Réjean Duchařme est né en 1942 au Québec. II vit á Montreal. II est ľauteur de plusieurs romans. © Editions Gallimard, 1999. é [ Masarykova UnlverzHa V Iwi I FitozoticKa takulta, Ústřední Knihovna Ipfif.č I 5'iij-ö4 "" ls.gn .f/--,v, -j)m'r-1ii Syst.6 j AW2til Qa n'a pas Fair de s'arranger mais je ne vais pas me ronger. Cest mon histoire. On est ici chez moi. On ne va pas me déloger comme ca. Se débarrasser du héros en trois coups de cuiiler ä mots. « La, mon petit gars, je ne sais pas si tu le sais, mais tu y es, tu es arrive ou tu ne savais pas que tu allais. Nulle part! Qa n'avance plus, méme en me passant sur le corps. » (Elle a dii pilant sur. Qa a l'air de quoi?Je l'ai cor-rigée. Mentalement. Un pli que j'ai pris. J'étudiais, moi, ä ľécole.) « Lá, mon petit gars, je ne sais pas si tu le sais mais tu as réussi. Tu as frappé le mur! Tu y as mis le temps mais fmalement, juste au moment ou tu n'y comptais plus, ou tu te demandais si en trainant comme tu traínes on ne se condamnait pas ä trainer éternellement, paf, tu es entré dedans! » Paf, eile se bat un grand coup la poitrine. « Paf, en plein dans le dur! Plus ďouverture, plus moyen ďentrer puis sortir! Paf, plus de prison pour 9 Johnny! On la lui ferme au nez, il n'a comme plus le choix, il est comme libre!... » D'un coup de torchon ä ľautre, on a un peu perdu le fil. Elle parle au figure, je presume. Des os de sa cage thoracique, et que je ne pourrai plus les forcer comme des barreaux pour regagner son cceur, siege de son amour... Elle me tire d'embarras en me désignant ce qu'elle veut dire, eile va jusqu'ä me montrer comment m'en servir... La porte. On ne se laisse pas impressionner dans la famille, ce n'est pas permis, c'est méme ce que la mere Frangoise nous a le plus strictement défendu. Je tire une bouífée de mon cigare. Une bonne. Une derniere avant de le catapulter avec une chiquenaude et de refermer en m'inclinant. Comme si tout ce qui manquait ä son bonheur c'était de la débarrasser de cette odeur dont eile a horreur. Et que je répands peut-étre un peu pour ga, comme le male qu'on est encore, malgré tout, malgré soi. Je ne reconnaítrai pas mes torts, je n'en ai pas. J'ai fait une erreur de pilotage et atterri trop tard. D'une envolée ä ľautre, seul ou avec l'autre, je me suis plu de plus en plus dans les nuages et j'ai fini, d'abus en abus, tous aussi innocents, édifiants, constitutionnels, par transgresser la sonnerie du réveil d'Exa, ä sept heures exactes. J'ai eu le front de faire irruption dans son petit dejeuner. Ce n'est pas malin. Ni dans un sens ni dans l'autre. Et je n'en ai jamais fait d'autres. Je pourrais mais je n'y tiens pas. Ou ga ne tient pas ä moi. Ca ne colle pas. 10 Elle tire un kleenex pour arroser ga. J'en prends un aprěs eile et je me mouche itou, intercalant mes coups de trompe entre les siens, dans un genre de canon, pour la faire éclater, joyeuse comme eile est encore, quelque part... Motte! selon le mot de la mere Frangoise : eile ne va plus rien laisser échapper. Elle va tout garder pour jusqu'ä ce que j'aie bien dormi, bien éliminé la tequila et tout son effet de me blinder qui lui ferait gaspiller son energie. Elle se sera bien tisonnée et ce sera ľenfer. Mais eile ne m'apprendra rien, je le connais par cceur, je la sui-vrai les yeux fermés. II n'y aura rien pour l'arreter, sinon les plus cuisants signaux de sa vessie détraquée par ses nerfs surmenés. Mais c'est aussi un repli ou son inspiration se rafraichit, ses rancunes se rameu-tent. Elle rappliquera ä moitié rajustée, pressée ďenchaíner, se redéchaíner, faire sonner mes chaínes de condamné toute une autre éternité. Tout sera fichu, j'aurai tout salopé, et ä la fin, quandje ľaurai fait vieillir de dix ans, eile profitera du peu de jeu-nesse et de santé qui lui restera, que je lui aurai laisse, pour se refaire une vie... Puis les événements se précipitent, en marche arriěre. Sur un coup ďceil au cadran, eile me rend aussitôt (en me les garro-chant', en me les pitchant, pour employer son , jargon de dragon) les clés á jamais coníisquées, et ** vite, plus vite que ga, Steinberg va fermer, eile m'envoie chercher du foie pour le chat. Son Eminence va en manquer. Méme si ga ne ferait pas un 1. De garrot, trait ďarbalěte selon la P. T. 11 pli ä sa corpulence, ce serait 9a la vraie fin du monde... Mais il n'y a pas ni de ci ni de qa. Méme opiacée, un verre ä la main et la cigarette au bee, c'était une aubaine. Rebelle de choc mais fine copine. Une flambeuse, et qui vous donnait sa chemise avec tout ce qu'il y avait dessous sans demander son reste. Et j'en ai fait une chipie, un tyran domestique. Je ne méritais pas 5a. Elle non plus. Comme la fois ou je lui ai fait faux bond en plein blizzard, rue Mayor, ou eile avait en dernier ressort offert ses talents aux fourreurs. lis ľavaient traitée comme une ordure et je couronnais le tout en la laissant trainer dans la gadoue. lis n'auraient pas pu la traiter autrement, ils avaient repéré son genre. Le genre ä se laisser trainer dans la gadoue par un foireux dans mon genre. Mais les pieds gelés, la goutte au nez, eile n'osait pas bouger. Elle me maudissait puis eile me voyait qui me crevais pour m'ouvrir un chemin jusqu'ä eile, qui soulevais des montagnes de neige ä coups de pelle, et qui ne la trouvais pas quand j'arrivais, une minute aprěs... Tout ce temps, j'avais tourné sans le savoir, ni me repérer ni trouver ou me garer, autour du mauvais carré... J'avais craqué et filé prendre un coup de trop. Un de ceux qui défoncent tout. Qui arrangent tout en démolissant tout. On se fiche de tout. Surtout ce qui a le plus de prise sur nous. « Tu vas finir comme ton pere. » Elle me le souhaite. II n'y a pas grand amour lä-dedans. Et on ne peut pas vivre sans amour, on n'est pas des monstres... Aussitôt chez Steinberg, 1 aussitôt le pied dans le tambour, je telephone ä mon petit poids mort, ma Petite Tare, comme je l'appelle depuis qu'elle s'est appelée de méme elle-méme. Ca me teňte d'autant plus que c'est défendu, qu'on ne peut pas avoir une aussi Petite Tare que ce soit en tout bien tout honneur. Ca fait de vous, c'est auto-matique, une « espěce » de tare. Et c'est ainsi, j'en ( suis ravi, qu'elle me traite. « Alio, are you nobody too? » Julien, qui n'a pas lu Emily Dickinson, me répond que ca se pourrait bien mais il va me passer quelqu'un mieux qualifié pour me renseigner. Je le retiens une seconde, pour savoir ce qu'il piétine lä, dans ses propres plates-bandes... Son lit lui man-quait, il est descendu direct de Québec, quitte á remonter ä Trois-Riviěres děs potron-minet. Ca / sonne comme minet poltron... II y a peut-étre de /* quoi et il fait peut-étre expres. Avec son sens de ľhumour on ne sait jamais. C'est le genre qui vous fait l'effet qu'il pourrait vous éeraser comme un ver mais qu'il ne le fera pas. Pas parce qu'il a le cceur sensible, et il l'a bien plus que vous, mais ä son niveau le probléme ne se pose pas. Dans son metier, le droit du travail, les negotiations collectives, il est acharné, vorace. Un loup sorti de la meute. II a pré-féré son indépendance et il paie pour, ä coups de milliers de milles, de motel en motel, roulant d'un conflit ä l'autre, comme arbitre, expert, de plus en plus respecté, reclame. C'est dur mais il est infati-gable, et fier de son energie. Quand on était petits, 12 13 et qu'on était si lies que sa mere, Francoise, émue par mon melo familial, a fini par m'adopter, nous traiter comme deux frěres, il révait tout haut de partir au volant ďun « sportscar » et ne plus reve-nir. II va y arriver. Fatalement. Drôle ďanimal. Pas poignable. Méme pas moyen de lui tirer un portrait, le petit oiseau n'est pas sorti qu'il est parti. « Ca va, je te la passe », il me fait, ľair de me récompenser de m'intéresser ä son cas. « Dis-moi quelque chose, espěce », eile me dit, sur ľair tout court qui fait tou-jours chanter sa voix, « mais vite fait, je ne serai pas toute ä toi, on est comme occupés ». Elle ne me dit pas ä quoi. Rien de bien conjugal en tout cas. lis sont chastes. II ne s'en vante pas mais eile ne s'en cache pas. Aussitôt qu'ils ont craint que Qa ne devienne une routine, une technique, une formule plus du tout magique, ils ont oublié qa, qui aurait été au-dessous ďeux, de ľidée qu'ils se faisaient de ľamour. Plutôt mourir. Et c'est un peu ce qu'ils ont fait. Ils ont jeté les clés du jardin oú ils s'aiment aussi fort mais comme s'ils étaient morts, en pleine gloire, leur arbre ä quatre bras charge des plus vives fleurs du bien et du mal, blottis dans leur parfum et la chaleur de leur propre feu... Si j'ai bien compris. Mais je n'ai jamais rien compris. « Rappelle au vieux qu'on s'en doit une... Qu'au dernier coup qu'on a pris, un petit dégät vite fait qui nous déshonore encore, on s'est promis la givrée de notre vie... Que si ca continue on va manquer de vie. Elle aura filé sans qu'il se passe rien et on n'entendra plus parier de personne... » Méme si Julien a comme dix ans de moins que moi avec ses cheveux drus, sa mine épanouie ďéter-nel adolescent, il est mon ainé, et qa régit toujours nos rapports. Ge qui en reste encore. Mais rien de ce qui peut se passer entre la Petite Tare et moi, sur quoi il jette un ceil détaché, protecteur, ne changera ses sentiments pour moi, ou pour eile. Rien ä craindre, j'ai bien peur... C'est un fiděle, un loyal, un fou de ľidentité, et qui attend de vous aussi, et si vous ne pouvez pas il fera l'effort pour vous, de vous retrouver toujours tel que vous étiez, tel que vous resterez dans sa mythologie. Cest la fagon du chevalier qu'il est de redresser vos torts... On ne sait plus tout ä coup qui c'est qui le met si au-dessus de vous, si c'est lui ou si c'est vous. « On se rappelle!... Espěce! » Parce qu'on se parlerait tout le temps et qu'on tend ä se protéger contre une propension aux exces, les communications sont un peu compliquées. On n'ose pas non plus les régulariser complětement, et 9a crée un flottement, qui tient le cceur en suspens, mais qui peut aussi me faire passer la nuit ä bercer le combine sans avoir ouvert mon livre, attendre un quart d'heure encore avant d'aller le reposer sur son guéridon, dans le salon, pour échapper ä ľinquisi-tion... Aussi, quand la sonnerie assourdie grelotte enfm, est-ce un feu ďartifice. « Le pauvre, il est k.o. II dort comme une roche. Attends, tu vas voir. » Julien respire en effet comme une roche, une 15 grosse, et qui serait sorti de son coma géologique. Ca la fait rigoler. Elle rigole au quart de tour. Pour rien. Pour faire le bonheur de son interlocuteur, qui n'est rien. « Qu'est-ce que tu lui as fait ? — Cest lui qui a tout fait... Les courses et le souper. La vaisselle aussi. II ne ľa pas lächée tant qu'elle n'a pas relui... Dis done encore, espěce, tu m'a bien laissée tomber... » Au lieu d'aller la voir, et que je n'en revienne pas, j'ai attrapé une bouteille et je me suis fait un cinema de tout repos... Je me suis reveille dans le parking du Manoir. Avec une pocharde adipeuse. Elle connait ľhôtel. Pas mal peuplé. Pas mal fré-quenté. Elle y a levé le nez du temps qu'elle était notre voisine et qu'on ľavait entrainée. « Tu as arrosé ca. — Je n'oserais jamais te traiter de ga. G'est grassier! Cest comme... » Je cherche un exemple. Un frappant. Elle me donne un coup de main. « Toujfiasse me plait bien.. Ca fait bien degoü-tant, pas un poil de sec... — Avec plein de petits parasites englués qui se secouent les papattes... » Cest ä qui ira le plus loin sans arriver ä rien. Sans toucher ä ce qu'il ne faut pas, qui ne se conceit juste pas. Cest notre jeu préféré, on dirait. « Ca va, tu as gagné. — Quoi encore ? Qu'est-ce que 5a a dont je n'ai pas déjä des tas? 16 — Tu verras. Si tu es la. Si tu viens cette nuit-lä. Si tu ne te dégonfles pas. Si tu ne perds pas cet air fendant qui me plait tant... — Ce n'est pas en venant, e'est en partant que je fais dans mon froc. » Ce qui me tue, eile ne le comprend encore pas, je ne ľai pas assez répété, ce n'est pas de la voir, mais ne plus la voir, n'avoir plus rien aprěs avoir tout eu en si grande quantité... Ca lui fait comme ni chaud ni froid. «Je ne veux rien savoir, je veux te voir. — Tu paries si tu veux me voir!... Tu veux me voir crever... » Je la charrie ä mon tour, me demandant comment, crampon comme eile est, eile peut si commo-dément, sans bouder ni rouspéter ni rien, se passer de Julien, dont les missions sont de plus en plus fré-quentes et prolongées. « On n'a pas besoin de se voir, on s'aime par cceur... — II va encore te laisser trainer sur ton lit toute la semaine. II ne sera méme pas fichu de te ramas-ser avant de se sauver, de te pendre ä ton support et te ranger dans ton placard... » Elle a beau rigoler, trouver cette vérité bien bonne ä dire, en raj outer comme le petit poids mort impenitent qu'elle est, eile ne fait rien de sa peau, sinon de la protéger du soleil comme les pages d'une edition rare. Rien de ses dix doigts que de les laisser s'efíiler, se perler, lui donner des mains comme des objets d'art, gracieuses et délicates. Pour 17 ne pas avoir ä se salir puis lessiver, eile s'habille peu ou pas, rien que des choses assez chěres, qu'on envoie chez le teinturier. Pour ne pas cuisiner puis récurer, ľhorreur totale, eile se nourrit de tofu et de fruits, se plaisant tout au plus ä méler les goüts des figues sěches et des noix, quitte ä croquer ä tout moment, méme au bout du fil, quand ca la prend de contenter ses dents, des bébés carottes ou du céleri en feuilles... Tout ca, qui est le moins qu'elle peut, pour ne pas se gäter, pas s'abimer. Pour lui. Parce que ce n'est pas ä eile qu'elle appartient, mais ä lui. Mais lui, qu'est-ce qu'il fait pour eile ? « Ca depend. Pour le moment, il est beau, il est chaud, il sent bon. — Pas de quoi attraper un tour de rein... — II fait aussi qu'il me donne envie de te parier. Que j'y prends goüt. Beaucoup beaucoup... » Ce sont des beaucoup beaucoup ä rendre fou. Et on dirait qu'elle connait la magie que ces sons créent avec sa voix d'oiseau de septiěme nuage : un accord plus parfait dont on ne savait pas qu'il man-quait ä la musique. Elle ne les emploie qu'ä bon escient. Pour me rassurer tout ä fait quand je doute, ou me rachever quand je vais la quitter. La quitter pour la vie... Parce que notre true, e'est autre chose, ce n'est pas la vie. «De la facon qu'il te traite, e'est tout ce qu'il mérite!... Ca lui pendait au bout du nez, il saura 9a, ton petit gars!... » Je m'interromps net, comme si eile pouvait se douter que je puisais dans le repertoire dont les échos continuent de bourdonner dans mes oreilles. Méme pour l'amuser, je ne veux plus, je me le suis promis, me rendre Exa odieuse, en dire du mal, lui vouloir du mal. Cest á moi que le mal est fait, et pas seulement sur le coup. Ca me donne, ä force, une conscience absolument insupportable, inhabitable. Ca devient une espěce ďégout et 9a équivaut á se traiter comme une espěce de rat. J'ai trouvé un tresor... Aux abords de la Pointe, entre les quenouilles et les roseaux panaches, dans cette jungle en train de se glacer oú je me plais ä m'introduire en passant, j'ai trouvé, tout ouvert, tout de travers, comme jeté par-dessus bord, un plein cahier de vrais mots. De paroles. Les travaux et les jours, on dirait, d'un impossible auteur, un complexé des grandeurs, un épris dont on n'a pas cru les cris trop forts en métaphores... Et la premiere page, et e'est ce qui m'a rachevé, est datée d'aujourd'hui, sans préciser ľannée... « Qu'osse tu charches ? » m'a lancé un jour un effronté de la Sureté, ä qui on avait du signaler ma folie de marcher dans les fosses, m'accroupissant parfois pour observer le bienheureux appétit d'un bourdon, ou empocher un caillou méme pas tout ä fait rond. Tout ä coup, cette interpellation, restée en suspens, me fait l'effet de se résoudre en revelation. J'avais l'air de trainer, sans but, mais j'étais guide, j'étais piloté. Ce n'était pas pour rien que j'avais l'ceil agité, le pied fourré partout. C'était pour me retra-cer, me recouvrer. Moi comme alter ego. Moi 18 19 comme autre voix, celie que je suis en realite si je ľentends de ľextérieur, avec les autres. Pour me sauver en refusant qu'elle ait été jetée, qu'il en ait été fait un déchet. En la ranimant avec cette chaleur et ces soins qu'on ne peut pas s'aimer assez pour se les donner. Elle en aura besoin, traitée comme eile était, bäillonnée ä grands coups de x, étranglée par les ratures irritées et les surcharges ä moitié biffées, dénaturée par les caviars, pätés et autres dégäts causes par un evident dégout. J'ai plus ou moins réussi ä déchiŕľrer le « 8 décembre 197.. ». Je me suis retenu de continuer. « Les petites vaches, c'est plein, il en pleut, il en coule par tous les yeux et tous les nez des morveux. Mais ceux qui sont tombés dans leur piěge, qui les ont aimées en toute sacrée férocité pour s'aperce-voir qu'elles n'attendaient que le moment qu'ils mordent assez fort pour que ľhamecon leur passe ä travers le menton, puis qui se sont décrochés aussi vite, on ne les ramasse pas ä la pelle, il n'y en a pas des tas, il n'y en a pas un traitre, pas un pele, pas un tordu, quand j'aurai réussi ce retour de force, je serai le pommier. » Ge n'est pas un tissu ďincohérences : les corrections moulées, soulignées, ľindiquent assez. C'est ce qu'il a trouvé dans la gangue encore brülante en la cassant. C'est ce qui sortait. Qu'il a fait sortir. Exprimé de force et mauvais gré. Et il y a tenú. Le temps qu'il a pu. Le temps qu'il se relise et fasse une croix dessus. Quand je suis rentré avec mon trésor, bien reca- ché, comme un tour dans mon sac, et mes cigares, bien ponctuellement achetés au comptoir des demoiselles Arpin, le telephone sonnait... Exa répondait et ga raccrochait. « C'est la deuxiěme fois. Ca la démange... » Et toi, on se demande, c'est quoi qui te démange depuis tout ce temps, et de si ragoütant?... Mais mon cceur aussitôt enflammé autrement a vite éli-miné ce déchet. Je le sens, je le sais, méme si je n'ai pas entendu le signal convenu (les deux coups deux fois répétés), c'est ma Petite Tare, c'est son S.O.S. Elle est en danger : il s'agit ďarréter aussitôt la terre de tourner et savoir ce qu'il y a. Méme si ce n'est rien, comme dans la plupart des cas, ga ne fait rien, un appel au secours c'est sacré, je suis prét ä culbu-ter tout ce qui se dressera sur mon chemin pour m'empécher ďy répondre. Non, je ne vivrai pas dans un monde oú on ne peut pas compter sur son copain. Ni dans celui ďoú j'aurais laissé chasser ma copine, et je me ramasserais, comme ici, dans un cachot de plus en plus petit, avec une ennemie, acharnée ä détruire ce que j'ai de mieux, de plus généreux, plus joyeux. Plus semblable, il me semble, ä moi-méme. «Je repars. Je reviendrai quand tu me recevras mieux que 9a. — Tu vas me passer sur le corps! — Encore? C'est toi que ca démange... » Ces grimaces et ces cris. Est-ce assez mutilant? Est-ce assez poignant aux tripes et que ca les tord assez ? Non! On ne paie jamais assez eher ce qui 21 s'enrichit de tout ce qu'on fait pour lui. Méme son pesant ďhorreur, soulevé ä chaque pas, jusqu'au « Roi du Chien Chaud ». Dans la cabine, on essuie deux larmes et on s'émeut. Puis on voit que c'est le froid, par la porte ä moitié dépendue, qui les a souf-flées dans nos yeux. Ca nous a bien eu... Elle m'attendait. Comme si eile m'avait entendu marcher, me rapprocher, eile est tout de suite au bout du ill. « Qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas ? — II n'y a plus rien qui ne va pas. C'est comme change du tout au toi. » Son caprice a beau étre souverain, j'ai beau cou-rir au-devant pour m'y soumettre, quelque chose a du clocher pour déclencher l'alerte. «Je n'ai plus peur ä eette heure mais j'avais peur tout ä l'heure. II est parti sans m'embrasser. — Vous vous étes disputes ? » Non, ce serait trop beau. II était presse, distrait par ses soucis professionnels. Occupé par tout ce qu'il ne fallait pas qu'il oublie, c'est eile qu'il a oubliée. Ca lui a fait froid dans le dos. « C'est passe. Je sentais que ca se passerait aussi-tôt que je t'entendrais, que ga aurait ta voix, et c'est ce qui s'est passé. — Tu es complětement.... — Instable. Impropre ä la navigation. Trop de voile pour un trop petit bateau qui va sur ľeau et qui n'a pas de jambes. Un souffle et je lěve, et je n'ai que toi pour attraper mon amarre. Tu n'as pas d'amie de rille, Julien me repete. Je devrais m'en 22 faire une en effet et ne plus te casser les pieds ä coups de kleenex morveux. Tu es déjá servi... » Jamais de la vie!... Envoie fort! « Elle va encore éclater. Exercer son terrorisme et , ses chantages. Ne va pas te soüler, lui donner raison encore en te massacrant. Tiens ton bout. Tiens á toi, c'est ä toi que je tiens, pas ä ce qu'elle fera de toi si eile réussit, si tu te laisses infecter par ses bobos.» f C'est dur, et ga ne me flatte pas qu'on me traite en victime. Mais ce n'est pas sa faute, c'est moi, méme si eile m'avait cuisine, qui lui ai raconté qu'Exa est une folle, une malade, et que c'est ce qui m'attache ä eile. Que ga me lie comme un devoir, et qu'il se renforce avec tous les torts dont je me rends coupable en me rebellant, me déchainant de temps en temps. Le sujet délicat creuse entre nous un fosse que je laisse un peu s'élargir et oú commencent ä tomber les ílocons de la tempéte annoncée. Dans les premieres neiges il y a toutes les premieres fois. Un émoi oú les premiers émois se reconnaissent, une euphorie qui s'enfle en violence ä mesure qu'ils se recréent dans notre chambre noire. «Qu'est-ce que tu fais depuis tantôt que je n'entends pas ? » Quelque chose qui ne se dit pas, eile me dit, avec des points de suspension qui font supposer quelque attentat ä la pudeur. « Que tu ne ferais pas si j'étais lá? — Exactement : je m'ennuie de toi, je veux te voir. 23 / — Pour quoi faire? — Pour te regarder. Voir si tu respires et suivre ton exemple... » Puis c'est tout. Comme si eile n'en pouvait plus, si ä l'autre bout aussi les premiers papillons de ľhiver allaient droit au cceur. La porte est verrouillée, toute la maison plongée dans le noir. Je reconnais bien la toute mon Exa. Elle a jeté le souper. Elle est montée se rnédica-menter et se coucher. Seule au monde et bien déci-dée ä se réveiller seule en enfer. En proie ä touš ses demons. Moi le premier. Moi le pommier, dirait Alter Ego... Fini, je me dis, je ne joue plus!... Mais je suis descendu trop bas, je ne peux plus sauter pour m'échapper sans retomber au fond. Je suis fait comme un rat, transi de peur qu'elle meure, ďarri-ver trop tard pour la faire vomir, la gaver de café, ľobliger ä marcher. Comme la nuit oú eile avait refuse de nous accompagner au cinéma, « en partie carrée », et qu'elle avait réussi, qu'elle avait détruit nos rapports de bon voisinage entre ménages... J'avais défoncé le soupirail, que je suis force de défoncer encore, ä coups de pied dans le panneau que j'ai trop bien cloué. Julien avait su quoi faire, on s'était relayés pour la tenir éveillée, la sauver d'un coma. Elle lui en a soi-disant voulu d'avoir viole son intimite, ľavoir vue souillée, débraillée, les seins ballants « comme une chienne ». Elle ne le lui pardonnerait pas. Ni ä «l'autre » tant qu'ä faire. Et la Petite Tare, qui n'a jamais pu supporter la moindre hostilité, a decide Julien ä vendre, ä 24 retourner en ville. Et la distance allait se tendre entre nous, nous Her. II témoignera, je me dis, en grimpant l'escalier. Avec sa parole exercée, son aplomb, il les convain-cra. II me protégera, il adore ca... Accroche-toi, peureux, ca va cogner dur!... Nous n'avions pas le choix, c'était eile ou c'était moi, je me dis, déjä pendle sur un passe... Mais méme si mon chahut n'a pas réussi ä troubler son sommeil, ca va, ga va, je le sens, par la porte entrouverte, ä la force et la régula-rité de son souffle. Elle ronfle ä moitié : eile s'est épuisée, démolie, et sa machine travaille dur ä se remonter. Que Dieu la protege des sans-cceur. De Lui le premier. Minuit, 9 descembre. On n'attend pas ľheure. Aprěs deux cigares et tout ce qu'on a avalé comme autres gaz de combustion, on a besoin vite fait ďun signe, une flěche de direction. Installé sur la table, au milieu de la cuisine, on se remet dans le gros cahier... Malgré tout, malgré le fiel qu'elle lui fait encore cracher, Alter Ego n'en voudra pas ä Capricia. Elle a joué avec lui des jeux de son äge et tant pis pour lui s'il n'a plus la dent assez dure : « Non tu ne ťen ; repentiras pas, non je ne vais pas te tourmenter : je ne te ferai pas payer ce que tu m'as donne... Allez, petite vache ä moi tout seul, va ton chemin. » II n'a pas ľair plus avancé que moi, qui qu'il soit. II me renvoie ä moi, ä regarder qui je suis, et si je suis bien réíléchi par ma glace. Qu'est-ce qu'un 25 í homme, ou peut-on en étre un sans s'appartenir, sans choisir les actes et les mots qui vont nous défi-nir, qui nous créent ? On a l'air de quoi devant soi si on ne se ressemble pas, si on ne se reconnait pas ?... Ä quel monštre au juste est-ce que mon cceur se debat tant pour donner la vie quand ses battements nient ce qui m'appelle et qui m'attire, qui répond oui ä tout ce que je suis, quand je me cramponne ä ce qui me fait mal et me mutile au lieu de partir sur le coup, courir la voir, tenir dans mes yeux d'un seul coup, puis touš les instants d'apres, en une repetition ininterrompue de possessions, tout ce que je demande?... Je peux rester une heure ou deux, me laisser porter toute la nuit si je veux, et toujours en montant. Et pas de danger, ce n'est pas vrai, ce serait trop beau : on ne se tue pas en retombant de si haut. On se rompt et c'est tout, encore assez cos-taud pour ramasser ses morceaux, se remettre en chemin et revenir ä den. Je tombe au ha$ard, en feuilletant, sur un billet qu'Alter, s'absentant pour le mauvais motif, adresse ä sa « Too Much », partie faire des ménages. A moins qu'il n'ait renoncé, puisqu'il l'a conserve. « Tu sais tout. Tu sais sans le chercher pourquoi je suis parti. Tu sais sans regarder que j'ai vide ton tiroir. Quand je t'aurai tout pris, tu sais que je ne reviendrai pas. Mais il y en a trop, tu sais que je n'y arriverai pas. » C'est signé O.S.F... On S'en Fout? Opprimer Sans Fatiguer? Orgie Sans Fin? Othon de Sans-Frousse?... Je proměně un peu les fourmis dans mes jambes. Elle a sürement planqué les clés, ce qui me met ä ľabri. Je jette un coup ďceil dans ľatelier, par acquit de conscience : elles traínent, et bien en vue, comme expres, sur son bureau. Je leur substitue un billet, adressé ä ma Mal-Aimée. « Tu m'as fait ton petit numero, je te fais le mien. Tu m'as arraché le cceur, je vais ťarracher le tieň. Est-ce qu'on s'en veut tant qu'on ne peut plus se passer ľun de ľautre ? Est-ce qu'on peut continuer comme 5a, ä se torturer, ou si on ne peut pas continuer autre-ment?... » C'est foireux mais šije ne reviens pas, je ne serai pas parti comme un goujat, je lui aurai fait des adieux. Pour filer droit dans la tempéte, bien couper á travers les rideaux de feu blanchis par le vent, qui les tord en des efforts qui secouent ľauto, qui les déchiquette en crépitements de metal mitraillé, il faut foncer ä toute vitesse, il faut ignorer le tremble-ment et peser sur ľaccélérateur. De quoi j'aurais peur? D'etre damné? J'y suis deja, dans le trou. Une bonne embardée me donnerait plutôt des ailes, comme si j'allais y échapper. Une petite pression encore et je me retrouve au niveau ou je me cher-chais. Elle est aussitôt la, dans l'interphone. Ah le bel éclat de voix. Si total, si complet, tout y est, je pour-rais m'en contenter, me dispenser de continuer, d'aller au-dela. Une balle. Une bonne balle. En pleine poitrine. «Tu es foul... » Pas l'ascenseur. Mes propres moyens. Grimper 26 * les volées oú c'est comme ľécho qui frémit. Fran-/ chir les paliers en transgressant le rougeoiement qui commande un exit. Elle me regoit avec un cadeau, cache dans un de ses poings tendus. Je touche et je gagne. Son cceur. En chocolat. Elle peut faire une croix, je ne le lui croquerai pas, je ne mange pas de ce pain-lä. Elle n'aurait pas plutôt quelque chose qu'il se passe quelque chose oú ga passe, grappa, vodka, tequila? Ľimpertinence a ľheur de la réjouir et ma main, trouvée glacée, celui d'etre mas-sée, comme si eile ne la caressait pas, si 9a ne paraissait pas. Méme, eile la porte ä sa joue puis, v comme ä un prélat, moi si rat, ä sa bouche. « Arréte-moi ga. Tout de suite. » Pourquoi, eile veut savoir pourquoi. On n'a plus le droit de baiser la main qui vous bénit ou quoi? «Je te connais, tu en prendrais ľhabitude... Tu n'en a pas assez, de mauvaises habitudes ? » Elle voit que ľidée qu'elle en ait me plait et eile fait, en se voilant un osil avec les cheveux, celle qui a les pires qu'on peut imaginer. «Je suis contente de te voir, espěce!... C'est au-dessus de tes forces? — Exactement... Toujours ä la merci d'un petit remontant... » Elle se résigne. Elle m'aura eu cinq minutes ä jeun. Elle s'en contentera, comprenant ou pas que je ne supporte pas de ne pas me trouver en un état second en sa sacrée presence. Tiens, eile va méme féter ga. Elle vient sur le canapé m'accompagner, avec un verre aussi plein que le mien, et ses propres moitiés de citron pour lécher le sel dessus et bien s'exciter les papilles, méme si pour une petite nature c'est la gueule de bois ä coup sür, le foie dans tous ses états éruptifs... Mais il faut bien de temps en temps qu'elle se sacrifie eile aussi. Ca ne nuira pas non plus qu'elle ait de vraies raisons de gémir pour une fois, de räler, qu'elle n'ait pas ä se psychanaly-ser pour trouver de quoi déranger le monde, l'ameuter... Hein?... Elle me répond avec ses pieds. Elle me les donne ä déchausser avant de les jucher comme des extrémités bien élevés sur la table ä tchai, quelque chose ďéminemment turc, de turc depuis que les Turcs étaient forts comme des Turcs, un souvenir de sa měře, oú j'ai garé telies quelles, encroútées, mes bottes de sept lieues par jour. C'est un de nos secrets pervers qu'elle ne demande pas mieux que je salope un peu son impeccable inté-rieur, laisser percer ma hargne et me laisser pour ainsi dire jouir du bonheur de Julien en le sabotant. « Qu'est-ce qu'on est bien?... On n'est pas bien? — Cette affaire!... Parlant de cette affaire, tu m'as dit que je verrais, tu m'as dit tu verras... Qu'est-ce que je verrai ? » Elle se gratte la téte, eile se la secoue, eile a beau chercher sur eile, autour d'elle, eile est désolée, eile a dů se tromper dans ses pronostics... Tout est bon pour jouer, se faire un peu rigoler. Ca se passe toujours plus ou moins de méme, on se fait un peu rigoler, c'est tout. L'objet est dans le courant. Ľintensité ä couper au couteau. Le dan- ^ ger. La cruauté et la fragilité d'un sursis trop court 28 29 d'une autre minute encore. La mediocre horreur annoncée, certaine... Un regard devient une brise et fleurit tout un pre. Un soupir une bourrasque, et répand ä fleur de peau des feux de forét. Aprěs un long silence, au bout d'une de ces plages oú on a souhaité tout le long qu'elle n'en ait pas, de continuer sans revenir sur nos pas, eile se prend ä avoir trop bu, eile déparle. « Que je peux lécher mon sei sur ton rond de citron? Ľa ľair tellement plus bon que le mien... — Cest un symptóme, c'est súr. Mais va savoir ä quoi c'est lié. A quelle evolution morbide... » Je la laisse essayer pareil, puis recommencer, bien imprégner sa langue et son palais, sans grand résul-tat. « Sert ä rien... U y a comme une distorsion. II faudrait que je sois toi, je crois bien. Que je goüte avec tout ce que tu es, que tu as, et je ne peux pas. Sert ä rien, sceur ä rien, bonne ä rien qu'aller se coucher, je crois bien... » Dans son effort pour se lever, eile s'appuie sur mon épaule et finit par y choir, de tout son poids bientôt secoué par une quinte ďhilarité. « Hé, est-ce que tu le lui fais ?... J'y ai pas mal tra-vaillé depuis le temps, pas moyen, je ne peux pas vous imaginer en bete ä deux dos... Mere Exa de la Pattenlair?... Ca ne colle pas!... Non mais hé, sérieusement, c'est important, c'est pour mon superalbum intime, tu le lui fais ou non? — Avoir un nez si délicat et le fourrer dans des ordures pareilles!... » Ca la redéchaíne. Elle n'a jamais rien entendu de si tordant. Elle vous apprécie comme il faut. Ä votre injuste valeur. N'empéche. Exa a beau ne rien aimer de ce que je fais, ni les blagues ni l'amour que je lui fais, eile n'est pas si vieille ou si moche. Súr, eile a dix ou douze ans de plus qu'elle mais eile est de mon äge, et eile a un corps d'amoureuse, épa-noui, vibrant, savant, c'est méme ce qu'elle a de mieux, sinon tout ce qu'elle a de bon. « Qu'est-ce que tu fais? »J'ai éteint et je reste lä, avec rien qui lui survivra quand eile s'endormira, sinon le plein que je fais de tequila. «Je ne ťentends pas!... »Je ne réponds pas, pour ne pas me laisser tirer vers son lit, puis tomber dedans, m'enfoncer jusqu'a ce qu'il se soit refermé sur moi, avec ces dents qui m'arracheront tout le dedans quand ľheure de ľarrachement sonnera qui sonne déjä, qui ne cesse pas de sonner, quelque part oú il est toujours trop tard. « Viens me dire au revoir!... Espěce!... » Ca y est, je me sens aller, perdre connaissance. On est plongé dans un parfum de fleur, la seule de son espěce, aussi ressemblant, délicat, que son visage. C'est lui dans le noir qui me saisit par la manche et me force ä m'asseoir ä la place déjä faite. O.k. salut, je dis. Eh bien non, eile répond, attends, donne-moi le temps. « Le temps de quoi ? De me donner le coup de grace?... Mais mais mais je ne ťai rien fait moi!... Donne-moi plutôt un coup de main, un coup de cran pour partir. Pitie, putain! 30 31 — Cest toi, putain, qui n'as pas pitié de toi. Cest toi qui me fais mourir ä te voir lutter de la sorte et ne rien pouvoir faire pour toi. Secoue-toi tout de bon, putain, et bazarde-moi tout ga, casse ta chaine. » Non. J'y tiens. Justement parce que je tiens ä toi. Et que tout ga te tient. Que tu es dedans, que tu t'es formée dedans, qu'on s'en nourrit. Cest un enfer mais c'est chez toi. C'est la que je ťai trouvée, que je ťai gardée, que je dois retoumer si je veux te trou-ver encore, te garder encore. Je ne me sauve pas parce que je suis un trouillard, pas le petit trouillard que tu crois en tout cas. C'est de Satan en personne que j'ai peur. Qu'il me barre la porte. Ta porte. Je le sais mais je ne le comprends pas assez. Je n'ai jamais ose m'expliquer ä fond, et c'est le mieux que je peux faire. Ca la fait rigoler, et c'est le mieux qui pouvait arriver. Ah tu es complětement pété, eile dit, complětement épatée. Ah je lui plais encore plus qu'elle ne pensait. «Viens plus pres... Cinq petites minutes. Pas plus, promis. Je mets le réveil si tu veux. » J'ai l'air, complětement ridicule, de défendre ma pudeur. Elle en profite. « Embarque, on n'ira pas vite. » C'est ä double sens, mais pas celui des mots de la chanson ', ou celui qu'on pense. Sous son édredon, qu'elle a soulevé, on ne va nulle part, on est arrives. Partis chacun de son bout du monde, on se rejoint au bout du chemin. Et fourbu comme je suis c'est 1. De Willie Lamothe. en plein ce dont j'ai le goüt, ne pas pouvoir aller (ou raler) plus loin. «Je ťai dit que tu verrais... On va fermer les yeux et on va bien voir. Tu ne triches pas : si tu ne vois rien, tant pis, mais aussitôt que tu vois de quoi, tu me le dis... » C'est eile qui me le dit... Tu ne vois pas?... Je réve ou quoi?... Tu ne vois pas que c'est le bonheur total?... Qu'on s'est joué comme un tour?... Qu'on s'est comblés de tout ce qu'on cherchait, comme si on pouvait se le donner sans 1'avoir?... On n'est pas les deux plus grands magiciens qu'il n'y a pas?... « On n'est pas. II n'y a pas. Ca n'existe pas. Quand je partirai, ga partira. Ca me laissera tom-ber. Ca me laissera massacrer par ce qui me rattra-pera... » Elle y voit, eile me blinde, en m'enveloppant dans ses bras. Elle m'ensevelit tout vif, si vif que je sens, méme ä travers mon blouson, je ne sais quels seins, gonílés, charges, que je ne lui connaissais pas, désincarnée comme eile semble, angélique. «Je sais, je sais, mais on ne sait jamais... Si on en met un coup, si on le veut ensemble et qu'on se concentre assez, peut-étre on ne se réveillera pas... On va mourir, ou quelque chose comme ga, bien :» clos, pas moyen d'en sortir pour aller gäter son plai-sir... » Ca m'émeut mais ce n'est pas net. J'ai trop souvent la méchante impression que le vrai jeu qu'elle joue s'ignore, et m'ignore, qu'elle me prend pour « un autre » et qu'elle joue avec moi ä le rete- 32 33 nir, lui, ä s'accrocher jusqu'au bout de la nuit á lui toujours parti, perdu, ä qui, méme ä elle-méme, eile ne saurait avouer qu'elle en pätit, qu'elle s'ennuie, qu'il la néglige et que 9a ľhumilie, 9a l'amoindrit : ce serait un trop grand péché contre ľamour, eile qui ne sait rien ficher parce qu'elle n'a rien appris qui aurait détraqué sa machine ä réver, parce que moins on en sait mieux c'est pour vivre ďamour, étre assez pur, assez innocent pour n'étre méme pas tenté de vivre autrement. De temps en temps, quand 5a force, pourquoi tu ne ľaccompagnes pas, je lui ai demandé une fois. C'est lä qu'elle m'a donne son vrai nom, et qu'elle m'en a dit un peu plus long, ä côté de la question. « C'est un milieu puissant, envahissant. Ils ont un contrôle, un discours sur tout, et comme si tout ľintérét de leur poids, de leur grosseur, était de ťécraser. Te faire servir et sinon te sentir au-dessous de tout, múre pour une bonne épuration. Qui c'est que vous étes, qu'est-ce que vous faites, montrez-moi votre etiquette!... Je suis un petit poids mort, une petite tare, mais ils aimeraient trop 9a, ils ne le sauront pas, je vais garder 5a pour moi, ou régaler quelque pauvre imbecile qu'ils auront jeté dans leurs poubelles. C'est fou tout ce qu'ils ont comme poubelles. De plus en plus profondes et plus féroces. Ils adorent 9a. Jeter. Je ťai, je peux te jeter, mais je ne peux pas te le prouver tant que je ne ľai pas fait, que je te ťai pas jeté, alors salut je te jette.» II m'attaque aux yeux, il va me les crever, je sais qui c'est, je le reconnais ä ses longs dards, lancés á travers les rideaux, plantés dans mes cheveux, penetrant deja ma coquille. C'est le Monštre, notre Monštre, l'Ogre de Barbarie qui léve, encore plus traítre á ces hauteurs. C'est celui d'Alter aussi, dont je lui ai parlé pour ľendormir. II ľa traité de Porc-, de Verrat-Épic, quand au lieu de se trouver mort dans le lit de Capricia, il s'en est trouvé chassé par Lui. Elle a roulé sur mes clés, glissées de mes poches. II s'agit, sans troubler son si joli sommeil, ďécarter un membre ici et lä, ou sa chemise aux couleurs des Cardinaux de Saint-Louis. Ou des Orioles de Baltimore. Elle en a tout un assortiment. Les plus lyriques. Celles qu'Emily Dickinson, qui aimait les oiseaux, sinon le baseball, aurait choisies. Alors il s'est produit ceci, qui m'a glacé, qui m'angoisse encore. Un regard pergait ses cils, bien aigu, bien tendu, et qu'elle a dérobé quand le mien ľa surpris. Elle a continue, persisté ä m'ignorer comme si aprés m'avoir vu en si faible proie aux horreurs de ľaurore, eile avait eu trop honte pour moi, eile n'avait plus pu le supporter. Elle savait avec quoi j'allais m'empoigner encore. Elle m'a laissé aller, sans me saluer ni rien, me montrant á moitié son derriěre, que j'avais découvert, expres, pour voir jusqu'ou son impudence irait. Si eile a pu me faire 9a, me laisser choir, me lächer comme 9a, pour rien, ou pour rendre un mal que lui fait Julien, en quoi je ne suis pour rien, je ne 34 35 peux plus me fier, c'est fini!... Si 9a peut s'expliquer, tant mieux, mais je ne poserai pas de questions, ga viendra ďelle ou ga ne viendra pas, ga ne reviendra pas, 5a va venir de s'éteindre... J'ai déchiqueté sur les lieux mon ticket de sta-tionnement. Puis j'ai roulé, comme un roc dans un precipice, et j'ai trouvé la maison vide. Exa est dis-parue. Qa n'arrange rien non plus. Payer plus tard, c'est payer plus eher. Voici ce que j'ai toujours craint et que du moins je n'aurai plus ä craindre. II fallait que ce soit par-fait, et c'est fait, ce ne l'est plus. Une étincelle et le dirigeable est consume. Voici les cendres et pous-siěres, avec les larmes et le fiel, pour faire une boue bien prenante. Une mud. Engluante. Engloutissante. II n'y a plus d'air sans Petite Tare, rien pour vous porter, ni ďaéroport. Et on ne recommencera pas, on n'en cherchera pas une autre, elles sont trop rares, on a perdu toute une vie avant d'en trouver une et on ne vit qu'une fois... Je n'ai pas grouillé d'ici, pas bougé si ce n'est ä tourner, et ca n'a pas sonné. Si eile avait appelé, je lui aurais dit de ne plus appeler : « G'est en train de saborder mon menage. » Jubilant en dedans, je ľaurais écoutée mettre ga dans son bee, avaler ga comme crapaud, ah je ne sais pas ce que je ne lui ferais pas pour lui faire payer ce regard, si dur qu'elle a du le denier. Elle avait son «supergros mal de bloc de bois», c'est sür. Mais j'en avais un pas pire moi non plus, sans compter ce qui me pendait au bout du nez. 36 Comment pouvais-tu, hissée au-dessus de son propre horizon, me décocher un si violent rayon x, sinon xxx pour parier comme Alter, plus ravage que moi encore, misogyne amoureux fini, capoté dans le calembour et la contrepěterie. C'est moi ä present qui téléphonerai, je lui aurais dit, et toi qui poireauteras, autrement dit. Qui te fouilleras, comme on dit. Qui te brosseras. En attendant les occasions que j'aurai. Les commissions chez Steinberg et castera. « Tu me suis partout quand tu me quittes. Tu m'habites comme une grosse bébite. » Je cite... Ma propre Too Much (ce n'est pas encore ga mais ga viendra, le balai lui va trop bien) m'est ren-due. Simon la ramene. II ľa prise en passant ce matin, c'était convenu. II lui a fait montrer ses cartons pour une production ou il a du poids, cet avorton : un feuületon sur une victime du male qui s'en sort en écrivant un feuiUeton sur une victime du male... Elle lui fait jeter un coup d'oeil ä l'auto, voir s'il ne manquerait pas des morceaux, puis eile le fait entrer dans la cuisine avec eile, sure et réso-lue, plus un poil de fou. Pas le temps de rien voir : la main lui part, comme un coup de fusil puis un autre, aller retour. Je ne sais pas quoi faire de ga, personne ne m'a jamais fait ga. Les bras en bou-clier, parée pour en attraper autant, eile me porte ä rigoler et me demander plutôt oú mon cigare a bien pu voler, ce dont Šimon, deja embrayé ä reculons, profite pour s'éclipser. « Vous autres puis vos problěmes!... » 37 Dommage, il va rater l'allocution. Un tissu de sarcasmes ä se rouler par terre. Le topo tordu de notre vie telle qu'on la vit déjä. Plus ou moins. «Ca ne peut pas finir comme ga, c'est trop moche, on ne s'en relěverait pas, on se ramasserait ä l'asile... Voici ce que je te propose, et c'est tout bien réíléchi... Je vais t'entretenir. Comme une poule. Pas moi la poule, toi la poule. Plus besoin de te crever ä tenir les murs et porter le toit sur ton dos. Plus de fardeau. Je me charge de tout. Rien ä faire si tu sais y faire! Juste ä me plaire! Tu me feras des joies, je te ferai des petits cadeaux. Quand tu échoueras, tu te débrouilleras. Tu financeras tes trottes autrement. Tu bricoleras des petits trucs moins ingrats. Mais pas de manage ou de cuisine, en tout cas pas chez moi, ga me ferait l'effet de coucher avec la bonne, et tu es bien place pour savoir ce que je veux dire par lä... Libre ä toi de puer le cigare et la biěre, de téter tout ce que tu voudras, le telephone y compris, de rentrer au petit matin en cassant des carreaux, mais comme tout ga me déplait aussi, et que ce ne serait pas dans ton inté-rét : pas chez moi, dans un autre bordel, le mien ferme ä onze heures et on s'y tient comme du monde... Plus de scenes! Plus de jalousie! Ce qui gate ľamour, c'est les sentiments. Je n'en aurai plus, le cas est réglé. Je ne te demande pas si tu es ďaccord. C'est moi qui sais ga. Si tu veux le savoir tu me le demanderas. Une autre fois. Pour le moment, va, va, remue-toi, régale-toi, va faire un tour, ôte-toi de mon chemin pendant que j'abats tout un tas de boulot pour décrocher ce contrat et me payer ta gueule de pätre grec... » Et ga ne se moque pas que de moi, la Petite Tare est attaquée tout le long, par la voix de bébé, les petits airs et les tournures afľectées qu'Exa emploie pour la designer. Sans jamais la nommer. «Tut tut, on ne s'en va plus sans donner son bisou. » Je ne sais pas qui c'est qui lui a fait ga, si c'est Simon qui lui a secoué la carcasse ou le directeur de production qui réduit ses frais en forgant sur les compliments, mais méme si ce n'est que moi en la poussant ä bout, chapeau, c'est réussi, eile est trans-formée, comme eile est parfois quand eile met tout le chien qu'elle a ä se sevrer, au lieu de s'intoxiquer pour avoir plus de plaies á lécher. Je ne la suppor-tais tellement plus morveuse et douloureuse, emportée en eau de boudin, que ga vaut un bisou en effet, et je me paie sa gueule ä mon tour, mais pas au figure : de force, encore plus fort aprěs qu'elle m'a mordu, pour chasser le sang dans sa bouche, et qu'elle m'avale au lieu de me cracher. Je ne l'avais jamais vraiment embrassée de notre vie, de fagon que ga compte, qu'elle comprenne que je ľaime, á quel point, méme si ce n'est pas encore ga, comme eile dit, et qu'il ne semble pas que ga viendra. On s'est trouvés trop tard pour se sauver, on ne s'est méme pas trouvés, on est aussi perdus qu'on était. II faudra que je me le raconte avant d'oublier. Avant que mes mauvais coups m'aient trop sonné. 38 39 J'avais pris Alter dans mon sac, pour avoir de la compagnie, et je sortais... Elle m'a relancé, plus aussi ä pic malgré tout, plus touš les yeux bien en face des trous. Elle ne voulait pas, eile avait promis, eile n'a pas pu s'empécher. La chair est faible... « Tu as bien compris?... » Ľamour ä la piece, au compteur, au sismo-graphe ?... Je suis diplome. Facon de parier. «Je m'en fous moi. Toujours prét!... » Rapide avec 9a. On se demande un peu. Mais il n'y a pas de quoi... G'est correct. « Cest o.k., I'd fuck mud, tu me ferais aimer la boue si tu en étais, (J la vraie boue bien entendu, pas la boue debout comme on en voit se promener partout. » La Too Much a perdu le goüt : eile se plaint qu'elle vieillit, que qa la refroidit de se voir flétrir. Et c'est ce qu'Alter lui a répondu, ä part soi il faut croire, mais ce n'est pas clair. Pour meubler mes loisirs élargis, declares totaux, et voir un peu ce que ga donnerait en longueur de temps, je n'ai pas coupe par la montée du Milieu / aprěs avoir pris mes panatelas chez mes demoiselles Arpin, mes deux Parques au lieu de trois, qui ne vieillissent pas, elles raccourcissent. On refoule, elles disent... Je me suis laissé continuer le long du bord de ľeau épaissie par le froid, noircie par la clarté de la neige, et je me suis ramassé ä la jonction de ľave-nue du Mail, ä ľautre bout par rapport ä la direction que je prends quand j'ai des courses ä faire dans le Mail malproprement dit. Des commissions. Comme par hasard, je n'ai fait que me ramener, par un long détour, dans le tambour du super-marché, avec sa batterie de niches téléphoniques. Mais je n'y ai plus rien ä ficher, sinon me réchauf-fer. Du moins faire semblant, avec un orgueil qui me reglace aussi dur... Un ange était tombé du ciel, qui m'habituait á voler, ä ne plus porter á terre, et j'ai le culot de chipoter. Sur une mauvaise impression. Non, eile sent tout, ľétat oú eile m'a jeté lui est connu par ses antennes, et eile se plait ä m'y tenir, pour me preparer á je ne sais quoi, quel emploi... Je me suis remis en chemin en ruminant des douleurs qui alimentaient des desseins de plus en plus cruels, si applique que je suis passé sans le réaliser devant le Roi du Chien Chaud, oú j'aurais encore été ten té de me déshonorer en criant au secours. Et j'ai bou-clé en quatre heures un circuit oú je n'aurai tourné qu'autour d'elle et que je nommerai le tour d'elle en souvenir ďune journée amputee d'elle, avec rien que des moignons d'ailes : les petites charniěres en chair et en os. L'heure du souper était passée, et la table ôtée, selon la rigueur promise. Exa fignolait les croquis de La Femme qui aimait trop, si absorbée qu'elle n'a pas tourné la téte. Elle ne m'en fera pas accroire, eile n'a pas renoncé ä me nourrir, ä ce meilleur moyen de domestiquer, en infantilisant. J'ai fouillé dans le frigo, en le brutalisant. Elle a sursauté, ä tout casser, pour bien marquer qu'on ne derange pas une artiste inspirée. « Excuse! II faut que je picore... » / Brillant. Doué comme je suis pour la conversa- 40 41 \ tion, aussi bien rentrer dans ma cage, encore appe-lée la bibliothěque méme si les rayons sont vides, ä part les cailloux que j'ai mis, sur le plus adéquat desquels un bourdon jouit, pattes en l'air, de son repos éternel. Sans fenétre et n'ouvrant que sur ľintérieur, c'est si tassé que j'ai renoncé ä déployer le divan pour dormir, ce qui a vexé Exa dont ca supprimait la place, et qui n'est plus venue m'y sur-prendre avant le café... Je ne me plains pas, ca me convient, je m'y sens contenu, enveloppé, bien plan-qué. Et c'est devenu le reposoir de mon adoration perpétuelle... Je grignote un crouton en épluchant les travaux d'Alter, qui en finit encore avec sa petite maitresse. Si tu t'en vas, il lui a dit, laisse-moi ton corps en souvenir. II en a fait un poéme : « Leave your body behind ». Ne reviens pas toujours Reviens juste unefois Lafois dansée collés Souffle court dans le cou Tu ťes laissée aller Une perle a roulé Tu vas au petit coin Regarder d'oü ca vient Derision ou vrai piége ä la retenir, sinon pres de lui, ä ľintérieur de lui, je dois tout exhumer mot á mot, piocher au fond du gächis, des pattes de mouche et de cancrelat enchevétrées, oú ca se complique encore, bourré de fautes corrigées par des plus grosses ou des plus belles, trahissant en autres efforts impuissants celui ďéchapper ä la contamination culturelle, aux facons de parier deve-nues des facons de vivre, aux mots qui vous servent moins ä vous exprimer qu'on ne se sert de vous pour s'exprimer ä travers eux. II est mal enraciné, méme un peu plus mal que les autres... En survo-lant quelques pages au hasard, on voit qu'il a recruté sa Too Much aux États-Unis. II me fait ľeffet, ä ľäge qu'il a, ďavoir été ce qu'on appelait un beatnik, et ne plus savoir comment sortir de son groove, oú on ne sait que tripper quand c'est cool et flipper quand c'est trop heavy. Je viens ä bout du «jour» qui correspond au mien, et les contacts, les points de coincidence ont continue de grésiller : « Ne me regarde pas comme ci comme 5a. Pas toi. Je te le defends. Ľ n'y a que tous les autres qui ont le droit de me faire ca. » Adieu ma Petite Tare... Veux-tu que je te le chante tout haut? Sur ľair de La Bohéme?... Qa ferait une pierre deux coups. Qa ferait ton affaire et ľaffaire d'Exa, qui n'y verrait que du feu, se figurant que la vacherie qu'elle m'a faite en montant se coucher sans l'annoncer a produit son effet, que j'y réponds. N avoir jamais run chiffu ga ne me chiffe rien. Chiffer, / c'est leur manie, chacun sa manie, moi ma manie c'est de tenir le coup, les coups, question d'honneur, on ne se laissepas chasser ä coups de chiffěs. Ce qui me chiffe, c'est de ne pas trouver comment saisir I'objet dont il s'agit, trouver les mots 43 qui hi mettent unepoignée. Ce qu'on est, ce qu'on a dans son sac, ga n'a aucune importance, aucun sens, c'est la poignée par ou on les prend qui les leur donne, ce sont les mots, Us bons, pas ceux des autres, Us ont déjá servi, Us sont uses, Us vous lächent au premier choc. J'ai encore gratté, griffe, radé la nuitjusqu'aufond, il n'en est rien sorti, pas un mot qui ait ma voix, sa voix, pas un mot pour nous nommer ni I'un ni I'autre, Us étaient tons occupés. J'ai tout détruit et me suis endormi dans mes debris. Mais ce matin la page était blanche. Elle avail tout ramassé, tout efface, eile n'enferait pas assez si eile n'en faisait pas too much... Le pire, qu'Alter ne sait pas autant qu'il le pretend (son exuberance afľairée le dement), c'est qu'il a raison. II ne va rien attraper. II n'aura jamais ou s'accrocher que le baton qui lui sert ä battre l'air et retourner ses petits dégäts. II a intérét ä se surveiller. S'il se met ä trop me ressembler, je vais lui tirer la chaine. La sonnerie m'a reveille. Quarre heures. J'avais laissé l'appareil sur son guéridon mais laissé bäiller la porte. Je me suis vu lancer ä son endroit un regard comme celui qu'elle a fixe sur moi, et qui s'accroche encore. Gagné par sa dureté, je ne me suis pas levé. Cinq minutes aprěs, ga recommencait. Quand ga la prend, c'est urgent. Je ne me suis pas plus derange. J'aimais mieux ne plus dormir de la nuit. Quitte ä refaire tout notre cinéma ä ľenvers. En commengant par la fin, et comme si e'en était une. En me projetant dans ľharmonie auréolée de ce qui est fini, dans son eternite commencée. J'avais perdu Julien de vue. C'était mieux pour ma santé. II m'avait trop dépassé, il ne pouvait plus me regarder sans se pencher. La propriété voisine était ä vendre et j'avais les elés, je la faisais visiter. Julien passait par hasard, par affaire, un ceil ouvert malgré tout pour le chalet au bord de ľeau qu'il avait toujours en tete. On est tombés dans les bras Fun de I'autre, on s'est serrés si fort que tout ce qui nous avait séparés a vole en éclats. Comme il m'avait manqué, comme je ľéprouvais dans ľétat oú je m'étais mis, de plus en plus seul avec Exa de plus en plus soüle avec elle-méme. Et nous allions obstinément persévérer, jusqu'ä ľasphyxie, ä nous enfoncer dans cette fosse. Nous étions tout ce que nous avions, et tout l'amour que nous aurions, cha-cun se disant que plus personne ne voudrait du gächis qu'il avait fait de I'autre et qu'il ne pouvait pas ľabandonner ä une horreur qu'il lui reílétait trop nettement. Quand Julien est revenu, je me suis vide le cceur, mais en forgant sur les petits côtés divertissants, pour ne pas ľinquiéter, le degoüter de venir s'installer ä côté : « On est tombés l'un par-dessus I'autre parce qu'on avait trop bu, et on ne peut plus se déprendre! »Je recommengais aussitôt ä me distancer. En lui mentant. On n'était pas conjoints, cette malheureuse et moi, juste copains. II ne m'a pas cru, mais il a fait semblant de rien, et résolu de se tenir ä ma disposition pour m'aider ä m'affranchir. Comme il était trop pris, c'est ä eile qu'il m'a confié, eile dont il n'avait déjä plus le temps de s'occuper non plus. On la voyait parfois 44 45 trainer dans le jardin, gantée, coiffée d'un « gau-cho » noir qui lui occultait la figure. Absente. Anti-pathique. Elle ouvrait sa porte aux enfants Renaud, qui ont aussitôt plaque Exa, dont ils avaient gagné la difficile amitié et qui s'était amusée ä les costu-mer, mais autrement eile ne voyait personne. Elle est souvent de méme, a dit Julien : eile se retire, eile entre en religion... Madame avait refuse de nous étre présentée. Elle n'était pas préte. Et puis 5a se faisait mieux quand ca se faisait tout seul : eile croyait au chic des coincidences heureuses, ä la serendipity. Exa avait failli sauter la cloture et piquer á travers, pour aller au plus vite étrangler cette Greta... Un jour qu'elle ne répondait plus au telephone (une fantaisie qui la prenait aussi) et que Julien était naufragé en Abitibi, il m'a envoyé voir si 5a allait, me recommandant de ne rien forcer. Elle m'a recu en me touchant, comme une aveugle. Elle m'a garde une heure et demie coincé entre la porte et la moustiquaire pendant qu'il attendait au bout du fil au fond de son motel. « Ah c'est tou... Ah c'est épatant, j'avais un frere, i, i, il avait ces yeux-la, exactement... On dormait encore ensemble et il jouait deja Chopin. Le lar-ghetto du deuxiěme concerto. Trěs chaud, trěs mal-sain... II a dépéri. Tu le remplaceras, tu feras comme chez toi dans le trou qu'il a laissé... la... Ne crains pas, ce n'est pas un tombeau, c'est un palais... » Elle pressait la poitrine, avec ses deux mains, d'une beauté que je ne savais pas que des mains pouvaient avoir, d'une vie fragile, ä elles seules, d'oiseaux trop nus tout en petits bees cloués : « Et puis va, parents comme on est deja, la moitié du chemín est faite, ga ira tout seul... » J'étais k.o., je n'avais jamais entendu personne parier de moi avec un aussi grand sérieux aussi joyeux, la bouche émue, oú le rouge affleurait, oú les dents trop menues faisaient perler les paroles au lieu de mordre, et les yeux tout le contraire, tout clairs et tout insolents, tout ä moitié éclatés de rire. Elle m'a raccompagné, pieds nus dans le froufrou fleuri qui la couvrait jusqu'ä terre. Elle fuyait le soleil comme la peste : «J'ai du sang transylvanien, sérieux!...» De vampire, eile voulait dire. Sans encore daigner s'oecuper de Julien, eile s'est jetée au-devant d'Exa qui se défilait, courant pour la rat-traper, épouvantée de lui faire peur, tenant mordi-cus ä la rassurer, lui témoigner sa bienveillance... Une folle. Une ceuvre d'art, avait dit Julien. « Elle se suffit. On ne peut pas ľaméliorer, juste ľadmirer. — Elle fait peut-étre expres. » Elle aurait intérét. Piqué par le boulot, la bou-geotte, il n'avait pas un jeu pour s'embarrasser de personne. Surtout pas d'elle. Qui ľémouvait tant, qu'il n'aurait pas supporte de torturer, de plonger malgré lui dans le besoin, la dépendance... Qu'elle ne manquerait de rien, surtout pas de lui, je parie-rais qu'elle l'a promis, juré eraché... Qu'elle cache 46 47 un apre orgueil sous ses fragilités frissonnantes et que c'est pour imposer sa volonte ä ľamour méme qu'elle tient parole. / Je me laissais bercer par mon ressassement, rou-ler par les vagues oú se mélaient des enlacements chavirés, ivrement échoués, dont il n'est bon que de réver. Puis le jour s'est dressé tout hérissé, dardant ses rayons jusqu'entre nos deux eaux... On est fichu, percé comme un mystěre, et on attend, dans toute la splendeur de sa dérision, que ľautre se lěve aussi, toute hérissée aussi, qu'elle se soit répandue dans la maison, que ľanimation de son déploiement ait filtre ä travers les carreaux dépolis, qu'elle ouvre la porte en apportant un café, si longtemps désiré qu'on le recoit comme un sacrement administré par une sainte échappée de ľautel. Mais il s'agit moins pour Exa de s'immoler en me servant que de retar-der l'effraction de son intimite, l'invasion de ľespace oú eile s'affaire ä piloter son telephone et sa radio... Avec ma toilette et tout, ca lui donne encore jusqu'ä midi, oú nous déjeunons, chacun ä sa facon, et ä son bout de la table. Elle a horreur du yogourt et de la culture que j'en fais, oú son hostilité m'a fait m'entéter. Elle ne supportait pas non plus de parta-ger sa salle de bains. J'ai du me bricoler quelque chose dans un coin, avec une douche, un lavabo. Mon bordel ä bras, eile ľappelle. Et Dieu seul sait ce qu'elle entend par lä. / Je ne suis pas difficile. N'importe quelle lavasse pourvu que ce soit chaud. Mais lä, eile s'est sur- passée... C'est vraiment trop effrontément sulfu-reux. «Tu as mis quoi dedans, beauté fatale? Un ) philtre d'amour? — J'ai fondu de la neige. L'eau est coupée. » Je n'ai fait qu'un bond au sous-sol. Vingt degrés au-dessous de zéro s'étaient engouffrés par le soupi-rail et le tuyau gelait, gonflait, menacait ďéclater. Je ľai sauvé in extremis avec la bonbonne ä souder. J'ai recloué le panneau, mais pas trop fort. On ne sait jamais. Je me le suis toujours dit et je n'ai pas encore eu tort. « On a frôlé la catastrophe. Tu aurais du m'aver-tir. — Et me taper tes yeux pochés sur un estomac vide ? » Cest ainsi qu'épuisé, bafoué, je suis parti faire mon tour ďile allonge en tour d'elle (ou vice versa) et que grelottant, transi, j'ai réussi encore ä résister au tambour du supermarché mais pas ä la cabine éventrée du Roi du Chien Chaud... Mais je me suis bien rattrapé : je n'y ai pas été de main morte. « Ca vous fait passer une nuit blanche, ä vous ronger les sangs, 5a ne vous dit méme pas au revoir, pour ne pas s'arracher la gueule, pour qu'on ne s'en remette pas, puis ca remet ca, ä quatre heures du matin, quand le coup nous a fmalement assommé et qu'on dort, depuis un gros quart d'heure!... » Le temps que ma Petite Tare en croie ses oreilles, eile se met ä pleurer. Elle qui m'attrapait comme une bouée, avec des oh et des ah, eile se noie. 48 49 T Jamais Julien ne lui faisait de reproches : eile me l'avait dit pour me prévenir, avec des yeux qui fai-saient réver d'etre celui qui les faisait réver, qui les faisait couver ce qu'ils concevaient avec cette cha-leur-lä. Tant pis. Tant mieux. Pire c'est moins on se fait charrier... C'était sans issue. Un cas de coup de baguette magique. Elle ľa donne. « Attends, 9a ne compte pas, on tire la chaine. » On raccroche, on recommence. Tout est efface, rien ne s'est passé aprěs la fois d'avant. On fait comme on faisait les premieres fois, quand il fallait que ce soit toujours plus bon que la derniěre fois. «J'ai eu un gros coup de caf... — Tu as bien fait. — Tu sais quand on se reveille en sursaut dans le noir, qu'on a perdu ses repěres et que 9a ne revient pas. Méme aprěs, on reste avec un bout de conscience accroché ailleurs, tout le joint ne se refait pas, tu sais ? » Elle ne veut absolument pas raconter son cauchemar. Ca ne se dit pas, eile dit. Mais eile se résigne, un petit peu, ce qu'il faut pour ne pas couper la communication, comme l'autre matin, ou 9a sem-blait volontaire, extrémement, une nécessité raison-née de se retrancher, se mettre ä ľabri de moi, qui lui créais plus de besoins que je n'en comblais, qui lui faisais désirer que je reste encore pour m'en aller encore, comme quelqu'un qu'on connait... Sans avoir l'air d'y toucher, avoir méme efíleuré mon probléme, eile me fait l'effet de remmancher tout 9a ä mon gout, per9u comme pervers. «Je me suis comme laissée aller dans mon réve, aller trěs fort, tu sais, et 9a m'englue, 9a me tient encore, je me sens encore tout ä moitié mal tripo-tée, dégoutée. Ce n'est pas mon affaire, les plaisirs solitaires. — Ne meurs pas, ce n'en est pas. — C'est quoi? Tu ťy connais? — Tu ne faisais pas súrement tout 9a toute seule, 9a ne vaudrait pas la peine de réver. — Tu voudrais bien le savoir... — Non, 9a va, je me sens assez tripoté comme 9a. » C'est le genre de grossiěreté, trop conjugate pour notre santé, oú je me defends de verser, mais ces fa9ons la font rigoler á coup sür et je tenais ä la faire rigoler, quitte ä le regretter... Nous sommes réconciliés. Elle plus que moi. Comme dirait Corneille, eile ne m'a pas ôté ďun doute. Je suis laissé sur ma faim par des allusions qui font trop adroitement tout supposer sans rien expliquer. Ce n'est pas net, sinon pas honnéte : outre qu'elle jouait sur ľambiguité pour me flatter, comme si j'avais de ces vanités, comme si nos rapports pouvaient s'aventurer sur les sentiers battus, on ne sait pas bien comment et quelle nuit (quand on dormait ensemble ou quand eile m'a lancé ses signaux de détresse) a sévi le cauchemar qui lui a fichu son coup de cafard... Je lui ai dit que je la rap-pellerais. Mais pas quand. Je n'ai pas le choix. J'ai vu jusqu'ou va son pouvoir et si je continue de lui en donner, une chiquenaude bien placée va me 50 51 démolir. Avec Exa, on dira ce qu'on voudra, on ne risque rien. Un petit malheur égal. Gonsenti. Sans surprises. Je n'avais pas fini de me le dire qu'elle m'en a fait une. Elle a tape au plafond, comme il arrive avec ses accěs de toux nerveuse, si violents qu'ils la font suffoquer. Je me suis précipité pour la soulager, trouver son inhalateur, jeté sous le lit avec horreur d'une fois ä l'autre. On peut se tromper : eile me recoit le plus décrispée qui se peut, flottant dans le nuage exhale par sa veilleuse. Chapeliěre avant tout, eile a la passion des plumes, eile met les plus riches en bouquet dans des vases ä fleurs. Elle m'en préte une, émeu ou marabout, et ce n'est pas pour écrire un mot, sinon sur son dos, qu'elle me découvre en se retournant. « Plais-moi!... » Quoi?... On fait comme on a dit, eile dit. On fait tout et eile rien du tout, eile veut dire. On va bien voir. Aussi-tôt que ľanime une envie, je lui retiens la main, lui confisquant bientôt les deux, puis la bouche, et eile n'entend bientôt plus du tout que je sois doux. Elle s'est bien débattue, mais ca ne prouve rien, c'est sa nature, eile se debat toujours, eile se bat tout court, en condamnée ä mort furieuse. Elle s'est endormie dans sa sueur. J'en ai profite pour jouir un peu d'un confort que je n'ai jamais trouvé que dans son lit, dont eile m'a toujours chassé, dans ces draps qui me font, Dieu sait pourquoi, l'effet d'avoir séché au vent sur une corde ä linge. « Qu'est-ce que tu fais la ? » Scandalisée. Comme si eile ne me connaissait pas. Ou si j'étais le voisin. Le boiteux de la station Texaco. Renaud. Elle me donne mon congé, de la main ä la main : un billet choisi parmi ceux ranges ä cet effet sous ses oreillers. Le plus petit, ca a bien l'air. Sacrée farceuse. Alter ne se nomme jamais. Ni sur la couverture du cahier, ni dans les lettres intégrées au texte. Tout au plus signe-t-il « your O.S.F. » quand il s'adresse t^/ ä sa vieille en la traitant de « dear S.F.A. ». Or, j'ai decode, je crois, et par hasard encore, ce dernier acronyme. Je dilapidais gentiment mon petit cadeau ä la Brasserie, et je venais de refermer les pages ou je ľavais étudié, quand je suis retombé dessus dans le Journal. Un Hell's Angel noyé le portait tatoué sur un bras. Mis pour Sweet Fuck-All, ďaprěs la legende. Ce qui ferait de la Too Much, dans le ren-versement des valeurs propre ä ľamour, une «jolie foutre-rien ». Mais c'est tout, ca ne m'apprend rien. C'est comme autre chose : un coup qu'on le sait on n'est pas plus avancé, on est ramene dans sa petite case depart... Mais je ne demande pas mieux, je suis traité comme un dieu dans sa petite case depart, oil plus on sera d'O.S.F. et de S.F.A. plus on rira. Gagné par le bien que me faisaient mes consom-mations, qui devenait par contagion du bien que je me disais de ma Petite Tare et de sa petite case depart, je me suis ouvert et laissé envahir par tout ce dont je ne savais plus pourquoi je me défendais tant. Plutôt qu'ä ma raison, je me suis fié ä mon instinct de perdant. Et j'ai perdu... Je suis retombé sur 53 Julien, dont ľafíaire qui le requérait pour la semaine a été remise, et que mon feu aussitôt rabattu m'a fait traiter comme un éteignoir. II n'a pas apprécié. II s'est froissé pour une fois. A froid bien sür. Sans affront. II a le tour : dans son metier, on ne rompt pas les communications, on les met en danger, d'un mot ä l'autre, un pas assure d'un côté de la créte, un de l'autre. II m'a demandé combien j'en avais pris, curieux de savoir ä partir de quelle quantité on se met ä donner du mal ä ceux qu'on aime au lieu de la sollicitude inspirée par les sentiments dont on est animé. Ca coupe un sifflet. «Je ne me connais aucun droit sur toi. Ou sur eile. Tu peux compter lä-dessus. Mais qu'est-ce qu'elle a? Qu'est-ce que tu lui as fait? — Est-ce que je sais, moi?Je ne sais méme pas si c'est moi qui lui ai fait de quoi... » Je ne le vaux pas, mais on peut jouer ä deux sur les mots. «Tu lui en veux ä mort, eile dit. Pour une bagatelle. Tu ľas disputée, il paraít, et que c'était violent... On peut me la mettre dans tous les états qu'on veut, si qa lui plait, mais pas celui-la... — Tu ľas dit : tu n'es pas mon pere et tu n'es pas le sien non plus. Moi, je le sais. Elle, pas assez. — Tu serais surpris de savoir qui en sait le plus. » Je ne le suis plus. Qui sait, il ne se suit peut-étre plus non plus. « C'est celui ä qui eile en dit le plus... Tu sauras ca, vieux. Ä part 5a, quand c'est qu'on refait les fous, qu'on reprend un coup, la bonne quantité que tu disais tantôt?... » II n'a pas répondu. Pas vraiment soupiré. II a chassé ä travers le nez le peu qui le génait, qui le peinait, dans fair que je lui faisais respirer. « Si tu as fini de m'écceurer, passe-moi ma petite case depart. » II n'a pas voulu. Elle n'était pas dans un etat... et moi non plus. II ne m'a pas raccroché la ligne au nez, il a attendu que je le lui fasse. Comme si c'était lui que je détestais... C'est moi que je déteste! Jusqu'oú ne faut-il pas tomber pour faire une pareille erreur sur la personne. Mais com- 1 ment trouver son chemin au fond de ces fumées et I ces miroirs ? On est comme tous aussi alter qu'Alter, qui n'a d'amour que pour sa Too Much mais qui ne se tord et ne se mord que pour la derniěre venue. Ainsi cette Bri ramassée au Manoir (ou je vois celui dit du Pont, ou j'ai intéressé ma propre furieuse et trainé tant ďannées avec eile). II ne se possěde plus depuis qu'il ľa eue. Ernie, en grand seigneur, invi-tait tout le monde á trinquer, pour la féter. Alter l'a fait danser et eile a pris feu. Ernie voyageait beau-coup. Aux toilettes. En son absence, eile s'est laissé s toucher et n'a plus pu se contrôler. Elle lui a donne les clés et ľa rejoint dans ľauto. Prends tout ce que tu peux au plus vite et fiche le camp. II ľa rac-compagnée ä sa table, il est reste, il ne pouvait plus la quitter. Ernie s'est douté de ce qui crevait les yeux et il a tant insisté que ga a mal tourné, « on a 54 55 été force de lui casser la gueule ». II a beau avoir son numero, eile lui raccroche au nez. II recommence encore sa lettre. II la corrigera autant de fois qu'il faudra pour se donner comme il se voit, plus grand poete qu'il n'est, mais quoi. «Je me mets ä genoux dans la neige et eile ne I fondra plus jamais sous moi, méme en été, si tu ne •' me pardonnes pas ce pugilat, ma Bri, mon dernier \ abri, ma houri, ma noire, ma petite mere ä boire, ä i j s'enivrer pour voir si tu ne me verrais pas plus beau, I ! á chanter Ashes of Love ä tue-téte au Manoir avec Ernie qui tapait dans ses mains sur un autre tempo, content cretin, et la bonne femme aussi, eile se met ä genoux aussi, avec son seau et son torchon, eile prie ä la sueur de son front pour le repos du guer- rier, qu'il ait la paix qu'on leur promet, et c'est force, c'est ä toi qu'elle s'adresse, il n'y a que toi qui peux me la donner. » De Gapricia, « mon enfant sortie toute nue du droit chemin, ma trop petite sceur», plus trace. C'est comme ca que 9a vit. Mais au moins 9a vit, ca. Ca ne traine pas, comme de ce côté-ci, comme cet empoté-ci, cet embusqué, petit parleur ä personne, grand faiseur de peurs ä lui tout seul... Attends que je montre un peu ces délires ä la Petite Tare, que ca étendra raide, eile qui ne vit que de poesie, abonnée aux plus minables revues, cor-respondant avec tout ce qui se drape dedans, hantée par la joie de flairer un tresor, tremblant de rater Emily Dickinson quand eile va repasser, de ne pas savoir étre un Higginson assez sensible, aussi chaste 56 et dévoué. Cest son truc : un saint des saints oü je suis le seul qui ait pleinement accěs, ce qui me ren-drait ľhéritier de son äme en cas de malheur, un honneur tel qu'on peut se passer de tous les autres, ce qui fait bien mon affaire... Julien craint ces chiměres comme la peste, une maladie en tout cas, une cause ou un effet de ce qu'elle a. De pas normal... Ä ľheure de rentrer souper, je suis passe voir un peu au Manoir si quelque « heureux berlu », 9a ne pouvait pas se rater, ne me sauterait pas aux yeux, ou sur le gros cahier ä boudin, que je tirais de mon sac et laissais trainer sur le comptoir, afificher ses cceurs obscěnes, aux quatre fesses embrochées par une flěche aux ailes de papillon. Mais les environs sont farcis de « Manoirs », et ce n'était peut-étre pas son soir. Ce n'était pas le mien. J'ai dégrisé mal. J'ai cuvé en tourments mes éclats de biěre avec Julien, ou je m'étais plutôt trouvé fin, qui avaient méme achevé de m'euphoriser. Je ne me pardonnerai pas ce dégät encore, ce caca, il ne faut pas, pour que je continue ä bien me détester, bien brüler, avoir bien soif, étre bien altéré ďamour, étre sauvé... Mais lui, le futé, il aura tout compris, il aura tout oublié. C'est ä soi lui aussi, mais bien mieux, qu'il ne pardonnera pas. II s'en voudra que ce soit lui qui ait tout eu et pas moi. II se paiera 9a aussi, par-dessus le marché, ce bel état ďäme. Tu vois, vieux, je ne sais méme plus combien je ťaime. Ca s'est mis partout. Ca va tout gäter. Ce n'est plus du fiel, c'est la corrosion generale. 57 ir Cest 9a qui est ca et qu'Exa a regu sur le coin du I / bibi quand eile m'a vu, ga qu'elle a reconnu et qui i ne lui a pas plu, qu'elle a range dans son sac, qu'elle a mis ä fermenter pour que ga fasse un plus gros tas | la prochaine fois qu'il y aura de quoi, la prochaine j fois qu'on se mordra, ou qu'on se léchera, la fagon j est un detail, c'est le rěglement du compte qui i compte... Pour bien l'exciter, lui taper d'aplomb sur les nerfs honteux, rien ne vaut que je rentre en pleine nuit, en plein essor hilare, et que je crie « sorry, sorry » ä travers la maison, demandant pardon aux murs, aux meubles, ä sa porte, au trou de sa ser- j rúre, un rappel en contrefacon ďun numero qui j ľavait émue aux larmes au cinéma. Elle m'avait pris ; la main, comme pour en redemander : ga lui ! apprendra... Je m'introduis en pensée dans sa I chambre et je la vois qui se roule dans ses draps, qui s'y noue en s'y tordant, qui s'y coud ä coups de dents. Pour se retenir d'attaquer. Parce que c'est meilleur le matin. Parce que je suis sorry pour vrai. I « Call me Johnny Sorry!... » I Elle m'appelle Johnny tout court, mais pas tou-jours. Portée ä ne pas m'appeler du tout quand le pouvoir lui échappe. Assez effrontée pour me traiter de petit gars. Tu sauras ga, mon petit gars... Mais on a intérét ä s'en vouloir, ä soi, ä ľautre, et que ga I s'accumule. Pour que ga éclate. Pour que l'amour, A J intolérablement étouffé, comprimé, et il y en a tou-jours assez pour ga, qui n'attend que ga, fasse tout sauter. C'est ce que m'a appris Exa. Sa mécanique déglinguée... On s'était promis de ne plus se dire aucun mal d'elle. A present qu'on s'est vide, qu'il ne reste plus que le trou, qui était ce qu'on redoutait, ce sera plus facile... II n'y a plus rien ä redouter. « Si tu ne peux pas me pardonner, aide-moi ä faire mes premiers pas sans toi... » Petite Tare sentimentale qu'elle est, ga lui plai-rait, je ne lui dirais pas que ce n'est pas de moi. Mais la ligne est encore coupée. J'ai trop vasé, bavé, je ne peux plus appeler, et eile non plus, je lui ai défendu, pour ne plus, sous-entendu, troubler la paix domestique. C'était un coup bas que je lui por-tais parce qu'ékt ne le sentirait pas, froide et cruelle comme eile était devenue ľautre matin... Dire que c'est moi qui lui préchais que ga ne vaudrait pas la peine si ce n'était pas parfait, sublime, si on ne pou-vait pas faire mieux ľun pour ľautre que touš les autres, qui s'asphyxient les uns les autres, comme si on ne pouvait pas y échapper, qu'il fallait mourir, absolument. Avec ses nouveaux espoirs de décrocher un contrat, eile s'est remise en sevrage. En manque. Et / ga la rend bizarre. Elle transgresse. Un pied par terre, un genou sur le canapé, eile s'était déployée . au-dessus de moi comme un trop mauvais temps que les eclairs noirs qu'elle me langait menagaient de faire fondre sur moi... J'y ai mis la main et ga s'est arrange. Mais au moment de se soumettre, eile a fait la planche, un vieux true, infect : tu m'avais mais tu ne m'as plus, tu ne l'as plus, je fais un 58 59 homme de toi puis je le défais, comme il me plait... Pour voir, on se laisse avoir, manceuvrer, entrer dans le jeu, le duel oú touš les coups sont permis, ou tout se confond, désir et agression, plaisir et rage au ventre. Elle n'a pas dit un mot, moi non plus, mais 9a n'a pas nui, nos animaux ont pris le dessus, ils ont regie 9a entre eux... Quand Exa est revenue avec le café, eile avait glissé sous la tasse un autre billet. Un plus gros. II y a comme un message. Ou il n'y en a pas. Casse-toi la téte, mon petit gars. Je me préparais ä sortir, eile m'a annoncé qu'elle descendait en ville pour ses affaires : «Je ne serai pas rentrée pour souper. » Elle attendait, comme si j'allais sauter sur la perche, et rengager les pourparlers sur ces premieres bonnes paroles ä m'étre adressées depuis mon enterrement... « Fais 9a, beauté. II n'y a que 9a. » Ses nouveaux croquis étaient étalés sur la table, il n'y avait comme pas moyen de les ignorer. Täche un peu de me rattraper. « C'est toi qui as fait 9a... — Moi toute seule. Comme un chien. » Je vais jusqu'ä lui offrir de la conduire : 9a ne coüte pas eher et rien ne se perd. Merci, eile aime mieux prendre le champ, ce qu'elle risque en effet en touchant au volant... « Cest tes derniěres volontés ? » On n'est pas přivé de ne plus étre son chauffeur přivé. Stationner pendant des heures chez les doc-teurs ä tickets, puis les producteurs, concepteurs, intermédiaires amateurs, grands bazardeurs de modes ou petits prédateurs ä manufacture de sacs et de ceintures, touš aussi recalcitrants exploiteurs de ses malheurs de dessinatrice exécutrice. Qu'est-ce qu'elle a pu trotter, la malheureuse, mais qu'est-ce que j'ai poireauté, ä me frigorifier les extrémités ou / ä suer plein le dos en tournant aller retour le bouton de la radio pour déjouer les assauts de la publicite. Tout seul moi aussi. Comme un chien moi aussi. La palme du martyre moi aussi. Pas toujours aux mémes! Je ne pars plus sans avoir mis le cahier (un notebook McGill, jumbo, relié en boudin) dans mon sac de voyage Air Italia, un baise-en-ville qu'Exa avait dans ses affaires et dont on ne saura pas comment il est venu lä. Mystěre, comme la c.-p. qu'elle m'a refilée et dont eile s'obstine encore, apres des années, ä soutenir, devant moi dont eile sait que je suis le mieux place pour le nier, que c'est moi qui l'avais infectée. Si on a les nerfs solides, on peut toujours s'essayer : eile n'a jamais tort... Si ma Petite Tare était en feuilles, je pourrais la porter en bandouliěre et je pourrais aller touš les aprěs-midi ä la brasserie m'asseoir, la sortir, l'ouvrir, la lire. Puisqu'aussi bien c'est une fiction, que ce qui n'a plus cours, qui est rompu, on ne peut plus que l'imaginer. Que 9a fasse deux jours ou des années, c'est égal, le silence est pareil, aussi plein. Comme le temps qu'il fait, comme le froid qui a pris. J'ai toujours fait les commissions. J'aime 9a. Ca donne un sens dérisoire ä mes pas inutiles. Exa avait \ 60 61 dressé une liste et je 1'ai ramassée en passant, ľair de rien. Elle m'a remis les points sur les i. « Cest comme tu veux. Tu vois ce qui te plait le plus : que je me serve de toi ou que je me passe de toi, et tu decides. On a le choix quand on est libre!... » Elle va de mieux en mieux depuis que le choc de mon effraction dans son déjeuner ľont décidée ä se refaire une santé. De plus en plus rigolote, eile manie le sarcasme avec un art ou le diable ne retrouverait pas sa queue. Total : pour me prouver ma liberté, je suis force, je n'ai pas le choix, de débi-ter le memo en confetti et passer tout droit devant chez Steinberg, filant direct ä la Brasserie, ou je me déchiquette aussi tant qu'ä faire, et ma Petite Tare avec. On se fait des scenes, on est indignes de nous-mémes : ä la poubelle! Je me consolerai en ce que je ne ľaurai pas souillée... Pas si bete. G'est un désir qui nous a lies d'abord. Un semblant. Mais mes resistances ont si bien renforcé ce courant qu'elles ne pouvaient plus se rompre, ou si violemment que ľélectrocution aurait tout détruit, calcine. Ah je ľaurai bien eue, eile avait beau fondre entre mes bras, qa ne causait aucun dégät. C'était aussi chaud, et 9a ne se répandait pas plus, que le sang d'un oiseau ä travers ses plumes. On a beau dire et persi-fler, on ne peut pas me nier 5a, j'aurai été lä mon inegal, je me serai dépassé. Je relis la longue lettre ou Alter demande ä Bri pardon. Avec ce bien que me fait la biěre et qui m'en fait de plus en plus penser de ma Petite Tare, qui me la rend de plus en plus présente en brouil- lant mes sens, les mots me font l'effet d'avoir ma voix, et qu'elle l'entend, juste lä, ä ma portée, telle qu'en son souffle et son parfum, répandus dans ľair, et qui ľaniment, universellement, en mon seul hon-neur... J'ai une idée. Je vais ľatteindre, mais rien que ľatteindre, en employant son code : laisser son-ner deux fois et raccrocher, toutes les demi-heures, tout en continuant de déchiffrer la journée ď Alter... Sans un signe, une manifestation de Bri, une épi-phanie, il va « foirer » au Manoir, oú il cherche ä les susciter. «Je suis tombé sur sa soi-disant meilleure amie. Une ordure. Elle m'en a parlé aussi longtemps que je lui ai payé ä boire, sauf qu'elle descendait ses martinis extrasecs ä la mitraillette. Une soie, on ne peut pas lui ôter un cheveu, mais c'est tout un numero, une íille de partie, le diable au corps et rien dans le coco pour la retenir, il n'y a pas un chat dans les Deux-íles (mais c'est surtout un cas de vieux marcous) qui ne lui a pas mis la patte en des-sous puis qui n'a pas ri ďelle, et de son Hernie... " Qa ťintéresse ou quoi, tu n'as pas ce qu'il faut ä la maison ? ~- J'ai tout ce qu'il faut ä la maison. Pendant que je fais la bombe, eile fait ses comptes ä la maison. Pour voir si eile va pouvoir payer ľaddi-tion. II ne convient pas aux grands seigneurs qu'ils comptent et si je n'en suis pas un je ne ľéleve pas au-dessus de sa condition. " Elle ne croira pas 5a, cette épluchure, aucune importance anyway. Pourvu qu'elle le répete... » Ca me saute ä la conscience en émergeant: pen- 63 dant que j'étais lui, je ne m'en voulais pas, je ne me donnais aucun mal. Tout irritant, odieux, ä moitié gäteux qu'il soit, je me plaisais comme on dit. Quand je me mets dans sa peau, ce qui se cuisine ä ľintérieur m'est égal, je m'en sens détaché et je jouis de ce détachement, il me délivre. Est-ce qu'on est tous pareils, qu'on peut tout aussi peu se supporter, qu'on n'attend que ľoccasion de se jeter. Dans quelque autre si possible? Est-ce que le salut c'est <^ ľautre, comme ne disait pas ľautre ? On rembarque Alter dans son Air Italia et on ne va pas voler trop haut, on ne va pas faire qa. ä Pacha, on ne va pas le priver de son foie. On va pouvoir s'arranger Chez Perrette, avec du Purr au lieu du Nine Lives, toujours souligné trois fois depuis la fois que j'ai voulu lui faire profiter d'une aubaine ä 3 pour 1 $. Mais on ne peut pas se trom-per sur l'essentiel. Foie en sauce ou frais émincé, foie de veau, de bceuf ou de pore, c'est du foie, tou- zv jours du foie, rien que du foie. C'est fou, ga va le tuer, mais Exa n'a plus le choix ä present qu'elle n'a pas suivi mes conseils de paysan de ne lui donner que des restants. C'est le foie qu'il aime le mieux et dans sa cervelle de chat il ne voit pas pourquoi il se contenterait de moins. Quand Pacha n'a pas son liver, Pacha jeüne, il se laisse crever anyway. II ne veut rien savoir! C'est moi qu'elle aurait du élever de méme... La Petite Tare n'a pas répondu ä mes signaux. lis ont du sortir. Julien est le genre qui panique enfermé. Avec un mépris «salutaire» pour ses f propres phobies, il la charrie, comme eile dit : en skis dans les senders de la montagne, en patins au Pare Lafontaine. Puis ils soupent au restaurant et ils vont au cinema, s'il n'y a pas de hockey au Forum... J'ai pelleté dans le noir, e'est-a-dire dans le blanc. J'ai ouvert un chemin ä ma furieuse, avec des rem-parts bien compactes pour ľempécher de prendre le champ. Elle est rentrée épuisée, découragée par l'accueil que les intéressés, tous toujours débordés, ont reserve ä ses concepts. Ils ont promis de faire figurer son avenir ä un prochain ordre du jour, mais il n'a pas fair brillant. Rien ne lui réussit jamais. Ä ces moments-lä, toute rébarbative qu'elle soit, on voudrait la serrer dans ses bras. Mais c'est le genre d'effusions qui la font se hérisser plus fort. Elle n'a pas tort. On ne devrait jamais laisser personne aimer son malheur. C'est des plans pour qu'ils s'y attachent et qu'ils ne puissent plus s'en passer. Ca vient d'arriver, j'ai re$u son absolution, facon de parier : eile ne m'a «jamais pas pardonné ».Je n'avais plus de vie, eile me ľa redonnée. J'étais enterré, eile m'a ressorti tout frais de son ventre. Et eile n'a pas de ventre. Et eile est fiěre, fine comme un fil, de vous le montrer, de profil: « Regarde, rien du tout!...» Exa m'avait tendu le combine, sans broncher, comme si eile entendait vraiment appli-quer les resolutions de sa declaration d'autonomie. « Saint Julien... » II n'a rien dit. « Attends, je te la passe, ta petite case depart. » C'est tout. Mais sa fagon de le dire 65 disait tout. Tout ce qu'elle veut Dieu le veut et Dieu c'est lui, infiniment bon infiniment aimable, avec ga qu'il ne se met pas en croix pour expier vos péchés, il ne sait pas ce que c'est. « C'était un si gros coup de caf que ga? — Un double. Et je l'ai recu direct sur le coin du bibi. Gomme tu dis. Quand tu es poli... » J'y suis alle un peu fort en effet, et sur sa gueule en toutes lettres. Pourquoi pas sa trogne, tant qu'ä faire? Sa hure, comme ä une truie? « C'est bien bibi, ga fait envie, on en veut un aussi. Un ego de fantaisie. Qu'on met sur sa téte Ou sur la pateré, comme ga fait notre affaire. » Elle m'aurait joint avant, eile sentait combien ga pressait, eile a préféré patienter et vider le sujet avec Julien au lieu de passer une autre fois ä côté pour ľéviter. Elle a trouvé que je suis en rebellion rentrée et que je vais exploser. Que je ne veux rien, que je dis non ä tout comme si je leur en voulais trop, ä eux, aux autres, en bloc, s'ils avaient profite des regies du jeu pour me spolier, ne rien me laisser, mais qu'ils étaient trop rapaces, ils pouvaient tout garder, continuer tant qu'ils voudraient de m'en dégoúter. Ce danger, ce mal resserré, tordu pour bondir et pour mordre, eile ľa toujours ílairé, il ľa méme tentée, eile ne sait pas si ce n'est pas lui qui avait hanté son mauvais réve et qu'elle a voulu pro-voquer ce matin-lä. « Des fois, je le sens trop fort pour le supporter, pour résister. C'est comme : " Crache-le, contente-toi, détruis-moi "... Tu comprends? » Pas tellement, trop occupé ä retraiter dans ma cage afin ďéchapper aux propres serpents d'Exa. Assez pourtant pour trouver qu'elle s'est égarée en cherchant ä m'expliquer des choses qu'elle ne comprend pas, ou autrement des choses qu'elle comprend trop. Qu'elle est complětement sortie du sujet, qui se resume en deux ou trois mots. Les plus beaux... Je laisse un peu 5a se perdre. « Hé, 5a va la-bas?... — Ca allait mieux quand tu me parlais de ton bibi. Parle-moi de ton bibi. — Je le remets entre tes mains, mais je n'ai pas besoin, je ne ľavais pas ôté. Ca ne me fait rien que tu le maltraites un peu et d'arroser mes violettes de Parme avec mes larmes un matin ou deux, ce n'est que de l'eau de bibi tordu, et ne crains pas, ga ne saigne pas, aussi fort qu'on le torde, mais j'aime mieux quand on prenait mieux soin de nos bibis touš les deux.» En veux-tu du bibi, en voilä. Avec une gravité de chair de poule dans le désir de s'en donner, de se gäter. Moi grand persifleur jamais assez désen-chanté, plongé le premier dans le délire, et pris jusqu'au trognon, heureux de frôler le ridicule et r-ľobscénité avec eile parce qu'ils sont les écueils de ] ' l'amour. On s'en fout si c'est charrié, si 9a ne tient pas debout, pourvu que ce soit un conte de fees. « Ne nous mettons plus au regime, appelle-moi beaucoup beaucoup. ~ Quand quand? — Tout le temps tout le temps. 67 — Oui mais... — Pas de mais, pas de cachettes... J'ai tout remis en question avec Julien, il est toujours neutře. II ne veut juste pas que ga tourne mal et que ga le regarde. Étre force de s'en méler. II a horreur de ga. C'est tout. — Au-dessus de ga. Tripette. — Tu te trompes. II se fait des proces pour des peccadilles. Ne pas prendre un type en stop, écraser une mouffette... — II la fréquentait depuis longtemps ? » Aprěs s'étre trouvés trop bétes, on se trouvait trop fins. On ne se lächait plus. Exa a tape dans mes carreaux : il était passe l'heure ou je me mets dehors et mon yogourt attendait encore. « S'ils t'aiment tant, qu'ils s'abonnent, je leur ferai un prix d'amis. » Qa pourrait assommer un homme mais je n'en suis plus la, une Petite Tare a fait un dieu de moi. J'avais réve de trahisons et tragedies, jamais que ga s'arrange aussi bien. Sa loyauté et sa ferveur me manquaient, qui ne la faisaient réver que de ga... J'ai bien fait mon tour d'elle mais par un autre che-min, je suis passé par les nuages. Cest trěs risqué. Autre seance d'amour vénal. Pénal. Exaspérée encore par mon colloque au telephone, Exa n'a rien voulu savoir des caresses et des baisers, eile était préte, eile s'est déchainée, dans le discours surtout. 5 I Elle me jetait ä la figure ce qu'elle avait de plus sale, )'" | avec une passion, un plaisir qui dissuadaient de la lb-vi censurer. D'ailleurs, ga me concernait peu ou pas, c'est les yeux fermés et pour se sonner elle-méme qu'elle portait ces coups de si bon cceur. Ä ce sport, nous n'apprécions d'etre menés ni l'un ni l'autre, et je n'avais pas non plus le goüt de lui rendre la pareille, mes propres comptes étaient regies, si par-faitement que je ne tirais désir ou plaisir que de/ fC ľaider á trouver ce qu'elle cherchait, comme de ; plus en plus loin aux confins d'elle-meme, en cet autre monde ou tout avait commence, ou on l'avait chassée, fait mal une fois pour toutes. Et s'y donne aussi bien ä froid, sinon mieux, il n'y a pas plus amateur qu'un amoureux, comme on se dit dans le milieu. J'étais curieux aussi, de voir un secret lui échapper, ou si eile allait émerger de temps en temps et chercher ä prendre contact. On en a trop bavé ensemble, on a trop payé pour ce que ga vaut : j'y tiens. Je n'entends pas qu'elle se mette ä me filer entre les bras, comme ga, comme si ga n'allait pas s'arré-ter avant qu'il n'en reste plus. Et puis je ne reviens jamais de cette fagon qu'elle a, quand c'est fini, de vous tourner le dos pour vous chasser de son lit. « Alio, j'ai peur. » Mais ga ne se dit pas. Elle nous a fait montér trop haut. Ä ces sommets, on se rend tout trop dange-reux, méme ďen parier. Qa ne peut supporter le moindre écart ďexpression, la moindre agitation. Un soupir suffit ä troubler ľéquilibre et vous fait basculer. Je me suis torture deux heures ä la Brasserie avant de me mesurer au telephone et je trem-blais encore autant de toucher ä notre... (je n'ose méme pas lui donner un nom), d'affecter en y tou- 68 69 chant ce qui est parfait, de ľabímer, nécessaire-ment... Enfin, je me suis dit comme Alter, si c'est bon 9a tient, trop fragile 5a ne vaut rien. «Ä la fagon de décrocher (ca fait ki-chlouk au lieu de chlouk tout court, on ne peut pas se trom-per), je sais que c'est toi, que je t'ai, tais-toi, attends, pas un mot avant que je t'aie comme si c'était la derniere fois... » Elle a bien rigole. II n'y avait pas de quoi. Julien est reparti. Retourné ä ses ravauds. II lui a fait demander si j'avais besoin de rien méme s'il connait la réponse. Ensuite, eile tient toujours ä ma disposition un cheque en blane qu'il a signé en cas de besoin méme s'il ne servira jamais. « Enfin, il va changer de voiture, il n'aura rien pour sa vieille, eile a fait trois fois le tour du compteur, mais c'est une petite B.M., il te ľoffre... Évidemment, ga ne ťintéresse pas non plus... -— Pour aller ou? -~ Venir me voir, espěce!... Tu préleres emprunter la brouette d'Exa, quitte ä lécher ses bottes ou je ne sais quoi. Ou lui piquer les clés, qu'elle en fasse une maladie, qui la laissera paraly-sée si tu reviens pas ä temps pour la sauver, lui redonner sa poigne et ses nerfs, avec une autre raison de te maudire et faire damner... Pourquoi?... » Parce qu'on ne peut jamais te payer assez eher. Parce que si ga ne coütait rien de venir te voir, qu'est-ce que ga vaudrait? Ou serait ľémotion, la magie, si je ne mettais pas ma peau en jeu, si je ne me langais pas ä fond de train dans une impasse? 70 Qu'est-ce que j'aurais qui te ferait dresser toutes ces petites plumes sur les bras? « N'en parlons plus. Mais si tu profitais un peu de ce qui fest du, comme ä un frěre, au lieu de tout devoir ä une ennemie, tu ne pourrais pas te tirer de lä? Tu ne pourrais pas te faire une vie, une vraie?... » Elle est de toute beauté ma vie avec toi dedans. Elle a la gueule d'une huitre qui a mal digéré son grain de sable. Ainsi Dieu a profite de ses loisirs pour lancer une grande offensive. Dans quel impenetrable dessein? II faudra bien souffrir de ľignorer. Pour détourner ma Petite Tare de son assiduité ä sa mission, je lui lis la relation d'Alter de sa rencontre avec la Too Much. « En ce temps-lä, je faisais dur aux États. J'étais rendu que je me cherchais dans les poubelles. Et ce n'est pas moi qui m'a trouvé, c'est eile. " Qu'est-ce que tu fais dans les poubelles ? — Je fais que si tu te jetais dans les poubelles, comme tu devrais peut-étre, je te ramasserais peut-étre. " Elle ľa encaissé. Comme un cheque. Je suis encore pris avec. » Part faite ä son exaltation ordinaire, eile a eu l'air d'aimer. « Ah j'aime, j'aime, c'est du Beckett brut, je veux ' tout lire, tout de suite!... Ah j'ai toujours su que quelque chose allait nous arriver, se manifester, comme ä nous seuls!... » Elle m'a demandé quoi répondre ä Julien, exac-tement. 71 « Qu'il ne me doit pas sa chemise, juste une I bonne cuite. — Tu sais bien qu'il n'a pas le temps. Le peu qu'il aurait, je lui prends. II faut bien. J'ai des toilettes ä porter qui vont se décatir. » Ca surprend toujours dans sa bouche. Elle sort peu, mais dans le grand monde. Elle aime ä jouer un role dans leur guignol et eile se pourvoit en consequence. Une fois, toute la nuit, eile m'a fait un defilé de mode. Elle a retenu mes remarques et fait effectuer des retouches. Elle n'a plus non plus porté de soutien, que je jugeais superflu. «J'avoue, il n'y a vraiment pas de quoi...» On se demande un peu. Mais tout amour avec moi, eile aime, eile aime d'amour, avoir une haute idée de mon goüt... Amour que tu es va, amour de mon amour de l'amour allez, je ne vais plus me retenir tiens, je vais i- t'appeler mon amour gros comme le bras, mais 9a restera entre nous, entre mon bibi et moi, ga ne te regardera pas, tu pourras te promener toute nue tant que tu voudras... Ah il n'y a rien de trop beau! Mon vieil Alter est tout ce qui m'adore ? N'en par-Ions plus, il est ä toi, dans le tas de tout ce que tu as, avec tes petits seins distingués, tout tétus quand il faut s'affirmer. Tu me dis que tu le veux et je n'y tiens plus, je fais un paquet, je te l'envoie. Cest passé réver, ga nage, on est pris peu ä peu dans ľépaisseur d'un Hot dont on devient le mouve-ment, et ca ne va nulle part, c'est son propre but, ga se suffit, infiniment. Ca revient toujours au méme, en plus conforme, et ga ne craint rien, on n'a plus qu'ä rester assis la ou ailleurs. Comme au bar « Au Quai », un trou que j'ai visité dans les entrailles du Mail. Le genre ou il fait toujours nuit, comme eile aime, et á ces heures je m'y trouverais seul avec eile. Je m'y vois deja. De fond en comble. En projection si contrôlée, si parfaite ä ľintérieur de ma bulle que je ne sais plus si ga vaut le déplacement. Exa ne m'a pas attendu, eile s'est servie. Elle est d'un sang-froid admirable. Elle se lěve et, pas un mot plus haut que l'autre, eile me fait chauffer d'autres pätes. Al dente. Un exploit qu'elle s'enor-gueillit de réussir les yeux fermés... II faut avoir mangé les spaghetti d'une femme qui sait dans son coeur de femme, qui ne se trompe jamais, que vous la trahissez, que vous l'avez encore fait... qui n'a rien pour le prouver, qui ne pourrait rien trouver, mais qui s'en fiche, on ne peut pas avoir la gueule que vous avez quand eile vous voit comme un traitre sans étre un traitre. II faut avoir mangé les spaghetti d'Exa pour savoir ce que baiser veut dire, et malgré tout le bien qu'on peut lui vouloir on ne lui pardonnera jamais ga. Elle est toujours en train de vous avoir, vous posséder. Ainsi la manie qu'elle a toujours eu de ne pouvoir prendre une bouchée sans se déranger, bien ostensiblement: pour le pain, le beurre, le parmesan rape, faire bouillir l'eau du the. Puis räler. «Je vais me contenter avant de mourir : je vais me faire servir... » C'est tout de l'amour. Son autre fagon de vous le faire... Et c'est réussi, on ne peut pas rendre un 72 73 pauvre type, un nul, plus odieux!... Puis eile va fourrager dans son atelier en se faisant jouer ses Rolling Stones. Elle leur fait donner tout ce qu'ils ont. Je ne suis plus lä pour ľempécher. J'existe trop puis je n'existe plus. Contrôle total sur le rheostat. Aprěs en avoir perdu un grand bout, trop bien rayé, indéchiffrable, on retrouve Alter qui se rabi- / boche avec le mari de sa Bri, le fameux Ernie dont il a tape le museau... II a été le relancer chez lui, pour mieux nettoyer ses dégäts, se refaire un lit propre... « On s'est mal compris, je lui ai dit, il ne s'est rien passe dans le parking, c'est eile qui nous a baisés touš les deux, en nous dressant 1'un contre l'autre, un truc qu'elles ont toutes dans leur sac pour nous empécher de se passer ďelles. II a tout i gobé, le saffre. II a eu Fair. » II lui a parle de son crochet du gauche, assure de son potentiel, tel qu'un réglage vite fait saurait le tirer ďembarras ä ľavenir... Aprěs la legon de boxe, oü il a vu ä bien amuser, bien divertir le grand enfant qu'est un grand cocu, ils ont été foirer au Manoir et laissé Bri pester devant sa télé comme si eile ne savait pas qu'elle était ľenjeu de ces procédés. Puis on arrive ä ces lignes, oil je suis peu ä peu magnetise, comme si j'allais entrer en prise directe : « Ernie s'est dégonflé. On n'était plus que trois, ici et lä, le genre de clients qui traineront encore aprěs que les étoiles se seront éteintes et toutes les chaises au monde accrochées sens dessus dessous autour des tables. L'un, pour qui c'était déjä fait, ou qui voulait précipiter les choses, a fourré la main sous la 74 mini de la serveuse occupée á passer le torchon. L'autre a bondi pour lui entrer dedans, trop heu-reux de lui faire bouffer ses dents. La serveuse a paniqué. Je me suis jeté avec eile entre les deux épais. II n'y a rien eu de cassé. Ce qui m'a le plus frappé c'est le concert qu'on se donnait nez ä nez, les soufflets de forge... » j'étais lä!... Mais je ne sais plus qui j'étais dans le tas, si ce n'est ďavoir été « amoureux soül» de cette serveuse et qu'elle a dis-paru lä-dessus. Dans ce qui remonte ä ma memoire et qui ne va pas se cristalliser, je me vois pourtant m'interposer plutôt qu'attaquer, qui n'est d'aucune fagon dans mes dispositions. Mais si je me refonds assez dans mon flou éthylique, ou toutes les sensations s'équivalent, je peux entrer dans la peau des deux autres et me reconnaitre aussi exactement. II est possible aussi qu'Alter ait préféré mon role ä celui de matamore et qu'il se le soit attribué... Ca me fiche un sacré coup. Comme ä deux doigts d'un déclic qui ferait tout basculer dans l'imaginaire. Parlant d'entrer dans la peau des autres : encore une séance, encore en haut, encore ä ľheure attri-buée jusqu'aux derniers événements ä la Petite Tare. Pour une raison ou pour une autre, en tout cas pas pour me flatter, eile fait la planche encore, ou disons le mot : le veau. Est-ce qu'elle se figure que je vais me mettre á la claquer, comme son ex, qu'elle va avoir 9a aussi ä m'accrocher au cou, ou est-ce qu'elle me rend ce que je lui ai du en me servant d'elle ä l'occasion comme paillasson ? Mettons que c'est comme 5a que c'est et qu'on finit tous par 75 \ aimer mieux crever, ce qui regie tout, méme le pro-I blěme de la mort. Elle m'a retenu quand je me suis levé et j'ai cru que c'était pour s'excuser en me gar-dant á dormir. C'était pour s'offrir encore et le faire encore. Le veau. Ä quoi eile joue, ou si eile ne joue plus? Si eile a entrepris de se detacher en cisaillant brin par brin ce qui nous lie encore?... Est-ce qu'elle s'est ouverte ä Simon, qui m'a tou-jours regardé ä travers un collimateur? Est-ce qu'eEe a rencontre quelqu'un, lu quelque chose eile aussi qui l'a bouleversée, lui a donné cette longue vue qu'on a quand on se voit comme si on était un autre, ou qu'on a violemment éprouvé qu'on pou-vait en devenir un? Est-ce que je sais?... Est-ce qu'elle ne se drogue plus ou eile se drogue plus?... Je ne ľentends plus se lever la nuit, ouvrir le robi-net pour se soigner, mais je ne la passe plus non plus ä faire le joli cceur au telephone. « As-tu pris ta temperature? — II faut? — Puisque c'est une question de vie ou de mort... — J'aime mieux te parier, espěce, et je ne peux pas en méme temps. — Mais oui! Tu sais bien... — Sous le bras?... Est-ce bien sérieux?... »Je me rappelle encore mot pour mot les niaiseries dont nous nous régalions quand Exa m'a surpris le nez dans le combine. J'en frissonne encore, stupéfiée qu'elle était, frappée ďincrédulité devant un crime, un sordide... Et pourtant, outre que je ne l'ai jamais traitée de si moche et si chiche facon, nous n'avons jamais rien j fait de mal. Rien fait de bien?... C'est une ceuvre . j pie que d'aider deux poids morts ä se trainer, á s'ôter, comme dirait Alter, « de dans le chemin des Trop Saŕľres ». Pas de petit cadeau. Mais ce matin, avec le café, eile me reserve une surprise, eile me sert les clés de ľauto. « Va te casser la gueule. Ce sera toujours ga de fait. » Depuis qu'elle se fait un point ďhonneur de ne plus me demander rien que de ľamour, il doit manquer des tas de provisions, et ce sera un moyen détourné de m'envoyer au supermarché. II n'en est rien. Elle s'est avisée qu'on prend les commandes au telephone et qu'on fait la livraison : la corvée me sera toute épargnée, ä moins que 9a ne me valorise et que j'y tienne absolument... Elle a trouvé lá comme un bon clou ä m'enfoncer dans le bibi. Mais j'entends son discours autrement. Comme une musique en voie de disparition. En effet, machine á paroles qu'elle était, eile ne m'en adresse ä peu pres plus, sinon en paraboles... Don-nant ma propre langue au chat, je lui rends la sou-coupe avec les clés dedans. Elle y voit que je tiens ä étre gratifié cash. Ca la fait sourire. Ca lui fait plai-sir. Ou autre chose. Dont je lui laisse toute la res-ponsabilité. Et encourir les consequences. Elle l'avoue enfin, ou eile s'en vante : eile est fauchée, ses dettes ont bouffé sa mensualité ďhéritiěre adoptive. « Vas-tu me faire credit ou si tu vas me priver ? — Tu vas te débrouiller. » 76 77 ir Ca ľa eue. Cest eile qui a eu le sifflet coupe. Pour une fois. J'ai fait le tour ďelle. Je le fais toujours ä present. Ca simplifie tout. La journée y est complětement engloutie. Je pars aprěs que j'ai fini de me lever, je reviens á la noirceur. Pour me dégeler les oreilles, je me suis réfugié chez Steinberg, dans le tambour de nos premiers émois, de nos débattements de cceur, tels qu'il m'est arrive, gonflé par ses soupirs, de m'envoler la trouver, avec le diable aux trousses et les Érinyes qui se déchaínaient dans les sacs de provisions sur la banquette arriěre... L'offre de services «Aux Dames» a été repiquée sur le babillard. Comme si Exa avait decide de renoncer ä ses ambitions, eile a signé « Torrent », remettant le petit« t» qu'en tant qu'artiste eile avait ôté. Pareil Chez Per-rette, oú je me suis arrété voir. Elle a refait sa tournée de promotion. Malgré le talent qu'on lui reconnaít comme « modiste », une impropriété réductrice, et qui la met en rogne, eile n'a jamais pu se créer une clientele, on a peur ďelle. On ne se fait pas dire deux fois : « Vous reviendrez quand vous aurez perdu du poids, je ne taille pas dans les bourrelets. » Julien est peine, c'est le mot fidělement rapporté par mon amour, que je n'aie pas voulu de sa B.M., il ne veut pas en faire profiter un requin de la revente, il ne sait pas quoi faire, il va ľenvoyer ä la casse ou l'entreposer et la tenir ä ma disposition de toute fac,on. Mon amour n'était pas brillante. Elle a quel-que chose, eile ne sait pas trop ce que c'est, « c'est fou, c'est comme de la confiture. — Exa ne va pas bien non plus. — Que c'est qu'elle aaaaa, Exaaaaa?... — Elle m'a, quoi. — La malheureuse! Mais on pleurera la-dessus une autre fois, veux-tu. Quand 5a se trouvera, qu'on pourra se soutenir en se serrant dans nos bras. Comme quand tu viendras me montrer ton falter... » Je ne sais pas ce qui lui a pris de mettre un double v la, mais ce n'est pas moi qui vais ľôter, il va rester lá. «Juste au-dessous, il y a un studio vacant, un \ -, nain-et-demi comme on dit. Ca te conviendrait. t Juste assez grand pour penser ä moi, ä montér chez moi. Je vais faire le trottoir, je vais te le payer, ce ne sera pas un cadeau de riche, tu ne pourras pas refuser. » Elles ont toutes le trottoir ä la bouche. C'est leur fac,on de dénoncer, il paraít, qu'on les fait putasser dans le lit conjugal. « Mais si je travaillais, je ne serais plus une vraie petite tare. Une vraie ivraie, comme 9a se traduit de ^ ľanglais. Ca m'embéterait. Ca me refroidirait avec Emily (Dickinson) qui n'a jamais rien fait. Qui n'a rien fichu avec le moins de mots possible, et les moindres. lis disparaissent avant qu'on les saisisse... Attends, je vais te montrer, espěce. » Elle m'a récité, chanté plutôt, et c'est lá qu'on voit que ce n'est pas une voix d'oiseau qu'elle a mais la voix d'Emify méme, un poéme oú celle-ci tient dans sa main, qu'elle ne veut plus ouvrir pour 79 ne pas le perdre, on ne sait quoi qu'on tient aussi ä la fin dans ce qu'elle nous a donne : « / kept it in my hand I never put it down I did not dare to eat or sleep for fear it would be gone... »Je ne comprends pas tout et je me fais l'effet d'un débile, vraiment pas de taille ä gloser, devant mon amour pour qui tout Emily a la limpidité d'un ruisseau qui vient de dégeler... Pour me forcer la main, eile prend Walter ä partie. Qu'est-ce qu'il en dirait? « Pas grand méchant. Pas grand-chose ä baiser la-dedans...» Ha ha, eile s'est écriée, comme si eile m'avait bien attrapé. Ha ha, et ga la faisait rigoler, ruisseler, si bien que je me suis remis 9a chemin faisant et me suis régalé jusqu'ä la maison, oil Exa tout ä trac s'en prend aux secrets de mon sac. « Pas besoin de le trimballer partout et faire tant de fagons. Pas de danger qu'on ait envie d'y mettre le nez, dans ton torchon. » Drôle de fagon de ne manifester aucun intérét que ďen parier avec cette passion, de mon torchon. Pour lui donner une legon, je lui en balance un extrait. « L'amour est si rare que touš les amours ont, T '' tous autant qu'ils sont, ceux qu'on donne et ceux qu'on regoit, celui d'un jour, celui de tous les jours, celui qu'on attend toujours, un par un ou tous en méme temps, tous les droits sur nous, qu'on a le devoir que ga se serve comme ga veut de nous... — Quel jargon!... Et puis hein, avec tous ces qu' et ces qu'on, on voit tout de suite de qui c'est... » 80 Tout est bon pour soutenir l'attaque, ininterrom-pue ces derniers temps, nourrir une agressivité qui lui fait montér le sang ä la figure et brüler les yeux, se tendre et vibrer comme si eile allait me sauter dessus. Pour tuer. Pas moi mais ce qu'elle a. Ce qu'elle aaaaa. Le détruire en le dévorant ou en lui faisant l'amour ä mort... Elle est en crise, en manque, et eile y fait face, eile veut s'en sortir ä froid, ä jeun. Aprěs avoir réduit sa consommation ä un seul verre, eile ne touche méme plus au vin dont eile s'est toujours régalée en soupant... Est-ce que ga n'a rien ä voir, ou si ce qu'elle a vu en moi ce fameux matin-lä était assez puissant pour lui donner un choc si salutaire ?... Ou est-ce qu'elle a trop consomme et qu'elle n'a plus un sou, raeme pour se fournir ?... Je ne connais rien á ses affaires. Je ne sais méme pas au juste ä quoi eile se gelait. Je n'étais pas intéressé. Ca me dégoute. En se levant de table, eile m'a frôlé, assez pour dégager une bouffée de son muse. Elle me cherchait, eile m'a trouvé, sous sa jupe. Elle m'a repousse, me jetant ä moitié en bas de ma chaise. Elle a été regar-der les feuilletons, pour se tenir ä jour, ou se rendre propices par un sacrifice les divinités du metier. On faisait ga ensemble. Elle me réclamait quand je trainais dans la cuisine. «Johnny, viens vite voir, ;\ Päquerette est tombée enceinte!... » Johnny, eile m'appelait Johnny. Ca me revient. Sur tous les tons. Méme des tendres et des joyeux... Ca fera une belle boue quand je pleurerai, quand je prendrai le champ ou le vent aura souffle les cendres. Mais ga ne craint rien pour le moment, tous les 81 departs sont annulés sur mon divan. Je peux rester tout le temps allonge sans bouger, parce que j'ai tout le temps et, comme c'est tout ce que j'ai avec un amour qui a les mémes propriétés fluides exacte-ment, toute faculté de baigner dedans, me laisser dissoudre et dissiper, remplir en m'en remplissant une perfection sans bords, ľimmobile propreté de ce que nul n'a touché, n'a raisonné, de ce dont nul n'a use, n'a rien fait, moi le premier. Tout arrive. Dix minutes aprěs ľassez mauvaise nouvelle qu'elle attendait de La Femme qui aimait trop, Exa en recoit une assez bonne, malgré qu'elle cache sa joie... L'Opéra, dont eile n'espérait plus rien, la prend ä ľessai dans ses ateliers, comme patronne en second, «un boulot de flic et de bouffeuse de merde », ils auraient aussi bien fait de ľ« atteler ä un moulin » (ä coudre)... «Mais c'est bien payé... Je la boufferai par amour, pour m'en fourrer jusque-lä... De l'amour, bien entendu...» Plus jamais de travers ou de biais. Toujours direct sur le coin du bibi. Du mien mais du sien aussi... De la belle ouvrage. En dépit de quoi, pour dire comment c'est, qu'on s'habitue aux pires indi-gnités, qu'on en redemande, je n'oublie pas qu'elle ne m'a pas versé mon dernier petit cadeau. Encore un peu et je lui ferais signer une reconnaissance. Pour 2 veaux. Pour ne pas me ramasser avec la cervelle en icecream, j'ai mis le bonnet fourré de ľex, aprěs ľavoir désinfecté un maximum avec la poudre antiparasite ä Pacha, pour montrer ä qui de droit que je suis aussi farceur qu'avant, moi. C'est tout ce que l'ex a laissé, curieux si on admet qu'oublier sa coiffure signifie symboliquement qu'on a perdu ce qu'il y avait dedans. G'était son tapabor, drôle de mot dont la Petite Tare, dont c'est le rayon, m'assure qu'il est en bon frangais du xviip et que c'est tout ä fait ce qu'il désignait, avec ses bords qui se tapent sur les oreilles. Elle en connait tout un chapitre aussi sur le frappe-d'abord, qui était un moustique, un taon, avant de se corrompre en frappé-bord et devenir un fier-a-bras, un matamore, ä qui ne saurait mieux convenir le tapabor. Elle est joyeuse et volubile, toute au tour qu'elle a dans son sac. Demain, eile sort. Elle a des devoirs ä rendre. Et comme eile craint toujours de se hasarder toute seule en plein jour, eile devra compter sur son garde-du-cceur. «Je t'attends dans le hall. Ä deux tapant. Sans faute. Tu me reconnaitras facilement, j'aurai un cceur sur la main et il se mettra ä battre... » Comment résister ä pareil traitement?... Mais á ces heures escamoter la bagnole, pas moyen. Le train, il passe trop loin. En stop, on peut y rester. Dix minutes immobile, on cristallise : un poids-lourd passe, on est jeté ä terre par la chasse d'air, on a tout ce qui dépasse qui se casse... Ca la fait rigoler. C'est tout du oui pour eile. Elle a deja häte, eile rac-croche au plus coupant, comme si la durée de la conversation allait me retarder... Le champ est libre et Walter a passé une partie 82 83 ír de la nuit ä se projeter ce qui lui a semblé un sourire ä travers la vitre embuée d'une voiture. II attend jusqu'ä midi pour téléphoner, il frappe Ernie. Qu'est-ce qu'il fait de bon ? II a le capot sur le dos, il s'en va payer ses comptes, et ceux de sa folie... Sa / Bri est ä sa merci, « toute seule avec ses djeaux dans son rack-ä-djeaux et le courrier d'Adele ä la radio ». Feignante et dépensiěre. Touš les vices! II avait eu la main dessus, il la tenait... Elle n'a pas raison de se méfier, eile va répondre, il s'agit de lancer les mots qui vont la harponner. II a beau laisser sonner dix coups, recommencer, en laisser sonner vingt, courir au Manoir et camper dans la cabine avec son drink, ca ne s'émeut pas, c'est le mur et il ne va pas broncher, des coups de fil ne vont pas le jeter ä terre, il a bien peur. Battu par un froid souíílé ä une vélocité qui « fait changer de côté de rue les poteaux », il se donne une derniěre chance aux abords de la station-service avant de tomber paralyse dans un banc de neige... Mais 9a décroche, il est sauvé, il la tient. Elle a passé la journée en ville, ä magasiner avec une copine. Elle a trouvé aux comptoirs beauté d'Ogilvy ce qu'il y a de mieux comme creme, eile croit, au prix que 5a vaut, pour défendre sa peau contre le fameux chauffage électrique installé par Ernie... «II n'en fera jamais d'autres! Un danger public! Appelle la police! » Dans le creux qui répond qu'elle ne peut pas répondre, on entend bri-coler tout ä côté. Je te veux, il lui dit tout ä trac, et de répondre oui ou non, et puis non, pas de non, oui ou rien. Elle se tait. Secoué de frissons qui le font malgré lui ciaquer des dents, il lui remet ca jusqu'ä ce qu'elle réponde, et eile n'a pas le choix de répondre autrement qu'il veut. II lui demande alors un baiser et, de la méme facon, il l'obtient. Si Walter est poete, au sens ou l'entend aussi la Petite Tare, il est sauvé. Mais l'est-il, a-t-il transfigure toute cette camelote ou s'est-il laissé faconner par eile ? J'ai peur pour lui qu'il ait tout rate, méme la redemption pour laquelle il a tout rate. Comme les saints dans le temps. Mais on s'en fout. Quand je me mets ä sa place, ä ľextérieur, hors de mon impossible element, je me sens décoincé, beaucoup mieux fait pour l'occuper que mon propre sac... J'ai passé la soiree lä-dessus, et ma furieuse ä coudre, afin d'avoir de quoi sur le dos pour aller ramer. La bouche amére un peu, mais ľceil clair et le cheveu soyeux, eile tient le coup. Moi aussi, mais pas tout seul... Son coeur est en or ce coup-ci, l'air de rien mais tout rond, tout lourd, congu pour trouver sa place au fond de ma poche, avec la monnaie, et se redon-ner aux moments de mauvais désceuvrement. J'ai marché depuis le boulevard Metropolitám, ou m'a abandonné mon samaritain, et j'ai le bout du nez blanc, eile me fait remarquer. Elle n'a jamais vu ca. « Tu ne le reverras plus non plus. II est fichu. Je ľai recollé mais : empoisonnées... Mais ca se passe bien. Comme qa se mange aussitôt cuit, on est forces de se servir ä tour de role. Ca me plait bien comme rapport. Ä eile aussi. On ne se le dit pas. Ca ne se fait pas. On se dit autre chose qui revient au méme. Comme ga peut. 157 « Eh, oh, tu en mets trop épais!... j — Tu aurais pu le dire plus tôt. > ,| *J — Je le dis quand ga me le dit. " — Trop tard, j'ai pris le pli. Gall me Johnny •J Tropépais...» Eh, oh, beauté fatale, qu'est-ce que tu fais? Tu paries?... Es-tu dans ton etat normal?... Je ne me rhabitue pas. Je fais un saut ä chaque fois. Elle avait une plume ďoiseau du paradis. Elle n'en a plus. Elle me ľa promenée sous le nez, pour me la faire attraper. Puis eile a tiré de son côté, pour que je la lui torde et la lui casse. « Montre-moi un peu ta force... » Je veux bien mais je veux comprendre aussi. Est-ce que c'est du theatre ou si c'est pour vrai, si les passions qui ľont tatouée ľont tatouée l'ont marquee ailleurs, comme eile le manifestait encore hier sur le plancher de la cuisine. «Apprends-moi un peu tes trues. Comment c'était quand c'était fa?... » Maudit chien!... C'est tout ce que je peux en tirer, quitte ä m'en remettre ä ce qui lui a échappé, deja, dans un moment de faiblesse. «Je n'aime pas consentir, j'aime mieux quand j'ai comme pas consenti... Mais c'est entre moi et moi, si je le dis ga n'aura plus de sens, le peu que j'ai dit n'en a deja plus... » Finalement, c'est eile qui a montré sa force et attaqué. Comme si en inversant les rôles on revenait au méme... Jusqu'oú pourrait-elle aller? Je suis en méme temps curieux et pas vraiment intéressé... parce que je ne 1'aime pas assez, peut-étre... Et s'il ne se cachait rien ďautre lä-dessous, si c'était la elé je touš les mystěres?... Cet aprěs-midi ä la Brasserie, la Petite Tare, pour sa part, s'est montrée on ne peut plus claire et concise. Elle ne voulait pas me parier sans que lui soit promis ce qu'elle m'avait demandé, et comme je ne pouvais pas, eile n'a plus rien dit. La tactique était déloyale mais je ne lui en tiens pas rigueur, je n'ai pas le droit, je n'en ai aucun, je les lui ai tous donnés, de plein plein gré, de gré comblé. Exa m'a laissé, avec le fric nécessaire, un mot me demandant de faire le plein, tel que suggéré pour éviter les condensations dans le reservoir, qui entraineraient un dépannage, sinon un remor-quage et Dieu sait quels tripotages au garage, une < qui bouge. Comme Nana Marre. Elle a fmi par aimer mieux bouffer! Satisfaction garantie trois fois par jour, aux dépens de personne!... — Autre genre de vie de cul. » Ca tournait en eau de boudin, c'était le mieux qui pouvait arriver. Mais je ľai franchement affron-tée. Je n'ai pas eu peur de déclencher quelque cata-clysme. II est vrai qu'elle a ramolli. Elle n'est plus la bete enragée qu'on ne peut pas ne pas craindre, et qu'on ne saurait abattre ou laisser crever dans ses spasmes. 182 «Ne va surtout pas t'imaginer que tu vas t'en tirer comme 9a. Je t'ai promis que j'allais m'organi-ser, je vais m'organiser. » On va bien rigoler. J'ai fait mon tour d'elle. Ľ gelait mais c'est le sens du vent qui compte et j'ai eu le nordet dans le dos / pour remonter le fleuve, éprouvant un soulagement délicieux en contournant la Pointe. La figure a cessé de me cuire et les yeux de se remplir de larmes aus-sitôt durcies, versées en grains de chapelet, en je vous salue Marie pleins de glace. On ne s'en plaint pas. C'est comme autre chose, il faut en profiter, 5a ne va pas durer. Elle aime mieux, c'est clair ä ľéclat de sa voix, me recevoir du bar Au Quai que de la Brasserie, ou ' il n'y a pas d'amour, rien que des chômeurs, des / assistés, des retraités, de la misěre. J'ai craint qu'il j ne soit fermé. II m'a plutôt semblé bondé avec ses deux tables occupées. J'ai ressayé de mon brin de causette avec Poppée... Ca va?... Ce n'était pas le moment. Elle a rajusté son sourire impenetrable et rendu la monnaie sans avoir entendu : de jolies dents, quoique une ou deux rechapées déjä, qui / montrent assez d'ou eile sort malgré le soin compassé qu'elle met á le cacher, et ce que je lui ai entendu raconter á un familier sur de ľargent ä ramasser pour recommencer ses cours aux Hautes Etudes... Fragile, habituée aux heures creuses, eile s'est bientôt trouvée complětement débordée par une «integrale » ä danser par-ici et du service ä 183 donner par-lä. Un polichinelle ä nceud papillon a soudain jailli de je ne sais quel double fond suspect et lui a pre té main-forte. « II ne peut pas montrer sa moulinette ä sa place en tout cas...» Ľexpression m'éberlue... Est-ce que je lui ai des-siné un portrait si cruel de cette enfant. Qui se defend. Comme eile peut. Plutôt mal. Mais sans doute est-ce qu'elle sent ma géne et que ga l'amuse. Elle insiste. « Mais moi je pourrais... Mais moi je ne montre-rais pas mes dents si je n'avais pas envie, jamais de la vie. C'est trop intérieur, trop intime. lis ne me paieraient jamais assez eher. » Je ne comprends pas. Elle ne sourirait pas? Elle que ga amuserait tant, soi-disant?... Julien dort tout le temps. Quand il aura terminé «sa cure », ils monteront dans les Laurentides. Ils ont reserve au Gray Rocks et ä ĽEstérel. Trěs chics hotels. Au cas oú son frimeur, son flambeur, se déciderait tout ä trac, eile me donne les numéros. Elle m'avertit comme un homme qui en vaut deux : je lui ai créé un manque ä combler touš les jours de sa vie. Qu'elle soit mon amie de cceur, ma femme ideale, que quelqu'un d'aussi sage soit assez fou pour lui mettre une aureole, c'est vital, c'est un pain quotidien. On ne peut pas se contenter d'etre une moulinette... Elle m'éberlue encore. Je ne vois abso-lument pas oú eile veut en venir. Pour le savoir, je fais la bete. . « Pourquoi pas ? 5 184 -— Parce qu'on n'est plus rien quand on ne sert plus : bonsoir, on se ramasse ä la casse. / — De quoi tu paries ? Qui se ramasse ä la casse ? — Toutes les moulinettes. y — Parles-tu pour jouer ou si tu essaies de me dire quelque chose?... As-tu pris un amant?... Qui est-ce qui te maltraite? — Flaf aflaf, aflaf aflaf, aflaf euk... » (Du Gauvreau? En tout cas pas du Dickinson.) \ • « Sais-tu comment tu m'appelais cette nuit quand tu déparlais?... Mon amour!... Ah qa m'a... Ah je /", ne sais pas ce que 5a m'a fait... Tu m'appelais mon amour... Si c'était bien moi que tu appelais... » Je m'en suis tiré comme j'ai pu. « Pas ma moulinette, tu es sure ? — Pourquoi veux-tu m'avoir appelée ta moulinette ? — Ca expliquerait toutes ces histoires de moulinette... Qu'est-ce que tu répondais?... On peut. savoir ? — Out!... Out.'... C'est moi, me void juste la, attrape-moi gros beta!... » Elle est drôle quand eile s'imite. On a bien rigole mais c,a n'a pas dure. Cinq minutes ä tout casser. Je n'ai pas vu un chat sur le boulevard en ren-i trant. A pied ou autrement. Ideal pour promener une gueule de bois. Méme ľéglise a ľair fermée, condamnée. Abandonnée comme quand on aban-donne, qu'on ne veut plus rien savoir. Je fais de la projection. Je me mets ä sa place aprěs que Dieu sera mort, et je me fiche une sainte paix. J'en ai 185 ir bien besoin, mes bonnes femmes m'épuisent. Je ne peux, en tout cas, m'expliquer autrement que j'aie déliré. J'avais pas mal bu mais j'ai toujours su contrôler mon alcool... Est-ce qu'elle m'a drogué, administré un sérum de vérité, un plus puissant / soyersi?... Trop dangereux, je ne 1'appellerai plus jamais mon amour, méme pour moi tout seul. Je lui donnerai un nom qui ne trahit pas, qu'elle ne connaít pas. Je lui donnerai un des noms de la neige ou je les lui donnerai touš ä la fois : igluksaq (bonne iä bätir un abri), pukak (en poudre), ganik (en chute), piqtuq (balayée par le vent), mauya (douce et pro-fonde)... Exa n'a rien prepare. Elle n'a pas faim, trop mal au bloc. Moi aussi, moi non plus. Je lui sers un bol de mon yogourt, extra pour raccrocher l'estomac. « Qu'esl-ce que 9a veut dire 5a ? » ^ Est-ce que je sais moi ? C'est le genre de foutaises qui se répandent parce qu'on les entend et qu'on les repete. C'est tout, mais tout est lä, avec ľautorité que 5a leur confere et le pouvoir qui s'ensuit... Ca la fait mourir que je parle comme un grand livre, et ca me fait continuer, comme un brin de cour quand $a prend, ce qui est ä peu pres ce que je fais finale-ment, comme ca, parce que j'ai le cerveau tout ramolli, et le reste ä l'avenant, qui ne demanderait pas mieux que de se répandre dans son lit. « Fiche-toi de moi, profites-en, tu n'en as plus pour longtemps. — Jusqu'ou je peux en profiter ? » C'est merveilleux, (ja revient toujours, malgré tout. On se regarde dans les yeux et le déclic se pro-duit. A travers un petit sourire en coin parfois. Comme si on se jouait ensemble un bon tour. Qu'on était écoeurés de se ressembler, eile en rebelle armée, moi en paria insolent. «Jusqu'oú tu veux aller?» Je n'ai pas voulu le lui dire et sa curiosité m'a fait obtenir ce que je voulais, ce qu'elle a trouvé bien peu, puis bien trop. C'est plus fort qu'elle, eile ne peut pas dormir avec moi, eile ne peut fermer qu'ceil. « Donne-moi encore cinq minutes. Ca ne va pas ťéreinter. » Je m'étais blotti contre son animal et je me lais-sais absorber sa chaleur, son energie, dont je révais, entre deux états, qu'elles se répandaient dans mes vaisseaux et brülaient les toxines, ou qu'elles cir-culaient dans mes circuits et rechargeaient mes batteries. « Qu'est-ce que tu fais lä, tu te consoles aprěs moi ? » II y a de ca : eile m'a vide, je me ressource. Qu'est-ce que Walter en dit? Rien. Pas ďentrée á cette date. II a du passer la journée en parachute, ä redescendre sur terre. Ou en apnée, pour remon- f ter á la surface. II n'a pas ouvert la bouche en tout cas, méme pas grimacé : c'est le moins qu'il doit ä sa Too Much, qui peut si bien tout supporter sans gémir qu'on ne sait pas si eile a jamais souffert, bien Américaine en tout ce qu'elle a de cool. Dans ses 186 187 T moeurs, on ne s'allege pas en s'épanchant, on ne se soutient pas en partageant ses faiblesses et ses maux: on se rend plus lourds. G'est ajouter du poids au poids qu'on a déjä de trop et qu'on fait porter ä l'autre, aux autres. Ce qui fait íléchir un niveau de vie qui est le nôtre aussi. II avait trente ans en 1940 et il a fui la guerre du roi d'Angleterre. Au lieu de servir de chair ä canon, comme un cochon bien dressé, il a préféré la faire en fier mercenaire, en G.I... C'est la théorie de la Petite Tare, qui continue de découvrir toutes sortes d'indices qui la confirment, et qui veut me les laisser relever. Ainsi, il designe un anneau que la Too Much lui fait porter au cou comme sa « médaille ». Or eile a découvert, dans un gribouillis qui fait son orgueil, que c'est une traduction de dog-tag, la plaque ďidentité du soldát américain. G'est curieux, quand j'arrive ä la Brasserie il n'y a jamais personne ä ma place. Comme si eile m'était réservée. Ou comme sij'avais pris une place dont personne ne voulait de toute fagon. Pour une fois que tu ne nuis pas, plains-toi... La Petite Tare attendait mon appel tout emmitouflée, préte ä par-tir pour ses sports ďhiver. Je la connais, je sais qu'elle n'y va pas de gaieté de cceur : rien ne la tue autant que ľéclat du soleil sur toute cette neige. Mais rien ne pourrait ľempécher d'une compagnie qui se fait rare, méme si Julien aura, lä-bas aussi, ä se faire voir et se promouvoir. II est doué d'une energie qui exerce un charme fou dans un monde d'action et de pression. Elle ľaccompagnera quand il faudra. Quand eile pourra, eile se planquera, comme le cancrelat qu'on est de toute fagon pour ces fourmis quand on est barde d'une maitrise es lettres. « Ecoute, je vais te dire une bonne chose. Moi aussi, quand je ne sais pas ce que je dis, je te donne des noms que j'aime mieux garder pour moi... » Elle me déroule un silence, un assez long pour envelopper qa., ce gros cadeau, puis eile me souhaite un bon voyage. « C'est toi qui pars, Petite Tare. — On s'éloigne touš les deux, espěce. » Elle a mis Walter dans ses bagages. Elle se remet-tra ä ses travaux, dont eile a ralenti le rythme. Elle veut s'en garder pour longtemps. Elle se réjouit d'en avoir pour des années avec ľimportance qu'ont pris ľ« appareil critique » et les « notes » qui me sont adressées. «Ce sera mon heritage. Mon oeuvre pos-thume!... Pas question de m'exposer ä perdre mes illusions... » J'ai trouvé Exa dans son atelier, ä fourrager dans ses chiffons en se faisant jouer ses Rolling Stones á tue-téte. Elle a le chic pour s'occuper. Elle me coule un regard indéfmissable. « Qu'est-ce que tu as fait, mon Johnny, tu as trainé ? » II faudra bien, un beau matin, que je me decide ä trouver du travail. Mieux vaut tard ou jamais. Pour le moment, je n'ai besoin que d'aller m'enfermer w~ dans mon coin pour assourdir la soi-disant musique et me reposer de mes loisirs. Je peux m'allonger sur le divan, les bras croisés derriěre la téte, et rester des heures ä ne penser ä rien, ä laisser résonner ce que la Petite Tare a dit, ä nager dans ľélan des ondes engendrées par ses cailloux sonores, ä me dérouler avec elles et aller mourir de loin en loin, de plus en plus grand. Exa ne comprend pas ces plaisirs. II faut qu'il se passe quelque chose. Et puis quelque chose encore aussitôt aprěs, comme si rien ne s'était passé, si c'était complětement nul, ce qu'elle aurait du pré-voir puisque c'est toujours pareil, qu'elle n'est jamais plus avancée. Quand eile est venue me secouer, je révais que je marchais, je contournais la Pointe et le vent tom-bait, je m'arrétais chez les demoiselles Arpin pour me payer des cigares... Et ce n'était pas un cauche-mar. Pas du tout. II régnait une atmosphere ou la realite, la routine étaient transfigurées, extasiées, et j'avais compris : tout est dans ľatmosphere... Et toi, ca va?... On refuse du monde, eile m'a répondu. Ca langait la conversation qui a pimenté le pot- au-feu. i « Écoute, on ne va pas chipoter. Je depends de ' toi pour le nécessaire mais tu depends de moi pour ľessentiel. Qui n'est pas ľamour, trop vite fait pour fj ľappétit vorace de la race. Mais la guerre. » Elle a beau avaler de travers, c'est evident : eile ne peut pas se passer de moi puisque je suis encore lä, qu'elle ne me lache pas, qu'elle me tient toujours, avec une poigne aussi solide, aussi crispée. «Tu m'intéresses. Explique-toi. Vas-y, mon Johnny. — Mais on a son fierté, et une si forte dépen-dance irrite, humilie. Alors, combative comme on est, on la combat, on veut la dominer eile aussi, et c'est encore moi qui mange les coups. C'est un cercle vicieux et c'est autour de moi qu'il te fait tourner, quasiment graviter... — Arréte, je suis chatouilleuse, tu vas me faire cramper.» / Et eile fait un gros semblant de se bidonner. Or / eile est chatouilleuse en effet, et je cede ä la tenta-tion : eile ne va pas se bidonner pour des prunes. Elle me voit venir, eile se pousse. On la pour-chasse, on l'attrape, on la colle au plancher, ou eile se debat, eile gigote, eile s'épuise, et succombe aux tortures appliquées sous ses reins, sous ses pieds. Ľhilarité la gagne, expulsée en spasmes et en cris qui lui font manquer d'air et pomper le sang ä la figure... Puis, du jeu de main au jeu de vilain, eile va se payer sa petite revanche accoutu-mée. Elle a laissé tomber les bras, passant tout d'un coup de ľagressivité passionnée ä la passivité totale, étalée. «Vas-y, qu'est-ce que tu attends? Tu n'es pas assez grand pour ťamuser tout seul?... » Elle tient ä son theatre, ä bien dramatiser, au moment crucial, qu'elle m'en veut encore, qu'elle m'en veut ä mort, ä ľincarner dans une putain butée, bécheuse. Mais je ne lui en veux pas moi, pas // comme ca, et les brutalités auxquelles j'ai pu me 190 191 ^1 livrer pour la contenter ne répondent ä rien : jg ne sens pas mon role. « Écoute, on ne pourrait pas changer de jeu... — Jouer les tourtereaux?... M'as-tu bien regar-dée?... II n'y aurait pas comme une erreur sur la personne?... » Je lui ai demandé de fermer sa gueule. Elle m'a demandé de la lui fermer moi-méme. Je ľai fait en y mettant ce que je voulais, rien que du bon, que du vrai. Elle a bien voulu faire un effort. Et arréter un peu son char... Bien entendu, ce n'était pas encore dir, renforcer ma position, augmenter mon importance. Mais je ľaime tellement, des fois je préfere qu'on me la fasse souffrir, qu'on ne me la rende pas trop heureuse. Je n'aurais rien dont eile aurait besoin, je me dis, si eile ne manquait de rien, et je me rassure en assumant que si eile m'aime autant eile en fait autant, les mémes cruels calculs. Je me suis reveille tout seul devant la télé. Effet de la paix et de ľharmonie qu'Exa a décidé de faire régner au foyer, pour une raison ou pour une autre. Aprěs tout ce qu'elle nous a fait voir, on est porté ä se méfier. Est-ce qu'elle a trouvé le bonheur ailleurs et qu'elle me le fait partager, ou qu'elle expie son péché pour mieux recommencer?... Ca ne m'a pas empéché de dormir. Ils ont fini leur virée ä la Machine Shop, un ancien atelier d'usinage oú des filles en djeaux se trémoussaient deux par deux dans des cages. II en pendait partout, et toutes aussi belles, mais sur le méme modele, quand on en a vu une on les a toutes vues. La piste était bondée, ľaction ä tailler au couteau. Mais comme ils n'osaient pas danser, que dans cette pentecôte aux saints apôtres en orbite et vierges Marie en chaleur c'est eux qui auraient passe pour des échappés de bocal, ils s'ennuyaient ferme avec leurs consommations au moment oú la B.A.Bri, ďun clin d'ceil (ils ne pouvaient échanger deux mots sans hurler), s'est entendue avec lui pour achever de soüler Ernie. II y a mis le temps mais ils s'en sont payé du bon, et ä une heure oú il leur res-tait encore toute la nuit pour s'éblouir, il était múr. Ils ont jeté le corps sur la banquette arriěre et il a pris les choses en main : le volant sans permis et 202 203 ľamour ä credit. lis se sont garés le long de ľauto-route, au bord de nulle part. Elle s'est allongée tout de travers sur lui et a lancé ses bras, sa bouche aprěs lui. II n'oubliera jamais la joyeuse obscenitě qu'elle mettait ä s'ouvrir, se découvrir, comment eile se moquait de ses caresses, et du danger de se damner, en jetant avec ses cris un pied dans le toit, dans le pare-brise, ou en l'envoyant bailer par-dessus le dossier, sous le nez du « mort», de la mort. Dans son visage qui variait avec ses envies, eile lui offrait toutes les femmes : l'impure et ľingénue, la savante 11 et la folle, l'ardente et la désenchantée. Elle a mis les clignotants d'urgence et ouvert sa portiere, ou il est venu la posséder sous les gifles et les coups de phare glacés des au tos que le diable emportait... 11 J'ai fait mon tour d'elle ä longues enjambées, me II, precipitant ä la Brasserie pour la couvrir au plus tôt ~*\ de sollicitude et ďaíTection, l'envelopper, la blinder. ' Méme si toutes ces perfidies, eile les imagine (en proie ä une Schizophrenie dont ce ne sont pas les premiers signes, et dont eile s'amuse avec moi, se voyant volontiers vieillir complětement déconnec- tée, bardée de sacs bourrés de papiers gras, condam- née á trainer dans des rues ou eile me rencontrera sans me reconnaitre), il ne s'agit pas de ne pas croire 4 ä cette Lupulina érigée en Ripoline. Elle existe, eile a une realite, eile en a surtout plusieurs, une pour chacun, selon les besoins, comme tout le monde... lyAinsi pour ľassujettir elle-méme, la soumettre ä mes ^Y soins, je n'hésite pas ä lui passer déjä la camisole... 204 C'est une autre voix qui me répond, une dame ä pic qui ne connait pas de Petite Tare, encore moins de Toccata-Fuga (son vrai nom, qu'elle n'a j ~ jamais vraiment porté). Je demande ä la reception des éclaircissements. On n'en a pas á me donner, on n'est pas ľassistance-annuaire. Agité par ce qu'on appelle un pressentiment, j'essaie le numero de l'autre hotel. Autre voix inconnue, méme échec. Je combine une série de scenarios, dont certains sanglants puis je m'en tiens ä celui-ci : eile a regie son probléme en forcant Julien ä vider les lieux, ils se sont recasés vite fait en attendant la disponibilitě de leur autre destination... Je dois rappeler pour m'assurer que je n'ai pas fait erreur, mais quand? Combien de temps faut-il pätir avant que ca compte dans l'ordre des mérites?... Mettons une demi-heure. Si je la supporte, eile me měnera dans le créneau ou je telephone en temps normal et l'imbroglio se démélera tout seul. C'est ce qu'il fait. « Pour ne pas étre génée par eile, et pour te faire apprécier sa classe en passant (c'était le temps oú jamais pour un crotté dans ton genre), j'ai fait répondre ä Loupou que je n'étais pas la pour le moment. Avec sa mentalite, eile a compris que je n'étais la pour personne... Elle a bien flippe sur mon " nom de passe ". Elle ne se cessait plus de me traiter de P.T., il a fallu que je la fiche ä la porte. » Qa a Fair de bien flipper pour eile aussi. C'est le 205 gros ménage ä trois ou quoi?... Sa majesté cherchait refuge au milieu de la nuit, soi-disant poursuivie par un skieur qui dérapait. « Vous vous étes tassés pour lui faire une petite place. — Elle voulait camper dans la piece ä côté. Je ne m'y suis pas fiée, eile aurait pu avoir des malaises... Cest Julien qui a hérité du divan et moi de sa majesté. — Ca s'est bien passé, on dirait... » Tu vois comme tu es intéressé, eile me dit, en reproche ä ce que je ne lui raconte jamais rien de croustillant... «J'ai veillé un moment pour enquéter, voir si eile a les seins en oreilles de chien ou si son parfum surit / sur eile... J'ai fait chou blanc. — Ca n'explique pas ta si bonne humeur. » Qu'est-ce qui me prend de si lourdement insis- ter ? Elle ne s'y retrouve plus non plus. Elle se replie dans un silence ou eile se résigne ä me faire honte : c'est pour m'épater, se montrer bon soldát, qu'elle a si résolument surmonté les petites misěres avec quoi eile regrettait de m'avoir accablé... Cest bon pour ce que j'ai. « Si je deviens jaloux, possessif, si je tombe aussi gravement malade, achěve-moi... » Ca fait trěs pauvre type, eile trouve, et qu'on fait décidément la paire comme P.T. «Jaloux de notre bonheur avec Loupou?... Reprends tes sens! » Ca va, mais eile continue de l'appeler Loupou 206 gros comme le bras, et qa m'amoindrit, ou ga me ramene ä mes justes proportions... Elle a refait un essai et renoncé pour le moment ä rétablir le texte. Elle ne peut plus se passer ďavoir le cahier méme en main, le posséder physiquement, rentrer avec en communication directe, toucher la peau des mots, examiner ä contre-jour les vraies pages et raviver ce que leur memoire a garde, rele-ver les coups de stylo mal biffés dont la photocopie ne garde aucune trace... Elle ne peut plus travailler comme eile veut, ä vrai dire s'amuser... Je le ressens comme un autre signe d'abandon... Mais il s'agirait plutôt de tous ces blancs que les problěmes irrésolus lui feraient laisser en attendant: eile perdrait le fil... Non, que je n'aille pas me figurer qu'elle a fait des découvertes, ou qu'elle en fera. Sinon de toutes petites, qui n'auront de sens que pour eile et moi, puisqu'au fond tout ce dont il s'agit lä-dedans c'est ľexpérience que nous en faisons, n'est-ce pas?... Oui, mais encore? « Tu verras. Quand je mourrai. Mais nous mour-rons ensemble... Oui?... Si tu savais le bien que qa me fait quand j'y crois, tu ne rirais pas. C'est la preuve de je ne sais quoi que j'aurais toujours attendu... » Elle a baissé la voix, eile ne veut pas étre enten-due. Par personne... « On est sur le toit et on saute... Mais on ne tombe pas, on monte... Comme si la terre avait bascule... Je te dis pour que tu te figures, que tu voies bien... Parce que si tu le vois comme moi, 9a te fera I . 207 le méme effet que moi : que ga ne peut pas rater. Qu'il faut tellement aimer pour tant donner que ga ne peut pas ne pas étre une joie... — Ne compte pas trop la-dessus. Compte sur moi, mais rien que moi, moi ni plus ni moins... — Ne dis pas de sottises! » Pour Walter, on verra aprěs les vacances. Elle compte que j'en profiterai pour venir la complimen-ter sur sa bonne mine. Elle ne veut pas se vanter mais il n'y a pas jusqu'aux bronzées les plus fanas qui n'ont pas loué la fraicheur de son teint. Elle s'est fait demander si on pouvait toucher. On a voulu savoir quel maquillage eile employait pour donner cette rougeur si speciale ä sa bouche et au rebord de ses paupiěres : on n'a pas cru que c'était un « pro-duit» de sa sensibilité... Son style a deja groupé autour ďelle deux ou trois solitaires : elles Font sui-vie au ski de flambeaux... Cest regulier. La fagon dont ga tend ä se passer, avec toujours ľespéce ďépave noyée dans son verre, jamais le méme specimen mais toujours planqué dans quelque coin, au point qu'elle se prend ä le chercher quand die ne ľa pas repéré, et qui s'amuse ä la dévisager, ä se hair ä travers eile en s'essuyant les yeux sur eile. Qui s'est approché un jour en lui montrant ses mains, si indignes de la toucher qu'il allait les faire couper et jeter aux chiens... «C'est moi tout craché et tout crachant sur moi. » Elle n'était pas d'accord. Tout cache alors, cachant tout sur moi... Voilá de quoi j'aurai vécu aujourd'hui et sur quoi je dormirai cette nuit. Ces pauvres exaltés, ces givrés par sa grace et sa beauté, ils s'en feraient un trésor, ils en rempliraient des banques. Et pourtant, méme avec le vent dans le dos et sa voix dans le vent, telle que si eile sortait du fleuve et que sous la glace, ä ľintérieur de son corps, le fleuve avait garde sa chaleur, méme aux moments oú je ne peux pas demander mieux, oil je suis súr que c'est tout ce que je veux, je ne sais pas si je ne le jetterais pas... Je retomberais bien bas, mais sur du solide. «Je suis organisée. » Exa est fiěre de me ľannoncer. Elle est invitee ä une partie de fin ďannée. Elle ne me dit pas oú ni avec qui. «Je ne rentrerai peut-étre pas coucher... » Gomme il faut deviner, car il n'y a pas apparence qu'on en saura plus si on ne s'abaisse pas ä le demander, on en déduit qu'elle va se rendre au boule en bagne et qu'elle va rester en ville, oú ga se passera, sans doute chez sa cop Ananas Marre... ' Je me réjouis encore qu'elle s'adapte aussi vite, aussi volontiers. C'est la marque, on le sait, des natures supérieures, des survivants. De ceux qui,; sont doués. Vraiment doués. Pas doués pour arriver les premiers aux concours de sornettes et assimiler le mieux les regies du jeu, qui ne font gagner que ceux qui les ignorent. Mais doués pour protéger leur personne et leurs biens, passer les derniers ä la caisse, ou pas du tout... Elle ľa. Ils ne ľauront pas... 208 209 Elle ne saura jamais pourquoi, si souvent ces J.er-niers temps, je la regarde comme ga. Elle ne comprendrait pas combien la voir ľavoir m'absout Q/ de ne pas ľavoir, combien je suis soulagé de ne ľavoir pas contaminée. Elle me traiterait plutôt de lächeur et de poule mouillée, car ceux qui ľont n'ont pas de pardon pour ceux qui ne ľont pas, qui n'en veulent méme pas... Elle veut savoir ce que je cherche ä la fin dans sa figure : une eruption de culpabilité ou ä la provoquer? « Ce n'est pas mon true ca, ma biche au pied d'airain, e'est le tien. — On sait bien. Plus on se laisse aller, plus on est tolerant. » Je me laisse aller, bien certain, mais ä quoi?... A rien?... Comme ceux qui se retiennent alors?... Mais ce n'est pas ce qui ľoceupe. Est-ce que Pacha va survivre ä une si longue absence ? Est-ce que je vais le nourrir ? Je ne suis pas assez « malin » pour ľaŕľamer expres, mais est-ce que je vais y penser?... Elle va me mettre un memo dans le pot aux commissions et m'en coller un sur le frigo, ou le foie sera prét ä servir, tout en petites bouchées taillées sur mesure aux ciseaux. Du travail de haute couture. Elle me fait asseoir sur le bord de son lit, ce qui va devenir une habitude si $a continue (par definition). Aprěs ces quelques jours d'abstinence, eile va sürement attaquer, ä moins qu'elle n'ait decide de tout garder pour sa Saint-Sylvestre. On a le droit de se poser la question. Si on ne ľavait pas, on se la 210 poserait pareil. Comme si eile m'avait entendu, eile se plaint ďavoir oublié de baisser le thermostat et allonge une jambe hors de ses draps. J'avais la main froide et $a lui a plu. Elle s'était si bien abandonnée, sans bouger, ni émettre un son, que je la croyais endormie. Puis quelque part sous eile une vague a commence á montér... Elle a voulu me le rendre. II n'en était pas question. Chacun sa fagon de balancer les comptes. Pas plus fou qu'un autre, on lui a aussi laissé un petit mot. «Amuse-toi bien, ne crains rien, j'en prends soin, je ne pense qu'ä chat. Ton vieux tou- ** tou. » Espérons qu'elle le prendra pour ce qu'il est, qu'elle ne ľanalysera pas trop, qu'elle n'y verra pas une legon de savoir-vivre. Ou de savoir-laisser-vivre. Je m'en fous moi. Je n'ai aucun droit sur eile. Et je n'en veux pas, j'ai assez comme 5a de tous ceux que je n'ai pas sur moi. Je ne lui veux que du bien. Lui ficher la paix. Avec le méme goüt, le méme gré que je lui fiche autre chose. Je ľaime assez pour ga, lui faire des cadeaux qui ne me coütent pas. Qui ne m'arrachent pas la gueule. Je suis parfait. Dent pour dent. Elle toute seule la nuit de Noěl, moi la nuit de Jour de ľ An. Cest plein de bon sens mais ga cloche : on ne peut pas se laisser émouvoir par les caresses inappropriées d'un propre ä rien et avoir de ces bassesses. Et ce n'est pas parce qu'elle n'a pas le choix, comme il y en a tant. Elle a le diable au corps et 9a tourne les tétes. Elle se fait 211 -r reluquer ä longueur de journée. Elle ne s'en vante pas, eile croit que c'est pour juger ses toilettes. II est vrai qu'elle n'a pas une trěs haute idée ďelle-méme, et ga peut expliquer bien des choses. Walter avait annoncé ä sa B.A.Bri qu'il sortait: il n'avait plus ä boire et il ne pouvait plus s'arréter de célébrer : eile lui rendait touš les jours fériés. Ernie le cherchait, pour affaires. II a fait le tour des abreu-voirs, il ľa déniché au Manoir. Ernie avait fait ses comptes. II les apportait, pieces ä ľappui. « Alors, gros big-shot, 9a minote ? — Je vais te dire bien franchement, j'ai trop de dépenses. J'ai méme rien que des dépenses. Des dépenses puis des dépenses puis pas de service, jamais de service... Endurerais-tu ga bien long-temps ? » C'est ce que je me disais, il a dit, sans laisser parier Walter qui ne le voyait pas venir avec son attache-case. II a sorti un état détaillé de ce que Bri lui avait couté depuis sa retraite, et calculé lä-dessus, sous ses yeux, des moyennes : par année, par mois, par semaine. « Avant que tu continues de t'en servir, je vou-drais que tu regardes un peu les chiffres et tu voies si tu peux te la payer. Parce que si tu crois que je vais continuer de te la payer, je peux te sur-prendre... — Écoute Ernie, on n'est pas des enfants, on peut se parier... Si je te l'abimais, d'accord, mais je te la rends heureuse, Ernie, je te la refais rouler comme une flambant neuve. Tu ne peux pas récla- rner : je ne lui ôte pas de la valeur, Ernie, je lui en rajoute... » Ca ľa fige. Walter a bien manoeuvre et ils se sont quittés pas pires amis, au milieu de la nuit. Réglant les consommations, en grand seigneur, il ľa fait pleurnicher en lui démontrant qu'il avait tout gäché, que les plus beaux élans s'étaient brisés sur ses petits calculs, et qu'on lui sauvait son ménage en y mettant de ľamour, du grand, du fou, oú on est aspire tou-jours plus haut en créant le vide, en brülant tout ce qu'on a, en se débarrassant de tout ce poids. Ernie avait bien mérité sa lecon, qui aurait du lui crever les yeux quand il voyait la Too Much le porter sur la main, lui, se décarcasser encore pour lui, vieux tordu qui avait fainéanté toute sa vie ä ses dépens... II ne s'était jamais demandé, Ernie, dans ses miasmes et dans sa boue, qui c'était qui avait inventé ľamour, qui lui avait donne ces ailes qui font voler les anges?... II ne lui était jamais venu ä ľesprit que ga pourrait étre un minable, un dachet que plus rien ne pouvait sauver, un damné comme lui, ordinaire?... « Ce n'est pas la fois que je ľai fait saigner du nez que je ľai bien mouché, c'est la. II ne se demandera plus ce que j'ai tant qui plait aux femmes, il l'a vu. La poésie et touš ces íifis qui en font, il ne bavera plus dessus. Mais ne t'en fais pas, Ernie, mal foutu comme tu es avec le peu qu'on a mis dans ton panier, personne ne t'en voudra, ne t'enviera, on ne pourra que te pardonner. » Ce sont des pages oú l'auteur, pour une fois, ne se regardait pas écrire et c'est ce qui fait leur intérét 212 213 malgré touš leurs défauts, ďaprěs la Petite Tare, avec qui j'en cause ä ľenvers et ľendroit pour échapper ä son idée fixe. Elle veut s'adresser ä Pop-pée, que je la lui fasse venir ä ľappareil, absolu-ment. Ce genre de fille lui plait : eile aurait volontiers fait comme eile quand eile avait ses dix-huit ans, qu'elle était dans toute la fraicheur de sa splendeur, qu'elle avait envie de le montrer, d'en faire profiter. Et puis eile est ľoccasion révée que nous ayons des saletés ä partager, un semblant de vie sexuelle, il n'est pas possible que ga ne nous manque pas, et que ga ne finisse pas par nous détra-quer si on n'y voit pas, sans sombrer dans le grand guignol, devenir des Walter et des Bri, comme s'il n'y en avait pas assez, s'ils ne faisaient pas deja la queue aux portes de ľenfer. Pour ne pas dire du y dépotoir. Elle ne parle pas de passer aux actes. II n'y a tněme pas ďéquivoque... En tout cas, nos héros ne ľinspirent pas. « De plus en plus, on dirait, tu les détestes. — lis m'agacent. lis me poissent. Je n'en viens pas ä bout. » Elle ne réussit pas ä les integrer dans son systéme. To process them, les évacuer. Ca ne me dit pas ce qui les lui rend si indigestes... C'est justement sur quoi eile ne met pas le doigt. Quelque chose de diffus et qui est toute la question : le méme amour, le meme instinct qui nous porte vers les autres et qui, selon ce que nous en faisons, est ce qui nous définit, nous élěve ou nous avilit, nous épuise ou nous accroit. «Je me mets dans leurs peaux, c'est force quand on lit, mais j'ai le goüt d'en sortir au plus vite. D'un autre côté, ils m'habitent, ils vivent dans la meme partie de moi que toi. Je me surprends ä calquer les facons de Walter, adopter ses expressions : péter sa coche, marcher sur la croüte... Je me defends de répéter anyway ä tout propos, ga jure ä travers mes belles maniěres et ga fait sursauter mes admira-teurs.» Pas avec moi, je lui fais remarquer. Mais avec moi ce n'est pas pareil, avec moi eile sera toujours pareille. Elle parlait de ses soirees en bande avec Loupou. Quand eile a bu, ils se demandent de quel faubourg eile sort tout ä coup. Ca lui plait bien. Ca lui donne une distance au sens brechtien. Une longueur de levier... Les plus sympas vont se réunir ä souper pour saluer leur depart du Grey Rocks, qui va la soulager... Ä moins qu'elles n'aient si bien copiné que Loupou, eile ne l'appelle plus que Loupou, trouve tout naturel de les suivre au lac Masson. Mais ga se passe ä un autre niveau, ou eile serait plutôt du genre ä s'étre assez encanaillée deja, assez déclassée, pour les oublier comme on chiffonne un / numero de telephone. Malgré tout, ga se termine mieux que ga n'a commence. « Ta faute. Je me suis demandé ä quoi je me dépenserais le mieux : me désoler pour des ingrats ou m'égayer pour toi... Et bing, ga m'a trans-formée! » Elle se croit obligee de rigoler lä-dessus et on a bien du mal ä la prendre au sérieux... 214 215 J'ai oublié de nourrir le fichu chat!... Ca me reveille au milieu de ma nuit. Comment ai-je pu?.. Ca me revient. L'idée m'a pris de trainer ,m bar jusqu'au changement de quart. Pour rien. Pour voir de quoi les autres danseuses avaient ľair. Je ne l'ai pas vu. Premiere nouvelle, j'avais glissé sur un bour-relet de glace au milieu de la rue. Je me demandais si j'allais me relever et je me répondais que (ja m'était égal. J'avais beau ramper, j'étais au-dessus de mes affaires... Je n'ai pas voulu me souler, il n'y avait pas de quoi: mon estomac vide a du me jouer un tour. Si ce n'est le patron de Poppée, inquiet de mes assiduités... « Qui c'est ce gars-lä, pourquoi il nous —Je le sais-il moü... » Mais peut-étre, apres tout, je vieillis, et je ne la contrôle plus, ma boisson. Sorti le foie, cherché le chat. Pas de chat. Je l'ai trouvé ä la porte, en boule hérissée par le froid. II a filé se cacher en rasant le plancher, menace ďattra-per sur le dos tout ce qui se déglinguait dans son univers. La catastrophe est imminente, au prochain crac ca va s'écrouler... Mais ce n'est pas le plus troublant, quant aux lemons qu'on pourrait en tirer, de ses conceptions. II ne croit qu'en Exa, qu'il a connue malade, ä moitié droguée ou autrement capotée. A moi qui ai toujours su garder un minimum de bon sens, il n'a jamais fait confiance une seconde... Je me suis recouché lä-dessus, je ne me suis plus rongé, on en fait toujours trop, on n'est pas jugé ä son mérite. 216 Je ne retrouve rien du Jour de l'An passé. Exa avait du acheter du champagne, eile en achetait toujours, du President Brights, deux, pour qu'on ne s'arrache pas la bouteille, et tout ce qui s'ensuit, comme deux poivrots. Elle avait du faire des efforts / gastronomiques (un aspic, une fondue, une tarte aux pacanes) que je n'ai pas appréciés ä son goüt, et / la chicane évitée a pris malgré tout, eile prenait toujours. On s'étripait, ä coups de gueule. Puis on se faisait la gueule. La gueule de bois. -^ Au moment ou je n'attendais plus Exa, oú je fai-sais une croix, eile arrive. Elle ne bluffait pas : eile s'en étre payé toute une. Je ne l'ai pas vue aussi ravagée depuis longtemps, j'ai en méme temps l'impression de ne pas la reconnaitre et de bien la retrouver. Ä sa faQon de cligner, je lui fais le méme effet, aussi aliénant. « C'est ce que tu voulais... Es-tu content? » Je jette un coup ďceil ä la bagnole, encore tout d'une piece. « Ce n'est pas eile qui a pris le champ, c'est moi. » Elle me dit ga pour que je la regarde, eile. Je la regarde, eile. D'autant plus volontiers que je peux la regarder de haut, ce n'est pas moi pour une fois qui ai deserte, qui suis le traitre et le criminel... Elle reconnait le coup de la bonne conscience, qu'elle m'a si souvent fait. Elle ne comprendrait pas que je n'en profite pas, que je n'applique pas sa loi. « Salope... Guenille... » ' Si j'avais montré la moindre faiblesse, eile me 217 serait tombée dans les bras, comme moi dans le méme cas. Mais puisque c'est comme 9a, et ga fait aussi bien son affaire, eile n'a pas ä se géner. Lile gonfle les joues et me souffle au nez un vent de ballon qui se dégonfle. Qu'est-ce qu'elle s'en fiche aprěs tout, de ma gueule, de toute la gueule d'un monde sans amour... Elle n'apprendra pas ä un f vieux singe ä faire des grimaces. Lui faisant le gorilie, je me la plie sur ľépaule et la monte se cou-cher comme un sac au grenier. Elle se debat, eile fait des oh et des ah de victime épatée, défaillante... Je l'ai toujours dit : une rigolote. Elle aurait rigole jour et nuit avec un gigolo qui aurait eu son sens du rigolo. Je ressortais, j'ai entendu un genre de moteur démarrer. J'ai regardé, c'était Pacha qui avait sauté sur le lit et s'était mis ä ronronner. II n'y a pas d'amour heureux? Ce qui a fini de m'attacher au cahier de Walter, je l'ai reconnu avec eile, ä la chaleur de ses reflexions, c'est de suivre les pas de mon amie, pénétrer dans ce qu'elle sait deja, que sa conscience occupe et qu'elle a transformé. Cette faute est designee par son doigt, une moue empreint cette gros-siěreté, un plaisir a parfumé cette expression, et dans ce gribouillis ses yeux vifs ont creusé, jeté leur lumiěre... La Too Much est malade. II a pris sa temperature et lui a défendu de se lever. II la dor-lote. II la soigne au jus d'orange et á l'aspirine, trois aux quatre heures. II ne veut pas qu'elle lui refasse une pleurésie. Elle ne peut pas lächer, ce n'est pas possible, eile tient toute seule cette construction de 218 l'imagination qu'il est au fond. Elle est cette imagination, l'air qu'il a dans sa bulle, et que respirent aussi touš ses personnages. II change encore ses draps trempés, sa chemise. Elle lui defend de regar-der mais il triche. II ne ľa jamais vue aussi nue que dans ce corps fané par tant de sueur extirpée, dimi-nué deja par tout ce qu'il a autrement donne au cours des années. Mais si la propriété de la beauté est ďinspirer ľamour, il n'a jamais vu non plus rien de si beau. II le lui dit, comme qa. lui vient, méme si c'était un drôle de compliment, que ne pouvait pro-férer qu'un éternel adolescent. « Ne te fatigue pas, tu n'es plus assez vieux pour moi. » Qa a veillé tard. Personne dehors. Méme pas de vent. Plein un boulevard puis plein un autre, une absence, un silence, une distance tout en profon- ^j deurs, en resonances intérieures, en détachement. Un réve oú on ne meurt plus, oú 9a ne se fait plus. Si un jour on est forces ďévacuer ces lieux, je vou-drais étre le dernier ä partir, rester un peu derriére et faire encore un tour, tout seul... Pas de Poppée. Ni de pépée de rechange. Rien que le petit costaud ** en nceud papillon qui brasse on ne sait quelles affaires derriére le décor et qui ne fait de fagons ä personne. Parfait. La paix... Au nouvel hotel, méme si la téléphoniste m'a fait répéter puis trop rapidement épeler, eile ľa dans la tete, et c'est au « Petit Tas » qu'elle va demander de s'adresser. Elle met un moment ä répondre, un 219 autre ä essuyer l'affront, puis ä s'essuyer elle-méme et passer un peignoir, eile sort du bain, quelle heure */ qu'il est, son « maniaco-répressif» est sorti sans la réveiller, parti se donner un beau häle, se faire griller pour étre bouffé plus vite, as-tu vu le soleil, tout ce qu'il crache encore comme chimie pourrie, il n'a pas déragé de la semaine, on est bombardés de par-ticules... «lei ca va. Cest couvert mais il ne va rien tom-ber, rien se passer. Tout est comme fini, emballé dans la ouate.... » Elle n'entend pas, plus la, oceupée ä se rendre presentable. «Je serais bien restée toute nue mais je ne supporte plus ma vue. Vingt-cinq ans! Bientôt trente. /V Ca entre dans le corps... Si j'étais une voiture, je serais bonne pour la ferraille. Méme plus ce que . vous appelez une minoune. Je tomberais en pieces J et on n'en trouverait plus nulle part. Cette nuit je j me suis levée : je trouvais le temps trop court. Je me suis mise ä la fenétre et je l'ai guetté pour ľattraper. J Puis j'ai realise que je n'étais pas dedans : il passait mais pas sur moi, il comptait mais pas sur mes doigts. Tout ouverte et déployée, je suis sortie, j'ai suivi un sentier jusqu'au milieu du lac. Et je me suis trouvée au milieu du monde... Et j'ai compris qu'on ľest partout, qu'il tourne autour de nous, que e'est lui qui tourne et pas nous, qu'on est immobile au 1 centre et qu'il n'y a pas de danger, il ne peut rien nous arriver. Ľerreur, et on ne se corrige pas, c'est de réver qu'on vit au lieu de vivre qu'on réve... » C'est drôle, il m'est arrive la méme chose, en d'autres mots, pas plus tard que tantôt, dans ľair lourd, fermenté qui m'avait soúlé. Mais c'est trop complíqué ďexpliquer que si on n'est rien, si on ľest bien, si on ľest tout ä fait, on ne risque rien en effet, que « rien » ne se perd pas, ne se détruit pas, qu'il est notre milieu naturel, éternel, que la vie n'est qu'un moment absurde, insignifiant, de notre existence. Et comme il ne me vient pas un traítre mot sur ce qu'elle tient pour une revelation, eile se met á douter, d'elle. « Le sais-tu que tu es mon témoin, que je te fais regarder tout le temps par-dessus mon épaule, que devant tout ce qui me tombe sous les yeux, qui me vient ä ľesprit, je me dis je vais lui dire, et je cherche des mots pour mieux le dire?... On a beau se rapprocher des autres, étre intimement lié ä ľun ou l'autre, on ne se confond jamais, on ne le laisse pas absorber, on n'y tient pas, on aime mieux se ramasser tout seul á combiner ses petits trues, et moi c'est avec toi que j'aime le mieux me ramasser toute seule... » Comme eile en met, comme eile a peur que j'en manque, comme eile est généreuse. Mais eile ľa tel-lement toujours été, $a lui vient tellement naturelle-ment, qu'on s'y attenögfn y compte, on n'est plus épaté, il faut se replonger dans ľétat ou $a nous met-tait les premiers temps pour mesurer combien c'est épatant... Mais au lieu d'accuser le coup, trop tendre á mon goüt, je le dévie pour la tenir hors ďéquilibre, et en profiter, lui en faire encore donner. 220 221 «Et sur ton lac, tu te baladais avec ton flambeau? — Quel flambeau ? » »/ Son flambeau de skieuse au flambeau. Et j'entends bien un flambeau ou rien. Si ce n'est pas un flambeau, un vrai, un flambant, comme dans le vieux film ou les feux des skieurs dessinaient un long train qui se déroulait dans la noirceur, s'il est ä piles ou ä moteur, je ne veux pas le savoir, eile peut le garder pour eile... Elle se tak ä son tour, eile ne fait plus le joint... Ou est-ce qu'elle pleure encore? II y aurait de quoi avec toute cette fumée que je lui ai souffle aux yeux pour faire le malin. « Tu as de la peine?... — Je n'ai aucune peine. Je suis solide comme un pont. J'ai descendu une pente G sans batons. J'en surprends plusieurs. Et des costaudes. J'ai du ballet dans les mollets. » Mais sa voix était voilée, comme si eile avait eu le \i nez embarrassé. Ou je me le suis imagine, parce que qa fait mon affaire. Ca s'est vu... J'aime telle- I ment qu'elle m'aime qu'en larmes méme eile me f fait jubiler... Quand je ľai quittée, et c'est dom- ( mage, eile aurait pu jouir d'un reportage en direct: qa s'est mis ä chauffer au bar Au Quai. Deux mau- vais coucheurs ne digéraient pas de payer leurs drinks deux fois le prix ä un « pingouin » au lieu d'une danseuse érotique, et méme de plusieurs, tel qu'affiché. Pendant que ľun lui donnait un pour- boire dérisoire et lui mettait la main au panier, ľautre, en bouffbnnant, le poussait ä montér sur la table et se trémousser un petit brin. lis avaient raison, et je ne portais pas le patron dans mon coeur depuis la veille, ou je me suis rappelé qu'il m'avait traité d'assez haut, mais ga ne me rendait pas plus chaud pour les courages ä deux contre un. Quand il a decide de se défendre et qu'il m'a regardé pour voir ce que je ferais, je lui ai fait signe que oui, j'en retiendrais un. II s'est fié, il a cogné ľun ďaplomb, et je n'ai pas eu besoin de me fouler, juste ä m'occuper du sonné, il s'occupait dejä de l'autre. Ca n'a l'air de rien mais ca m'a secoué la patate. Je n'avais pas été au front depuis le hockey universi-taire avec Julien, oú ľun n'était pas attaqué sans que l'autre, en chevalier sans peur et sans pitie, saute aussitôt dans le tas... Je ľai vu casser une che-ville ä un taupin. Plutôt, j'ai entendu le crac affreux, puis le cri. Le coup de patin est parti sous la mélée, sans témoin : je n'en aurais rien su. lis nous bave-ront pas dans la face, il m'a dit, le feu de Maurice Richard dans les yeux, ils seront jamais assez gros, les gros Christs. Le plancher débarrassé, le gérant m'a serré la main. « C'est beau, mon homme... » J'ai reconnu un retour d'accent du Lac Saint-Jean. Ca ne lui a pas plu. Je m'en suis tenu lä et ä ce qu'il m'a dit qu'il n'y a rien la. II attendait que je lui fasse un peu rouler mes r de Lavaltrie, mais je me suis dérobé. II aimerait trop savoir ce que je suis, me ficher, m'intégrer dans son petit systéme, ou une etiquette usuelle sufíit, n'importe laquelle. II m'a 222 223 payé une traite. Johnny, il m'a dit qu'il s'appelle. J'ai déjä entendu 9a, j'ai dit. Je ľai encore entendu en rentrant, mais pas sur le ton que je préfěre. Le cceur soulevé par ses exces, Exa s'était fourrée dans un état de contrition qui la portait aux extremes. A défaut de pouvoir se jeter ä genoux et demander pardon, ce qui aurait eu ľair de quoi, eile m'est tombée dessus. « Qu'est-ce que tu as fait au chat ? Qu'est-ce qu'il a ä se pousser ventre ä terre au moindre bruit?... — Tu es drôle toi, je n'ai rien fait moi, c'est toi qui as tout fait, c'est toi qui ľas séduit, trahi, aban-donné. » Rien á faire, eile n'entend pas raison. Le pauvre chou ne serait pas si traumatisé si un chien comme eile en connaít ne ľavait pas attaqué. C'est quel genre de chien qui ľa attaquée, eile, avec ses deux yeux au beurre noir ä 1'Anna Magnani?... (Cest la derniěre chose que j'aurais voulu dire. J'aurais telle-ment aimé lui ficher la paix avec ses problěmes. Je me ľétais tellement promis. Pas pour lui montrer. Pour me montrer. Pour m'apprendre ä moi ä vivre. C'est tellement chiche et repugnant ces attentats ä coups de gueule. C'est un devoir d'amour propre, de propreté tout court, ďhygiěne élémentaire, de s'abstenir.) « Qu'est-ce que 5a peut te faire?... Arréte done de m'en faire aecroire, 5a ne ťintéresse méme pas!... — Tu as raison. Et méme, je ľavoue, tu as tou- jours raison... Est-ce que 5a clôt les discussions ou si ce serait trop beau? — Ce serait trop facile!... » Toutes les excuses sont bonnes, eile n'a pas fait ä souper. J'ai fait bouillir deux ceufs, je les ai éera-bouillés entre deux toasts, je m'en fous moi. Elle a regardé un peu de télé, je ne m'en suis pas mélé. -J Marais. 1479 habitants. Amillo m'a trouvé de son goüt, il paraít... J'ai bien vu ga... Erreur, c'est mon sens de ľhumour qu'il a particuliěrement apprécié... Ca s'est bien passé ä l'Opéra, ga n'a pas partouzé trop dur?... Non, ils montent La Boheme, c'est de tout repos. Et moi, qu'est-ce que je monte moi, La Bome-fontaine?... La preuve est faite, c'est une rigolote, c'est la rigo-lote masquée. Je lui ai laissé un bleu dans le cou, eile ľa camouflé avec un mouchoir. Quel dom-mage, quel gaspillage que nous soyons si peu faits ľun pour ľautre. II n'y a pas ce qu'elle appelle un homme que son temperament ne flatterait pas, n'exalterait pas, et c'est sur moi, pour qui ga ne regie rien, ga n'avance ä rien, qu'ü a fallu qu'elle tombe. «Les filles dans ma situation, quand elles rentrent ä la maison, la table est mise et le repas sur le feu. » Elle ne peut plus tout faire. La couturiěre, la cuisiniěre, la ménagěre, la mere, la bayadere... Ses / mauvaises fréquentations encore... Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre... II n'y a pas moyen de peler une pomme de terre. Décolle. Si tu veux te rendre 244 245 «I utile, ôte-toi de mes jambes. La derniére fois que j'ai passé ľaspirateur, eile a relevé pendant un mois mes marques sur les plinthes... Elle s'est trop donnée hier, eile se reprend. Puis eile regarde un peu de télé, en poussant sur tous les tons des petits cris. Elle est bon public. On ne peut pas lui ôter ca. Au cas oú ce soient mes sarcasmes sur les orgies qui aient fini par la vexer, je lui ai laissé un mot ďexcuse. Ca m'a pris au milieu de la nuit, je me suis levé, j'ai allumé, cherché un stylo, un bout de papier. « Ce qui compte ce n'est pas ce que c'est, ce n'est pas comment ga s'appelle, c'est comment 9a marche, et 9a marche, on n'aurait pas fait tout ce chemin si ga ne marchait pas... » Puis je me suis demandé si ces jeux de mots n'étaient pas aussi insultants que ce qu'ils voulaient corriger. S'il ne valait pas mieux ne rien dire si on ne pouvait pas dire je ťaime. Mais je m'endormais trop pour me relever, j'ai laissé aller. Laissé perdre. Comme en Itálie. Rien dans le pot aux commissions. Ni dans la poubelle, oú j'ai cherché ma declaration. Mais ce n'est plus de ne pas en avoir assez mis que je me repens, c'est d'en avoir trop mis. Je lui promets je ne sais quel long avenir. Un vrai contrat conjugal. Ca m'a échappé entre les lignes. Walter a recommence dix fois sa lettre. Quand il ľa scellée, il était minuit, ľheure oú quelque chose en méme temps commence et finit. II s'est habillé. II la lui a portée. II s'est engouffré pas á pas jusqu'au fond du froid noir et il ľa jetée dans la boíte ä malle dont il a dressé le signal, le petit bras ä pavilion f rouge, épuisé par la pesanteur de chacun de ces ' actes. II s'est recharge en se serrant de tout son long contre la Too Much, il en avait besoin, le pire était ä venir. Demain, Bri se remettrait ä sonner, et il allait répondre une derniěre fois, lui demander de vive voix de ne plus appeler, il lui devait 5a, cette cruauté... « Qu'est-ce que c'est que cette papeterie ?... De la poesie?... Tu as perdu tes esprits? Tu ne sais plus parier franc,ais?... Fais-moi un dessin!... — C'est une erreur depuis le debut, ma Bri. C'est fini. » Ca ne lui dit rien non plus, c'est encore du chinois! Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce qu'il va lui dire ? Est-ce qu'il va lui donner une idée ou s'il va la laisser plantée la, au milieu du chemin, avec tout ce qu'elle a cassé pour lui derriěre eile et rien devant eile?... Justement, il lui répond, sa vie n'est pas encore gächée, mais demain il aurait été trop tard, ils s'aimaient trop mal, ils se seraient entrainés trop loin. « Sois sage, ma Bri. Je te menais tout droit ä la ,: catastrophe. Et moi, je ne risquais rien... » Elle n'en revient pas. II lui fait un sermon, lui, ä eile, dont il se régalait tant qu'elle soit un démon, qui la poussait ä toutes les trahisons, toutes les degradations, en la flattant, en la trouvant plus belle. 246 247 «Je ne reconnais méme plus ta voix, as-tu recju un coup sur la téte?... Qui est-ce qui me parle?... Moi, c'est moi qui te parle, avec Ernie qui rit dans sa tasse, il m'avait bien avertie, il s'en promet, ah je vais y goůter!... — Sois sage, ma Bri. Réfléchis. Tu verras, j'ai raison... — Tu es plein de soupe, vous étes touš pleins de soupe, c'est 5a la raison!... » II n'a pas répondu, il n'avait plus rien ä dire. Elle n'en a plus pu, eile a raccroché... Ca roulait trop vite, il s'est senti flotter dans ses bottes, en violent danger de déraper. II a eu besoin de fonctionner, de se lester en se livrant ä une action qui ait un sens, / qui soit logique. H y avait «le solage ä renchaus-ser ». Pour ne pas laisser échapper la chaleur de la maison. II s'y est mis. Poppée me rec,oit avec les seins logés dans un tricot. II y a eu une panne et c'est reste cru... Ca lui va bien, eile a tout ä coup l'air d'une enfant de son age, aussi saine, aussi propre. Elle me fait méme un brin de causette. Tout aurait pu geler. lis ont failli ne pas ouvrir. Elle me fait toucher son bras pour me montrer qu'elle ne charrie pas, qu'elle a vraiment « le frisson ». Assure qu'aucun contact n'était possible entre nous, celui-ci me géne, et me trouble aussi, comme un attentat. La Petite Tare appré-ciera. C'est en plein son true, en plein le genre qu'elle m'a reproché de ne pas assez lui en raconter. Gurieux, ca n'est jamais arrive : eile ne répond pas. Je descends une autre biěre et je me reprends. Elle décroche en émettant je ne sais quel son qui n'est pas un mot, tout juste un signal de presence. Elle ne peut pas parier, eile n'a pas la force, eile l'emploie toute ä s'empécher de pleurer. Puis eile se laisse aller et je suis bouleversé, 5a la consume et la secoue comme si ga n'allait plus jamais s'arréter. « Pour une Petite Tare, qu'est-ce que tu en as gros sur le cceur... Ne raccroche pas, ce n'est pas bien beau mais j'aime mieux entendre 9a qu'imagi-ner encore pire... Reste lä, reste avec moi... » Plus je parlais plus fort eile y allait. Je me la suis fermée. Elle a fait un héroique effort pour se contrô-ler, eile s'est mouchée un grand coup, puis un grand autre, mais 5a n'a rien donné, c'est reparti aussi raide. Attends-moi, je lui dis, je m'en viens. Donne-moi une heure, qu'est-ce que je dis lä, une minute. Recouche-toi, ferme les yeux, et j'arrive... J'ai pris un taxi jusqu'ä la maison, laissé un mot ä Exa qui disait ä peu pres la vérité, puis täché de rouler aussi vite que je grimperais I'escalier quand je serais arrive. Je me rappellerais toutes les fois qu'elle avait parle de se jeter, oú je n'avais vu que des élans lyriques. Je ne demandais plus d'autre bonheur que de la trouver saine et sauve. Elle l'est. Elle a l'air. Sous le jour qui tranche entre les rideaux tirés, ses paupiěres frémissent. Emmitouflée, on dirait, dans plusieurs sorties de bain, eile s'est pelotonnée autour de sa borte ä klee-nex. Ce n'est pas pour lui faire de la peine mais orgueilleuse comme eile est, eile se détesterait si eile 248 249 'IT se voyait dans cet etat, gäteuse et morveuse. Pathé-tique. « Tu vois, je ťai obéi, comme une bonne Petite Tare... — Chose promise, chose due... » Et je lui lance en retour le cahier de Walter, qui la réjouit : eile oubliait combien il manquait, que c'est son abandon qui a créé le vide ou la déprime s'est mise... Elle ne trouve ä me donner que «le cceur d'un autre », un qu'elle a dessiné pour Julien : enorme et ridicule, avec un trou de ílěche sans la / flěche... Elle ne s'est pas foulée... « On ne peut pas se fouler toute seule... — On peut se fouler en compagnie?... Ca se passe comment? — Ca ne se passe plus. On ne reveille pas les morts. C'est sacrilege. » En disant n'importe quoi, on a mis le doigt sur je ne sais quoi qui lui fait montér le feu aux joues... « Récapitulons, j'étais distrait... — Va te faire fouler!... » Ca la fait rigoler, en méme temps que ses yeux se remplissent et deux larmes déboulent. Je ne connais pas le mode d'emploi, et je ne veux surtout pas me reporter ä ce que j'ai lu ou que j'ai vu au cinema, et qui me revient. Je m'assois au bord du lit, pour ä la fois me rapprocher et lui tourner discrětement le dos. «Je me déboutonne, hein?... Ca te géne... | — Je n'ai jamais vu ma petite sceur toute nue, ca m'impressionne... — Un paquet d'os... Tous des paquets d'os... Qu'est-ce qu'on fait tous dans ces paquets d'os... Quand est-ce qu'on déménage?» La métaphore me ramene ä ce matin-lä. Je me rappelle aussi bien ľéclat laiteux de son corps découvert, que ses yeux grands ouverts, qui me regardaient je n'ai pas encore trouvé comment, et que je ne peux pas mieux supporter quand je les ranime avec leur dureté, leur froideur féline, féroce. Regarde-moi, eile me dit, justement. Regarde-moi que je voie comment tu me trouves. « Attends, je vais aller me chercher de quoi boire. Je ne vais pas te regarder crever ä jeun, ne compte pas la-dessus.» Mais en méme temps, je n'ai jamais été aussi sür de moi: eile ne court aucun danger avec moi, on ne lui fera aucun mal, et l'amour que j'ai pour eile aura bientôt tout remis en etat, le reměde agit deja, tout seul, les mots sont superflus, juste bons pour jouer ä la balle, au ballon chasseur, en les détour-nant d'un usage et d'un sens qu'ils n'ont que pour commander les rates de l'amour... II y a toujours de la tequila pour moi dans le petit garde-poison : j'y ai pris goüt ä Toronto, au bar ou je me suis fait épin-gler, ga ne m'oublie pas. Elle surgit derriěre moi, bouscule, eile va me servir, eile aime mieux, je suis un janséniste, un barbare, je ne sais pas, je ne veux pas savoir tirer le meilleur parti des choses, en jouir. Elle a un gobelet expres, avec un rebord épais, poreux, qui retient le goüt du sel, et eile y met des glacons pour faire tinter ses notes au crista!... Mal 250 251 penchée pour ranger le flacon, eile ne résiste pas ä la petite bourrade attirée par son sermon, et je me retrouve ä moitié étalé par-dessus eile en réagissant trop vivement pour la rattraper. Elle me noue un bras autour du cou, pour se retenir, ou pour me retenir, ce n'est pas súr, il y a de la poudre dans l'air et des étincelles entre les yeux, personne ne nous voit, on peut se faire tout le mal qu'on veut. « Tu m'as fait voir des étoiles... » Elle le dit comme si eile voulait en voir encore. II y a un pli neuf ä son sourire, un rien narquois, malin. Le danger passé, on reste un peu la, couches sur la moquette. Elle veut savoir si j'en ai vu, moi. « Pourquoi j'en aurais vu, moi?... Je ne me suis pas tape le crane, moi. Et puis j'ai la téte solide, moi... » Mais ca se soigne, et je m'en occupe, en puisant dans mon verre avec volupté, le dos calé dans le cuir du canape et les pieds hisses sur la table ä the turque, histoire de montrer que malgré tout ce qu'on dit j'apprécie la belle vie moi aussi. Partie se rafraichir, se « débarbouiller », eile revient aussitôt, les cheveux tirés, les mains pressées sur les tempes, eífarée, comme si eile venait d'y accrocher sa figure et qu'elle tenait encore mal. Regarde-moi, eile me dit, en s'agenouillant ä mes pieds. « Regarde, je n'ai jamais montré ga ä personne : c'est moi... » Qu'est-ce qu'elle peut bien vouloir dire?... Qu'elle ne se trouve pas belle sans un peu de rouge et de rimmel?... Qu'elle en fait une maladie?... Elle n'est pas si bete... En tout cas, je ne décěle aucun changement. Je l'ai toujours vue et je la verrai tou-jours teile qu'elle, exactement. Adorable en un mot, que je garde pour moi. Elle repart comme eile est venue. Humiliée, pas contente de tout ce qu'elle a recu, décidée malgré tout ä s'affronter droit dans les yeux dans sa glace. Je fais tourner ce qu'elle a laissé sur le plateau : une Fantaisie sur un theme de Thomas Tallis. Drôle de choix de mots pour un enterrement. Se jeter lä-dedans sur un coup de cafard, c'est un cas d'ambu-lance. Elle n'a pas de Mozart, rien que des roman-tiques, et les plus ténébreux. Elle a complětement usé les sillons des lieder ou Schumann a chanté Clara enfant, fille, femme, mere, méme morte, méme s'il mourra avant eile, s'il se jettera, plus assez bon pour eile... Elle rapplique, en petits sous-vétements, qui ont un rien de rose qui sied bien ä sa fragilité. « Est-ce que je suis tentante ? Est-ce que je peux le savoir?... Est-ce qu'un homme pourrait encore avoir envie de ga?... — Pour quoi faire? — Son travail! — Qui ga?... Un boucher? Un recycleur? Un vieux satyre? Un petit p.d.? Une grosse legume? Une bonne poire?... De qui tu paries? — Ca ťétendrait raide. — L'Ecureuil vert ? » Bon poteau, je ne bronche pas, je ne montre aucune faiblesse... Elle retourne d'ou eile vient, en 252 253 coup de vent. Elle se ramene avec les cheveux dans : une serviette. Elle monte le volume, eile remplit mon verre, eile éclate. « Ne fais pas ďautorité avec moi! Ni ďironie! Ni de psychologie! Ne te casse pas la nénette! Aime-moi! Cest tout ce qu'on te demande!... — Ca va, le clou est entré. — Regardez-le encore qui se tue ä jouer les cos-tauds de cinéma! Pourquoi ? J'ai besoin de 9a, tu crois ? Une force, et bien male, pour bien me sécuri-ser?... Dans le genre, mon Ecureuil est autrement solide. Une armoire ä glace. Un ancien catcheur. Du temps de Bobo Brazil. De Yukon Eric, celui dont ľennemi jure avait arraché ľoreille avec ses dents et ľavait recrachée au public... Parce qu'il me raconte tout un tas ďhistoires en plus... Mar-rantes!... Marrantes!... — Tu vas continuer bien longtemps de revenir me narguer comme 9a ä tout bout de champ?... — Vas-y, fais-moi rentrer dans mon trou comme une malpropre! » Sur quoi eile se le commande elle-méme, histoire de bien faire rouler les r, comme par chez nous... Elle a laissé sa porte entrouverte. Elle y passe le nez ä ľoccasion pour voir si je suis encore la. « Tu ne ťen vas pas, hein ?... Tu ne feras pas ton costaud et tu ne ťen iras pas quand il n'y aura plus de tequila, hein? — Je m'en irai quand il sera trop tard. Comme ďhabitude. » Qu'est-ce que tu fais, je lui crie ä un moment donne... La cour, eile me dit, je me fais la cour. Cest fou, les poules, ce qu'on se fait comme cour. Je ľai regardée manger ses nouilles széchoua-naises. Cétait de toute beauté. Elles couraient toutes seules entre ses baguettes et se glissaient dans sa bouche. Mais 5a me coupait ľappétit ďimaginer le souper d'Exa. Je la voyais en jeter la moitié á la poubelle en m'imaginant dans les ébats les plus répugnants, pour bien se dégouter de moi. La Petite Tare me lance un coup de ses rayons x. «Qu'est-ce qui te gate encore ton plaisir?... Comment veux-tu que 5a ne me la fasse pas hair?... Quel mal as-tu fait pour lui donner le droit de te détenir et te torturer de la sorte?... » Tant que je vis avec eile, eile est libre de me trai-ter comme eile veut, et c'est le prix que je consens volontiers ä payer pour faire le mal, pour que tu sois le mal que je fais. Elle a un ananas comme dessert. Un vrai. Tout hérissé, tout d'une piece. Elle me passe une espěce de machette, et débrouille-toi. C'est le temps de / faire l'homme, eile me dit. Elle n'a pas voulu m'aider, me dire par oú commencer, rien. J'en ai gäché la moitié en le pelant comme une pomme de terre, puis je ľai sabré ä tort et ä travers. Mais eile a bien rigole et on s'est bien regales, mordant dans nos portions informes de fagon ä se poisser un maximum. Puis le telephone a sonne. Elle a répondu avec la gaieté qui lui restait entre les dents, et 5a tombait bien, c'était Julien. « Mais oui 9a va, ca ne parait pas?... » 254 255 T Je n'ai surtout pas dressé ľoreille, mais j'ai entendu les derniers mots, sees et sans tendresse : ce n'était pas le moment, eile avait quelqu'un. Et eile n'a pas dit qui. Mais eile n'était pas fiěre de son coup. «Je ľai un peu travaillé... Ah j'ai horreur de ca!... Tu sais, on ne s'est jamais brouillés, boudés, fait la gueule, jamais. On s'était dit que la premiere fois serait la derniěre... » Les nuages ont recouvert ses yeux trop celestes. Elle a eu beau serrer les poings, se cramponner, eile n'était pas de taille contre les forces de sa nature. Un éclair a déchiré son visage et ca s'est remis ä tomber... «Engueule-moi, frappe-moi, ne me laisse pas dégringoler comme ca, agis! » Gomme je n'en faisais rien, eile s'est sauvée dans sa chambre, oú je ne ľai pas ŕejointe avant qu'elle m'ait appelé, estimant qu'elle serait restée avec moi si eile n'avait pas voulu étre laissée tranquille. « Ca va, la fuite est réparée?... — J'ai remis le bouchon, ca va, tu ne vas pas te faire arroser... » Tant qu'elle peut rigoler, ca peut aller, et eile est toujours préte ä rigoler. C'est ce qu'elle a toujours qui lui goníle un peu la bouche. Quand ce n'est pas un sanglot. Comme il y a cinq minutes. Comme dans cinq minutes. « C'est vrai ca, ces histoires de femmes qui vous arrosent quand elles, e, e, e, sont heureuses?... » Je suis scandalise, je la somme de s'expliquer. Elle avale de travers et manque s'étouffer mais eile ne va pas se dégonfler. Julien aurait vécu une experience qui tendrait ä confirmer la chose... Elle n'a jamais pu savoir si cette mouffette était Loupou avec tous ses poils et tout ce que ca promet de bestial... « Ne me dis pas que c'est le nceud de la tragédie... Si tu es tombée si bas, ä quoi bon lutter : ä cette hauteur-lä, on ne peut méme plus déchoir... » Ca y est, je le reconnais, c'est lui, c'est ce regard, eile me le ressort, eile me le ressert. J'ai voulu la secouer, j'ai comme trop bien réussi. «Tu ne sais pas jusqu'oú je peux tomber. Jusqu'oú je peux descendre si on sait bien s'y prendre. Tu ne peux méme pas ľimaginer. Ca dépasse vos capacités, lui, toi, tous tant que vous étes. » Dressée sur son séant, eile va attaquer, eile va tout bousiller, comme eile a bien failli, ce matin-lä. Je saisis sa figure entre mes mains et je la vénére, jusqu'ä ce qu'il ne soit plus trop tard, qu'il ne fasse plus trop froid, que le feu de ses yeux ne me glace plus, plus jamais. «Vous me faites mal!... — C'est impossible. Je ne peux pas te faire mal. Ne te fatigue pas, tu ne me feras jamais croire 9a. — Quand vous parlez c'est toujours pour toujours mais on ne sait jamais ce que vous allez faire tout ä l'heure... » II n'y aura done plus moyen qu'elle ne s'adresse qu'ä moi ? Ou si eile craint que je n'aie pas bien compris ce que je ne veux pas entendre? 256 257 IT « Tu sais trěs bien ce que je vais faire tout ä ľheure. — Tu vas me faire mal... » Cest dur mais ca va, ca ira tant qu'en méme temps eile m'enveloppera dans ses yeux de Petite Tare, eile a beau me faire pendre avec ces yeux-la, je ne lui en voudrai pas, pas une sacrée miette... Puisque tu t'en vas, eile me dit, je n'ai plus rien non plus ä fouler ici, je vais me coucher, sors un peu pendant que je fais mon show, tu ne me génerais pas mais va savoir si ca ne va pas précipiter ton depart... Tu vois, je m'imagine ä chaque fois que c'est la fois que tu resteras, et je prends toutes les precautions jusqu'au bout, contre tout espoir... Elle vient de s'habiller, il me semble, mais j'ai du trouver le temps court : il est dix heures passées. J'appelle Exa, ce que je n'ai jamais fait en pareil cas. Méme si qa ne déragera pas le chien de sa chienne, 9a lui gätera une gorge chaude. «J'en ai encore pour une demi-heure. Mais ca va, tout est sous contrôle. — Tu as éteint le feu?... » Et schlak. Gomme c'est fin. Qu'est-ce que c'est que cette mentalite? Qu'est-ce que c'est, au fond, qu'elle insinue ? Que c'est ce qu'elle aurait fait ä ma place, parce que c'est tout ce qui lui viendrait ä ľidée, eile, parce que c'est tout ce qu'elle sait faire, V eile étreindre-éteindre, étouffer?... Est-ce que c'est toujours en se regardant que nos juges nous jugent?... Ma pas grand-chose, eile me reclame et veut savoir aprěs quoi je grognais. Sans explication, je cite in extenso, en reproduisant la prosodie, notre dialogue idiot. Ca lui plait, eile me fait recommen-cer en se tassant pour me faire montér dans son vol de nuit. « Embarque, on n'ira pas vite... » La poésie de Willie Lamothe, avec I'accent et tout, lui sied ä ravir. Elle remet ca en me chantant le couplet que je lui ai appris. Puis ca se gate. Elle se met dans mes bras, toute et tout ä fait, sans pudeur et sans pretexte. «Serre-moi... Si c'est trop incestueux, on le verra, 5a répondra ä la question. Te ľes-tu déjä posée?... Carrément?... » On n'y a jamais touché, on n'a eu qu'ä s'en louer, on ne va pas commencer... Mais eile a trop besoin de se rassurer, raffermir son ego malmené... C'est en tout cas ce que je me dis, et je laisse aller, sans räler. « Serre-moi jusqu'ä ce que je meure, ou que je m'endorme, et que je ne voie pas la difference... Sens-tu bien mon paquet d'os?... Sens-tu comme on n'en a pas épais par-dessus?... Comme c'est déjä lá?... Ca ne ťexcite pas?» Je ne m'en méle pas et c'est le mieux que je peux faire pour eile, qui le sait et qui me serre comme eile voudrait étre serrée. « Est-ce qu'on peut savoir si tu en as aussi envie que moi? — Non, prends ma parole. — Non tu n'en as pas envie?... — Non tu ne peux pas savoir... 258 259 — Pourquoi, si on en a si envie, on ne baise pas jour et nuit comme des debiles?... On ne peut pas savoir non plus ? — Qu'est-ce qui te prend de chipoter, on n'est pas deja riches ä craquer? — Justement, laisse-moi craquer de temps en temps. Si je n'avais pas craqué, je ne me serais jamais doutée comment ce serait si íe mal était fait, comme on serait bien en enfer. Craquer... Qu'est-ce que tu sais causer! » Elle ne parle plus. Elle ne remue plus non plus. Sa belle main posée comme un oiseau sur les bar-reaux de ma cage, eile semble avoir trouvé ce qu'elle voulait dans mon choix de mot douteux. De quoi se ficher de moi. Le telephone. II sonne. Cest lui, eile me dit. II est inquiet. Laissons cesser pour voir si 9a va recommencer... Ca le fait en effet, longuement, avec sa belle main qui se crispe et qui mord dans mon chandail. Elle ne répond pas, eile réussit, mais pas de gaieté de coeur. Elle ne lui a jamais fait faux bond, jamais, mais il le faut, touš ses instincts la forcent ä se défendre. « Si tu savais! Si tu savais ce qu'il m'a dit!... Cest horrible... Un crachat! — Je ne veux pas le savoir. » Elle essuie deux autres larmes et eile se rebiífe. Elle ne voulait pas me le dire, et risquer ďabímer notre amitié, qui ľémeut, qu'elle admire, mais puisque je ne veux pas le savoir eile va me le dire. Laisse tomber, va. Non, eile me dit, j'y tiens, on se dit tout ou 5a ne vaut pas le coup, et puis c'est une vraie farce, et polissonne, on va bien rigoler. Elle reprend sa belle main, pour la combiner avec l'autre et mieux me raconter. «Je me suis ramassée au petit matin avec un goüt violent, comme il peut arriver, bétement, et dont on se dit qu'il est insignifiant, qu'il va passer, comme d'autres malaises... II dormait, bien fort. Et en grande forme... » Elle tient parole, eile rigole. « Et ca ne me lächait plus, et ľidée qui m'était venue non plus... Ca ne se faisait pas... Méme dans le meilleur des cas, s'il ne se rendait pas compte ou s'il croyait réver, je ne me le pardonne-rais pas, on ne se sert pas de ľhomme de sa vie pour se soulager, ce n'est pas un pot de chambre et l'amour n'est pas un petit besoin... Mais si qa allait tout arranger, rétablir le contact, le courant nourricier? Si tout ce qui manquait c'était une étincelle de ce qui me brülait, qui nous brülait tous les deux, avant?... Et je me rapprochais, je me positionnais petit ä petit, pour voir, tu sais, éprouver les possibilités. Un pied par-ci, un genou par-la, une audace encore, et hop, toutes les conditions se sont trouvées réunies... Terrorisée, mais d'autant plus émue, je n'ai pas pu résister : je le violais, imagine... J'ai voulu me retenir un peu, je n'ai pas pu. Toute ma honte, et les frissons qui s'y mettaient, qui s'y renforcaient, c'était intolerable inexprimé, je me suis laissée empörter, qa. ľa réveillé, il ľa trěs mal pris... » 260 261 it ne peut pas lui en vouloir. Elle a un bon fond. Elle n'a pas de fond. Elle chasse encore une bon coup ses demons ä coups ďéclats de rire. «II dit qu'il ne se souvient de rien. Ce serait dans son sommeil qu'il m'a rudoyée, repoussée comme une ordure et traitée de malade... "Mau-dite malade!... " C'est sorti si dru. Ca partait de si loin, on aurait dit... Tu crois aux somnambules, toi ? » Oui. Comme je crois aux aurores boréales et ä ľamour qui dure toujours. Parce que c'est beau. «H m'aime comme toi, quoi... De trěs haut... Sans toucher chair... Le grand amour abstinent unanime, quoi... Vous, les machos, on est votre petite pute ou votre petite soeur, et de plus en plus petite avec la distance... — Qu'est-ce que tu vas chercher!... Tu es notre petite pute et notre petite soeur. Et une petite langue sale par-dessus le marché. » Qa lui convient. Ca la change d'etre un ange... J'ai promis de ne pas partir avant qu'elle dorme, eile me le rappelle en me voyant chercher l'heure. Elle a bien envie, pour m'apprendre ä m'ennuyer en sa compagnie, de se payer une insomnie... Elle m'a rendu la photocopie du cahier. « Ä tout événement et méme ä aucun », eile a scotché ä ľintérieur le double de ses clés, méme celie de son cofFret de sureté. Je n'ai plus besoin de m'annoncer ni rien. Je suis chez moi partout oú 5a peut me chanter. Dans ses jours et ses nuits, dans son cceur et ses poches, dans ses quarante-six kilos facon planche ä repasser et son quatre-et-demie balcon sur la montagne. On Exa m'attend dans la cuisine, emmitouflée dans la lueur d'une bougie et ďune lampe ä huile. Le cou-rant est parti, touš les tuyaux vont peter, pas moyen de faire du feu, la cheminée est bouchée, toute la fumée se rabat dans la maison... Elle n'a pas ouvert la trappe? «J'ai ouvert la fenétre!... — II fallait ouvrir la trappe. » C'est tout ce qu'elle attendait pour me croquer ä belles dents. «II fallait ouvrir la trappe et je n'ai pas ouvert la trappe, moi?... Qu'est-ce que je n'ai pas fait encore et qu'on ne va pas me faire payer, moi?... Qui est-ce qui roucoule et qui se lamente et que ce n'est pas de ma faute, moi?... Qui est-ce qui n'a pas le cul si démangé que je ne mérite pas de me le faire geler et me le faire boucaner, moi?... » Elle ne tient pas á le savoir. Elle est dejä sortie, partie se réchauffer. « Quelque part»... Elle n'a pas fini de démarrer la bagnole et sortir de la cour que j'ai trouvé le bobo. Le four encore. La connexion que j'ai bricolée a flambé et tout le systéme a dis-joncté. II a surréagi. II suffisait de le renclencher, d'un coup de manette. Qu'est-ce que c'est qu'un homme dans une maison. Je pavoiserais bien mais tout un tas de fumée s'est embouteillé dans ma cage et c'est á se demander si je pourrai dormir, ou si je vais jamais me réveiller šije réussis ä m'assoupir... 262 263 Oú est-ce qu'elle pense qu'elle va se ramasser ? Elle a sürement pris contact avec un des Simon de sa demi-douzaine... Quoique le petit Amillo soit exclu, qui vit heureux avec sa měře. Si eile ne rentre pas, comment eile va s'arranger demain matin, combiner ses affaires avant partir au boulot?... Et dans quel etat?... Ce sont ces petites choses, comme les petites betes, qui ont le mieux le don de nous torturer. Vivre d'amour. Vivre d'aimer ma Petite Tare. Ne faire que ca. Tout laisser périr, s'engouffrer dans le vide en train de se faire, excepté ca, qui s'y répandra infiniment, ľenvahira comme un ciel bleu sans soleil, éclairé de ľintérieur. Cest tout simple, il suffit d'y penser, tout le temps. Je fais un réve immobile, oil je dors avec eile dans un sommeil dont je suis ä la fois le theatre et ľacteur. Aussi conscient dans Fun que dans ľ autre, j'éprouve un plus en plus grand plaisir ä ľintérieur des deux, bientôt portés par son contact ä ľincandescence exacte oú nait une pulsion, un pouls, un seul partout. Cest le méme bonheur que dans la réalité, mais total, immatériel. Rien ni personne ne le limitent ou ľalterent, méme pas le temps, qui n'est plus compté, méme plus con^u. Cest une vibration pure, que j'associe ä la tonalité d'un telephone qui va bientôt sonner. II sonne en effet, et finit par me réveiller. «Je suis chez Simon... Un Simon que tu ne connais pas... Que je te présenterai si tu y tiens mais tu n'y tiendras pas... » Le sixiěme sens est dans les cornes : c'était bien un Simon. Je sais déjä qui sait, je le vois dans les pieces assemblées du puzzle. Cest lui qui lui avancait l'argent de ses fins de mois, qu'elle ne rendait sans doute pas. Un ancien poids lourd du gang dont eile était la Mus. Mélé avec le mari de Nana Marre au développement de la Villa de l'Anse, espěce de marina fermée qui se mue l'hiver en village ä pécher sous la glace, et dont Exa, sans avoir fair d'y toucher, en amie qui vous veut du bien, me glissait un mot de temps en temps qui révélait qu'elle y avait ses entrees. « Tu ne travailles plus?... Plus besoin, de la dope en masse, gratis?... » Elle est en congé des Rois. Elle va passer son long week-end avec Simon pour voir si ca peut aller, si eile pourrait s'habituer ä lui... Elle se tait, eile attend que j'éclate en lui crachant une bordée de ces sarcasmes avec lesquels on a toujours tout regle. Mais eile ne joue plus (je le sens ä sa respiration qui me prend ä la gorge), et je ne vais pas jouer tout seul... « Qu'est-ce que tu disais?... — Pas un traítre mot. Cest toi qui parlais... — Le chat ne veut pas sortir de sous la banquette, il se cramponne, il m'a griffée. II ne comprend pas, il n'a rien fait lui. » Je ne vois pas le rapport, qu'elle semble trouver evident, fondamental. Qa crée un flottement qui se résout, mais pas vraiment, aprěs bien des tätonne-ments oú on comprend que Pacha l'a suivie, qu'il est monté dans l'auto, ce qu'il n'avait jamais fait en parano hypervigilant qu'il est, et qui l'a beaucoup troublée comme « signe »... Tu ne l'as méme pas 264 265 IT remarqué, eile me dit, comme si 9a plantait un dernier clou dans mon cercueil. « Tu n'es pas méchant mais tu t'en fous. Tu ne ferais pas de mal ä une mouche mais une mouche, on ne ľattire pas avec du vinaigre : tu ne m'aimes pas, pauvre Johnny. — Jamais de la vie... » Elle raccroche. Elle ne trouve pas mon discours ä la hauteur. Le sien ne vaut pas eher non plus. On ne comptera pas la-dessus pour se remonter le moral. Toutes choses égales, on va voir qui va se ronger le plus, toucher l'os le premier. On va bien rigoler. Ce qu'elle m'a cache, e'est comment faire le café. Je m'y suis pris n'importe comment, et e'est n'im-porte quoi, en plus amer. J'ai deja les nerfs qui jouent du violon mais je m'en fous, je toucherai le fond (du percolateur), j'y laisserai ma peau s'il faut, pour ce qu'elle vaut sous le soleil roi de la jungle, flambeau des rapacités triomphantes, toute concurrence élimi-née... La Petite Tare a raison : le déchifřrement sur la ft photocopie est désämant, dans la force du mot. Le papier ne répond plus aux regards appuyés, il n'est pas sensible au tact, aux attaques, aux caresses : il n'est pas vivant. Dans cet habit, Walter me fait l'effet d'avoir été embaumé et, si j'y mets le nez, sterilise ä ľeau de Javel. J'ai un mal fou ä m'y intéresser mais je n'ai pas le choix dans ľétat oú je suis, oú on veut me mettre, et je m'entéte, et je persevere, comme dans le jus infect que je me suis concocté, trěs troublant comme « signe ». On ne peut pas lächer, renoncer au pouvoir qu'on a sur soi. On ne peut pas céder son gouvernail ä son naufrageur, quelles que soient ses intentions. On ne peut pas le céder, point final. On n'a pas le droit de ne plus s'appartenir. G'est crimi-nel. C'est se mettre en prison. Walter sait ce qu'il ne veut pas et Bri ne le lächera pas tant qu'il ne dira pas pourquoi, pourquoi... Flé-trie par ses mauvaises nuits, frigorifiée malgré le vison somptueux du manteau, du bonnet, eile est venue le relancer, et e'est ce qu'elle lui crie en tapant dans les carreaux. « Entre, maudite folle!... » Non! Elle n'est pas venue se réchauffer, ce n'est pas utile, eile est morte!... Ca ne se voit pas, il n'est pas content?... Elle est juste venue savoir, avant de s'enterrer comme eile pourra, pourquoi il lui a fait ca... « Pourquoi tu me tues?... Tu n'as pas de pitié? Méme pour une vieille catin? Pourquoi tu ne m'aimes plus? — Oú e'est que tu as pris 5a, maudite folle ?... Je ne t'ai jamais dit ga! — Tu as eu peur, maudit pissou! Tu me l'as y écrit! — Pas vrai! Tu mettras tes lunettes! — Si tu es un homme, je n'aurai pas besoin de lunettes pour le voir, tu vas me le dire en pleine face que je ne suis plus bonne, que tu me jettes!... Parle!... Parle!... Que je reconnaisse au moins ta voix!... » II la saisit dans la force de son cri et il l'embrasse, il 266 267 le lui dévore. II s'en fait une hostie, un viatiquei Elle reste plantée la, avec tout le reste... « Qu'est-ce que tu me fais encore?... ; — Tu ne le sauras pas! Ca ne ťintéresse pas, la poesie!... Mais c'est bien fini, je ne veux plus de toi, je ne veux plus te voir, sors de ma vie!... » On veut en savoir plus. Mais c'est la fin de la page et de la journée. Est-ce qu'il est rentré appeler un taxi? Appeler Ernie? Est-ce qu'elle a compris et qu'elle s'est écroulée sur le dernier pas du perron dans son trop gros effort pour lui tourner tout de bon le dos, ou qu'elle lui a recraché son baiser de condamnée pour se donner du cran, qu'elle est repartie par ses propres moyens pour bien lui mon-trer qu'il ne les lui avait pas tous ôtés?... Lä-dessus, ga sonne. Une drôle de voix. Chantante. Un bout ďaccent deje ne sais oú. Manitoba? Acadie? Elle me dit qu'Exa lui avait demandé de rappeler aujourd'hui, pour prendre un « appointe-ment»... Ah oui, je dis n'importe comment, vous étes la nouvelle mariée... «Ni nouvelle. Ni mariée. Mais ga va peut-étre bien s'arranger... » Elle me donne son « nom ďartiste », Alice, et son numero, que je promets de communiquer ä madame Torrent. Elle compte sur moi, c'est bien important... Je me demande un moment de quel genre ďartiste il peut bien s'agir. Ca irait bien ä une diseuse de bonne aventure... Elle en a tout le ton. Ľautorité et la froide ironie. 268 Elle ne m'embarquera pas. Elle ira toute seule oú ga la charriera. Inébranlable, immuable, inamovible. Si eile ne ľa pas assez éprouvé, on va le lui prouver : ce qui n'est rien est irréductible. Je me le promets encore tout le long de mon tour ď eile. On verra ä mesure. Je ne l'ai pas supportée toutes ces années pour des prunes. Elle n'aura pas le front de me jeter ä la rue. Elle va bien me proposer un arrangement. Sinon on se défendra. En cour! On n'est pas force de toujours mal tomber. Je peux tomber sur une bonne juge, ou sur des bonnes membres du jury... La Petite Tare va étre servie qui se plaint toujours que je ne ragote pas assez. « C'est fait, eile a un amant. » C'est egal, eile me répond du tic au tac, Julien a une maítresse. Ca explique bien des choses. Tous ces coups de cafard qui partaient comme de nulle part, que je pre-nais pour des caprices existentiels, des tours pour se faire donner plus d'amour... Elle s'en doutait. Elle n'en doute plus. Elle s'en est rendu compte ä l'odeur. II ne sent plus pareil. II ne sent pas la moule ou tout ce qu'on se dit dans ces cas-la, mais c'est d'un effet aussi offensant, qui ľéloigne et la repousse, qui le lui rend aussi étranger que s'il n'avait jamais dormi dans son lit. C'est une autre qu'il a dans la peau et c'est ce qui se dégage de lui... Si c'était une catin et qu'elle lui fasse empester le parfum, eile en rirait, eile s'en fiche-rait. Elle lui en voudrait un peu de le lui cacher, de ne pas raconter, pas partager, c'est tout. Mais c'est un homme entier, qui n'a qu'une fagon d'aimer, et ga lui fait peur. Ca la terrifie. 269 IT « II m'a déjä telephone deux fois depuis ce matin, ce n'est pas normal. II m'a envoyé des fieurs pour me demander pardon pour l'autre nuit. Des roses. Blanches. Blanches!... Elles me glacent. » Elle ne pleure pas, en tout cas. Ge n'est pas parfait mais c'est mieux que c'était... Cest de ta faute, espěce, eile me dit pour me faire plaisir. Si tu continues, je te fais coucher des deux côtés de moi dans mon tombeau. Du côté gauche et du côté droit. Mais si 9a continue, je n'aurai pas besoin, 9a se fera tout seul, personne ne voudra plus ni de toi ni de moi, ils pelletteront nos petits dégäts dans le méme petit tas. « Cest rare, quand je suis sorti, tu dormais ä poings fermés. Fermés dur, je veux dire... Dur dur. — J'ai dormi avec toi tout le long : sure de te retrouver en émergeant... Je dors comme 9a quand mon petit frěre me revient, sous une forme ou une autre. Je me cramponne. Comme une malade. » Je n'aime pas la psychologie de ses profondeurs. II parait que ce qu'on a perdu une fois, on est condamnés ä le reperdre indéfiniment. II parait que les premiers chemins qu'on a ouverts, on n'en sort pas, on tourne en rond dedans pour se retrouver. Comme des malades... Total, je me suis comme moi-méme coupé le sifflet. On ne m'entend plus. « Qu'est-ce que tu fais, tu mets ta main?... — Entre ton herbe et ton écorce? — Ah oui? Ah bon... O.k., salut!... » C'est eile qui me fait le coup pour une fois... Elle a vu la grosseur de mon lapsus, eile s'est empressée de raccrocher, pour me laisser le nez collé dessus... Je traíne ä la Brasserie. Je lis les sports dans le journal. Les Flyers se raměnent en ville, Bobby Clark en téte, et qui se réjouit, fendu jusqu'aux oreilles, d'avoir toutes ses dents de devant parties. Mais 9a ne craint rien. Mine de rien, le petit Henri va s'occuper de lui avec ses cinq pieds et six pouces, avec ses six pouces surtout (le bout de son baton)... On verra. Demain soir... En attendant, je descen-drais bien deux ou trois bocks encore, mais j'ai mes sous ä compter. Le pot aux commissions ne se rem-plit plus ä mesure. Oui, ce n'est plus possible. Oui, c'est fini. Elle aurait beau revenir, eile a beau étre sexy, avoir une nature, une vraie, qui inspire avec ľélan un trem-blement, comme la nature méme, et qui établit tout de bon le contact, qu'il n'y a plus ä chercher, ce qui fait que je ne l'ai jamais trompée, il n'y a plus rien ä faire, eile y a mis la hache. La maison a beau étre vide et tout ce vide me pénétrer, m'entrer dans le corps, on a beau étre un et un de trop, eile peut rester oú eile est, je ne peux pas lui pardonner 9a, ce coup de hache. Ce n'est pas moi qui ai manqué ä ma parole, c'est eile qui n'y a jamais cru. Ca l'arrangeait. Ca ľautorisait á me traiter comme un pore, ä ne plus pouvoir supporter tout ce qu'elle s'imaginait que je lui infligeais comme souillures, et se sentir justifiée d'aller se vautrer dans une vraie fange ä la premiere occasion. Elle m'a fait un proces / d'intentions, de ses propres intentions porcines... C'est dur mais eile m'a donne l'exemple et c'est comme 9a, on est sauvé si on a la mauvaise foi... 270 271 On s'améliore ä vue d'oeil. On a moulu ä moitié de moins de tout et obtenu que si le café ne fait pas autant de bien qu'il devrait par oú il passe, U n'arrache rien en passant. II ne reste plus qu'ä lui donner du goüt en raffinant le melange. On va s'en occuper... Toutes ses affaires sont ici, eile va bien finir par se pointer. Pas avant la derniěre extremitě. Elle a decide de donner un grand coup et blindée ä bloc par sa bonne conscience, armée de tout ce qu'elle a contre moi, eile ne faiblira pas tant qu'elle ne croira pas qu'elle m'a mis hors de combat. Walter n'est pas fier de lui, pas triomphant, mais il pourra regarder sa Too Much sans baisser les yeux : il a tenu et il tiendra sa promesse. Cette folie ne ľa pas sauvée, il ne se fait aucune illusion. Mais s'il n'avait pas tout fait pour eile, méme si ga équi-vaut ä un gros zero, s'il lui avait refuse 9a, s'il avait eu cette lächeté, il ne vaudrait pas plus eher que s'il l'avait perdue... En attendant, il va mettre un peu ďordre ä ses papiers, voir s'il peut en tirer quelque intérét, une activité, de quoi tuer le temps, de quoi tuer Bri quoi. Elle avait le mot juste. J'ai rallongé mon tour d'elle avec un crochet par la Villa de ľAnse, histoire de repérer la bagnole. Animé par les meilleures intentions, j'aurais laissé le numero de la future dans le pare-brise. Elle comptait tellement sur mes bons offices. Poppée me demande si ga va. Et pas n'importe comment. Avec un vrai point d'interrogation au milieu du front. Rapport sans doute ä mon dernier depart, précipité. 272 «J'ai encore tous mes membres. » Elle, eile ne s'est pas enrhumée finalement. « On ľa échappée belle. » Elle me remercie, ä tout hasard... Je n'y suis pour rien mais c'était de bon cceur. Je recommencerai ä la premiere occasion... On va finir par ne plus se lächer. Ma Petite Tare est d'accord. Elle a méme une théorie lä-dessus. Qui ne casse pas trois pattes ä un canard, si eile veut le savoir. « G'est fatal. L'attraction des contraires. — Tu oublies que je suis un homme entretenu, qu'on vit tous les deux de nos charmes ä divers degrés.... » Farce ä part, depuis que Poppée copine avec moi, j'ai compris la froideur de son abord, son dan-dinement, ses simagrées, son petit discours exercé. Ca la met dans la peau d'une autre, et le metier ľexige. En renongant ä sa comédie, eile a perdu un client éventuel. Elle ne pourrait pas se méler de me montrer ce qui serait son derriěre ordinaire sans se sentir complětement debile. «Justement, si eile n'était pas si dinde, si eile était perverse un peu, e'est un cas dont eile se régalerait. Quand mon Ecureuil m'a offert un puits d'amour, je le lui ai bouffé sous le nez et je m'en suis fourré partout, pour bien aecommoder sa fixette. / — Ca ne peut pas se civiliser, une dinde?... Tu n'étais pas toi-méme un peu dinde avant de devenir si perverse?... » Je connais son animal, je sais comment le flatter dans le sens des plumes afin de lui faire éprouver 273 m qu'elles sont noires. Car si la chasteté est un vice au lieu ďune vertu, et c'est ce que son discours tend ä démontrer, on n'est plus une victime, on est un démon, une force. Elle ne s'est pas tue : eile le lui a dit que ses roses la rendaient malade. Tu as raison, elles sont empoi-sonnées, jette-les. II les lui a fait balancer dans la chute de ľincinérateur, séance tenante. G'était un aveu. Elle en a profite, comme eile a pu. Pourquoi tu me le caches, je m'en fous moi, je ne me fous pas que tu me le caches, c'est méme ce qui me gate ton plaisir, mais je m'en fous moi, il n'y a pas de mal, si ce n'est pas toujours avec la méme, et que ca devienne encore une routine, ou tu ne serais pas plus avancé, mais c'est peut-étre un peu trop te demander, mais qu'est-ce que je dis lä, je ne te demande rien moi, pas une sacrée miette, surtout pas. « II n'a pas répondu. II a répondu qu'il n'était pas question qu'on ne s'aime pas toujours plus fort, comme toujours... II commence ä jouer avec le sens des mots. Ca le connaít. C'est son gagne-pain. — Et toi?... » II lui a posé la méme question, au méme endroit. « Moi, je ne peux pas te tromper, c'est ľamour que j'aime, et la gymnastique ce n'est pas mon truc. Tu me connais, c'est tout cerebral. Méme quand ca me prend, c'est une idée que je me fais. Je peux aller trop loin en jouant avec, et me faire attraper en mauvaise posture, mais c'est innocent, c'était pour voir comment ca se combinerait dans ma téte... Je pourrais écraser tout ca dans ľceuf, du bout du doigt, mais ce serait dégoutant. Pourquoi se poisser jusque dans l'imaginaire?... » Elle me parle comme ä lui, comme si eile nous confondait encore, ou comme si eile s'amusait ä manier cette confusion, et tout ce qu'elle rajoute ä mesure comme ambiguité. On fait mine de rien. On ne peut pas faire autrement sans se faire mener en on ne sait méme pas quel bateau. « Sans blague... — Tu paries comme Modigliani. Tu sais 9a ? » Non, et je ne saurai pas non plus, pour le moment, ce qu'elle entend par lä. Elle a rouvert le cahier, ca lui revient tout ä coup, et eile a découvert un indice extrémement interessant. Plutôt, eile ľa découvert en examinant les ornements de la couver-ture. Mais eile n'ose pas s'avancer, eile m'en repar-lera, verifications faites... Le bout de sa phrase reste en suspens dans un silence oú j'attends qu'un ange passe, un sans kleenex de preference. « Pourquoi tu restes tout seul et tu me laisses toute seule ? Exa se fait sauter jour et nuit, tout nou-veau tout beau, tu ne lui manquerais sürement pas, je ne comprends pas. On monterait sur le toit et on se ferait sauter sous une Souffleuse ä neige. lis ver-raient ce que c'est de la gymnastique... » Je me justifie en noircissant ma situation : il y a un avocat mafieux dans le coup et je dois jouer serré, je n'ai pas un sou qui m'adore et je ne veux pas me ramasser le cul dans la puree de calcium pour desertion de domicile conjugal... Elle n'a pas 274 275 de ces problěmes. Une fondation Soyersi lui verse une rente, et sa liberté, son autonomie, qu'elle doit ä sa mere, qui lui a inculqué de ne jamais les aliener, lui sont assurées jusqu'ä sa mort. Ainsi, et je ľapprends, eile n'a voulu vivre avec Julien qu'ä condition qu'elle paie le loyer, qu'elle le loge. II l'a trěs mal pris, il n'en était pas question. II a boudé puis propose, comme une énorme concession, un fifty-fifty. Mais ca ne se négociait pas : seule ou en compagnie, eile vivrait chez eile, eile ľavait promis et on ne pouvait plus la relever de sa promesse. Or eile se plait ä se contenter de peu, un repas frugal, vite fait, un livre ou eile peut passer des jours si eile l'aime, un peu de musique et toujours un peu la méme, une gratification ä son catcheur, toujours trop grosse ä son goüt de la servir pour ses beaux yeux, des chiffons qui se démoderont avant qu'elle ait trouvé ľoccasion de les porter autrement que pour me faire un show, et voici qu'elle a accumulé des economies qui vont se choucrouter dans son compte courant... «Tu me le rendrais... Et pas en nature... Qu'est-ce qu'il en dit?... Motte!... Entretenu, oui, mais pas par n'importe qui... Elle a compris!... » Pourquoi veut-elle que je sois plus bete qu'elle, impermeable, moi, ä ce qu'elle a si bien compris, eile?... En tout cas, 9a ne craint pas, on ne lui fera pas lever les pieds, eile. Elle n'a Fair de rien comme ca mais c'est une vraie forteresse, un peu volante ä ľoccasion, mais imprenable... Puis sous le coup de son agitation, sa mauvaise energie, eile se remet sur le cas de Poppée. « Siffle-la-moi. » Elle vient, moins contrariée que la premiere fois, mais qa n'entre pas dans ses attributions et le patron ne doit pas aimer. Je n'épie pas, mais 5a m'a ľair compliqué. «Je lui ai chanté que nous traversons des moments difficiles, que notre amour est en peril, est-ce que ce serait trop lui demander de nous servir de boite aux lettres ä ľoccasion?... Elle ne connais-sait pas ľexpression. J'ai expliqué, deux fois plutôt qu'une, qu'il me faudrait son numero personnel. Elle a compris mais eile ne sait pas, eile n'est pas süre, eile va réfléchir... » Poppée la fait fantasmer. Ä ma place. Elle s'est toquée de me ľattraper. Elle lui fera le coup du petit pas dans une série de petits pas qui la měnera jusqu'au dernier qu'elle sautera parce qu'il ne sera pas plus haut que les autres et qu'elle n'aura aucune raison de ne pas le sauter comme les autres... Elle rit. Trop. Dans touš les trous entre les mots. Ca en fait comme tout un tas mais c'est le méme, énorme, un gouffre. Le truc est de parier sans s'arréter mais eile ne peut pas tout le temps répéter qu'elle a peur, qu'elle est morte de peur, frémissant comme un moineau qui vient de taper dans une vitrine ä toute vitesse. « Ne ťen va pas, attends, donne-moi encore une minute, une heure, je vais ťamuser, je vais trouver de quoi... Nous senttmes notre blessure se rouvrir et nos lames se répandirent... Anna de Noailles. — C'est trěs... descriptif. — Une grande sublimeuse! 276 277 r — Ou une petite venimeuse... » Elle m'en a trouvé ďautres. Elle m'a parle du tou-mo, ľart de se réchauffer dans la neige. Pratique au xie siécle par des ascětes en chemise de coton, les Res-Pa, disciples du maítre Milarepa... Elle a fini par se lasser la premiere, ce qui est contre mes prin-cipes. J'ai un systéme ultrasensible pour détecter le moment oú sa courbe de contention commence ä fléchir et je ne me permets pas de transgresser le signal, pour la laisser sur son appétit, par délicatesse et par prudence. C'était different aujourďhui, en ce qu'elle avait besoin de s'exténuer, mais pas different du tout en ce que j'étais régi par le souci de me conformer ä son meilleur désir, celui qui m'a mira-culeusement pris pour objet. Quand je suis sortie, Poppée m'a demandé le nom de ma copine, qui lui était sortie de la téte. Elle ne donne pas toujours le méme, et je ne voulais pas faire de gaffe... Je me suis aussi mal débrouillé que j'ai pu. «Dans son pays, c'est comme pour nous les sobriquets, sauf qu'ils se les donnent eux-mémes. Ils s'en donnent un different pour chacun, et qui change avec leurs sentiments... Et ce nom-lä t'appartient. Tu peux le garder pour toi, comme ton propre nom, mais en mieux, parce que si tu ne le dis ä personne personne ne le connaitra. Personne au monde. Jamais. Tu vois ľidée?... » Dans quoi était-ce que je m'étais embarqué!... Elle n'a rien dit, juste gobé, bouche bée. Un client siftlait, je ne l'ai pas retenue... 278 Ca me tue quand je ressors et qu'il fait encore jour. En me rendant visible il me révéle ä moi, il me realise, il me concretise, il me précipite au fond de la solution oú je flottais, oú je m'étais dissous, il me rend ä mon poids, ä mon obstacle insurmonté, á mon anomálie. Je me sens comme Dracula. Je plon-gerais dans le premier cercueil. La Mus a profite de mon absence. Je l'ai sentie en entrant, et constate dans le pot aux commissions. Elle n'a pas laissé de poésie, juste un peu d'argent. La somme qu'ä un moment donné, dans sa sagesse, eile a estimé que je valais par jour, sans rapport avec le partage égal comporté par une union mal-gré tout conjugale. Elle ne sait pas compter, eile ne compte pas que ce que j'ai brůlé dans notre combustion á petit feu, c'est ma vie, qu'on ne peut pas payer plus eher, que 9a me donne les mémes titres ä la propriété de nos ruines. Je regarde un peu dans ses affaires pour voir ce qu'elle est venut chercher. Ses bottes fourrées, son anorak (pour excursionner en moto-neige). Des sous-vétements (le tiroir est ä moitié vide, on ne se sent jamais assez propre au debut de l'amour, on en change plusieurs fois par jour)... Ce qui me mortifie, qui pourrait me rendre fou, ce n'est pas tant facte en soi, comme on <■ l'appelle, eile est libre, eile fait ce qu'elle veut. Mais je le suis aussi, eile ne peut pas faire de moi ce qu'elle veut, et c'est avec moi, en mon intime compagnie, qu'elle s'est donnée. Ce qu'elle étale et qu'elle étend sous ce repugnant pégrillard c'est ä / moitié moi, j'y ai laissé ma peau. Le soi-disant jar- 279 din dont eile lui fait les honneurs, c'est mon enfer personnel, avec moi encore ä ľintérieur, qui me fai-sais suer et me faisais baver pour le rendre habitable. C'est une violation de domicile... Je ľai dit. Exprimé. Ce n'est deja plus pareil. A cette heure, c'est une bonne chose de faite. A cette heure, le pire est « cassé » comme dirait Walter. J'ai regardé la partie. Avec ma Petite Tare ä l'autre bout du fil intérieur, aussi présente au figure qu'au propre, et qui prenait par cceur des notes afin de la raconter ä Julien, qui n'aura pas pu la voir ä Toronto, oú il participe ä un séminaire « onvalesa-/ vouaire ». Elle s'émeuvra, comme si c'était ga qui lui serrait le cceur, en lui décrivant chaque but de Guy Lafleur, dont un sur une passe de Savard, le Sénateur, qui n'a pas craint d'attirer sur lui le Mar-teau ä Schultz, pivotant de toute beauté pour l'envoyer frapper de l'air... J'ai vu que je n'allais pas dormir dans un prochain avenir, j'ai repris Proust depuis le debut. Aprěs je ne sais combien de temps perdu, j'ai oublié oú je ľavais laissé. J'ai reconnu la vieille Francoise, qui parle comme dans ma « parentěse ». Comme ma propre vieille Francoise, qui avait dů se couch er en priant pour moi. Sans résultat. Soit qu'il n'y ait pas de bon Dieu, soit qu'il y en ait plusieurs et qu'elle ne s'adresse pas au bon. J'ai réve que je le lui faisais. Et que c'était ga. Je lui avais mis un collier de chien, comme j'ai vu dans une revue, et je ne comprenais pas que c'était moi le pervers, de lui avoir refuse si peu qui était tant pour eile. Je faisais tout ce qu'il faut pour la retenir, pour ainsi dire... Gar j'ai eu beau le vouloir inconsciemment, faire tout ce qu'il faut pour que ga se déglingue, imbu de la théorie qu'on ne peut pas vivre avec une femme dont on n'est pas follement épris, que c'est une trahison, une prostitution, je n'ai comme plus que ce café ä quoi me crampon-ner, et l'effet qu'il me fait qu'elle est partie travail-ler, que rien n'est change, que ga ne va pas mieux mais que ga va mal comme d'habitude... Aprěs tout, vivement qu'elle ne revienne pas, c'est la meilleure solution. Pour eile en tout cas. Douée comme eile est pour l'amour, eile n'aura qu'á se baisser pour trouver le bonheur, pour peu qu'elle ait compris, grace ä moi, que c'est ce qui est bon pour ce qu'elle a. Pas les crises de nerfs et les grincements de dents. Walter ne sort plus sinon pour déneiger ou faire semblant, jongier le menton sur le manche, se rappeler comment, dans le temps, touš les petits gars renchaussaient les maisons jusqu'aux chassis, et le plaisir qu'il prenait, quand la neige était pelotante, ä bien la fouler du revers de la pelle. Ca se faisait encore dans mon coin, avec les mémes mots... II a trouvé dans sa boite une lettre affranchie avec trois x. Bri sera venue la mettre elle-méme. Ce qui n'existe plus n'a pas d'yeux, il ne la lira pas... Le soir, en prenant son bol d'air, il va la lui retourner, intacte. II va la jeter dans l'autre boite, érigée comme une borne ä la fin d'un monde. Une femme de si peu, si facile, étre devenue un fruit si complěte-ment défendu, un si grand paradis perdu!... II 280 281 IT íl revient sur ses pas en cherchant des mots pour don-ner un sens ä ce tour qu'il s'est joué, en prendre exactement connaissance. Le nommer de tout son long, comme un chien qu'on peut chasser quand on sait son nom. Mais toute cette neige oú son regard se perd, il pourrait la retourner avec ses coups de pied qu'il y flanque en marchant, il n'en débusque-rait pas un. Je suis sorti plus tôt, j'ai marché sur la glace. II faut patauger un peu, des fois jusqu'aux cuisses, en franchissant les rouleaux, mais le vent les a formes en déblayant d'impeccables parquets, il vous les a balayées et vous les a polies, vous pourriez vous y mirer. Loin des maisons, c'est beau comme un ail-leurs, on est seul au monde et ravis, avivés, passion-nés de respirer... Ca me rappelait, sous un jour ideal, le temps oú nous traversions, droit devant nous, prendre un aperitif au Point du Soir. On s'était battu un sentier, un chapelet de foulées qu'apres les tempétes on s'amusait ä recréer, suivant les ombres en creux laissées par nos traces effacées. II ménageait nos efforts quand on rentrait dans le noir aprěs avoir trop trinqué. On avait le cceur léger encore. En m'y replongeant, je ľentends rire. Au clair de lune, une fois, on s'est couches dans la neige et on a failli s'endormir en cherchant la-haut notre bonne étoile... Tout ä ľheure, au bout de la Pointe, au large, un clair de brume inquiétant réverbérait en tous sens, ä ľinfini, la blancheur de la neige. On pouvait dis-paraitre, et je suis de bon gré disparu, un long moment, tout s'aveuglant en un néant total, comme dans la plus grande épaisseur de téněbres... Je le raconte ä la Petite Tare, mais pas trop, pour ne pas lui infliger un récit de voyage, juste assez pour lui expliquer mon retard. « Tu vas marcher toute la journée si ca continue. Fais attention, il y a un nom pour qa. — Bah, plus on sera de fous, plus ga leur coütera eher. — Si on exagěre, ils vont se lasser de payer et ils vont nous gazer. » Thorazine shuffle, ca s'appelle en argot américain. Elle est tombée par hasard la-dessus dans ses recherches, qui semblent donner raison á son flauet confirmer que Walter a bien fait la guerre, et comme soldát américain. La couverture du cahier comporte le nom (Exercise Book), la marque (McGill) et une description sommaire, dont le nom-bre de pages et de sections. Rien ne lui échappe et eile a relevé, ä travers les fioritures ornementales, que Walter avait délibérément, en plusieurs traits du crayon, transformé en « 8 » le second « S » de ce mot. «Ce qui donne section eight, qui veut dire dingue. » Elle le savait, mais eile a fouillé plus profond. Et eile a trouvé ľorigine de ľexpression, qui désignait ďabord les G.I.'s réformés pour désordres mentaux, surtout ceux consécutifs ä des chocs subis au combat... Elle est fiěre de sa performance et je suis pas mal 282 283 F impressionné moi-méme. C'est tout petit, ga ne měnera personne nulle part, mais qu'est-ce qu'elle a du déployer comme science, intelligence et sensibi-lité pour le produire, pour ne pas dire créer, comme Dieu, car eile est partie d'absolument rien, un peu de poussiere... Aprěs son numero, eile tombe un peu ä plat. Normal. « Toujours aussi cocu?... » Gocu un jour cocu toujours, ca ne part pas comme la grippe, et toi ?... Plutôt sedutta, abbandonata. Comme Cio-Cio-San, tu sais?... C'est vague!... Rien de trop beau pour les marginaux, eile me chante ľair, avec la voix qui se brise en montant et qui continue ľascen-sion avec des bouts de filet. Comme si ce n'était pas grave, si plus rien n'était grave... « Ca fait un moment que je sens venir mon coup de mort. Je l'ai recu dans le Nord. Quand il m'a annoncé qu'il voulait te parier. J'ai un conseil ä lui demander, il a dit... Je me suis mise ä chialer et je n'ai plus arrété, jour et nuit... II a remis 9a tantôt, pour enfoncer le clou encore un coup. II va t'appe-ler, il a dit, ou il va t'apparaitre... » Elle m'a cache 9a. Qu'est-ce qu'elle me cache encore ? « Des choses que tu ne veux pas savoir... Comme combien je t'aime... Comme ä quel point... Comme toutes les bonnes raisons que je trouve en toi de tenir ä moi, de ramer, pas me laisser charrier... Comme le cran que c,a me donne, méme quand je me reveille et que tu n'as pas dormi avec moi, méme quand je t'attends et que tu ne viens pas... J'arréte ou je déballe tout?... » Gardes-en, pour tout ce que j'ai ä garder de mon côté qui n'est juste pas montrable. Comme ne pas venir te voir, méme si menacée, si fragile, parce que je suis trop occupé de ma propre sécurité, que cette enragée me tient, eile me fait peur, eile va me crasser, je dois la guetter si je ne veux pas me ramasser sur le trottoir, sur le tieň peut-étre bien, force de te demander asile, et t'infliger jusqu'ä ľexaspération le spectacle affligeant de mon ineptie. Je suis nul. Tu ne sais pas ä quel point, tu ne veux pas le savoir. Et que sans toi je le serais en si totale absurditě que je serais tenté, avec mon genre d'orgueil, d'y trouver mon absolu. Aller nulle part prendre une biěre. Ne rien vouloir savoir. Mobile sans mobile. Sans moteur. Increvable. « Tu sais, il faut que je t'avoue, ce que je te donne c'est tout inventé par toi. Le reste, c'est juste un sac, juste bon ä le porter... » Répěte un peu ga, eile dit, qui n'a pas suivi le ill de ma pensée et qui ne s'y retrouve plus. Trop tard, je réponds, c'est reparti d'oit c'est venu. «Ca a intérét!... » Elle rigole. II faut l'avoir entendue, avoir été l'objet de la caresse que c'est, pour savoir jusqu'oú on peut aller pour la faire rigoler... J'ai traíné ä la Brasserie, fini par manger une bouchée. Quand je me suis ramene, la bagne était dans la cour. Je suis entré en grand seigneur contra-rié, chaud pour cogner si quelque coco se mettait 284 285 dans mes jambes. Cest le chat qui s'y est jeté et moi qui ai manqué avoir la gueule cassée. II est complě-tement déconnecté, il ne me reconnait plus, il ne se rappelle plus qu'il ne m'aime pas, il se frôlait, il se lamentait, il ne me lächait pas. Elle est au telephone, oú eile a du se précipiter ä mon arrivée. Elle a eu la frousse ou eile fait semblant, pour flatter ľego du coco, finir de ľattendrir, le rachever. Ou il attendait déjä ä ľautre bout du fil, et eile lui a donne le mot... Ca se présente mal. Ca peut dégé-nérer. Mais ca ne depend que de moi... Respirer. Contrôler ma combustion. Avaler tout ca, jusqu'au fond, puis l'expulser, comme un crachat. Répéter ľopération pendant qu'elle s'avance en me regardant comme si une battue était sur pied, que j'étais traqué, fait comme un rat, et qu'un coup ďceil ä ľatelier constate en effet qu'elle n'a pas raccroché... «Qu'est-ce qu'il attend Coco dans ses petits trous ? Que je te torde le cou ? Qu'est-ce que c'est que ce guignol?... » J'ai claqué les portes, il parait, et je ne me suis pas vu, je suis tout congestionné. Cramoisi... C'est le soleil!... « Quel soleil? II n'y a plus de soleil depuis long-temps!... — Premiere nouvelle. Depuis quand ? » Elle me donne raison : eile dramatise... Elle me donne raison : c'est assez dur comme ga, on ne va pas se sauter dessus comme 9a, on ne s'en sortira pas... Oú est-ce qu'elle a été chercher ga? Je n'ai jamais dit 9a!... « Tu as raison, je ne sais plus ce que je dis, mais c'est ce que je pense... On n'a jamais eu aussi besoin ľun de ľautre... » Avant que les sanglots qu'elle retient éclatent, et déclenchent une alerte, eile retourne, et rassoit le combine. Elle revient comme si c'était ä moi qu'elle revenait, mais eile voit que j'en ai assez vu, ga ne me regarde plus, je vais rester plante lä, vissé lä, équarri, varlopé, plus rien qui dépasse ou qui sort. / Les mains dans la figure, avec du jour entre les doigts pour voir ou eile va, eile monte en courant se vider dans sa chambre. La vie (la seule que j'aurai jamais) est comme recommencée. Elle m'a laissé une longue liste et le café était parfait. Juste assez chaud, juste assez fort. La montagne avait accouché de sa ridiculus mus : je ľai entendue trotter menu, chuchoter ä son chat, tirer les portes en douce. Pour respecter le repos du nul, il faut avoir du mou au fond, une bonne épais-seur, et 5a ne rate jamais, ca m'a... Qu'est-ce qu'elle a voulu dire par « c'est dur » ? Qu'elle vient refaire ses forces avant de m'assener un autre coup, et ainsi de suite jusqu'ä je ne tienne plus debout?... Je ne vais pas me ronger, on n'arréte pas le progres. Je veux bien. Walter a fait la guerre, comme des millions de pauvres types. Et d'autres Canadiens ont préféré les forces américaines, parce qu'ils connaissaient le cinema, qu'ils voulaient jouer dans une superproduction, pas un complement de pro- 286 287 gramme, un truc de série B... Et selon la Petite Tare, que ga commence ä passionner, il s'est trouvé f englobé dans les O.S.S. (Overseas Servicemen), dont il resterait quelque chose dans l'acronyme ' O.S.F., par lequel il se designe... Mais encore? Et aprěs ? Dans tout ce que j'ai lu jusqu'ici, il n'y en a pas trace. Sans doute, je me trompe, et le fait qu'il se taise la-dessus, qu'il ľait éliminé de son « memoire », est révélateur, comme tout ce qu'il biffe et qu'il rature pour se dépasser, sortir du cocon ou on se trouve un peu tous ficelés... 11 II n'est pas retourné « draguer » (il avait mis trôler, I puis troller) au Manoir ou ä ses autres abreuvoirs. l! Peut-étre plus tard, aprěs son deuil (mais il y songe I déjä), le goüt le ressaisira (il avait mis repognera, puis ajouté un i). II a repassé la journée ä fourrager (rature illisible) en descendant (calant) des cannettes (boítes, en bon frangais, ga lui a échappé). II s'est apergu, en les embrassant encore au ill des pages, qu'il n'a embrassé que des filles de bar et ďhôtel. Des qui traínent pour qu'on s'occupe d'elles. II a prepare le souper, pour épater la Too Much. II a allumé une chandelle, pour voir brüler leur flamme éternelle. II est retourné prendre un bol d'air jusqu'ä la boíte ä Bri. II n'y a rien trouvé et n'y a rien mis. Mais ga va aller. Un pied devant l'autre. II n'y a rien qui ne peut pas aller un pied devant l'autre. Je suis parti une bonne heure plus tôt, pour compenser, et j'ai de nouveau marché sur les eaux. On ne fait plus le tour d'elle en la longeant, en l'effleurant, en frôlant ses bords : on se fie tout le long sur eile, sur l'Ulusion d'etre porte, et on joue sur cette peau immaterielle, avec les pieds qui s'ébrouent dans les blancheurs pailletées, cendres des nuits ou se sont enflammés ses réves innocents et qu'aura glacées l'irruption du matin qui les a souffles la. Je ne sais pas trop ä quoi ga correspond, dans son échelle des valeurs, mais Poppée s'est mise ä me tutoyer, qui ai deux fois son age. «J'en ai parlé ä Johnny. Cest o.k., parce que c'est toi... » Elle m'effleure en me glissant dans la main, comme un sachet de dope, un bout de papier ou je trouverai ses deux numéros (travail, residence), et ce la fait sentir si bon qu'on ne peut réprimer un sou-pir trop exclamatif. Elle le prend par-dessus la jambe. En professionnelle. « C'est ma nouvelle huile de corps. On en met beaucoup, on se sent moins toute nue... Elle parle bien, ta copine. Elle a Fair intelligente. Comment eile s'appelle déjä?... » Moqueuse avec ga. Elles ont toutes ga. Elles n'ont pas le choix. Si elles prenaient ľidée qu'on se fait d'elles au sérieux, elles iraient toutes se jeter au bout du quai, en rangs serrés, au pas de ľoie. Ou de la poule. Ou de la dinde. Je vois ma mere parmi, «souillon du foyer », et qui le revendiquait pour nous le faire payer. Le rapport n'est pas clair, mais eile a surgi tout ä coup du fond de ma memoire, ďoú je m'étais efforcé de la chasser, ä jamais. 289 La Petite Tare est tout épatée ďavoir gagné la confiance de Poppée, mais je la préviens, comme j'ai été prévenu : eile s'est mise sous la protection de Johnny, un louche individu... Elle saute aux conclusions. Un maquereau! Un pimp\ Ah lala lala lala!... Ca ľépate encore plus. Quant ä la confusion des noms ou j'ai jeté Poppée, mon baratin éhonté, eile y voit le pourquoi de sa nouvelle assurance avec moi, ses familiarités : mes grands airs la menacaient et eile n'y a trouvé qu'un petit bluffeur gaffeur, eile m'a attrapé par une poignée qui la met en contrôle. Et méme... « Comme eile ne craint plus de se faire baiser entre guillemets, tu pourras la baiser tranquille... Que ga te plaise ou non... Puisqu'il faut y passer pour le sacrement et qu'entre nous ca ne peut pas se passer autrement... Avoue ou je me déboutonne... » J'avoue sous la contrainte. En avocat. Sans prejudice des questions qui pourront étre soulevées. Et sous la reserve mentale que tout ceci est mental Poesie et compagnie. « Tu lui diras que je serai Bibi pour eile, que je serai sa Bibi. Et qu'elle peut de méme étre qui eile veut pour moi... Tu m'en donneras des nouvelles! » Ca bouge aussi au séminaire, mais pas dans la bonne direction. Et eile aimerait mieux ne pas remettre le nez lä-dedans, cette bouillie pour les chattes : le pauvre est débordé, il s'est échappé, dans un grand élan de tendresse il ľa traitée de chatte... Ma chatte!... « Pour qu'il ľait ä la bouche de cette fa^on, il faut 290 qu'elle soit á la portée.... Mais il se peut aussi qu'il ľait eue juste avant, au telephone... — Tu ne sais pas, c'est peut-étre un nom qu'il te donnait tout bas. — Sans blague!... Mais je ne ťai pas raconté cette histoire sur Modigliani. Vers la fin de sa vie, complětement ravage, ä tout ce qu'on lui disait, il répondait sur le méme ton : "Sans blague!..." Cette toile est geniale, maitre!... Sans blague!... Ta braguette est ouverte!... Sans blague!... Vous allez crever dans six mois!... Sans blague!... » Ca la fait cramper. Pas moi... Elle s'en remet en ramenant Walter, et « ľédition Pléiade » du cahier, qu'elle a recommence ä preparer. Je lui fais part de mes doutes sur le sens de ses efforts de décodage, sur ľintérét de dénicher ici et lä une petite bete. (Ja la fait s'emballer. «Voyons, voyons, ca va de soi de chercher ä comprendre. II y a un besoin, une passion de comprendre, et qui s'applique ä tout, de la patte de mouche aux bras des étoiles. Tout ce qui échappe ä notre intelligence, eile le poursuit jusqu'ä ce qu'elle ľait saisi, et qu'elle ait trouvé au fond autre chose ä poursuivre... Ce n'est jamais fini, jamais réussi, mais c'est de toute beauté cet enterrement continu, ä perte de vue, des rates par les rates, pendant que le flambeau se passe, avec la plume et le bout de papier, pour une petite equation encore, un petit poéme aussi, parce que I'amour non plus personne ne ľa encore compris, on se demande encore comment c'est fait, comment §a se fait... Et puis, méme 291 í si ga ne convainc personne, méme pas toi, je veux comprendre ce qu'on me dit quand on me parle. Ou qu'on m'écrit. J'aime ga. Je suis comme faite pour ga... » Justement. Que Walter se soit appelé Odilon Sansfagon et qu'il ait été G.I. ne m'aide pas ä comprendre ce qu'il raconte. Ca me nuirait plutôt, ga me contraint d'en sortir pour en tenir compte au lieu de rester enveloppé dedans comme ga veut... Elle ne répond pas. Elle est fachée, mon outrecui-dance a fini par excéder sa complaisance... Non, eile était partie chercher le cahier. Elle me lit un extrait oú Walter, qui se sent aller, récite ä sa Too Much un poěme, « Blue Heavens forever », qui la remercie de tout ce qu'elle lui a donne, ä commen-cer par eile et ces autres femmes qu'il a trouvées en eile, de tout ce qu'elle a fait pour lui, pour qu'il fasse ce qu'il voulait, qu'il gaspille un cadeau si précieux que seul un Dieu, sinon une Déesse, peut ľoffrir ä un homme : la liberie... Elle joint les mains qui se sont abímées pour lui, et eile lui répond, comme en priant : « Non, la liberté, c'est toi qui me l'as don-née. » « Oui, c'est cucul, et la liberté dont eile parle n'est qu'une parole en Fair si on ne sait pas qu'elle l'a connu soldát, ou sorti ä moitié fou ďun hôpital de soldats... Mais je la soupgonne ďavoir été son infirmiere, c'est ce que les exaltées se donnaient comme sacerdoce en ce temps-lä... Qu'est-ce que tu fais, tu mets ta main?... — Tu l'as dit. 292 — Je l'ai senti. — Tu ľauras voulu : o.k., salut! » Ca déchire un peu de se quitter aussi sec mais ga vaut la peine, ga reste sensible ďune fois á ľautre. Ca marche puisque ga marche : les emotions sont sous contrôle et je n'ai pas aussitôt raccroché que ľenvie me reprend d'entendre la voix tout en petits cailloux jetés dans ľeau qui avant de se déposer pour vous faire un lit vous déploie dans les ronds de son echo, vous répandant jusqu'oú vous vous retrouvez complětement perdu, «vibration de la membrane entre ce monde et ľautre ». Ľ y a aussi que le temps me presse. Une grosse commande ä remplir. Epicerie, boucherie. Je res-sors du supermarché avec deux sacs au bout de chaque bras, sans compter ce que j'ai pu coincer dans mon Air Italia. « Tu fais ľane pour avoir du foin ou quoi?... Je n'ai pas dit dix livres, j'ai dit quelques pommes de terre. Ou veux-tu que je range tout ga ? » C'était le méme prix, et ma raison s'est rebellée.. Pourquoi pas vingt livres alors? Un quintal? On peut devenir millionnaire avec les economies qu'on fait en achetant les pommes de terre ä la tonne!... Elle me prend de court avec son ton á pic. ĽOpéra ľa-t-il montée contre moi ? Elle en revient gonflée ä bloc, décidée ä m'affronter, ä se bagarrer. Je veux bien, mais pas en dehors des cables, oú touš les coups sont permis et je serais seul contre je ne sais pas combien. Je disparais. Je mets le casque et je « réve » un 293 peu de musique, ä la fagon de la Petite Tare. J'ai tout un tas de cassettes qu'elle a enregistrées expres pour moi, expres pour ga. Branche sur ľ Antarctica de Vaughan Williams, je me retrouve en plein dans mon element, un blizzard ä tout arracher qui me fait le désirer pour un prochain tour d'elle, et que je traverserais en tout confort, comme un zombi, comme maintenant. Si on pouvait, je me ferais jouer le quatuor de Barber en méme temps, celui qui meurt comme un été, qui met des feuilles mortes au fond des flaques et qui pleut par-dessus. Aprěs ga, l'amour est fait, plus besoin de recommencer... Puis, d'un parasite ä ľautre, Pacha vient m'annoncer que c'est servi. « Tu ne lěverais pas le petit doigt pour moi! Tu ne m'as jamais rien donné que tu ne m'as pas fait payer! De ma vie! Que je perdais!... » Elle s'est refrénée jusqu'au dessert. Elle éclate, eile vocifére, eile énuměre en crescendo ses griefs. Tant pis, eile ľaura voulu, je vais aller trop loin. « Tu ne m'as méme jamais touchée avec un vrai plaisir. Avec joie!... Tu ne m'aimes pas!... — Ca ťarrangerait bien, hein?... Ne meurs pas, tu as réussi, tu m'as complětement dégouté avec tes putasseries, je ne pourrais plus jamais te toucher!... Méme pas lever le petit doigt sur tou... — Qu'est-ce que tu fais encore ici?... — Qu'est-ce que tu crois ? La méme chose que toi!... La méme maudite affaire!... Je vis!... Je n'ai pas le droit ou quoi ? » J'étais prepare, exercé. Au moment oú eile comptait me rachever, je ľétendais raide : c'était moi qui ne voulais plus ďelle, et ce n'était pas moi qui partirais... Je ne ľai pas ratée. Terrorisée de se tromper eile aussi, ďavoir fait de travers un pas qui ne se refait pas, eile a regu ma combinaison direct au ventre, et eile n'a plus ľair aussi vache que je me la figurais, c'est moi qui me fais ľeŕľet d'etre aussi vache... Mais la guerre n'est pas gagnée, je me dis, eile trouvera bien moyen de se rattraper, avec tous ses allies. En attendant, eile aura senti toute cette force que j'ai en reserve, et que je n'ai jamais employee, sinon pour l'aimer aussi mal qu'elle dit... Et ga la tiendra sur la defensive. « On s'en reparlera quand les couteaux voleront moins bas, mon Johnny. — Comme tu veux, ma biche au pied d'airain. » Je n'ai pas fait le message de sa Bibi ä Poppée, ni donné son propre numero, en gage de loyauté. Ca ne presse pas. Je ne vois pas oú eile s'en va avec son char. Si ga m'excitait, je ne dis pas, mais 9a ne me dit rien. Ca ne me concerne méme pas. Sinon par personnes interposées. Dans son theatre. Dans son / jeu désespéré, dérisoire, pour contrôler Julien á tra- ! vers moi, lui procurer tout ce qu'il veut, méme une autre femme, qu'il n'irait pas chercher ailleurs, ä ľextérieur de sa planete... Mais je me méfie de ces explications, méme si eile me les a soufflées elle-méme et comme malgré eile. J'aime mieux penser que c'est du vice, en ce que 9a a de pur, de pas trafi-qué, pas tarabiscoté, une explication qu'elle ne renierait d'ailleurs pas. 294 295 Ainsi, je pense ä autre chose que ce qui nous occupe. Exa aussi, je suis sür. Cest force. On n'est ni ľun ni ľautre intéressés ä se laisser coincer. Mais ä quoi bon ruser ? On s'est rendus si mutuellement transparents, on ne peut plus rien se cacher. Elle peut projeter en moi sa voix intérieure et me don-ner un quart ďheure, une heure plus tard, sans ouvrir bouche, une réplique ä ce qui lui trottait dans la téte. « Comme si j'avais besoin de toi pour me toucher, la cour est pleine, on refuse du monde pour me toucher! » Un silence hostile a beau étre insupportable, on va le supporter, chacun de son côté, eile ä rempla-/ cer une fermeture Eclair devant la télé, moi juste ä côté, ä me contenter de ne plus faire de mal si je ne peux plus faire de bien. Le telephone sonne. Si c'est le coco je ne réponds plus de moi, j'arrache le fil. Ca n'a pas fair. Ca va, eile dit, o.k., o.k., merci, ä demain. Elle a mis toute la province au courant ou quoi? Ľalerte a ľair nationale. Elle monte, eile fait son train, eile se couche... On va étre passé ä travers, on va respirer un peu d'air aprěs tout ce feu. Elle tape au plafond. Je ľignore. Ä la troisiěme fois trois fois, ca devient ridicule, j'y vais. Elle m'attendait dans le noir. Elle allume, son brigadier en main, un true de motard, plombe. « Dis-moi quelque chose qui a de Failure ou je tue!... » Pas besoin, je suis mort de rire. Elle ne partage pas mon plaisir, que sa mise en scene a déchainé et qui me secoue comme une toux. Elle attaque, ä bras 296 ff raccourcis, lächant la matraque aussitôt que je la saisis, pour avoir une main de plus ä me lancer ä la figure et que j'en aie une de moins pour l'empecher. Je rec^ois un coup d'ongle en plein dans ľoeil. Je vois trente-six chandelles et je ne peux plus que les compter, m'occuper d'elles, hors de combat, complětement livré ä ses coups, qui ne pleuvent pas moins. Elle ne veut rien savoir. Elle va me regier mon cas ce soir. «Je vais te le montrer, moi, si tu ne peux plus me toucher! On va bien voir si tu ne vas pas te les salir, les mains!... » Elle a fini par avoir raison. Elle n'a pas eu tout ce qu'elle voulait, je ne lui ai pas fait aussi mal qu'elle voulait, je ne me suis pas rendu aussi ignoble qu'elle voulait, mais j'ai été force de me défendre, et un bout de čoude égaré lui a froissé le museau, ce qui lui a permis ďéclater en sanglots. Mais ce n'est pas le pire. On a frôlé l'amour. Ca sentait ä plein nez. i Une étincelle aurait suffi. J « Tu as raison, c'est moi qui a commence. Tu as raison, tu n'as pas touš les torts. Mais ce serait mieux, méme s'il est trop tard, s'il n'y avait ni torts ni raisons. » C'est le petit mot d'Exa, tel quel, avec le « a » au I lieu du « ai» approprié, mais ce n'est pas vraiment j une faute : eile fait accorder le verbe avec le pro-nom sous-entendu mis en apposition, et eile a bien le droit... Et je lui donne raison gratis, pas comme eile, qui s'est mise ä me donner raison sur tout pour 297 r que je lui donne tout le reste, avec ma benediction pour aller se faire ligoter et mieux passer ä tabac. Elle a ľäge oú les femmes s'épanouissent ou se fanent. Elle a choisi... En attendant, c'est moi qui ai un ceil ä moitié bouché et garni ďun drôle de sang qui ne part pas quand on ľessuie. Mais au royaume des aveugles les borgnes sont rois. Le moral de Walter est « descendu ďune marche encore dans les talons ». II n'a plus faim, méme plus soif ďune biěre. II survit en trouvant des moyens d'alléger le fardeau de la Too Much. La banne á linge est pleine. II enfourne tout dans un sac ä ordures, il se le met sur le dos, il ne sait pas s'il va se rendre ä la laverie, s'il va y arriver, mais il s'habille, il sort, il se met en route. Un coup de klaxon. II se / retourne. Ernie. Sous son bonnet de caracul assorti au col de son pardessus. II s'est fait une beauté pour aller ä la caisse, impressionner son gérant. Pour une lavette, un torchon qu'il a vu essuyer le plancher, qu'est-ce qu'il tient bien le coup... Et puis il s'en fout, il a froid aux mains, il ne va pas jouer au martyr lui aussi. II monte. «D'oú tu sors, le pere, avec ta poche? D'une / chunée?...» řv Cheminée, chminée, chinée, chunée... Walter se soustrait ä la conversation, qui serait devenue une inquisition, en jouant avec ces elisions et la formation d'autres contractions du langage familier. « Comme ca, je ne peux plus compter sur toi pour m'en débarrasser?... C'est de valeur!... Salut, le pere, sépare bien ton blanc de tes couleurs! » II n'avait pas mis les pieds dans ce genre de bordel depuis les Etats. Ébranlé déjä de s'étre dans le miroir brandi par ce bouffon, ce prochain, le trac l'a pris, il a figé, débile fini tout d'un coup devant le parterre de bonnes femmes dont il devenait l'attrac-tionavec ses cheveux trop longs qui se répandaient. Un^etite a compati et ľa dépanné, pilote, lui ensei- ? gnant le b a ba. Elle lui a refilé des bandes anti-statiques et de ľassouplisseur, des trues dont il n'avait jamais entendu parier. Pas vingt ans. Ä peine une femme. Et eile le traitait comme un enfant. Elle le tenait á l'osil. Elle I'a aide ä plier ses draps. Elle voyait bien qu'il n'y tenait pas, qu'elle l'avait assez malmené, mais il a bien fallu, il n'y arrivait pas. Par-dessus le marché, la Too Much n'a pas telle-ment apprécié. « Quoi, il n'y a pas assez de moi qui fais la bonne dans la famille?... Et pourquoi m'éreinter si tout ce que 9a peut me payer c'est un chien battu comme il en traine ä touš les coins de rues?... » Pour eile qui n'a jamais élevé la voix, c'était une scene en regle... Aussi grande que lui, eile le dépas-sait tout ä coup, eile le regardait de haut, 5a lui a donne des frissons. II avait intérét á se secouer. « Tu n'es plus content d'avoir leur peau, il faut que tu les enterres aussi?... Que tu nous fasses choir ä leur niveau? Tu commences ä fléchir? Les genoux commencent ä te plier, comme ceux qui tremblent et qui se mettent ä prier ? Pour étre épar-gnés?... C'est tout ce que tu as dans le corps? Que 299 298 tu as pour m'inspirer, moi qui te regardais aller pour voir comment marcher droit sur le bord de ľabime?... » Elle n'a rien dit de tel, mais ce ne sont pas non plus des mots qu'il a mis dans sa bouche. U les a entendus. Sur leur réseau... Cest plein de bon sens, ce devoir de s'élever, se dresser les uns les autres, pas les uns sur les autres. Ce que je ne comprenais pas assez et que j'ai été rechercher sur la glace, en contournant la Pointe au large, assez loin pour avoir perdu de vue la tour du signal, c'est qu'il n'y a pas de friture, les signaux envoyés ä ľhomme sur la terre ne sont pas brouillés, la communication est claire. A la Brasserie ce n'est pas mal non plus. Sous la surface, il ne se passe rien. Toujours la meine chose inerte, une vague hostilité entre membres inutiles, entre « touristes » comme dirait Walter, et qu'on a convenu de supporter au lieu de se dévisager, se renvoyer nos portraits tout crachés. «Je ne ťattendais plus, espěce. — Cest le tour de toi qui est de plus en plus long. Cest comme si je pouvais, un de ces jours, ne i plus jamais revenir de toi. — C'est beau, continue, parle-moi de moi, dis-moi tout. Ä Mount Pleasance, entre voisines, on se demandait nos qualités et nos défauts, une pleine page, en deux colonnes. J'étais celie pour qui on cherchait le plus dans le dictionnaire. Je leur en trouvais plein, elles ne me trouvaient rien. » 300 Histoire de lui donner ce qu'elle m'a reclame, je lui raconte un peu ma chaude chamaille avec ma furieuse. Elle m'arréte au milieu. Ca ne la fait pas rigoler. Tout ce temps que nous ne passons pas ensemble, si au moins il n'était pas si mochement gäché!... Julien est revenu de son séminaire. Elle s'est jetée dans ses bras en se hissant sur le bout des pieds, pour mieux se faire bercer, comme eile fait toujours, mais il sentait si fort qu'elle a rase éternuer. Elle a comme reconnu l'odeur mais eile n'a pas mis le doigt dessus, eile n'ose pas. Elle n'en doute plus, il a passé tout ce temps avec eile. II ľa essayée. Comme un malpropre. « Tu n'as rien ä me dire ?... — Je t'aime, je t'aime!... » Mais c'est tout: il ne le lui ajamais tant dit mais il n'a jamais eu si peu ä lui dire. « Ce n'est pas méchant. Ce n'est méme pas vrai-ment faux. Avec tout le souci malsain qu'il se fait, il me voit avec une couronne, il croit vraiment qu'il ne m'a jamais tant aimée. Et qa. ne me fait qu'un peu plus mal...» Mais c'est dans son integrite qu'elle se sent le plus menacée, son idée ďelle-méme, son respect d'elle-méme, deja pas terribles, et s'il ne joue pas franc jeu, s'il continue de la bouffer comme une bonne poire pour ľéliminer sans que 5a saigne, sans se salir, eile n'aura pas le choix, eile fera changer la serrure et le numero de telephone. « Tu m'épates. Tu as des ressorts caches... — J'ai un ami que je ne vois plus mais qui m'appelle de temps en temps... J'ai mon Ecureuil vert. Et je respire... Püraka, khumbaka, rechaka... » 301 Elle a appris quand eile était petit rat, et qu'elle manquait de souffle. Elle m'a toujours promis de me ľenseigner, et ä faire circuler mon endorphine. Quand on sait bien, et qu'il le faut, on peut passer des journées entiěres ä rien que respirer, contrôler le feu qui nettoie, le faire pénétrer jusqu'au fond, chasser un peu de poison ä chaque expiration. «Tu m'épates. Continue. J'en prends de la graine. — Ca fait deux fois ou trois fois déjä que je ťépate, 9a va, j'ai compris, je suis épatante, qu'est-ce que j'ai ä räler, oú est le probléme?... » J'avoue, j'ai charrié, pour la flatter, la conforter. Elle ne m'épatait pas vraiment, mais la, pardon, /) avec sa hargne, eile m'a épaté jusqu'au trognon. « Remets-moi 9a d'ou 9a sort, je ne veux plus voir 9a! » Mais eile s'est choquée elle-méme et le choc est salutaire. Elle se secoue. Encore un coup. Pas le dernier. « Ca va, 9a va. Mets ta main... Non, de ľautre côté. Je ťai relocalisé. Pour la durée des reparations. Excuse le derangement. » Si gracieuse et si légěre... On ťa battue, bergěre bergěre, on ťa battue bergěre, avec ton baton... Et c'est ainsi, sur les ailes d'une chanson, comme 9a me prend de temps en temps, que je rentre ä la maison. Exa me met des gouttes dans l'ceil. Un anti-biotique... D'apres la date d'exp., il a du moisir, mais on peut toujours compter sur une marge de précau- 302 tion, eile m'explique. Quand 9a la prend de vous soigner, c'est comme autre chose, il n'y a rien pour ľarréter, on est force de la laisser se contenter, ä nos risques et perils. Mais 9a me fait moins peur que d'aller chez le docteur et me faire passer tout rond dans une machine ä cartes. «Johnny, je voudrais qu'on se parle. Pour se pro-téger... On a un pouvoir de vie ou de mort l'un sur l'autre... — Tu as la chienne?... » j C'est idiot mais notre culture commune a pris le dessus, le coup est parti tout seul. Et puis 9a va comme 9a, je m'en fous moi, je n'ai pas besoin de tatouages et de trues plombés moi, je n'ai peur de rien moi avec mon ange gardien pour m'ouvrir le chemin, je n'ai méme pas le droit de douter, 9a pourrait l'offenser... Exa avait combine tout un scenario et 9a lui a ruiné ses eíľets. Elle met tout le temps qu'elle prepare ä souper ä se raccorder, pour démarrer sur un autre ton. «Tu ne veux plus me toucher? O.kĽ. C'était pour te faire plaisir mais 9a liait... Qu'est-ce qui reste ? — Ľentretien. Les petites reparations. Bien plus utiles. Plus efficaces. Quand on change un joint de robinet, 9a tient... Et puis de quoi tu paries? Un ménage ä trois ? Une semaine ici, un week-end ä la Villa. Tu te fiches de qui?... Je veux dire : abou-tis !... » Non, eile fait signe que non ä repetition, on n'arri-vera ä rien, le cas est désespéré, suis trop coincé. 303 « Aprěs tout, j'ai bien supporte d'etre cocue moi, pourquoi pas toi?... Tu t'en tapais bien deux coup sur coup toi, pourquoi pas moi?... Ou est le drame? Je ne comprends pas... Ou plutôt, j'ai compris fina-lement, tu m'as convertie, tu devrais étre content... — Parle quand tu ouvres la bouche! — Oui c'est de ta faute, oui c'est toi qui m'as jetée dans ses bras. Non je ne ľai pas regretté, non il ne m'a pas forcée. Mais je ne vivrai pas avec lui. Ni avec personne. Plus jamais. Mon petit boulot, mon chat, la paix!... » Ä la fagon dont le chat est inséré dans remuneration, la forte inflexion qu'elle y a mise et le regard buté qu'elle lui a jeté, les elements tombent en place et ma lanterne est éclairée. Ils se sont brouillés ä cause du chat! II se lamentait jour et nuit et Coco a pété sa coche. C'est moi ou le chat!... C'est le chat!... Elle n'a pas hésité une seconde... Total, eile ne sait plus ou eile en est. Et c'est ce que je lui ai dit. « On en reparlera quand tu sauras ce que tu vou-dras. » Elle n'a pas tape avec sa matraque, ni rien ni personne, et j'ai passé une bonne nuit. J'ai dormi ä toute vitesse : lajournée avait été dure, j'avais hate de recommencer. Elle a mis les clés de ľauto dans le pot aux commissions. Une revolution sans explications. Rien ä redire. Rien de sournois lä-dedans, süre-ment. Une espěce de caresse. C'est toujours le matin que qa lui prend. On ne peut reprocher ä 304 personne ďessayer de se racheter. Ä moins qu'elle n'ait estimé, aprěs toutes les pressions qu'elle a exer-cées, qu'un coup de pouce me ferait partir en orbite avec mon oeil brouillé, et qu'on n'entendrait plus parier de moi. Mais méme si malgré ses soins ma vue s'est améliorée, je n'ai nulle part oú aller. Avec Julien retenu jusqu'ä dimanche en ville, je n'ai sur-tout pas envie d'aller me fourrer dans un guépier. Ma presence n'arrangerait rien. Malgré ses meil-leurs sentiments, mon nez dans ses petites affaires (et d'ignorer jusqu'oú) doit commencer ä ľagacer. II se réjouit de la force et de ľintimité de mes rapports avec sa Toe, dont il ne s'est jamais mélé, méme s'il y prend pleinement part, faisant comme si eile me parlait toujours en sa presence, en son nom, mais il prendrait mal qu'en cas de conflit ouvert nous nous tournions ensemble contre lui, et il sait, connaissant mon vieux fond de rebellion, d'hostilité, que je le laisserais tomber sans hésiter, sans ľécouter, sans considérer qu'il ait la moindre excuse. Quand la Too Much est rentrée Walter somno-lait pres du poéle, avec ses papiers, dont tout un tas chiffbnnés, disperses autour de la chaise oú il s'était bercé, comme un retraité. Dans la soirée, quand il s'y remit, eile n'en a plus pu de lui voir allonger la figure. Elle ľa fichu ä la porte, en lui jetant son (vieux blouson fourré genre) « aviateur », ou eile lui avait mis (ľargent de) « sa journée ». « Tu reviendras quand tu te ressembleras! » II avait irréguliěrement fréquenté, en d'autres temps de crise, oú il ne souhaitait pas rencontrer 305 certaines personnes, le bar ä morpions que le taxi lui conseillait comme coin tranquille. II a été se planquer au fond du salon, une fille est venue le ser-vir dont le sourire un brin moqueur, un brin conspi-rateur, lui disait quelque chose. Cest eile qui ľa replace. « Vous étes le monsieur de la buanderette, on va faire semblant de ne pas se connaitre... » Elle ne peut pas fraterniser, c'est la loi. A son retour, il la scrute ä fond, il la retrouve ä travers le masque aux yeux salopés, aux lěvres enflammées. Ce n'est plus la petite aux bandes antistatiques, mais c'est bien eile. Chaque consommation donne droit ä un jeton dont eile met un jumeau dans son sac frangé, porté en paréo, et eile danse une fois l'heure devant le client du numero tiré. II a trainé jusqu'ä minuit, ä empiler les jetons. Aucun de ses numéros n'est sorti. Méme pas le 13, dont eile lui avait assure pour le rassurer qu'en Russie c'est un numero chanceux, touš les joueurs de hockey le portaient... Pas qu'il y tenait. II était dans un de ses états oú 1'on jouit bien mieux de toute la veine qu'on n'a pas. Elle a dansé deux fois ä la table voi-sine, et pour la méme brute épaisse. II n'osait plus regarder quand eile commencjait ä se peler, ä se toucher. Elle allait ľémouvoir, il allait s'attendrir devant ce gächis, et tout serait ä recommencer qui avait assez dure. II en avait ramassé ä la pelle des comme eile, aussi fraiches, aussi enchantées de se gäter. Elles ne demandaient qu'ä brůler, se jeter dans les bras du premier qui avait du feu, comme 306 lui dans les derniers qui s'ouvraient... Mais il n'était plus le méme homme, il le serait encore moins quand Bri aurait fini de passer ä travers lui et tout casser, il le fallait, il lui devait un pillage... Ca ne trainait pas, ils se reconnaissaient aussitôt. II y avait le genre qui ne l'avait pas, qui le cherchait et ne le trouverait jamais. Puis il y avait eux, le genre qui l'avait, qui se le donnait et se le prenait... Puis il n'y a plus eu qu'un vieux rogaton qui se prend, ľ avec ses conquétes ä califourchon, pour Napoleon ä Sainte-Hélěne. Sainte-Hélěne! II va ľappeler Sainte-Hélěne. Plus de funérailles avec des boites ä malle en facon de cercueils. Plus de bols d'air arctique expiatoire. II irait veiller ä Sainte-Hélěne. Elle ne serait pas quelque fille mais quelque part, quelque exil. II lui a demandé ses jours et promis de revenir. «Vous ne m'avez méme pas regardé. » Elle est remarqueuse, eile a remarqué... Curieux, cette facon qu'elle a eu de ľaborder. Cet air de complicity. Cette chaleur. Immediate... Ah eile ľa bien roulé! Ľair de ne pas y toucher, eile lui a fait flamber tout son fric. II rentre ä pied, en plein mirage ä travers la dentelle, tout le fla-fla tombé du ciel et qu'il fait / grincer sous ses pas. Aprěs lui le desert. II neigeait aussi ce midi. Ca remplissait les boulevards. Je ne me suis pas risqué sur la glace, on n'y voyait pas á dix pas. Poppée m'attendait avec les yeux qui brillaient, tant que j'ai regardé derriěre moi pour m'assurer que c'était bien ä moi qu'ils s'adressaient. Elle avait une surprise pour moi. En 307 grande pompe, avec la bouteille dans le seau et le linge autour de la bouteille, eile me sert le champagne, en m'assenant deux bisous, un sur chaque joue. De la part de Bibi... Elle est nerveuse parce qu'elle s'est donné du mal et qu'elle avait la chienne (eile ne mäche plus ses mots) que tout tombe ä ľeau ä cause de la tempéte. Cest ma féte, il parait. Sans blague!... Elle a měme apporté, 9a fait partie du programme des réjouissances, une coupe pour trinquer. Je lui en mets plein malgré ce qu'elle me dit qu'elle suit un regime et qu'elle n'a rien dans l'esto-mac. Je n'y ai moi-méme que mon café, et quelques cul-sec en hommage ä ses efforts pour se mouiller le bee me font complětement déraper. Je me suis ramassé tout seul devant le juke-box ä faire jouer les Supremes (Bad Girl, Baby Love) qui se sont mises ä me faire danser malgré moi pendant qu'elle s'était éclipsée derriěre le décor oú il semble bien que son patron dirige un petit commerce illi-cite ou deux, ce qui me faisait danser aussi, quand la vie est belle, eile est toute belle... Poppée s'est retrouvée tout ä coup devant le comptoir, avec son plateau, et ä ľosil amusé qu'elle jetait sur mon agitation je ľai invitee ä me joindre. Elle a refuse (un seul petit coup de téte, une moitié, le genre aller pas retour, qui ne marque aucune hesitation). Elle m'a plutôt accompagné ä distance, en balan^ant une épaule, une hanche, et comme en refrénant une adhesion au rythme, une penetration de tout le corps qui surprenaient, qui faisaient imaginer une chaleur mal contrôlée sous ľaffectation délibérée. 308 La Petite Tare est ravie du tour qu'elle a joué, á moi qui n'avais aucune raison de m'attendre ä rien, ä Poppée qui n'a pas vu ä quoi au juste eile lui faisait consentir en lui faisant débiter, entre autres, ä son numero d'American Express, deux petites caresses... «Je voudrais que tou tes les femmes ťaiment. » Comme si je n'avais pas bien compris, que ca ne me faisait pas tout l'effet que 9a devrait, eile me le repete. « Ca ne te plairait pas que toutes les femmes t'aiment, comme moi ? » Ca y est, j'ai compris, enfin je crois : eile veut dire comme Julien. Et que ce soit eile, par amour, pour déployer dans toute son étendue son amour, qui les fasse toutes l'aimer. Mais eile songe ä une en parti-culier. Je fais mine de rien. Aussi bien, 9a me dépasse. «Toutes les femmes comme toi. Pas une de plus.» Elle proteste, eile n'est pas une si chouette minette, eile s'est prise ä brutaliser son Ecureuil, qui lui avait d'autre part trouvé des mangoustes, une si / fragile orange ä goüt de framboise qu'elle ne survit que quelques heures en ces parages, et qui par ail-leurs voudrait « se soüler dans son petit Soulier », si eile a bien compris ce qu'il lui a chanté, car il chante aussi. « Tu as un petit Soulier, toi ? — Pourquoi toutes les autres et pas moi ? » Elle lui avait bien demandé, bien spécifié, du tofu 309 sans agents de conservation. II s'est encore fie au marchand. Elle le lui a mis sous le nez, en toutes lettres : sulfate de calcium. Pourtant, il avait fait bien attention, il avait tout lu et pas vu « agents de conservation». Qu'est-ce qu'il croyait, qu'ils allaient s'en vanter, annoncer qu'ils sont préts ä nous empoisonner ? II était encore aussi naif? A son age, aprěs touš les coups qu'il avait re^us, il n'était done rien entré lä-dedans?... « Pas de ma faute, j'avais trop envie, il me donne trop envie... » D'etre cruelle, entend-elle. Julien est sorti cher-cher des billets pour la partie, on joue contre les Bruins, qui vont nous faire manger les bandes, entre deux elans de Bobby Orr, s'il tient encore debout sur son malheureux genou, méme s'il ne le géne pas quand il vole... Elle se sent parfois prete ä touš les compromis, ä considérer que s'il y a un probléme ils pourraient peut-étre, en s'y mettant, trouver sinon une solution du moins un rapprochement... Elle ľa cuisiné encore un peu pour voir. «II m'a jure qu'il n'y a rien de change entre nous. Ailleurs, il ne dit pas. L'art du négociateur. Jamais un mot de trop. Surtout quand 9a avance tout seul: j'ai constate, je vais accepter, le processus est enclenché. Aprěs il avisera. En attendant, je ne le lache plus, je suis toujours pendue, méme en dormant, ä son sacré bras!... » On ne sait pas ce qui la fait le plus rigoler : toutes ces astuces ou ľimpossibilité d'y échapper malgré sa facilité ä les percer. Elle s'analyse, eile se juge, eile 310 I se rend jalouse, possessive, eile s'en defend, eile ne va pas contraindre et tourmenter comme eile en connait... Elle ne veut pas de ces horreurs nazies en eile, eile se jettera avant de descendre si bas. « Ne te casse pas la téte. Tu n'as pas de défauts. II n'y a pas de dictionnaire assez gros. Tu es une Petite Tare parfaite... — Un vrai echo! Cest exaetement ce qu'il m'a répondu en d'autres mots... Vous étes si tendres, on ne sait plus comment vous prendre. Vous pendre!... 1/ II me touche quand il passe, et quand on se croise il m'embrasse, il me prend la figure entre les mains, comme s'il me cueillait, regarde done 5a si e'est beau, il me dit, c'est pas humain... J'ai demandé ä Poppy, effrontément, en maquignon, si eile était / belle... Elle a hésité, eile se demandait comment le prendre. Pas toujours, eile a dit, quand j'ai le goüt. "Tu pourrais mais ca coüterait plus eher?..." Motte!... Est-ce que j'ai été trop claire ou juste assez pour bien lui planter ľidée dans le compteur?... Comment tu la trouves ? Tu ne me l'as jamais dit finalement... — Je ne la trouve pas. Elle a des jambes, eile a des seins, il faut bien, c'est son gagne-pain... » On a jazzé comme 9a deux heures. Elle n'a pas fondu. Pas une fois. Elle a tenu le coup tout le long. Legere et fragile. Comme un cristal de neige. Ou comme plusieurs. Quand je suis sorti la tempéte était finie, son flot de paroles s'était universellement fige en un profond silence... Les retours de boule ont été retardés. Exa est débarquée ä ras de crise, 311 asphyxiée par le monologue ininterrompu d'Amillo qui ne supporte pas les trous dans la conversation, et moins vous manifestez ďintérét plus il en met pour vous intéresser. II lui a raconté touš ses pro-blěmes avec ses patrons et, au bas ľéchelle comme il est, il en a, il en a, c'est tout ce qu'il a, des patrons. Pendant que je déblayais la cour, eile a commandé du fried chicken. J'ai été force d'aller le chercher moi-meme chez le Grec, qui n'a plus de livreur. II n'y a méme plus de Grec, plus que la Grecque, le Grec a eu une attaque. II n'était pas cardiaque, il travaillait jour et nuit, il a juste eu le temps d'attraper deux ou trois mois de frangais. C'est en tout cas ce que m'a raconté le chanceux qui attendait une pizza derriěre moi. J'ai horreur du poulet nourri ä la sciure de bois. Mais c'est Mere aux Trois Simon qui paie et c'est son délice. Elle lorgne ma moitié en se régalant deja de tout ce que je vais laisser. Sur quoi, tout ä trac, eile me dresse un autre bilan. « Comment peux-tu goüter avec toute cette biěre en decomposition dans le corps ? Mais ca va, et tu peux me soufíler ca ä la figure, et empester la mai-son avec tes cigares. On ne s'habitue pas mais 9a va, je t'en aurai bien fait supporter autant. Ce que je n'ai jamais pu tolérer, que je ne peux pas te pardon-ner, c'est eile. On ne peut pas aimer ga, ce serpent, toujours en train de vous frôler pour voir si eile ne pourrait pas vous enfoncer ses crochets quelque part, et ne pas me mépriser comme eile me méprise. » 312 Vide ton sac. « Non mais tu ne ľas pas vue?... Elle te draguait sous le nez de Julien, je ne compte méme pas le mien : eile pouvait regarder le hockey tranquille, assise ä tes pieds, la téte entre tes genoux, je n'étais pas de la Sainte-Trinité, je n'étais rien!... Tu n'as méme pas vu ce qui saute aux yeux du premier venu : c'est tout en petits airs, avec rien par-dessous, ce n'est méme pas bon ä baiser. Pourquoi tu crois qu'il cherche tant ä s'en défaire, le divin Julien?... En faisant l'innocente, en se prenant au jeu s'il fal-lait, eile s'imaginait ľinquiéter!... II faisait le mort. II y avait de quoi. II était mort de rire... Malgré tout je ne perdais pas confiance. Je ne me disais pas : c'est avec ga qu'il va me tromper, cette bécasse sur canapé, les osselets déjä tous sortis pour étrangler le premier affamé. Je me disais : c'est moi qui me trompe, il ne peut pas étre si béte... » II n'y a rien ä répondre. Son idée est faite. Elle a raison, eile ľa décidée une fois pour toutes. Je ne me défendrai surtout pas. C'est une question de lois, et ca reviendrait ä passer en jugement devant un tribunal régi par les siennes... Un jour peut-étre eile comprendra. C'est eile qui ne m'a jamais aimé. Vraiment aimé. Aimé les yeux fermés. Avec les mains qui cherchent, comme deux ailes qui auraient perdu leur oiseau... Comme je lui en veux et comme ga me rend hideux. Comme je lui en veux de m'avoir ainsi défiguré. Quand je ľai connue, j'étais de ceux qui ne cherchaient qu'ä ne pas faire de mal ä une mouche, ä la plus moche, ä 313 l'accueillir et réconcilier, ä dignifier sa mochelé. Elle était si soüle entre mes bras, si grossiére en manifestant ses désirs, que j'ai eu du dédain, mais je ne me suis pas laissé rebuter dans mon goüt de la combler ďégards au lieu de ľhumilier, ľavilir, comme eile s'y prétait trop, méme si eile ne pouvait plus faire la difference. J'étais content ďavoir trouvé ^uelqu'un d'aussi peu que moi, et lui prouver que ies nuls sont les élus, les héritiers désignés, qu'ils sont voués, avec tout le besoin qu'ils en ont, la place qu'ils lui font par le vide, ä la possession du bien, celui qu'on a ä se le donner, ce que nos meilleurs (nos inspires, nos lumineux) ont trouvé de mieux sur leur chemin, et qui trainait... Ma parole, je plaide! Je me fais des effets de manche... Mauvaise conscience. On en a tous une : on est tous condamnés ä mort done tous criminels. On reconnait la sienne en celie des autres et on n'y touche pas, on n'y tourne pas son couteau, ca ne se fait pas entre petits étres humains...Et c'est, moi ä qui eile ne pardonne pas, ce que je ne lui pardonne pas. Puisque c'était comme ga, eile est montée se cou-cher. Avec le telephone. Qu'est-ce qu'il a du se cra-cher lä-dedans comme saletés. Au propre et au figure. Le hockey aurait mis trop de vie dans le cimetiěre, je ne ľai pas regardé. Je suis tombé dans les poiriers en fleur du côté de Guermantes, et je me suis endormi avec Rachel-quand-du-Seigneur. « La vie ensommeillée dans la jeunesse et dans ľ amour était de plus en plus devenue un songe... » 314 Le café m'attendait, impeccable, imperturbable. Elle avait čiré mes bottes. Pas par vice mais parce que ga la mortifie que j'en prenne si mal soin. Elles lui ont « couté les yeux de la téte et elles ont l'air de sortir d'une poubelle ». Mais je n'ai rien trouvé dans le pot, oú je ne me corrige pas de chercher. La liste, c'est tout. Moutarde en poudre. Citrons. Savon ä vaisselle. Sac de litiěre. Un petit (trois fois souligné)... C'est avec nos habitudes qu'on est vrai-ment en menage. Tant qu'elles tiennent, qu'il ne manque rien pour les perpétuer, on peut s'étriper, pas de probléme. Walter repense au petit bar, ä la petite. II a dans la bouche encore le goüt qu'elle donnait ä tout ce qu'il buvait et qui ne peut étre que le goüt d'elle, qu'il prend pour le goüt qu'elle a. C'est chaud et frais. Un fruit pas encore ouvert, avec tout le soleil encore dedans... La mie ä ľintérieur du pain quand on le sent qui cuit... II se reprend ä réver puis il se reprend tout court. II a assez couru ä reculons, chassé de nombrils pas encore sees oú raccrocher son cordon. La rupture avec Bri l'a sonne, et c'est son réveil qu'elle a sonné, il se le promet. II a tout son discours ä retourner, orienter dans le sens de son voyage avec la Too Much. S'il ne s'y met pas, il ne va pas la rattraper, il se retrouvera planqué der-riěre encore une fois qui sera la derniěre. II ne ľaura pas accompagnée jusqu'au bout. II n'aura pas fait face au feu du méme front qu'elle. II n'aura pas sauté du méme pied qu'elle. II ľaura laissée tomber toute seule au champ d'honneur. 315 Je le rends tel que je ľai lu. Je ne verrai pas trop de quoi il s'agit avant que la Petite Tare, tout ä ľheure, ne m'ait pas parlé de cette page, étudiée ä la lumiěre ďune lecture complete. Les deux se seraient entendus pour mourir ensemble, et s'épou-ser ainsi ä la fin plutôt qu'au debut. Par ce « contrat de mariage », ils seront sans pitie puisqu'ils ont la méme äme, et le premier qui manifestera, en se passant ľanneau au doigt, que le temps est venu, sera délivré par ľautre, au moment jugé bon, sans une larme, un mot plus haut que ľautre. « Blue Heavens forever!... » On s'y fie comme ä un beau serment d'amour, tout lisse et tout dur. Pas une petite maitresse es lettres. Elle a gratté et trouvé que chacun, tout probable, a du « ciel bleu » range quelque part et que c'est dans ce « ciel bleu » qu'ils s'engouffreront, ľexpression désignant depuis la guerre un euphorisant dont les psychiatres ä la mode freudienne usaient pour défouler leurs vic-times. « Et si ce n'était qu'un roman... » Du haut de sa chaire, eile va m'assurer que non. II en est tombé trop épais. On en aurait par-dessus les genoux. C'est la fin. On ne peut plus marcher la peau de ses eaux. Ca me met en rogne. Quand je suis passé, Simon la Marée était si absorbé par ses travaux déblaiement qu'il m'igno-rait complětement. Je ľai nargué, cet eŕľronté. Je lui ai demandé des tuyaux sur ce qu'Exa me jouait dans le dos, qu'elle me plaquait. 316 «Vous autres puis vos problěmes!... » II en avait ras-le-bol. Amer, comme si c'était ä lui qu'elle faisait le coup. On y a été : on sait comment ga roule quand ga vient se jeter dans vos bras pour pleurer, comment c'est glissant quand c'est tout mouillé. Par-dessus le marché, pas de Poppée. En congé. Elle est malade?... Pas pour mourir, me répond «Hellhenn», comme c'est marqué sur sa petite coiffe ä la soubrette, assortie au petit tablier dont on verra quand eile se retournera que les cordons ne couvriraient plus rien si un faux mouvement les faisait voler. Décidément impertinent, je ľinterpelle. «Personne ne vous a jamais appelée Sainte-Hélěne par hasard? Un vieux soldát? Napoleon?... » Distrait par son gréement, je n'avais pas remar- I qué ses yeux, verts, ardents, et qui me dardent. On se demande un peu pourquoi. Si c'est parce qu'on est tombé juste ou tombé sur la téte. sJ « C'est dans voire parenté?... » Le ton de son alio fait foi de tout pour ma Petite Tare. Apres, eile le soutient, le mieux que ca peut, comme un tempo. II ne fait pas exception, vif et vibrant. Le genre ga se déglingue un maximum de tous les côtés c'est merveilleux. Ca s'est mal passé au Forum : Mackenzie a fait sortir Henri de ses patins avec ses grimaces et Bucyk en a mis trois dedans en avantage numérique. Ca a continue rue Sainte-Catherine, oú ils se sont coincés dans un bouchon. Julien est devenu violent. II tapait sur le 317 p klaxon, il défíait les autres imbeciles, il ne se tenait plus. Tout Qa c'était leur vie, qui n'allait plus nulle part. Elle a couru jusqu'au bout de ses jambes et pris un taxi. II est rentré au milieu de la nuit, eile ne ľattendait plus. II ľa serrée, trop fort, pour lui faire aussi mal qu'il avait. Elle n'a pu supporter l'odeur, penetrante. Elle a été dormir sur ľamerykanka. Ils n'avaient jamais fait chambre ä part. « Petit, on est dus... » Julien tout ä coup. Pour quand, je lui demande. II ne sait pas, il me passera un coup de ill ou pas, aus-sitôt qu'il aura une minute. Je te la redonne, il me / dit, fais-lui bien attention, eile est trěs potiche aujourd'hui. « On dirait qu'il a bu. — II n'a rien pris. Tu le trouves change, hein?... f Qa gaze avec Poppy?... » Elle est ravie qu'elle ait un bobo, eile pourra ľappeler pour lui demander de ses nouvelles, et « resserrer les liens ». Je lui fais part de ma sensation, tantôt, de me trouver en presence de Sainte-Hélěne (qui pourrait avoir démonisé son súrnom) et transporte tout vif dans le cahier. Sa voix bondit. Elle veut des details, une description complete. Qa devait arriver, c'était force, Walter ne pouvait pas avoir traíné partout dans ces coins-lä sans laisser de traces. On va s'en reparier. II y a Julien qui tourne autour d'elle comme un chien qui demande la porte et qui s'en voudrait d'etre si chien. Qu'il y retourne, eile s'en fiche, ou est-ce qu'il a été chercher cette téte-lä? 318 « II attend que je le mene par la main ou quoi ?... Qu'il le dise!... Je ne demanderais pas mieux, moi. II n'y a rien que je ne ferais pas pour lui, moi. Mais je ne lui suis plus bonne ä rien, méme pas ä tenir la chandelle!... » Elle est partie lä-dessus, jeté ä haute voix, ä la portée de ses oreilles. S'il n'a pas compris, il n'est pas soül en effet, il est sourd... Elle ne m'a pas tout donne, méme pas fait mettre la main, mánie qui me devient du coup aussi chěre qu'elle m'agagait. J'ai peur d'en manquer, pas en avoir assez pour terminer la journée. Je traine encore un peu mais j'ai décidément rendu Hellhenn hostile, et la paranoia commence ä montér avec les petits sachets qui cir-culent aux tables animées par une journée de paie. Pas mieux dehors. Pas froid mais l'air est lourd, gorge ďhumidité, comme s'il allait se passer on ne sait quoi de moche, qu'on cherche... Me trouvant déjä planqué derriěre un bouquin dont le peu qu'elle sait la fait douter de mes inclinations, Exa me jette un regard qui n'annonce en effet rien de bon du haut des talons qui ľont torturée toute la journée, mais qui lui font une belle jambe et la dressent un peu plus au-dessus des copines... Elle s'est trouvée. Ce qu'elle ignorait qui lui manquait durant tout ce temps, c'est la jungle. Ca lui va bien aussi, cette jupe. Juste assez haute et assez serrée pour tout offrir et tout interdire. Je le lui dis. Pour / contrarier son humeur. Pour m'apprendre, eile me met sous le nez le bouton de frustration qui lui a poussé sur le menton, 319 «J'ai parle ä Simon. Tu vas avoir de ses nou-velles... » Gomme il n'y a plus qu'un Simon pour eile, eile bondit. Puis eile flaire un piěge et se ressaisit. « Ce que tu veux savoir, tu me le demandes. — Justement, j'attends de la visitě en fin de semaine. Si tu étais organisée, je la recevrais ici... » Ca passe mal mais eile avale. Elle s'arrangera. Est-ce que Pacha peut rester, est-ce qu'il sera mieux traité?... Elle me fait bien savoir que c'est tout ce qu'elle veut savoir. Mais eile n'a pas le cceur ä faire fs/ la cuisine, et eile me sert un tournedos ä la semelle de botte. / « Tu vas me zigner longtemps comme ca ? » / De zing, au sens de coups ďarchet, sur les nerfs. Je suppose. Oú est-ce qu'elle a pris 5a? II lui met deja des trues dans la bouche ou quoi ? Je lui fais savoir, en zignant son steak avec mon couteau, que je ne lui dirai pas ce que je pense... « C'est ca, ferme ta bouche quand tu manges ma bouffe. » Sans blague!... Et c'est reparti... Mais on ne peut plus aller aussi loin que dans le temps que 5a finis-sait dans la couchette, ou on pouvait s'entre-dévorer. Alors on s'arréte, aussi raide. Quoique... Elle suit le merne courant de pensée, je le vois ä ce qui fait pétiller ses yeux, comme quand eile riait aux éclats, quelque chose de mouillé que le battement des cils ne peut pas balayer. Avec tout ce qui nous lie, le pire encore plus fort que le meilleur, quelques mots pourraient tout arranger, on dirait. On les a II sur le bout de la langue, on dirait, et on ne va pas || les trouver. Hein, ma furieuse? • Je n'ai pas attendu le signal, je me suis risque, je suis monté lui dire bonsoir. Ca ne s'est pas mal passe. Elle m'a vire de bord mais eile m'a rappelé. Pour me débiter sa lecon sur Pacha et son horloge biologique. Et puis tout ä trac : « La bagnole, tu peux l'avoir. Ca ne me coüte pas, ca me débarrasse. Plus de tas de ferraille. Une Kawa 750 ou rien. » C'est une moto. Une puante. Une grosse méchante. Je ne vois pas. Cest dans le tas de tout ce qui m'échappe. J'ai réve d'elle. Toute la nuit. Elle des-cendait, eile venait me trouver, brülante. Elle me faisait le truc de la Petite Tare á Julien. Je me réveil-lais et eile trébuchait en se sauvant. Tombée ä genoux, face contre terre, eile me tendait ses poi-gnets par-derriěre. Pour que je l'attache. Que je ne la laisse pas partir. Elle a laissé une petite valise entre les deux portes. Un baise-en-ville. Elle ne se l'est pas fait dire deux fois, comme on dit. Elle la prendra sans doute en revenant du boule, eile ne m'a pas mis au courant de ses arrangements. Beaucoup de mal ä me concentrer sur Walter. Pour aviver mon intérét, je vais tout droit ä « Sainte-Hélěne », deja repérée par anticipation. II a čiré ses bottes et mis un pantalon noir qui avantageait sa taille élancée. II s'est lissé et pommadé les cheveux pour se donner cet air que la Too Much estime aristocratique. II avait en lui de gagner. II a redemandé le 13, et quand il est sorti, ä 320 321 onze heures, dans le salon bondé, il était prét. La petite avait quelque chose ä lui montrer mais ce n'était pas sa blessure, c'était sa classe. II lui a pris les mains et s'est incline dessus pour ľinviter ä dan-ser avec lui cet Harlem Nocturne qui annongait son numero. Les gars sifflaient deja, huaient, allaient déclencher un chahut, mais eile a consenti, et gra-cieusement répondu quand il a change le tempo pour la faire valser. Quand le patron, pas d'humeur ä rigoler, lui a rappelé ľinterdit de toucher, et qu'il ľa pressée contre lui au lieu de la lächer, eile s'est abandonnée ä lui, eile s'est rebiffée avec lui, sans se dégoníler, jusqu'ä ce qu'il se soit jugé satisfait, au dernier moment, ne tenant pas ä se faire vider, mais décidé ä faire « rendre au blanc-bec qui s'en char-gerait les honneurs dus ä (sa) dignité d'O.S.F.... » Le calcium a tout salopé. Parlez-moi ďun che-min blanc. Parlez-moi d'un voyage blane entre deux berges blanches. A la Brasserie, toujours les mémes gueules, et e'est ce que celles-ci se disent elles-mémes en me voyant ramener la mienne. J'ai feuilleté leur journal. Je n'y ai rien trouvé. lis n'y avaient rien laissé. «Alio!... — Oui, oui, puisque tu le dis. Mais peux-tu me le prouver ? » Oui, assure-moi que je ne réve pas, que tu n'es pas une idée que je me suis faite tout ce temps-lä, une petite lumiěre fossile, un dernier éclat lancé par un monde éteint?... « Moi aussi je veux te voir pour te croire. Tais-toi et viens me voir que je te croie. On se cachera dans l'escalier. On gélera... » Elle m'arrache un peu le cceur, je lui arrache un peu le sien. Ca fait mal mais il n'y a que du bon. «Je ne peux pas. Ca ne s'arrange pas. » Je suis comme un oiseau sur la branche. Et qui se cramponne ... Elle ne comprend pas 5a. Elle ne voit pas qu'on y a notre nid, que dans les feuilles tout est I écrit. Qu'on ne tiendra plus ä rien si 9a ne tient plus. Elle ne saura plus oú me trouver, eile n'aura plus oú se poser eile non plus. Elle se perdra eile aussi ä chercher tout ce qu'on y a mis et on s'épui-sera ä ne plus savoir oú revenir... Mais il ne s'agit pas de 5a avec toutes les revelations qu'elle me reserve. « Tu as eu du flair. Walter est vivant, il est ton voisin, sur ľautre íle. Personne ne le voit plus parce qu'il se remet mal d'une fracture ä la mächoire, qu'il a attrapée en se battant pour Sainte-Hélěne, comme tu vas le lire ä la fin du cahier. » Et cette Sainte-Hélěne, qui est restée la consolation de son Napoleon, qui le visitě et qui remue ses ennuis de mauvaise fille avec lui, ne fait qu'une en effet avec mon Hellhenn. Cest de Poppée, qui est sa « bitch » (sa meilleure), qu'elle le tient, et d'autres details, méme si eile s'est gardée de ľirriter en lui tirant les vers du nez. Le couple O.S.F.-S.F.A. est bien connu dans les entours, sous les noms de Sef et j Sweet. La Too Much est une assez forte et encore assez belle personne usee par les travaux domes- 322 323 tiques oú eile s'est fait la meilleure reputation. Elle impose le respect, on la salue comme une dame. On ne comprend pas ce qui la fait se crever pour ce « vieux snoro » (du yiddish shnoerer, bourdon, parasite enjôleur, précise-t-elle). On a répandu que c'est une espěce de frěre un peu sonné par la guerre et dont eile s'est chargée, par grandeur d'ame... Si eile allait se marier et si eile se cherchait une couturiěre, ce serait complet... « Elle se disait vieille, avec un drôle d'accent. Elle tient ä se faire habiller par Exa, et en grand secret, je crois, puisqu'elle m'a donne un nom d'artiste... — Tu me charries!... » Ma soudaine intuition la gagne. Elle se sent avec moi frôler une autre planete, un autre monde, oú ils nous apparaissent, eile transfigurée par son voile nuptial, toute rajeunie, et les deux couches dans leur lit, qui s'endorment ensemble, une derniěre fois, la bonne... Ca nous cloue le bee. Ca nous tient un long moment en totale resonance et jouissance ä rebours. « Tu as vu comme tu es doué, comme on a raison de croire en toi, comme tu as mis dans le mille encore pour S.F.A?... Sweet, sweet fuck, sweet fuck all... C'est fou tout ce qu'il y a lä-dedans... » Elle s'entéte ä decoder O.S.F., toujours en suivant la piste Overseas Servicemen. Elle a beau étre fausse, il faut partir ďune hypothěse, avoir un outil pour fouiller, déterrer des choses. Si Walter faisait des forces de débarquement, et ä quoi ďautre un petit mercenaire aurait-il bien pu servir, il n'a pas 324 fété envoyé dans le Pacifique puisqu'il aurait été jrapatrié et soigné sur la côte ouest... Total, eile est partie tôt ce matin ä McGill compulser des souvenirs de débarquement, en Sicile, en Normandie... Ca la fait sortir de la maison. De la prison. Ä voir Julien tourner comme un lion, c'est le mot... «Je suis ä bout, et pourtant, espěce que tu es, regarde un peu l'effet que tu me fais. Les sales coups, l'amer arriere-goüt, ils se changent en coups de cceur pour toi, en douceurs et petites bouchées pour te gäter. Tout le feu que je crache, il est souffle pour te tenir chaud.... Mais je ne fais pas le service ä domicile... » Elle me dit, en soufflant dans l'appareil, pour me montrer par derision ce que ca donne ä cette distance. Ce serait une folie d'y aller, et je n'irai pas, ce qui est en faire une bien pire, j'ai bien peur. Je me sens déraper, comme sa voix, qui se rattrape aussitôt tandis que je ne le pourrai pas, je ľai decide. Depuis qu'il ľa traitée de malade, eile se censure, eile ne fait plus de réves oú eile s'abandonnait par-fois jusqu'au plaisir, en effet malsain. Elle ne se per-met plus qu'un cinéma de violence et d'horreur. Ah il ne ľa pas ratée, il a saccagé tout son paysage intc-rieur, dont il était ľastre, et c'est lui, si cruel, assez pour la serrer dans les bras oú une autre vient de se moquer d'elle, qui la traite de malade, eile chaste depuis eile n'ose pas s'avouer quand, de peur que du coup sa féminité s'atrophie, sa fleur se fane. Elle n'est pas frustrée, il ne faut pas croire. Malgré tout, 325 eile s'en fout. Ľidée lui plait bien avec tout ce goüt qu'elle inspire, mais ľidée qui lui plait plus que tout c'est ľidée qu'elle s'en fout. Qu'elle n'appartient ni ä 9a ni ä rien, mais ä eile seule. Je le lui dis tout net: « Ca va finir par te sortir de partout. — Je m'en fous! Tu passeras un torchon... Tu vas me répondre o.k. salut, ne fais pas 9a, ce n'est pas drôle, attends, attends-moi, aime-moi encore un petit brin, je ne me sens pas ä ľabri de je ne sais quel peril... La drogue? La prostitution? Ľano-rexie? La dyspepsie?... Ne sois pas chiche et méchant, crains encore pour moi un petit brin... » Ce qu'elle donne est si plein, si vif, que je la vois, devant moi, sur écran géant, assise ä terre et les genoux dresses sous le menton, blottie autour de ľappareil en une contraction qui tend sur son dos la soie de son vétement, le genre kimono. Elle a fait un signe ä Julien, en train ďéplucher des dossiers, et qui lui apporte un verre d'eau. « Dis-lui que ma biche est partie pour le weekend. Je suis seul dans mon bordel, je ľattends. — Pas moi?... Pourquoi lui? Pourquoi pas moi?... Je ne comprends pas... Non non, 9a va, je comprends, je comprends, va te faire fouler. » Je mets ma main, puisqu'elle y tient, mais 9a ne risque rien, je ne la saisis pas, on ne peut pas la sai-sir, celle qu'on atteint en arme une deuxiěme, une troisiěme, aussitôt prétes ä surgir. Avec tous les cceurs qu'elle a, je suis tranquille, on ne se la fera pas. 326 Laissez-moi traverser un torrent sur les roches Quitter par bonds cette chose pour cette autre... Us lui vont bien tous ses Saint-Denys Garneau... Je la retrouve ä la Samuel Bronfman Library, oú je ne mettrai jamais les pieds. Elle s'est abritée dans un coin, Baa-Baa Black Sheep entre les mains, qu'on lui a recommandé pour son argot du temps de la guerre. Elle a mis ses lunettes. Tiens, eile m'a cache qu'elle n'y voyait rien, et je n'y ai rien vu. II est vrai qu'elle ne m'a jamais rien lu. Tout ce qu'elle m'a dit, eile le savait par cceur... Mais eile n'y perd rien, 9a lui va bien, je me dis, chemin faisant, chargé des provisions qu'Exa m'a fait faire pour que je ne manque de rien jusqu'á ce qu'elle revienne... Fa9on de parier. Elle a méme mis cigares, avec un point d'inter-rogation. Toutes ces iaxjons qu'elles ont de vous tenir, méme quand elles ne tiennent plus ä vous! C'est crampant... Je m'autorise ä fouiller dans ses papiers, son agenda téléphonique. Ä la recherche, apparem-ment, du nom donne par la future, que je retrouve et qui est bien «Alice»... Sweet Alice? Ca ne prouve rien, sinon qu'on s'est fait plaisir, laissé encore empörter par notre imagination, et je serais encore moins avancé si je logeais un appel qui me le confirmait, alors je continue de feuilleter, á rebours, jusqu'á tomber sur un numero de la l^illa) de /M(nsej, cnfll. Note debut décembre. Tiens, c'est ce jour-la, le jour de ce matin-lá. Bon, mais je ne vais 327 pas aller mettre le feu et me faire coffrer, leur don-ner raison en sabotant ce semblant de liberté de mouvement qu'ils m'ont laissé. Je tiens plus ä ma peau qu'ä la sienne : aucune comparaison, surtout depuis ce qu'elle en fait. Mais on ne sait jamais avec touš les déchets qu'un bon brasier éliminerait, si je me jetais dedans... La soirée se passe mal ä contempler le telephone, éprouver que la Petite Tare est dedans, que le bout de mon doigt la ferait surgir. Cest un miracle, et il ne rate jamais. Parce que nous laissons grandir le besoin, montér ľénergie qui le produit... Gomme