďes pérer, de vouloir ; que de ľinquiétude naissent toutes les habitu des de notre äme et de notre corps. II magnifiera le désir, et définira ľennui, souffrance de ľäme. Sur Condillac, Helvétius renchérira, insistant sur la puissance des passions, sur la peine que cause ľennui ; montrant que les gens passionnés sont supé-rieurs aux gens senses, et qu'on devient stupide děs qu'on cesse d'etre passionné. — On a cherché de multiples facons ä expliquer ľavénement de la psychologie romantique, sans songer ä regarder du côté de Locke : Locke aboutissait ä ľEncyclopédie, Locke donnait naissance aux ideologues : c'est beaucoup. Mais il est aussi ľhomme qui a observe dans ľäme ľinquiétude qui nous tourmente, et qui en a fait le principe de notre volonte et de notre action. 1 Essai sur l'entendement humain, 1690. Livre II, chap. XX. 2 Essai sur l'entendement humain, 1690. Livre II, chap. XXI. Trad. Pierre Coste. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 283 Et lorsqu'il s'occupe ďéducation ; lorsque unissant son experience de précepteur ä son ideal philosophique, il faconne une creature humaine, que cherche-t-il ä développer en eile, sinon la spontanéité de la nature ? II se pose en révolutionnaire, et proteste contre la facon dont les enfants sont élevés autour de lui. D'abord ce ne sont pas des ombres ; ils ont des bras, des jambes, une poitrine, un estomac ; un corps, qu'il faut endurcir par toutes sortes de pratiques, afin de le rendre sain et vigoureux. Quant ä leur esprit, la raison doit le gouverner mais non pas la routine ; encore moins une autorite appliquée de ľextérieur, et qui s'exer cerait sans rencontrer ďadhésion profonde, une regie arbitraire qui s'appliquerait indistinctement ä tous. Car il y a, dans chaque enfant, un génie naturel dont il faut tenir compte. » On devrait porter le génie naturel de chaque enfant aussi loin qu'il peut aller. Mais entreprendre d'en joindre ä celui qu'il a déjä un autre tout different, c'est perdre s a peine. Tout ce qui sera ainsi plätré, ne saurait faire tout au plus qu'une fort méchante figure ; on y verra toujours cet air choquant que la contrainte et l'affectation ne manquent jamais de produire. » — «La simple et grassiere nature abandonnée ä elle-meme, vaut mieux qu'une mauvaise grace artificielle, et que toutes ces manieres étudiées de déguiser et de corrompre le naturel au lieu de le corriger. » II faut préférer la vertu au savoir : car ce qui importe dans la vie, ce n'est pas de connaítre beaucoup de choses, mais d'etre honnete et bon. Encore devra-t-on pour inculquer ä l'enfant le minimum de savoir qui lui est nécessaire, tenir compte de cette spontanéité ä laquelle Locke pense toujours. On choisira le lieu et ľheure, la disposition du moment, la curiosité du jour. L'instruction, propo sée comme une täche obligatoire, comme un lourd fardeau ä soulever, est ennuyeuse et désagréable: profitez de telle humeur, de telle disposition momentanée, et vous verrez comme la täche s'allégera. La nature doit etre aidée, corrigée, conduite, mais sans qu'elle s'en doute : au besoin on la truque un peu, pour qu'elle ait ľair plus naturel. Ľindividu : voilä au fond ce qui intéresse Locke. Pas ďécoles publiques. Un sage précepteur, qui remplace le pere, et qui se sacrifie lui-meme sans reserve ä son élěve. Pas de punitions corporelles, qui avilissent et qui humilient. Le moins de contrainte possible, sauf dans les toutes premieres années; ä mesure que le temps s'écoule, plus de liberie. Mille precautions subtiles sont ä prendre autour de la jeune plante qui pousse; mille raisonnements ingénieux sont utiles pour justifier les pratiques qu'on veut lui inculquer. Dans cette education qui se croit trěs simple, et qui est au fond trěs compliquée et trěs orgueilleuse ; qui veut etre stoique jusqu'ä la dureté, par moments, alors que, le plus sou vent, eile demande tout et permet tout ä la sensibilité ; qui parle sans cesse de réalités, et qui est pleine de reves; dans cette education qui est tout ä la fois le programme reserve ä un élěve, et le roman ou le maitre a inscrit ses révoltes, ses regrets, ses nostalgies, ses désirs; nous prévoyons ici encore ľhomme qui devait, soixante -dix ans plus tard, affirmer hautement sa predilection pour Locke : Jean -Jacques Rousseau. Ľesthétique du sentiment. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 284 «L'esprit philosophique, qui rend les hommes si raisonnables et si consequents, fera bientôt ďune grande partie de ľEurope ce qu'en firent autrefois les Goths et les Vandales... Je vois les arts nécessaires, négligés; les préjugés les plus utiles ä la conservation de la société, s'abolir ; et les raisonnements spéculatifs préférés ä la pratique. Nous nous conduisons sans égard pour ľexpérience, le meilleur maitre qu'ait le genre humain. Le soin de la postérité est pleinement négligé. Toutes les dépenses que nos ancetres ont faites en bätiments et en meubles seraient perdues pour nous, et nous ne trouverions plus dans les forets du bois pour bätir, ni merne pour nous chauffer, s'ils avaient été raisonnables de la maniere que nous le sommes. » Celui qui fait entendre ces paroles hardies, est ľabbé Dubos. Ses Reflexions critiques sur la poesie et la peinture, qui paraissent en 1719, sont le résultat d'une lente maturation. II y avait deux camps, et d'abord ceux qui voulaient réduire ľart lui -merne ä la pure raison. Qu'est-ce que le beau ? qu'est-ce que le bon goüt, qui permet de discerner le beau ? qu'est-ce que le sublime ? Difficiles questions ! II y avait les philosophes; et non point eux seulement, mais tous ceux qui, meme non philosophes, par habitude, par entrainement, par mode, ne se fiaient qu'ä l'esprit géométrique pour trouver des solutions. lis disaient, nous les avons entendus déjä, que le beau était le vrai, ou du moins le vraisemblable; qu'étant la vérité, il contribuait pour sa part ä la morale, ä la vertu ; que le bon goüt se fondait sur des principes, sur des moděles, et qu'en consequence il pouvait prononcer des arrets certains, suivant des regies bien fixées. Transposez dans la pratique cette philosophie de ľart : vous aurez ľacadémisme. Limitation des Anciens. La connaissance parfaite d'une technique ä laquelle tout individu doit réduire son talent. L'observation de la nature: mais en meme temps, la maniere de corriger, de régulariser cette nature, qui se permet dans le detail bien des caprices et bien des fantaisies. Le Le Brun de Louis XIV, qui, comme Boileau dans son domaine, consacré par le succěs, par le temps, par ľautorité royale, est une maniere d'institution ; ce Le Brun dont le nom seul évoque ä nos yeux une série de tableaux solennels et glacés dans leurs grands cadres d'or, enseigne ä ses disciples les procédés de l'ex pression : comment ils doivent rendre la colěre, la surprise, ľeffroi ; ou, ce qui est plus compliqué, l'estime, l'admiration, la veneration. De ľestime ä l'admiration : « Le visage recoit fort peu de changement en toutes ses parties, et, s'il y en a, il n'est que da ns ľélévation du sourcil ; mais il y aura les deux côtés égaux, et l'oeil sera un peu plus ouvert qu'ä ľordinaire, et la prunelle également entre les deux paupieres et sans mouvement, attachée sur ľobjet qui aura cause l'admiration. La bouche sera aussi entrouverte, mais eile paraítra sans alteration, non plus que tout le reste des autres parties du visage. » Ainsi de suite ; tout est prévu, classé, réglé. La beauté, c'est la raison miseenrecettes... Le second groupe est moins nombreux ; peintres que ne satisfait plus l'exemple de Le Brun, sculpteurs qui cherchent ä s'éloi gner des moděles du Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 285 Bernin pour substituer la grace ä la noblesse et ä ľemphase, architectes qui revent de construire, au lieu des églises ä la maniere du Gesú, ou des chateaux ä la maniere de Versailles, de jolies demeures oú les libertins de moeurs abriteront leurs amours: une jeunesse impatiente de rompre avec les aínés, avec les maítres. Et encore, des amateurs qui s'opposent aux professeurs, et qui, se révoltant contre ľacadémisme, osent revendiquer le droit de chérir ce qui leur plait comme Roger de Piles, qui préfěre aux Bolonais, Rembrandt, et surtout Rubens, et qui ose le dire effrontément. II n'est pas exactement un révolutionnaire, en ce sens qu'il ne s'attaque pas de parti pris aux doctrines régnantes; mais un homme qui veut etre lui-meme : c'est, suivant les cas, un peu moins qu'un révolutionnaire, ou beaucoup plus. Meme son manque de parti pris contribue ä donner ä ses propos un air savoureux de liberie. Par exemple : « Le génie est la premiere chose que ľon doit suppo ser dans un peintre. C'est une partie qui ne peut s'acquérir ni par ľétude ni par le travail... » — « Les licences sont si nécessaires qu'il y en a dans touš les arts. Elles sont contre les regies, ä prendre les choses ä la lettre ; mais ä les prendre selon ľesprit, les licences servent de regies quand elles sont prises bien ä pro -pos1... » Parmi ces indisciplines, 1'abbé Dubos emerge. Parce qu'il réu nit de rares qualités, étant ä la fois homme du monde et trés savant: il n'a pas moins fréquenté les cabinets des médailles que les coulisses de l'Opéra. Parce qu'il a ľesprit fin et vigoureux tout ensemble. Parce qu'il est tres francais, et cosmopolite. Parce qu'il est homme d'action et philosophe . Parce que la fré-quentation de Locke (il ľa connu ä Londres, et il s'est assure, sur le manuscrit, de la fidélité de la traduction de Pierre Coste) ľa amené vers cette source de sensibilité que le grand Anglais avait découverte : et Dubos a compris qu'elle pouvait étancher la soif inexpliquée de ses contemporains. La sensibilité est la source du beau ; et du sublime ; et de ľart. II se charge de le prou ver aux hommes. Les Reflexions critiques sur la poésie et la peinture fourmillent ďidées ; ľabbé Dubos a fait tant ďexpériences, il a vu tant de tableaux, entendu tant de comedies, de tragedies, et ďopéras ; il aime tant la causerie, celle qui ne se contente pas de mots et sert d'excitant ä la pensée ; il est si ingénieux, meme quand il ne tient pas tout ä fait la vérité, que son livre donne l'impression dune richesse infinie. II veut y mettre de ľéquilibre, il le divise en sections : mais les unes sont courtes et les autres longues, les développements s'arretent ou se prolongent ä leur gré, les thěmes disparaissent aprěs avoir été amorcés, ou se repetent ä plaisir : ce n'est plus du tout la grande composition classique, c'est déjä le genre de ľ Esprit des lois, en moins brillant. La sensibilité qui se dégage non sans peine de ľesprit analytique, s'exprime par les soins d'une intelligence agile, faisant appel ä l'exemple et au fait. Que le pathétique est puissant sur nos ämes ! N'est -il pas bien curieux de voir que la poésie et la peinture ne font jamais plus de plaisir que lorsqu'elles Abrégé de la Vie des peintres, 1600. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 286 réussissent ä nous affliger ? Dans un appartement destine ä nous plaire, un tableau representant ľaffreux sacrifice de la fille de Jephté nous retient plus longtemps et nous séduit davantage que les tableaux riants. Un poěme dont le sujet principal est la mort d'un e jeune princesse entre dans l'ordonnance d'une fete : et cette tragédie charme une compagnie qui ne s'est assemblée que pour se divertir. «J'ose entreprendre ďéclaircir ce paradoxe, et ďexpliquer ľorigine du plaisir que nous font les vers et les tableaux... » En effet: le grand ennemi des hommes est l'ennui. lis le fuient soit par la sensation, soit par la reflexion. Mais le premier moyen a plus de force ; les passions nous prennent tout entiers. L'agitation ou elles nous tiennent est si vive, qu'ä leur prix tout autre état de ľäme nous paraít langueur. Seulement, les passions véritables ont des suites dangereuses; et nous le savons par de penibles experiences. Que faisons-nous děs lors ? Nous imitons les objets qui auraient excite en nous les passions reelles. Telle est la fonction de ľart. « Les peintures et les poésies excitent en nous ces passions artificielles, en nous présentant les imitations des objets qui sont capables d'exciter en nous des passions véritables. » Děs lors la formule généralement adoptée : art égale raison, ne vaut plus. Art égale passion; passion épurée, mais intensément rendue. Ce degré ďintensité passionnelle explique la hierarchie des genres: la tragédie nous touche plus que la comédie; » chaque genre nous touche ä proportion que l'objet, lequel il est de son essence de peindre et d'imiter, est capable de nous émouvoir. Voilä pourquoi le genre élégiaque et le genre bucolique ont plus d'attrait pour nous que le genre dramatique. » Et de proche en proche tout est renouvelé, pour la creation comme pour la critique, puisqu'il ne s'agit plus que de rendre efficacement les passions, et de savoir si elles sont efficacement rendues. Le secret de ľart, ľabbé Dubos va le chercher jusqu'au plus profond de notre etre, jusqu'ä la sensation, valeur premiere : les valeurs intellectuelles ne paraissent jamais que pales, fades, artificielles, par comparaison. » Je crois», avance-t-il,» que le pouvoir de la peinture est plus grand sur les hommes que celui de la poésie, et j'appuie mon sentiment sur deux raisons. La premiere est que la peinture agit sur nous par le sens de la vue. La seconde est que la peinture n'emploie pas des signes artificiels ainsi que le fait la poésie, mais bien des signes naturels. Cest avec des signes naturels que la peinture fait ses imitations. « Sensuel, le plaisir que donne le style. Sensuel, le plaisir que donne la musique de la poésie. Le génie, loin d'etre un maigre talent qu'on s'efforce en vain de fortifier par l'imita tion, par la pratique, est un don naturel, une force primitive que rien ne peut arreter, et qui est au-dessus des regies et des codes. Sans doute s'agit-il meme d'une force physique : » Ce génie est une fureur divine, un enthousiasme, qui a sans doute des causes physiques, une qualité du sang, jointe ä une heureuse disposition des organes.» On le saura plus tard, quand ces explications physiques, aujourďhui imparfaites, auront acquis plus de sécurité. Mais on peut se demander, děs aujourďhui, si les causes physi ques n'ont pas une part dans les progres surprenants des lettres et des arts ? si le soleil, si l'air, si le climat, n'agissent pas sur la production des peintres et des poětes ? si ces memes Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 287 forces n'influent pas sur toute la machine humaine ? Les caractěres de notre esprit et de nos inclinations dependent beaucoup des qualités de notre sang ; celles-ci dependent de Fair que nous respirons, surtout ä ľépoque de notre formation, de notre enfance voilä pourquoi, sans doute, les nations qui habitent sous des climats différents, sont différentes par ľesprit comme par les inclinations... Dubos s'arrete ä ce point-la. Que de chemin parcouru ! Et quel signe éclatant ďune double revolte, ďune part contre ľaca démisme dogmatique, et ďautre part contre ľabstraction ratio naliste ! Au moment oú ľabbé met ses idées par écrit, le mot esthétique n'est pas encore inventé. II n'apparaítra qu'en 1735, dans la these de doctorat ďun jeune Allemand, Alexandre -Amé-dée Baumgarten. Nous n'en aurons pas moins, dans les Reflexions critiques, ľessai ďune esthétique basée sur le senti ment. Protestation des couleurs et des sons, de la terre et des eaux et du ciel, de tout ce que nous voyons, entendons, touchons, de tout ce qui fait partie de notre vie sensible, de ce qu'il y a en nous d'affectif, d'animal, et presque de materiel, contre les oublis et les dédains de la pure raison. La métaphysique de la substance. Dans la philosophie de Leibniz, il est possible de voir une autre revendication: celie ďune métaphysique qui se base su r la valeur de I'infiniment petit, de ľimperceptible, de ľin conscient, de ľobscur ; sur la puissance du dynamisme psychique ; sur ľexistence de substances simples qui sont comme ľessence de ľinstinct vital, ľessence du Moi. Leibniz ne pouvait admettre que la geometrie donne ľexplication derniere des choses. A ľégard de Descartes il éprouvait une admiration sincere et aussi une repugnance qui se faisait jour d'opuscule en opuscule, suivant sa maniere ; jusqu'ä ce qu'il écrivít enfin son testament philosophique, la Monadologie en 1714, deux ans avant sa mort. Elle ne fut pas aussitôt publiée ; le prince Eugene de Savoie la fit enfermer dans une cassette ; il ne la montrait qu'ä quelques initiés : trésor cache... Le moment viendra oú lettres et traités sortiront de ľombre, oú la cassette sera ouverte, et oü la substance spirituelle qu'elle contenait agira comme un ferment. Descartes lui paraissait trop simpliste, avec la confusion qu'il commettait entre ľétendue et la substance, entre le mouvement et la force vive. Et trop clair, avec sa facon de tout trancher en deux, de négliger les gradations qui nous font descendre jusqu'aux infiniment petits, d'ignorer les perceptions obscures de ľäme. Ne compter pour rien les perceptions dont on ne s'apercoi t pas, c'est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, disait-il expressément dans la Monadologie : comme il avait déjä note dix ans plus tôt, dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain qu'ä tout moment il existe en nous une infinite de changements dont nous ne nous rendons pas compte, parce que nos Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 288 impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies. La coutume fait que nous ne prenons plus garde au mouvement d'un moulin ou d'une chute d'eau, quand nous avons habite tout auprěs de puis quelque temps ; et pourtant, ce mouvement frappe toujours nos organes. Quand nous sommes au rivage, nous entendons le bruit de la mer : il faut done que nous percevions le bruit de chaque gouttelette de chaque vague : et pourtant, nous n'en avons pas conscience. Ces perceptions insensibles, qui sont l'essentiel de la vie psychologique, Descartes ne les a pas observées. » On est oblige de confesser que la Perception et ce qui en depend, est inexplicable par des raisons mécaniques, c'est-ä-dire par les figures et par les mouvements. Et feignant qu'il y ait une machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, on pourra la concevoir agrandie en conservant les memes proportions, en sorte qu'on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera, en la visitant au dedans, que des pieces qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi e'est dans la substance simple, et non dans le compose ou dans la machine qu'il la faut chercher... » Cette substance simple est la Monade, veritable atome de la nature, element des choses. Ce qui nous frappe en voyant la facon dont Leibniz nous expose les propriétés de cette Monade, qui va soustraire l'explication premiere de la vie ä la physique pour ľattribuer ä la métaphysique, e'est la defense, e'est la sauvegarde d'une force psychique individuelle ; tandis que Spinoza procěde par la reduction du particulier ä l'universel, Leibniz cherche un accord oü l'universel soit représenté sans que le particulier perde ses droits. La Monade ne peut etre altérée ni changée dans son intérieur par quelque autre creature ; eile n'a pas de fenetres, par lesquelles quelque chose pourrait entrer ou sortir. La Monade a, par rapport aux autres Monades ses voisines, ses qualités spécifiques, puisqu'il n'existe jamais, dans la nature, deux etres identiques. La Monade est sujette au changement, comme tout etre créé ; mais ce changement méme depend d'un principe interne et ne vient pas de ľextérieur. Ce caractěre de la Monade est si marqué, qu'une difficulté se présente : puisqu'elle est substance simple, et puisqu'elle ne comporte rien qui ne lui vienne de ľintérieur, ne sera-t-elle pas condamnée ä l'isolement ? — Non point; par la vertu de ľharmonie préétablie. Comment Leibniz établit ce merveilleux accord, e'est ce que nous n'avons pas ä redire ici, e'est ce que toute histoire de la philosophie explique bien mieux que nous ne saurions le faire. Nous tenons désormais ce dont nous avons besoin pour notre demonstration. — L'inconscient. — La valeur substantielle de ľesprit : » Tout esprit étant comme un monde ä part, süffisant ä lui-meme, indépendant de toute autre creature, enveloppant l'infini, exprimant l'univers, est aussi durable, aussi subsistant, et aussi absolu que ľunivers méme des creatures. » — La vision poétique d'un pullulement de vie : Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 289 Chaque portion de la matiere peut étre comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante chaque membre de I'animal chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, un tel étang. Et quoique la terre et Voir interceptés entre les plantes du jardin, ou I'eau interceptée entre les poissons de ľétang ne soit point plante, ni poisson : ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent ďune subtilité ä nous imperceptible. Ainsi il n'y a rien d'inculte, de sterile, de mort, dans I'univers, point de chaos; point de confusion qu 'en apparence ;. Enfin l'affirmation d\ine harmonie souveraine, et telle que nous entrons, en nous enivrant d'elle, dans les domaines du pur amour. La Science Nouvelle. Naples. Du soleil; la joie de vivre. Des cris, du tumulte. Dans les ruelles tortueuses, la foule la plus mobile qui soit au monde. Une vivacité, une curiosité ďesprit sans égales; un intense mouvement de culture. Des conversations passionnées, des assemblées, des salons, oü des hommes qui portent allégrement lepoids d'un savoir immense, remettent en jeu toutes les questions scientifiques et philosophiques, examinent toutes les doctrines, recueillent touš les faits. A Naples, qui recoit, parce qu'elle les appelle, les messages de la pensée européenne, et qui sait les adapter ä son génie ; ä Naples, ľoriginale et la tumultueuse, qui apparaít ici comme un symbole de puissance et de vitalite, naquit, le 23 juin 1668, Giambattista Vico. Son esprit connut toutes les contraintes, et sut échapper ä toutes. II sut échapper au danger d'etre un enfant prodige ; au danger d'etre un écolier trop docile ä ses maítres, et qui ne jure plus que sur leurs paroles; au danger de devenir captif d'une profession ; et merne au danger d'etre heureux, un des plus menacants pour ceux qui veulent penser. II lut Aristote, et touš les Grecs, saint Augustin et saint Thomas d'Aquin, Gassendi et Locke, Descartes et Spinoza, Malebranche et Leibniz, sans étre l'esclave de personne et content de choisir quatre moděles: Platon ; Tacite ; Bacon, qui a vu » que les sciences humaines et divines ont besoin de pousser plus loin leurs investigations, et que le peu de découvertes qu'elles ont faites doit étre encore corrigé » ; Grotius, qui » a réuni dans un systéme universel du droit toute la philosophie, et qui a appuyé sa theologie sur ľhis toire des faits ou fabuleux ou certains et sur celle de trois langues: hébraíque, grecque ou latine, les seules langues savantes de ľantiquité qui nous aient été transmises par la religion chrétienne... » . Mais ces génies n'agissent jamais sur lui au point qu'il renonce ä reprendre par la 1 Monadologie. §§ 67, 68, 69. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 290 base les elements de leur savoir. II est douloureusement et magnifiquement lui-meme. II a les deux sortes d'intelligence, celle qui comprend et celie qui crée. Son impétuosité le fait sortir des chemins qu'il s'est ä lui -méme traces; il abonde en métaphores, en visions; il veut etre analytique, et tout d'un coup il procěde par intuitions sublimes. II démontre suivant les meilleures regies logiques; et puis, presse, il déborde sa propre demonstration, moins encore ä cause de l'abondance touffue de la matiěre qu'il traite que par la natu re de son esprit. Obstiné, il se repete ; impatient, il va trop vite, exposant les résultats alors qu'il n'en est encore qu'aux premiers principes ; il a l'ivresse du nouveau, de l'audacieux, du paradoxal, du vrai, découvert sous l'amas des erreurs, et en fin révélé au monde, par lui, Giambattista Vico. II ne possěde pas ľéquilibre classique : fougueux, nerveux, maniaque méme, il est l'insatisfait: jamais il n'a suffisamment prouvé, corrigé son texte, precise sa pensée, impose aux lecteurs ses découvertes merveilleuses. II est tenace ; il n'est pas facile, ni méme aimable ; il est altier, il est colěre ; il a conscience ďune superioritě de génie que ses contemporains n'avouent pas, ne comprennent pas, et il en souffre. Alors il redouble d'efforts pour les persuader ; et il engage une lutte contre eux, et contre lui-méme. II faudra bien qu'il finisse par leur communiquer son grand secret, celui de la Science Nouvelle. Car eile sera nouvelle, d'abord par la faculté qu'elle emploie de preference, et qui est ľimagination créatrice. Certes la criti que a son role et son utilitě, mais eile n'est pas d'accord avec le sens profond de la vie : laquelle n'est pas une abstraction, mais une creation continue. — Elle sera nouvelle, ensuite, par sa méthode, qui est justement celle que l'on répudie tout ä ľentour, la méthode historique. Seulement, ľhistoire ne consiste pas dans les récits des historiens; eile se lit dans toutes les traces que ľhumanité a laissées d'elle -méme sur son passage : la poésie primitive, le langage, le droit, les institutions; tout ce qui fut sa maniere d'etre. — Elle sera nouvelle, encore, par son mouvement car eile remonte le cours des äges, et va chercher la realite non pas dans les lointains de l'avenir, mais dans les origi nes de notre espěce. — Elle sera nouvelle dans son essence. Elle est la connaissance du devenir collectif, de ľétre qui se crée et qui se connaít tout ä la fois, et qui trouve la garantie de sa certitude dans I'identification du sujet et de ľobjet : la science, c'est la creation de ľhumanité par ľhumanité, enregistrée par ľhumanité encore. « Du milieu de cette nuit profonde et ténébreuse, qui enveloppe ľantiquité dont nous sommes si éloignés, nous apercevons une lumiere éternelle, et qui n'a pas de couchant, une vérité que l'on ne peut aucunement révoquer en doute : ce monde civil a certainement été fait par des hommes. II est done possible, car cela est utile et nécessaire, d'en retrou ver les principes dans les modifications mémes de notre esprit. » Pauvre et grand Vico ! On ne le comprenait pas; on ľécoutait ä peine ; ses idées étaient trop nouvelles, trop différentes de celieš qu'on approuvait au tour de lui. Les autres prônaient l'abs trait, le rationnel, rougissaient d'un passé qui leur semblait faire honte ä leur civilisation progressive, tenaient ľhistoire pour Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 291 un mensonge et la poesie pour un artifice, bannissant la sensibilité, cette malade, et ľimagination, cette folie. Mais lui, avec ľente tement du génie, refusait de considérer le corps immense de ľhumanité comme une piece anatomique et s'obstinait ä retrouver la palpitation de la vie. S'aidant de la jurisprudence, de la philologie, des images, des symboles, et des fables, et devenant peu ä peu le familier du passé, il allait jusqu'au fond des abímes millénaires, pour découvrir ä la fois ľhistoire de notre evolution et la forme ideale de notre esprit. On n'acceptait pas le rameau ďor qu'il rapportait. Aussi pou vons-nous entendre encore, dans la Scienza Nuova !, le cri ďune äme indignée. La passion essaie de soulever des phrases trop chargées de pensées pour qu'elles prennent aisément leur vol; et Vico, avide de tout prouver ä la fois, craignant de n'en avoir jamais assez dit, presse, haletant, et lourd, offre ä ses contempo-rains ľoeuvre grandiose qui les laisse indifférents. II faudra trois quarts de siěcle pour que ce livre admirable projette enfin son éclat sur ľhorizon de ľEurope. * * * 1 Principii di una Scienza Nuova intorno alia comune natura delle nazioni. (Premiere edition, 1725 : Prima Scienza Nuova. Deuxieme edition, 1730 : Seconda Scienza Nuova). Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 292 CHAPITRE VI FERVEURS Tous ces clochers qui dominent les campagnes, toutes ces cathédrales au tour desquelles se serrent les maisons des villes, qui les supplient de montér vers le ciel. L'éclat doré des cierges qui palpitent devant les tabernacles, la voix des přetřes et le choeur des fiděles, le Credo et le Magnificat, le sons des cloches, ľodeur de ľencens. Les églises innombrables, et aussi bien les temples, les synagogues et les mosquées, et tous les lieux oú les hommes s'assemblent pour confesser le mystěre qui entoure leur naissance, leur vie, et leur mort, et pour confier ä Dieu ľexplication supreme que leur seule raison nepeutdonner... Ľexigence religieuse defend son eternite. Vers ce temps-lä, les croyants se sentaient menaces par ľef fort des libres penseurs, des athées; quantité ďapologistes signalaient le danger croissant. Et si quelques-uns ďentre eux, sans hésiter, acceptaient la lutte sur le terrain rationnel, ďautres cherchaient des armes différentes. Les loups ravisseurs se multipliaient autour du troupeau, il fallait décourager leurs attaques par des defenses nouvelles: ä ľimpiété déclarée, que réponde une piété plus vive ! Contre ceux qui veillent et qui prient, ľennemi ne prévaut pas. « Ce siěcle sublime, qu'on peut appeler le siěcle de ľesprit, ou encore du pur amour... » Ainsi s'exprimait Henri Bremond, étudiant la vie chrétienne sous l'Ancien Regime ; et il montrait que le progres du cartésianisme n'atténuait chez les ämes pieuses, ni la vivacité de ľadhésion aux vérités fondamentales de la foi, ni la pratique de la devotion. Pármi les livres de priěres qu'il citait ä ľappui de ses dires, j'en veux retenir un, naif et beau, ĽHorloge pour ľadoration perpétuelle du Saint Sacrement, qui date de 1674. Cette horloge sainte marque les heures des dangers pressants: l'imagination des fiděles peut se représenter, en ľécoutant sonner, ľassaut des ennemis qui voudraient ruiner la foi, conduits par Satan ; chaque heure évoque une vision qui fait frémir. Minuit: Les princes des téněbres, dans la profonde nuit qui est la partie principále de leur empire, sortent de leurs cavernes, sans se séparer de leurs tourments et des feux qu'ils portent partout, et volent par toute la terre pour assembler leurs suppôts... Cinq heures du matin : Les Saintes Hosties données aux chiens... Mais ä chaque offense répond une litánie réparatrice ; et les battements de cette horloge redoutable éveillent» un instinct nouveau », « une ardeur secrete », qui n'avaient pas motif de paraítre dans la quietude des jours sans combats. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 293 Une vie sentimentale accrue; c'es t peut-etre ici le point capital; ici se marquent, encore incertains et confus, les commencements ďune apologétique qui mettra tout un siěcle ä se développer. Les lumiěres, ďaccord : aucune Église n'est ennemie des lumiěres. La raison, ďaccord : aucune Église ne prétend se passer du concours de la raison. Et cependant, sans tenir compte des formes extremes de ľathéisme declare, et en ne considérant que les modifications qui s'operent dans la moyenne des consciences, ä la religion est enlevée ľadhésion d'une certaine force intellectuelle qui veut se séparer de la foi, se passer d'elle et constituer sans eile un ideal humain. « II est certain que notre siěcle est savant et éclairé. On a fait de grands progres dans les sciences et dans les arts, soit pour leur donner de meilleurs principes, soit pour en établir plus solidement les preuves et les demonstrations. Combien de nouvelles découvertes, combien de nouvelles experiences n'a-t-on pas mises au jour, pour aider ľesprit ä pénétrer au -dela de ces limites dans lesquelles la barbarie des siěcles precedents retenait les lumiěres enfermées ? — Cependant on peut douter avec raison si la religion a recu de grands avantages de toutes ces belles recherches; et si eile n'y a point perdu plutôt que gagné 1... » Elle peut regagner le terrain perdu si eile fait appel ä d'autres puissances de ľäme, que ses adversaires méprisent ou nient. Les preuves métaphysiques de ľexistence de Dieu sont assurément les meilleures; mais elles sont inaccessibles « au commun des hommes, qui dependent de leur imagination ». En faisant appel ä leur imagination, ä leur sensibilité, ľapologiste de la religion chrétienne peut encore prouver Dieu. Les merveilles de la nature ne montrent-elles pas son existence, sa puissance, sa bonté ? Argument qui n'est pas nouveau, mais qui prend une valeur nouvelle si on met sur lui l'accent, si la demonstration devient effusion. On entre alors dans un etat admiratif qui explique tout, dans un etat lyrique qui empörte tout. Voyez les bois: « En été, ces rameaux nous protegent de leur ombre contre les rayons du soleil; en hiver, ils nourrissent la flamme qui conserve en nous une chaleur naturelle. Leur bois n'est pas seulement utile pour le feu ; c'est une matiěre douce, quoique solide et durab le, ä laquelle la main de ľhomme donne sans peine toutes les formes qu'il lui plait, pour les plus grands ouvrages de l'architecture et de la navigation. De plus, les arbres fruitiers, en penchant leurs rameaux vers la terre, semblent offrir leurs fruits ä ľhomme... » — Voyez les eaux : « Si ľeau était un peu plus raréfiée, eile deviendrait une espěce d'air ; toute la face de la terre serait sěche et sterile ; il n'y aurait que des animaux volatiles ; nulle espěce d'animal ne pourrait nager, nul poisson ne pourrait vivre; il n'y aurait aucun commerce pour la navigation. Si ľeau était un peu plus raréfée, eile ne pourrait plus soutenir ces prodigieux edifices flottants qu'on nomme vaisseaux ; les corps les moins pesants s'enfonceraient d'abord dans ľeau ...» Voyez les airs et voyez le feu ; voyez les astres, et cette aurore qui « depuis des milliers d'années, n'a pas manqué une seule fois d'annoncer le jour ; eile le commence ä point nommé, au moment et au lieu regle. » Voyez les animaux : « ľéléphant, dont le cou Isaac Jaquelot, Dissertations sur ľexistence de Dieu, La Haye, 1697. Preface Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 294 serait trop pesant pour sa grosseur, s'il était aussi long que celui du chameau, a été pourvu ďune trompe 1... ». Encore un peu de temps, et viendra Nieuwentijt, et viendra ľabbé Pluche, qui, devant une clientele innombrable, démontreront ľexistence de Dieu par les merveilles de la nature : puis viendra Bernardin de Saint-Pierre ; et puis Chateaubriand. A ce point de notre route, et sur le seuil des derniěres retraites oú s'exalte ľhomme de sentiment, évoquons Gottfried Arnold tenant en main son Histoire impartiale des églises et des heresies. II nous dit qu'elle est impartiale, parce qu'elle est écrite par un homme qui n'appartient ä aucune secte, et qui emploie une méthode non pas théologique, mais historique. Generale, parce qu'elle n'a dmet pas qu'il y ait une seule église, et qu'elle parle de toutes celles qui professent la croyance en Dieu et en Jésus-Christ. Et surtout, eile veut etre une histoire glorieuse des heresies. A l'en croire, en effet, on se trompe au sujet des hérétiques. qui sont des incompris et des calomniés. Hérétiques, c'est le nom que les gens en place donnent ä ceux qui nuisent ä leur intéret, ä leur pouvoir. Les gens en place se vantent de posséder l'orthodoxie : or l'orthodoxie n'est pas la foi. Adopter aveuglément des dogmes et des formules; se soumettre ä des autorités estimer que la croyance est un opus operátům : voilä l'ortho doxie, qui n'est en réalité qu'un rationalisme vide, ignorant les experiences religieuses, les réveils et les resurrections. Les hérétiques véritables ne sont pas ceux qui risquent de se tromper, tout en étant de bonne foi; mais bien plutôt ceux qui. refusant de subir ľinfluence de Dieu, vivent comme des paíens; les égoístes, les dogmatiques, les intolérants... Ainsi parle, en 1699, Gottfried Arnold, érudit, rebelle et mystique : ceux qu'on donne communément pour hérétiques sont les vrais chrétiens, les disciples du Christ, que purifie la souffrance et qu'exalte l'amour ; et ceux qu'on nomme communément les orthodoxes, desséchés, arides, sont les hérétiques. Sous sa conduite, penetrans maintenant dans le cercle des ämes ardentes. En 1709, on a expulsé les derniěres religieuses qui demeuraient encore ä Port-Royal; en 1710, on a démoli le monastěre. Le jansenisme sera définitivement écrasé ; la secte qui, depuis tant ďannées, tourmentait lÉglise de France, enfin sera réduite ä la soumission : ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. — Mais non ; cette secte se répand au-dehors; eile gagne de proche en proche ; il reste des foyers de jansenisme ä Louvain; ä Utrecht, oü une église obstinée recueille les exiles, les bannis; dans diverses villes d'Allemagne ; ä Vienne, jusque dans la cour imperiale ; en Piémont, en Fénelon, Demonstration de ľexistence de Dieu, tirée de la connaissance de la nature, 1713. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 295 Lombardie, en Ligurie, en Toscane, merne ä Rome ; les jansénistes font de la propagande en Espagne. En France, la querelle a recommence, aussi vive qu'au premier jour, avec la proclamation de la Bulle Unigenitus, ľannée 1713. Quesnel, pretre de l'Oratoire, publie un livre sur la Morale de lÉvangile ; le Pape condamne cent une propositions tirées de ce livre ; on dirait un signal, tout recommence; appelants, acceptants, accommodants se disputent, se disputeront pendant de longues années. Bientôt apparaítront les convulsionnaires; au cours des processions, sur la tombe des élus, des miracles se produiront et cette fois, les troubles iront jusqu'au scandale. S'il y a deux elements dans le jansenisme, ľun théologique et ľautre moral, avec le temps la force du premier s'atténue, tandis qu'augmente la force du second. L'amertume et ľanxiété des ämes, ľincertitude du salut, le souvenir pathétique de la persecution, la foi dans les miracles vengeurs, ne s'abolissent ni par la volonte du Roi, ni par les décrets de Rome. A la longue le jansenisme n'est plus une doctrine ; c'est un esprit, apre et austere, qui progresse contre ľédulcoration progressive de la croyance et des moeurs. A bien plus forte raison les camisards des Cévennes, traqués par les dragons, suppliciés quand ils sont pris, martyrs de leur foi, entretiennent-ils une exasperation sentimentale qui, ďexcěs en exces, va jusqu'ä ľhallucination. Considérons l\in de leurs chefs, Abraham Mazel, qui nous a laissé ses Mémoires et pour ainsi dire sa confession. « Quelques mois avant de prendre les armes, et que la moindre pensée m'en füt venue au coeur, je songeai que je voyais dans un jardin de grands boeufs noirs et fort gras qui mangeaient les choux du jardin. Une personne que je ne connaissais pas m'ayant commandé de chasser les boeufs noirs hors du jardin, je refusai de le faire, mais ayant redouble ses instances et ses ordres, j'y obéis et je chassai les boeufs hors du jardin. Ensuite de cela ľEsprit du Seigneur étant venu sur moi me saisit ä l'ordinaire comme un puissant et fort homme et m'ayant ouvert la bouche me fit declarer entre autres choses que le jardin que j'avais vu représentait ľÉglise, que les gros boeufs noirs étaient les přetřes qui la dévoraient et que j'étais appelé pour accomplir cette figure. J'eus plusieurs inspirations par lesquelles il me fut dit de me preparer ä prendre les armes pour combattre avec mes frěres contre mes persécuteurs, que je porterais le fer et le feu contre les pretres de ľÉglise romaine et que je brúlerais leurs autels. » Par inspiration ils tiennent des assemblées dans les bois; et ľEsprit vient sur eux ďune maniere si sensible que les agitations qui font trembler leur corps portent la crainte et la frayeur chez ceux qui les regardent. Par inspiration, ils prennent leurs armes, marchent, attaquent, se dispersent. Par inspiration, ils brúlent les presbytěres et tuent les cures. Fait prisonnier, Mazel est enfermé dans la tour de Constance ä Aigues-Mortes. II scie une des pierres de la tour, pour s'évader ; et «il se sentait saisi de l'esprit chaque fois qu'il travaillait ä cet ouvrage ». Le cas ďÉlie Marion est plus troublant encore. « Le premier jour de cette année 1703, Dieu mlionora de la visitě de son esprit, et par la premiere inspiration que ma bouche prononca, il me fut dit entre autres choses que Dieu m'avait chois i, děs le ventre de ma mere pour sa gloire. » Élie Marion est Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 296 lÉlu, le précurseur du glorieux regne de Jesus -Christ. Sans le suivre dans ses combats, dans sa défaite, rappelons-nous la maniere dont il se comporte ä Londres, oú il se réfugie en 1706. II a des visions; il prophétise ; ľEsprit de Dieu descend sur lui, le met en transe ; il fulmine moins encore contre les impies que contre les tiědes, contre les pasteurs. Déjä il avait flétri ceux de Geneve, qui ne voulaient pas croire au proche avěnement du Christ. « Ce second avěnement leur est comme un soleil, dont ils ne peuvent soutenir le regard et qui les aveugle. Qu'ils prennent garde de n'etre rejetés comme les Juifs le furent! » A Londres, il tonne contre les ministres francais, contre les anglicans, contre tous; ainsi commence une étonnante et lamentable histoire. Exclus des Églises, bafoués par la populace, arretés, déférés aux tribunaux, condamnés, les prophětes camisards se sentent embrasés ďun feu toujours plus vif. lis font des proselytes pármi les Anglais, car leur maladie est contagieuse ; leur troupe s'enrichit ďune Anglaise hystérique. Un jour ils annoncent que les. temps sont révolus, que le feu et le soufre vont consumer la Cite et tous les impies qu'elle contient : seuls les croyants seront épargnés; et pour que ľange destructeur les reconnaisse, il convient qu'ils portent un ruban vert en forme de brassard ou de diadéme.. Une autre fois, ils prédisent qu'avant six mois, la persecution contre les prophětes aura cessé, et que la vérité de leur mission sera démontrée : les six mois s'écoulent et rien ne vient. Une autre fois encore, ils se vantent d'etre capables de ressusciter un mort. La masse anglaise regarde avec stupefaction ces Enthousiastes, ces fous; contre eux, eile manifeste d'abord son impatience, ensuite sa rigueur calme. Élie Marion est mis au pilori; et sur un papier fixé au-dessus de sa tete, on lit: « Élie Marion, convaincu de s'etre donne pour vrai prophěte, ce qui est faux et impie, et ďavoir imprimé et prononcé bien des paroles qu'il donnait comme dictées et révélées ä lui par ľEsprit de Dieu, afin de terrifier les sujets de la Reine. » Elie Marion finira par s'en aller, suivi de quelques fiděles qui lui demeurent obstinément attaches; la petite troupe passera de pays en pays, jusqu'a Constantinople, jusqu'en Asie Mineure, toujours prechant, tou jours prophétisant, toujours menacant; persécutée, emprisonnée quelquefois, mais portant avec eile une folle flamme, qu'elle pretend faire briller ä travers tou tes les nations : c'est l'Éclair de la lumiěre descendant des cieux pour découvrir sur la nuit des Peuples de la terre la corruption qui se trouve dans leurs Téněbres... Dans un certain sens, le fatalisme de Spinoza représente ľin flexibilite merne de la raison. Et cependant il y a une douceur ä s'absorber, ä se fondre dans ľÉtre universel : c'est un sentiment, c'est presque une sensation. Pour avoir sa vertu efficace, ľinté gration dans l'ordre qui regit le monde, qui est le monde et qui est Dieu, qui est tout, doit etre consciente et volontaire : mais on peut, par une pente facile, glisser de ce caractěre réfléchi ä une adhesion passive, qui devient abandon. Ne nous étonnons pas, en consequence, de voir un mysticisme naítre de l'Éthique pour se répandre en Hollande, en Allemagne. — Mais avec ces spinozistes, nous sommes encore loin des derniers cercles, les plus ardents. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 297 Puisqu'on reproche aux ministres luthériens les memes vices qu'ils reprochaient aux catholiques; puisqu'ils sont devenus les serviteurs de la lettre et non plus de ľesprit ; puisqu'ils n'ont ni la charite ni la foi ; puisqu'ils tirent argent de ľexercice du culte et permettent merne qu'on rachěte les penitences, contre argent; puisque leurs sermons, au lieu d'etre des sources de vérité et de vie, ne sont plus que des tirades apprises par coeur, entremélées de plaisanteries populaires, et n'ont rien de commun avec la predication de la parole de Dieu : contre eux naít et se répand, en AUemagne, le piétisme, la religion du coeur. La piété ; le coeur ; ces mots-lä reviennent souvent sous la plume et dans la bouche de ľhomme qui permit ä la sensibilité allemande, longtemps refoulée, de se manifester au grand jour, Philippe Jacob Spener. II était pasteur ä Francfort, quand il eut ľidée de fonder les Colleges de Piété en 1670 : le devoir des ministres n'était pas de polémiquer, de criailler, mais bien plutôt de réveiller la vie intérieure ; et done le soir, deux fois par semaine, il réunissait les hommes de bonne volonte pour lire la Bible, pour prier, pour laisser Dieu agir dans leur äme. C'était le premier pas ; il accomplit le second, lorsqu'en 1675, il publia les Pia desideria oder herzliches Verlangen nach gottgefälliger Besserung der wahren evangelischen Kirche. Alors son action s'étendit, s'exer ca sur les pasteurs, sur les fiděles, les invitant ä revenir ä une foi vivante et agissante, ä une foi qui füt fondée sur ľamour. En 1686, il passe ä Dresde, prédicateur ä la cour, confesseur de ľélecteur de Saxe, membre du Consistoire supérieur: ces honneurs ne seraient rien, s'ils ne permettaient de mesurer son influence et son succěs: les étudiants, les femmes, écoutent sa parole ardente et grave ä la fois; ä son inspiration, des cercles se forment pour étudier la Bible ; le mot piétiste, de dérisoire qu'il était, devient glorieux. Piétiste, Auguste Hermann Francké, qui, devant precher sur la foi et s'apercevant qu'il ne la possede pas, tombe dans le désespoir, s'agenouille et supplie Dieu de le sauver de son miserable etat: Dieu ľillumine, et sa mission sera de travailler ä illuminer les autres, ä son tour. Piétistes, des princes, des nobles, qui veulent chercher eux-memes leur salut; piétistes, des bourgeois, des gens du peuple : l'Allemagne se reveille ä la foi. La contagion toujours s'étendra, la pieuse contagion. Spener quittera Dresde pour gagner Berlin, conquerra ľélecteur de Brandebourg ; et lorsqu'en 1694, celui-ci transformera l'Académie de Halle en Universitě, Spener en deviendra l'animateur. Ainsi s'élevera la citadelle piétiste, to ute ceinte d'oeuvres chrétiennes. Que représentent-ils done, ces coeurs acharnés, et ici triomphants ? D'abord une survivance, celle de Boehme le mystique, toujours present en eux. — Ensuite un refus, une revolte contre la tendance ä cristalliser, ä glacer le flot de la vie religieuse jaillissant en eux. — Plus profondément, ľidée que la méthode analytique et investigation rationnelle ne représentent pas tout le savoir ; que la clarté n'est pas nécessairement toute la vérité : ils préservent ľintuition ; ils réservent la possibilité du savoir immédiat, de la communication totale avec la source éternelle de la vie. — Le Moi; et, dans le Moi, la puissance des facultas affectives, plus personnelles, plus individuelles que les autres. — L'attachement ä un substratum primitif Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 298 que les formes habituelles de la civilisation religieuse menacent dans son integrite. Les nuances infinies du sentiment enrichissent leur vie. lis se sentent desséchés, sterilises, perdus; ils éprouvent les angoisses de celui qui crie en vain dans le desert: quoi de plus douloureux que la longue attente de la grace ? Vient ľheure des confessions, des épanchements ; et ce grand coup qui les frappe : le miracle, l'illumination, la revelation directe. Alors c'est la douceur infinie ďu n amour supra -terrestre, ľannulation de ľetre humain dans ľÉtre qui sait, qui veut, et qui donne ä la vie un avantgoüt de ľéternité. Désormais, ä quoi bon chercher ? A quoi servent les philosophes ? ou merne les théologiens, ou merne les exégětes de la Bible, qui doit se comprendre ďelle-meme, puisque le Verbe s'y est inscrit sans énigme ? Unum est necessarium: agir en Dieu... — lei Faction subsiste encore ; les quiétistes vont ľabolir. Comment expliquer la quereile qui mit aux prises les deux prélats les plus illustres de lÉglise de France, Bossuet et Féne Ion ; qui les conduisit ä échanger les reproches et les accusations; ä faire appel ä Rome, jusqu'ä ce que Fun d'eux füt condamné — si on ne reconnaít dans ce grand débat le cas particulier d'une tendance generale ? Le quiétisme fut ľune des formes de la poussée mystique qui, partout, ébranlait les murs des Églises établies, au nom du sentiment déchaíné. De quels reveš Fénelon ne s'est-il pas bercé ? II était pret ä partir; la Grece s'ouvrait ä lui; le Sultan, effrayé, reculait; il voyait, ce sont ses propres termes, le schisme qui tombait, ľOrient et ľOccident qui se réunissaient, ľAsie qui soupirait jusqu'au fond de ľEuphrate et qui voyait renaítre le jour apres une si longue nuit. Ou bien il imaginait, pour la peindre en termes ravis, une terre de songe, une Bétique idéalement belie : les hivers y sont tiedes, les étés n'y sont jamais brülants ; toute ľannée n'est qu'un heureux hymen du printemps et de ľau tomne qui semblent se donner la main ; la terre y est si féconde qu'elle porte une double moisson ; des grenadiers, des lauriers, des jasmins, bordent les routes parfumées. Ou bien encore il construisait de ses mains la cite sans défauts, Salente : la plus de vices, plus ďinf ortunes; ä peine les terres australes serontelles capables ďoffrir aux enfants des hommes un égal bonheur. A Salente régneront la paix, la justice, ľordre social, ľabon -dance ; les richesses y entreront comme le flux de la mer, au reflux elles laisseront ďautres richesses en leur place. A chaque difficulté « le remede est facile ». D'un coup de baguette tout se transforme : les citadins sont heureux, les paysans sont heureux, les femmes sont heureuses, et les enfants, et les vieillards. « Les vieillards, étonnés de voir ce qu'ils n'avaient osé espérer de voir dans la suite d'un si long age, pleuraient par exces de joie mele de tendresse ; ils levaient leurs mains tremblantes vers le ciel... » A ľextérieur, la paix régnera. Pour arreter les ennemis qui s'avancent, il suffit de se mettre au Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 299 milieu d'eux, et de leur tenir un discours. Les soldats jetteront leurs armes, et tout le monde s'embrassera, en pleurant. Car Fénelon aime les larmes ; les héros de son Télémaque versent des ruisseaux, des torrents de larmes, et le livre en est baigné. Calypso, Eucharis et Vénus; Télémaque, Mentor, Philoclěs, Idoménée, laissent couler tant et plus ces larmes chéries. II aime ä etre aimable, doux, tendre. Je préfěre ľaimable au surprenant et au merveilleux, dit-il dans sa Lettre sur les occupations de l Academie ; et il y dit encore qu'il voudrait autoriser dans la langue tout terme qui nous manque, et dont la consonnance füt douce : « Par une douceur qui vous est propre... », lui répondait, en échange, le directeur de l'Académie. II était charitable, généreux ; il connaissait et pratiquait spontanément touš les moyens de séduire les coeurs, ceux qui se refusent et ceux qui s'offrent. Mais il savait bien, aussi, que son imagination était ambitieuse, exigeante, et ne se contentait pas de planer dans ľirréel. II se savait capable d'etre hautain, cassant; et merne il portait en lui de vives puissances de haine. Comme il était loin de la perfection ! Comme il était malheureux de ces contrastes ! Arne peinée, coeur en proie ä la mélancolie, ä l'ennui, il regardait avec douleur « un certain fond inexplicable » de son etre moral; il éprouvait alors une impression de dégoůt, car il y distinguait, comme il dit, des reptiles. II est avide des eaux pures qui pourraient le désaltérer ; il aspire ä la grace qui effacerait les défauts du mondain, de ľintrigant, de ľambitieux, du comédien ; il souhaite une perfection qu'il n'est pas capable ďatteindre sans secours; il souffre de sa propre inquietude. Cest la sans doute le secret du pouvoir de Mme Guyon : eile n'a pris sur lui ce grand empire que parce qu'il éprouvait le besoin de fondre et de détruire au feu mystique les chaínes qui lui pesaient. Mme Guyon avait conquis les demoiselles de Saint-Cyr, les grandes dames, Mme de Maintenon elle-meme : conquete vite perdue, parce que ces ämes-lä se reprenaient au moindre signe. Elle avait essayé de conquérir Bossuet: täche trop difficile : il n'avait merne pas été tenté, sa foi n'ayant pas besoin de ce louche secours. Cette femme, en tant que femme, cette personne qui avait « de grands sentiments ďelle -merne », qui se vantait de prophétiser, d'avoir des visions, de faire des miracles, lui répugnait. Quand eile pretend que I'oraison doit etre une maniere ďanéantissement total, et qu' eile ne peut rien demander ä Dieu, pas méme le pardon de ses péchés: e'en est fait, Mme Guyon est une hérétique, jamais plus Bossuet ne ľécoutera. Mais ä Fénelon, ce coeur trouble, ce coeur fiévreux, cette äme assez haute pour sentir ses défauts, et trop engagée dans la vie pour avoir le courage de s'en débarrasser — ä Fénelon, Mme Guyon apportait la doctrine du pur amour. Les intermédiaires entre Dieu et ľhomme, ces milieux dont les uns sont compacts et grossiers, les autres, subtils et presque immatériels, mais qui constituent encore des separations, de moins en moins tolérables ä mesure qu'on en arrive ä ce degré de désir oú le dernier obstacle, la nécessité d'un geste, ľobligation d'une priere, paraít le plus fort ; ces milieux entre Dieu et sa creature, Mme Guyon veut les supprimer. Prosélyte, possédée de la passion Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 300 de dinger les consciences, eile nous dit comment nous devons faire pour arriver ä ce haut degré de spiritualite. Apprenez ä prier, s'écrie-t-elle; apprenez ä faire oraison: vous devez vivre ďoraison, comme vous devez vi vre ďamour. Venez, coeurs affamés ; venez, pauvres affligés, venez, malades; venez, pécheurs, auprěs de votre Dieu. Venez, vous qui avez un coeur. Vous vous mettez en presence de Dieu, par un acte de foi vive ; vous commencez ä lire quelques textes pieux, non pour en raisonner mais seulement afin de vous fixer ľesprit. Ensuite vous vous enfoncez fortement en vous-méme, vous recueillez tous les sens au-dedans. Lorsque ľaffection est émue, vous la laissez reposer doucement et en paix. La mouvoir encore, ce serait ôter ä ľäme sa nourriture ; il faut bien qu'elle avale par un petit repos amoureux et plein de confiance ce qu'elle a gouté. Ľhabitude naít ; commence le second degré ďinitiation, ľoraison de simplicitě. Moins ďeffort est nécessaire ; la possibilité augmente ; la presence de Dieu est plus aisée ä sentir, et comme plus intense. Surtout, que ľäme apporte ä ľoraison un amour pur, dégagé de tout ce qui n'est pas ľamour lui -merne ; et par consequent désintéressé. Qu'elle ne demande rien ; qu'elle ne fasse pas oraison pour obtenir quelque chose de Dieu, car un serviteur qui ne sert son maítre qu'ä mesure qu'il le recompense, est indigne d'etre recompense. Ne pas implorer ; tout attendre. Juste ce qu'il faut de priěre pour entrer en recueillement: la priěre n'est autre chose qu\ine chaleur d'amour qui fond et dissout ľäme. Le chrétien qui gravit la montagne sainte arrive alors ä ľaban don: dépouillement de tout soin de lui-meme, pour se laisser entiěrement ä la conduite de Dieu. Plus de raisonnement; plus de reflexion. Renonciation ä tou tes volontés, merne bonnes. Indifference ä tou tes choses, soit pour le corps, soit pour ľäme, pour les biens temporeis et éternels ; laisser le passé dans ľoubli, ľavenir ä la Providence, et donner le present ä Dieu. Qui sait bien s'abandonner ä lui sera bientôt parfait. Disparaít le caractěre propre et spécifique de ľindividu, d'oú vient toute malice. Le Tout-Puissant envoie devant lui sa propre Sagesse, comme le feu sera envoyé sur la terre pour consumer ce qu'il y a d'impur dans ľhomme. Le feu consume toutes choses, et rien ne lui résiste qu'il ne le consume. II en est de merne de la Sagesse, eile consume toute impureté dans la creature pour la disposer ä ľunion divine. Celle-ci est ineffable. Que si, malgré tout, on cherche ä ľexprimer par des mots, on peut dire qu'on éprouve un amour infus qui nous inonde de bonheur. II y a, dans le renoncement ä etre soi, dans la possession de ľinfini, une douceur dont aucun plaisi r humain ne peut donner l'idée. Non pas vide, mais abondance. Renoncer, c'est acquérir ; abandonner, c'est s'enrichir du tout. II ne faut qu'aimer. Ainsi Mme Guyon, resserrant pour une fois ses développements trop verbeux, fournit ä qui veut ľécouter un Moyen court et facile pour ľoraison, que tous peuvent pratiquer trěs aisément, et arriver par la en peu ä une haute Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 301 perfection (1685). Entreprenante, intrigante, eile caresse tout un projet de renovation religieuse. Jamais en Dauphine, jamais, tandis qu'elle parcourait les routes de Piémont avec son acolyte le Pere Lacombe, prechant et répandant la doctrine de Molinos; jamais ä Paris, eile n'avait trouvé homme capable de donner ä son quiétisme diffusion et ampleur. Fénelon serait la lampe ardente et luisante qui éclairerait lÉglise rénovée ; il montrerait comment il faut adorer le Petit Maitre dans ľEucharistie ; comment il faut lutter contre le diable; bref, il instaurerait sous sa direction le regne de ľamour divin. Pour les autres, eile pouvait etre une aventuriěre : pour lui, eile était le guide qui le menait vers la perfection. Qu'il lui était difficile d'abandonner sa raison, si subtile et si prudente ! de renoncer ä sa sagesse humaine ! ä tous ces elements impurs, dont la presence contrariait et affligeait sa bonne volonte ! Mais l'ardeur mystique qui venait d'elle peu ä peu consumait ces impuretés. «De plus en plus ä vous sans reserve en Notre-Seigneur, et avec une reconnaissance que lui seul connait. » II avait des rechutes, des distractions, des sursauts de volonte, des repugnances, des impatiences, des hauteurs, des accěs de sécheresse, ľintérieur par rapport aux oraisons, ľextérieure par rapport au commerce avec le prochain: eile le corrigeait, eile le faisait pro-gresser, eile lui ôtait ses entraves. II percevait en lui un renouvehement de candeur, d'innocence : « O bonheur infini de ľhumiliation de n'etre rien ! » ; et il se sentait devenir ce qu'il voulait etre, anéanti, dépourvu, pareil ä un petit enfant. Alors il écrivait des vers, sur des airs de chansons: O pur amour, achěve de détruire Ce qu 'ä tes yeux il reste encor de moi. Divin vouloir daigne seul me conduire, Je m'abandonne ä ton obscure foi... ou bien: Cest peu pour toi que n'avoirplus de vie, Et qu 'abimer ce moi jadis si eher... Ce n'était pas encore assez ; il restait dans ces vers-la quelque chose de formel, et d'intelligible encore ; il lui fallait des bégaiements, des balbutiements, comme aux enfants. Toujours il en revenait la: ô délices, ďavoir été une creature qui avait la pretention ďexister par eile -merne, pleine de malice, inquiěte, miserable et sans cesse torturée — et qui n'est plus, maintenant, qu'un petit enfant qui s'endort dans les bras du Pere ! Elle lui écrivait: « II faut que vous deveniez un jour aussi simple que moi. Plus vous etes sage, plus vous serez simple et petit, suppose la fidélité ä cesser d'etre grand homme pour devenir petit enfant. » Et lui, ä eile : « J'ouvre ä Dieu toute ľétendue de mon coeur pour recevoir cet esprit de petitesse et d'enfance dont vous parlez. » — «II me semble que Dieu veut me porter comme un petit enfant, et que je ne pourrais pas faire un pas moi-meme, sans tomber : pourvu qu'il fasse sa volonte en moi et par moi, quoi qu'il arrive, tout sera bon. » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 302 Tout sera bon. Merne les persecutions; merne les fausses interpretations qu'on donnait de la doctrine de Mme Guyon : car il les tenait pour fausses, et ne voyait rien de plus en eile que ce qu'on trouve dans les plus grands mystiques reconnus par lÉglise : sainte Thérěse de Jesus d'Avila, saint Jean de la Croix. Seulement, des gens qui n'étaient pas faits pour goüter la dou ceur du pur amour, pressant dans leurs grosses mains cette fleur delicate de la piété sublime, prétendaient qu'elle était indigne des autels. Meme la condamnation, venue de Rome aprěs tant de débats, n'était pour lui qu\ine épreuve ; sTiumilier, l'accepter, la communiquer dans une lettre pastorale adressée aux fiděles de son diocese, n'était qu\ine facon ďanéantir ľhomme de chair, d'accepte r l'ultime sacrifice, de faire céder la derniěre resistance de ľorgueil, et de triompher en Dieu. Inveni portům, il avait trouvé la quietude qu'avant sa rencontre avec Mme Guyon il n'avait jamais connue, et qu'il ne voulait plus perdre, jusqu'ä sa mort. II reconnaissait ses erreurs, si elles en étaient; il se soumettait ä la penitence, s'il avait péché : mais son esprit n'avait plus de place pour l'erreur, son coeur était incapable de pécher ; il était un vrai rien, une cendre — reste d'un amour si violent qu'il ne se satisfaisait que dans la mort de l'etre qu'il avait choisi pour y brüler. Le drame de son acheminement intérieur au pur amour est autrement important pour Fénelon que celui vers lequel nous tournons d'ordinaire notre attention — la querelle avec Bossuet, les lettres, les traités, les répliques, les répliques aux répliques, les examens, les plaidoiries, les decisions. Drame secret, dont le vulgaire ne peut avoir merne une idée peut-il soupconner le caractere pathétique, le caractere redoutable de cette transmutation de ľessence humaine ä ľessence divine, de cette purification par le feu ? — « Quand je parle du pur amour, je ne parle pas de ľamour fervent qui ne travaille qu'ä embellir celui qui le possěde, et qui semble n'etre appliqué qu' ä lui: cet amour-lä, je l'appelle imparfait, quoique ce soit celui que les hommes ignorants regardent comme le comble de la sainteté. Je ne regarde comme pur amour que l'amour impitoyable, destructeur, qui loin d'embellir et d'orner son sujet, lui arrach e tout sans miséricorde, afin que rien ne restant dans ce merne sujet, rien ne l'empeche de passer dans la fin. Hors de lä il ne peut point subsister. Tout son soin est d'enlaidir, d'arracher, de détruire, de perdre ; il ne vit que de destruction ; il est comme cette bete que vit Daniel, qui mange, broie, et dévore tout. » Mme Guyon eut des disciples dans toute ľEurope ; Poiret publia ses oeuvres ; Poiret, qui ne fut pas le moindre parmi ceux qui professěrent la theologie du coeur. Les Enthousiastes, on avait beau les proscrire : aucune force ne prévalait contre eux ; et comment les raisonner, puisqu'ils rejetaient le raisonnement ? lis se multipliaient, ils fourmillaient, ces avides, ces passionnés, voire meme ces malades qui, poussant ä ľexces les conseils de maítres excessifs, finissaient par chercher Dieu dans ľexaspération de leurs nerfs, dans le dérěglement de leur esprit, dans la folie. Ils rejetaient tou tes les contraintes, celie des Églises nationales, qui leur paraissaient comme des prisons; celie des ministres du culte, qu'ils appelaient des tyrans ; celle meme de la société, qui les persécutait. Ils considéraient le progres comme une Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 303 corruption, la science comme une perversion. lis admettaient généralement la chute originelle, la Redemption ; mais le bienfait de cette redemption premiere étant épuisé, il en fallait une seconde, qui allait venir. Les temps étaient accomplis, l'An téchrist régnait sur un monde ou il n'y avait plus de vrais chré -tiens. Cet Antichrist est né Ja plus d'un an pass é. Le temps est arrive Qu 'il soit manifeste. Je ľaivu en esprit Par une claire nuit, Sur un theatre grand Riche et resplendissant ; Couvert d'un pavilion Bordé ä ľenviron, Tout tendu de velours Incarnat ä ľentour. Dessus un lit mollet Demi couché il est, Iln'estplus en bas age Ains un grand personnage. Sa gloire est sans pareille, On Veštime ä merveille ; Fait paraitre son train De nuit, en grand festin II a valets en nombre, Comme une armée innombre Du peuple aux environs De toute nation 1... Le premier fléau a commence : les guerres; les autres suivront, la peste, le feu, la famine. Mais Dieu ne laissera pas périr ses fiděles. Bientôt le Christ viendra, en corps, en äme, en divinité, et tout en gloire ; alors commencera ľére du vrai bonheur. Souvent ils formaient des communautés ; comme Johann Georg Gichtel, qui fonda la confrérie des Fréres angéliques: se soustrayant ä toutes occupations, ä tous travaux, par la contemplation et ľanéantissement, ses disciples devaient transformer les hommes en anges. Ou comme Jane Lead, qui établit le culte de la Sophie mystique, organisa la secte des Philadelphes, et que Gichtel trouvait un peu bornée, un peu trop modérée pour son goüt. Elle se contentait de visions fréquentes et de predictions comme celle-ci: les sceaux occultes du livre de l'Agneau seront ouverts, le grand Attila chassera le Dragon, les Philadelphes éléveront la banniěre de l'Amour brodée au nom Antoinette Bourignon, UAntéchrist découvert, Amsterdam, 1681, chap. XXIII. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 304 royal, ľÉvangile sera partout répandu, et les pays les plus reculés de la terre appartiendront au Christ Sauveur... lis ne se contentaient pas des celestes abandons: ils avaient des visions miraculeuses, des ravissements, des extases; il ne s'agissait plus seulement de jouissances spirituelles, mais sensuelles. Ils luttaient contre le Malin, qui leur apparaissait sous des formes effroyables; et ils sortaient vainqueurs de ces combats épuisants. Ils étaient prophětes, guérisseurs, thaumaturges: pauvres thaumaturges, qu'on emprisonnait, qu'on lapidait, qui erraient de ville en ville et de pays en pays, poursuivis ä la fois par les gens au pouvoir et par leur propre frénésie. Ils avaient la satisfaction de penser que c'était Satan qui les faisait ainsi souffrir, parce qu'il voyait en eux les destructeurs de son regne et les instruments de Dieu. Ils mouraient miserables, sur quelque lit ďhôpital ; et quelquefois dans les supplices, comme Quirinus Kuhlmann, qui, aprěs avoir parcouru l'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre, la France, lltalie, la Turquie, semant le grain sur des terrains pierreux, essayant de créer des communautés sur son passage, annoncant que Babel allait s'écrouler, et qu'allait commencer la cinquiěme Monarchie des Justes, fut brúlé ä Moscou en 1689. Songeons ä leur nombre, qui est grand ; aux relations qui existent entre eux, ä leurs filiations, ä leur correspondance ; aux ouvrages qu'ils répandent ä profusion et qui ďun pays ä ľautre, trouvent toujours des traducteurs, vaste réseau théosophique qui s'étend sur 1 Europe. Songeons ä une autre catégorie ďindividus qui entretien nent ďautres songes : aux Rose-Croix mystérieux ; aux cabalistes; aux adeptes, qui recherchent la pierre philosophale, vaguement persuades qu'ils pourront transmuter ľune en ľautre les apparences de ľäme moniste de ľunivers : et nous aurons ľidée, enfin, ďune fermentation immense et continue. Le sentiment est vaincu par la raison ; mais il n'accepte pas cette défaite. Contre les lumiěres, comprises ä la facon des philosophes, les illumines se vantent de posséder un feu qui les éclaire et les embrase ä la fois. Contre la science dont le progres est confié ä ľavenir, les théosophes déclarent qu'ils possědent une science immediate et infuse, la seule qui compte. La majorite des penseurs contemporains dit: connaitre ; mais une minorite répond: aimer. Dans sa vie aventureuse, agressive et persécutée, Antoinette Bourignon, étrange femme qui finit par n'avoir plus de vie qu'affective ; qui communique directement avec Dieu, qui méprise le savoir, parce qu'il offusque l'obscure sapience qui lui suffit p leinement; qui declare que quand ľÉvangile merne périrait, la creature trouverait encore en eile -merne une loi süffisante pour la mener vers la vérité et vers le bonheur!, Antoinette Bourignon affronta un jour des Hollandais disciples de Descartes. « Elle eut des conferences avec des cartésiens, et se forma une idée bien terrible de leurs principes... Ils ne furent guěre contents ďelle, ni eile ďeux. La méthode des cartésiens n'étant point son fait, eile ne voulait pas qu'on consul tät les La Lumiěre née en téněbres. Anvers, 1669. — 2" éd. Amsterdam, 1684. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 305 lumiěres de la raison, et leur principe est qu'il faut examiner toute chose ä cette pierre de touche. Elle assurait» que Dieu lui avait fait voir, et merne declare expressément que cette erreur du Cartésianisme était la pire, et la plus maudite de tou tes les heresies qui aient jamais été dans le monde, et un athéisme formel, ou une rejection de Dieu, dans la place duquel la raison corrompue se substitue. » A cela se rapporte ce qu'elle disait aux philosophes, « que leur maladie venait de ce qu'ils voulaient tout comprendre par ľactivité de la raison humaine, sans donner place ä ľillumination de la foi divine, qui exigeait une cessation de notre raison, de notre esprit, et de notre faible entendement, afin que Dieu y répandít ou y fit revivre cette divine lumiere. Sans quoi non seulement Dieu n'est pas bien connu, mais meme lui et sa connaissance veritable sont chassés hors de ľäme par cette activité de notre raison et de notre esprit corrompu. Ce qui est une espěce ďathéisme et de rejection de Dieu 1... ». « Lorsque apres un long et austere travail, le XVIIP siěcle eut aboli — ou cru abolir, ce qui revient au meme — la figure du Dieu ä barbe blanche qui couvre chaque humain de son regard et le protege de sa dextre, il n'a pas aboli du meme coup le probléme religieux. Car Inspiration mystique est une chose et ľembleme qu'on offre ä cette aspiration pour se satisfaire en est une autre. Ľembleme disparu, Inspiration demeure. Ľhomme a soif de trouver au -dessus de lui un receptacle oü pousser les voeux informulés qui persistent ä sourdre du profond de lui-méme 2... » * * * 1 Pierre Bayle, Dictionnaire, art. Bourignon, note R. 2 Pierre Abraham, Creatures chez Balzac, 1931, p. 15. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 306 CONCLUSION Qu'est-ce que ľEurope ? Un acharnement de voisins qui se battent. Rivalite de la France et de l'Angleterre, de la France et de l'Autriche ; guerre de la ligue d'Augsbourg, guerre de la succession dEspagne. Guerre generale, notent les traités ďhistoire qui ont peine ä suivre le detail de ces confuses melées. Les accords n'aboutissent jamais qu'ä de courtes treves, la paix n'est plus qu'une nostalgie, les peuples sont épuisés et la guerre continue: les armées se remettent en Campagne ä chaque printemps. Leibniz, voyant qu'on ne peut empecher les Européens de se battre, propose de tourner leur fureur guerriěre vers le dehors. La Suěde et la Pologne conquerront la Sibérie et la Tauride, lAngleterre et le Danemark prendront pour leur part ľAmérique du Nord ; ä lEspagne ľAmérique du Sud, ä la Hollande les Indes Orientales; la France voit lAfrique en face d'elle, qu'elle s'en empare, qu'elle aille jusq u'en Egypte, qu'elle étende jus qu'au desert le regne des fleurs de lys. Ainsi tous ces soldats, tous ces mousquets, tous ces canons, s'emploieront du moins contre les sauvages et contre les infiděles ; ambitions et intérets divergeront au loin sur la planete, et ne se rencontreront jamais plus. Ľabbé de Saint-Pierre ne se contente pas ďexiler les disputes. « Faisant reflexion sur les cruautés, les meurtres, les violences, les incendies, et les autres divers ravages que cause la guerre, plus affligé qu'ä l'ordinaire de ceux dont la France et les autres nations de lEurope sont accablées, je me mis ä chercher si la guerre était un mal absolument sans reměde, et s'il était entiére-ment impossible de rendre la paix durable 1... » Oui, rendons la paix durable, et merne perpétuelle ! Les souverains, signant un pacte, se désisteront pour eux et pour leurs successeurs de tou tes les pretentions qu'ils peuvent avoir les uns contre les autres; les possessions actuelles seront considérées comme acquises pour toujours, inaliénables; afin qu'aucun État n'entretienne plus de troupes que ses voisins, les forces militaires seront limitées, on en fixera le nombre, douze mille dragons tout au plus. Si malgré tout quelque conflit vient ä naítre, ľUnion ľarbitrera, au besoin eile fera la guerre au prince qui refusera d'obéir ä un réglement par eile établi, ďaccepter un jugement par eile formule. Un congrés permanent de plénipotentiaires se tiendra dans une ville libre et neutře, comme par exemple Utrecht, Cologne, Geneve, Aix -la -Chapelle... Organisant, avec la precision des utopistes, le detail méticuleux de son reve, il s'enivre ďun mot qui lui sem ble contenir tous les espoirs, le mot européen: tribunal européen, force européenne, république européenne. Qu'on ľécoute ; et lEurope, au lieu de rester champ de bataille, formera Société. 1 Ch. Castel de Saint -Pierre, Mémoires pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Cologne, 1712. Preface. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 307 Mais lorsque Leibniz, en 1672, voulut engager la France dans son grand dessein, la guerre venait d'etre déclarée ä la Hol lande ; et on n'est pas sür que Louis XIV ait jamais recu ce philosophe qui arrivait d'Allemagne pour lui donner des conseils. Lorsque, quarante ans plus tard, ľabbé de Saint-Pierre se mit ä échafauder mirage sur mirage, les contemporains le laissěrent projeter dans le vide ses songes prematures. Ľabbé de Saint-Pierre, tout plein d'une ardeur nouvelle et cherchant des appuis, a communique ses plans ä Leibniz, champion vieillissant de la grande cause pacifique, et Leibniz lui a répondu avec mélancolie. II lui a répondu que ce qui manquait le plus aux hommes pour se délivrer d'une infinite de maux, c'était la volonte ; qu'ä la rigueur, un prince énergique pouvait arreter la peste ou la famine ä ľentrée de ses Etats ; mais qu'il était beau coup plus difficile d'empecher la guerre, parce que ľaffaire ne dépendait pas de la decision d'un seul homme, mais exigeait le concours des Empereurs et des Rois. II n'y a point de ministře, disait-il, qui voudrait proposer ä ľEmpereur de renoncer ä la succession de lFspagne et des Indes; ľespérance de faire pas ser la monarchie ďEspagne dans la maison de France a été la source de cinquante ans de guerre ; et il est ä craindre que ľespérance de ľen faire ressortir ne trouble 1 Europe encore pendant cinquante autres années. «II y a le plus sou vent des fatalités, qui empechent les hommes d'etre heureux 1...» Qu'est-ce que 1 Europe ? Une forme contradictoire, ä la fois stricte et incertaine. Un enchevetrement de barriěres, et devant chacune d'elles, des gens dont le metier est de demander les passeports, et de faire payer des impôts; tou tes entraves possibles apportées aux communications fraternelles. Des champs dont on hérisse si bien les defenses qu'on n'a plus le temps de les cultiver; pas un arpent du sol qu'on ne se soit dispute depuis des siécles, et que chaque possesseur enclôt ä son tour. II n'y a plus de grands espaces libres, tout est réglé, fixe, délimité ; on est serré, étouffé, tout est pris: « Je suis entré dans le monde si tard qu'ä peine j'y trouve un pouce de terre pour m'y faire un domicile et un tombeau 2. » Or ces strides frontiěres, on les rend incertaines, puisqu'on les change suivant les conquetes, les traités, ou merne les simples prises de possession. Ces barriěres, on les avance, on les recule, on les supprime, on les rétablit; les géographes n'ont pas fini de dresser des cartes nouvelles, que déjä ces cartes 1 Leibniz ä ľabbé de Saint -Pierre. De Hano vre, le 7 février 1715. — Voir, du méme auteur, les Observations sur le projet ďune paix perpétuelle, de M. ľabbé de Saint -Pierre (CEuvres, éd. Foucher de Careil, t. IV). 2 Marana, Entretiens d'un philosophe avec un solitaire sur plusieurs matiěres de morale et ďérudition, 1696, p. 29. Voir aussi p. 28 : « On cherche ä decider les querelles par la violence et par l'emportement ; le plus fort ľemportera toujours sur celui qui était moins en etat de se défendre; et tant qu'il y aura des Provinces, des Royaumes, et des Peuples, il y aura des hostilités et des guerres, de méme qu'il y aura des vices tant qu'il y aura des hommes sur la terre... » Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 308 ne valent plus !. De royaumes entiers, on voudrait faire la continuation d'autres royaumes, et qu'il n'y eüt plus de Pyrenees. D'ou cette contradiction interne: lEurope est un compose de formes qu'elle declare intangibles, et auxquelles eile ne cesse pas de toucher. Du côté de l'Ouest on est tranquille : la mer n'apportera plus de grandes flottes barbares; des envahisseurs étrangers ne viendront plus ravager les villages millénaires, et s'il y a bataille, ce ne sera plus, Dieu merci, qu'entre frěres, Anglais, Francais, Portugals, Espagnols. — Dans la Méditerranée, les Turcs se livrent ä des jeux insultants pour les voyageurs ou pour les riverains : du moins ne présentent-ils plus de danger vital. — Mais ä ľest, quelle surprise ! Jadis, il s'agissait de se défendre contre les armées du croissant, qui s'étaient emparées des marches de la civilisation. A present, le probléme n'est plus si simple. Voici qu'aux portes de ľest se présentent des mill ions ďhommes qui, par la volonte de leur tsar, demandent ä s'intégrer ä ľEurope. lis demandent qu'on leur envoie des produits dAmsterdam, de Londres, ou de Paris; et des moděles aussi, et des maítres; ils coupent leur barbe et leurs cheveux, changent leurs habits, apprennent ä parier ľallemand... Mais leur äme, la transformeront-ils si vite ? Se contenteront-ils du role ďécoliers tardifs, qui écoutent humblement les lecons ďune humanite supérieure ? Si on exauce leur priěre (et comment ne pas ľexaucer ?) n'en vien dront-ils pas ä proposer en échange leur propre sagesse ; sagesse ou folie ? c'est la question qui se posera plus tard. Mais déjä ľEurope est genée, eile est déséquilibrée par cette Europe concurrente, cette extension, cette imitation, cette falsification de lEurope qui apparait aux confins de l'Orient. Europe, terre de discordes et de jalousies ! De jalousies, d'amertumes et ďaigreurs. Les Latins méprisent les Germains, corps massifs, temperaments grossiers, lourds esprits; les Germains méprisent les Latins, fatigues et corrompus. Les Latins se disputent entre eux ; on dirait qu'ils souffrent lorsqu'ils sont obliges de reconnaítre les qualités ďune nation voisine, ce sont toujours les défauts qui leur viennent ä ľesprit. Comme sur le manteau dAsmodée le Diable boiteux, oü ľon voit une infinite de figures peintes ä ľencre de chine : aucune n'est belle et tou tes sont grimacantes : une dame espagnole couverte de sa mante agace un étranger ä la promenade ; une dame francaise étudie dans un miroir de nouveaux airs de visage pour les essayer sur un jeune abbé qui paraít ä la portiere de sa chambre avec des mouches et du rouge; des Allemands déboutonnes, tout en désordre, pris de vin et barbouillés de tabac, entourent une table inondée des débris de leur débauche ; un Anglais présente galamment ä sa dame une pipe et de la biěre2... De merne, entrez dans le jardin de Mr. Spectator : les fleurs, děs qu'elles devien-dront le symbole des nations, cesseront d'etre belles et parfu mées: ľodeu r des fleurs ďltalie est trop forte et offense le cerveau ; ľodeur des fleurs de France, 1 Journal des Savants, 13 avril 1693. A propos de l'État present des affaires de ľEurope, 1693 : « II n'y a presque pas de jour oü eile ne souffre quelque nou veau changement. » Le Sage, Le Diable boiteux, chap. ler. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 309 quoique chamarrées, éblouissantes et vives, est faible et passagěre ; les fleurs d Alle magne et du nord ont peu ou point d'odeur, et quand elles en ont, elles sentent mauvais!. Pourtant lorsqu'on a, comme nous, longtemps écouté les cris et les plaintes qui montent de ces terres tourmentées, on percoit aussi, au milieu des provocations et des reproches, des cris d'orgueil. On entend peu ä peu un hymne qui s'éleve pour célébrer les mérites ďune Europe dont aucune puissance au monde ne saurait égaler la force, ľintelligence, ľagrément, la splendeur. II est vrai que ľEurope est la plus petite des quatre parties du monde : mais eile est la plus belle, la plus fertile, sans solitudes et sans deserts; la plus cultivée ; les disciplines liberales et les arts mécaniques y ont pris un incomparable éclat. Que ďautres vantent, s'il leur plaít, les merveilles que ľon découvre ä la Chine : «II y a un certain génie qui n'a point encore été hors de notre Europe, ou qui du moins ne s'en est pas beaucoup éloigné. Peut-etre qu'il ne lui est pas permis de se répandre dans une grande étendue de terre ä la fois, et que quelque fatalitě lui present des bornes assez étroites. Jouissons-en tandis que nous le possédons; ce qu'il a de meilleur, e'est qu'il ne se renferme pas dans les sciences et dans les speculations séches, il s'étend avec autant de succěs jusqu'aux choses ďagrément, sur lesquel les je doute qu'aucun peuple nous égal e 2. » Divisée contre elle-meme tant qu'on voudra, lEurope se reforme děs qu'on l'op pose aux continents quelle a su asservir, et quelle vaincrait encore si besoin en était. Dans l'esprit de ses peuples demeure le souvenir des navigations héroíques, des découvertes, des galions charges d'or, des drapeaux glorieux qu'on a plantés sur les rui nes des empires sauvages. Et ils se sentent encore, comme ils disent, «redoutables» et « belliqueux » . « Que si lEurope veut épouvanter l'Orient et l'Occident, el le le fera d'abord qu'elle l'aura decide. » — « Au moindre signal que les princes feront ďen découdre, ils trouvent plus de gens qui prennent volontaire ment les armes, par le seul désir ďacquérir de la gloire, que les Asiatiques et les Africains n'en peuvent assembler ä force d'or, ďargent, et de promesses 3. » Déchirée, blessée par la vi ve conscience non seulement de ses malheurs, mais de ses fautes, entre toutes les pertes qui lui sont sensibles déplorant celie de ľunité de croyance, désespérant de s 'appeler jamais, comme autrefois, la Chrétienté — lEurope n'en conserve pas moins le sentiment ďun privilege qui lui appartient en propre, d'une originalite que toute comparaison renforce, dune valeur inalienable et unique. Qu'est-ce que lEurope ? Une pensée qui ne se contente jamais. Sans pitie pour elle-meme, eile ne cesse jamais de poursuivre deux quetes: l'une vers le bonheur; l'autre, qui lui est plus indispensable encore, et plus chěre, vers la Spectator, n° 455. Fontenelle, Entretiens sur la pluralite des mondes, Sixieme soir. Louis du May, Le Prudent voyageur, Geneve, 1681. Discours IV: De ľEurope en généra/. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 310 vérité. A peine a-t-elle trouvé un etat qui semble répondre ä cette double exigence, eile s'apercoit, eile sait qu'elle ne tient encore, d'une prise incertaine, que le provisoire, que le relatif; et eile recommence la recherche désespérée qui fait sa gloire et son tourment. Hors ďelle, non touchées par la civilisation, des masses ďhu manité vivent sans penser, satisfaites de vivre. D'autres races se sentent si vieilles, si lasses, qu'elles ont renoncé ä une inquietude encore fatigante, et qu'elles se sont plongées dans une immobilité qu'elles appellent sagesse, dans un nirvana qu'elles appellent perfection. D'autres encore ont renoncé ä inventer, et imitent éternellement. Mais en Europe, on défait la nuit la toile que le jour a tissée ; on éprouve d'autres fils, on ourdit d'autres trames, et chaque matin résonne le bruit des metiers qui fabriquent du nouveau, en trepidant. Si jamais l'ouvriere incontentable a eu l'impression qu'elle pouvait s'arreter et se reposer, parce qu'elle avait enfin produit son chef -d'oeuvre, ce fut ä ľépoque classique. Pouvait-elle créer formes plus belles et plus durables ? Si belles et si durables, que nous les admirons encore aujourďhui et qu'elles seront dignes d'etre proposées comme moděles ä nos enfants, et aux enfants de nos petits-enfants. Mais cette beauté elle-meme suppose une sécurité dans les esprits qui l'ont produite. Le classicisme a trouvé le moyen de ne pas abandonner la sagesse antique et de pratiquer la sagesse chrétienne ; ďéquilibrer les facultas de l'äme ; de fonder l'ordre sur le contentement et sur l'admiration ; d'accomplir cent autres miracles, et pour tout dire en un seul mot, de proposer aux hommes un état voisin de la sérénité. De sorte que ľEurope, heureuse de contempler ce résultat memorable, pour un moment s'est arretée. Pour un moment, eile a eu l'illusion qu'elle pouvait faire halte au milieu de perspectives si mesurées et si grandioses qu'elle n'en trouverait jamais de plus justes ou de plus merveilleusement achevées. Espoir trop bref, et bientôt nié ; tentation de s'arreter, plutôt qu'a rret veritable; car ľEurope n'a guěre cessé de subir sa pro pre loi, sa dure loi. Avant que les théoriciens d'un monde qui fondait sa logique sur la libre acceptation de ľautorité eussent fini de nuancer leurs doctrines, d'autres théoriciens dénoncaient les dangers, les abus, les défauts de cette merne autorite, et combattant ce qu'elle avait ďexcessif, en arrivaient ä refuser toute valeur ä son concept. Ainsi le travail de recherche recommencait en sous-main ; ľanxiété renaissait sous les tranquilles apparences; on repartait vers un autre bonheur, vers une autre vérité; et les inquiets, les curieux, d'abord honnis, persecutes, ou caches, se produisaient au jour, s'avancaient, s'illustraient, et réclamaient la place de guides et de chefs. Telle est la crise de conscience ä laquelle nous avons assisté, entre le XVIIe et le XVIIP siěcle. Mais cette pensée critique, qui l'a nourrie ? oü a-t-elle pris sa force et ses audaces ? et d'oü vient -eile enfin ? Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 311 Du fond des äges; de ľantiquité grecque ; de tel ou tel docteur ďun Moyen Age hérétique ; de telle ou telle autre source lointaine ; mais ä n'en pas douter, de la Renaissance. Entre la Renaissance et ľépoque que nous venons ďétudier la parenté est indéniable. Merne refus, de la part des plus hardis, de subordonner ľhumain au divin. Merne confiance faite ä ľhumain, ä ľhumain seulement, qui limite toutes les réalités, résout touš les problěmes ou tient pour non avenus ceux qu'il est incapable de résoudre, et renferme touš les espoirs. Merne intervention ďune nature, mal définie et toute-Puissante, qui n'est plus ľoeuvre du créateur mais ľélan vital de tous les etres en general et de ľhomme en particulier. Memes ruptures ; ľéchec de 1 \inion des Églises, ä la fin du XVIIe siěcle, n'est que la consecration du schisme du XVIe, auquel on essaie vainement ďenlever son caractěre définitif. Memes disputes interminables, sur la chronologie, sur les sorciers. Ces rudes années, ces laborieuses et honnetes années, oú chacun regarde jusqu'au plus profond de son äme, oú tenants et defendants ont conscience de lutter pour le tout de leur conviction, oü les sceptiques font encore figure de proselytes, oü personne n'ignore qu'il s'agit d'une interpretation decisive de la vie, nous apparaissent comme une Renaissance seconde. Elles sont seulement plus sévěres, plus äpres, et comme désabusées: une Renaissance sans Rabelais; une Renaissance sans joie. II ne s'agit pas ici d'une vague similitude, mais d'un rapport historique facile ä saisir. Ces travailleurs acharnés, fabricants d'in-folios, ces grands liseurs dont ľappétit n'est jamais comblé, s'ils font peu de cas des poětes qui donnent ä la Renaissance son charme et son sourire, ont pratique les philosophes qui ont faconné son äme hardie, et qui ľont initiée aux délices et aux angoisses d'une pensée sans frein. II les ont écoutés, admires et suivis. Pierre Bayle est ľhéritier des epigones libertins qui prolongent le XVIe siěcle jusque dans le XVIIe: il aime La Mothe Le Vayer, dont les Dialogues « contiennent des choses extremement hardies sur le fait de la religion et de l'existence de Dieu » ; il cite Lucilio Vanini comme le martyr glorieux de ľincrédulité. Plus loin dans le temps, il connaít Jean Bodin, Charron, Michel de ĽHospital, et, cela va sans dire, Mo ntaigne : lequel lui a fait observer, en son vieux gaulois, qu'il y a bien des gens qui laissent les choses pour courir aux causes: et c'est ce que l'on a fort bien vu par l'exemple des comětes. II connaít, comme la plupart de ses grands contemporains, Giordano Bruno, qui « était un homme de beaucoup d'esprit, mais il employa mal ses lumiěres, car non seulement il attaqua la philosophie d'Aristote dans un temps oü on ne le pouvait faire sans exciter mille troubles, mais il attaqua aussi les vérités les plus importantes de la foi » . II connaít Cardan, « un des grands esprits de son siěcle», «homme d'une trempe singu Here», «qui dit que ceux qui soutiennent que ľäme meurt avec le corps sont par leurs principes plus gens de bien que les autres » ; il connaít Pomponazzi. Qui ne connait-il pas ? II connaít Palingenius ľhérétique, auteur favori du sieur Naudé ; il connaít, Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 312 d'une facon generale, tous ceux qui n'ont voulu avouer d'autre loi que celle de la raison humaine l. De merne, Richard Simon n'ignore aucun de ceux qui, avant lui, se sont penchés sur les Écritures, et qui, comme il dit de Guillaume Postel, avaient pour unique but « de réduire tout ľunivers au vrai usage de la raison ». Le respect des textes, la connaissance des langues savantes, le progres de la Philologie, toutes les lumiěres qui ont éclairé sa route, viennent de la Renaissance. II suit ľexemple de ses maítres lointains du College Royal: « J'ai entre les mains », écrit-il «les actes ďun proces que la Faculté de theologie de Paris fit aux professeurs royaux en hébreu et en grec quatre ans aprěs leur établissement2. » Cette alliance certaine, on ľa notée de leur vivant. Bossuet enveloppe dans une meme reprobation « un Erasme et un Simon, qui, sous pretexte de quelque avantage qu'ils auront dans les belles-lettres et dans les langues, se melent de prononcer entre saint Jérôme et saint Augustin 3 » ; tandis que les admirateurs de Bayle estiment qu'on devrait lui élever une statue ä côté de celle ďErasme, ä Rotterdam4 ; . Les ennemis de la philosophie condamnent ďun seul jugement Spinoza, Bruno, Cardan, et la Renaissance italienne qui a revivifié les erreurs du paganisme et répandu ľathéisme dans le monde 5; ses amis magnifient la fin du XVe siěcle et le commencement du XVIe, d'o ü sont partis les rayons d'une nouvelle lumiěres 6. Ainsi le mouvement de la pensée moderne se dessinerait ä peu pres comme il suit. A partir de la Renaissance, un besoin d'invention, une passion de découverte, une exigence critique si manifestes, qu'on peut y voir les traits dominants de la conscience de ľEurope. A partir du milieu du XVIIe siěcle, environ, un arret provisoire ; un paradoxal équilibre qui se realise entre des elements opposes; une conciliation qui s'opere entre des forces ennemies ; et cette réussite, littéralement prodigieuse : le classicisme. Vertu d'apaisement ; force calme ; exemple d'une sérénité consciemment atteinte par des hommes qui connaissent les passions et les doutes, comme tous les hommes, mais qui, aprěs les troubles de ľäge precedent, aspirent ä un ordre sauveur. Ce n'est pas que l'esprit d'examen soit annihilé : il persiste chez les classiques eux-memes, discipline, endigué, s'appliquant ä porter jusqu'ä leur dernier point de perfection les chefs-d'oeuvre qui exigent une longue patience pour devenir éternels. II persiste chez les rebelles qui attendent leur tour, dans l'ombre. II persiste chez ceux qui pactisent, en les minant, avec les institutions politiques 1 Pensées sur la Comete, passim ; et Dictionnaire. 2 Lettres choisies, Lettres 5, 9, 23. 3 Defense de la tradition et des Saints Peres, chapitre XX, livre III, partie 1 Audacieuse critique d'Erasme .sur saint Augustin, soutenue par M. Simon. 4 Voir Bayle, Correspondance, éd. Gigas, Preface, p. IX Pierre Jurieu, Le Philosophe de Rotterdam accuse, atteint, et convaincu, 1706, p. 2. 5 Voir John Evelyn, The History of religion, éd. de Londres, 1650, Preface p. XXVIL-Ch. Korholt, De tribus impostoribus magnis liber, Kilonii, 1680, debut. 6 L.P., Two Essays sent in a letter from Oxford to a nobleman in London, Londres, 1695. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 313 et sociales dont ils profitent et qui font ľagrément de leur vie, comme Saint-Évremond et comme Fontenelle, aristocrates des revolutions. Aussi, děs que le classicisme cesse d'etre un effort, une volonte, une adhesion réfléchie, pour se transformer en habitude et en contrainte, les tendances novatrices, tou tes pretes, reprennent-elles leur force et leur élan ; et la conscience européenne se remet ä sa recherche éternelle. Commence une crise si rapide et si brusque, qu'elle surprend : alors que, longuement préparée par une tradition séculaire, eile n'est en realite qu'une reprise, une continuation. Totale, impérieuse et profonde, eile prepare ä son tour, děs avant que le XVIIe siěcle soit achevé, ä peu pres tout le XVIIP siěcle. La grande bataille ďidées a lieu avant 1715, et merne avant 1700. Les audaces de l'Aufklärung, de ľépoque des lumiěres, apparaissent päles et menues, ä côté des audaces agressives du Tractatus theologico-politicus, ä côté des audaces vertigineuses de VÉthique. Ni Voltaire, ni Frederic II, n'ont atteint la frénésie anticléricale, antireligieuse d'un Toland ; sans Locke, d'Alembert n'aurait pas écrit le Discours préliminaire de l'Encyclopédie ; la melée philosophique n'a pas été plus äpre que les querelles dont la Hollande et l'Angleterre ont retenti ; merne le primitivisme de Rousseau n'a pas été plus radical que celui d'Adario le sauvage, mis en scéne par Lahontan le revolte. De cette perióde si dense et si chargée qu'elle paraít confuse partent clairement les deux grands fleuves qui traverseront tout le siěcle ; ľun, le courant rational iste ; ľautre, menu dans ses commencements, mais qui plus tard débordera ses rives, le courant sentimental. Et puisqu'il s'est agi, pendant cette meme crise, de sortir des domaines reserves aux penseurs pour aller vers la foule, pour l'atteindre et la convaincre; puisqu'on a touché aux principes des gouvernements et ä la notion meme du droit; puisqu'on a proclamé ľégalité et la liberie rationnelles de l'individu ; puisqu'on a parle hautement des droits de ľhomme et du citoyen : reconnaissons encore qu'ä peu pres tou tes les attitudes mentales dont l'ensemble aboutira ä la Revolution francaise ont été prises avant la fin du rěgne de Louis XIV. Le pacte social, la delegation du pouvoir, le droit de revolte des sujets contre le prince : vieilles histoires, vers 1760 ! il y a trois quarts de siěcle, et plus, qu'on les discutait au grand jour. Tout est dans tout, nous le savons; rien n'est nouveau, nous le savons encore, puisque nous venons nous-memes de marquer les parentés et les filiations. Mais si on appelle nouveauté (et il semble bien qu'il n'y en ait pas d'autres, dans le domaine de l'esprit) une lente preparation qui aboutit enfin, le regain de tendances éternelles qui, aprěs avoir dormi dans la terre, surgis-sent un jour, douées d'une force et parée s d'un éclat qui parais sent inconnus aux hommes ignorants et oublieux; si on appelle nouveauté une certaine facon de poser les problěmes, un certain accent, une certaine vibration ; une certaine volonte de regarder ľavenir plutôt que le passe, de se dégager du passe tout en profitant de lui; si l'on appelle nouveauté, enfin, l'intervention d'idees -forces qui deviennent assez vigoureuses et assez süres d'elles -memes pour agir évidemment sur la pratique quotidienne ; un changement dont les Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 314 consequences sont venues jusqu'ä notre présente époque s'est opéré dans les années oü des génies qui se nomment Spinoza, Bayle, Locke, Newton, Bos-suet, Fénelon, ä ne rappeler que les plus grands, ont procédé ä un examen de conscience total, afin de dégager nouvellement les vérités qui dominent la vie. Pour le dire avec ľun d'eux, avec Leibniz, en étendant au monde moral ce qu'il disait du monde politique : Finis saeculi novam rerum faciem aperuit] dans les années finissantes du XVIIe siěcle, un nouvel ordre de choses a commence. * * * CEuvres, éd. Foucher de Careil, t. Ill: Status Europae incipiente novo saeculo. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 315 TABLE DES MATIERES ANALYTIQUE PREMIÉRE PARTIE LES GRANDS CHANGEMENTS PSYCHOLOGIQUES Chapitre I. — DE LA STABILITĚ AU MOUVEMENT L'esprit classique voudrait etre la stabilite merne. — Mais c'est un reve que, děs la fin du XVIIe siěcle, la realite commence ä démentir. Par le goüt et par ľhabitude des voyages, on va passer de la stabilitě au mouvement. — Les voyages en Europe. — Les voyages lointains, et leur influence sur ľévoluti on des idées. — Le Bon Sauvage considéré comme supérieur ä ľhomme civilisé. — Le Sage Égyptien, representant ďune philosophie non chrétienne. — LArabe mahométan ; Mahomet n'est plus un imposteur, mais le fondateur d'une religion cohé rente et belle ; ľOrient oppose ä ľOccident. — ĽEspion turc, critique de la société européenne. — Le Persan. — Le Siamois. — Le Philosophe Chinois, athée et vertueux. — Les voyages imaginaires et les idées révolutionnaires qu'ils expriment. Chapitre II. — DE LANCIEN AU MODERNE Ľäge classique professait le respect de ľAntiquité ; la querelle des Anciens et des Modernes est ľindice reconnu d'une modification des esprits ; encore faudrait-il en trouver la cause profonde. — Elle est peut-etre dans la faillite de ľhistoire ; on perd confiance dans le passé ; le present seul est sür. — Doutes sur ľhistoire moderne. — Le pyrrhonisme historique. — Doutes sur ľhistoire romaine et sur ľhistoire grecque. — Doutes sur la chronologie de la Bible. — Cependant, ľérudition poursuit son travail ; mais ľhistoire n'incorpore pas les données qu'elle fournit. — Ľhistoire n'apparaít plus que comme un amas de fables et d erreurs. Chapitre III. — DU MIDI AU NORD Dans ľEurope, consi dérée comme achevée et fixée, ľhégémonie intellectuelle avait toujours été exercée par une puissance latine. — La France, par ses oeuvres, son langage, son esprit, ľensemble de civilisation dont eile offre le modele, recueille cette hegemonie. — A ce moment, apparaít une rivale du Nord :puissance de lAngleterre. — Son influence commence ä s'exercer sur la France. — Sur lAllemagne. — Le role des réfugiés protestants. — Quelques exemples: ľoeuvre dAbel Boyer, de Pierre des Maizeaux, de Pierre Coste. — La France ajoute ä son activité créatrice le role ďintermédiaire entre lAngleterre et lFurope. — Le role international de la Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 316 Hollande. — D'autres changements s'operent : avěnement de la Prusse et de la Russie. — Mais le fait capital reste celui-ci: ľhégémonie de ľesprit n'est plus exclusivement latine ; ľAngleterre, consciente de sa valeur, demande ä partager le pouvoir. — Dans quel sens cet esprit nouveau agira-t-il ? Chapitre IV. — HÉTÉRODOXIE A la France catholique, qui tend ä représenter ľorthodoxie absolue, s'oppose ľhétérodoxie de ľAngleterre protestante. — La Revocation de ľÉdit de Nantes a pour résultat d'indigner et ďexaspérer ľesprit de la Reforme. — Le pasteur Claude et sa protestation contre l'emploi de la violence en matiěre de foi. — Pierre Jurieu. — Les gazettes internationales de Hollande, ä leurs debuts, plus encore qu'elles ne favorisent les échanges littéraires, prennent le parti de ľhétérodoxie. — Jean Le Clerc. — Les libraires de Hollande. — Role particulier du calvinisme. — Le déplacement de pouvoir qui s'opere du Midi au Nord correspond ä une victoire du non-conformisme dans ľhistoire de la pensée européenne. — Ce non-conformisme, hostile par essence ä une autorite imposée, aboutit ä ľémiettement des sectes. — Les sociniens. — Du non-conformisme ä la liberie illimitée de ľesprit ďexamen. Chapitre V. — PIERRE BAYLE Les étapes de la pensée de Pierre Bayle. — Les Nouvelles de la République des Lettres. — La France toute catholique sous le regne de Louis le Grand et ľopposition au catholicisme. — Ľopposition ä toute attitude dogmatique, merne protestante. — Le Dictionnaire historique et critique. — La Réponse aux questions d'un provincial. — Le scepticisme de Bayle. — La resistance de sa volonte au pyrrhonisme envahissant. — Ľinfluence de ses idées. — De multiples facons, la treve que le classicisme avait proposée aux hommes se trouve dénoncée. Nous venons de voir les grands changements psychologiques qui préparent ou qui accompagnent la lutte contre les croyances traditionnelles; c'est ä cette lutte merne que nous devons assister maintenant. DEUXIEME PARTIE CONTRE LES CROYANCES TRADITIONNELLES Chapitre I. — LES RATIONAUX Le mot Raison change de sens; la raison devient essentiellement une faculté critique — Les rationaux ; et ďabord les liber tins — Saint-Évremond — Les Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 317 cartésiens — Malebranche — Spinoza — John Toland — Siamo nel secolo dei censuristi. Chapitre II. — LA NEGATION DU MIRACLE. LES COMĚTES. LES ORACLES ET LES SORCIERS II est impossible d'attaquer ouvertement le miracle ; on l'attaque de biais. — Les Comětes ; les arguments de Pierre Bayle. — Ni la tradition ni le consentement universel ne prevalent contre la raison. — Les superstitions paíennes se sont prolongées dans le Christianisme. — Glorification de ľathéisme. — La réponse ďÉlie Benoist : qu'il arrive un moment oú il faut cesser de douter si on veut continuer ä vi vre. — Une autre forme de la merne dispute : les Oracles des Sibylles. — Van Dale. — Fontenelle et ľhistoire des Oracles. — Contre le surnaturel. — La croyance ä la sorcellerie était plus profondément enracinée dans les ämes: les rationaux attaquent cette troisieme superstition. — Le monde enchanté de Balthasar Bekker. — Christian Thomasius. — A la reaction du bon sens contre les pratiques superstitieuses s'ajoutent les effets de la philosophie des lumiéres. Chapitre III. — RICHARD SIMON ET LEXÉGĚSE BIBLIQUE Ľesprit ďexamen devant lÉcriture Sainte. — Avec Richard Simon et son Histoire critique du Vieux Testament, la critique des textes prend conscience de son pouvoir. — L'oeuvre de Richard Simon. — Sa psychologie. — Son action. Chapitre IV. — BOSSUET ET SES COMBATS II y a eu un Bossuet humilié et douloureux. — Certes, le caractěre de sa foi est demeuré immuable, mais sensible aux attaques qui lui venaient de toute part, ses années vieillissantes ont été un long combat. — Pour réfuter Spinoza et Richard Simon, il est oblige d'entrer dans leurs discussions critiques. — Ellies Du Pin. — Les livres non terminés, les projets abandonnés. — Bossuet injuria par Pierre Jurieu. — Les sociniens et les libertins. — Les chronologistes; ils obligent Bossuet ä changer certains passages du Discours sur VHistoire Universelle. — Bossuet distingue les principes rationalistes qui menacent la foi, tels qu'ils se présentent chez Spinoza, chez Malebranche, chez Descartes. — Tous ennemis ä combattre : Marie dAgreda ; le Pere Caffaro, défenseur du theatre ; les ultramontains et les gallicans. — Bossuet, réprouvant tout ce qui appartient au monde, n'aspire plus qu'au divin. Chapitre V. — LEIBNIZ ET LA FAILLITE DE L UNION DES ÉGLISES Leibniz : son appétit de tout connaítre, et son désir de tout réduire ä ľunité. — Considérant ľEurope divisée en catholiques et protestants, il veut tenter de Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 318 réunir les Églises. — Les débuts de la conciliation. — Elle ne peut réussir sans le concours de Bossuet, le plus illustre representant de lÉglise romaine. — La correspondance entre Leibniz et Bossuet et les diverses phases de la discussion. — L'union impossible. — Leibniz et Bossuet apparaissent touš les deux comme des vaincus; le temps n'est plus ä la conciliation. — Les consciences chrétiennes restent désunies, devant l'assaut mené contre les croyances traditionnelles. Cependant les rationaux ne s'en tiennent pas aux résultats négatifs qu'ils ont obtenus. ĽEurope n'aime pas les mines ; ils vont se livrer ä un travail de reconstruction. TROISIĚME PARTIE ESSAI DE RECONSTRUCTION Chapitre I. — L EMPIRISME DE LOCKE Pour reconstruire, Locke fournit ä la pensée, que menace le pyrrhonisme, un type de certitude: le fait psychologique. — Sa philosophie répond ä la demande de ses contemporains. — An Essay concerning human understanding. — Renoncant ä la métaphysique, il propose ä la recherche le monde borne que nos sens peuvent atteindre. — L'empirisme de Locke. — Son influence. — Comment eile ne s'est pas toujours exercée dans le sens souhaité par Locke ; son action profonde. Chapitre II. — LE DÉISME ET LA RELIGION NATURELLE Les origines italiennes du déisme; il passe en France; il prospěre particuliěrement en Angleterre. — Ses caractěres négatifs. — Ses caractěres positifs. Des diverses definitions qu'on en donne, résulte la volonte de conserver ľidée d\in Dieu imprécis, mais r éel. — Les déistes préservent, en second lieu, ľidée ďadhésion ä une loi : la loi naturelle. — Robert Boyle dénonce ľembarras oú ľon se trouve quand on veut définir le concept de nature. — Pierre Bayle se refuse ä admettre la bonté naturelle de ľhomme. — Les déistes n'en croient pas moins qu'ils agis sent librement dans le sens de ľordre qui assure la conservation de ľunivers. — La libre-pensée. — Anthony Collins définit sa valeur positive dans son Discourse of free thinking. — John Toland institue une communauté laíque de pensée; sa société socratique. Chapitre III. — LE DROIT NATUREL Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 319 Le droit divin, tel qu'il s'exprime dans la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte. — Louis XIV, representant glorieux du droit divin. — Par une théorie toute différente, Hobbes soutient, de merne, la nécessité du pouvoir absolu ; le Leviathan. — Le droit naturel, et les divers elements qui en constituent ľidée. — Entre les partisans du droit divin et les partisans du droit naturel s'engage une lutte qui deviendra de plus en plus consciente. — La série des grands livres qui, durant trois quarts de siěcle, vont préciser la doctrine du droit naturel: Hughes de Groot, De Jure belli et pads. Le Tractatus theologico-politicus et YÉthique de Spinoza. — Samuel Pufendorf, De jure naturae et gentium libri octo, 1672 ; De officio hominis et civis juxta legem naturalem libri duo, 1673. — Richard Cumberland, De legibus naturae disquisitio philosophica. — Deux événements capitaux viennent mettre ä ľépreuve ces theories :1a revocation de ľÉdit de Nantes et ses effets. — La Revolution d'Angleterre et ses effets. — John Locke, dans ses Deux traités de gouvernement, exprime la philosophie politique de la Revolution d'Angleterre. — Les Aventures de Télémaque (1699), et Faction de Fénelon. Ce n'est pas que celui -ci conteste la legitimite du droit divin ; mais il représente une hostilité profonde contre l'absolutisme et en particulier contre Louis XIV. II exprime aussi ľidée de la valeu r du peuple. — Les propositions de Boisguilbert et de Vauban. — Mais Fénelon est plus hardi; il defend les droits de ľhumanité ; — 1705, Thomasius, Fundamenta juris naturae ; 1708, Gravina, Origines juris civilis. — Ce mouvement d'idées aboutit ä la secularisation du droit. Chapitre IV. — LA MORALE SOCIALE Pierre Bayle, plus que tout autre, affirme que morale et religion sont des valeurs indépendantes. — Ses idées: que les principes religieux sont sans influence sur la pratique ; qu'on peut concevoir une république ďathées qui serait vertueuse; qu'une morale sans recompenses et sans peines est moins intéressée que la morale religieuse. — Aprěs cela, reste la difficulté de cons-truire une morale purement humaine. — Recours ä ľantiquité ; Cicéron. — La morale des honnetes gens. — La constatation de la relativite des moeurs et des coutumes embarrasse les consciences. — La morale sociale. — Mandeville et la Fable des abeilles. Chapitre V. — LE BONHEUR SUR LA TERRE On souhaite désormais un bonheur immédiatement realisable, et qui n'attend plus rien de ľau-delä. — Fontenelle et la théorie des petits bonheurs. — Shaftesbury et la théorie du good humour. — Comment, selon lui, il faut abolir le sentiment du tragique de la vie, par une heureuse disposition d'esprit, par l'emploi de la raillerie. — Shaftesbury contre Pascal. — Le beau et le bien. — L'apparition d\ine vertu nouvelle. — L'avenement de la tolerance est le résultat d'une double crise, l'une po litique et l'autre religieuse. — ĽEpištola de Tolerantia, de John Locke. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 320 Chapitre VI. — LA SCIENCE ET LE PROGRES Les Entretiens sur la pluralite des mondes marquent un effort pour rendre la science accessible ä touš les esprits. — La science par excellence semble etre la mathématique. — Mais le souci de la méthode expérimentale se manifeste dans toute 1 Europe. — Les différentes équipes de chercheurs. — Ľeffort scientifique contre le goüt du prodige. — L'invention du calcul infinitesimal facilite ľétude du continu dans les phénoměnes de la nature. — Newton ; les Principes mathématiques de la philosophie naturelle. — La méthode newtonienne ; le parallele institué par Fontenelle entre Descartes et Newton : « ľun part de ce qu' il entend nettement pour trouver la cause de ce qu'il voit ; ľautre part de ce qu'il voit pour en trouver la cause ». — Ainsi le pyrrhonis-mus physicus est vaincu. — Le role eminent attribué au savant. — La croyance au progres qui aměnera le bonheur. — Déjä s'éleve une protestation contre le mythe de la science. Chapitre VII — VERS UN NOUVEAU MODELE D HUMANITE Raisons pour lesquelles le type de ľhonnete homme se désagrěge ä la fin du XVIIe siěcle. — II faut un autre modele pour dinger la vie. — LEspagne en propose un : le Heros de Baltasar Gracian. — Sa faveur ne saurait etre durable. — A la recherche d'un nouveau type humain : on le voudrait bourgeois plutôt qu'aristocratique. — Le Bourgeois. — Le role des moralistes anglais, Addison et Steele, dans sa formation. — Diffusion du modele anglais qui s'élabore ainsi. — La France cherche de son côté. — Le Philosophe. — Les elements constitutifs de ce nouveau modele ďhumanité. — Quels sont, en résumé, les elements positifs que ľon propose aux hommes, au lieu des croyances traditionnelles. QUATRIEME PARTIE LES VALEURS IMAGINATIVES ET SENSIBLES Chapitre I. — UNE ÉPOOUE SANS POESIE On va passer maintenant ä la recherche des valeurs imaginatives et sensibles qui, persistantes, préparent Richardson, Rousseau, le Sturm und Drang. — Si nous allons d'abord du côté de la poésie, nous sommes décus ; cet äge est celui de la prose. — Comment il perd jusqu'au sens de la poésie. — Houdar de La Motte pris comme exemple. — Jean le Clerc professant que les poětes ne sont que des menteurs. — Jean-Baptiste Rousseau. — Certes, une certaine poésie, relative au temps, arrive encore ä s'exprimer ; on en cite des exemples. — Mais ce ne sont que des exceptions: pour la poésie s'ouvre une ere de sterilite. — Le triomphe de la critique. — Le pseudo-classicisme. — Les Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 321 regies ; la moralitě ; ľacadémisme. — Alexander Pope et ľ Essay on Criticism. — Les grands genres; la poésie épique ; un concours general de tragédie s'organise ä travers ľEurope. — Le poids mort que la littérature va trainer apres eile. La poésie entre en léthargie. Chapitre II. — LE PITTORESQUE DE LA VIE En dehors de la poésie, ľimagination se fait jour de plusieurs maniěres; en Angleterre ; en Itálie ; en France. Les contes de fées. — Les voyages qui n'intéressent pas encore la sensibilité, nourrissent du moins ľimagination des lecteurs. — Divers exemples. — Les boucaniers et les flibustiers. — Les Mille et Une Nuits. — D'autre part, de joyeux gaillards, ne se souciant que du concret, opposent aux rationalistes le pittoresque savoureux de leur vie. — Le picaro; ľEnglish rogue; le Liable boiteux. — Les gentilshommes aventureux ; les héros de Gatien de Courtilz ; Hamilton et les Mémoires de la vie du comte de Gramont. — Recherche non pas de la moralitě, mais du caractěre ; ľénergie vitale. Chapitre III. — LE RIRE ET LES LÄRMES. LE TRIOMPHE DE LOPERA On peut suivre, ä travers la littérature européenne, un courant burlesque ; ses divers aspects. — Le rire au theatre : la comédie de Regnard. — Ainsi les rieurs persistent, dans cette époque qui fut grave et severe. — De son côté, la sensibilité commence ä se manifester ouvertement. On a moins honte de pleurer au theatre. — Pierre Bayle, le sceptique, devant la douleur. — Une heroíne pré-romantique : la presidente Ferrand. — II est vrai qu'au dire des témoins la société va se transformant; que les femmes sortent de leur caractěre traditionnel: mais telle ou telle passion individuelle, se manifestant avec éclat, něn fait pas moins pressentir une époque prochaine oü dominera la passion. — La comédie sentimentale en Angleterre. Le triomphe de l'Opéra. Les rationaux protestent contre les absurdités que le genre implique ; il ne s'en répand pas moins dans toute ľEu rope. — Raisons de ce succěs. — L'Opéra italien jouit ďune faveur particuliěre. — Cela tient au caractěre méme de la musique italienne, plus sensuelle qu'aucune autre. — Perchěfa buon sentire. Chapitre IV. — LES ELEMENTS NATIONAUX. POPULAIRES. INSTINCTIFS Les elements nationaux : le sentiment des differences nationales persiste, méme sous le rěgne d'un classicisme ä tendances universelles. — Ľoriginalité substantielle de l'Angleterre ; de lTtalie. — Les revendications de l'Allemagne. Les elements populaires : la poésie. — Addison prône les vieilles ballades anglaises. — Le concept du pouvoir populaire. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 322 L'instinct: valeur irréductible ä la raison. — La discussion sur ľäme des betes. — Ľaspiration ä la nature primitive. — Ľhistoire de Inkle et de Yarico, tendant ä montrer la superioritě de l'instinct primitif sur la civilisation corrompue. — Fontenelle et l'instinct. — «L'instinct divin qui est peut-etre tout ce qui nous reste du premier etat de ľhomme ». Chapitre V. — LA PSYCHOLOGIE DE LTNOUIÉTUDE. ĽESTHÉTIOUE DU SENTIMENT. LA MÉTAPHYSIOUE DE LA SUBSTANCE, ET LA SCIENCE NOUVELLE La psychologie de l'inquietude : John Locke, proclamant que la sensation est le fait primitif de l'äme, bouleverse la hierarchie traditionnelle. En outre, il fait de ľ uneasiness le principe de notre vie mentale; consequences de sa doctrine. — Le traité de John Locke sur ľéducation ; il defend la spontanéité de l'enfant. — John Locke précurseur de Jean-Jacques Rousseau. Ľesthétique du sentiment: Les Reflexions critiques sur la poésie et la peinture, de ľabbé Dubos. — Ses idées novatrices, qui s'opposent ä ľacadémisme régnant dans les beaux-arts, sont préparées par l'attitude des « amateurs ». — La personne et ľoeuvre de ľabbé Dubos. — La valeur du pathétique. — Art égale passion. — L'influence des causes physiques sur la production des oeuvres d'art. La métaphysique de la substance : Leibniz. — Sa protestation contre le cartésianisme — Les perceptions obscures. — La Monade. La Science nouvelle : Vico. — Son originalite. — Role de l'imagination créatrice dans son oeuvre. — Sa conception de ľhistoire. — Comment ses idées, allant ä ľencontre de celieš qui régnaient de son temps, sont trop nouvelles pour etre immédiatement assimilées. Chapitre VI. — FERVEURS L'exigence religieuse defend son eternite. — Aux attaques des incrédules répond une apologétique nouvelle qui fait appel au sentiment. — L'existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature. Dans le cercle des ämes ardentes : Gottfried Arnold et son Histoire impartiale des Églises et des heresies. — Le Jansenisme et sa diffusion en Europe. — Les Camisards des Cévennes. — Abraham Mazel. — Élie Marion. — Les Mystiques : un mysticisme naít de YÉthique. — Le piétisme ; Philippe Jacob Spener. — Le quiétisme. Psychologie de Fénelon ; comment il aspire ä un état de perfection qu'il sent loin de lui. — Cest le secret de l'influence de Mme Guyon, qui fond au feu mystique les chaínes qui lui pěsent. — La doctrine du pur amour. — La quietude de Fénelon. Paul Hazard — La crise de la conscience européerme 323 Les Enthousiastes de toute espěce. — On constate, ä travers ľEurope, une fermentation immense et continue. — Antoinette Bourignon disant aux philosophes « que leur maladie venait de ce qu'ils voulaient tout comprendre par ľactivité de la raison humaine, sans donner place ä ľillumination de la foi divine ». CONCLUSION * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 324 INDEX DE NOMS CITES Ac — An Ar — Ay Ba —Be Bi —Bo Br —Bv Ca —Ce Ch —Co Cr —Cv Da —De Di-Du Ed —Es Fa — Fi Fl —Fr Ga —Go Gr-Gu Ha — Hoc Horn — Hy Id —Ju Ki-La Lea — Lei Lern — Lib Loc — Lu Mab — Mal Man — Mas Maz — Min Mol — Mur Na —Ot Pa —Pe Pi — PI Po — Pv Q Ra —Re Ri — Rv Sab-Sai Sau-Sim Soc-Spe Spi-Swi Tac-Ter The-Tvs Val-Ver Vic-Vos WYZ Pour atteindre le nom dans le corps du texte, utiliser le menu Edition [Rechercher] [ess a complete chaque nom cite dans ľindex d'une courte phrase extraite de « La crise... », et essayé de donner le plus souvent possible un lien internet. Ces liens sont ä jour au 15 aôut 2005. II est fort possible qu'ils ne le restent pas třes longtemps] Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 325 A Acte de Tolerance : A la Revocation de ľÉdit de Nantes, [Guillaume d'Orange] a soin d'opposer, en 1690, lActe de Tolerance. Addison, Joseph : ľ annus mirabilis, 1713, quand Pope, Swift, Arbuthnot, Addison, Steele, étaient tous au plus haut point de leur génie. Alembert, ď : sans Locke, dAlembert n'aurait pas écrit le Discours préliminaire de l'Encyclopédie. Alexandre, Bras de Fer : Par leur courage et par leur férocité, les flibustiers atteignent ä la grandeur épique. lis s'appellent Alexandre, surnommé Bras de fer ä cause de la force de son poignet,... Ambrosius, pseudonyme de Richard Simon : II aima les grandes batailles ďidées, mais aussi les ruses : « car il faut, Monsieur, que vous sachiez qu'un Theologien anonyme de la Faculté de Paris, René de lile, prétre de ľÉglise gallicane, Jérôme le Camus, Jérôme de Sainte-Foi, Pierre Ambrun, ministře du Saint Évangile, Origines Adamantius, Ambrosius, Jérôme Acosta, le sieur de Moni, le sieur de Simonville, que tous ces auteurs et plusieurs autres se trouvent renfermés dans un seul homme », Richard Simon. Amelot de La Houssaye : une traduction francaise, celle dAmelot de La Houssaye, en 1684, enleva, noble, aisée, [ä Baltasar Gracian] un peu de sa saveur originale, mais lui donna en compensation ľair européen qui lui manquait encore. Amenta, Nicolo : il se trouve un auteur, Nicolo Amenta, pour renoncer ä la verve, aux saillies, aux bouffonneries, aux extravagances — et ä la gaieté, et au plaisir . Anabaptistes, et diet. Bavle : et vous, Remontrants, Contre -Remontrants, Anabaptistes, Arminiens, Sociniens, sachez que jamais vous ne prendrez une áme par la force ; vous n'en avez ni le droit, ni le pouvoir. Anacréon, et diet. Bavle : lis refusaient de croire aux demons ou aux anges; mais ils croyaient ä Pindare, ä Anacréon, ä Théocrite, interprete ä leur mode. Anne, la reine d'Angleterre : la reine Anne monte sur le tróne, et sous son régne si court, il y eut une briliante renaissance des lettres anglaises, entre les mains ďun groupe ďhommes de talent et ďoriginalité peu ordinaires Antipaponistes Antitrinitaires: Arminiens et Gomariens, Coccéiens et Voétiens, Trinitaires et Antitrinitaires, chaque opinion doctrinale, chaque nuance ďopinion sur la grace, sur lÉcriture, sur les droits de la conscience, sur la tolerance, méme sur la nature du pouvoir civil, dressaient ľun contre ľautre des partis irrités. Antonio, Nicolas : Comme on travaille dans tous les pays ! Nicolas Antonio s'applique ä mettre au jour les sources de ľhistoire littéraire espagnole... Arbuthnot, John : ľ annus mirabilis, 1713, quand Pope, Swift, Arbuthnot, Addison, Steele, étaient tous au plus haut point de leur génie. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 326 Arétin, ľ : Ľathéisme était né avec la Renaissance italienne, qui avait ressuscité le paganisme ; il avait été répandu par Machiavel, par l'Arétin, par Vanini. Aristophane : Aristophane met en scéne les dieux, se plaignant de ce que la lune ne les avertit pas ä propos de ces bons moments: ce qui les frustre des festins publics, et les oblige ä retourner affamés au ciel. Qu'on se fie aux annalis tes grecs, aprés cela ! Aristote, et cvberphilo : Elle entrait en jeu, la Raison agressive ; eile voulait examiner non pas seulement Aristote, mais quiconque avait pensé, quiconque avait écrit; eile prétendait faire table rase de toutes les erreurs passées, et recommencer la vie. Armitliens: et vous, Remontrants, Contre -Remontrants, Anabaptistes, Arminiens, Sociniens, sachez que jamais vous ne prendrez une äme par la force ; vous n'en avez ni le droit, ni le pouvoir. Arminius, et diet. Bavle Arnauld, Antoine : Et Antonie Arnauld, rudement: «II est difficile de faire un livre [celui d'Huet, évéque d'Avranches] qui soit plus impie, et plus capable de persuader aux jeunes libertins qu'il faut avoir une religion, mais qu'elles sont toutes bonnes » Arnold, Gottfried : Ainsi parle, en 1699, Gottfried Arnold, érudit, rebelle et mystique : ceux qu'on donne communément pour hérétiques sont les vrais chrétiens, les disciples du Christ, que purifie la souffrance et qu'exalte l'amour ; et ceux qu'on nomme communément les orthodoxes, desséchés, arides, sont les hérétiques. Artagnan, M. ď Astorini, le Pere : Dltalie, le Pere Astorini lanca une conjecture que reprit le Pere Tournemine, en 1703 ; dans ľusage courant, aprés avoir čité un millésime, 1600 par exemple, si l'on vient ä énoncer une date voisine, on ne repete plus le chiffre entier ; on dit en 1600, telle chose advint; et telle autre, dans les années 610... Augustin, saint, et cvberphilo. et diet. Bavle: Force-les á entrer; Compelle intrare; c 'est le mot que saint Augustin a repris, pour ramener les Donatistes ä lÉglise d'Afri que, Aulnoy, Catherine de Bemeville, comtesse ď —, et textes rares, et diet. Bavle:: Mme d'Aulnoy dans sa Relation du Voyage d'Espagne, en 1691, racontait, avec un sourire ... Aymar, Jacques : En 1692, un manieur de baguette, Jacques Aymar, fait découvrir des assassins. II devient célébre, sa baguette de coudrier vibre ... B Bacon, Francis, et lvon3. et diet. Bavle : Bacon avait dit, on s'en souvenait, qu'il fall ait commencer par l'observation . Baluze, Étienne : De leur côté peinent des Bénédictins laiques, Étienne Baluze, Charles du Cange; et tous ensemble permettent ä ľérudition de rempor ter quelques-unes de ses plus belles victoires. Barrow, Isaac : les traités ďlsaac Barrow, de Thomas Brown, de Gilbert Burnet, de Henry Dodwell, excitent leur verve, [parlant des journalistes] Bartholin, Thomas : Et les Scandinaves, Olaus Roemer, Thomas Bartholin, Nils Stensen, dont les découvertes anatomiques renouvellent la médecine. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 327 Basnage, Jacques : On peut répondre ä Bossuet en l'attaquant, en lui disant que lÉglise catholique a varié elle-méme ; ainsi fait Jacques Basnage, parmi ses nombreux contradicteurs Basnage De Beauval, Henri : au mois de septembre 1687, ľ Histoire des ouvrages des savants de Basnage de Beauval. Trois journaux rédigés en francais et qui cherchaient une clientele européenne. Baumgarten, Alexandre-Amédée : ...le mot esthétique n'est pas encore inventé. II n'apparaitra qu'en 1735, dans la these de doctorat d'un jeune Allemand, Alexandre -Amédée Baumgarten. Bayle, Jacob Bayle, Pierre, et vie et superstition, fidéisme, ironie, pwrhoniens : Contre eux, Bayle est pris d'un sursaut d'indignation, dont la violence dépasse encore les precedents : car il s'agit ici du plus profond et du plus eher de sa pensée. Employer la force dans les matiéres de conscience : quelle horreur ! quelle infamie ! Bekker*, Balthazar : Ce pasteur, qu'il le voulüt ou non, était sous l'influence de Descartes, qui lui avait appris ä penser clairement, droitement. Bellinzani, Anne de, plus tard la presidente Ferrand : voir ä Ferrand Benoist, Élie : En 1712 seulement, Élie Benoist, pasteur de lÉglise wallonne de Delft, écrivit contre lui [Bayle] quelques pages qui, sans étre d'une plenitude parfaite, contiennent du moins de la substance. Benincasa Benoist, Elie Bentley, Richard : De bons ouvriers cherchaient ä établir des certitudes, importantes ou menues, mais inébranlables... lis s'appelaient ... Richard Bentley, le master de Trinity College, le conservateur de la Bibliotheque Royale, le maitre des etudes classiques, esprit d'une incomparable vigueur. Bergeron, P. : Des 1619, un obscur écrivain, P. Bergeron; des 1636 Thommaso Campanella, professaient ceci: l'exploration du globe, ayant contredit quelques-unes des données sur lesquelles reposait la philosophic ancienne, doit provoquer une nouvelle conception des choses. Berkeley, George, et atrium : Le petit volume de dialogues que Berkeley publia sous le titre de Hylas et Philonoüs appartient ä ľ annus mirabilis, 1713 Bernard, Jacques : Jusqu'ä ses derniers jours, [Bayle] continua d'etre agressif. C ontre qui n'avait -il pas pris les armes ? Sherlock, Tillotson, Cudworth, W. King, Le Clerc, Jurieu, Arnauld, Nicole, Bernard et, enfin, M. Jaquelot. Bernier, Francois : M. Bernier nous assure dans sa curieuse Relation des Etats du Grand Mogol... Bernin, le : ... sculpteurs qui cherchent ä s'éloigner des modéles du Bemin pour substituer la grace ä la noblesse et ä ľemphase, Bertad, le Pere : Simon avait un complice: c'était le Directeur méme de la maison, le Pere Bertad, qui tous les jours lisait avec lui les originaux de lÉcriture Sainte, et qui, ä soixante ans, s'était fait le disciple de ce tout jeune maitre. Beze, de (le Pere) Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 328 Bianchini, Francesco : De bons ouvriers cherchaient ä établir des certitudes, importantes ou menues, mais inébranlables... lis s'appelaient ... Francesco Bianchini, qui demandait ä ľarchéologie les données certaines que n'offraient pas les textes ; Bignon, ľabbé J. -P. : On a ouvert ä Paris un nouveau cabinet de la nature, j'appelle ainsi l'Académie des Sciences. M. ľabbé Bignon, qui tient la clef de ce cabinet, a declare que la nature y paraítrait toute simple . Blackmore, Richard : un poéme épique merveilleux, inoui, oú tout sera juste, et beau, et fort, ... voilä ce qui demande les forces unies de nos meilleurs poétes... Richard Blackmore, qui exhorte ainsi ses compatriotes, a donne lui-méme le bon exemple. Bochart, Samuel et diet. Bavle: Les protestants s'appliquant ä étudier le texte de la parole divine, ä le débarrasser des interpretations accumulées par le temps, trouvaient qu'il n'était pas si simple...En fait, tout un travail d'exégése s'était accompli de ce côté -la, comme le prouvaient les oeuvres de Samuel Bochart, ministře et professeur ä Caen, et de Louis Cappelle, ministře et professeur ä Saumur. Bodin, Jean et agora Boehme, Jacob, et manuscrits : Que représentent-ils done, ces coeurs acharnés, et ici triomphants ? D'abord une survivance, celle de Boehme le mystique, toujours present en eux. Boerhaave, Hermann, et textes rares : Les physiciens hollandais sont des maitres dans la méthode qui va se formant; médecins, botanistes, naturalistes, ils travaillent ä l'envi : Swammerdam, Huygens, Boerhaave, Gravesande ; et Leuwenhoeck. Boileau, et textes rares: Boileau vieillit. Dans la preface ä ľédition de ses oeuvres qu'il donne en 1701, il résumé ses principes littéraires avec une vigueur qui ne faiblit pas, et il dit adieu. Boinebourg, le baron de : Des 1676, quand Leibniz cherche sa voie du côté de ľalchimie, il rencontre ä Nuremberg un adepte, le baron de Boinebourg, un protestant converti, qui consacre le meilleur de sa vie aux « négociations iréniques », comme on disait alors. Boisguilbert, Pierre Le Pesant de : La grande famine de 1694, la banqueroute : que de miséres Ľ.Or une elite recueille ces plaintes, essaie de guérir ces maux... Lourdement, sans art, mais avec une ténacité, une rigueur qui sont émouvantes ä leur maniere, Boisguilbert montre que la France, jadis le plus riche royaume du monde, a perdu cinq ou six millions de ses revenus annuels. Bollandistes : Comme on travaille, dans le vaste atelier de science organise par les Jésuites, et oü les Bollandistes se distinguent en particulier ! Bonald, le vicomte de : « Un déiste », dira Bonald, « est un homme qui n'a pas encore eu le temps de devenir athée. » Bossuet: On ne voit Bossuet que dans sa majesté souveraine, et tel qu'il apparait sur la toile de Rigaud... son style, sa pompe, son éclat, ont pour toujours rempli nos yeux.... Ce Bossuet-la n'est pas faux ; mais il suppose un éclairage special; le temps a filtre ce qui n'était pas noblesse, majesté, triomphe. II y a eu un autre Bossuet: humilié, douloureux. Bouhours, le Pere : Et la foule des vivants: le Pere Bouhours, le Pere Rapin, le Pere Le Bossu, docteurs illustres, qui enseignent comment il faut bien penser dans les ouvrages de l'esprit, comment il faut regier les discours et les vers, comment il faut ordonner le p oéme épique. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 329 Boulainvilliers, le comte de : Ces idées cheminent; elles parviennent jusqu'ä un Francais, le comte de Boulainvilliers, qui, rendant graces ä Herbelot, ä Pococke, ä Reland, ä Ockley, écrit dans ľombre une Vie de Mahomet, oü la transformation acheve de s'opérer : chaque nation possede une sagesse qui lui est particuliere; Mahomet figure la sagesse des Arabes, comme le Christ a figure celle des Juifs. Bourignon, Antoinette : eile disait aux philosophes, « que leur maladie venait de ce qu'ils voulaient tout comprendre par ľactivité de la raison humaine, sans donner place ä ľillumination de la foi divine, qui exigeait une cessation de notre raison, de notre esprit, et d e notre faible entendement, afin que Dieu y répandit ou y fit revivre cette divine lumiere. Bouvet, le Pere : Des images... Le Pere Bouvet fait exécuter des planches qui montreront aux Francais, tout surpris, les costumes des mandarins. Boyer, Abel : D'abord, on sentait bien que les historiens modernes n'étaient pas ires sůrs.... II y en avait beaucoup : Mézeray, le Pere Maimbourg, Varillas, Vertot, Saint-Réal, le Pere Daniel, le Pere Buffier... Et Laurence Eachard, Edward Hyde, comte de Clarendon, Abel Boyer, Gilbert Burnet, le plus connu de tous. Et Antonio de Solis.... Boyle, Robert : Le ires savant Robert Boyle, attristé du progres de ľincrédulité, avait consacré le revenu d'une maison qu'il possédait dans Londres ä des conferences annuelles... qui ne devaient pas entretenir les disputes entre les sectes, mais ...: « mettre en evidence les preuves de la vérité de la religion chrétienne, et les défendre contre les attaques des Infideles, notoirement tels, comme sont les Athées, les Déistes, les Paiens, les Juifs, et les Mahometans... » Les Boyle Lectures... obtinrent un vif succes. Brémond, ľabbé Henri : étudiant la vie chrétienne sous ľAncien Regime ... il montrait que le progres du cartésianisme n'atténuait chez les ämes pieuses, ni la vivacité de ľadhésion aux vérités fondamentales de la foi, ni la pratique de la devotion. Pármi les livres de prieres qu'il citait ä ľappui de ses dires, j'en veux retenir un, naif et bea u, UHorloge pour ľadoration perpétuelle du Saint Sacrement, qui date de 1674. Cette horloge sainte marque les heures des danger, pressants: chaque heure évoque une vision qui fait frémir. Brinon, Mme de : De France, un petit groupe d'esprits religieux j etait sur le Hanovre des regards d'espoir : Pellisson... Louise Hollandine, soeur de la duchesse de Hanovre... Mme de Brinon, sa secretaire, active et zélée pour la gloire de Dieu. Qui sait ? Peut-étre la duchesse de Hanovre se convertira-t-elle ä son tour ? Brinvilliers, la — : La Brinvilliers, la Voisin, ne sont pas seulement des empoisonneuses, on les tient aussi pour sorcieres. Briois, le Pere: Que de voyageurs parcouraient encore [ľltalie] !... Gilbert Burnet; Misson ...William Bromley ; Montfaucon et Dom Briois son confrere; Addison. De leurs notes, de leurs lettres, de leurs récits, que ressort-il,.... sinon le déclassement politique, moral, intellectuel, d'une Itálie qui devient, sous leu rs yeux, la terre des orangers et des mines, la terre des morts ? Bromley, William Brossette, Claude Brown, Thomas : Tom Brown, bohéme entre les bohemes, satirique entre les satiriques, toujours prét ä louer sa plume pour de l'argent, toujours enclin ä dépenser ľargent qu'il venait de gagner avec sa plume, observait de son côté les folies de la grande ville. Eh quoi! La vie est-elle autre chose qu'un amuse ment ? Bruno, Giordano : [Bayle] connait, comme la plupart de ses grands contemporains, Giordano Bruno, qui « était un homme de beaucoup d'esprit, mais il employa mal ses Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 330 lumieres, car non seulement il attaqua la philosophic d'Aristote dans un temps oü on ne le pouvait faire sans exciter mille troubles, mais il attaqua aussi les vérités les plus importantes de la foi» Brutus Buchanan, et diet. Boyle Buffier, le Pere Bunyan, John et le voyage du pělerin '. Mais bientôt, on devait concéder aux Anglais un privilege : celui de penser,...loin ďécarter les problemes religieux en les tenant pour regies,... ďopposer les différentes manieres que ľhomme peut avoir de comprendre ses rapports avec la divinité: mysticisme puritain d'un Bunyan, conformisme éclairé d'un Clarke, d'un Tillotson, déisme déchaíné d'un Toland. Burnet, Gilbert : On peut répondre [ ä Bossuet ] que ľÉglise protestante n'a pas varié su r les points essentiels: ainsi fait Gilbert Burnet. Butler, Joseph : ĽAngleterre :transportée dans ce nouveau milieu, le déisme prolifie et prospére; il a trouvé le sol et le ciel qui lui conviennent, il est chez lui. Toland le porte jusqu'á son plus vif degré ďexaspération fanatique ; Bentley, Berkeley, Clarke, Butler, Warburton, défendent contre lui la religion révélée. Bysshe, Édouard Byzance, Louis de, voir Levi, Raphael C Caffaro, le Pere : il faudrait interdire la lecture de la Bible méme en latin, puisqu'elle est la cause innocente de toutes les heresies; et qui done, je vous prie, profére ces sottises et ces blasphemes, sinon un moine, un Pere Caffaro ? Calixtins : Les Calixtins de Bohéme n'ayant pas reconnu 1'autorité du concile de Constance, pour ce qui est de la communion sous les deux espéces, le pape Eugene et le concile de Bale... n'exigérent point d'eux de se soumettre. Calvinisme: Le Calvinisme, au contraire, triomphe, avec le triomphe méme de I'Angleterre. Les deux traités que John Locke publie en 1690 pour sanctionner théoriquement ľarrivée au pouvoir de ľhomme le plus représentatif peut-étre du Calvinisme en Europe, Guillaume d'Orange, veulent étre le code nouveau de la politique moderne. Camisards , et divers, et divers : Les camisards des Cévennes, traqués par les dragons, suppliciés quand ils sont pris, martyrs de leur foi, entretiennent une exasperation sentimentale qui, d'excés en exces, va jusqu'á ľhallucination....Pauvres diables réfugiés á Londres,... ils sont pleins d'une fureur sacrée, prophétisent, tombent en délire ; au point qu'ils sont devenus dangereux, et que la justice les a saisis. Campanella, Thommaso, et ac-toulouse : des 1636 Thommaso Campanella [professait] ceci: l'exploration du globe, ayant contredit quelques-unes des données sur lesquelles reposait la philosophic ancienne, doit provoquer une nouvelle conception des choses. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 331 Cange, Charles du : De leur côté peinent des Bénédictins laiques, Étienne Baluze, Charles du Cange ; et tous ensemble permettent ä ľérudition de remporter quelques -unes de ses plus belles victoires. Rappeions qu'en 1678, Du Cange publie son Glossarium mediae et infimae latinitatis. Canitz, Frédéric-Rodolphe-Louis : Pour les Allemands, Canitz fut un poete ; et meine pour les Francais, puisqu'il figura plus tard parmi les modeles qu'on leur présenta, lorsqu'on voulut leur faire goůter le naturel et la simplicitě allemandes. Cappelle, Louis: voir Bochart Cardan, Jérôme, et diet. Bavle : II [Bayle] connait Cardan, « un des grands esprits de son siécle », « homme ďune trempe singu liere », « qui dit que ceux qui soutiennent que ľäme meurt avec le corps sont par leurs prineipes plus gens de bien que les autres ». Carducci, Giosuě : Nous en reviendrions toujours... ä constater, avec Carducci, qu'il n'y a guere eu de perióde moins lyrique que les cinquante premieres années du XVIlIe siecle. Carpzow, Benoít: Cependant le pays oü les sorciers se voyaient poursuivis avec le plus de dureté et d'obsti nation était alors l'Allemagne. II n'y avait pas si longtemps qu'était mort un juriste fort renommé, un de ces hommes redoutables qui sont sürs de tenir toute vérité, toute justice, et qui condamnent impitoyablement leurs freres, pour leur bien : Benoít Carpzow se vantait, dit-on, d'avoir lu cinquante-trois fois la Bible d'un bout ä ľautre, ... et d'avoir consacré sa vie ä renforcer la procedure et ä aggraver les peines contre les sorciers : il en avait condamné ou fait condamner quelques milliers. Cartésianisme : Le cartésianisme a mis la derniere main ä l'oeuvre ; personne parmi les bons philosophes ne doute plus que les sceptiques n'aient raison de soutenir que les qualités des corps qui frappent nos sens ne sont que des apparences. Cartésiens : Trois groupes, au moins, menaient alors l'assaut contre ľhistoire : les cartésiens, suivant leur maitre: lequel disait qu'il n'est pas plus d'un honnéte homme de savoir le grec et le latin, que le Suisse et le bas-breton . Castiglione Caton le Censeur, Caton d'Utique : Les fidéles de la Raison vénéreront les grands hommes qui, dans la suite des temps, ont contribué ä établir le nouveau culte : Socrate, Platon, Aristote, Epicure, Plutarque, Varron, Caton le Censeur, Cicéron, Caton d'Utique, Sénéque, Salomon les Prophetes, Josephe ľhistorien, Origene, Minutius Felix, Milord Bacon, Hobbes, et meine, outre Synesios, évéque d'Afrique, l'archeve que Tillotson . Cervantes, Michel de : On commencait méme ä dire que non seulement ľEspagne avait perdu sa force et son pouvoir, mais qu'encore eile était infidele ä son génie, son romanesque, sa fierté, son point ďhonneur, son amour de la justice, son désintéressement parfait, toutes ces qualités qui lui appartenaient en propre. Cervantes les avait tournées en ridicule dans son Don Quichotte. César, Jules Chace, Chevy Chardin, Jean : II n'existe guére de voyages plus passionnants ä lire, malgré leur maniere lente, que ceux de Chardin. Ce bijoutier, fils de bijoutier, qui se rendit en Perse pour y vendre ses montres, ses bracelets, ses colliers et ses bagues; ce protestant auquel la Revocation de ľÉdit de Nan tes interdisait la France, avait naturellement l'äme exotique. Charles-Quint, et diet. Bavle Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 332 Charles XI, roi de Suěde Charles XII, roi de Suěde Charron, Pierre, et diet. Bavle Chateaubriand, Frangois René, vicomte de Chateaubriand, Madame : la fin tragique des amours de Francois Ier avec Mme de Chateaubriand. Chaulieu, abbé de, et divers : dans le libertinage de la Régence, il y aura autre chose que la recherche d'un équilibre et, bien plutôt, ľaffectation d'un exces ; les roués se caractériseront moins par ľindépendance de la pensée que par ľindécence des moeurs. La Fare et Chaulieu font la transition ; Chaulieu surtout... Cherbury, Herbert, Edward, baron de : ä Paris en 1624, Edward Herbert, baron de Cherbury, avait éerit une profession de foi déiste, qui portait un caractére non pas de negation et de blaspheme, mais de respect, de piété, et presque de mysticisme. « Je te donne avis des le commencement, mon eher lecteur, que ce ne sont pas les vérités de la foi que je propose, mais celieš de ľentendement... » Chillingworth, William Christine de Suěde, la reine, et textes rares Cibber, Colley : Cette piece vertueuse de Colley Cibber, Love's Last Shift, « La derniére ruse de ľamour », fut jouée au Theatre Royal de Londres, en 1696, avec grand succés. Cicéron : Penser librement est un bonheur en soi, et en outre, un moyen d'organiser la vie vers le bonheur...Cicéron en était bien convaincu lorsqu'il vantait le bonheur de ľhomme qui s'acquitte de ses devoirs avec joie, qui regie attentivement toutes ses actions, qui n'obéit pas ä la loi parce qu'il la craint, mais parce qu'il la regarde comme excellente en soi. Clarici, Paolo Bartolomeo Clarke, Samuel : Boyle Lectures ... les plus profonds théologiens d'Angleterre, ou les prédicateurs les plus éloquents, furent appelés ä les prononcer ; et pármi eux Samuel Clarke, alors chapelain de ľévéque de Norwich, qui, deux fois, eut ľhonneur de donner ces conferences en 1704 et en 1705. Comment s'exprime-t-il au sujet des déistes ? — lis sont de quatre espéces.... Claude, Jean : C'était en 1678. Bossuet entrait en conference avec le pasteur Claude ; Mme de Duras, hésitante encore entre le Protestantisme qu'elle allait quitter et le Catholicisme qu'elle voulait choisir, avait demandé ce debat ; et les deux apologistes, l'un en face de l'autre, combattaient pied ä pied pour la possession d'une äme, et pour leur vérité, pour leur foi. Quand on en vint aux droits de la conscience individuelle, Bossuet pressa Claude : la liberté que réclament ces Messieurs de ľÉglise réformée, jusqu'oü va -t-elle ? N'a -t-elle pas de limite ? Et done, un particulier, une femme, un ignorant, quel qu 'il soit, peut croire, et doit croire, qu'il lui peut arriver d'entendre mieux la parole de Dieu que tout un Concile, fut-il assemble des quatre parties du monde et du milieu, que tout le reste de ľÉglise ? Claude répondit: Oui, il en va ainsi. Coccéiens : voir antitrinitaires Colbert, Jean-Baptiste : L'échec de la politique de Colbert, déjä sensible de son vivant, devient manifeste apres sa mort. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 333 Collier, Jeremy : La comédie avait trouvé, en Angleterre, une forme originale ; eile était immorale, scandaleuse, et gaie, et plaisante: teile un Congreve, un Vanbrugh, la faisaient triompher sur les scenes de Londres. Or, un ecclésiastique, Jeremy Collier, se déchaíne contre eile, et pub lie en 1698 son Court apergu de ľimmoralité de la scene anglaise. De la moralitě ; c'est de la moralitě qu'il nous faut. Collins, Anthony : Un libre penseur comme Collins donne ľexemple ďune pureté de moeurs et d'une dignitě qui le rehaussent... Sans se soucier des nuances, Collins, obstiné et foncant droit devant lui, remplit de negations, mais aussi d'affirmations, son discours sur la libre pensée. II change les signes:... il dit que la nécessité est une doctrine de liberté, et que le materialisme assure le triomphe de ľesprit. Des 1714... circule une version francaise de son ouvrage ; avec succes... Car enfin, dit son traducteur, sa portée est universelle. Commedia delľarte, et agora : Les acteurs italiens de la commedia de Warte, on les avait bannis de Paris, en 1697 ; ils étaient trop hardis, trop brillants, trop gais; on avait ferine leur theatre. Condillac, Étienne Bonnot de Confucius, Cun-Fu-Zu : En lisant les préceptes de ce Confucius, on croyait trouver un docteur de la nouvelle foi, plutôt qu'un homme élevé dans la corruption de ľétat de nature ; un saint Paul avant la lettre, un saint Paul chinois. [cf. ess: collection chine...] Congreve, William : Si [l'Angleterre] n'avait eu que des écrivains faciles, que les auteurs de comedies vives et dissolues qui prolongeaient sur le theatre les moeurs de la Restauration, Wycherley, Congreve, Vanbrugh ou Farquhar, eile aurait dů se contenter d'une place de suivante car eile imitait la France, et cyniquement, eile pillait ses auteurs. Conscienciari : [Spinoza] s'en est alle nourrir ľimpiété allemande, Matthias Knutsen et sa secte des Conscienciari, F.W. Stosch, et les autres. Contes de fees : La fin du siécle était austere et morose, pénétrée du sentiment des grands déclins; aux oeuvres majestueuses succédaient les essais critiques; et tout d'un coup, qu'exige la mode, quels livres s'éta lent aux devantures ? Des contes de fees. Conti, Antonio : Des savants enrichissaient leur science de ville en ville, comme Antonio Conti, Padouan, qui fut en 1713 ä Paris, en 1715 ä Londres, oil il intervint dans la quereile du calcul infinitesimal; il se rendit ä Hanovre pour conférer avec Leibniz, et, en passant par la Hollande, eut soin de rendre visitě ä Leuwenhoeck. Contre-RemontrantS (www :edit/rech :remontrance) :et vous, Remontrants, Contre -Remontrants, Anabaptistes, Arminiens,Sociniens, sachez que jamais vous ne prendrez une äme par la force ; vous n'en avez ni le droit, ni le pouvoir. Copernic, Nicolas et renaisance-amboise : Mais ä la fin, ľerreur s'est dissipée. « II est arrive un Allemand, nomine Copernic, qui a fait main basse sur tous ces cercles différents, et sur tous ces cieux solides, qui avaient été imagines par l'Antiquité. II détruit les uns, il met les autres en pieces. Saisi d'une noble fureur d'astronome, il prend la terre et l'envoie bien loin du centre de llJnivers oil eile s'était placée, dans ce centre il y met le soleil, ä qui cet honneur était bien mieux dů... » Une fois encore, ľantiquité s'est abusée, et les hommes se sont trompés parce qu'ils ľont suivie. Cordemoy, lecteur de Mgr le Dauphin : [ľHistoire] est une oeuvre d'art ; comme dit M. Cordemoy, lecteur de Mgr le Dauphin: «II vaut mieux employer son temps ä la composition, et ä arranger les faits de ľhistoire, qu'ä les rechercher ; il vaut mieux aussi songer ä la beauté, ä la force, ä la netteté et ä la briéveté du style, qu'ä paraitre infaillible dans tout ce qu'on écrit. » Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 334 Corneille, Pierre Cornelius Nepos Coste, Pierre : Avec Pierre Coste, nous arrivons sans doute au sommet de la hierarchie de ces bons ouvriers. Attentif, passionné, il met en francais VEssai philosophique concernant I'entendement humain et ouvre ä ľEurope l'accés de la philosophic anglaise. " Les Francais ont autant ďobligations ä M. Coste, que les Anglais en ont ä Locke ..." Courtilz, Gatien de : Tous pourraient prendre le nom qu'a donne ä ľun de ses héros ce Gatien de Courtilz qui lanca de par le monde tant de picaros déguisés en seigneurs; tous pourraient s'appeler le chevalier Hasard. Crébillon, Prosper Jolyot de Crellius, Jean : [Bossuet] ne pratique pas seulement Grotius, ce socinien : il va chercher jusque dans la Bibliotheca Fratrum Polonorum les oeuvres de Crellius, et celieš de Socin, le maitre de la doctrine, c'est de cette source que le poison s'est répandu dans les ämes... Crescimbeni, Giovanni-Maria : En Itálie, Muratori, Crescimbeni, Gravina analysent l'es sence de la poésie parfaite, de la parfaite tragédie.... Bref, ä entendre les bons esprits, ceux qui aiment le vrai, le vraisemblable, le logique, et ľordonné, Saint -Évremond, Boileau et La Bruyére, Addison et Steele, Gravina, Crescimbeni, Maffei, Muratori: ľopéra est irrationnel, ľopéra est parfaite ment méprisable. Cromwell, Oliver Cudworth, Rodolphe : Les professeurs de Cambridge entretiennent pieusement son culte [de Platon] ; Cudworth explique le monde par des natures plastiques, intermédiaires entre les idées et la creation ; et Shaftesbury aime regarder, sur le mur de notre caverne, le jeu divin des grandes ombres. Cumberland, Richard : C'est l'apport de l'Angleterre : le Reverend Richard Cumberland, docteur en theologie, futur évěque, refute les abominables principes de Hobbes. Sur quoi s'appuyer ? Sur la loi naturelle, qui est exactement le contraire de la violence préconisée par l'auteur du Leviathan : « toutes les lois naturelles se réduisent ä celles-ci: qu'on doit avoir de la bienveillance en vers tous les étres raisonnables... » Cuper, Gilbert : ...de sages et savants Hollandais, Gilbert Cuper, Adrien Paets, Noodt, fidéles ä la libre tradition de leur pays. Cyprien, saint: Le premier, saint Cyprien avait parle bien clairement du péché originel; le premier, le meine auteur avait parle fort amplement de la penitence, et du pouvoir des prétres pour Her et pour délier . D Dacier, André Dacier, Mme Dampier, William : les médecins au service des Compagnies racontent leurs observations; les marins racontent glorieusement leur tour du monde, Dampier, Gemelli Carreri, Wood Rogers. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 335 Dancourt, Florent : Dans le theatre de Dancourt, petit miroir du temps, ä jolies facettes, les plus faussement naives, les plus corrompues, les plus entétées ďhonneurs et ďargent, ce sont les femmes. Daniel, le Pere : Le Pere Daniel alia voir les volumes de la Bibliotheque du Roi, passa une heure au milieu d'eux, et se déclara fort content. Heureux homme ! II dit lui-méme que la citation des manuscrits fait beaucoup dhonneur ä un écrivain ; qu'il en a vu un assez grand nombre ; mais que cette lecture lui a procure plus de peines que d'avantages. Dante Dehénault, Jean : Tels les libertins francais. Tel, successeur de Guy Patin et de La Mothe Le Vayer, Jean Dehénault qui traduisit Lucréce, comme tant d'autres, et qui, mieux que d'autres, exprima sur un mode mélancolique et ferme ses negations. Déisme : Void encore un des liens, si nombreux et si forts, qui unissent directement la Renaissance ä ľépoque que nous étudions. Le déisme est venu dltal ie... Delia Valle, Pietro, et aussi Dennis, John : Toute une troupe anglaise de porte-férules, Gerard Langbaine, Edward Bysshe, Leonard Welsted, John Dennis, et de moindres encore. Denys ďHalicarnasse Descartes, et meditations, et cvberphilo : Le temps est passe oü Descartes, sentant que sa pensée allait l'emporter au -delä des terres connues, dans la pratique s'imposait volontairement des regies de prudence : « la premiére était ďobéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grace d'etre instruit dés mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de ľexcés, qui fussent communément recues en pratique par les mieux senses de ceux avec lesquels j'aurais ä vivre. » Deshouliěres, Antoinette Mme : Tels les libertins francais. Telle Mme Deshouliéres. Diagoras Diderot, : Nous avons eu des contemporains sous le regne de Louis XIV, a declare Diderot en parlant de lui-méme et des philosophes, ses fréres. Cest vrai ; il a eu des contemporains sous le régne de Louis XIV, et non pas seulement dans les derniéres années du Grand Roi, oů nous savons bien que le corps politique et social allait se décomposant, mais beaucoup plus tôt, ä une époque telle que nous n'y voyons, d'ordinaire, qu'orthodoxie assurée et majesté fulgurante. Diodore Dodwell, Henry : voir Barrow, et: A Leyde, Jacob Gronovius recuse l'existence de Romulus; et Henry Dodwell la met en doute, ä Oxford. Donatistes Doria, Paolo Mattia : Boileau fait la satire des femmes, parce qu'il a pris le theme chez Horace et chez Juvenal, et qu'il se croit oblige de répéter tout ce qu'on dit les Anciens. Mais les Modernes, plus justes, savent que les moeurs d'aujourdhui sont bien différentes de celieš d'autrefois : louées soient les femmes ! Un philosophe italien, Paolo Mattia Doria, fait echo, prouvant que «la femme, dans presque toutes les vertus les plus grandes, n'es t en rien inférieure ä lhomme » . Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 336 Dryden, John : Lorsqu'ä la mort de Dry den, en 1700, ils [les Anglais] penserent avoir perdu leur seul grand poete, voici qu'ils connurent un prodi gieux renouveau. Dubos, ľabbé, et wikipedia : Pármi ces indisciplines, ľabbé Dubos emerge. Parce qu' il réunit de rares qualités, étant ä la fois homme du monde et tres savant... Parce qu'il a ľesprit fin et vigoureux tout ensemble. Parce qu'il est tres francais, et cosmopolite. Parce qu'il est homme d'action et philosophe. Parce que la fréquentation de Locke ľa amené vers cette source de sensibilité que le grand Anglais avait découverte... La sensibilité est la source du beau ; et du sublime; et de l'art. II se charge de le prou ver aux hommes. Les Reflexions critiques sur la poésie et lapeinture fourmillent ďidées... Du Pin, Ellies : L'affaire de Richard Simon n'était pas térmi née, que le cas ďEllies Du Pin avait surgi. C'était un prétre encore ... Publiant un volumineux recueil des auteurs ecclésiastiques, il écrivait que les hérétiques avaient quelquefois été plus clairvoyants et plus vrais, dans ľétude des textes sacrés, que les catholiques ... Duverney*, Joseph Guichard : Les Francais deviennent, eux aussi, des curieux de la nature: les Parisiens vont au jardin du Roi écouter les lecons d'anatomie professée par Duverney. E Eachard*, Laurence Edit de Nantes, Revocation de ľ -, et Class.Sc.Sociales: La Revocation de ľÉdit de Nantes n'a fait que donner plus de force et d'éclat ä la terrible parole de retranchement ; eile a marqué le renouveau d'une alliance intellectuelle et morale dont ľactivité ne cessera pas, méme lorsque les armées auront signé la paix en Europe. Elzevir, (Elzevier) Epictěte, et cvberphilo Epicure, et diet. Bayle, et cvberphilo Erasme, et publius-historicus, diet. Bayle: Bossuet enveloppe dans une méme reprobation « un Erasme et un Simon, qui, sous pretexte de quelque avantage qu'ils auront dans les belles -lettres et dans les langues, se mélent de prononcer entre saint Jérôme et saint Augustin » ; tandis que les admirateurs de Bayle estiment qu'on devrait lu i élever une statue ä côté de celie ďErasme, ä Rotterdam Ernest-AugUSte, due de Hanovre : en 1676, il [Leibniz] trouve dans la personne du due Jean-Frédéric, prince catholique régnant sur des sujets protestants, ľhomme par qui Rome espére convertir 1'Allemagne du Nord. Le mouvement s'accélére, les acteurs s'affairent sur la scéne du Hanovre : Ernest-Auguste, successeur de Jean-Frédéric ... Eryceira, le comte ď — : dans ces mémes adieux, Boileau adresse un remerciement ä M. le comte dEryceira, au sujet de « la traduction de mon Art poétique faite par lui en vers portugais... Esope Evhéměre Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 337 F Farquhar, George : Farquhar, dans The Constant Couple, oppose «the A la mode Londres » ä « the A la mode France ». Fénelon, et agora: A vrai dire, Fénelon ne conteste pas le principe du droit divin. Mais entre tant de sentiments et ďidées que ce livre longtemps fameux, Les Aventures de Télémaque (1699), répandu pármi les petits et les grands ä des milliers et des milliers ďexemplaires, met en circulation, il y a au moins un sentiment et une idée que nous devons retenir. Un sentiment: ľhorreur, la detestation de Louis XIV. Une idée : la valeur du peuple. Fériol, M.de : M. de Fériol, ambassadeur de la cour de France aupres du Grand Seigneur, commande un recueil de cent estampes qui feront voir aux Parisiens les robes somptueuses du Levant. Fer, Nicolas de : « Les Polonais sont braves, aiment les lettres et les arts, un peu la débauche, et sont tous catholiques », prononcait en 1708 ľhonnéte Nicolas de Fer, géographe de Sa Majesté catholique et de Monseigneur le Dauphin. Ferrand (la presidente) : Or la presidente avait revú le baron ; eile ľavait aimé avec transport, avec fureur. D'oú ces lettres, qui sont pármi les plus belles qu'ait jamais écrites la plume ďune amante, et toutes pleines ďémoi . Filicaja, Vincenzoda : Les Italiens offrirent ä ľadmiration de lEurope toute une série de poétes... Vincenzo de Filicaja, songeant ä la servitude de sa patrie, fit entendre de beaux cris, ďémouvantes plaintes. Filmer, Robert : On remet Filmer ä la mode; et méme on édite en 1680, on réédite au cours des années suivantes, le grand ouvrage de « ce savant homme », Patriarcha, prouvant clair comme le jour que ľautorité des rois est la prolongation de ľautorité paternelle : contre son propre pere, aucun fils, craignant Dieu et les hommes, n'oserait se révolter. Fleury, ľabbé Fleury, le cardinal de Foe, Daniel de : En 1700, Daniel de Foe écrit un pamphlet politique ä grand éclat, The true-born Englishman ; chaque pays recoit son compliment, c'est facile. Fontenelle, et textes rares, et class, sc. sociales : Ce neveu du grand Corneille ne s'attarda guére ä ľhéroi'que ; le sublime lui paraissait étre du galimatias. II passa par la preciositě ; il aima les petits vers, les épitres galantes, les madrigaux, et trouva cent choses admirables ä dire sur le théme d'un cheveu blane qui se montre au milieu des cheveux noirs ďune belie. II collabora au Mercure. II fabriqua des comedies, des tragedies, des opéras; il erat pour son compte que ľexercice de la littérature consistait ä bien remplir, suivant des recettes fixes, des formes rigides: et cet exercice, tel quel, lui parat délicieux. De tous ces goüts, il garda plus que le souvenir; et il fut toute sa vie, un peu, ce Cydias que La Brayere nous a dépeint férocement. Foresti*, le Pere Antonio : Fallait-il faire comme ce Pere Antonio Foresti qui choisit des dates non parce qu'elles sont véritables, mais parce qu'elles sont commodes ? Fortis, ľabbé Alberto Francois Ier, et diet. Bavle Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 338 Francké : Piétiste, Auguste Hermann Francké, qui, devant précher sur la foi et s'apercevant qu'il ne la possede pas, tombe dans le désespoir, s'agenouille et supplie Dieu de le sauver de son miserable etat: Dieu ľillumine, et sa mission sera de travailler ä illuminer les autres, ä son tour. Frederic Ier, roi de Prusse : On apprend ä Paris, et sans qu'on semble d'abord attacher une grande importance ä cette nouvelle, que le 18 Janvier 1701, ľélecteur de Brandebourg, Frederic III, a pris la couronne royale, et s'est fait appeler Frederic Ier, roi de Prusse. Frederic II, roi de Prasse Fréres angéliques, Confrérie des — : Souvent ils formaient des communautés; comme Johann Georg Gichtel, qui fonda la confrérie des Freres angéliques: G Gale, Thomas : Comme on travaille dans tous les pays ! Henri Meibom s'applique ä mettre au jour les Antiquités germaniques; Thomas Gale, Thomas Rymer, les documents anglais; Galland, Antoine : A mieux connaitre la civilisation Orientale s'appliquérent M. ďH erbelot, et M. Galland son éléve et successeur, professeur au College royal; M. Pococke, professeur pour lArabie ä lIJniversité d'Oxford ; M. Reland, professeur de langues orientales et ďanti quités ecclésiastiques ä Utrecht; M. Ockley, professeur ďar abe ä lUniversité de Cambridge. Ils lurent les textes originaux ; et des lors, ils virent ľArabe avec des yeux nouveaux. Garcilaso de la Vega Garofalo, Biagio : Voici qu'en 1707, un Napolitain, B iagio Garofalo, montre que la Bible contient des vers rythmés et méme rimés: aurait-il osé découvrir ces traces humaines dans le langage divin, si ľauteur de l'Histoire critique [Richard Simon] n'avait ouvert la voie ä toutes les hardiesses ? Garth, Samuel : il n'est guére de pays oü cette oeuvre plaisante de M. Boileau, le grand satirique, n'ait été admirée, traduite, imitée ; puisqu'un des meilleurs médecins de Londres, Samuel Garth, trouva la gloire poétique rien qu'en reprenant le théme, en transformant le Lutrin en Dispensaire, en remplacant les chanoines par les médecins, et les chantres par les apothicaires Gassendi, Pierre et aussi : Gassendi, reprenant le systéme ďÉpicure, et ses atomes, et son äme materielle, avait épuré ses idées en les compliquant: jusqu'ä leur donner la dignité ďune Philosophie qui n'était pas si facile ä comprendre et qui joignait, ä ľautorité ďune tradition ancienne, un caractére de nouveauté. Gay, John Gemelli Carreri, Giovanni-Francesco : les marins racontent glorieusement leur tour du monde, Dampier, Gemelli Carreri, Wood Rogers Gichtel, Johann Georg : se soustrayant ä toutes occupations, ä tous travaux, par la contemplation et ľanéantiss ement, les disciples [de Gichtel] devaient transformer les hommes en anges. Glanvill*, Joseph Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 339 Goethe, Johann Wolfgang Gomariens : voir Antitrinitaires Gosse, Edmund Gottfried Arnold : Evoquons Gottfried Arnold tenant en main son Histoire impartiale des églises et des heresies. II nous dit qu'elle est impartiale, parce qu'elle est écrite par un homme qui n'appartient ä aucune secte, et qui emploie uneméthode non pas théologique, mais historique. Generale, parce qu'elle n'admet pas qu'il y ait une seule église, et qu'e lie parle de toutes celieš qui professent la croyance en Dieu et en Jésus-Christ. Et surtout, eile veut étre une histoire glorieuse des heresies. Gottsched, J.-Christian : Gottsched souffre de voir le theatre allemand dans le chaos; il travaille ... de toute maniere ä posséder les secrets de l'art, et donne triomphalement un Caton mouranten 1732. Gracian, Baltasar : Pourquoi, vers la fin du XVIIe siecle, Baltasar Gracian fut-il si abondamment traduit, si hautement loué ? II n'était pas inconnu : mais ďune demi -lumiere favorable, il passait, sur le tard, ä ľéclat des grandes gloires. Gramont, le comte de : Le plus séduisant de ces illustres aventuriers est... bien le comte de Gramont, dont Anthony Hamilton se divertit ä publier la vie... Qui n'a suivi le comte de Gramont dans ses années ďapprentissage, dans ses campagnes piémontaises, dans son exil ä la cour d'Angleterre dont il fit le scabreux ornement ? qui n'a souri ä tant d'évocations plaisantes... qui n'a admiré la liberté du récit, son pittoresque, sa qualité dense et incisive, sa vigueur, son humour ? Gravesande, Guillaume-Jacob : voir Boerhaave. Gravina : Gian Vincenzo Gravina introduit le concept de droit naturel dans ľhistoire. Grégoire le Grand Grimmelshausen, Hans Jacob von — : Les critiques du temps... ne songeaient pas que l'Allemagne avait produit, déjä, un des plus beaux romans oü se fůt jamais exprimée une äme collective : le Simplicissimus de Grimmelshausen. Picaresque, si l'on veut, ... mais d'une saveur si profondément locale. Theme des souvenirs de la guerre de Trente ans, moissons détruites, villages pillés, paysans suppliciés... Théme de l'esprit simple et sain, jeté au milieu d'une civilisation corrompue... Theme de la foi, qui traverse la terre comme une forét de symboles;... theme du chrétien qui gagne durement le ciel en passant par mille épreuves...: ces themes se développent, s'entrelacent, se fondent, reprennent leur tonalité propre, se poursuivent avec une abondance et un éclat incomparables, chantant ľépopée d'un peuple que ses voisins croyaient pres de mourir, et qui manifestait, au contraire, son invincible volonte de puissance originale. Gronovius, Jacob : voir Dodwell Grotius, Hugues de Groot, et diet. Bavle : Cette partie du droit qui regie les rapports des peuples ou des chefs dÉtat entre eux, qui ľétudie ? Personne, constate Grotius. On dit méme communément que la guerre est incompatible avec toute espéce de droit... Ce n'est pas vrai, il existe un droit qui survit en temps de guerre, qui domine la guerre et qui s'appelle le droit naturel. La nature, en effet, l'a grave au coeur méme de ľhomme, qu'elle a voulu sociable ; rien ne saurait prévaloir contre cette loi non écrite, loi vitale. Gualtieri, le Pere Giovanni-Antonio Guericke : les Allemands, comme Otto von Guericke, qui poursuit les experiences sur le vide. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 340 Guillaume d'Orange : Jacques II, Roi par la grace de Dieu, est chassé; Guillaume d'Orange prend sa place ; les historiens nous apprennent que le nouveau Roi, couronné ä Westminster le 11 avril 1689, «regne en vertu d'un droit qui ne differe en rien du droit d'apres lequel tout propr iétaire choisit le representant de son comté » ; qu'il accepte le contrôle des Chambres et qu'il assure ainsi le triom phe du gouvernement parlementaire, d'apres un pacte ideal conclu entre le prince et ses sujets. Guyon, Jeanne Mme,: ces milieux entre Dieu et sa creature, Mme Guyon veut les supprimer. Proselyte, possédée de la passion de diriger les consciences, eile nous dit comment nous devons faire pour arriver ä ce haut degré de spiritualite. Apprenez ä prier, s'écrie-t-elle ; apprenez ä faire oraison : vous devez vivre ďoraison, comme vous devez vivre ďamour. Venez, coeurs affamés; venez, pauvres affligés, venez, malades; venez, pécheurs, aupres de votre Dieu. Venez, vous qui avez un coeur. H Haendel, George-Frédéric et agora Halifax, George Saville marquis ď — : Les homines nouveaux, les gens ä la mode, comme le marquis ďHalifax proposant ä sa fille des préceptes de vie, recommandent ä la generation qui les suivra de se faire une religion ä eile, une religion douce, commode, plaisante ; une religion exempte de crainte et de mélancolie Hamilton, Anthony : le comte de Gramont, dont Anthony Hamilton se divertit ä publier la vie. Qui ne connait cette étincelante image, dont un Anglais fit don ä nos lettres francaises ? Heinsius, Daniel : quelques savants et philosophes célébres qui étaient alors ä La Haye, et particuliérement Heinsius, Vossius et Spinoza HelvétJUS, Claude Adrien, et ac-toulouse : Sur Condillac, Helvétius renchérira, insistant sur la puissance des passions, sur la peine que cause l'ennui ; montrant que les gens passionnés sont supérieurs aux gens senses, et qu'on devient stupide des qu'on cesse d'etre passionné. Herbelot, Barthélemy ď — : voirGalland. Herbert, Edward, baron de Cherbury Hill, Aaron : Aaron Hill le romantique, Aaron Hill le voyageur en Terre Sainte. Hippon Hobbes, Thomas, et atrium, et class, sc. sociales, et diet. Bavle : II y avait d'autre part pour renforcer ľidée qu'au prince reve nait tout pouvoir, des theories fort impies, qui montraient qu'on ne pouvait gouverner les hommes sans les traiter comme des moyens. Celle de MachiaveL.Plus proche, celle de Hobbes. Esquissée des 1642, l'äpre et cynique théorie était arrivée en 1651 ä sa forme definitive, dans le Leviathan. Elle s'était imposée ä tous les penseurs européens, qui étaient obliges d'en tenir compte, ne fůt -ce que pour la réfuter. Que de fois, parcourant un livre de doctrine, on vit le nom de Hobbes paraitre au détour d'une page ! Quel retentissement ont eu ses idées ! Quels échos, toujours vibrants ! Hochstetter : En 1697, un professeur de Tubingen, André Adam Hochstetter, exalte dans un discours latin ľutilité du voyage en Angleterre : Oratio de Militate peregrinationis anglicanae. Je ne vanterai pas, dit ľorateur, la fertilité de l'Angle terre,... les euriosités de Londres; je parlerai bien plutôt de sa science ; et davantage encore, de sa religion. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 341 Hocquincourt, Ch. De Monchy, maréchal ď Homěre : Quand, vers 1715, s'organisa ľapothéose ďHomere, et que les partisans des Anciens voulurent prendre leur revanche contre les Modernes... Horace, et textes rares Huet, Gédéon : La lutte avait continue, plus apre, sur la terre du Refuge ; les arguments se lancaient de part et d'autre ; les traités succédaient aux traités. Les plus éclairés des pasteurs, Henri Basnage de Beauval, Gédéon Huet, Élie Saurin, montraient que ľintolé rance, et non pas la tolerance, était un péché contre ľesprit ; Huet, Pierre-Daniel : Le bon, le studieux Huet, évéque d'Av ranches, qui avait chargé sa maison de tant de livres, qu'un jour eile s'écroula, dit -on, ä travers mille et mille lectures poursuit un pieux dessein : il veut rétablir Moi'se dans sa juste place, la premiére. Huisseau : Lorsqu'en 1669 le pasteur Isaac ďHuisseau, de Sau mur, donne son livre sur la Reunion du christianisme, il propose d'appliquer ä la religion la reforme que Descartes a accomplie dans la philosophic: on ne croira plus rien, désormais, que ce qu'on trouvera expliqué clairement dans lÉcriture ; on ne conservera que les vérités simples et universelles qui s'y sont inscrites, et qui sont d'accord avec les préceptes de la raison. Done pas de tradition ; et ä vrai dire pas dÉglise ; Huvgens, Christian, et aussi : voir Boerhaave Hyde, Edward, comte de Clarendon : voir Abel Boyer I —J Idoménée Innocent XI, pape Jacques II, roi d'Angleterre Janséniste, Arnauld, le Jansenisme : En 1709, on a expulsé les derniéres religieuses qui demeuraient encore ä Port -Royal; en 1710, on a démoli le monastére. Le jansenisme sera définitivement éerasé ; la secte qui, depuis tant d'années, tourmentait ľÉglise de France, enfin sera réd uite ä la soumission. — Mais non ; cette secte se répand au-dehors; eile gagne de proche en proche... Jurieu, Pierre et wikipedia anglais: Exile, [Pierre Jurieu] fut un furieux. Ce que les autres disaient avec dignité, il le disait en termes délirants; se donnant tort par ses exces, par ses divagations. Du haut des remparts, il veillait, dénoncant le papisme, le Concile de Trente ; exaltant la Reforme ; excitant ses fidéles ä la resistance ; les conjurant de ne pas céder ä la force. II prophétisait; les temps étaient proches oú le régne de ľAntéchrist allait finir ; En 1710, en 1715 tout au plus, e'en serait fait, les protestants rentreraient en France, triomphants. K Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 342 King, William : Un théologien anglican, William King, a la naivete de croire qu'il vient de justifier, une fois pour toutes, ľexistence du mal ; il a publié un gros traité en latin, oú il s'imagine avoir résolu ľinso luble. II n'a rien résolu ; c'est la quadrature du cercle. Knutsen, Matthias : voir Conscienciari Kuhlmann, Quirinus : lis [les visionnaires] mouraient miserables; et quelquefois dans les supplices, comme Quirinus Kuhlmann, qui, aprés avoir parcouru l'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre, la France, ľltalie, la Turquie, semant le grain sur des terrains pierreux, essayant de créer des communautés sur son passage, annoncant que Babel allait s'écrouler, et qu'allait commencer la cinquiéme Monarchie des Justes, fut brale ä Mos cou en 1689. L La Bravere La Fontaine, Jean de Lahontan, le baron de : Lahontan, esprit rebelle; fourvoyé dans les armées du Roi, il aborda, en 1683, aux rives de Québec. II pensa d'abord faire carriére au Canada, car il n'était ni sot ni lache ; il prit part aux expeditions contre les Iroquois; mais indiscipline, aigri, de déboire en déboire il déserta, et revint trainer en Europe une existence manquée. Or quand il publia, en 1703, ses Voyages, ses Mémoires et ses Dialogues, il laissa un monument plus durable sans doute qu'il ne pensait lui -méme, bien qu'il ne se mépri sät point. La Mothe Le Vaver, Frangois de : [Bayle] aime La Mothe Le Vayer, dont les Dialogues « contiennent des choses extrémement hardies sur le fait de la religion et de ľexistence de Dieu ». La Motte, Antoine Houdar de, et textes rares : En vérité, si tout au long de son histoire la poésie est menacée par ľéloquence, jamais cette derniére ne triompha plus cruelle-ment que le jour oil Houdar de La Motte écrivit ľode qu'il intitula La libre eloquence : que disparaissent la rime et le rythme ! Lamy, le Pere Frangois : et les vivants qu'ils affrontent, le Pere Maimbourg, Francois Lamy, Bossuet: la tribu des théologiens. Lancisi* : Dans la Galerie de Minerve, en 1704, Giovanni Maria Lancisi publie un discours qu'il a tenu sur lafacon de philosopher dans Vart medical... Launoy, Jean de : Les catholiques eux-mémes n'avaient -ils pas dans leurs rangs Jean de Launoy, le dénicheur de saints ? Lead, Jane : et manuscrits. et propositions : Ou comme Jane Lead, qui établit le culte de la Sophie mystique, organisa la secte des Philadelphes Le Bossů, le Pere : voir Bouhours Le Bran, Charles : Le Le Bran de Louis XIV, qui, comme Boileau dans son domaine, consacré par le succés, par le temps, par ľautorité royale, est une maniere d'institution ; ce Le Bran dont le nom seul évoque ä nos yeux une série de tableaux solennels et glacés dans leurs grands cadres d'or... Le Clerc, Jean : Regardons d'un peu prés Jean Le Clerc, l'auteur des trois Bibliothěques /homme intarissable. Ses journaux ne meurent que pour renaitre ; les éditeurs Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 343 changent, et il continue ; les volumes s'entassent et font sa joie ; il se plaint de sa fatigue et c'est son plaisir. II ajoute ä sa production de journaliste une masse d'ouvrages ; il représente le type, commun ä cette époque, des érudits qui sans doute passaient la nuit ä écrire, apres avoir écrit pendant le jour. Le Comte, le Pere : Le Pere Le Comte, de la Compagnie de Jesus, qui s'exprime ainsi dans son livre Des ceremonies de la Chine, en tire cette conclusion philosophique : « Nous nous trompons également, parce que les preventions de ľenfance nous empěchent de considérer que la purpart des actions humaines sont indifferentes d'elles -meines, et ne signifient proprement que ce qu'il a plu aux peuples d'y attacher dans leur premiere institution. » On va loin avec de telies maximes; on va droit ä ľidée de la relativite universelle. Le Dieu : Le Dieu, le secretaire attentif qui a noté ses faits et gestes... Lee, Nathaniel : On voit un Nathaniel Lee composer des Néron, des Sophonisbe, des Gloriana, des Reines Rivales, des Mithridate, des (Edipe, des Théodose des Lucius Junius Brutus et autres, oü son génie naturellement confus et brouillon s'efforce de ne pas introduire deux actions dans une seule piece, ďécarter les episodes inuti les, de satisfaire ľidole de ľunité de temps, de respecter les convenances, de ne parier qu'en langage noble et pompeux. Le Gobien, le Pere : Et ce disant, MM. des Missions étrangéres déférérent les écrits du Pere Le Comte et du Pere Le Gobien, qu'ils accusaient principalement de trahir la foi chrétienne, ä la Sorbonne et ä Rome. Leibniz, et atrium, et cvberphilo : Tel est Leibniz. Dans son äme multiple, quel appétit de savoir ! C'est sa premiére passion. II a envie de tout connaitre... II avait tout appris : d'abord le latin et le grec, la rhétorique, la poesie. De la philosophic scolastique et de la theologie, il passait aux mathématiques, pour y faire plus tard des découvertes de ľordre genial ; il allait des mathématiques ä la jurisprudence. II s'engageait dans ľalchimie, cherchant ce qui mene peut-étre vers ľexplication des apparences. Chaque livre, chaque homme au hasard rencontré, étaient pour lui une provocation ä connaitre. " Se fixer, comme par un clou ", ä une place déterminée, ä une discipline, ä une science, voilä ce qu'il ne pouvait souffrir. II voyagea, enrichit son esprit par mille contacts, faisant de sa vie une perpétuelle acquisition. Sa raison d'etre fut de représenter dans le monde un dynamisme qui paraissait inépuisable, parce qu'il ne cessait jamais de se refournir de faits, d'idées, de sentiments, ďhumanité. Lémery : ils [les Francais] se vantent de posséder, dans la personne de Nicolas Lémery, qui d'abord fut apothicaire, celui que Voltaire appellera « le premier chimiste raisonnable » Le Moyne*, le Pere : Et tous auraient adhéré sans doute ä la formule qu'élaborait un des théoriciens du genre, le Pere Le Moyne: « Ľhistoire est une narration continue de choses vraies, grandes et publiques, écrite avec esprit, avec eloquence et avec jugement, pour Instruction des particu liers et des princes, et pour le bien de la société civile. » Lenclos, Ninon de : telle Ninon de Lenclos, qui fut persuadée qu'elle n'avait pas d'äme, et qui ne démordit point de cette opinion, meine en son extreme vieillesse, méme ä sa mort. Lenglet Dufresnoy, ľabbé : On en trouve l'expression dans une Methode pour étudier ľhistoire que publie en 1713 Lenglet Dufresnoy, assez libre esprit, mais brouillon. Prenez garde, dit l'auteur ; rien n'est plus difficile que ďéviter l'erreur ; entourez-vous de precautions, suivez des regies sůres; n'acceptez pas tout, ex aminez, criblez ; doutez ä propos... Le Sage, Alain René : II n'y a pas ďidée dans le Diable Boiteux, mais bien plutôt un parti pris d'imagination grotesque ou noire. Le Sage atteindra la perfection du genre avec Gil Bias, dont la premiére partie parait en 1715 Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 344 Le Tellier, Michel : Malgré la majesté du jour, consacré aux ceremonies de lÉglise et ä la penitence, il [Bossuet]court chez le chancelier, Michel Le Tellier; il le persuade, il le presse, il obtient que le livre [ de Richard Simon] soit arrété dans sa publication. Letí, Gregorio : Gregorio Leti, qui eut au moins cinq patries, puisqu'il naquit ä Milan, se fit calviniste ä Geneve, panégyriste de Louis XIV ä Paris, historien d'Angleterre ä Londres, pamphlétaire au service des États en Hollande, oü il mourut ľannée 1701. Leuwenhoeck, Antoine : Celui-ci, doigts agiles, regard penetrant, esprit que la nouveauté sollicite, commence par perfectionner sa technique ; il n'a de cesse qu'il n'ait fabriqué... un microscope plus puissant que ceux dont se servaient ses prédécesseurs. II y parvient... Dans une goutte ďeau lui apparait un monde. Le Vassor : Michel Le Vassor, prétre de 1'Oratoire, affligé de voir ľattitude de Richard Simon, veut venger ľhonneur de ľordre et publie en 1688 un volumineux ouvrage De la Veritable Religion : pour cet apologiste catholique, certains déistes représentent moins une negation absolue qu'une fächeuse deviation. Levi, Raphael dit Louis de Byzance : [Richard Simon] a eu peu de disciples directs, encore que son éléve, Raphael Levi, ait traduit le Coran suivant une méthode qu'il avait apprise de lui. L'Hospital, Michel de, et diet. Bavle Libertins, et divers: Done, les libertins n'ont pas de doctrine formelle. Ce ne sont pas de profonds philosophes, concédons-le ; comme bréviaire, ils se contentent souvent de feuilleter d'un doigt léger les Odes ďHorace ; leur métaphysique est courte. D'oü vient pourtant qu'ils inspirent tant ďinquiétude aux gardiens de la pensée orthodoxe ? Justement, e'est qu'ils man -quent de sens métaphysique. Leur nature est spontanément rebelle, indocile et obstinée ; Locke John, et atrium, et cerphi, et Class.Sc.Sociales: II apparut trés opportunément, comme un bienfaiteur, parce qu'il établit la valeur et la dignité supreme du fait....II semblait forme tout expres pour ětre le vrai philosophe. D'abord il était Anglais : done, il pensait profondément. Ensuite il ne s'était pas contenté ďétudier la métaphysique, mais les sciences expérimentales, la médecine; avant de s'occuper de ľäme, il avait appris ä connaitre le corps... II avait participé aux affaires publiques; secretaire et homme de confiance de lord Ashley, comte de Shaftesbury, disgracié avec son maitre, exile en Hollande, puis revenu en vainqueur avec Guillaume d'Orange, il avait été de ceux qui ont prepare la nouvelle Angleterre, ľinvincible. Faible de santé, et toujours fragile,... il s'était reserve, comme pour mieux réfléchir. Les voyages ľavaient assoupli ; il avait longtemps séjourné dans notre midi... Loges maconniques, ä Londres,ä Paris Lohenstein : Lorsqu'en 1689 parait l'Arminius et Thusnelda de Caspers von Lohenstein, quel cri de triomphe ! Enfin un grand auteur, patriae amantissimus, a cherché, a trouvé un sujet digne de la nation germanique ; il a célébré cet Arminius qui a résisté ä Rome, non dans ses faibles commencements, mais lorsqu'elle était dans sa plus grande force ; il rend ä l'Allemagne la couronne de chéne et de laurier. Cris de joies, clameurs triomphales... Louis XIII, et diet. Bayle Louis XIV : Un roi tout-puissant, qui a réduit le probléme politique ä un dogme simple, éprouve une géne, une souffrance, a le sentiment ďune täche non finie, aussi longtemps qu'une dissidence demeure au fond des coeurs, aussi longtemps qu'une minorite s'attache ä une religion rebelle; regier měme la croyance, uniformiser měme la foi, proscrire le Protestantisme, ne laisser subsister qu'une seule Église dans un Etat enfin bien ordonné : tel fut le réve de Louis XIV. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 345 Lucrěcc et cvberphilo. Lulli, Jean-Baptiste Luther, et agora, et diet. Bavle. Luthéranisme : Le Luthéranisme, en effet, est davantage « relégué dans le Septentrion » ; il se replie sur lui-méme, content d'une action circonscrite et localisée ; il n'est pas entrainé vers les grandes conquétes par un pays vainqueur ; et comme il manque d'ambi tion, il manque de souplesse. M Mabillon, dom Jean : tous ensemble permettent ä ľérudition de remporter quelques -unes de ses plus belles victoires... en 1681, Mabillon publie son De re diplomatica libri V. Machiavel, Niccolo, et diet. Bavle : Ľathéisme était né avec la Renaissance italienne, qui avait ressuscité le paganisme ; il avait été répandu par Machiavel, par l'Arétin, par Vanini. Maffei, Scipione : Jour memorable, que celui oü le marquis Maffei fit représenter pour la premiere fois, ä Vérone, — c'était le 12 juin 1713 — une Mérope un peu déchamée, mais qui semblait plus classique que les plus classiques des tragedies francaises. Quels applaudis-sements ďabord dans sa province, ensuite dans toute ľltalie ! Quel triomphe ! Quelle admiration pour ces sentiments exaltés, pour ces tirades grandiloquentes, pour ces vers mécaniquement rythmés ! Magalotti, Lorenzo : Magalotti, le naturaliste de Florence, ľanimateur de l'Académie du Cimento, était plus hardi, invoquant contre Descartes notre amour pour les bétes: Puisque nous aimons les animaux, e'est qu'ils nous aiment; done ils ne sont pas prives de sentiment... Mahomet et diet. Bavle Mahomet Effendi : qui fut execute ä Constantinople pour avoir dogmatise contre l'existence de Dieu. « II pouvait sauver sa vie en confessant son erreur et en promettant d'y renoncer ä ľavenir ; mais il aima mieux persister dans ses blasphemes, disant qu 'encore qu 'il n'eüt aucune recompense ä attendre, ľamour de la vérité Vobligeait ä souffrir le martyre, pour la soutenir. » Maimbourg, le Pere : voir Varillas, et: Encore un effort ä faire, écrivait le Pere Maimbourg dans son Histoire du Calvinisme, et « le funeste embrasement qui a fait tant de ravage en France, et dont il ne reste aujourdhui presque plus que la fumée, sera bientôt entiérement éteint.... » Main tenon, Mme de Maizeaux, Pierre des : Fils de pasteur, Pierre des Maizeaux passe en Suisse au moment de la persecution contre les protestants, étudie la theologie ä Berne, ä Genéve : son pere souhaite qu'il devienne « son successeur fidéle pour réédifier les murailles de Jerusalem abattues ». II cherche fortune en Hollande... Malborough, due de Malebranche, le Pere Nicolas, et agora: Ainsi raisonne Malebranche. Partout oü menace une dissidence entre la philosophic et la foi, il accourt, il est la, il explique : faites un plus large credit ä la raison, comprenez mieux la valeur et la puissance de ľordre, et tout Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 346 s'éclairera ; ľharmonie sera rétablie. Son agilité est infinie, ses tours de force tiennent du prodige. Mancini, Hortense : Lorsque Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, vint s'établir ä Londres et ouvrit salon... Mandeville, Bernard de, et fable : C'était un Hollandais de race, anglicise, qui s'appelait Bernard de Mandeville; il faisait partie des nouveaux philosophes, en ce sens qu'il disait librement sa pensée, sans tenir compte des autorités, de ľhabitude, de quelque reverence que ce fůt. Hardi, brutal, il aimait les paradoxes qui font du bruit. Et certes, il en fit, lorsqu'il se mit ä raconter sa fable. Marana : Il y avait un esprit inventif et bizarre, — un aventurier du nom de Giovanni Paolo Marana, Génois qui avait eu maille ä partir avec Genes, et qui était venu se mettre au service de Louis XIV... Entre autres imaginations, il publia ľannée 1696 un étrange román, les Entretiens d'un philosophe avec un solitaire, sur plusieurs matiěres de morale et ďérudition. Marie de Jesus, abbesse d'Agreda : Bossuet: Ne s'avise-t-on pas de publier et de prôner ľoeuvre d'une religieuse espagnole qu'on dit mysti que, et qui est folle, Marie de Jesus, abbesse d'Agreda ? Marie-Thérěse d'Autriche Marion, Ehe : Élie Marion est lÉlu, le précurseur du glorieux regne de Jesus -Christ... A Londres, oü il se réfugie en 1706... II a des visions; il prophétise ; ľEsprit de Dieu descend sur lui, le met en transe; il fulmine moins encore contre les impies que contre les tiédes, contre les pasteurs. Mariotte, Edme : un des plus célébres physiciens du temps Marsham, John : En 1672, un chronologiste anglais, John Marsham, erat avoir trouvé : il était bien vrai que les Egyptiens avaient eu trente dynasties royales qui, si on les mettait bout ä bout, dépasseraient ľäge du mo nde : mais justement, il ne fallait pas les mettre bout ä bout; car il s'agissait de dynasties collatérales, et non pas successives ; elles avaient régné parallé-lement, dans différentes parties du pays... Masse, Jacques : Nous délecterons-nous au récit des aventures de Jacques Masse ? Ce ne sont pas des oeuvres d'art que ces récits imaginaires Massillon.J.-B. Mazel, Abraham : Considérons ľun de leurs chefs [des Camisards], Abraham Mazel, qui nous a laissé ses Mémoires et pour ainsi dire sa confession... » J'eus plusieurs inspirations par lesquelles il me fut dit de me preparer ä prendre les armes pour combattre avec mes fréres contre mes persécuteurs, que je porterais le fer et le feu contre les prétres de lÉglise romaine et que je bralerais leurs autels. » Meibom, Henri [pour ľainé et le cadet] : Comme on travaille dans touš les pays ! Henri Meibom s'applique ä mettre au jour les Antiquités germaniques. Mencken, J.Burckhard : de Leipzig, J.B. Mencken, fils du fondateur des Acta Eruditorum, tonnait contre les historiens, qu'il englobait dans la vaste troupe des charlatans...Charlatan entre les charlatans le Francais Varillas; mais d'une maniere generale touš les historiens sont des charlatans, puisque, dans leurs prefaces, ils promettent de donner au public une vérité qu'on ne voit jamais venir. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 347 Metastase : Les librettistes italiens voudraient bien rester fideles, eux aussi, ä la raison sou veraine; ils rivaliseraient en dignité avec les grands auteurs tragiques... plus tard, Metastase finira par justifier le melodrame au nom de la poétique d'Aristote. Mézerav, Francois Eudes de, et histoire de France : voir Abel Boyer Michel -Ange Miege, Guy : le francais tend ä devenir la langue universelle. Cest ce que dit Guy Miege, Genevois établi ä Londres, qui publie un dictionnaire francais-anglais et anglais-francais parce que « la langue francaise est dans un certain sens en train de devenir universelle » Milton, John, (ou Miltonius), et diet. Bavle Mingréliens* : Cest une chose ordinaire pármi les Mingréliens, qui font profession de Christianisme, ďenseve lir leurs enfants tout vifs, sans aucun scrupule. Mjnutius*, Felix Molanus, G. : Des théologiens des deux partis s'assemblent, tiennent des conferences, et sous l'inspiration de Molanus, abbé de Lockum — esprit large, coeur généreux -, élaborent une méthode qui doit mener enfin ä la conciliation longuement désirée: Methodus reducendae unionis ecclesiasticae inter Romanenses et Protestantes. Moliěre, et diet. Bavle : Les Corneille, les Racine, les Moliére, eurent trop ďamis, trop de disciples; on pensa que ces grands hommes étaient dignes d'etre imités, d'etre copies toujours; on erat qu'ils av aient employe des recettes, des secrets de l'art, et qu'il suffisait de retrouver ces recettes, ces secrets, pour produire comme eux des beautés éternelles. Molinos, Michel, et the spiritual guide : Entreprenante, intrigante, [Mme Guyon] caresse tout un projet de renovation religieuse. Tandis qu'elle parcourait les routes de Piémont avec son acolyte le Pere Lacombe, préchant et répandant la doctrine de Molinos... Molyneux, Guillaume Montaigne, Michel de, et essais Montauban : Ce sont les boucaniers, les flibustiers.... le capitaine Montauban, qui a coura pendant plus de vingt années les côtes de la Nouvelle Espagne, de Carthagéne, du Mexique, de la Floride, de la Nouvelle-York, les iles Canaries et le cap Vert. Montbrun : Le plus séduisant de ces illustres aventuriers n'est pas le marquis de Montbrun; Montesquieu, Ch.de Secondat, baron de Montfaucon, Bernard de : touš ensemble permettent ä ľéradition de remporter quelques-unes de ses plus belles victoires. ..en 1708, Montfaucon publie sa Palaeographia graeca. Moreri, L. : [Bayle :] II y a des professionnels du mensonge, comme Moreri, qui a fait un dictionnaire comme il n'en faut pas faire, un dictionnaire non critique, un dictionnaire débordant de faussetés. Cest un empoisonneur public ; réfutons-le point par point; numérotons ses mensonges, il a menti douze fois ici et lä quinze fois: saisissons-le ä la gorge, point de quartier. Morgan, le Gallois : voir Pierre le Grand, de Dieppe Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 348 Morhofius, George : Comme il s'évertuait, comme il accumulait les preuves ! Comme on sentait, dans toutes les pages de son livre dense et lourd, l'amour de la patrie alleman de ! Muralt, Beat de : nous trouvons chez un Suisse, Beat de Muralt, une préfiguration de ľapostrophe célébre de Jean -Jacques: «je pense qu'il y a un seul moyen de rester dans Vordre : c'est de suivre l'instinct qui est en nous, I'instinct divin qui est peut -étre tout ce qui nous reste du premier état de ľhomme » Muratori, Antonio, et aussi : Mais s'il fallait prendre un exemple unique de ces savantes vies, peut-étre est-ce encore Antonio Muratori que nous choisirions de preference: vie consacrée tout entiere ä sauver de ľoubli les titres de ľhumanité. Du matin au soir enfermé dans sa bibliothéque de Modeně, pendant plus ďun demi -siecle Muratori entassera in-folio sur in-folio. Ses écrits littéraires, philosophiques, polémiques, qui suffiraient ä la gloire de tout autre, ne représentent que ses moments de recreation. N —O Naude, Gabriel, et textes rares Newton, Isaac : Reste que les Principes mathématiques de la philosophie naturelle font des mathématiques non pas toute la physique, comme ľavait voulu Descartes, mais ľinstrument dont la physique se sert pour ses découvertes et pour ses verifications. Reste que le livre immortel restitue l'observation et ľexpérience dans leur dignité, dans leur valeur. L'attention portée aux faits ; la soumission aux faits; ľhumilité devant les faits ; une horreur quasi instinctive pour toute théorie que ľépreuve des faits ne justifie pas : tels étaient quelques-uns des traits du génie de Newton, et sa découverte cosmique est comme ľillustration prodigieuse de ses principes, comme la recompense de son parti pris. Nicole, Pierre, et diet. Bavie Nieuwentijt, Bernard : Encore un peu de temps, et viendra Nieuwentijt, et viendra ľabbé Pluche, qui, devant une clientele innombrable, démontreront ľexistence de Dieu par les merveilles de la nature : puis viendra Bernardin de Saint-Pierre ; et puis Chateaubriand. Noodt, Gerard : voir Cuper Noyelles, le Pere : Révons. Il y a eu un moment oü ľunion des Églises apparut comme realisable. « J'ai vu moi -meine la lettre originale de feu Reverend Pere Noyelles, general des Jésuites, qui ne saurait étre plus precise... », écrivait Leibniz ä Mme de Brinon, le 29 septembre 1691. Ockley, Simon : voir Galland, et: Les Arabes...L'évolution qui va de la défaveur ä la Sympathie s'est accomplie dans un court espace ďannées. En 1708 eile est achevée ; e'est la date oü Simon Ockley exprime soit une vérité, soit une illusion qui, deux cents ans plus tard, paraitra encore digne d'etre di scutée : il conteste que l'Occident l'emporte sur l'Orient. Car l'Orient n'a pas vu naitre moins de génies ; et ľexistence est plus heureuse, en Orient. Oratoire, et complement Origene Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 349 Otway : La Venise sauvée d'Otway, est déjä un beau succes, et prouv e aux étrangers que le theatre anglais est capable de se montrer ä la fois correct et pathétique. Mais ľannée 1713 marque enfin la victoire... P Panthéistes, Papon : Papon, gendre dlsaac ďH uisseau, ayant recueilli ľhérésie [socinienne], Paponistes et Antipaponistes se déchirent. Pascal, Blaise, et cvberphilo et diet. Bavle: lhomme qui a le plus intensément senti le tragique de ľexistence : Pascal. Passerano, le comte Alberto di : II [Spinoza] s'en est allé chez les inerédules Italiens ; car il y en eut: dans les pages d'un revolte, comme le comte Alberto di Passerano, qui écrivit ä la fois contre la religion et contre le pouvoir politique de Rome, on retrouvera son souffle. Patin, Guy Pellison, Paul : Tolerant., un Bossuet ne pouvait pas I'etre ; ni měme un Pellisson, fůt-ce dans le moment oü il négociait avec Leibniz pour rappeler les protestants vers ľÉglise romaine. PerizonillS, Jacob : En 1702, un professeur de grande reputation, Jacob Perizonius, qui déjä enseignait ä lTJniversité de Ley de ... Perrault, Charles et agora: Ensuite Charles Perrault est venu et ľex -surintendant des bätiments du Roi, prenant alors des ailes de papillon, des fils de la Vierge, et des rayons de lune, construit ses contes de fees, chefs-d'oeuvre fragiles et immortels. Patrone Pevrere, Isaac de la Pezron, le Pere Paul : En 1687, le Pere Paul Pezron ... proposa une autre réponse : quatre mille ans étaient insuffisants pour faire une place aux antiques Égyptiens. Mais .. s uivez au contraire la version des Septante : eile vous concédera cinq mille cinq cents ans, environ ; et dans ces quinze siécles supplémentaires, annales et dynasties seront ä ľaise. Le Pere triomphe. Philadelphes : lis ne se contentaient pas des celestes abandons: ils avaient des visions miraculeuses, des ravissements, des extases; il ne s'agissait plus seulement de jouissances spirituelles, mais sensuelles. Ils luttaient contre le Malin, qui leur apparaissait sous des formes effroyables; et ils sortaient vainqueurs de ces combats épuisants. Ils étaient prophétes, guérisseurs, thaumaturges: pauvres thaumaturges, qu'on emprisonnait, qu'on lapidait, qui erraient de ville en ville et de pays en pays, poursuivis ä la fois par les gens au pouvoir et par leur propre frénésie. Philips, John : « Chante, ô celeste Muse — Des choses encore inoui'es en prose ou en vers — Un Shilling... » Pierre le Grand, de Dieppe : Par leur courage et par leur férocité, les flibustiers atteignent ä la grandeur épique. Ils s'appellent... Pierre le Grand, natif de Dieppe ; Roc, dit le Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 350 Brésilien, natif de Groningue ; Morgan le Gallois; le capitaine Montauban... L'Olonois, natif du Portou,... Pierre le Grand, le czar : Les vieilles nations s'étonnent, et admirent la stature colossale que prend Pierre le Grand, Empereur de toutes les Russies. Piétisme : contre [les ministres luthériens] nait et se répand, en AUemagne, le piétisme, la religion du coeur... [révélant] les aspirations et les frémissements de grandes ámes inquiétes que la raison ne contentait point, et qui cherchaient un Dieu ďamour. Piles, Roger de: des amateurs qui s'opposent aux professeurs, et qui, se révoltant contre ľacadé misme, osent revendiquer le droit de chérir ce qui leur plait comme Roger de Piles, qui préfére aux Bolonais, Rembrandt, et surtout Rubens, et qui ose le dire effrontément. Pindare : lis refusaient de croire aux demons ou aux anges; mais ils croyaient ä Pindare, ä Anacréon, ä Théocrite, interprete ä leur mode Platon, et cvberphilo. et b.suzanne Pline : Alors Bayle ... trouve l'exemple d'une quan tité de libertins d'esprit qui ont parfaitement bien vécu. Sans parier ... de Pline, qui fut toujours digne de sa qualité d'illustre Romain,... Pluche, ľabbé : voir Nieuwentijt Plutarque Pococke, Ed. : voir Galland Poiret, P. : Mme Guyon eut des disciples dans toute lEurope ; Poiret publia ses oeuvres; Poiret, qui ne fut pas le moindre parmi ceux qui professérent la theologie du coeur. Pomponazzi, Pietro : Elle n'était pas jeune, cette race libertine ; eile avait répandu et done dilué deux philosophies au moins. D'abord celie de ľécole padouane, celie de Pomponazzi, de Cardan. Pope, Alexander : : ľ annus mirabilis, 1713, quand Pope, Swift, Arbuthnot, Addison, Steele étaient tous au plus haut point de leur génie. Postel, Guillaume : Richard Simon n'ignore aueun de ceux qui, avant lui, se sont penchés sur les Écritures, et qui, comme il dit de Guillaume Postel, avaient pour unique but « de réduire tout ľunivers au vrai usage de la raison ». Préadamites, eteath. EncvcL, et aussi Prémare, le Pere de: Canton, quelle ville bizarre ! au lieu des carrosses, des chaises bizarres, et le Pere Prémare lui-méme qui se proméne dans une chaise fort grande et bien dorée, que six ou huit hommes portent sur leurs épaules. Prior, Matthew : Sans doute n'y a -t-il pas, chez Prior, de grandes fresques aux couleurs vives: pourtant il sait mettre du charme dans le pittoresque de ses menus tableaux. II ignore les symphonies puissantes: mais sa melodie est douce. Pufendorf, Samuel : Samuel Pufendorf est ä lIJniversité ďHeidelberg le premier professeur du droit de la nature et du droit des gens. 1672, De jure naturae et gentium libri octo.Le devoir de lhomme et du citoyen : comme le titre nous surprend, ä cette date ! II semble en avance d'une centaine ďannées, au moins ; Le fait est que l'ouvrage contient des données qui, passant d'esprit en esprit, finiront par commander la conscience du siécle suivant. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 351 Pur amour, doctrine du : Mais ä Fénelon, ce coeur trouble, ce coeur fiévreux, cette ame assez haute pour sentir ses défauts, et trop engagée dans la vie pour avoir le courage de s'en débarrasser — ä Fénelon, Mme Guyon apportait la doctrine du pur amour. Pyrrhon, et diet. Bavle Pyrrhonisme Pythagore, et diet. Bavle Q Ouesnel, le Pere Pasquier : En France, la querelle Ijanséniste] a recommence, aussi vive qu'au premier jour, avec la proclamation de la Bulle Unigenitus, ľannée 1713. Quesnel, prétre de ľOratoire, publie un livre sur la Morale de ľÉvangile ; le Pape condamne cent une propositions tirées de ce livre. Ouiétisme : Le quiétisme fut l'une des formes de la poussée mystique qui, partout, ébranlait les murs des Églises établies, au nom du sentiment déchamé. Quinault, Philippe et librettiste : II n'était pas de prince ou de grand -due qui ne voulůt avoir son theatre, ses décorateurs, ses compositeurs, le meilleur maestro, le meilleur maitre de ballet, la meilleure prima donna. Paris faisait une celebrité ä Lulli, ä Quinault. Quinte — Curce, et diet. Bavle Ouintilien, et diet. Bavle R Racine, Jean Rance, abbé de et la trappe : [Bénédictins] ďun si grand zéle, que ľimpétueux R ancé, réformateur de la Trappe, reproche ä ces laborieux de consacrer ä la science un temps et un amour qu'ils devraient réserver ä Dieu . Rapin, René, dit le Pere, et textes rares : voir Bouhours Redi, Francesco : Mais un beau jour, méme en pindarisant, Francesco Redi avait ľidée ďappeler Bacchus pármi les collines toscanes, de lui faire goůter ľun aprés ľautre les cms fameux que donnent les vignes lourdes, de le montrer titubant, bégayant, s'enivrant par degrés. Refuge, le : le Refuge de Hollande, le Refuge d'Angleterre, qui comptaient des églises par dizaines et des fidéles par milliers, constituaient des forteresses ďopposition. Ils mettaient au service de la Reforme des forces multiples, ces rüdes Francais, ces Francais inflexibles, des longtemps formés ä la resistance et au combat: le prestige de ceux qui souffrent pour leur foi; ľévi dence de ľinjustice qu'ils avaient subie ; une force polémique ravivée; le prosélytisme de leur race ; une exasperation sentimentale Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 352 Regnard, Jean -Francois : Mais Regnard restait, l'aimable Regnard. II se contentait des intrigues les plus faciles, substitutions, reconnaissances, surprises attendues; des caracteres les plus uses du repertoire, usuriers qui étranglent les fils de famille, riches veuves qu'on exploite, meres autoritaires, filles amoureuses, jeunes dissipés; et combien de valets et de soubrettes, pour mener le jeu ! Or par un miracle, ou pour mieux dire par son abondance, sa dextérité, son inépuisable verve, son sens des situations et des mots, sa belle humeur irresistible, de ces elements uses il tirait un comique qui paraissait chaque fois nouveau. Reland, Adrien : voir Galland RemontrantS : et vous, Remontrants, Contre -Remontrants, Anabaptistes, Arminiens, Sociniens, sachez que jamais vous ne prendrez une ame par la force ; vous n'en avez ni le droit, ni le pouvoir. Renaudot, ľabbé Eusěbe : Or, le Jeudi saint de ľannée 1678, ľabbé Eusébe Renaudot, qui faisait partie du concile, soumet au prélat [Bossuet] la table des matiéres ďun livre qui va paraitre, l'Histoire critique du Vieux Testament, par Richard Simon. Richardson, Samuel : Mais Richardson, mais Jean -Jacques, mais le Sturm und Drang, ďoů viennent -ils ? il faut bien qu'il y ait eu des sources cachées, qu i plus tard ont produit ces fleuves de passion. Rigaud, Hyacinthe, et artcvclopedia : On ne voit Bossuet que dans sa majesté souveraine, et tel qu'il apparait sur la teile de Rigaud. Roc, le Brasilien : voir á Pierre le Grand, de Dieppe Roemer, OlailS : : Et les Scandinaves, Olaus Roemer, Thomas Bartholin, Nils Stensen, dont les découvertes anatomiques renouvellent la médecine. Rohan, le chevalier de : Le plus séduisant de ces illustres aventuriers n'est pas le mar -quis de Montbrun ; ni le chevalier de Rohan, prince infortuné . Rose-Croix Rousseau, Jean-Baptiste : « J'ai toujours cm », écrit Jean-Baptiste Rousseau, qui passa pour le plus grand poéte lyrique de ľépoque, « qu'un des plus sůrs chemins pour arriver au sublime était l'imitation des écrivains illustres qui ont vécu av ant nous ». Aussi son sublime consiste-t-il en points d'interro gation, d'exclamation, en faux transports. II commence par un étonnement prodigieux : que vois -je ? qu'entends -je ? pourquoi les cieux s'entrouvrent-ils ? Cest que telle princesse se marie, tel prince est né, tel roi est mort. Rycaut, Paul : La Relation de M. Rycaut a fait trop de bruit pour ne pas vous étre connue... Rymer, Thomas : Comme dit ce Thomas Rymer, qui a la gloire d'avoir montré que Shakespeare n'entendait rien ä la tragédie, les poétes deviendraient bien négligents, s'ils ne sentaient peser sur eux le regard du critique. S Sabliěre, Mme de la, et La Fontaine Sachs, Hans : La littérature allemande n'était inférieure ä aucune. Cest ce que démontrait en 1682, le savant Morhofius. II disait que l'Allemagne a eu de trés glorieux poétes, injustement oubliés, tel Hans Sachs. Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 353 Sadeur, Jacques : les voyageurs dans ľirréel vont jusqu'ä la fureur... Suivrons -nous Jacques dans la Terre australe, oü il séjourna durant trente-cinq ans et plus ? Saducéens : Ceux qui récusent ce témoignage de ľexistence du diable et de son pouvoir, sont des incrédules, des impies, et des saducéens. Saint-Evremond, Ch. de : Depuis 1661, date ä laquelle il s'exila en Angleterre, fuyant la défaveur des ministres et du Roi de France, jusqu'ä sa mort, en 1703, Saint-Évremond ne connut guere d'autre occupation que d'etre libertin : aussi eut-il le temps de devenir le libertin type, le libertin par excellence, apparaissant comme tel aux Francais qui le regrettaient, aux Anglais qui l'aimaient, et aux Hollandais encore, chez lesquels il séjourna longuement. Saint-Pierre, Bernardín de : voir Nieuwentijt Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel de, dit ľabbé de — : Ľabbé de Saint-Pierre ne se contente pas ďexiler les disputes. « Faisant reflexion sur les cruautés, les meurtres, les violences, les incendies, et les autres divers ravages que cause la guerre, ... je me mis ä chercher si la guerre était un mal absolument sans reméde, et s'il était entierement impossible de rendre la paix durable... » Saint-Réal, abbé de : lis ne se génaient pas. Saint-Réal romance le caractére et la vie de don Carlos, les episodes de la Conjuration des Espagnols contre la République de Venise : puisque les romanciers prennent volontiers leur bien dans ľhistoire, pourquoi ne ferait -il pas de lhistoire un román, ä peine morns faux ? Saurin*, Élie : Les plus éclairés des pasteurs, Henri Basnage de Beauval, Gédéon Huet, Élie Saurin, montraient que ľintolé rance, et non pas la tolerance, était un péché contre ľesprit Sauveur, Joseph : A Paris, un mathématicien, Joseph Sauveur, se fait toute une reputation en donnant des cours oü les gentilshommes se pressent; les dames exigent qu'on trouve la quadrature du cercle avant de prétendre ä leurs faveurs. Savoie, le prince Eugene de : jusqu'ä ce que Leibniz écrivit enfin son testament philosophique, la Monadologie en 1714, deux ans avant sa mort. Elle ne fut pas aussitôt publiée ; le. prince Eugene de Savoie la fit enfermer dans une cassette ; il ne la montrait qu'ä quelques initiés: tresor cache... Le moment viendra oü lettres et traités sortiront de ľombre, oü la cassette sera ouverte, et oü la substance spirituelle qu'elle contenait agira comme un ferment. Scarlatti, Alessandro Scheherazade : De l'Orient arrivaient les plus beaux contes ; De 1704 ä 1711, Antonie Galland a publié sa traduction des Mille et Une Nuits. Quand Scheherazade commenca ses récits... Scheuchzer*. Jean -Jacob : Elle ne s'arréte plus, cette raison déchamée A eux, la terre et le ciel! A eux, tout le connaissable ! A eux, la littérature et l'art ! ... A eux la theologie ! Un professeur de mathématiques, Jean-Jacob Scheuchzer, vantant ľesprit géométrique dans les matiéres de theologie... Séněque, et cvberphilo : Sénéque ľa dit : le premier indice ďun esprit bien réglé est de pouvoir s'arréter, et demeurer avec soi-méme ; Shakespeare, William Siani, et journal du voyage de Siam, et voyage de Siam des pereš iésuites : Au Siam, Louis XIV voulait installer le commerce francais, et répandre la vraie foi. On amorca des échanges : en 1684, les Parisiens virent arriver des mandarins siamois, grande merveille ; en Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 354 1685, une mission francaise se rendit au Siam ; en 1686. une nouvelle mission siamoise vint en France ; en 1687, une seconde mission francaise renouvela la tentative. Simon, Richard ( et bes.). Pseudonymes: Ambrosius, Bolleville, le prieur de, Jérôme Acosta, Jérôme Le Camus, Jérôme de Sainte -foi, Moni, le sieur de, Origénes, Adamantius, Pierre Ambrun, Simonville, le sieur de Sociniens : et vous, Remontrants, Contre-Remontrants, Anabaptistes, Arminiens, Sociniens, sachez que jamais vous ne prendrez une ame par la force ; vous n'en avez ni le droit, ni le pouvoir. Socin, voir Sozzini, Fausto Socrate, Sophie-Charlotte : Sophie Charlotte, reine de Prasse, la méme qui demandait ä Leibniz ľexplication supreme d es choses, interrogea [John Toland] sur sa philosophic ; eile provoqua des controverses entre les savants et les exégétes qui ľentou raient, et lui. Aussi lui adressa-t-il, en 1704, les Letters to Serena, qui contiennent peut-étre le plus vif de sa pensée. Sophocle : Le grand maitre reste Sophocle : il faut revenir ä lui. Sozzini, FaustO, etprolib, et diet. Bavle : ľhérésie de Fausto Sozzini, qui s'est manifestée en Pologne ä la fin du XVIe et dans la premiére partie du XVIIe siécle. Spencer, John : logiquement, nécessairement, une civilisation supérieure doit avoir agi sur une civilisation inférieure ; et done, les Égyptiens doivent avoir agi sur les Hébreux. Telle est la these soutenue d'abord par John Marsham, et avec plus de rigueur et de science en 1685, par John Spencer, préfet de Corpus Christi ä Cambridge. Spener, Philippe-Jacob : La piété; le coeur; ces mots-lä reviennent souvent sous la plume et dans la bouche de ľhomme qui permit ä la sensibilité allemande, longtemps refoulée, de se manifester au grand jour, Philippe Jacob Spener. II était pasteur ä Francfort, quand il eut ľidée de fonder les Colleges de Piété en 1670 : le devoir des ministres n'était pas de polémiquer, de criailler, mais bien plutôt de réveiller la vie intérieure ; Spinola, Christophe Roj as de : ľévéque Spinola, protégé de lEmpereur, qui circule entre Vienne, les principautés allemandes et Rome, pour tisser les fils de ľunion. En 1683, Spinola apporte une formule de base... Spinoza, Baruch, et atrium, et nous, et cvberphilo et diet. Bavle. et l'Ethique. et la revue des ressources: Et Spinoza, assurant touš ses pas,... arrivait ä sa premiére conclusion : la religion chrétienne n'était qu'un phénoméne historique, qui s'expl iquait par le moment oü il s'était produit, et qui n'avait qu'un caractére transitoire, non pas éternel ; relatif, non pas absolu....Ensuite Spinoza s'en prenait aux rois, et recommencait une demonstration : que les rois ont exploité ä leur avantage le préjugé religieux. Qu'on songe ä la valeur explosive de ces affirmations en 1670, et ľon ne s'étonnera pas de voir que Spinoza parat ä ses contemporains le Destracteur par excellence, et le Maudit. Ce Juif, fils d'une race abhorrée, et rejeté lui-méme par sa race, passant étrangement sa vie dans la solitude, n'aimant ni le plaisir ni l'argent ni les honneurs, oceupé ä polir des verres de lunettes et ä penser, fut un objet de curiosité, ďétonnement, et de haine. Spinozistes : Des disciples proprement dits, Spinoza n'en a guére au -dehors de la Hollande et de I'Allemagne. « Trés peu de personnes sont soupconnées ďadhérer ä sa doctrine ; et pármi ceux que ľon en soupconne, il y en a peu qui ľaient étudiée ; et entre ceux-ci, il y en a peu qui ľaient comprise, et qui n'aient été rebutés des embarras et des abstractions Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 355 impénétrables qui s'y rencontrent. Mais voici ce que c'est : ä vue de pays on appelle Spinozistes tous ceux qui n'ont guere de religion, et qui ne s'en cachent pas beaucoup... » Steele, Richard : ľ annus mirabilis, 1713, quand Pope, Swift, Arbuthnot, Addison, Steele, étaient tous au plus haut point de leur génie. Stensen, Nils (chap. IV: le XVIIe siěcle): Et les Scandinaves, Olaus Roemer, Thomas Bartholin, Nils Stensen, dont les découvertes anatomiques renouvellent la médecine. Suétone, Swammerdam, Jean : voir Boerhaave Swift, Jonathan, et textes rares : ľ annus mirabilis, 1713, quand Pope, Swift, Arbuthnot, Addison, Steele, étaient tous au plus haut point de leur génie. T Tasse, le, et diet. Bavle Tavernier, Jean-Baptiste et diet. Bavle: «Les voyages de M. Tavernier nous apprennent... » « Le royaume de Tunquin, oü l'on s'imagine que la lune se bat alors contre un dragon : voyez la nouvelle Relation de M. Tavernier. » Temple, William : Ce sont ďabord les libertins. Libertins anglais, comme William Temple, qui, retire du tracas de la politique, chercha le bonheur dans une douce vie paisible, sagement épieurienne. Terrasson, ľabbé : Laissons passer les années:... et nous aurons enfin le Sage Égyptien, le Séthos de ľabbé Terrasson, qui fera les délices du XVIIIe siécle. Séthos ne sera pas un héros, mais un philosophe ; non pas un roi, mais un conservateur ; non pas un chrétien, mais un initié aux mystéres ďÉleu sis: modele des gouvernants, et de tous les hommes. Théocrite : lis refusaient de croire aux demons ou aux anges; mais ils croyaient ä Pindare, ä Anacréon, ä Théocrite, interprete ä leur mode . Thérěse d'A vila : ... les plus grands mystiques reconnus par ľÉglise : sainte Thérése de Jesus dAvila, saint Jean de la Croix. Thomas d'Aquin, saint. Thomasius, Christian : Mais void qu'en ľannée 1675, il lut les livres de Pufendorf, qui, distinguant le droit naturel du droit divin, laicisait les etudes juridiques: et ce fut pour Thomasius une revelation. La doctrine du droit naturel, qu'il avait combattue sans bien la connaitre, fut son Credo ; il remonta jusqu'aux principes qui l'inspiraient, et de dogmatique devint révolutionnaire. Plus de croyance aveuglément recue; quand j'examinerai une doctrine, je ne me demanderai plus quelle est la reputation, quel est le rang de celui qui la soutient, mais quel degré ďévidence eile présente ; j'étudierai les arguments, pour et contre ; et je me déciderai suivant mes propres lumiéres. Thomas, saint, apôtre : Soixante-cinq ans aprés la naissance du Christ, ...saint Thomas préchait dans les Indes la foi chrétienne. Tillotson, J. : Les fidéles de la Raison vénéreront les grands hommes qui, dans la suite des temps, ont contribué ä établir le nouveau culte [de la libre pensée] : ...et méme ...ľarcheveque Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 356 Tillotson : lequel est, ä vrai dire, un apologiste du Christianisme, mais ses sermons tendent ä établir la liberté-de-penser accompagnée de la religion et de la vertu, dont la pratique contribue puissamment ä la paix et au bonheur de la société. Toland, John : John Toland, quel homme étrange ! II était ivre de raison. Christianity not mysterious ! s'était-il écrié dans le livre qui le rendit célébre, en 1696 ; le Christianisme n'est pas mystérieux. Pour cette simple et excellente raison qu'il n'existe pas de mystere....Qui pourrait encore prendre Toland pour un philosophe, dit Swift, si on lui enlevait son seul sujet, la haine du Christianisme ? Tournemine, le Pere : voir Astorini Tyssot de Patot: Tyssot de Patot, ľauteur des Voyages et Aventures de Jacques Masse (1710), écrit dans ses Lettres : «II y a tant ďannées que je me proměně dans les chemins vastes et éclairés de la geometrie, que je ne souffre qu'avec peine les sentiers étroits et ténébreux de la religion... Je veux de ľévidence ou de la possibilité partout. » V Valincourt, Jean-Baptiste : Les vers, monotones et sourds, n'étaient plus que difficulté vaincue: leur mérite s'était réfugié la. Comme le disait Valincourt, dans sa réponse au discours de reception de M. de Fleury ä l'Académie francaise, en 1717, les Muses nliabitaient plus le Parnasse, les Muses n'étaient plus des déesses ; Vallemont, abbé de : Aprés deux petits livres déjä imprimés sur ce sujet, Vallemont en fit un troisieme, contenant six cents pages in-12, pour expliquer mécaniquement le toumoiement de la baguette divinatoire [de Jacques Aymar] Vanbrugh, John : voir Congreve Van Bruyn, Cornells : la Moscovie se transforme... un voyageur hollandais, Cornells Van Bruyn, percoit si vivement ces modifications, qu'il se häte de dessiner des costumes locaux afin d'en conserver le souvenir. Van Dale*, Antoine (* médecine et athéisme, note 24): Sans respect pour la Sibylle de Delphes ou pour celle de Cumes...vint un médecin de Hollande, nommé Antoine Van Dale, lourd et fort, qui sans tant regarder ä ľérudition, asséna deux grands coups : d'abord ces oracles ne sont que des friponneries; et ensuite ils n'ont pas cessé aprés la venue du Christ. Vanini, Lucilio : Ľathéisme était né av ec la Renaissance italienne, qui avait ressuscité le paganisme ; il avait été répandu par Machiavel, par l'Arétin, par Vanini. Varillas, Antoine : Catholiques et protestants s'affrontaient, la plume ä la main ; celui-ci prônait Louis XIV, et cet autre Guillaume d'Orange ; ainsi naissaient d'interminables disputes, dont les plus bruyantes furent celles qui accompagnérent The History of the Reformation of the Church of England (1679-1715) de Gilbert Burnet; VHistoire du Luthéranisme (1680) et VHistoire du Calvinisme (1682) du Pere Maimbourg ; VHistoire des Revolutions arrivées en Europe en matiere de religion (1686-1689) de Varillas. Vertot, dit ľabbé de : Les anecdotes qu'on nous rapporte ne sont pas invraisemblables: comme Vertot avait fini ďécrire la narration du siege de Malte, et qu'on lui indiquait des documents, il répondit qu'il était trop tard, que son siége était fait. Vico, GiamBattista, et agora : Il a les deux sortes d'intelligence, celle qui comprend et celle qui crée. Son impétuosité le fait sortir des chemins qu'il s'est ä lui -meine traces; il abonde en métaphores, en visions; il veut étre analytique, et tout d'un coup il precede par Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 357 intuitions sublimes. II démontre suivant les meilleures regies logiques; et puis, presse, il déborde sa propre demonstration. Obstiné, il se repete ; impatient, il va trop vite ; il a ľivresse du nouveau, de ľaudacieux, du paradoxal, du vrai, découvert sous ľamas des erreurs, et enfin révélé au monde, par lui, Giambattista Vico. Vida, Marco-Girolamo Vincent de Paul, saint : Chez [Bossuet], saint Augustin fait bon ménage avec saint Vincent de Paul, son maitre. Virgile : Virgile a éprouvé, un moment, la tentation de se fier ä son propre génie ; mais il a compris ä temps quHomére et la nature ne faisaient qu'un ; convaincu, étonné, il renonce ä son téméraire dessein, et ä force de veiller, contraint son oeuvre ä obéir ä des regies aussi rigoureuses que si chaque vers avait passé sous les yeux d'Aristote... — Ainsi s'exprime Pope, classique. Voétiens : voir Antitrinitaires Voltaire : Plus tard, dans le flux et le reflux incessant des idées, la France accueillera de nouveau le déisme, tout pare ä ses yeux d'un caractére étranger. Voltaire tirera de lui sa Philosophie religieuse. Vossius, Isaac : quelques savants et philosophes célébres qui étaient alors ä La Haye, et particuliérement Heinsius, Vossius... W —Y —Z Walpole, Horace Ward. Ned Warburton, William : voir Butler Weise, Christian : Christian Weise, poéte, pedagogue, qui dans toute son oeuvre a pratique ľémouvante recherche du simple et du naturel.... Welsted, Leonard : voir Dennis Wernicke, Christian : En Allemagne, Christian Wernicke explique que la littérature francaise est arrivée ä un haut point de perfection, parce qu'ä Paris, tout ouvrage füt -il compose par un auteur célébre, est aussitôt suivi d'une critique... Wiszowaty : [En Hollande] Wiszowaty, petit-fils de Socin, publie en 1665 sa Religio rationalis, un des bréviaires du Socinianisme. Wood, Rogers : voir Gemelli Wycherley, William : voir Congreve Yam-Quam-Siem : Auprés des premiers empereurs de la Chine, Adam n'apparaissait plus que comme un tard venu. « ... Yam-Quam-Siem pretend que depuis le commencement du monde jusqu'au regne de lEmpereur Tienski, qui commenca ä régner ľan 1620, il n'y a pas moins de dix-neuf millions trois cent soixante-dix-neuf mille quatre-vingt-seize ans. » Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 358 Zeno, Apostolo : Ľeffort... d'Apostolo Zeno, foumisseur de Sa Majesté Impé riale, et qui veut ětre le Pierre Corneille de ľopéra est de regula riser le livret, de lui enlever ses habituelles incoherences, de le resserrer, de le dépouiller, de le rapprocher enfin de la tragédie. * * * Paul Hazard — La crise de la conscience européenne 359 ľ Partie : Grands changements psychologiques: I. Stabilité/mouvement. — II. Ancien/moderne. — III. Midi/nord. — IV. Hétérodoxie. — Pierre Bayle 2° Partie : Contre les croyances traditionnelles: I. Rationaux. — II. Miracle, cometes. ... — III. Simon/exégese — IV. Bossuet — V. Leibniz 3° Partie: Essai de reconstruction: I. Locke. — II. Déisme — III. Droit naturel. — IV. Morale sociale. — V. Bonheur — VI. Science/progres — VII. nouveau modele dhumanité. 4° Partie : Valeurs imaginatives et sensibles: I. Époque sans poesie. — IL Pittoresque de la vie. — III. Rire. larmes. opera. — IV. Elements nationaux, populaires — V. Inquietude,.. — VI. Ferveurs Preface — Conclusion — Table analytique — Index —Table Nom du document: hazard_crise_pdf.doc Dossier: C:\CSS\Hazard Modele: C:\WINDOWS\Application Data\Microsoft\Moděles\Normal.dot Titre : La crise de la conscience européenne Sujet: Histoire des idées Auteur: Paul Hazard Mots clés: Pensée européenne XVIIe siěcle, dix-septiěme, Histoire des idées européennes, rationaux, Raison, Descartes, Bayle, Republique des lettres, Spinoza, Locke, Leibniz, empirisme, Union des Eglises, Deisme, Droit naturel, Grotius, Fenelon, Quiétistes, Bonheur, Commentaires: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Date de creation : 09/08/05 19:31 N° de revision : 3 Dernier enregistr. le : 09/08/05 19:35 Dernier enregistrement par : Pierre Palpant Temps total ď édition8 Minutes Derniěre impression sur : 09/08/05 19:40 Tel qu' ä la derniěre impression Nombre de pages: 359 Nombre de mots : 151 799 (approx.) Nombre de caractěres : 865 256 (approx.)