Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophic á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » Simone de Beauvoir (9 Janvier 1908 - 14 avril 1986) L 'Invitee, Paris, Gallimard, 1943 Les Bouches inutiles, Gallimard 1945 L 'Existentialisme et la sagesse des nations, Nagel, 1947 L 'Amérique au jour lejour, Gallimard, 1947 Les Mandarins, Gallimard, 1954 Privileges, Gallimard, 1955 (repris dans la collection Folio sous le titre Faut-il bruler Sade ?) La Longue marche, Gallimard, 1957 Les Mémoires ďune jeune fille rangée, Gallimard, 1958 La Force de l'äge, Gallimard, 1960 La Femme rompue, Gallimard, 1960 (?) La Force des choses, Gallimard, 1964 Une Mort trěs douce, Gallimard, 1964 La Vieillesse, Gallimard, 1970 Tout Compte fait, Gallimard, 1972 Anne ou Quand prime le spirituel, nouvelles, Gallimard, 1979 (réédition Folio 2006) [Cinq nouvelles, écrites entre 1935 et 1937, refusées par les éditeurs de ľépoque, car jugées trop banales] Les Ecrits de Simone de Beauvoir, La Vie - L 'écriture, Gallimard, 1979. Ecrits réunis par Claude Francis et Fernand Gonthier. La Ceremonie des adieux, Gallimard, 1981 (avec Les entretiens avec Jean-Paul Sartre) Lettres á Sartre, Gallimard, 1990 (Sylvie Le Bon éd.) Journal de guerre, Gallimard, 1990 (Sylvie Le Bon éd.) Lettres á Nelson Algren, Un amour transatlantique, 1947 - 1964, Gallimard, 1997 (Sylvie Le Bon de Beauvoir, éd.) Correspondance croisée (Avec Jacques-Laurent Bost), Gallimard, 2004 (Sylvie Le Bon de Beauvoir, éd.) (Lettres échangées entre 1937 et 1940). Cahiers dejeunesse, Gallimard, 2008 (Sylvie Le Bon de Beauvoir, éd.) [Les Temps modernes, 1945] Le centenaire de la naissance de trois représentants d'une trěs grande generation de philosophes francais provoque nécessairement des reflexions. Ľépoque de Simone de Beauvoir et d'autres personnalités de sa generation est révolue. Elle s'éloigne méme de plus en plus vite. Elle appartient au passe, eile est devenue l'histoire. Ce passage inevitable dans le passe, dans ľhistoire de certe generation á laquelle appartenaient aussi bien Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty que Jean-Paul Sartre, Raymond Aron ou Albert Camus, á laquelle appartient toujours Claude Lévi-Strauss, aujourd'hui encore le seul survivant - bien que trěs fragile -correspond á une generation qui a enregistré de plein fouet touš les bouleversements du XXe siěcle. Ceci dit et pour revenir á Simone de Beauvoir, il est de bon ton de parier d'elle surtout d'un point de vue féministe ou des « Gender Studies » - des etudes de genre, en prenant á la lettre sa propre phrase : « On ne nait pas femme, on le devient». Comme si cette phrase, á eile seule, 1 Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophie á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » qualifiait unilatéralement son auteur, ne respectant point le fait que Simone de Beauvoir représentait surtout par sa personne une femme de lettres, d'esprit, de culture, ď intelligence, bien « á la francaise ». Comme le dit Mona Ozouf dans son livre « Les mots des femmes. Essai sur la singularitě franqaise »\ il est typique pour la culture francaise de privilegier et de respecter depuis les temps immémoriaux les femmes ďesprit, les femmes de lettres. Madame de Sévigné, Madame de Chätelet, Madame Roland, Madame de Staěl, ont sans doute le mieux représenté la position de ces femmes ďesprit, de lettres et de caractěre dans la culture et la société fŕancaises. D'autres leur ont succédé jusqu'á aujourd'hui. Que Mona Ozouf termine remuneration de telies femmes, écrivains, savantes, intellectuelles, précisément par Simone de Beauvoir est sans doute significatif. Une autre remarque s'impose encore : Simone de Beauvoir est de retour. On a célébré au debut de certe année 2008 le centenaire de sa naissance en organisant beaucoup ďévénements dans la presse, á la television, dans les médias en general. Et ľ on a également rédigé et publié pas mal ďouvrages ayant pour sujet Simone de Beauvoir : sur sa vie, avec ses hauts et ses bas, ses égarements et bizarreries politiques, ses combats pour la reconnaissance de la singularitě feminine, sur son oeuvre. Mon propos se concentrera sur ce qui me parait le plus interessant, sur l'apport essentiel de la pensée de Simone de Beauvoir. Je laisserai done de côté sa biographie, y compris ses etudes, sa vie ďenseignante au lycée ou sa vie avec Jean-Paul Sartre. Tout le monde sait que Sartre et Castor (e'est René Maheu, ľun de ses camarades ď etudes, qui lorsqu'elle préparait son agrégation, lui avait choisi ce sobriquet ou súrnom); tout le monde connaít en effet bien le lien privilégiá qu'entretinrent ces deux protagonistes de la scene intellecruelle francaise ďaprěs 1945, lien qui persista jusqu'á la mort de Sartre en 1980. Tout le monde sait aussi que ce lien n'excluait pas d'autres liaisons, entretenues en méme temps par Sartre et Beauvoir avec d'autres personnes. Tout cela est bien connu aujourd'hui parce que bien documenté et facilement accessible par le biais de lettres, rédigées par eux, par les romans de Simone de Beauvoir elle-méme, par ses Mémoires, par son Journal de guerre ainsi que par le journal relatant son séjour aux Etats-Unis en 1947. Je ne me référerai ici qu'au second volume de ses Mémoires intitule La Force de ľäge , dans lequel eile parle assez explicitement des difficultés que de telies liaisons avec d'autres personnes représentěrent pour eile et pour Sartre. Je laisserai de côté aussi les étapes de sa vie de militante, de combattante en faveur de différentes causes, car ceci exigerait ďexpliquer la vie politique en France, en Europe et dans le monde entre 1945-1980. Je voudrais vous proposer une autre lecture de sa vie. Cette lecture, sans vouloir trancher la question de savoir si eile se trompait dans ses choix politiques, dans ses engagements pour des causes qui peuvent nous paraitre aujourd'hui quelque peu douteuses, voudra souligner sa philosophie et sa sociologie. Une philosophie, partagée par Sartre - sans pour autant que l'on puisse affirmer qu'elle ait été dominée par la philosophie sartrienne, et une sociologie, par laquelle Beauvoir révéla autant de talents, autant de perspicacité, autant de savoir et autant ďindépendance intellectuelle que dans ses romans. De plus, cette oeuvre philosophique et sociologique, de méme que son oeuvre littéraire, témoigne de la fidélité á la decision qu'elle 1 Editions Fayard, Paris, 1995 2 Ibid., Gallimard, 1960 pp. 300 - 301 2 Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophic á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » avait prise résolument lorsque, toute jeune encore, eile se jurait de rester toujours libre, indépendante, authentique et heureuse, vaille que vaille. Ceci dit, je me tourne maintenant vers sa philosophie. Je profiterai á certe fin de ses deux essais philosophiques datant du milieu des années quarante. II s'agit de Pyrrhus et Cinéas et de la Morale de ľambiguité4. En utilisant tout au debut de son essai la forme trěs classique du dialogue, ľauteur trace ici le concept existentialiste de la liberté ainsi que celui de la transcendance qu'éprouve nécessairement ľindividu, peut-étre malgré lui. Simone de Beauvoir emprunte le dialogue suivant á Plutarque qui raconte qu'un jour Pyrrhus faisait des projets de conquéte. « Nous allons ďabord soumettre la Grěce », disait-il. « Et aprěs ? » demande Cinéas. « Nous gagnerons l'Afrique » -« Aprěs l'Afrique ? » - « Nous passerons en Asie, nous conquerrons l'Asie Mineure, l'Arabie. » -« Et aprěs ? » - « Nous irons jusqu'aux Indes. » - « Aprěs les Indes ? » - « Ah ! » dit Pyrrhus, «je me reposerai. » - « Pourquoi », propose Cinéas, « ne pas vous reposer tout de suite ? » Comme déjá mentionné, Beauvoir emprunte cette histoire á Plutarque. Elle en a déduit toutefois une morale, consistant en la reconnaissance du fait que ľhomme, ľindividu, est forcément oblige, par sa nature, de se poser des buts, ces buts n'apparaissant comme des buts finals que pour étre dépassés une fois atteints, ou apparaissant au moins comme possibles parce que provoquant en ľhomme le désir de les atteindre et de les dépasser. Le désir peut apparaítre comme vain et condamné par avance á ľéchec : Pyrrhus lui-méme est bien conscient de ce qu'il sera, un jour, oblige de se reposer et c'est pourquoi Cinéas lui propose de se reposer tout de suite. Mais c'est justement ce qu'il est impossible de faire. Ľhomme, ľindividu, ne peut se satisfaire ni avec la proposition de Cinéas ni avec la proposition de Voltaire5, qui n'est en effet qu'une variante de la proposition de Cinéas, á savoir de satisfaire son ambition en cultivant son petit jardin6. II se rendrait trěs vite conscient, en effet, d'etre oblige d'en sortir, de passer derriěre la cloture. Le dialogue de Pyrrhus et Cinéas par Plutarque, repris par Beauvoir, pose ainsi la question suivante : qu'est-ce qui transforme finalement ľhomme en homme, qu'est-ce qui en fait un sujet se posant consciemment certains buts ? Et, en quoi, comment ses espoirs qui ou l'enivrent, ou le consolent, sont-ils legitimes ? Le dialogue souligne ainsi le désir d'une transcendance, le désir éprouvé par ľhomme de dépasser, de toujours transcender á nouveau certaines limites, peu importe d'ailleurs les limites. Nous pouvons exprimer cette idée autrement, en disant que nous sommes confrontés á la question de notre identite et de notre authenticité. Nous pouvons nous demander par exemple si un individu peut considérer tout ce qu'il a acquis comme sien á tel point qu'il pourra s'en satisfaire ou si, au contraire, insatisfait de ce qu'il a acquis, éprouvant le désir de se surpasser, il prendra la decision de continuer son chemin rien que pour comprendre que le prochain but de son cheminement ne cache qu'un autre but, et ainsi de suite. 3 Orateur et homme politique grec (mort en 279 av. J.C), ministře de Pyrrhus qu'il essaya de détourner de son expedition contre Rome. 4 Pour une morale de ľambiguité, suivi de Pyrrhus et Cinéas, Gallimard, coli. Idées, Paris, 1965 [1944]) 5 Voltaire (1694-1778), écrivain et philosophe francais. 6 Morale développée dans Candide ou l'Optimisme, 1759. 3 Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophic á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » Je ne peux considérer comme mien, dit Beauvoir, que ce que je reconnais comme appartenant á mon étre. Et je ne peux le reconnaítre qu'á condition de m'y engager pleinement. Considérer quelque chose comme m'appartenant exige que ce quelque chose soit « mon» produit, « mon » objet, pour ainsi dire. Pouvoir considérer quelque chose comme m'appartenant entiěrement, sans aucun reste, exige de moi de le produire, de le faire dans sa totalite. La seule realite que je puisse considérer comme m'appartenant totalement, n'est rien d'autre que ce que je fais, que mon acte . Je ne suis rien tant que je n'agis pas ; je deviens quelqu'un grace á mon agissement, mes actes. De méme, aussi longtemps que je ne commence á percevoir et comprendre mon prochain comme tel, méme mon prochain n'est pas mon prochain . Pendant tout le temps que Pyrrhus passe avec Cinéas en lui racontant ses plans, il ne se passe en effet rien. Ce n'est qu'au moment oú Pyrrhus prend la decision de conquérir le monde, au moment done oú il concretise son désir en se décidant á agir, que ses victoires - victoires appelées « victoires á la Pyrrhus » - deviennent réellement ses victoires. Rien n'est donné á l'avance, rien n'est decide d'avance : ce qui va devenir depend de notre decision, de notre rapport envers et avec le monde, nous dit Simone de Beauvoir. Nous nous décidons nous-méme, personne d'autre et rien d'autre que nous. Bien évidemment, nous ne décidons pas arbitrairement de n'importe quoi. Ce que nous dépassons par notre decision, e'est toujours notre propre passé, notre propre histoire, e'est la totalite de notre passé avec tout ce que ce passé a comporté. Ce passé va étre englobé dans notre devenir, ce devenir ne pourra se former sans ce passé9. Ceci est trěs frappant dans les instants de joie que nous éprouvons : si je me réjouis de quelque chose, je me réjouis peut-étre de ce qui m'apparait comme present, de ce qui se trouve ici, maintenant, devant moi. Ce sentiment comporte toutefois mon passé entier ainsi que mon passé immédiat. Sentir la joie, se réjouir, nous dit Beauvoir, signifie en méme temps la perception du désir de nous projeter dans l'avenir10. Si le sentiment de joie, de réjouissance ne trouve pas de suite dans un projet, si cette joie n'est pas portée par la transcendance vers quelque chose qui va lui succéder, eile retombe trěs vite, remplacée par le mécontentement ou par ľennui. Se réjouir, par contre, de quelque chose qui me sert comme moyen de transcendance vers quelque chose d'autre, quelque chose qui va lui succéder, est une puissante manifestation de ľ engagement de mon étre dans le monde11. II va sans dire que ce processus d'engagement personnel dans le monde ne se fait que par ľintermédiaire de la joie. Toute pensée, tout regard, toute orientation vers quelque part, vers quelque chose représente la transcendance vers quelque chose, affirme Beauvoir . L'homme, l'individu doit dépasser ce qui est donné, car l'homme, l'individu est un projet. II se realise dans ses projets ; děs qu'il les a assumes, il en construit d'autres . Tout découlera de cette position initiale, position de depart, tant la signification de la situation dans laquelle se trouve un individu ou un groupe donné que le rapport de l'individu á l'infini, á Dieu - ce projet humain particulier, singulier parmi touš les autres14 -, envers ľhumanité qui reste une notion abstraite aussi 7 Pour une morale de l 'ambiguité, ibid. p. 244 8 Ibid., p.245 9 Ibid., p.426 10Ibid.,p.253 11 Ibid., p.254 12Ibid.,p.256 13 Ibid., p. 258 14 Ibid., p. 276 4 Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophic á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » longtemps qu'elle ne se concretise par un but, par une proposition, par un projet, par le désir d'un groupe d'individus de changer leur situation, de se libérer d'une oppression par exemple15. On reconnait l'importance que Beauvoir accorde á la notion de projet, á la realite d'un projet qui se développe sur la base du désir, surtout en ce qui concerne les rapports qu'un individu entretient avec son environnement, avec ses proches, avec les autres, avec le monde. II va sans dire que tout ceci n'est possible que grace á cette autre notion fondamentale, á savoir celle de la liberté16. La notion de « projet» en cache une autre, á savoir celle du « désir ». La notion de désir - il s'agit en effet d'un concept - revient á Hegel qui le développe dans sa fameuse «Phénoménologie de l'esprit», rédigée en 1806 au moment oú Napoleon livra la bataille ďléna. Alexandre Kojéve18 en résumait ses grandes lignes dans le célébre cours19 qu'il tint dans les années qui précédérent la Seconde Guerre mondiale. Ce que je viens de dire de la philosophie de Simone de Beauvoir nous la montre comme une philosophie individualiste. La morale qui en découle est nécessairement individualiste aussi, mais pas du tout égoiste. Dans la philosophie de Beauvoir et de Sartre, dans la philosophie de leur jeunesse, existait un fort moment hégélien, element également present chez leur ami Maurice Merleau-Ponty. Voilá pour ľessentiel. Je le répéte : liberté, désir, authenticité, individualisme, nécessité d'etre critique envers soi, envers l'autrui, envers la société. II va sans dire que Simone de Beauvoir a puisé sa philosophie aussi bien dans son contact avec Sartre et d'autres mais aussi dans ce qu'elle appelait elle-méme ľ « idéalisme critique », c'est-á-dire dans les profondeurs de la philosophie spirirualiste francaise regnant dans les milieux universitaires francais de ľépoque. Elle évoque cet apprentissage dans le premier volume de ses mémoires, intitule Mémoires d'une jeune fille rangée, je cite : «En gros, je me ralliais á ľidéalisme critique que nous exposait Brunschvicg20, bien que, sur bien des points, il me laissait sur ma faim. »21. Cet ouvrage comporte aussi une etude approfondie sur la philosophie de Hegel. Simone de Beauvoir n'a jamais nié la contribution de Sartre au développement de sa propre philosophie, loin de lá. Voilá encore un témoignage, pris dans ses mémoires, cette fois dans La Force de l'äge22, je cite : « Sartre bátissait ses theories á partir de certaines positions auxquelles nous tenions avec entetement. Par notre amour de liberie, notre opposition ä Vordre Cf. ľ oeuvre de Primo Levi. 16 Consulter á ce propos Sartre et son Etude sur Husserl. 17 Philosophie allemand (1770-1831) 18 Philosophie francais d'origine russe (1901-1968) qui organisa á l'Ecole pratique des Hautes Etudes (aujourd'hui, Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales) une série de cours sur Hegel, cours que suivirent notamment le philosophe et sociologue Raymond Aron, les écrivains Georges Bataille et Raymond Queneau, le psychanalyste Jacques Lacan. 19 Introduction ä la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1947, edition établie par Raymond Queneau; réedition Galhmard, coll. Tel, 1988, p. 169 20 Léon Brunschvicg (1869-1944), philosophe francais qui adopta une position ďidéaliste critique dans son etude des conditions de ľ esprit scientifique et de leur evolution. 21Mémoires d'une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1958, p.232 22 La Force de l'äge, op.cit., pp. 49-50 5 Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophic á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » établi, notre individualisme (...) ». Cétait la position de depart, eile irait s'amplifiant au contact de la réalité historique, menant á des positions politiques parfois exagérées, parfois aveugles, parfois intenables ou tout simplement fausses. II y avait aussi la relation avec la phénoménologie. Sartre en était fasciné. Maurice Merleau-Ponty, qui fut pendant trěs longtemps un ami trěs proche de Beauvoir et de Sartre, devint progressivement ľun de plus importants représentants de la phénoménologie francaise. Comment Sartre était-il arrive á prendre conscience de la phénoménologie ? Simone de Beauvoir nous en a laissé un témoignage dans La Force de l 'äge23. Pour résumer, il nous parait que Simone de Beauvoir était partisane d'une philosophic individualiste et d'une morale également individualiste et, en consequence, ambiguě. Son livre, Pour une morale de l 'ambiguité, paru en 1947 - un livre dont eile fut trěs mécontente plus tard -pose pourtant plusieurs questions du point de vue de cette jeune philosophic existentialiste, questions qui restent néanmoins des questions de base et dont chacun d'entre nous est plus ou moins conscient. Ce sont les questions portant sur la responsabilité, les limites du possible dont dispose ľindividu, ses rapports envers ľautre, le désir, la liberté - liberté personnelle, liberté des autres -, la morale, ľ ambiguité intrinsěque de toute action humaine, de ľétre dans le monde, de ľhistoire. L'ambiguité apparente ou reelle d'une action, du comportement humain n'est pas pour autant toujours absurde. Tandis qu'une morale de l'absurde est impossible, la morale de l'ambiguité s'impose : rien n'est donné entiěrement, la réussite est accompagnée de ľéchec, notre désir de transcender nos limites ne peut jamais aboutir complětement. Et si nous accordons á ľhomme, á ľindividu, une valeur absolue, c'est á condition de ne pas oublier que tout individu n'existe qu'en relation avec les autres. Bien que Simone de Beauvoir ne fůt pas trěs satisfaite de son livre, eile le considérait toutefois comme un moyen de défendre ľexistentialisme de facon appropriée. Répétons-le : eile développe dans ce livre les idées et les questions partagées avec Jean-Paul Sartre et ďautres philosophes existentialistes de ľépoque. Ces idées et ces questions sont toutefois présentes sous une forme ou une autre dans son oeuvre romanesque; elles sont aussi présentes dans ce qu'elle dit d'elle-meme dans ses Mémoires, présentes aussi dans La Ceremonie des adieux et dans Les Entretiens avec Jean-Paul Sartre et dans des ouvrages beaucoup plus intimes, comme dans ses Lettres á Sartre ou dans son Journal de guerre. Ces idées et ces questions sont également importantes quant á sa presence dans le comité de redaction des Temps modernes, revue qu'elle a cofondée avec Sartre. Je trouve comme approprié de souligner que sa philosophic ľa aidée á démythifier le « divin marquis » de Sade par un opuscule polémique, intitule Faut-il brüler Sade ? Et ce fut á nouveau Simone de Beauvoir qui salua la premiére le livre fondamental de ľ anthropologic structurale, le livre de Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de laparenté, en 1949. Voilá un peu qu'elle fut la philosophic développée et défendue par Simone de Beauvoir á la charniěre des années 1940-1950. La rigueur exige de mentionner encore un essai philosophique de sa plume, datant de cette époque : les Privileges. Faut-il souligner que cette Philosophie, présente également dans son oeuvre autobiographique et dans ses romans, sert aussi de base á son ouvrage, Le Deuxieme Sexe, qui, en 1949, la rendait véritablement connue et célěbre ? On peut, en exagérant, résumer ľidée fondamentale de ce livre en un mot: la condition Ibid., p. 156 Le Marquis de Sade (1740-1814), écrivain francais á ľoeuvre libertine, violente et subversive. 6 Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophic á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » feminine au cours de toute ľhistoire humaine, et méme aujourd'hui, ne résulte absolument pas ďun fait biologique mais de la subordination sociale de femme. Le social, selon eile, prime le biologique. Le livre a provoqué un scandale, une indignation presque incomprehensible aujourd'hui. L'importance qu'accorde Simone de Beauvoir á la determination sociale et historique du role feminin, en niant explicitement que ce role soit determine biologiquement, fit d'elle la cible de toutes les attaques et de toutes les critiques, méme du côté des féministes. Les malentendus se sont dissipés au cours des années suivantes et Le Deuxiéme Sexe reste un livre important encore aujourd'hui. Les deux autres livres de Simone de Beauvoir á forte connotation sociologique, La Vieillesse et Une Morí si douce, récit provoqué par le décés de sa mere, montrent combien Beauvoir envisage avec lucidité et sérénité les problémes de ľäge avancé, de la vieillesse et de la disparition. Le méme théme apparaít nettement dans le dernier volume de ses Mémoires qui porte un titre significatif, Tout compte fait. La conscience que ľarrivée de la vieillesse est un processus irresistible et inevitable ne signifiait pas pour eile une resignation, bien au contraire. Elle restera fidéle jusqu'á la fin de sa vie á sa philosophic, développée avec Sartre dans leur jeunesse. Maurice Merleau-Ponty (14 mars 1908 - 3 mai 1961) La Structure du comportement, PUF, 1942 Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945 Humanisme et terreur, Gallimard, 1947 Sens et non-sens, Nagel, 1948 Les aventures de la dialectique, Gallimard, 1955 Signes, Gallimard, 1960 L'CEil et I'Esprit, Gallimard, 1961 Le Visible et I'Invisible, Gallimard, 1964 (Claude Lefort, éd.) La Prose du monde, Gallimard, 1969 (Claude Lefort, éd.) [Les Temps modernes, 1945] Concepts : ambiguité ; altérité ; analogie ; art; autrui; chair; comportement; conscience ; corps; description; désir; dialectique; dualisme; étre; existence; existentialisme; intentionnalité ; intersubjectivité ; monde ; organisme ; parole ; perception ; psychologie de la forme (Gestaltpsychologie); phénoménologie ; sens ; vision ; vécu ; etc. Maurice Merleau-Ponty est le grand phénoménologue fŕancais, le representant d'un courant de pensée qui tenta de dépasser le materialisme et ľidéalisme. II fonda avec Aron, Sartre, Beauvoir et Camus les Temps modernes, une revue généraliste et culturelle. Ouvrages fondamentaux : « Humanisme et terreur » - comment, se demande-t-il, peuvent done coexister humanisme et terreur sous un méme toit ? II prendra notamment pour exemple la Revolution francaise qui, aprěs avoir libéré ľhomme grace á la « Declaration des Droits de l'Homme» vit lui succéder la periodě de la Terreur. Sa these, rédigée pendant la guerre, comporte deux ouvrages intitules : « La Structure du comportement» et « Phénoménologie de la perception ». La question centrale de ce dernier ouvrage repose sur la perception que nous avons 7 Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophic á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » du monde, question que se posent également les neurosciences et les sciences cognitives : avant de parvenir á la conscience, nos cinq sens nous permettent de percevoir notre environnement. D'autres ouvrages, comme Le Visible et l'Invisible, La Prose du Monde, L'ceil et l'Esprit, cherchent á expliquer le role de notre corps dans sa perception du monde. Merleau-Ponty introduit également le concept ďintentionnalité - ľintention de saisir ce qui est en dehors de nous. Ainsi a-t-il voulu dépasser la rupture qui existe entre idéalisme et realisme. Son ouvrage « Les Aventures de la dialectique », 1955, signa sa rupture avec Sartre. Claude Levi-Strauss (28 octobre 1908) La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, 1948 (Sociétés des Américanistes) Les Structures élémentaires de laparenté, PUF, Paris, 1949 (Nouvelle éd. revue et corrigée, Mouton&Cie, 1967) Race et histoire, 1952 Tristes Tropiques, 1955 Anthropologie structurale, I; 1958 ;//; 1974 La Pensée sauvage, 1962 Le Totémisme aujourd 'hui, 1962 Mythologiques : I: Le cru et le cuit, 1964 //: Du miel aux cendres, 1967 ///: L 'origine des manieres de table, 1968 IV: L 'homme nu, 1971 La voie des masques, 1979 Le regard éloigné, 1983 Paroles données, 1984 La Potiěre jalouse, 1985 Histoire de lynx, 1991 Regarder, écouter, lire, 1993 En collaboration avec Georges Charbonnier : Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, 1961 En collaboration avec Didier Eribon : De pres et de loin, suivid'un entretien, « Deux ans aprěs », 1988 et 1990 (Odile Jacob) Noms et concepts associés : Ferdinand de Saussure, Roman Jakobson ; anthropologic, échange, ethnocentrisme, ethnologie, humanisme, identite, inceste, interdit, langue, métalangue, langage, parole, primitif, regard, mythe, mythologie, histoire, nature et culture, race, signifié, signifiant, structure, structuralisme, etc. Anthropologue qui, bien qu'associé au mouvement strucruraliste dans les années 1960, se défendait de ľétre. Ses ouvrages majeurs : «Les Structures élémentaires de la parenté » ; « Tristes Tropiques », le journal qu'il tint des recherches qu'il fit au Brésil en tant que jeune enseignant, révéle que notre mentalite moderne n'est pas si différente de la mentalite primitive ; « La Pensée sauvage » ; « Mythologiques », compose de quatre recueils, se posent la question de savoir comment un homme devient civilisé. Son analyse datant de 1993 «Regarder, Ecouter, 8 Compte rendu de la conference « Les centenaires » Monsieur P. Horák, professeur de philosophic á la Faculté des Lettres, Universitě Masaryk, rédacteur en chef de la revue tchěque « Filosofický časopis » Lire » réfléchit á trois fonctions purement humaines en s'appuyant sur le peintre Poussin , le musicien Rameau26 et le philosophe Diderot27. Autre caractéristique de sa pensée : quels qu'ils soient, touš les étres humains sont dotés des mémes structures mentales. 25 Peintre francais (1594-1665), dont le sens de la fable et 1'atmosphěre harmonieuse qui se dégage de la plupart de ses tableaux, le placent comme figure majeure du classicisme francais. 26 Compositeur francais (1683-1764) qui formula, notamment, une definition claire de ľharmonie - chaque succession ďaccords a sa personnalité et est ainsi capable d'exprimer musicalement touš les sentiments. 27 Ecrivain et philosophe francais (1713 -1784) 9